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Peut-on faire l’éloge du travail ?

Nous prêtons volontiers au travail de nombreuses vertus


d’ordre aussi bien moral car il délivre de la paresse que social
parce qu’il lie les hommes dans une coopération raisonnée ou
encore matériel puisqu’il permet l’amélioration des conditions
d’existencee. Pourtant, la réalité du travail et les méfaits voire les
vices qu’il occasionne font peser un doute sur le bien-fondé d’un
tel éloge. La répression des désirs, l’appétit de domination de la
nature et d’autrui, le goût immodéré pour l’efficacité et le
rendement utilitaire, l’oubli de soi-même dans l’exécution d’une
tâche extérieure potentiellement abrutissante, semblent autant
d’objections aux louanges du travail. C’est pourquoi le présent
sujet soumis à notre analyse pose le problème suivant : :
comment un éloge légitime et honnête du travail peut-il tenir
ensemble, sans en négliger une seule, ces deux dimensions
apparemment contradictoires ? Au nom de quelle échelle de
valeur le travail se révèle-t-il digne d’éloge ?
C’est autour de ces interrogations que s’articulera notre analyse.

En tenant le travail pour une servitude et une indignité, l’Antiquité et le Moyen Âge ont méconnu
la valeur du travail. C’est ainsi qu’Aristote conçut de le réserver aux seuls esclaves : car en
plaçant l’individu sous la dépendance du besoin naturel, le travail réduit l’homme à l’état
d’instrument et le maintient sous la servitude de la nécessité naturelle. Dans la perspective
moderne, tout change : l’homme n’est et ne sera que ce qu’il s’efforce, par son travail, de devenir.
Cela signifie que l’homme tire sa dignité du fait qu’il doit travailler pour être et pour avoir. C’est
par son travail que l’individu transforme une nature d’abord inculte et hostile, la valorise et peut
légitimement en réclamer la propriété. Ce droit naturel à se donner de la peine pour acquérir des
biens a une valeur à la fois sociale et morale. Car telle est bien la nature du travail. Distinct de
l’activité animale dominée par l’automatisme de l’instinct, le travail humain engage la conscience
de l’individu qui se représente un but et mobilise à la fois sa raison (pour déterminer les moyens
de l’atteindre) et sa volonté (pour se résoudre à fournir l’effort nécessaire). De sorte qu’on perçoit
aisément, avec Marx, la valeur du travail : en nous apprenant à différer la satisfaction de nos
désirs, le travail encourage le développement de la raison, affermit la volonté et, partant,
humanise l’homme. La discipline du travail jette ainsi les bases de la moralité et de la civilité
humaine. Ainsi, l’homme devient peu à peu maître de soi, attentif, réfléchi et rationnel,
coopératif, obstiné, persévérant et souvent même courageux. Par le travail l’homme advient à lui-
même et conquiert ce qui fait sa valeur propre : sa liberté
Si le premier effet du travail est la maîtrise de soi, il ne manque pas de procurer un second
bénéfice : la transformation du donné naturel en vue d’une fin utilitaire. Élargissant en quelque
sorte l’emprise naturelle de la main, les outils, fruits et auxiliaires du travail, étendent l’emprise
technique de l’homme sur une nature désormais disponible pour son propre usage. Dès lors, grâce
au travail, le monde est domestiqué, humanisé par l’effort humain.
Et comme l’a souligné Adam Smith, en tant qu’il est « productif », le travail est créateur de
valeur car à mesure que l’homme travaille, il s’enrichit, ses biens s’accroissent. Si le travail
augmente le nombre de nos biens, il en fournit aussi la mesure universelle.
Dès lors, si nous faisons l’éloge du travail, c’est que nous éprouvons le besoin de nous persuader
qu’il est un bien. Ce n’est pas la connaissance de la nature du travail qui nous pousse à en faire
l’éloge, mais uniquement le besoin de croire en ses bienfaits. L’éloge du travail doit ainsi se
comprendre du point de vue, non de sa vérité, mais de sa finalité, il permet aussi bien de survivre,
de satisfaire ses besoins et d’améliorer que de viser l’autonomie, la dignité, l’honneur et éloigne
de certaines pratiques dégradantes comme le vol, la mendicité, la prostitution et le parasitisme.
Voltaire a bien raison de reconnaitre que « le travail éloigne l’homme de trois grands maux : le
vice, l’ennui et le besoin ». Si donc il « faut » faire l’éloge du travail, ce n’est pas parce qu’il est
un bien, mais parce que, précisément, il est un mal que nul ne saurait tolérer sans un discours le
persuadant du contraire. Ainsi le travail comme le dit Jean Lacroix est « le seul remède à
l’aliénation dans le travail » au sens ou seul le travail paie.
Cependant, en examinant la nature du « travail aliéné », Marx a parfaitement montré
comment certaines formes d’organisation tendent à dénaturer le travail. Ainsi, dans le capitalisme
industriel, la relation salariale tend à déposséder le travailleur de sa force et du produit de son
travail. De sorte que le labeur, en éloignant l’individu de lui-même, devient littéralement
inhumain. Il faut se garder de confondre la discipline du travail, qui est libératrice et
humanisante, et la répression du labeur, qui est asservissante et déshumanisante. L’homme tirant
sa dignité de sa liberté, seul le travail libérateur est digne d’un juste éloge. Dès lors, on se gardera
de confondre l’éloge du travail avec l’éloge du labeur exténuant. Si le travail n’est pas le labeur
qui réduit l’homme à l’état de bête, un acte contraignant et servile, il est pour autant synonyme
d’activité épanouissante. Le travail n’est libérateur et digne d’éloge que pour autant qu’on y
exerce et épanouit ses propres facultés.
Mais cette reconnaissance toute relative de la valeur du travail manque l’essentiel car ce qu’il y a
de grand dans le travail vient du fait que nous soutenons notre effort alors même que nous
n’apercevons pas notre profit individuel. En distinguant le travail à la fois du labeur et de
l’exercice, on peut percevoir la valeur qui lui est propre. Le travail n’est ni la servitude du labeur,
ni l’épanouissement individuel de l’exercice. Le travail exige en effet de l’individu un effort en
vue d’une finalité qui dépasse son unique profit. À la différence de l’exercice où l’individu se
prend lui-même pour fin, le travail tire sa valeur du fait que l’individu n’agit pas en fonction de
son seul intérêt. Ainsi, le travail présente une analogie avec l’action morale accomplie par devoir
ou par amour d’un bien qui nous dépasse.
S’il en est ainsi, c’est que le travail est une réalité ambiguë : à la fois utile et pénible, il
semble tenir à la fois du bien et du mal. Utile parce qu’il exerce une action transformatrice sur le
réel et nous permet d’améliorer nos conditions d’existence ; pénible parce qu’à la différence
d’autres activités humaines tel le loisir ou le jeu, le travail s’accompagne toujours d’un degré de
souffrance physique ou morale. Dans cette mesure, l’éloge du travail est aussi légitime que
nécessaire : dans la visée d’un bien qui excède son simple désir individuel, l’individu opère un
dépassement qui lui fait accéder à « l’estime raisonnable de soi ».

Au terme de notre analyse du sujet, deux points de vue s’opposent. Il semble d’une part
légitime de faire l’éloge du travail, car on peut à bon droit lui reconnaître une valeur morale,
sociale et matérielle. Mais dans un autre sens, on veillera à ce que l’éloge du travail demeure
rationnel et ne repose pas sur une dévalorisation de la vie humaine et sur des motifs affectifs tels
que la peur ou le fantasme d’une maîtrise technique et un culte immodéré de l’utilité.
Faire l’éloge du travail implique qu’on sache reconnaître la valeur du « non-travail » sans lequel
il se change en labeur servile et perd à la fois son sens et sa valeur.
En définitive, on saurait sans réserve faire l’éloge du travail.

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