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Droit social

Droit social 2022 p.727

La barémisation des indemnités de licenciement : une étape vers une meilleure justice ?

Pierre Cahuc, Sciences Po


Stéphane Carcillo, Sciences Po
Bérengère Patault, Université d'Amsterdam

L'essentiel
La barémisation des indemnités de licenciement peut constituer un moyen pour limiter l'incertitude liée au pouvoir d'appréciation du
juge. Elle est néanmoins insuffisante car à l'époque du « big data » et de l'algorithmique du texte les juges devraient mobiliser d'autres
moyens pour éclairer leur pouvoir d'appréciation.

Les deux arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation qui ont admis le barème sur les indemnités de licenciement
institué par l'ordonnance du 22 septembre 2017 limitent le pouvoir d'appréciation des juges en matière de préjudice subi
par les salariés licenciés en l'absence de « cause réelle et sérieuse ». Cette position est justifiée, selon la Cour, par le fait
que « le droit français permet une indemnisation raisonnable du licenciement injustifié » et qu'« un contrôle de
conventionnalité in concreto reviendrait pour le juge français à choisir d'écarter le barème au cas par cas, au motif que son
application ne permettrait pas de tenir compte des situations personnelles de chaque justiciable ». La Cour considère que
ceci « créerait pour les justiciables une incertitude sur la règle de droit applicable, qui serait susceptible de changer en
fonction de circonstances individuelles et de leur appréciation par les juges ».

L'introduction du barème par l'ordonnance du 22 septembre 2017 était bien motivée par l'incertitude liée au pouvoir
d'appréciation des juges. Le gouvernement affirmait dans l'exposé de ses motifs que les écarts de montants de dommages
et intérêts au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse « ne s'expliquent pas par les seules différences de salaire et
d'ancienneté des salariés dans l'entreprise. Ils traduisent notamment des traitements différenciés par les juges dans des
situations comparables » (1).

Une analyse approfondie des décisions des cours d'appel sur la période 2006-2016, précédant l'introduction du barème,
montre clairement que la dispersion des montants accordés par les juges de cour d'appel en cas de licenciement sans cause
réelle et sérieuse n'est pas uniquement due aux circonstances propres à chaque cas (2). La qualification du licenciement
et les montants accordés au salarié sont influencés, dans des proportions non négligeables, par le pouvoir d'appréciation
des juges. Certains considèrent plus fréquemment que les licenciements sont sans cause réelle et sérieuse et accordent au
salarié des indemnités systématiquement supérieures, d'autres ont une interprétation moins restrictive de la cause réelle et
sérieuse et accordent des montants systématiquement inférieurs.

Cette étude montre également que les conséquences économiques de cette incertitude sont significatives pour les petites
entreprises. Celles jugées par un juge avec un penchant en faveur des salariés ont un niveau d'emploi et des chances de
survie plus faibles, cet effet étant plus marqué lorsque la rentabilité est faible avant la date du jugement. Ainsi,
l'incertitude liée au pouvoir d'appréciation du juge affecte non seulement les salariés licenciés mais aussi la pérennité de
l'emploi de leurs collègues.

Ce constat n'est pas étonnant, il s'inscrit dans la lignée des nombreux travaux qui ont documenté les conséquences du
pouvoir d'appréciation des juges dans un large éventail de domaines en s'appuyant sur de riches bases de données et des
expérimentations (3). Ils constatent généralement que la subjectivité des juges est significative, en ce sens que des
différences d'appréciation récurrentes des juges induisent des différences de traitement systématiques. Rien d'étonnant à
cela : nous sommes tous victimes de penchants ou de biais plus ou moins conscients, et ne sommes le plus souvent pas
équipés pour les maîtriser.

L'ampleur des conséquences du pouvoir d'appréciation des juges indique clairement que le barème n'est pas suffisant pour
assurer une justice équitable et suggère que d'autres initiatives sont souhaitables, notamment de la part de la magistrature.

Le barème n'est pas suffisant


En instituant un plancher et un plafond aux indemnités de licenciement en fonction de l'ancienneté du salarié, le barème,
s'il est appliqué, définit clairement une fourchette pour le préjudice en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le
préjudice dépend en grande partie des possibilités de retrouver un emploi. À cet égard, il appartient au législateur de
prévoir des mesures pour en limiter l'ampleur, notamment grâce à l'assurance chômage et à l'aménagement d'un
accompagnement adéquat des demandeurs d'emploi. L'équité du barème doit donc s'apprécier globalement, en prenant en
compte le contexte institutionnel et économique. Cette appréciation est de la responsabilité du législateur et non du juge.

Cependant, même en admettant le principe du barème, il reste au juge un pouvoir d'appréciation important.

Premièrement, le montant d'indemnisation peut être modulé entre les bornes du barème. Avec dix années d'ancienneté,
l'indemnisation peut varier entre 2,5 et 10 mois de salaire, ce qui laisse d'importantes marges de manoeuvre. Notre étude
montre aussi que les diverses indemnités, pour rappel de salaire, préjudice moral et financier, de congé payé, d'heures
supplémentaires..., qui comptent pour moitié du total des indemnités perçues par les salariés en cas de licenciement sans
cause réelle et sérieuse, sont aussi influencées par le pouvoir d'appréciation des juges. Ainsi, ces indemnités donnent une
marge de manoeuvre supplémentaire.

Deuxièmement, comme le rappelle la Cour de cassation, « le barème non seulement tient compte de l'ancienneté du salarié
et de son niveau de rémunération, mais son application dépend de la gravité de la faute commise par l'employeur »... ce
qui permet, par exemple, de prononcer dans certains cas la nullité du licenciement et de ne pas appliquer le barème. Le
juge dispose ici d'une marge de manoeuvre potentiellement considérable pour « sortir » du barème.

Tout ceci suggère que si le barème est de nature à améliorer l'équité des jugements, cette amélioration est probablement
encore bien limitée. En outre, l'incertitude sur le montant d'indemnisation aura toujours des conséquences économiques :
une indemnisation accrue de quelques mois de salaires supplémentaires peut mener une petite entreprise à faible
rentabilité à la faillite et à licencier des salariés.

D'autres initiatives sont souhaitables


Pour rendre une meilleure justice, dans laquelle la qualification du licenciement et son indemnisation dépendent au plus
près du cas d'espèce et non du juge ou de l'avocat, deux initiatives nous semblent souhaitables.

Tout d'abord, objectiver les conséquences du pouvoir d'appréciation des juges. L'ensemble des jugements des conseils de
prud'hommes, des cours d'appel et de la Cour de cassation constitue une mine d'information qui reste inexploitée.
L'extraction d'information grâce à des algorithmes d'analyse textuelle devrait être systématisée afin de constituer des bases
de données contenant des informations sur les jugements et les caractéristiques de chaque affaire. Ceci permettrait de
décrire finement la correspondance entre les jugements et les caractéristiques des affaires. C'est indispensable pour
apprécier la cohérence d'ensemble des décisions de justice. Hier, c'était impossible. Aujourd'hui, à l'heure du « big data »
et du développement de l'intelligence artificielle, c'est possible... et souhaitable ! L'objectivation des conséquences du
pouvoir d'appréciation des juges devrait aussi être réalisée en menant des expériences dans lesquelles plusieurs juges
jugent, anonymement, la même affaire, en aveugle, sans communiquer. Ce type d'expérience, mené dans le domaine de la
justice pénale, met généralement en évidence une grande dispersion des jugements (4). On ne peut pas exclure qu'il en
soit de même en Droit du travail, toujours au préjudice des justiciables.

Les actions menées pour objectiver les conséquences du pouvoir d'appréciation des juges devraient conduire à
systématiser l'élaboration de lignes directrices précises en complément du barème, afin d'éclairer les juges. Grâce à la
collecte systématique des données, leur élaboration pourrait reposer sur des débats contradictoires s'appuyant sur la
pratique réelle des juges. Ces lignes directrices constitueraient des repères utiles pour l'ensemble des parties prenantes :
juges, avocats et justiciables.

Mots clés :
CONTRAT DE TRAVAIL * Licenciement * Barème Macron * Indemnisation adequate

(1) Projet de loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, étude
d'impact, 27 mai 2017. 37.

(2) P. Cahuc, S. Carcillo, B. Patault et F. Moreau, Quel est l'impact du pouvoir d'appréciation des juges sur les indemnités
de licenciement ?, Dr. soc. 2022. 258 , et Judge bias in labor courts and firm performance, document de travail de la
chaire « sécurisation des parcours professionnels », déc. 2021.

(3) D. Kahneman, O. Sibony et C. R. Sustein, Noise : pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les
éviter, Odile Jacob, 2021.

(4) D. Kahneman et al., op. cit.

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