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1h Analyse linéaire

Lignes 1 à 21 : Premier mouvement

Ligne 1
La phrase de Louis commence par des repères temporels,
livrés ici sous la forme de deux compléments circonstanciels
Commentaire linéaire : le Prologue de temps : plus tard, l'année d'après. Mais dès cette première
ligne, le spectateur est placé face à des repères qui, malgré la
précision affichée, demeurent confus dans la mesure où ils
Nous proposons ici le commentaire du Prologue de Juste la fin ne sont pas rattachés à un moment déterminé, à une année
du monde. Les indications renvoyant aux pages et aux lignes s'ap- précise, qui permettrait de les situer dans une chronologie. La
puient sur le texte publié aux éditions des Solitaires intempestifs. pièce refuse d'inscrire l'action dans une temporalité réaliste
Après l'explication, nous revenons sur la question de grammaire. (cf. également la didascalie initiale}.
Modernité du texte (brouillage de la temporalité).
* Introduction
Ligne2
Juste la fin du monde est une pièce de Jean-Luc Lagarce écrite
en 1990 et jouée pour la première fois en 1999. L'extrait à analyser • La phrase, aussitôt commencée, est suspendue, dans la mesure
est le Prologue, forme héritée de l'antiquité, à laquelle est dévolue où une parenthèse - rendue visible par les tirets - y est insé-
traditionnellement la fonction d'exposer le sujet. Mais cette forme rée, marquant déjà une première rupture dans son déroulé
traditionnelle entre en tension avec des éléments beaucoup plus non linéaire.
modernes présents dans le texte : d'abord, celui-ci, constitué d'un • Il est étonnant que l'information importante qui y est livrée
monologue qui déploie une phrase unique d'une quarantaine de figure dans une parenthèse, reléguée au statut d'informa-
lignes, est écrit sous la forme de versets ; ensuite, la parole qu'il tion secondaire - car nous apprenons la mort du protagoniste.
fait entendre est une parole qui avance par répétitions, correc- • L'emploi du verbe aller à l'imparfait permet d'envisager le futur
tions, parenthèses .. . qui échoue à clairement dire les choses et à partir d'un repère passé j'allais mourir= je vais mourir au
pose finalement le spectateur face à une ambiguïté : quel sera le passé). Associé au complément l'année d'après, il pose problème
sujet de la pièce ? La confusion est suscitée encore par la tempora- car l'ensemble donne comme acquise et effective la mort du
lité : Louis, le protagoniste, parle de sa mort comme d'une chose protagoniste qui est en train de s'exprimer devant nous. Nous
à la fois à venir et non advenue. Nous nous demanderons donc en avons donc affaire à un personnage qui est dans un entre-
quoi ce Prologue joue sur la confusion, l'ambiguïté, l'entre-deux deux, à la fois mort et encore vivant.
pour installer le spectateur dans l'annonce d'une intrigue qui • La mort à venir d'un personnage est un élément tradition-
semble à la fois traditionnelle et moderne. Nous procéderons à nel de la tragédie.
une analyse linéaire du texte.
• Ce n'est pas la première fois qu'un mort assume le Prologue dans
l'histoire du théâtre (dans Thyeste de Sénèque par exemple,
l'ombre de Tantale, appelée par Mégère à sortir des Enfers,
prononce la première tirade de la pièce).
....

Modernité (temporalité confuse, irréaliste ; difficulté à


Ugnes6 à 9
mettre en mots) et tradition (un mort ouvre la pièce ; mort à
venir du personnage). • Les lignes 6 à 8 sont constituées de deux versets, marqués par
la répétition (épanalepse), qui suggère encore la difficulté à
Lignes 3-4
parler.
• Le protagoniste donne son âge : on retrouve là la fonction tradi- • Les tournures répétées sont elliptiques (un élément est sous-en-
tionnelle du prologue qui consiste en l'exposition, c'est-à-dire tendu : (cela faisait) de nombreux mois ...), dans la lignée du
le fait de livrer des informations. titre de la pièce, et emphatiques (cela faisait de nombreux mois
que ...). L'emphase et la répétition permettent de mettre l'accent
• Louis connaissant son âge, cette information est évidemment
sur une donnée temporelle encore une fois (de nombreux mois).
destinée au public, selon le procédé traditionnel de la double
destination (le personnage s'adresse à lui-même ici, mais ses • Ces versets sont marqués par l'expression d'une attente, rendue
propos sont en réalité destinés au spectateur). sensible par la répétition du verbe conjugué à l'imparfait de
l'indicatif (j'attendais), temps qui inscrit l'action dans la durée.
• La phrase commence au présent d'énonciation, qui ancre le
La réplique est rétrospective ici (elle revient sur des événe-
propos dans un maintenant (nouveau complément circonstan-
ments passés).
ciel de temps) et un lieu problématiques, non précisés, situés
à la fois avant et après la mort de Louis. • L'attente est vraisemblablement celle de la mort, comme le
suggère l'euphémisme en avoir fini. Le verbe finir inscrit le
• Elle se finit sur une tournure emphatique (phrase clivée) et
Prologue dans le prolongement du titre Uuste la fin du monde),
l'emploi du futur (c'est à cet âge que je mourrai) qui donne cette
qui se trouve éclairé par l'allusion à la mort du personnage. La
fois la mort comme non advenue à partir d'un repère présent.
fin du monde renverrait à cet événement.
• Cette mort à venir, donnée comme inévitable au seuil de l'œuvre, • L'attente de la mort se traduit par une perte de repères pour
s'inscrit dans la tradition de la tragédie : le spectateur sait que le protagoniste : cf. les tournures négatives et l'emploi absolu
le personnage tragique est généralement voué à mourir dès du verbe savoir (qui ne trouve pas ici de complément d'objet).
le début de la pièce.
• Avec le verbe tricher, c'est la mise en place d'un thème qui
Tradition (exposition, double destination, fatalité de la mort) sera récurrent dans la pièce, et qui sera approfondi à la fin du
et modernité (brouillage des repères, personnage qui semble Prologue, dans le troisième mouvement.
à la fois déjà mort et encore vivant).
Modernité (difficulté à parler).
Lignes
Ligne9
• Reprise d'un élément du premier verset, qui montre un retour • Nouvelle reprise du leitmotiv, retour au point de départ.
au point de départ - le complément circonstanciel n'est pas
Modernité (difficulté à parler).
davantage situé. L'expression l'année d'après va désormais
constituer un leitmotiv de la tirade et suggérer que la prise
de parole est difficile. Un entre-deux entre une parole qui se
répète et qui avance.
Modernité (difficulté à mettre en mots).
Î

Lignes 10 à 15 Tradition (la mort à l'horizon, la fatalité) et modernité (diffi-


culté à parler) .
• Le texte se teinte d'une légère couleur épique, avec le lexique
de la guerre. Une métaphore filée fait du retour de Louis
Ugne21
chez les siens l'équivalent des gestes circonspects que ferait
quelqu'un se déplaçant en face de la ligne ennemie en temps • Dernière apparition du leitmotiv, renvoyant à la difficulté à
de guerre. L'ennemi est ici la mort. parler
• Les compléments circonstanciels de manière sont multipliés Modernité.
pour suggérer la circonspection (à peine, imperceptiblement,
sans vouloir...), qui devient aussi précaution de langage par la Lignes 22 à 35 : deuxième mouvement
répétition de mots de sens proche. Le verbe oser (1.10), l'emploi
du conditionnel présent (réveillerait, détruirait) sont autant de Lignes 22-23
précautions présentes dans le discours. • La ligne 22 marque une rupture par rapport au mouvement
• Les thèmes de l'ennemi et de l'attente donnent au texte une précédent, comme le montre l'usage du passé simple Ue déci-
légère coloration baudelairienne (cf. le poème « L'ennemi », dai) et l'arrêt de la reprise du leitmotiv l'année d'après à partir
Les Fleurs du mal). de ce moment.
• Ligne 14: le pronom vous implique le destinataire, qui est • La thématique du retour de Louis dans sa famille est mise en
d'abord Louis lui-même dans ce monologue qui ne fait qu'exté- place, répétée de quatre façons différentes aux lignes 22 et 23.
rioriser ses pensées. Mais cette extériorisation est à destination Le texte assume ici encore sa fonction d'exposition en présen-
du public : ce vous implique donc également les spectateurs et tant le sujet de la pièce.
les associe à l'expérience dont parle Louis - faire un geste en • Le pronom personnel les (1. 22) n'a toutefois pas de référent
temps de guerre, quand l'ennemi est prêt à tirer. clairement identifié dans le texte. Il en trouvera un dans la
• Ligne 16 : retour du leitmotiv, la reprise suggère la difficulté suite de la pièce : il s'agit des membres de la famille de Louis.
à parler. • La thématique du retour inscrit ce Prologue et le retour de
Modernité (précautions de langage, difficulté à parler). Louis dans l'héritage de plusieurs textes traditionnels : le retour
du fils prodigue dans les Évangiles (Luc, XV) ; celui d'Ulysse
Lignes 16 à 21 à Ithaque (L'Odyssée, Homère), celui d'Oreste à Argos (Les
Choéphores, d'Eschyle, Électre, de Sophocle ...). Ce regard en
• Nouvelle répétition : malgré tout (l. 17 et 20), qui suggère encore arrière évoque aussi le personnage d'Orphée, poète mythique
la difficulté à parler. à qui l'on avait justement interdit de regarder derrière lui au
• La peur (1. 18) : sentiment lié au fait de se déplacer face à la moment de sortir des Enfers avec sa bien-aimée Eurydice (il
mort imminente. se retourna malgré tout et perdit définitivement son aimée) .
• L'absence d'espoir (1.19) renvoie à une dimension tragique • La thématique du retour inscrit plus largement ce Prologue
traditionnelle. Les personnages tragiques sont généralement dans toute l'œuvre de Lagarce. Il s'agit d'un thème obsédant
voués fatalement à mourir (cf. par exemple le monologue du dans la production de !'écrivain.
Chœur dans Antigone d'Anouilh : « [...] c'est reposant, la tragé-
die, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir[...] »).
• Le pronom personnel eux, déjà rencontré, ne renvoie toujours
Tradition (exposit~on, _ïntertextes antiques) mais aussi moder-
pas à des personnes identifiées : il invite à lire ou voir la suite
nité (intertextes qui melangent les genres et placent donc
1 de la pièce pour comprendre de qui il est question.
Prologue sous un horizon littéraire confus, à la fois épiquee
lyrique, tragique, dans un entre-deux). ' Modernité (difficulté à mettre en mots) et tradition (susci-
ter la curiosité) .
Lignes 24-25
• Le retour est articulé à un but, exprimé par un complément Ligne 31
circonstanciel (pour annoncer). • Répétition du complément circonstanciel de but qui n'a pas
, On relève plusieurs compléments circonstanciels de manière encore été pourvu de son complément d'objet, en attente.
qui précisent la façon d'annoncer- compléments qui reprennent Modernité (difficulté à mettre en mots).
l'idée de précaution, de circonspection, déjà rencontrée .
• Le complément d'objet direct du verbe annoncersera seulement Ligne 32
donné à la ligne 34 (pour annoncer... ma mort). Ce suspens • Seul mot qui figure isolé sur un verset, le verbe dire est mis
traduit encore une parole difficile. particulièrement en valeur par ce traitement unique dans la
Modernité (difficulté à parler). réplique. Il attire l'attention sur le fait qu'il va bien s'agir du
cœur de l'action. La mort de Louis n'est pas ce qui fera l'inté-
Ligne26 rêt de la pièce (elle n'aura d'ailleurs pas lieu), c'est bien le fait
de dire qui fournit le sujet de celle-ci.
• Insertion d'une parenthèse (proposition incidente et tour-
nure elliptique : (c'est) ce que je crois), qui introduit encore Modernité (une pièce dont l'intérêt est centré sur la parole)
une rupture, une suspension dans la linéarité du déroule- et tradition (exposer le sujet de la pièce).
ment de la phrase.
Modernité (difficulté à parler). Ligne 33
• Répétition qui attire à nouveau l'attention sur le verbe dire.
Ligne27 L'adverbe seulement souligne le fait qu'il s'agira du seul sujet
• Trois compléments circonstanciels de manière pour préciser, important.
Tradition (exposition) et modernité (un théâtre centré sur
de trois façons différentes et en même temps assez proches,
les modalités de l'annonce. le langage).
Modernité (difficulté à mettre en mots).
Ligne 34
Lignes 28-30 , Le complément d'objet direct des verbes annoncer et dire est
enfin donné.
• Nouvelle parenthèse, qui crée une nouvelle rupture dans la , La thématique de la mort est reprise; l'adjectif irrémédiable
phrase pour y insérer une interrogation rhétorique. inscrit la pièce dans un horizon tragique traditionnel : la mort
• Répétition des termes qui ouvrent l'interrogation, qui traduit est inscrite comme une fatalité dès le seuil de la pièce.
encore la difficulté à mettre en mots. Tradition (fatalité; mort) et modernité (difficulté à parler).
Ligne 35

• Répétition du verbe annoncer, difficulté à dire et insista Modernité (réflexivité du texte, qui se prend lui-même pour
sur le fait qu'il s'agit bien du sujet réel de la pièce. nce objet; difficulté à mettre en mots).
• Métaphore du messager. Il s'agit d'un personnage traditionn
Lignes 41-43
de la tragédie antique, qui peut annoncer une mort (le messe_1
ger de Corinthe dans Œdipe Roi de Sophocle annonce la mo:t • Emploi particulier des pronoms (eux, toi, vous, elle), qui peut
du roi et de la reine à Œdipe). faire l'objet d'une double interprétation : ils renvoient d'abord
Modernité (difficulté à parler) et tradition (messager). aux personnages de la pièce, qui peuvent être sur scène au
moment du Prologue (cf. le Prologue d'Antigoned'Anouilh, qui
Lignes 36 à 46 : dernier mouvement présente les personnages). Autre interprétation possible : Louis
prend à partie le public par le biais des pronoms toi et vous. Il y
Ligne 36 a là une reprise du procédé de la parabase antique : le coryphée
(chef du chœur) s'adressait directement aux spectateurs.
• Amorce d'un nouveau mouvement de la phrase, inséré par
• Ligne 43 : nouvelle parenthèse, rupture dans la phrase.
la conjonction de coordination et. Le texte avance certes en
multipliant les répétitions mais il avance. Tradition (adresse au public) et modernité (difficulté à dire).
• Ce nouveau mouvement repose sur la reprise des segments et
Lignes 44-46
paraître aux lignes 36 et 40 et me donner et donner aux autres
aux lignes 41 et 44. Ces nouvelles reprises disent encore la , Dernier segment de la phrase, bâti sur une dernière répétition.
difficulté à parler.
• Derniers compléments circonstanciels de temps, qui renvoient
• Comme précédemment pour le verbe annoncer, le complé- au temps de la mort.
ment du verbe paraître est rejeté à la toute fin de la phrase (me • Reprise du thème de la tricherie, du paraître avec celui de
donner et donner aux autres ... l'illusion, 1. 45). l'illusion.
Modernité (difficulté à mettre en mots). • Reprise du thème de la volonté, de la décision avec l'idée de
responsabilité et de maîtrise.
Lignes 37-39 Modernité (réflexivité, difficulté à mettre en mots).
• Nouvelle parenthèse (proposition incidente).
• Tournure elliptique ((c'est) ce que j'ai toujours voulu). '1ft Conclusion
• Insistance sur l'idée de volonté, avec les verbes vouloir, déci- Le Prologue se situe donc dans un entre-deux, entre modernité
der (cf. aussi 1. 22 et 40). et tradition. En effet, de la tradition, le texte reprend la forme du
• Mais cette volonté affichée n'est qu'un paraître, le personnage Prologue, l'adresse au public, les thèmes de la fatalité et de la mort,
triche (cf. plus haut 1. 7) : il joue un rôle (thématique récur- le personnage du messager, la thématique du retour présente dans
rente dans la pièce) - le texte a une dimension métatext_uelle. de nombreux intertextes ... Il s'inscrit cependant dans la modernité
Le personnage joue la comédie et le sait : il y a là une mise en par son brouillage de la temporalité, qui refuse le réalisme, par la
abyme du théâtre.
construction d'une phrase à rallonge, qui multiplie les redites, les
corrections, tout en avançant, et qui annonce un drame qui sera
centré non sur l'action mais bien sur le langage.

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