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La phrase de Louis commence par des repères temporels,
livrés ici sous la forme de deux compléments circonstanciels
Commentaire linéaire : le Prologue de temps : plus tard, l'année d'après. Mais dès cette première
ligne, le spectateur est placé face à des repères qui, malgré la
précision affichée, demeurent confus dans la mesure où ils
Nous proposons ici le commentaire du Prologue de Juste la fin ne sont pas rattachés à un moment déterminé, à une année
du monde. Les indications renvoyant aux pages et aux lignes s'ap- précise, qui permettrait de les situer dans une chronologie. La
puient sur le texte publié aux éditions des Solitaires intempestifs. pièce refuse d'inscrire l'action dans une temporalité réaliste
Après l'explication, nous revenons sur la question de grammaire. (cf. également la didascalie initiale}.
Modernité du texte (brouillage de la temporalité).
* Introduction
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Juste la fin du monde est une pièce de Jean-Luc Lagarce écrite
en 1990 et jouée pour la première fois en 1999. L'extrait à analyser • La phrase, aussitôt commencée, est suspendue, dans la mesure
est le Prologue, forme héritée de l'antiquité, à laquelle est dévolue où une parenthèse - rendue visible par les tirets - y est insé-
traditionnellement la fonction d'exposer le sujet. Mais cette forme rée, marquant déjà une première rupture dans son déroulé
traditionnelle entre en tension avec des éléments beaucoup plus non linéaire.
modernes présents dans le texte : d'abord, celui-ci, constitué d'un • Il est étonnant que l'information importante qui y est livrée
monologue qui déploie une phrase unique d'une quarantaine de figure dans une parenthèse, reléguée au statut d'informa-
lignes, est écrit sous la forme de versets ; ensuite, la parole qu'il tion secondaire - car nous apprenons la mort du protagoniste.
fait entendre est une parole qui avance par répétitions, correc- • L'emploi du verbe aller à l'imparfait permet d'envisager le futur
tions, parenthèses .. . qui échoue à clairement dire les choses et à partir d'un repère passé j'allais mourir= je vais mourir au
pose finalement le spectateur face à une ambiguïté : quel sera le passé). Associé au complément l'année d'après, il pose problème
sujet de la pièce ? La confusion est suscitée encore par la tempora- car l'ensemble donne comme acquise et effective la mort du
lité : Louis, le protagoniste, parle de sa mort comme d'une chose protagoniste qui est en train de s'exprimer devant nous. Nous
à la fois à venir et non advenue. Nous nous demanderons donc en avons donc affaire à un personnage qui est dans un entre-
quoi ce Prologue joue sur la confusion, l'ambiguïté, l'entre-deux deux, à la fois mort et encore vivant.
pour installer le spectateur dans l'annonce d'une intrigue qui • La mort à venir d'un personnage est un élément tradition-
semble à la fois traditionnelle et moderne. Nous procéderons à nel de la tragédie.
une analyse linéaire du texte.
• Ce n'est pas la première fois qu'un mort assume le Prologue dans
l'histoire du théâtre (dans Thyeste de Sénèque par exemple,
l'ombre de Tantale, appelée par Mégère à sortir des Enfers,
prononce la première tirade de la pièce).
....
• Répétition du verbe annoncer, difficulté à dire et insista Modernité (réflexivité du texte, qui se prend lui-même pour
sur le fait qu'il s'agit bien du sujet réel de la pièce. nce objet; difficulté à mettre en mots).
• Métaphore du messager. Il s'agit d'un personnage traditionn
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de la tragédie antique, qui peut annoncer une mort (le messe_1
ger de Corinthe dans Œdipe Roi de Sophocle annonce la mo:t • Emploi particulier des pronoms (eux, toi, vous, elle), qui peut
du roi et de la reine à Œdipe). faire l'objet d'une double interprétation : ils renvoient d'abord
Modernité (difficulté à parler) et tradition (messager). aux personnages de la pièce, qui peuvent être sur scène au
moment du Prologue (cf. le Prologue d'Antigoned'Anouilh, qui
Lignes 36 à 46 : dernier mouvement présente les personnages). Autre interprétation possible : Louis
prend à partie le public par le biais des pronoms toi et vous. Il y
Ligne 36 a là une reprise du procédé de la parabase antique : le coryphée
(chef du chœur) s'adressait directement aux spectateurs.
• Amorce d'un nouveau mouvement de la phrase, inséré par
• Ligne 43 : nouvelle parenthèse, rupture dans la phrase.
la conjonction de coordination et. Le texte avance certes en
multipliant les répétitions mais il avance. Tradition (adresse au public) et modernité (difficulté à dire).
• Ce nouveau mouvement repose sur la reprise des segments et
Lignes 44-46
paraître aux lignes 36 et 40 et me donner et donner aux autres
aux lignes 41 et 44. Ces nouvelles reprises disent encore la , Dernier segment de la phrase, bâti sur une dernière répétition.
difficulté à parler.
• Derniers compléments circonstanciels de temps, qui renvoient
• Comme précédemment pour le verbe annoncer, le complé- au temps de la mort.
ment du verbe paraître est rejeté à la toute fin de la phrase (me • Reprise du thème de la tricherie, du paraître avec celui de
donner et donner aux autres ... l'illusion, 1. 45). l'illusion.
Modernité (difficulté à mettre en mots). • Reprise du thème de la volonté, de la décision avec l'idée de
responsabilité et de maîtrise.
Lignes 37-39 Modernité (réflexivité, difficulté à mettre en mots).
• Nouvelle parenthèse (proposition incidente).
• Tournure elliptique ((c'est) ce que j'ai toujours voulu). '1ft Conclusion
• Insistance sur l'idée de volonté, avec les verbes vouloir, déci- Le Prologue se situe donc dans un entre-deux, entre modernité
der (cf. aussi 1. 22 et 40). et tradition. En effet, de la tradition, le texte reprend la forme du
• Mais cette volonté affichée n'est qu'un paraître, le personnage Prologue, l'adresse au public, les thèmes de la fatalité et de la mort,
triche (cf. plus haut 1. 7) : il joue un rôle (thématique récur- le personnage du messager, la thématique du retour présente dans
rente dans la pièce) - le texte a une dimension métatext_uelle. de nombreux intertextes ... Il s'inscrit cependant dans la modernité
Le personnage joue la comédie et le sait : il y a là une mise en par son brouillage de la temporalité, qui refuse le réalisme, par la
abyme du théâtre.
construction d'une phrase à rallonge, qui multiplie les redites, les
corrections, tout en avançant, et qui annonce un drame qui sera
centré non sur l'action mais bien sur le langage.