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L Enfant Secret D Un Milliardaire
L Enfant Secret D Un Milliardaire
***
Niko vint la chercher avec une Vespa rouge vif, à deux places. Il l’aida
à s’installer sur le siège du passager, la coiffa d’un casque rouge, et
enfourcha le scooter.
– Cramponne-toi, dit-il.
Ils filèrent à travers les faubourgs de la ville, louvoyant entre les
voitures, grimpant à l’assaut des collines, longeant des rues étroites,
traversant de petites places. Assise derrière Niko, les bras noués autour
de sa taille, Emily n’avait pas peur.
Elle adorait le souffle du vent sur son visage, les parfums qui lui
chatouillaient les narines, l’énergie qui se dégageait de la ville. Elle
adorait sentir les muscles de Niko, sous la fine chemise qu’il portait, et
l’odeur de sa peau dorée par le soleil.
Finalement, il gara le scooter, et l’emmena dans une rue piétonne
bordée de restaurants et de cafés, puis le longd’une allée, jusqu’au
sommet de l’Acropole. De près, le Parthénon en imposait par sa taille et
sa majesté.
– J’ai peine à croire que je vois ça de mes yeux, souffla Emily. C’est
magnifique, Niko ! Et quel panorama !
Athènes s’étendait à ses pieds – composite de pierre et de béton infiltré
par les collines vertes couvertes de pins.
– D’ici, on a une bonne idée de la configuration de la ville, reconnut
Niko. Si mon père peut se passer de toi tout un après-midi, nous
reviendrons ici pour contempler le soleil couchant en sirotant un verre de
vin. C’est tout aussi fascinant.
– Il y a moins de monde que je ne l’aurais cru.
– Les touristes sont presque tous rentrés. Octobre est un des meilleurs
mois pour visiter Athènes.
Ils passèrent quelques heures idylliques à errer parmi les vestiges,
s’arrêtant à mi-hauteur de la colline pour savourer un café dans un
passage retiré, et visitant une jolie petite église blottie sur une place
paisible. Emily était impressionnée et émerveillée par ce qu’elle
découvrait. Mais c’était la présence de Niko qui conférait à ces instants
leur caractère inoubliable.
Son sourire caressant se posait nonchalamment sur elle, évocateur de
plaisirs à venir. Tandis qu’il jouait les guides, elle était sous le charme de
sa voix. Un bonheur secret l’envahissait lorsqu’il saisissait la moindre
occasion de la toucher – prenant sa main pour la guider sur le sol inégal
comme si elle était fragile et précieuse ; enveloppant ses épaules de son
bras tandis qu’il lui désignait tel ou tel élément dans le lointain.
D’un regard, d’un geste décontracté et charmeur, il attisait en elle une
passion insoupçonnée, un désir presque lancinant. Elle ne s’était jamais
sentie aussi pleine de vie, ni aussi troublée.
La fin de l’après-midi n’arriva que trop vite, et il fut bientôt 18 heures :
l’heure de rentrer à Vouliagmeni. Lesoleil couchant baignait la pelouse, et
le portail était grand ouvert quand ils arrivèrent.
– Entres-tu ? demanda-t–elle à Niko alors qu’il calait le scooter sur sa
fourche puis l’aidait à mettre pied à terre.
– Non, karthula. Pourquoi gâcher cet après-midi idéal ?
– J’aimerais que tu aies d’autres relations avec ton père, soupira-t–elle
en enlevant son casque.
Il le prit et le suspendit au guidon. Puis il emprisonna son visage entre
ses mains, et lui donna un baiser prolongé.
Elle ne pensa plus à rien, s’oubliant dans les délices de ce baiser.
Quand il s’écarta, elle exhala un soupir. Un instant, le regard de Niko se
porta au loin. Puis il l’attira de nouveau à lui, l’embrassant plus
longuement encore.
Une exclamation – ou plutôt une imprécation – pulvérisa la magie de
l’instant. Se retournant vivement, Emily aperçut Pavlos. Appuyé sur son
déambulateur, il s’encadrait dans l’entrée.
Libérant Emily, Niko lâcha gaiement :
– Tiens, tiens… Pris en flagrant délit par mon patero désapprobateur !
J’ai intérêt à décamper avant de me retrouver sous la menace d’un fusil !
Je t’appelle très bientôt, Emily.
Un instant plus tard, il s’était éclipsé sur son scooter, disparaissant au
bout de l’allée, emportant avec lui toute la joie qu’il lui avait apportée.
Car elle savait, sans l’ombre d’un doute, qu’il lui avait octroyé un
deuxième baiser pour le seul plaisir de mettre son père en colère.
Sans crier gare, l’avertissement glaçant de Pavlos s’immisça dans ses
pensées : A ses yeux, les femmes n’existent que pour son plaisir. Il jouera
avec vous aussi longtemps que ça l’amusera et puis il vous laissera
tomber. Il vous brisera le cœur sans même y prendre garde, et vous
n’aurez plus qu’à recoller les morceaux. Comme toutes celles qui vous
ont précédée.
5.
« Je vous l’avais bien dit ! » semblait signifier Pavlos. A la vue de sa
mine expressive, Emily se sentit très abattue. Trottinant à sa suite alors
qu’elle entrait dans la maison, il lui lança :
– Je vous avais prévenue !
Dans un accès de fierté, elle répliqua :
– J’ai passé un après-midi de rêve.
– Et pendant ce temps, moi, j’ai couru le marathon ! riposta-t–il.
Allons, avouez, Emily. Il vous a déçue.
– En fait, vous m’avez déçue l’un et l’autre ! Votre manie de vous
décocher des flèches empoisonnées est infantile, et pas drôle du tout.
Avez-vous dîné ?
– Non. J’ai attendu votre retour.
– Je n’ai pas faim.
– Voyons, ma petite. Ne vous laissez pas abattre. Niko n’en vaut pas la
peine.
La compassion qui perçait dans l’intonation du vieil homme la
déstabilisa quelque peu.
– Votre fils n’a rien fait, soutint-elle pourtant.
Si ce n’était jouer avec son cœur et ses émotions – mais Pavlos pouvait
toujours espérer qu’elle l’admette !
Ce soir-là, peu avant son coucher, Pavlos glissa sur le carrelage de la
salle de bains, et tomba. Il s’ouvrit le front en se cognant la tête contre le
lavabo. Affolé, Giorgios crut que son maître bien-aimé allait mourir. Il se
rendit responsable de l’accident. Emily l’envoya appeler uneambulance,
et s’occupa du vieil homme gisant à terre. Pavlos était quelque peu
désorienté mais lâchait des imprécations, et il la repoussa lorsqu’elle
voulut l’empêcher de se redresser.
S’agrippant au rebord de la baignoire, il grommela :
– Je ne suis pas encore mort ! Il en faut plus que ça pour m’achever !
– Ce n’est pas votre crâne qui m’inquiète, c’est votre hanche, précisa-
t–elle en appliquant une compresse sur la coupure superficielle qui
marquait son front.
En fait, le lavabo avait amorti sa chute. Emily fut quelque peu
rassurée. S’il était capable de tenir assis sans douleur, c’était bon signe.
Les secouristes arrivèrent peu de temps après, et emmenèrent Pavlos à
l’hôpital pour une radio. Heureusement, sa hanche n’avait subi aucun
traumatisme supplémentaire. Il fallut juste lui poser un ou deux points de
suture. Il s’opposa avec vigueur à ce qu’on le garde en observation, et
déclara rondement à Emily :
– Je ne vous ai pas amenée en Grèce pour que vous refiliez vos
responsabilités à quelqu’un d’autre !
Le lendemain, exception faite d’un œil au beurre noir, il était tel qu’en
lui-même. Lorsqu’elle suggéra qu’il avertisse son fils, il s’y opposa
sèchement.
– Je n’en vois pas la nécessité.
Elle pensait que Niko devait être prévenu, aussi laissa-t–elle un
message sur son répondeur.
Niko en prit acte trois jours plus tard, surgissant sans s’annoncer à la
fin du repas de midi.
– Très bariolé, commenta-t–il en inspectant le coquard de son père. Tu
comptes continuer à te martyriser ?
– Un accident peut toujours arriver. Tu en es la preuve.
Emily fut atterrée par la cruauté de cette remarque. Mais elle avait
conscience que Pavlos – qui serait mort plutôt que de l’admettre – était
blessé parce que son fils ne s’était pas manifesté plus tôt.
– Chacun porte sa croix, patero, riposta Niko. La mienne n’est pas
moins lourde que la tienne.
Après leur précédente confrontation, Emily s’était juré de ne plus
intervenir dans leurs disputes. Pourtant, elle ne put souffrir de les
entendre se lancer des insultes.
– Comment faites-vous pour vous supporter ? leur demanda-t–elle
âprement.
– Nous nous voyons aussi peu que possible, répondit Niko, s’adressant
à elle pour la première fois depuis son arrivée. Yiasu, Emily. Comment
vas-tu ?
– Très bien, merci. On ne peut pas en dire autant de ton père. Mais je
suppose que tu t’en moques, puisque tu as attendu trois jours pour lui
rendre visite.
– Inutile de faire appel à son sens de la décence, glissa Pavlos. Il n’en a
aucun.
Niko le toisa avec un mélange de lassitude et de dédain.
– Contrairement à toi, mon travail ne consiste pas à rester assis derrière
un bureau pendant que mes valets effectuent le boulot ! J’étais en
mission, et ne suis rentré à Athènes que ce matin.
– Encore une de tes bonnes œuvres pour sauver le monde ? ironisa
Pavlos.
– Oh, bon sang, thiallo yarro !
– Vous l’entendez, Emily ? s’insurgea Pavlos, blessé. Il m’envoie au
diable !
Le regard d’Emily alla de l’un à l’autre. D’un côté, le père, avec des
cheveux poivre et sel toujours épais et un regard perçant et vif, mais un
corps défaillant. De l’autre, le fils, moderne Adonis, grand, fort et
indomptable. Trop orgueilleux pour admettre leur affection mutuelle.
– Je ne vois pas pourquoi il s’en donne la peine, dit-elle d’un ton
cinglant. Vous y êtes déjà ! Tous les deux !
Là-dessus, elle les planta là. Ils voulaient s’étriper ? Eh bien, qu’ils le
fassent ! Elle ne resterait pas pour recoller les morceaux !
Franchissant la porte-fenêtre, elle longea la terrasseet contourna la
villa pour gagner le pavillon où Théo, le jardinier veuf, vivait avec son
fils, Mihalis. Leur chien Zephyr somnolait sur le porche de derrière.
C’était un grand bâtard affectueux, qui remua la queue à son approche et
posa la tête sur ses genoux lorsqu’elle fut assise près de lui.
Ce fut là que Niko la trouva un instant plus tard.
– Il y a une petite place pour moi ? s’enquit-il.
– Non. Je préfère les gens civilisés, et tu n’en fais pas partie.
– Contrairement au chien ?
– Certes ! Je le préférerais à toi en n’importe quelle circonstance.
Il fourra ses mains dans les poches de son jean, et la considéra d’un air
morose.
– Tu sais, Emily, je n’ai aucun plaisir à être à couteaux tirés avec mon
père.
– Qu’attends-tu pour mettre fin au duel, alors ?
– Que voudrais-tu que je fasse ? Que je l’autorise à me traiter comme
un punching-ball sans réagir ?
– Si c’est ce qu’il faut…
– Désolé, karthula, mais je ne suis pas son laquais ! Et je n’ai pas
envie de continuer avec toi ce que je viens d’arrêter avec lui.
– Pourquoi es-tu venu, alors ?
– Pour te demander si tu acceptes de dîner avec moi.
– Dans quel but ? Me jeter ensuite à la figure de ton père, comme
l’autre soir ?
Ignorant le grondement de Zephyr, Niko s’assit près d’Emily sur la
marche tiédie par le soleil, occupant d’autorité les quelques centimètres
carrés encore libres.
– Si je te disais que je n’arrive pas à rester loin de toi, me croirais-tu ?
Et pourtant, ce n’est pas faute de souhaiter le contraire !
– Pourquoi ? Me rends-tu responsable de l’accident de ton père ?
– Bien sûr que non ! Ne dis pas de stupidités.
– Tu ferais peut-être mieux de m’en vouloir. Je suis censée le ramener
à la santé, et non l’exposer à d’autres fractures. C’est un miracle qu’il
n’ait rien eu de grave.
– Justement, il n’a rien eu, ce que j’ai su quelques heures après son
accident.
– Comment serait-ce possible ? Puisque, selon ton propre aveu, tu n’es
rentré que ce matin ?
– Je ne suis pas entièrement dénué de cœur, figure-toi. Je reconnais
être plus souvent parti qu’il ne faudrait. Cependant, je reste en contact
permanent avec Giorgios et Damaris, et, dès qu’il y a un problème, j’en
suis averti. A en croire leurs rapports élogieux, non seulement tu es une
excellente professionnelle, très consciencieuse et qui prend bien soin de
Pavlos, mais tu iras au paradis lorsque tu mourras – le plus tard possible,
j’espère.
– Si tu te soucies suffisamment de lui pour prendre de ses nouvelles,
que t’en coûterait-il de le lui laisser savoir ?
– Pour quelle raison me donnerais-je ce mal ? Il est évident que c’est la
dernière chose qu’il ait envie d’entendre !
– Il pourrait te surprendre sur ce point.
– La seule qui me surprenne, ici, Emily, c’est toi. Et j’avoue ne pas
goûter l’expérience. J’ai déjà bien assez de préoccupations comme ça.
Frappée par son intonation mélancolique, elle risqua un regard vers lui.
Elle remarqua qu’il avait les traits tirés, l’air sombre, et, malgré elle,
éprouva un élan de compassion pour lui.
– Tu as rencontré des problèmes au cours de ta mission ?
– Comme d’habitude, fit-il avec un haussement d’épaules. Mon travail
consiste à les résoudre. Cependant, je sais depuis longtemps que le
meilleur moyen de les traiter est d’établir une nette séparation entre vie
professionnelle et vie privée. A titre personnel, j’essaie d’éviter les
complications…
Il marqua une pause, dessinant avec son pied un traitdans la poussière,
comme s’il voulait souligner son propos. Puis, entremêlant ses doigts aux
siens, il continua.
– Malheureusement, tu es devenue une complication, Emily. Que je ne
peux ignorer.
– Je ne vois pas en quoi.
– Je sais. Et c’est une partie du problème.
– Essaie de me l’expliquer, alors.
– Je ne peux pas. C’est l’autre partie du problème.
Exaspérée, elle lâcha un soupir et dégagea sa main.
– Je ne suis pas très douée pour résoudre les devinettes. Et comme tu
n’as pas précisément l’air heureux de te lier avec moi, je vais nous tirer
l’un et l’autre de notre tourment. La réponse est non. Je ne veux pas dîner
avec toi.
L’enveloppant de son regard vert intense, il se rapprocha encore d’elle
et glissa une main derrière sa nuque.
– Menteuse, murmura-t–il en lui donnant un coup de langue dans le
creux de son oreille.
La dernière fois qu’un homme s’était risqué à une telle audace, elle
avait trouvé ça répugnant et l’avait repoussé avec vigueur. En quoi, alors,
Niko Leonidas était-il si différent des autres ? Pourquoi la moindre de ses
caresses, le moindre de ses regards éveillait-il en elle le désir d’aller plus
loin ? se demanda-t–elle.
Elle était presque paralysée par la tension sensuelle qui envahissait
tout son corps.
– Ce n’est pas parce que je refuse d’entrer dans ton jeu que je suis une
menteuse, déclara-t-elle.
– Il n’est pas plus facile de te résister pour autant.
– Alors, nous sommes dans une impasse.
Pendant un long moment, il la dévisagea, comme s’il tentait de trouver
la solution d’un dilemme qu’il était seul capable de résoudre. Puis,
haussant les épaules, il se leva avec une grâce indolente, et lâcha :
– Apparemment.
Là-dessus, il s’éclipsa.
– Bon débarras, marmonna-t–elle, cherchant en vainà surmonter la
déception qui la submergeait. « Les autres femmes sont peut-être prêtes à
satisfaire tes caprices, mais je ne suis pas coulée dans le même moule ! »
Elle se répéta ce petit mantra personnel au cours de l’après-midi, ne
sachant à quoi se raccrocher pour s’empêcher de lui téléphoner et
déclarer qu’elle avait changé d’avis au sujet du dîner. Afin de ne pas
faiblir à la dernière minute, elle fit une longue balade sur la plage et prit
son repas dans une auberge. Une fois de retour, elle joua aux échecs avec
Pavlos pendant une grande heure. Puis, prétextant une migraine, elle se
réfugia dans ses appartements.
La nuit était tombée. En refermant la porte derrière elle, elle observa
son repaire avec plaisir. Damaris avait allumé un feu dans la cheminée
pour lutter contre la fraîcheur de la mi-octobre. Les flammes dansant
dans l’âtre projetaient des reflets d’or bruni sur les meubles anciens bien
cirés. L’odeur agréable du bois d’olivier en train de brûler parfumait
l’air.
Oui, elle avait pris la bonne décision, pensa-t–elle en envoyant valser
ses chaussures. Même si elle ne pouvait pas nier la puissante attirance qui
la reliait à Niko, elle ne parvenait pas à ignorer l’avertissement de son
intuition. Dès le départ, elle avait senti qu’elle irait au-devant des ennuis
si elle cédait à son magnétisme. Si elle ne battait pas en retraite, elle se
retrouverait prisonnière d’un homme qui n’était pas de son milieu, auprès
duquel elle ne ferait pas le poids. Cela promettait bien du malheur !
N’avait-il pas signifié qu’il ne s’intéressait à elle que sur un plan sexuel ?
Et que pouvait-elle espérer de mieux ? Il n’y avait pas de place pour une
relation sérieuse dans la vie de Niko. D’ailleurs, les chemins qu’ils
s’étaient respectivement choisis n’étaient pas faits pour se croiser.
Refoulant cette vérité déprimante, elle entra dans la salle de bains et
remplit la baignoire. Pendant que l’eau coulait, elle se déshabilla, releva
ses cheveux en chignon et alluma une bougie parfumée. La solitude était
préférable à une désillusion sentimentale, se redit-elle en se glissant dans
l’eau pour savourer le bain bouillonnant et se vider l’esprit.
Lorsque la bougie eut presque entièrement brûlé, elle se sécha, étala du
lait hydratant sur son corps, puis enfila sa chemise de nuit. Tout à fait
détendue et prête à s’abandonner au sommeil, elle regagna lentement sa
chambre.
Curieusement, le feu flambait joyeusement, comme s’il venait juste
d’être alimenté. Ses chaussures étaient maintenant rangées près du
fauteuil. Et celui-ci, se rendit-elle compte avec incrédulité et effarement,
était occupé. Par Niko !
– Je commençais à croire que tu t’étais noyée dans la baignoire, lâcha-
t–il sur le ton de la conversation.
Gênée au-delà de toute expression parce qu’elle ne portait qu’une très
courte nuisette, elle tira machinalement sur l’ourlet. Une redoutable
manœuvre car, quand elle relâcha le tissu, celui-ci se souleva, comme mu
par un ressort, et révéla plus encore son anatomie.
– Ne regarde pas ! s’écria-t–elle d’une voix aiguë, trop choquée pour
livrer une réplique plus incisive.
– Puisque tu insistes, fit-il en tournant poliment la tête.
– Comment es-tu entré ?
– Par la porte, pardi. C’est le chemin le plus logique, non ?
Si elle avait pu faire preuve de répondant, elle aurait répliqué du tac au
tac qu’il n’avait plus qu’à repartir de même. Mais sa curiosité prit le
dessus.
– Pourquoi es-tu venu ?
– Parce que je te dois une explication, une fois encore !
Troublée, désespérée d’éprouver à sa vue un désir ardent, elle
affirma :
– Tu ne me dois rien. De plus, tu n’as rien à faire dans ma chambre.
– Pourtant, j’y suis, et j’y resterai tant que je n’aurai pas dit ce que j’ai
à dire.
– Il me semble que nous sommes déjà passés par là, et que cela ne
nous a menés nulle part !
– Emily, je t’en prie…
– Soit, concéda-t–elle en poussant un long soupir. Fais vite, alors. Je
suis fatiguée, j’ai envie de me coucher.
Il coula un regard hardi sur ses jambes nues.
– Ne pourrais-tu pas passer quelque chose de moins révélateur ? Je ne
suis qu’un homme, et la contemplation du feu n’a rien d’affriolant,
comparée à toi.
Contrariée par le plaisir que lui causaient ces propos, elle retourna en
trombe dans la salle de bains, attrapa son peignoir suspendu derrière la
porte et l’enfila.
– C’est mieux, dit-il en libérant le fauteuil, lorsqu’elle fut de retour. Si
tu t’installais confortablement ?
– Non, merci, refusa-t–elle avec raideur. Tu n’en as pas pour
longtemps, je pense !
Niko s’était convaincu que les choses seraient faciles. Il lui suffirait,
avait-il pensé, de rappeler ses réticences initiales, d’expliquer qu’il les
avait levées et n’avait plus aucun motif inavoué pour la séduire.
Cependant, lorsqu’il l’avait vue sortir de la salle de bains, il n’avait plus
songé qu’à la caresser partout, à soulever cette satanée nuisette pour
poser sa bouche sur le triangle blond tentateur qu’elle avait
involontairement révélé…
– J’attends, Niko ! lui rappela-t–elle, telle une institutrice.
– Je voudrais que nous prenions un nouveau départ, tous les deux.
– Je ne suis pas très sûre de ce que tu entends par là.
Il déglutit, cherchant ses mots – qui s’obstinaient à fuir.
– Nous sommes partis du mauvais pied, Emily. Tu es l’infirmière de
mon père, et je suis son fils…
– Pour autant que je sache, ça reste valable. Je suis l’infirmière de
Pavlos. Tu restes son fils.
Bon sang, comment allait-il s’y prendre ? Pouvait-il lui déclarer
hardiment : « Bien que j’aie prétendu avoirchangé d’avis, je restais
convaincu que tu voulais plumer mon père, et j’en ai conclu que je
n’avais pas d’autre recours que de te séduire. Mais j’ai compris que
j’avais tort » ? Pouvait-il attendre ensuite qu’elle le comprenne ? Dans la
situation inverse, il ne l’aurait certes ni crue ni comprise !
– Mais quelque chose d’autre a changé, choisit-il de dire.
– Quoi ?
– Ne pourrait-on dire que je suis fatigué des petits jeux et en rester là ?
Je n’ai pas envie de t’utiliser pour marquer des points contre mon père, ni
pour aucune autre raison. Si je veux être avec toi, c’est que je m’intéresse
à toi. Alors, les seules questions qui se posent sont les suivantes :
Désires-tu la même chose que moi ? Ou ai-je mal interprété tes signaux,
et notre attirance mutuelle n’est-elle qu’un produit de mon imagination ?
– Ce n’est pas un produit de ton imagination, reconnut-elle. En
revanche, je ne comprends pas que tu reviennes là-dessus. Tu as toi-
même déclaré que j’étais une complication dont tu te passerais
volontiers.
– Chez moi, l’excès de réflexion est une seconde nature. Cela m’a
préservé en de nombreuses occasions. Mais cette fois, je crois avoir
exagéré.
– Peut-être pas, dit-elle. Peut-être as-tu pris conscience qu’il n’y avait
rien à espérer d’une relation entre nous.
– Ne jamais tabler sur l’avenir est une des leçons que j’ai tirées de mon
travail. L’instant présent est la seule certitude.
Il fit un pas vers elle, puis un autre, jusqu’à ce qu’il soit assez près
pour humer son odeur. Elle avait ramassé ses cheveux en chignon, mais
des mèches humides s’en échappaient, collant à sa nuque. Son peignoir
bâillait à l’échancrure, attirant son regard sur la naissance de ses seins
révélée par le décolleté de la nuisette.
Presque obnubilé par l’envie de la presser contre lui, de l’embrasser, il
demanda d’une voix rauque :
– Qu’en dis-tu, Emily ? Acceptes-tu de faire une tentative avec moi ?
6.
La voix de la prudence lui souffla de ne pas tomber dans le piège de
son raisonnement. Que lui offrait-il, en réalité ? Juste le plaisir d’un
moment et voilà tout, songea-t–elle.
D’un autre côté, qu’avait-elle gagné jusqu’ici en portant ses espoirs sur
un avenir meilleur ? Un diplôme d’infirmière, une maison à crédit, une
voiture d’occasion et une relation aussi brève que décevante avec un
étudiant en médecine. Même son cercle d’amis n’avait cessé de se
rétrécir – les uns et les autres quittant le célibat pour se marier et faire des
bébés. Les tours de garde et les dossiers des patients étaient le pivot de
son existence. La leur tournait autour du couple et des biberons des
enfants.
– Emily ?
La voix de Niko l’enveloppa, semblant se glisser jusque sous son
peignoir, faisant vibrer sa chair comme sous l’effet d’une caresse.
Pourquoi se réservait-elle pour des lendemains qui ne chanteraient
peut-être jamais alors que l’homme qui incarnait ses rêves les plus beaux
lui offrait l’occasion de les concrétiser ? Cédant à son cœur, elle
murmura :
– Si tu m’embrassais, au lieu de parler ?
Avec un gémissement rauque, il prit son visage entre ses mains. Ses
lèvres errèrent sur ses paupières, sa joue… Enfin, alors qu’elle frémissait
d’attente et de désir, il plaqua sa bouche sur la sienne – non avec la
subtilité calculéequ’il avait démontrée auparavant, mais avec une avidité
brûlante, presque désespérée.
Pour la première fois de sa vie, elle oublia sa prudence, envahie d’un
désir ardent qu’elle brûlait d’assouvir quel qu’en fût le prix. Elle avait à
peine conscience d’avoir posé ses mains sur ses hanches, et de se presser
contre son membre dressé et dur qui lui prouvait l’ascendant sensuel
qu’elle exerçait sur lui.
Sans qu’elle sache comment, son peignoir se retrouva à terre, à ses
pieds, et les doigts habiles de Niko décrivirent un parcours le long de son
cou, de son épaule, pour se glisser sous le tissu de la nuisette et se replier
sur un de ses seins. Dominée par son désir, elle remua légèrement,
l’incitant à préciser la caresse.
Il s’arrêta pourtant, et dit d’une voix rauque :
– Pas ici… Pas dans la maison de mon père.
– Mais je ne peux pas m’en aller, gémit-elle. S’il a besoin de moi, et
que je ne suis pas là…
– Emily, je te veux. Tout de suite. J’en ai besoin.
Sans honte, elle souleva sa nuisette et guida sa main vers le cœur de sa
féminité.
– Et moi ? Tu crois que j’en ai moins envie que toi ?
Avec une inspiration saccadée, il accentua les attouchements qu’elle
l’avait amené à esquisser. Au contact de ses doigts virils, elle éprouva
une secousse voluptueuse qui l’amena à ployer les genoux, à s’abattre
contre lui.
L’entraînant avec lui, il la renversa sur le lit et continua à l’exciter,
titillant le sensible bourgeon de chair, la faisant basculer dans un monde
de sensations aiguës proches de l’extase. Elle ne tarda pas à lâcher un cri
révélateur qu’il assourdit en collant sa bouche à la sienne, sans cesser de
la caresser, jusqu’au terme de sa jouissance.
Combien de minutes s’écoula-t–il avant qu’il se redresse et la recouvre
pudiquement avec le peignoir ? Elle n’aurait su le dire, et elle était loin
d’être rassasiée.
– Reste, implora-t–elle, se cramponnant à lui.
Il secoua la tête :
– Je ne peux pas…
– Tu ne veux donc pas de moi ?
– Bien sûr que si, à en avoir mal. Mais pas ici, avec l’ombre de mon
père suspendue au-dessus de nous.
– Comment, alors ? Quand ?…
– Dis-lui que tu prends ton week-end. Nous irons dans un endroit où
nous serons tout à fait seuls.
– Et s’il refuse ?
– Tu n’es pas une de ses possessions, karthula, déclara-t–il en scrutant
son visage. Ou bien… si ?
– Evidemment pas ! Mais il me paie pour veiller sur lui. Sa
convalescence est loin d’être aussi avancée qu’il cherche à te le faire
croire. Il serait négligent de ma part de m’en remettre à Giorgios pour
qu’il assume mes responsabilités. Ce ne serait pas professionnel.
– Pour résoudre ce problème, il te suffit de téléphoner à un cabinet
d’infirmières qui enverra une remplaçante. Nous ne prendrons pas plus
de trois jours. Pour une période aussi courte, Pavlos peut très bien se
débrouiller sans toi.
– Je suppose, murmura-t–elle d’un ton dubitatif.
Si elle était certaine de vouloir passer avec Niko ce long week-end,
elle était tout aussi certaine qu’elle devrait ferrailler avec Pavlos pour
obtenir ce droit.
– Ecoute, Emily, si c’est trop demander…, lâcha Niko, la mâchoire
crispée.
– Pas du tout !
– En es-tu sûre ?
Elle serra les lèvres, et acquiesça. Bon sang, depuis quand était-elle
devenue aussi timorée ? Il y avait plus de trois semaines qu’elle était en
Grèce et, pendant tout ce temps, Pavlos l’avait pratiquement tenue en
laisse. Il n’y avait rien de déraisonnable dans le fait de demander un petit
congé !
– Je trouverai le moyen de m’arranger, c’est promis, affirma-t–elle.
Niko se pencha pour lui donner un dernier baiser.
Quand ce sera fait, préviens-moi.
***
Pendant les deux jours particulièrement mouvementés qui suivirent,
elle passa sans cesse de l’euphorie à l’effarement, se demandant
comment elle avait pu s’offrir à Niko avec aussi peu de pudeur. Oserait-
elle se retrouver face à lui ?
Son désir fut plus fort que sa honte, et, surmontant les objections de
Pavlos, elle obtint le week-end réclamé.
– Emporte un Bikini et du gel solaire, dit Niko quand elle téléphona
pour lui annoncer qu’elle serait prête à partir le vendredi soir à 18 heures.
Il devrait faire beau en principe. Glisse quelques effets dans un sac de
voyage, voilà tout.
– Bref, bagage léger et tenues décontractées ?
– C’est ça.
Elle était bien avancée, pensa-t–elle le jeudi après-midi, alors qu’elle
se hâtait d’écumer les boutiques pendant la sieste de Pavlos. Elle n’avait
apporté en Grèce que des vêtements simples et pratiques en vue du
travail : pantalons en coton, T-shirts et tuniques faciles à repasser,
chaussures à semelle souple. Elle n’avait rien d’approprié pour un week-
end romantique avec l’homme le plus sexy de la planète !
Après le dîner, ce soir-là, elle déballa ses achats. Elle mit de côté pour
le voyage le jogging en velours rouge sombre et les tennis qu’elle avait
acquis. Puis elle logea dans un sac en toile une trousse de toilette, de
nouveaux sous-vêtements sexy, une chemise de nuit en voile, des
sandales et un caftan de soie. Elle voulait que Niko la voie sous son
meilleur jour !
Pavlos avait accepté qu’une infirmière recrutée par une agence
spécialisée la remplace. Mais il avait souligné qu’il concédait ce congé
sous la contrainte. Pour bien enfoncerle clou, il bouda pendant toute la
matinée du vendredi, et, dans l’après-midi, ignora complètement Emily.
Il n’avait omis qu’une chose : lui demander où elle se rendait et avec
qui. Cependant, à en juger par ses marmonnements, il était convaincu que
Niko avait quelque chose à voir dans tout cela. Puisque sa remplaçante
était déjà en poste, Emily, qui n’avait pas envie de terminer sa semaine de
travail sur une note aigre, évita une ultime confrontation. Elle se faufila
hors de la villa, quelques minutes avant 18 heures, pour attendre Niko à
l’extrémité de l’allée.
Il arriva à l’heure dite, dans sa BMW, et l’accueillit d’un « Tu as
réussi, alors », avant de glisser un bras autour de ses épaules pour
l’étreindre brièvement.
– Etais-tu convaincu du contraire ?
– Eh bien… je n’aurais pas été surpris que mon père trépigne et se
roule par terre au dernier moment. Constatant que tu es venue jusqu’ici,
où personne ne peut nous voir, j’en déduis que tu nourrissais les mêmes
craintes.
– Si je reconnais que ta déduction est juste, promettras-tu que nous ne
parlerons pas de Pavlos pendant ce week-end ?
– Avec le plus grand plaisir ! déclara-t–il en lui ôtant des mains son sac
de voyage pour le flanquer sur le siège arrière. Allons, monte ! Je tiens à
me mettre en route avant que la nuit soit tout à fait tombée.
« Se mettre en route », découvrit-elle, ne signifiait pas prendre l’avion,
comme elle l’avait anticipé, mais voguer à bord d’un sloop de cinquante-
deux pieds, ancré dans un yacht-club privé de Glyfada, à vingt-cinq
minutes en voiture de Vouliagmeni. Elégant et racé, le voilier à coque
bleu foncé, dont le nom, Alcyon, était peint en lettres d’or sur une
traverse de la poupe, était conçu pour la vitesse, précisa Niko. Mais, en
l’absence de vent, et le soleil étant déjà couché, il dut s’en remettre au
moteur Diesel pour gagner la petite île de Fleves, au large de la côte est
de la péninsule.
Ce fut un trajet bref, mais Emily le trouva magique. La lune s’élevant
dans le ciel dessinait une route argentée dans leur sillage. Les gouttelettes
des vagues semblaient autant de petits diamants disséminés sur les flots.
En jean et fin pull crème, Niko était lui aussi un délectable plaisir pour
les yeux…
Après avoir jeté l’ancre, il alluma une lanterne au-dessus de l’escalier
de descente du cockpit principal, et disparut en bas. Il revint avec une
bouteille de vin blanc frais, des verres en cristal et un plateau d’apéritifs.
– J’aurais volontiers porté un toast au champagne, dit-il en s’asseyant
face à elle et en servant le vin. Mais en bateau… Ce vin supporte très mal
d’être secoué.
– Je n’ai pas besoin de champagne. Etre avec toi me suffit.
– Alors, à nous deux, karthula ! dit-il en faisant tinter son verre contre
le sien.
La boisson fraîche et alcoolisée flatta le palais d’Emily et dopa son
courage. Aussi se risqua-t–elle à demander :
– Karthula… Ce n’est pas la première fois que tu m’appelles ainsi.
Qu’est-ce que cela signifie ?
– « Chérie ». Ça te dérange ?
– Non, dit-elle très vite, frissonnant de plaisir dans son jogging en
velours cramoisi.
Niko remarqua son frisson.
– Le dîner sera bientôt prêt. Si tu préfères, nous pouvons le prendre en
cabine, il y fait plus chaud.
– J’aime autant rester ici, affirma-t–elle, se dérobant à l’idée de se
retrouver avec lui dans un lieu clos, intime. C’est si paisible, sur le pont.
Après l’excitation du départ, leur tête-à-tête la perturbait. Elle était
presque paralysée par la timidité.
– Pourtant, tu es tendue. Qu’est-ce qu’il y a, Emily ? Regrettes-tu
d’avoir accepté ce week-end avec moi ?
– Non. Je suis juste… un peu nerveuse.
Il l’observa en silence, saisissant sur son visage diverses émotions
contradictoires.
– Qu’est-ce qui te met mal à l’aise ? Le fait que nous soyons ensemble
dans un lieu écarté ? Ou ce qui s’est passé l’autre nuit ?
– Sommes-nous vraiment obligés de parler de ça ? rétorqua-t–elle en
rougissant violemment.
– A en juger par ta réaction, oui.
Elle fit tourner son verre, captant la lumière irisée de la lanterne. Elle
avait refoulé sa conduite à l’arrière-fond de son esprit, se persuadant
qu’elle avait eu un égarement passager, une sorte de coup de folie suscité
par Niko. Mais à présent, soumise à l’examen de son regard, elle trouvait
qu’elle avait agi de façon éhontée. Et pathétique.
Qu’est-ce qui lui avait pris ? se demanda-t–elle. Comment avait-elle pu
se comporter d’une manière si contraire à son caractère ? Sur le plan
professionnel, elle était toujours maîtresse d’elle-même. Dans ses
relations avec ses amis, elle se montrait agréable, fiable, fidèle, mais, là
non plus, elle ne perdait jamais son sang-froid.
Elle n’était pas de celles qui cèdent à un coup de tête sensuel, ni ne
supplient un homme de leur faire l’amour. Et elle n’était pas du genre à
l’inviter à explorer intimement la partie la plus secrète d’elle-même !
Pourtant, avec Niko, elle avait commis ces trois écarts. Rien que d’y
penser, elle avait envie de disparaître sous terre ! Cependant elle était
venue, car elle était incapable de garder ses distances vis-à-vis de lui.
Alors, il lui fallait affronter les faits !
– Tu dois te douter que j’ai eu beaucoup de mal à te quitter ce soir-là,
lui dit-il avec douceur. Et je ne prétendrai pas que je n’ai pas envie de
reprendre le « dialogue » où nous l’avons laissé. Mais uniquement si tu
en as envie. Nous irons à ton rythme, Emily.
Elle regarda autour d’elle, embrassant du regard le ciel nocturne et la
silhouette obscure de l’île qui se dessinait à sa gauche. Elle écouta le
murmure des flots léchantla coque, seul bruit dans le silence profond.
Enfin, elle osa lever les yeux vers l’homme qui l’observait avec tant
d’intensité.
– Je désire aller plus loin, avoua-t–elle. Mais je me sens un peu en
dehors de mon élément. Tout cela est très nouveau pour moi, tu sais.
L’indolence de Niko céda soudain la place à une attention vigilante.
– Cherches-tu à me dire que tu es vierge ?
– Non ! fit-elle, manquant s’étrangler avec une gorgée de vin.
– Non, ce n’est pas ce que tu veux dire ? Ou bien : non, tu n’es pas
vierge ?
– Je ne parlais pas de ça ! Je faisais référence à ce bateau, à tout ce
luxe, à cette île exotique… Quant à ma virginité, cela a-t–il vraiment de
l’importance ?
– Oui. Je n’ai aucune intention de te juger bien sûr ! Mais si je dois
être ton premier amant, je préfère le savoir avant plutôt qu’après.
Il se pencha, lui touchant légèrement la main.
– Alors ?
Elle rougit jusqu’aux oreilles, espérant qu’il ne s’en rendrait pas
compte dans l’obscurité.
– Non, je ne suis pas vierge, finit-elle par répondre avec un embarras
patent.
Il discerna sa gêne et éclata de rire.
– Ne sois pas si mortifiée ! Je ne le suis pas non plus !
– Mais… je ne l’ai fait qu’une fois, et ce n’était pas… un succès
étourdissant, balbutia-t–elle. Contrairement à l’impression que j’ai pu te
donner, je ne suis pas très douée… pour… pour ça.
– Je vois. Eh bien, maintenant que tu t’es soulagée de ce lourd secret,
ironisa-t–il gentiment en réprimant un nouveau rire, si nous dînions ?
– Avant, j’aimerais me rafraîchir un peu, murmura-t–elle.
En réalité, elle avait envie de disparaître dans un trou ! De sauter par-
dessus bord et de ne plus jamais refaire surface.
– Pas de problème, répondit-il avec aisance. Pendant ce temps,
j’achèverai les préparatifs. Nos bagages sont dans la cabine arrière. Elle a
une salle de bains privée.
La cabine arrière comportait aussi un grand lit double, constata Emily.
Paré de draps en lin bleu marine, doté d’un large bord et proche d’un
hublot, éclairé par des appliques en cuivre, ce vaste lit plantait le décor –
celui de la séduction. Un frisson d’attente et de peur la parcourut.
Allait-elle décevoir Niko ? se demanda-t–elle en déballant ses affaires.
Allait-elle se ridiculiser plus encore qu’elle ne l’avait déjà fait ? Se
montrait-elle téméraire et trop naïve, en s’aventurant hors des sentiers
qu’elle connaissait ? Ou avait-elle enfin trouvé l’homme unique,
exceptionnel, qui valait la peine qu’elle s’exposât au risque de tomber
amoureuse ?
A son retour dans la cabine principale, elle fut accueillie par des
lumières douces et de la musique. L’air embaumait du parfum de l’origan
et du romarin. Sur la table étaient joliment disposés sets et serviettes,
couverts en acier brossé et porcelaine blanche. Une corbeille remplie de
pain et une salade composée d’olives, de tomates en quartiers, de
tranches de concombre et de dés de feta assaisonnés à l’huile d’olive
attendaient sur le plan de travail.
Solidement campé sur ses longues jambes devant le four, épousant le
léger balancement du yacht, Niko disposait sur un lit de riz un baron
d’agneau accompagné d’aubergines et de poivrons.
– Ce n’est pas précisément un repas gastronomique, observa-t–il en
apportant le plat sur la table. Juste une collation toute simple.
Pensant aux couverts en plastique et aux assiettes en carton auxquels
elle avait recours pour les parties de campagne avec ses amis, Emily
s’exclama :
– Si c’est ce que tu appelles « simple » ! Tu m’intrigues,tu sais,
continua-t–elle. Au risque de me répéter, tu n’as rien du play-boy pour
lequel je t’avais pris.
– Et tu t’y connais en play-boys, pas vrai ? répliqua Niko, son regard
vert pétillant d’amusement.
– Non, mais je suis prête à parier qu’ils ne sont pas du genre à risquer
leur vie pour aider des gens en détresse… et qu’ils ne cuisinent pas !
– Ne te laisse pas impressionner par ce que tu vois ! Ce repas a été
apprêté dans une auberge locale. Je n’ai eu qu’à mettre au four le plat
principal. Mes talents culinaires ne vont pas au-delà.
Il disposa le pain et le vin, remplit leurs verres, et choqua le sien contre
celui d’Emily.
– A nous, une fois de plus, karthula ! Allons, sers-toi avant que ça
refroidisse.
La nourriture était délicieuse. Ils eurent une conversation agréable et
aisée, se découvrant l’un l’autre un peu plus. Ils aimaient tous deux la
lecture, et, avec une bibliothèque bien remplie à leur disposition,
oubliaient aisément la télévision. Niko avait une préférence pour les
essais, alors qu’Emily était une dévoreuse de romans. Et ils ne pouvaient
se passer ni l’un ni l’autre de la lecture quotidienne d’un journal.
Amateur de plongée sous-marine, Niko avait exploré nombre d’épaves
au large des côtes égyptiennes. Emily, en revanche, était juste capable de
nager sous l’eau avec un tuba, et elle avoua ne pas être à l’aise lorsqu’elle
s’éloignait un peu trop de la côte.
Il connaissait des parties du monde où ne se rendaient jamais les
touristes ; elle s’en était tenue à des classiques du voyage sans danger :
Canada, Hawaii, les îles Vierges britanniques.
Quand ils eurent fini de dîner, elle l’aida à débarrasser, puis essuya la
vaisselle qu’il se chargeait de laver. Elle rangea les verres dans le
charmant casier qui les protégeaitdes chocs. Cette intimité domestique lui
plut infiniment. Un homme, une femme et un refuge…
Comme 23 heures approchaient, il suggéra qu’ils finissent la bouteille
de vin sur le pont. La lune, à présent haut dans le ciel, répandait sur le
voilier sa lumière argentée. Niko sortit une couverture et les en enveloppa
tous deux.
– Je rêve d’endroits comme celui-ci quand je suis en mission, soupira-
t–il en attirant Emily contre lui. Ça m’aide à préserver ma santé mentale.
– Pourquoi as-tu choisi ce métier ? Par attrait pour le risque, le
danger ?
– En partie. Je ne trouverai jamais mon bonheur dans le rôle du nabab
milliardaire assis à compter son argent derrière un bureau – bien que mon
père ait tenté de m’acheter avec plus de millions que je n’en pourrais
jamais dépenser, fût-ce en menant l’existence la plus prodigue. Pour lui,
l’argent est l’arme absolue pour asservir quelqu’un et le plier à sa
volonté. Il était furieux que ma mère l’ait dépossédé de ce pouvoir sur
moi en me léguant une fortune. Il ne le lui a jamais pardonné.
– Mais, si j’ai bien compris, il y a une autre raison à ton choix de
carrière si peu conventionnel ?
Niko remua légèrement, comme si le luxueux siège capitonné du
cockpit lui semblait soudain inconfortable.
– Oui, admit-il. Ce n’est pas une chose que je confierais à n’importe
qui… En fait, en consacrant l’argent de ma mère à ceux qui souffrent, je
soulage ma conscience. Ça m’aide à accepter de l’avoir tuée.
Atterrée de découvrir qu’il portait ce lourd fardeau de culpabilité,
Emily laissa éclater ses sentiments.
– Sa mort était une tragédie imprévisible, Niko ! Tu es trop intelligent
pour te reprocher un fait dont tu es strictement innocent ! Que Pavlos t’ait
laissé grandir dans cette fausse conviction…
– Je nous croyais d’accord pour laisser mon père hors de tout ceci,
coupa Niko.
– Certes. Mais c’est toi qui l’as mentionné le premier.
– Eh bien, maintenant, je désire l’oublier. Alors, parlons plutôt de tes
parents. J’aimerais que tu satisfasses ma curiosité sur un point qui
m’intrigue depuis que tu m’en as parlé. Tu as dit qu’ils avaient péri dans
un accident de voiture. Comment se fait-il, dans ce cas, que tu n’aies
aucune sécurité financière ? D’habitude, à la suite d’un tel drame, les
compagnies d’assurances versent une indemnisation substantielle.
Surtout à un enfant mineur qui se retrouve orphelin.
Emily l’avait contraint à affronter ses démons un instant plus tôt.
C’était maintenant lui qui, par cette question directe, la forçait à affronter
les siens.
– Il n’y a pas eu d’indemnisation après l’accident, dit-elle. Du moins,
pas en ma faveur.
– Mais pourquoi, bon sang ?
Elle ferma les yeux comme si cela pouvait rendre les faits plus
supportables. C’était pourtant inopérant ! Et elle le savait fort bien.
– Mon père était en tort, révéla-t–elle. Il roulait trop vite et il avait bu.
Malheureusement, ma mère et lui n’ont pas été les seules victimes.
Quatre personnes sont mortes à cause de lui ; deux autres sont restées
infirmes. Après les procès qui en ont résulté, je n’ai eu droit qu’aux effets
personnels de ma mère et à la petite police d’assurance qu’elle avait
contractée à ma naissance. Tu sais déjà à quoi elle a servi.
– Tes parents n’avaient pas de portefeuille d’actions ? Pas de biens
immobiliers ?
Elle secoua la tête.
– Nous n’avons jamais eu de maison, ni même d’appartement. Notre
demeure était une suite de grand luxe, au dernier étage d’un hôtel de
Vancouver qui surplombait English Bay. Un lieu où ils pouvaient
recevoir leurs amis du grand monde et donner des réceptions chic et
prestigieuses.
Niko marmonna, et, bien qu’elle ne comprît pas le grec, elle sut qu’il
venait de lâcher un juron.
– Ils s’autorisaient ce genre de chose mais n’ont jamais pris soin
d’assurer l’avenir de leur fille ? fit-il.
– Ils vivaient dans l’instant présent. A leurs yeux, chaque jour était une
nouvelle aventure et l’argent était fait pour être dépensé. Pourquoi pas ?
Puisque mon père avait bâti une fortune en Bourse.
– Dommage qu’il n’ait pas songé à économiser pour toi au lieu de tout
dépenser pour son plaisir.
– Mon père et ma mère m’adoraient ! rétorqua Emily. Près d’eux, je
me sentais choyée et ma vie était un enchantement. J’avais une existence
pleine de chaleur, de rires et d’amour. Ça n’a pas de prix !
– C’étaient des enfants gâtés qui voulaient se donner des airs
d’adultes ! répliqua rudement Niko. Même s’ils t’avaient laissé des
millions, ça n’aurait jamais compensé les conséquences de leur
insouciance, et ce que ça t’a coûté !
– Arrête ! cria-t–elle, ne sachant trop ce qui la mettait le plus en rage :
ses critiques contre ses parents ou le fait qu’il avait raison. Tais-toi !
Rabattant la couverture, elle gagna la proue, mettant le maximum de
distance possible entre elle et lui.
Il la rejoignit, et l’enlaça.
– Hé, fit-il. Ecoute-moi.
– Non. Tu en as dit assez !
– Pas encore. Je tiens à te demander pardon.
– Je t’ai prié de te taire. Ce n’est pas assez clair, peut-être ? Tes
excuses, je m’en moque.
– Et moi, je ne suis pas doué pour obéir. De plus, je suis mal placé
pour faire des commentaires sur les imperfections humaines.
Sa mâchoire virile effleura la ligne de son cou, frottant érotiquement
contre sa joue.
– Tu me pardonnes ?
Emily eut envie de lui opposer un refus, d’en finir pendant qu’elle en
était encore capable, et de s’épargner les souffrances sentimentales que
leur relation ne manquerait pas de lui valoir. La voix de la prudence
murmurait de nouveau à son oreille, soufflant que la liste de leurs
différences venait encore de s’allonger. Ils étaient en désaccord sur trop
de points pour s’entendre de manière durable ! Pour lui, la famille ne
comptait pas. Il ne croyait pas à l’amour. Ni le mariage ni l’engagement
ne l’intéressaient !
Pourtant, elle sentait mollir sa résistance. Son corps acceptait
docilement sa caresse, et son cœur était sensible à sa séduction. Tant
d’hommes proclamaient les mêmes choses que lui – avant de rencontrer
la femme de leur vie et de changer d’avis ! Pourquoi n’aurait-elle pas pu
être celle qui modifierait la donne ?
– Emily, dis quelque chose ! insista Niko, remontant à l’assaut. Je sais
que je t’ai mise en colère, et que je t’ai blessée. Mais ne te ferme pas
comme ça, je t’en prie.
– Je suis furieuse, je l’admets, murmura-t–elle tristement. Tu n’avais
pas le droit de m’enlever mes illusions. Et je souffre parce que tu y es
parvenu.
Elle pivota face à lui, les yeux brillants de larmes.
– Pendant dix-huit ans, j’ai refusé la vérité au sujet de mes parents. Je
voulais qu’ils restent parfaits dans mon souvenir. A cause de toi, c’est
devenu impossible.
De nouveau, il lâcha une imprécation – cette fois si atténuée qu’elle
sonnait presque comme un mot doux –, et il attira son mince visage au
creux de son épaule. Elle se mit à sangloter pour de bon, pleurant ses
rêves détruits, blessée par la cruauté du destin indifférent à la souffrance
des hommes.
– Permets-moi d’adoucir les choses, mon ange, murmura Niko,
déversant une pluie de baisers sur ses cheveux. Laisse-moi t’aimer
comme tu mérites de l’être.
Emily avait conscience qu’elle le désirait bien plus qu’elle ne désirait
se préserver elle-même. Relevant son visage sillonné de larmes, elle
céda.
– Oui, murmura-t–elle.
7.
La grande scène romantique du héros soulevant l’héroïne dans ses bras
pour la porter jusqu’au lit était irréalisable sur un voilier. Si svelte que fût
Emily, l’escalier de descente était trop étroit pour être franchi à deux.
Niko dut se contenter de devancer sa compagne, puis de la guider alors
qu’elle franchissait les dernières marches menant à la cabine.
Ce n’était guère une épreuve, pensa-t–il, pendant qu’elle achevait sa
descente. Lorsque ses jambes fuselées entrèrent dans son champ de
vision, il fut violemment troublé à l’idée de les dénuder.
Hélas, quand il l’eut menée dans la chambre, il s’aperçut qu’elle
tremblait. Elle s’était montrée consentante quand il lui avait demandé de
faire l’amour ; mais, parvenue au pied du mur, elle avait peur. Pour lui,
cela signifiait qu’il devait mater sa libido. Il n’avait jamais pris son
plaisir aux dépens d’une femme…
Il choisit donc d’éteindre les appliques, et glissa un CD dans la chaîne
intégrée. Les notes apaisantes d’un nocturne de Chopin s’élevèrent tandis
qu’il amenait Emily à s’asseoir avec lui au bord du lit et essuyait ses
dernières larmes.
– Tu es si belle, murmura-t–il.
Elle laissa échapper un petit rire tremblé.
– Ça m’étonnerait. Je n’ai jamais su pleurer avec grâce. Mais je te
remercie du compliment. La plupart des hommes ont horreur que les
femmes pleurent.
– Je ne suis pas comme eux.
Il passa la main dans ses cheveux blond pâle, dont le contact lui
évoquait la plus douce des soies.
– Et tu ne ressembles pas aux autres femmes, ajouta-t–il.
Il effleura sa bouche, caressant ses lèvres jusqu’à ce qu’elles
s’entrouvrent sans réticence. Il y déposa alors un baiser. Elle ferma les
paupières et émit un soupir. Sa tension se dissipant, elle ployait contre
lui, flexible comme un roseau. Cependant, il ne tenta pas de précipiter les
choses. Il l’embrassa de nouveau, donnant plus de passion à la caresse
lorsqu’il devina en elle la montée du désir.
Elle s’enhardit. Par-dessous son chandail, ses mains se glissèrent sur
son torse viril avec des gestes rapides et sûrs. Elle poussa de petits
gémissements implorants qui révélaient que sa peur l’avait quittée. Elle
se montrait aussi fiévreuse que lui…
Jugulant pourtant son impatience, il la dévêtit avec lenteur. Elle portait
d’arachnéens sous-vêtements de dentelle couleur pêche, laissant deviner
la pointe dressée de ses seins.
Ils étaient si ouvertement conçus pour exciter les passions d’un homme
qu’il se détourna, redoutant de ne pas savoir se maîtriser. Et il se hâta de
se débarrasser de ses propres vêtements, libérant son corps et sa virilité
soudain trop confinée.
Déroutée par la façon dont il envoyait valser les vêtements à travers la
pièce, elle chuchota timidement :
– Tu es en colère ? J’ai fait quelque chose de mal ?
Il pivota sur lui-même, s’exhibant sans honte.
– Ce que tu vois te donne-t–il l’impression d’être en faute ?
Elle rougit. S’il n’avait pas été troublé au-delà de toute raison, il lui
aurait sans doute dit qu’il était charmé par sa pudeur. Mais, dominé par
un sentiment d’urgence charnelle, il se glissa près d’elle sur les draps
froissés et acheva de la dévêtir. Ebloui par sa blondeur, par la délicatesse
de ses formes et, plus encore peut-être, par le feu sensuel deson regard, il
posa sur son corps ses mains et sa bouche, entamant un voyage sur sa
chair.
Elle s’offrit sans réserve, frémissant convulsivement alors qu’il
touchait les parties les plus sensibles de son corps et la conduisait au bord
de la jouissance. Il était à la fois flatté et enflammé de la voir si réactive,
et ne pouvait plus longtemps se refuser le plaisir qu’il lui procurait.
Elle le sentit. Allongeant le bras, elle gaina de ses doigts son membre
viril, le flattant avec une joie empreinte de révérence qui, étrangement,
l’atteignit en des régions qu’il fermait aux autres d’habitude : son âme et
son cœur.
Cet afflux brûlant, aussi puissant qu’il était unique, le rendit aveugle
au danger. Il était habité par le besoin lancinant de posséder et d’être
possédé.
Elle le devina sans doute car, d’un mouvement souple, elle l’accueillit
entre ses jambes. Sa hardiesse délicieuse lui fit oublier toute prudence. Le
sang battait au cœur de sa virilité. Il se sentait au bord de la capitulation.
Dans un dernier éclair de lucidité, il eut le réflexe de se gainer d’un
préservatif avant de s’enfoncer profondément en elle.
Elle souleva ses hanches pour mieux l’accueillir, absorbant chaque
assaut. Il avait l’impression d’être l’otage de son intimité humide,
brûlante et convulsive.
Elle se contracta autour de lui, emportée à son instar dans ce
maelström qui balayait tout ce qui n’était pas leurs corps mêlés. Il perçut
confusément ses cris étouffés, puis la vague l’emporta, le faisant basculer
dans la reddition absolue. Un dernier râle lui échappa alors qu’il se
sentait exploser dans un monde parallèle.
Comme anéanti, il tenta de reprendre son souffle. Puis il roula sur lui-
même, entraînant Emily avec lui. Elle le contempla, le regard adouci et
noyé, le visage rosi. Elle était à des années-lumière de la femme
tremblante qu’il avait amenée ici une demi-heure auparavant, pensa-t–il.
Curieux de savoir ce qui l’avait troublée, il demanda :
– Quand nous sommes descendus, tu étais nerveuse, n’est-ce pas ?
– Je le suis toujours.
Ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Se remémorant ce qu’elle lui
avait confié d’une première expérience, il crut deviner la cause de sa
gêne.
– Si tu penses m’avoir déçu, karthula, sois bien assurée que je n’aurais
pu rêver meilleure partenaire.
– Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Avant de partager ton lit, j’avais peur
de finir par t’aimer un peu trop. Maintenant, j’ai peur car j’avais vu
juste.
Son aveu lui remua le cœur. Il n’était pas habitué à tant de franchise de
la part de ses partenaires.
– Est-ce une si mauvaise chose ? demanda-t–il.
– Pas forcément. Je savais que je courais un risque en faisant l’amour
avec toi. J’ignorais qu’il serait si grand, en revanche.
« Alors, n’emploie pas les mots “faire l’amour”, voulut-il lui dire.
Comporte-toi comme ces autres femmes avec lesquelles je couche, et qui
n’y voient qu’un agréable moment de sexe. » Mais elle était si
rayonnante qu’il n’eut pas le cœur de la priver de ses illusions, ce qui lui
fit prendre conscience qu’une deuxième fois il la laissait atteindre son
cœur, jusqu’alors inviolable. Elle faisait éclore en lui une tendresse
protectrice dont il avait peur et qu’il refusait.
Lisant en lui avec une perspicacité perturbante, elle déclara :
– Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas la naïveté de croire que ce week-end est
un prélude à une relation durable. Je n’attends pas de le voir déboucher
sur un mariage.
« Pourquoi pas ? »
Cette question faillit bel et bien lui échapper !
– Mon métier m’interdit ce genre d’engagement, dit-il lorsqu’il se fut
ressaisi. Peu de femmes voudraient d’un mari absent de la maison les
trois quarts du temps.
– Exactement. Nous ne sommes disponibles que pour une liaison de
passage. Même si cela n’est pas mon fort.
– Il n’y a aucun mal à avoir de la sympathie pour la personne avec
laquelle on couche, Emily. Si je n’ai pas été assez clair jusqu’ici, eh bien,
sache que je t’apprécie beaucoup. Je ne t’aurais pas invitée, sinon.
– Tant mieux, dit-elle alors que son sourire se muait en bâillement. Je
dormirai mieux après cette déclaration. Mais d’abord, je vais me laver les
dents.
– Entendu. J’utiliserai la salle de bains de la cabine avant.
Elle se glissa hors du lit et s’éclipsa, livrant dans le halo de la lampe
une vision fugitive de sa nudité qui ranima l’excitation virile de Niko.
Cependant, il devait veiller à son propre rituel – en particulier, s’assurer
qu’il avait bien mis le voilier à l’ancre !
Quand il la rejoignit un quart d’heure plus tard, elle dormait à poings
fermés. Et c’était presque tant mieux. Avec elle, il n’oubliait que trop
aisément les règles qu’il avait établies pour sa sauvegarde. Il se donnait
totalement aux malheureux qu’il secourait parce qu’ils n’empiétaient pas
sur sa vie personnelle. Quant aux êtres qui faisaient partie de sa vie, il
avait appris à les tenir à distance.
***
***
***
***
Pendant la période qui suivit, Emily n’eut que des raisons d’être
heureuse. Pavlos était en bonne voie d’être rétabli et avait moins besoin
d’elle. Ayant admis qu’elle formait un duo avec son fils, il avait consenti
à la laisser libre le week-end.
Elle ne vivait que pour ces deux jours et ces deux nuits de félicité. Elle
et Niko se réfugiaient dans le spacieux penthouse qu’il possédait à
Kolonaki. Le salon, la salle à manger et la suite pour les invités ouvraient
sur une vaste terrasse. Il y avait aussi une cuisine moderne et une
bibliothèque. L’étage supérieur était composé d’une superbe suite, au
décor élégant et épuré. Si on n’y trouvait pas de photos aux murs ni
d’autres touches personnelles, la vaste collection de livres et de CD
révélait les goûts du maître des lieux.
Niko s’efforçait de faire plaisir à Emily, d’agir commes’ils n’étaient
pas différents des autres couples d’amoureux. Tirant au mieux parti de
son emploi du temps imprévisible, ils explorèrent la région.
Ils pique-niquaient dans les pinèdes des collines ou faisaient du
cabotage le long de la côte. Parfois, ils s’aventuraient dans des villages
reculés où ils savouraient de merveilleux petits plats dans des auberges
pittoresques. Il leur arrivait aussi de dîner dans les restaurants les plus
sélects d’Athènes. Ils dansaient joue contre joue dans la salle de l’hôtel
Grande-Bretagne, et faisaient passionnément l’amour dans l’immense lit
de la suite princière.
Lorsque Niko se voyait obligé d’annuler un rendez-vous – ce qui se
produisait souvent –, il envoyait à Emily des fleurs ou des messages
nocturnes qu’elle trouvait à son réveil. De son côté, elle s’efforçait de ne
pas manifester son inquiétude quand il était en mission. Mais, tant qu’il
n’était pas rentré, elle ne connaissait pas de paix. Elle arpentait sa
chambre pendant la nuit. Elle manquait d’appétit. Et Pavlos ne ratait
jamais une occasion de lui marteler qu’elle était en train de commettre la
pire erreur de son existence.
Mais elle consentait à vivre avec cette angoisse, car elle ne supportait
pas de mettre fin à sa liaison avec Niko.
Un jour, Niko dut retourner au bureau, où il avait oublié son portable.
Il emmena Emily avec lui et lui fit visiter l’aéroport privé qui était sa
base d’opérations. Le bâtiment bas était doté d’équipements
électroniques très haut de gamme. Et sans doute les appareils alignés sur
le tarmac l’étaient-ils aussi. Cependant, quand Emily les vit pour la
première fois, elle fut frappée par leur apparente fragilité.
– C’est avec ça que tu voles ? demanda-t–elle en essayant de
dissimuler sa consternation.
Il la perçut tout de même et lui lança en riant :
– A quoi t’attendais-tu, chérie ? A des dirigeables ?
– Non, mais… ces trucs sont si petits et si… démodés.
– « Démodés » ? fit-il, feignant d’être scandalisé.
– Eh bien, oui. Ces drôles de propulseurs à l’avant ressemblent à des
pattes d’araignée.
– Pas possible ? lui répondit-il, pince-sans-rire. C’est ce qui leur
permet de décoller et de se maintenir dans les airs.
– Mais pourquoi n’utilises-tu pas des jets ? Ils sont sûrement plus
rapides !
– Certes, mais pas aussi maniables ni économes en carburant. Des
bimoteurs à pistons tels que ceux-ci ne nécessitent pas une piste
d’atterrissage aussi longue, peuvent se poser pratiquement n’importe où
et voler à bien plus basse altitude, expliqua Niko.
Il ajouta malicieusement :
– Veux-tu que je t’emmène sur un de mes « coucous » pour te montrer
de quoi ils sont capables ?
– Non, merci, répondit-elle précipitamment. Je te crois sur parole !
En partant, ils tombèrent sur Dinos Melettis, le commandant en second
de Niko. Une fois les présentations faites, ce dernier proposa :
– Venez donc dîner à la maison. Il n’y a rien de prévu au planning
avant la fin de la semaine, et Toula aimerait faire la connaissance de ta
chère et tendre !
Il précisa à l’adresse d’Emily :
– Toula est ma femme.
Ils acceptèrent la proposition et passèrent une soirée délicieuse. Toula
confia à Emily dans son anglais légèrement hésitant :
– C’est la première fois que Niko amène ici une de ses maîtresses. Je
pense qu’il est très amoureux de toi.
En se remémorant la façon dont il avait pressé sa jambe sous la table,
Emily en était également convaincue. Pourtant, bien que leur passion ne
cessât de croître, pas une fois au cours de ces semaines ils ne parlèrent
d’avenir. Cela aurait remis en cause le présent, que les exigences de la
profession de Niko rendaient déjà si fragile.
Emily s’efforçait de s’accommoder de la situation.Cependant, elle était
terrifiée par le travail de Niko et le fait qu’il s’adjugeait souvent les
missions les plus dangereuses. Lorsqu’elle se risqua à lui demander
pourquoi, il répondit :
– Parce que je suis le plus expérimenté et celui qui a le moins à
perdre.
– Et Vassili ? s’enquit-elle, faisant allusion à un membre de l’équipe
qu’ils avaient croisé une fois. Tu m’as dit que c’était un pilote virtuose.
– Il a une femme et un fils en bas âge, souligna-t–il.
Cette réponse et ses implications la glacèrent jusqu’à l’âme.
Un dimanche soir de la mi-novembre, ils buvaient un petit cognac sur
la terrasse de Niko et admiraient la vue nocturne d’Athènes, scintillant en
contrebas. Niko était en apparence détendu. Mais une tension diffuse
émanait de lui. Emily, qui l’avait parfaitement saisie, se préparait de son
mieux à ce qu’il lui annoncerait.
Il ne prolongea guère le suspense.
– Je repars demain, lui dit-il avec une décontraction trompeuse. Il se
pourrait que je sois absent plus longtemps que d’ordinaire.
Elle en déduisit aussitôt que cette mission était plus dangereuse que les
autres.
– Combien de temps ? voulut-elle savoir.
– Trois jours, peut-être quatre. Mais sois sûre que je serai rentré pour le
week-end.
– Où vas-tu, cette fois ?
– Encore en Afrique.
Cette réponse évasive était caractéristique ! Jamais il ne donnait de
détails sur son itinéraire, restait toujours vague sur les motifs de son
départ. « Livrer de la nourriture et des vêtements à un orphelinat…
apporter des kits de survie dans un village isolé par un glissement de
terrain… réaliser une évacuation… remettre des fournitures à un hôpital
de campagne… », lâchait-il du bout des lèvres lorsqu’elle le questionnait,
avant de s’empresser de changer de sujet.
Mais elle savait que ce n’était pas aussi simple. Sinon, il n’aurait pas
été las et tendu quand il rentrait ; il ne se serait pas réveillé en sueur à la
suite de cauchemars dont il refusait de parler. Il ne l’aurait pas serrée
dans ses bras, parfois, comme si elle était son seul rempart contre un
infini désespoir.
Cette fois, elle insista :
– Où ça, en Afrique ?
– Quelle importance ?
– Je veux savoir.
Il hésita, tandis qu’elle guettait sa réponse. Quand enfin il se décida à
la livrer, son explication fut tellement plus effroyable que ce qu’elle
aurait pu imaginer, si grosse de violence, de dévastation et de danger
qu’elle en fut vraiment bouleversée.
Elle savait qu’elle était censée réagir avec calme, accepter les faits,
mais cela lui fut impossible. Elle se mit à pleurer.
– Emily, murmura-t–il en la serrant contre lui, pas ça. Nous avons
encore toute la nuit à nous.
Mais la nuit ne lui suffisait pas. Elle voulait un lendemain – ce qui était
une sorte de péché capital.
Les larmes d’Emily le prirent par surprise. Furieux contre lui-même
parce qu’il l’avait plongée dans la détresse, et contre elle parce qu’elle
avait toujours su quel métier périlleux il avait embrassé, il lui dit :
– Voici pourquoi j’ai évité jusqu’ici tout engagement sérieux avec une
femme. Quand je pars en mission, je dois me concentrer sur ceux dont les
vies sont menacées. Je ne peux pas me laisser distraire de mon but, me
payer le luxe de m’inquiéter pour toi.
– Je sais, murmura-t–elle en s’efforçant de sourire. Je suis égoïste et
déraisonnable. Pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne suis
pas aussi émotive, d’habitude.
Elle ne l’avait pas été aux premiers jours de leur liaison, il devait le
reconnaître. Cependant, ces derniers temps, le moindre rien semblait la
perturber. La semaine dernière,en allant la chercher à la villa, il l’avait
trouvée en larmes devant le cadavre d’un oiseau qui s’était brisé le cou en
se heurtant à une vitre. Il avait pitié lui aussi du pauvre petit animal. Mais
ne savait-elle pas aussi bien que lui que la mort faisait partie de la vie, et
qu’elle n’établissait aucune différence entre les jeunes et les vieux, les
coupables et les innocents ?
– Si c’est plus dur pour toi que tu ne l’aurais pensé, et que tu veux
reprendre ta liberté, je comprendrai, lui dit-il.
Elle secoua la tête, refoulant un nouvel afflux de larmes.
– C’est toi que je veux.
– Malgré tout ce que ça suppose ?
– Oui.
Lui aussi, il la voulait. Au point d’avoir transgressé avec joie les
limites qu’il avait assignées à sa vie personnelle avant de la rencontrer.
Et, en cet instant, alors qu’elle levait vers lui son beau visage bouleversé,
il la désirait et la voulait plus que jamais.
– Viens avec moi, alors. Ne gâchons pas les heures qui nous restent
avant mon départ, murmura-t–il.
Cette nuit-là, il l’aima avec raffinement, en prenant son temps. Il ne se
soucia que de son plaisir, et de chasser en elle les démons de la peur.
Lorsque, enfin, il la pénétra sans hâte, aspirant à être pris dans les
convulsions de sa tiédeur moite et à y rester prisonnier à jamais, il
murmura :
– S’agapo, khrisi mou khardia. Je t’aime, Emily…
Il s’éveilla juste avant l’aube, se faufila doucement hors du lit pour ne
pas la réveiller, et alla se préparer dans la salle de bains. Lorsqu’il fut
prêt, il revint un instant dans la chambre et la regarda dormir.
Il avait envie de la toucher, de poser sa bouche sur la sienne, de
murmurer son prénom. Mais, s’il cédait à cette tentation, il ne
parviendrait pas à la quitter.
Se détournant, il prit son bagage et quitta l’appartement sans faire de
bruit.
10.
L’inquiétude s’était emparée d’Emily et ne lui laissait plus de répit.
Elle la rongeait, jour et nuit. Niko était parti dans une région où les règles
du monde civilisé avaient cessé d’avoir cours. Chaque jour, on annonçait
dans les journaux des atrocités épouvantables. Le meurtre, la rapine et la
torture étaient là-bas monnaie courante. La famine et la maladie s’y
développaient dans des proportions effroyables.
Emily était la première à reconnaître que les hommes, les femmes et
les enfants que Niko s’acharnait, comme bien d’autres, à aider avaient
désespérément besoin de secours. Mais, pour ceux qui commettaient tant
de crimes atroces comme pour ceux qui subissaient leur loi infernale, la
Convention de Genève ne pesait pas lourd ! Nombre d’êtres humains
avaient perdu la vie en défendant les principes auxquels ils croyaient.
Et si Niko allait grossir leurs rangs ?
Epuisée d’anticiper le pire, elle se rabattit sur la colère pour tenter
d’orienter ses pensées sur un terrain moins destructeur. Pourquoi Niko
était-il parti sans lui dire au revoir ? Pour leur épargner la douleur de
l’adieu, ou parce qu’il accordait plus d’importance à des étrangers qu’à
elle-même ?
Elle eut aussitôt honte de ces interrogations, bien sûr. Aucune personne
digne de ce nom ne pouvait se montreraussi égoïste ! Si elle aimait
profondément Niko, c’était aussi à cause de sa compassion pour les
autres, justement.
Ensuite, elle tenta d’être optimiste. Jamais il n’avait perdu un pilote !
« Chez nous, l’urgence n’est pas l’exception mais la règle. Nous y
sommes préparés en permanence », lui avait-il toujours affirmé.
Alors, comment pouvait-elle désapprouver son attitude ? Lui reprocher
de la quitter quelques jours lorsque cette brève absence avait une si
grande importance pour des malheureux infiniment moins bien lotis
qu’elle ? Samedi, elle serait de nouveau dans ses bras, et ce cauchemar
serait terminé.
Mais le week-end arriva, puis s’écoula, sans qu’elle ait de nouvelles de
Niko. Le lundi matin, n’y tenant plus, elle s’effondra devant Pavlos.
– Je suis morte d’inquiétude, lui avoua-t–elle.
– Voilà ce qui arrive quand on s’engage avec un homme tel que lui.
– Vous parlez comme si j’avais eu le choix. Comme si j’avais pu
décider de tomber amoureuse ou non. Mais c’est arrivé malgré moi !
– Que pourrais-je répondre ? J’ai essayé de vous avertir, ma petite.
Vous n’avez pas voulu m’écouter. Maintenant, vous êtes dans un piège
sans issue.
– Vous ne m’aidez guère !
Il la contempla d’un air triste.
– Parce que je ne le peux pas. J’ai appris depuis longtemps qu’en ce
qui concerne mon fils l’inquiétude est vaine. Il fait ce qu’il veut, et tant
pis pour ceux qui se trouvent sur sa route.
– Comment pouvez-vous vous retourner contre votre fils, et vous
moquer de savoir s’il est vivant ou mort, Pavlos ? s’écria-t–elle avec
amertume.
– J’ai des années d’entraînement dans l’art de me montrer désagréable,
ma petite. Selon moi, si je nourris comme il faut son antipathie à mon
égard, il survivrarien que pour se gausser de moi. Quant au conseil que je
peux vous donner, il n’a pas varié : oubliez que vous l’avez connu. Vous
vous porterez mieux si vous ignorez ce qu’il mijote.
Mais Emily était bien au-delà de ça, depuis des semaines. L’incertitude
la dévorait. Si elle passait encore une nuit à s’angoisser, elle deviendrait
folle. Aussi, pendant que Pavlos faisait sa sieste, cet après-midi-là, elle se
rendit en taxi à l’aéroport privé. Mieux valait affronter le pire que d’être
la proie des cauchemars alimentés par son imagination.
Le grand hangar était vide. Il n’y avait que cinq appareils sur le
tarmac. En revanche, plusieurs voitures étaient garées devant le bâtiment
administratif. Sans se donner la peine de frapper, elle poussa la porte.
Réunis autour d’une carte étalée sur le bureau de la réception, trois
hommes et une femme étaient en conciliabule. Parmi eux, Dinos et Toula.
En l’entendant entrer, ils se retournèrent tous. Un silence de mauvais
augure s’abattit sur le groupe.
– Emily, fit enfin Dinos, s’avançant avec un sourire contraint qui
s’effaça vite.
Toutes les peurs qui l’avaient hantée se muèrent soudain en certitude.
– Tu sais quelque chose, s’exclama-t–elle. Parle.
Il n’eut pas recours à des faux-semblants.
– Nous ne savons rien, reconnut-il. Nous attendons…
– Quoi ? D’apprendre qu’il a été capturé ? Qu’il est mort ?
– Il n’y a pas de raison de faire de telles suppositions. Niko a du retard,
voilà tout.
– « Du retard ? » s’écria-t–elle, au bord de la crise d’hystérie. Il a
disparu, Dinos !
Toula vint vers elle, alors, et lui saisit les mains.
– Emily, ne te désespère pas, je t’en prie ! Il rentrera. Il rentre
toujours.
– Comment peux-tu en être sûre ? De quand date votre dernier contact
avec lui ?
Il y eut un nouveau silence. Emily sentit sa gorge se serrer. Elle avait
déjà éprouvé cette affreuse sensation d’étouffement : le jour où elle avait
appris la mort de ses parents.
– Jeudi, précisa enfin Dinos. Mais cela ne signifie rien. Parfois, il vaut
mieux faire le silence radio en territoire hostile plutôt que de risquer de
révéler sa position.
Il mentait, et mal ! pensa-t–elle en répliquant :
– Vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve, n’est-ce
pas ?
– Non, avoua-t–il misérablement, en détournant les yeux.
– Comment fais-tu, Toula ? s’exclama Emily en luttant contre un
afflux de larmes. Si Dinos ne rentre pas au moment prévu, comment
préserves-tu ta santé mentale ?
– J’ai la foi, lui répondit-elle avec un regard de pitié. Je prie Dieu et
j’attends. C’est ce que tu dois faire aussi. Il ne faut pas perdre espoir.
– Toula a raison, Emily, ajouta Dinos. Quoi qu’il ait pu se produire,
Niko trouvera le moyen de te revenir, sois-en sûre. Allons, il n’y a rien à
faire ici. Rentre à la villa, et attends-le là-bas. Je t’appelle dès qu’il y a du
nouveau. Où as-tu garé ta voiture ?
– Je suis venue en taxi.
– Alors, Toula va te raccompagner.
***
***
***
***
Niko resta avec son père jusqu’à ce qu’il fût endormi, puis il partit à la
recherche d’Emily. Il avait enfin fait la paix avec Pavlos. Il était temps de
se réconcilier avec elle. Il lui avait fait beaucoup de mal, pour des motifs
qui, avec le recul, lui semblaient d’un égoïsme impardonnable. Eh bien, il
en avait fini avec ça ! Tout allait changer !
Il traversa la maison silencieuse et, aux abords du salon, perçut un
doux murmure qui capta son attention. Il entra, s’apprêtant à délivrer
quelque oiseau égaré venu du jardin. Il découvrit alors Emily, près de la
fenêtre ouverte. Drapée à demi dans un châle, elle était penchée sur le
bébé pendu à son sein.
Cette vision lui causa un énorme choc. Il l’avait engagée à trouver un
homme qui lui conviendrait. Mais jamais, au cours de leur séparation, il
n’avait imaginé qu’elle eût suivi le conseil au point d’avoir mis au monde
un enfant !
Comme si elle s’était sentie observée, elle se retourna. En le voyant,
elle rabattit très vite le châle sur le bébé – un nourrisson de quelques
mois, pour autant qu’il ait pu en juger.
– Eh bien ! fit-il, feignant un amusement qu’il était loin d’éprouver. Je
ne m’attendais pas à ça !
Elle haussa légèrement les épaules.
– La vie nous surprend toujours…
Il lorgna le bébé, dont il ne voyait que les petits pieds chaussés de
rouge.
– Fille ou garçon ? s’enquit-il.
– Fille.
– Elle te ressemble ?
– Il paraît que oui.
– Elle a de la chance. Es-tu heureuse ?
– Follement. J’ai tout ce que je désirais.
– Vraiment ?
Il ne l’aurait jamais pensé ! Elle était nerveuse, tendue, mal à l’aise.
Elle n’osait pas le regarder. Elle tripotait lechâle sans raison. Et puis… il
y avait autre chose qui ne collait pas.
Il regarda ses mains fébriles, et sut ce que son inconscient avait
remarqué avant lui.
– Pourquoi ne portes-tu pas d’alliance, alors ? demanda-t–il.
Emily avait redouté et anticipé bien des questions. Mais pas celle-là !
En un éclair, elle envisagea d’improviser un mensonge puis se ravisa.
Puisqu’il supposait qu’elle avait trouvé un autre homme, pourquoi ne pas
le laisser persister dans sa propre méprise ? Elle dirait la vérité – ou du
moins, une version édulcorée des faits, et s’il continuait à faire erreur, ce
serait tant pis pour lui…
– Parce que je ne suis pas mariée, répondit-elle.
– Pourquoi ?
– J’ai mal choisi l’homme avec qui j’ai eu une relation. Nous nous
sommes séparés et j’élève seule ma fille. Ne prends pas cet air
désapprobateur ! C’est monnaie courante, aujourd’hui.
– Ce n’est pas ton genre, Emily. Tu aurais dû t’en tenir au genre
d’homme que tu as toujours recherché.
– Mais je ne l’ai pas fait. Et j’ai eu un bébé.
– Tu peux encore avoir les deux. Il n’est pas trop tard.
– Je crains que si. Il n’y a pas tellement de candidats prêts à accepter
l’enfant d’un autre.
– Il y a moi, déclara Niko. Si tu veux de moi, je t’épouse.
Elle s’attendait si peu à une telle proposition qu’elle faillit lâcher
Helen.
– Ne sois pas ridicule ! Le Niko Leonidas que je connais ne mise rien
sur le mariage !
– Il n’existe plus. Il a mûri, et il sait ce qui compte dans la vie.
– Il croyait qu’il était important d’aider les démunis.
– Il le croit toujours.
– Je n’ai besoin de rien, Niko. Je peux très bien me débrouiller par
moi-même.
– Tu ne me comprends pas. Je n’ai pas renoncé à défendre les causes
que j’ai soutenues tout au long de ces années. Je continuerai à le faire.
Mais je n’ai plus besoin pour ça de jouer ma vie à la roulette russe. Il y a
d’autres moyens plus efficaces de changer les choses.
– M’épouser n’en fait pas partie, répliqua-t–elle.
Mais comme elle aurait voulu pouvoir proclamer le contraire !
Il traversa la pièce en deux ou trois enjambées, et la rejoignit.
– Ecoute-moi, plaida-t–il. Je t’aime. Laisse-moi une chance de te le
prouver. Permets-moi de t’offrir un foyer pour toi et ton enfant. Peu
importe que le sang d’un autre coule dans ses veines. Il est de toi et ça me
suffit pour l’aimer comme s’il était le mien.
– Oh, Seigneur…, murmura-t–elle, au bord des larmes. Je n’étais pas
préparée à ça.
– Moi non plus. Si tu as besoin de temps pour réfléchir…
– Nous en avons besoin tous les deux, Niko. Pour le moment, tu te dois
à ton père. Et tu es trop fragile émotionnellement pour prendre des
décisions importantes.
– Pas au point d’ignorer où j’en suis. Par respect pour mon père, je
n’exige pas de réponse immédiate. Mais je n’attendrai pas indéfiniment.
– Nous ne sommes pas seuls en cause, Niko. Ma situation… n’est pas
exactement ce que tu crois.
– Tu m’aimes ?
– Oui.
– Es-tu mariée ?
– Je t’ai dit que non.
– Alors, il n’y a rien d’insoluble. Ecoute… je suis dans un état
effroyable. Je rentre me doucher et me ressaisir un peu. Mais si tu
imagines que ma proposition est improvisée…
– Est-ce le cas ? Après tout, tu es quelqu’un de chevaleresque.
– C’est moi que je cherche à sauver, cette fois, Emily. J’y ai mis le
temps, mais je vois enfin clair. Seul un fou rejette les choses précieuses
qui embellissent sa vie. J’étais en route pour le dire à mon père avant
même de savoir qu’il était mourant. Hélas, j’ai trop attendu pour lui
revaloir les années perdues. Je ne commettrai pas la même erreur avec
toi.
Il fit volte-face et quitta la pièce. Mais ses dernières paroles avaient
réchauffé le cœur d’Emily au-delà de toute espérance.
Pendant l’absence de Niko, Giorgios vint la trouver : Pavlos était
réveillé. Elle se rendit aussitôt à son chevet. Il s’éclaira en voyant Helen
et voulut prendre la petite dans ses bras. Mais l’effort était trop grand. Il
s’effondra sur les coussins, son vieux cœur battant de façon erratique. Il
ne tarda guère à somnoler.
Niko fut bientôt de retour et s’installa de l’autre côté du lit pour le
veiller avec Emily. Sentant sa présence, son père murmura :
– Tu es là, fils ?
– Oui, babas, je suis là.
– Tu seras un homme riche quand je serai parti.
– Pas aussi riche que si tu restais parmi nous.
– Le temps manque pour ça, mon garçon. C’est à toi et à Emily de
prendre le relais.
– Je sais.
– Veille bien sur elle.
– Je le ferai.
– Et sur ma petite-fille. Sois meilleur père que je ne l’ai été.
Interdit, Niko lança un coup d’œil acéré à Emily mais ne manifesta
aucune émotion.
– Je ne te ferai pas défaut, babas, se contenta-t–il de dire.
– Tu ne m’as jamais déçu, mon fils, souffla Pavlos,d’une voix presque
inaudible. J’ai toujours été fier de toi… j’aurais dû te le dire plus tôt.
Après cet effort, il se rendormit plus profondément, sa respiration
imperceptible soulevant à peine le drap qui le recouvrait. Emily s’affaira
à surveiller la perfusion et l’alimentation en oxygène. Elle espérait
différer la question qu’amènerait inévitablement l’ultime requête de
Pavlos. Mais Niko resta concentré sur son père.
Au bout d’une heure ou deux, Emily s’éclipsa dans le salon pour
nourrir Helen sans déranger Pavlos. Puis l’après-midi toucha à sa fin et le
crépuscule tomba. Giorgios apporta une collation. Damaris coucha Helen
dans un berceau improvisé – le tiroir d’une commode douillettement
garni de linges.
Le médecin vint voir son malade, croisa le regard d’Emily et secoua la
tête d’un air navré. Il annonça qu’il reviendrait à l’aube.
La nuit durant, Emily et Niko veillèrent, sans presque parler. Leurs
pensées allaient vers le vieil homme qui avait marqué leurs existences et
s’éteignait sous leurs yeux.
A 6 heures le lendemain, Pavlos rendit son dernier soupir.
– Il est parti, Niko, murmura Emily. C’est fini.
Niko hocha la tête, et prit dans ses bras le frêle corps de son père. Se
retirant pudiquement pour lui laisser ce dernier adieu, elle sortit sur la
terrasse. Un nouveau jour ensoleillé s’annonçait à peine. Le premier sans
Pavlos.
Elle s’aperçut que Niko l’avait rejointe à l’instant seulement où il prit
la parole.
– Il délirait, n’est-ce pas, en affirmant que le bébé était de moi ?
– Non, répondit–elle, consciente de ne pouvoir cacher la vérité plus
longtemps. Tu es bien son père biologique.
– C’est impossible ! Nous avons toujours pris des précautions !
– Il faut croire que nous n’avons pas été aussi efficaces que nous
l’avions cru.
– Quel âge a-t–elle ? Elle paraît avoir quelques semaines seulement !
– Elle a trois mois. Elle est très petite parce qu’elle est née prématurée,
avec sept semaines d’avance.
Il chancela presque.
– Pourquoi ne m’as-tu pas averti ? Il y a neuf ou dix mois, je veux dire.
Si j’avais su, je t’aurais épousée tout de suite !
– Je sais, et c’est précisément de cette réaction que je ne voulais pas.
Et je persiste à ne pas vouloir.
– Je craignais bien que ce ne soit l’explication. Apparemment, j’ai le
don de gâcher tout ce qui compte le plus pour moi.
Il rentra alors dans la maison, terrassé par un chagrin si visible qu’elle
n’osa même pas se retourner vers lui.
14.
Elle ne vit guère Niko au cours de la semaine suivante. Il fut occupé
par les dispositions à prendre, par l’enterrement de son père, par les
nombreux associés d’affaires de Pavlos qui défilèrent à la villa pour lui
rendre un dernier hommage.
Elle aidait Damaris à servir des rafraîchissements à la kyrielle de
visiteurs, et passait avec Helen de nombreuses heures dans le jardin, à se
demander ce que l’avenir lui réservait. Si Niko prenait le temps de faire
connaissance avec sa fille, il la traitait, pour sa part, plutôt comme une
sœur que comme une amante. Avait-elle gâché leurs chances de devenir
un couple en cachant la naissance du bébé ?
Elle eut la réponse quand Niko vint la trouver un jour, alors qu’elle
était assise à l’ombre d’un olivier en surplomb de la mer. Ils avaient de
nouveau la villa pour eux seuls, depuis deux jours. Mais il faisait trop
beau pour s’enfermer à l’intérieur.
– Nous avons laissé le passé en paix, Emily, dit-il en s’asseyant près
d’elle, sur la couverture qu’elle avait étalée sur la pelouse. Maintenant, il
faut songer à l’avenir. J’ai promis de ne pas te bousculer pour avoir une
réponse à ma demande en mariage. Mais je suis à bout de patience.
– Tu… tu veux toujours m’épouser ? s’étonna-t–elle.
– Plus que jamais. La question est de savoir si tu as suffisamment
confiance en moi pour accepter.
– Pourquoi me défierais-je de toi ?
– Voyons… J’ai prouvé que j’étais dénué de scrupules en tentant de te
confondre parce que je te prenais pour une aventurière. Je t’ai séduite, et
puis j’ai prétendu que nous ne formions pas un couple susceptible de
durer et j’ai suggéré de mettre fin à notre liaison. Je t’ai quittée. Puis tu as
eu un enfant et tu n’as pas osé me l’annoncer car tu considérais, à juste
titre, que je ferais un mauvais père. Faut-il que je continue ?
– Non ! Tu viens de dire toi-même que nous devions envisager le futur.
Faisons-le !
– Très bien. Voici ce que j’ai décidé : je continuerai à soutenir les
causes auxquelles je crois. Mais je cesserai d’être pilote pour codiriger
l’entreprise avec Dinos. Je vais m’occuper de près des affaires de mon
père, comme il l’a toujours souhaité. Si nous nous marions, et que tu es
d’accord, j’aimerais vivre ici et garder Giorgios et Damaris, qui ont
toujours été fidèles à ma famille. Ainsi que tout le personnel… Je m’en
tire comment, jusqu’ici ?
– A merveille ! Je ne pourrais souhaiter mieux.
– Tu acceptes de m’épouser, alors ?
– Je n’en suis pas sûre, biaisa-t–elle avec coquetterie. Depuis une
semaine que tu es ici, tu dors dans une chambre à l’opposé de la mienne
et de celle de ta fille. Tu as l’intention de continuer ?
– Pas si tu m’acceptes dans la tienne.
– Alors, c’est oui.
Niko laissa échapper un long soupir.
– Merci, mon ange, dit-il. Je me sentais très triste et très seul depuis la
mort de mon père. Je n’étais pas fier de moi et j’avais très peur d’avoir
tout gâché avec toi, irrémédiablement.
– Moi aussi, Niko, j’avais de la peine. Mais cela n’a rien changé à mes
sentiments pour toi. Je t’aime. Je t’aimerai toujours.
– Et je t’aime aussi. Plus que je ne saurais l’exprimer.J’aime notre fille,
et je vous protégerai toutes les deux, notre vie durant.
Ce soir-là, après avoir couché Helen dans son berceau improvisé, ils la
regardèrent dormir un long moment, attendris.
Puis ils allèrent au lit, et se redécouvrirent l’un l’autre. Avec des mots
et des gestes d’amour, ils retrouvèrent la magie qu’ils redoutaient d’avoir
perdue. Et ce fut aussi merveilleux qu’auparavant.
Blottie dans les bras de Niko, Emily murmura d’une voix alanguie, en
entendant Helen gémir dans son sommeil :
– Il va falloir qu’on lui achète un vrai berceau, tu ne crois pas ?
– Demain, ma chérie, dit Niko en l’embrassant sur la bouche,
longuement, pour lui souhaiter bonne nuit.
Ce baiser avait, pensa Emily, le goût du soleil et de toutes ces choses
délicieusement grecques : les citronniers, la mer turquoise, les couchers
de soleil couleur de mangue, les aubes éthérées…
Il avait le goût de l’éternité.