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ANNE DAUTUN

© 2009, Catherine Spencer Books Limited.


© 2011, Traduction française : Harlequin S.A.
978-2-280-22338-6
Azur
1.
Emily le repéra aussitôt.
Non parce que Pavlos, son employeur, lui avait décrit son fils avec
précision. Mais parce qu’il dominait de toute sa stature la foule qui
attendait le groupe de passagers venant de débarquer à l’aéroport
d’Athènes. On ne voyait que lui : un mètre quatre-vingt-dix de virilité et
un beau visage d’ange déchu. Au premier regard, elle sut qu’il était de
ces hommes que tous envient et dont les femmes se disputent les
faveurs.
Sans doute guidé par un instinct mystérieux, il vrilla son regard au
sien, et elle en fut aussitôt perturbée. D’emblée, elle pressentit qu’il était
dangereux, et qu’elle finirait par maudire le jour où elle l’avait rencontré.
Il inclina la tête comme s’il savait quelle impression il produisait, puis,
fendant la foule, il se dirigea vers Pavlos et elle.
Quand elle put le voir de plus près, Emily fut frappée par l’étroitesse
de ses hanches, par la longueur de ses jambes, gainées d’un jean, par
l’élégance désinvolte avec laquelle son blouson de cuir noir enveloppait
ses larges épaules, par le contraste entre sa chemise blanche et son teint
hâlé. Elle remarqua aussi le dessin ferme de sa bouche et de sa mâchoire
ombrée d’une barbe naissante – tout cela trahissait le tempérament
obstiné dont Pavlos lui avait parlé.
Parvenu près d’eux, il s’adressa à son père d’une voix grave, aussi
sensuelle et séduisante que le reste de sa personne.
– Contre toute attente, te voilà rentré sain et sauf. Le voyage s’est bien
passé ?
– Il a été long, lui répondit Pavlos avec lassitude.
Ni les sédatifs ni le confort de la première classe ne lui avaient procuré
de véritable bien-être, Emily le savait.
– Très long, ajouta-t–il. Mais, tu le constates, mon ange gardien veillait
sur moi.
Pavlos saisit la main d’Emily, et la serra avec affection.
– Ma chère enfant, j’ai le plaisir de vous présenter Nikolaos, mon fils.
Niko, voici mon infirmière, Emily Tyler. Sans elle, je ne sais pas ce que
je serais devenu.
De nouveau, Nikolaos Leonidas posa sur Emily un regard évaluateur et
insolent. Sa beauté et son allure n’étaient pas exemptes d’arrogance. Il ne
devait pas être le genre d’homme auquel on s’opposait impunément,
pensa-t–elle.
Bien qu’elle fût décemment vêtue d’un pull en coton et d’un pantalon,
elle eut soudain l’impression d’être nue. C’était à cause de ses yeux, se
rendit-elle compte avec un léger vertige. Il n’avait pas les yeux bruns de
son père, mais des pupilles d’un vert jade intense, qui ajoutaient encore à
la beauté sombre et puissante de son visage.
Articulant avec peine, elle réussit à dire :
– Yiasu.
– Vous parlez grec ?
– A peine. En fait, je viens d’épuiser tout mon vocabulaire, répondit-
elle.
– Je l’aurais juré.
Le commentaire l’aurait peut-être piquée, s’il n’avait été accompagné
d’un sourire follement charmeur. Emily se sentit rougir. Qu’est-ce qui lui
prenait ? se demanda-t–elle. A vingt-sept ans, elle n’était pas
particulièrement expérimentée, mais elle n’était pas non plus une vierge
naïve et savait que les apparences étaient trompeuses. Ce qui était
appréciable chez un être humain était sa beauté intérieure. Et, à en croire
ce qu’elle avait entendu dire, Niko Leonidas n’était pas un modèle !
Son attitude envers Pavlos n’était pas faite pour démentir les rumeurs.
Il n’avait pas embrassé son père, ne tentait pas de le rassurer d’un geste
bourru et affectueux qui aurait pu indiquer au vieil homme que son fils le
soutiendrait pendant sa convalescence… Niko héla un porteur pour qu’il
se charge des bagages, et lâcha d’un ton presque sec :
– Eh bien, puisque les présentations sont faites, allons-nous-en.
Il se dirigea vers la sortie de l’aéroport. Poussant la chaise roulante de
Pavlos, Emily lui emboîta le pas. Cependant, parvenu devant la
Mercedes, il laissa transparaître un peu de compassion – enfin !
– Attendez, fit-il alors qu’elle s’apprêtait à aider son patient.
Avec une surprenante tendresse, il souleva son père entre ses bras,
l’installa avec soin sur le confortable siège arrière, et lui enveloppa les
jambes d’une couverture.
– Tu n’étais pas obligé de faire ça, grommela Pavlos sans pouvoir
réprimer une grimace de douleur.
– Apparemment, si, répondit Niko, auquel cette réaction n’avait pas
échappé. Que voulais-tu ? Que je te regarde t’étaler par terre sans lever le
petit doigt ?
– J’aimerais mieux tenir debout sans l’aide de personne !
– Dans ce cas, tu aurais dû prendre soin de toi. Ou avoir le bon sens de
rester à la maison, au lieu de t’en aller en croisière en Alaska !
Emily lui aurait volontiers donné une gifle ! Elle se contenta d’un
regard noir.
– Un accident peut toujours arriver, monsieur Leonidas, fit-elle
observer.
Il rétorqua aussitôt.
– Surtout à un globe-trotter de quatre-vingt-six ans.
– Ce n’est pas sa faute si le navire s’est échoué, et s’il a été le seul
passager blessé. Tout bien considéré, et compte tenu de son âge, votre
père a très bien réagi.Avec le temps, et une rééducation appropriée, il
devrait se remettre plutôt bien.
– Et si ce n’est pas le cas ?
– Il faudra alors vous comporter en véritable fils.
Il lui décocha un coup d’œil sarcastique.
– Infirmière et conseillère familiale, ironisa-t–il. En voilà une chance !
Il donna un pourboire au porteur, lui laissant le soin de rapporter la
chaise roulante à l’endroit adéquat. Puis, refermant le coffre, il ouvrit la
portière avant, du côté du passager, et invita Emily à monter avec une
prévenance exagérée.
– Installez-vous, je vous en prie. Nous continuerons cette conversation
plus tard.
Il conduisait avec virtuosité, constata-t–elle. Moins d’une demi-heure
après avoir quitté l’aéroport, ils traversaient les rues ombragées de
Vouliagmeni, la banlieue chic d’Athènes, surplombant le golfe de
Salamine, que Pavlos lui avait décrite avec tant de passion. Bientôt, à
l’extrémité d’une paisible route côtière, Niko engagea la voiture au-delà
d’une double grille en fer forgé, après l’avoir ouverte grâce à la
commande encastrée dans le tableau de bord.
Emily avait compris que Pavlos était très riche. Elle n’était pourtant
pas préparée à la vision d’opulence qui s’offrit à elle lorsqu’elle aperçut,
au bout de la longue allée en courbe, la… le… Comment appelait-on
cela ? Une gentilhommière ? Un manoir ?
Sertie dans un sublime domaine, protégée du grondement de la
circulation par un bosquet de pins, la demeure défiait toute description
avec ses murs en stuc d’un blanc lumineux, ses élégantes proportions et
son toit de tuiles aussi bleues que le ciel athénien des cartes postales –
même si l’azur, en cette fin d’après-midi de septembre, semblait avoir
déserté les nues gris fer où menaçait un orage. D’immenses fenêtres
s’ouvraient sur de vastes terrasses, ombragéespar des vérandas croulant
sous la vigne vierge. Il y avait une grande fontaine dans l’avant-cour, des
paons sur les pelouses et, quelque part du côté de la mer, retentissaient les
aboiements d’un chien.
Emily n’eut guère le temps de s’extasier, cependant. Dès que la voiture
fut à l’arrêt devant un portail à double vantail, celui-ci s’ouvrit, et un
homme d’âge mûr apparut. Il pilotait une chaise roulante aux antipodes
du modèle spartiate gracieusement fourni par l’aéroport. Giorgios, le
majordome dévoué, supposa-t–elle.
Pavlos lui avait souvent parlé de lui avec beaucoup d’affection. Il était
suivi par un tout jeune homme qui sortit les bagages du coffre tandis que
Niko et le majordome installaient le convalescent sur la chaise. Pavlos,
accusant la fatigue, avait le visage cendreux, les traits tirés. Niko lui-
même parut s’en inquiéter.
– Pouvez-vous faire quelque chose ? demanda-t–il à Emily, la retenant
en arrière alors que Giorgios poussait la voiture de son maître dans le
vestibule.
– Lui donner un sédatif, et lui laisser prendre du repos, dit-elle. Le
voyage a été très éprouvant pour lui.
– Je n’ai pas l’impression qu’il était en état de se déplacer.
– Ce n’était effectivement pas le cas. Etant donné son âge et la sévérité
de son ostéoporose, il aurait dû rester à l’hôpital une semaine de plus.
Mais il a voulu rentrer. Il n’y a pas eu moyen de le faire changer d’avis.
– Un entêtement surprenant de sa part, ironisa Niko en se débarrassant
de sa veste en cuir. Dois-je convoquer son médecin ?
– Demain matin, oui. Il faut renouveler son ordonnance. Je n’ai pu
emporter que le strict minimum. Il y a juste assez de médicaments pour
lui permettre de passer la nuit.
Elle s’efforça de garder contenance, bien que Niko fût si près d’elle
qu’elle percevait presque la chaleur de soncorps. Le dépassant, elle saisit
son sac de voyage au milieu des bagages entassés dans l’entrée.
– Si vous voulez me conduire à sa chambre… Je dois m’occuper de
lui.
Il la mena à l’arrière de la maison, dans un ensemble de pièces du rez-
de-chaussée comptant un salon et une chambre. Les doubles-fenêtres
ouvraient sur un patio clos de murets, donnant sur les jardins et la mer.
Pavlos, penché en avant, se repaissait du spectacle en dépit de la brume
qui envahissait le ciel à l’approche de l’orage.
– Voici quelques années, il a fait convertir en appartements privés cette
partie de la maison, expliqua Niko. Il n’était plus assez en forme pour
grimper l’escalier.
– Et le lit médicalisé ? s’enquit Emily en jetant un coup d’œil vers la
chambre.
– Il a été installé hier. Pavlos fera la moue, mais c’est plus commode
que son lit habituel, pour le moment.
– Vous avez bien fait, il sera plus à l’aise. Au demeurant, à l’exception
des nuits, il y passera le moins de temps possible.
– Pourquoi ?
– Plus il se donnera d’activité, plus il aura de chances de remarcher,
même si…
– Même si… ? insista Niko, percevant sa réserve. Tout à l’heure, vous
affirmiez qu’il se remettrait.
Elle hésita, retenue par le secret professionnel. Mais Niko, en tant que
membre de la famille, devait être mis au courant. D’ailleurs, si elle taisait
certaines informations, cela pourrait avoir des conséquences néfastes sur
la convalescence de Pavlos.
– Que savez-vous de l’état de santé de votre père ? demanda-t–elle.
– Uniquement ce qu’il consent à m’apprendre. Autrement dit, pas
grand-chose.
Elle aurait dû s’en douter !
« Inutile d’avertir mon fils, avait décrété Pavlos lorsqu’onavait voulu
prévenir Niko. Il s’occupe de ses affaires, moi des miennes. »
Niko la cloua sur place avec son regard vert si déstabilisant.
– Me cachez-vous quelque chose, Emily ? Est-il mourant ?
– Nous allons tous mourir un jour ou l’autre, non ?
– Ne jouez pas au plus fin avec moi. Je vous ai posé une question
simple. Répondez-y simplement.
Pavlos épargna à Emily l’obligation d’obtempérer en lançant d’un ton
irascible :
– Dites donc, vous deux ! Qu’est-ce que c’est que ces messes basses ?
Adressant un regard d’excuse à Niko, elle expliqua :
– Votre fils suppose que vous n’apprécierez peut-être pas le nouveau
lit. Vous allez penser qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas.
– Exact ! C’est ma hanche qui flanche, pas mon cerveau ! C’est moi
qui décide de ce dont j’ai besoin !
– Tant que vous serez sous ma responsabilité, sûrement pas.
– Ne cherchez pas à me régenter, petite. Je ne le tolérerai pas.
– Mais si, dit-elle tranquillement. C’est pour ça que vous m’avez
engagée.
– Je peux vous congédier, et vous mettre dès demain dans un avion
pour Vancouver.
Elle dissimula un sourire. C’était une vaine menace, bien sûr. Pavlos
était fatigué, il souffrait. Mais après une nuit de repos, il serait dans une
meilleure disposition d’esprit.
– C’est juste, monsieur Leonidas, répondit-elle en poussant la chaise
roulante en direction de la chambre. D’ici là, laissez-moi faire mon
travail.
Niko avait profité de l’occasion pour s’éclipser, nota-t–elle, mortifiée
par sa déception, qu’elle s’efforça en vain de réprimer. Cependant, le
fidèle Giorgios resta, prêt àapporter son aide en cas de besoin. Lorsque
Pavlos se fut restauré un peu et fut installé pour la nuit, il faisait déjà
noir.
Damaris, la gouvernante, mena Emily à la suite qu’on lui avait
préparée à l’étage. Décorée dans des nuances subtiles d’ivoire et de bleu
ardoise, elle évoquait sa propre chambre, même si le mobilier somptueux
n’était certes pas dans ses moyens ! Le sol carrelé de marbre, le tapis
précieux et les meubles anciens au poli doux exprimaient la richesse, le
bon goût et le confort.
Le plus tentant était le vaste lit à baldaquin, paré de draps en lin. Après
dix mille kilomètres et seize heures de voyage, sans parler du stress
occasionné par l’état de son patient, Emily se sentait lasse, et aspirait à se
blottir sous la couverture pour s’endormir.
Elle constata que ses affaires avaient été rangées dans le dressing et la
salle de bains. A son grand dam, on avait disposé bien en vue des sous-
vêtements de rechange et une robe en coton fraîchement repassée. Le
coucher précoce auquel elle aspirait n’aurait pas lieu, de toute évidence !
Ce que lui confirma la réplique ultime de Damaris.
– J’ai préparé un bain pour vous, madame Tyler. Le dîner sera servi
dans la serre à 21 heures.
Apparemment, l’organisation journalière de la résidence Leonidas était
aussi élégante et cérémonieuse que les lieux eux-mêmes. Si elle avait
espéré souper d’un sandwich, elle devrait y renoncer !
Quand elle descendit au rez-de-chaussée, quelques minutes avant
21 heures, les lieux étaient déserts. Un air de musique classique en
sourdine et un halo de lumière dorée se répandant dans le hall principal à
partir d’une porte ouverte lui permirent de localiser la serre.
Elle ne s’attendait pas à découvrir, une fois le seuil franchi, qu’elle ne
dînerait pas seule !
Une table ronde, où le couvert était mis pour deux avec goût, était
dressée au milieu de la pièce. Un seau à champagne en argent et deux
flûtes en cristal reflétaient l’éclat des lumignons entrelacés dans les
plantes qui ornaient les lieux à profusion.
La touche finale à tout cela ? Niko Leonidas, d’une beauté presque
exaspérante dans son pantalon et sa chemise gris pâle, qui devaient valoir
à eux seuls une fortune. Il était négligemment appuyé contre une
crédence.
Elle n’était vraiment pas dans son élément ! Sa modeste toilette le
révélait sans doute. Peut-être son hôte avait-il évité de mettre un habit de
soirée, et devait-elle lui en être reconnaissante…
Envahie par un émoi intérieur qu’elle croyait avoir dompté, elle
lança :
– Je ne pensais pas que vous dîneriez avec moi.
Il prit la bouteille de champagne, remplit les flûtes en cristal, et lui en
tendit une en rétorquant :
– Je ne croyais pas avoir besoin d’une invitation pour m’asseoir à la
table de mon père.
– Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire, monsieur Leonidas ! Vous
avez le droit de…
– Vous êtes trop bonne de le reconnaître, coupa-t–il.
Il était décidément maître dans l’art de décocher des amabilités
ambiguës ! Quant au sourire dont il avait accompagné sa réplique, à mi-
chemin entre dérision et dédain, il lui donnait l’impression d’être une
empotée.
– Je ne voulais pas vous offenser, dit-elle, perdant pied face à son
assurance doucereuse. Je suis surprise, voilà tout. Je vous croyais parti.
J’ai cru comprendre que vous habitiez à Athènes même.
– C’est le cas. Par ailleurs, nous ne sommes pas particulièrement
attachés aux formalités, nous autres Grecs. Appelez-moi Niko, comme
tout le monde.
Elle se moquait de ce que faisaient les autres ! Elle se sentait déjà
incapable d’aligner deux mots sans commettre un impair. Si elle
l’appelait Niko, elle ne tarderait pas à multiplier les bévues !
– Vous avez avalé votre langue au chat, Emily ? demanda-t–il avec un
regard rieur. La perspective d’un tête-à-tête vous dérange ?
Elle n’allait certainement pas lui avouer qu’il la troublait, et qu’elle
aurait aimé se passer de cette perturbation !
– Pas du tout, répondit-elle. Je suis seulement surprise que vous soyez
resté. J’ai cru comprendre que vous ne passiez guère de temps avec
Pavlos.
– Etant son fils, je ne crois pas agir en intrus en passant une nuit sous
son toit. Vu les circonstances, je me dois d’être un peu plus disponible
pour lui. Cela vous pose un problème ?
– Bien sûr que non. Du moment que cela n’interfère pas avec les
raisons de ma présence.
– Et quelles sont-elles, exactement ?
Elle le dévisagea. Son regard vert avait cessé d’être rieur. Il la toisait
d’un air froid et dur.
– A quoi rime cette question ? Vous savez pertinemment pourquoi je
suis ici.
– Mon père est très dépendant de vous. C’est un vieil homme
vulnérable… et fortuné.
Ce sous-entendu la scandalisa.
– Insinuez-vous que j’en ai après son argent ?
– Est-ce le cas ?
– Certainement pas ! C’est pour cela que vous traînez ici, n’est-ce
pas ? Non par inquiétude pour lui, mais pour garder l’œil sur moi et vous
assurer que je ne mette pas le grappin sur son compte en banque.
– Si je « traîne », comme vous dites, c’est pour veiller sur mon père. Il
n’est pas en état de veiller sur lui-même. Si mon inquiétude vous semble
injurieuse…
– En effet !
– Eh bien, tant pis, répondit-il sans la moindre contrition. Essayez
donc de voir les choses de mon point de vue… Voici que mon père rentre
chez lui avec une très belle femme, une parfaite étrangère à laquelle il se
fie aupoint de remettre sa santé entre ses mains. De plus, elle a effectué
des milliers de kilomètres pour suivre sa convalescence, qui s’annonce
longue et difficile, alors qu’Athènes ne manque pourtant pas
d’infirmières qualifiées prêtes à assumer ce travail. Soyez franche : si la
situation était inversée, n’auriez-vous pas quelques soupçons ?
– Non ! s’écria-t–elle avec vivacité. Avant de tirer des conclusions
hâtives, ou de mettre en doute son intégrité professionnelle, je
demanderais à voir les références de cette étrangère. Et, si cela ne me
satisfaisait pas, je prendrais contact avec ses précédents employeurs pour
m’assurer qu’elle correspond à ce qu’elle prétend être.
– Inutile de monter sur vos grands chevaux, ma jolie ! Vous avez fait
valoir votre point de vue. Soit ! Je suis prêt à remiser mes soupçons et à
vous proposer une trêve : savourons cet excellent champagne des caves
de mon père. Il serait dommage de le gaspiller.
Indignée, elle posa violemment sa flûte sur la table, faisant se répandre
une partie de son contenu.
– Si vous croyez que je vais trinquer avec vous et partager votre repas,
vous vous trompez ! Je préfère rester sur ma faim.
Tournant les talons, elle s’éloigna d’un pas rapide. Mais elle n’avait
pas fait trois enjambées qu’il lui bloqua le passage.
– Désolé de vous avoir offensée parce que je me soucie des intérêts de
mon père, dit-il avec calme et aisance. Soyez sûre que je n’y ai pris
aucun plaisir.
Elle le foudroya du regard.
– J’aurais juré tout le contraire ! Je n’ai pas l’habitude d’être traitée en
criminelle.
– Si je vous ai blessée, vous m’en voyez navré. Je préfère me
fourvoyer que d’oublier la plus élémentaire prudence.
– C’est-à-dire ?
– Mon père a déjà été pris pour cible par des gens qui ne songeaient
qu’à profiter de lui.
– Il serait moins vulnérable aux manœuvres s’il était plus sûr de sa
relation avec vous.
– Peut-être, mais nous n’avons jamais eu de relation père-fils au sens
traditionnel.
– C’est ce que j’ai cru comprendre. Je vous suggère d’oublier vos
différences, et de cesser de vous affronter. Il a besoin de savoir que vous
vous souciez de lui.
– Je ne serais pas ici, si ce n’était pas le cas.
– Et ça vous étoufferait de le lui dire ?
Il eut un ricanement assourdi.
– Non. C’est lui qui pourrait avoir un choc fatal en m’entendant !
Pourquoi y avait-il tant d’éloignement entre eux ? se demanda-t–elle.
Que s’était-il passé ?
– Etes-vous conscients, l’un et l’autre, qu’on s’occasionne bien des
souffrances parce qu’on a trop attendu pour se dire : « Je t’aime » ? J’ai
été souvent témoin du chagrin qui ravage les familles lorsque les mots
qu’il aurait fallu dire n’ont pas été prononcés à temps.
Niko s’approcha des baies vitrées.
– Nous ne sommes pas comme les autres gens, dit-il.
– Vous n’êtes cependant pas immortels, fit-elle observer.
Garder le silence aurait été criminel, décida-t–elle. Il fallait qu’elle
révèle maintenant ce qu’elle savait.
– Ecoutez, votre père ne souffre pas seulement d’une fracture de la
hanche, Niko. Son cœur n’est pas en bon état.
– Je n’en suis pas surpris, après toutes ces années de tabagisme et de
surmenage. Son médecin a eu beau lui faire la leçon, il n’a rien voulu
changer à ses habitudes. C’est un vieil entêté.
Emily savait que cette description était juste. Pavlos avait signé une
décharge pour sortir de l’hôpital général de Vancouver contre l’avis des
chirurgiens, et s’était obstiné à vouloir rentrer en Grèce. Il ne supportait
pas lecontrôle incessant des infirmières. « Elles ne vous laissent pas
respirer, avait-il protesté quand Emily l’avait poussé à retarder son départ
en avion. Si je reste ici plus longtemps, j’en sortirai les pieds devant. »
– Tel père tel fils, lança-t–elle. Vous êtes aussi têtus l’un que l’autre.
Niko fit volte-face et l’examina d’un regard si scrutateur qu’elle en eut
le frisson. Il semblait lire en elle des choses qu’elle n’avait pas très envie
de s’avouer…
– Avant de tirer des conclusions hâtives, dit–il en s’avançant vers elle
de sa démarche racée et féline, vous devriez entendre ma version de
l’histoire.
– Vous n’êtes pas mon patient. Votre père, si, répondit-elle
Ce disant, elle avair reculé mais pas assez pour l’empêcher de lui saisir
le poignet.
– La médecine moderne ne prône-t–elle pas une approche globale ?
Soigner l’esprit afin de guérir le corps, etc. N’est-ce pas ce dont vous
vous êtes faite l’apôtre depuis que vous êtes arrivée ici ?
– Je suppose, oui.
– Et comment comptez-vous y parvenir si vous ne connaissez qu’une
moitié de l’équation à résoudre ? Qu’est-ce qui vous empêche de me
laisser combler les lacunes ? Qu’avez-vous à y perdre ?
Son âme, et tout ce qu’elle était, pensa-t–elle, saisie par un effrayant
pressentiment. Si elle cédait à la force d’attraction de Nikolaos Leonidas,
il prendrait le pouvoir sur sa vie et ne lui en rendrait jamais la maîtrise !
Mais, comme elle n’était pas du genre à s’enfuir à la première alerte, elle
campa sur ses positions, refoulant de son esprit ses inquiétudes
irrationnelles.
– A perdre ? fit-elle en jouant la surprise. Mais rien, bien sûr.
– Vraiment ? fit-il en se penchant vers elle. Pourquoi avez-vous si
peur, alors ?
– Je n’ai pas peur ! Pas du tout !
2.
« Elle ment ! » pensa Niko. Son regard traqué, son pouls précipité, le
révélaient sans doute possible. Il avait la ferme intention de découvrir
pourquoi ! En se rendant à l’aéroport, il avait voulu se convaincre qu’il
resterait insensible à ce qui l’attendait. Pourtant, la vue du vieil homme
fragile et diminué lui avait causé un choc brutal. Pavlos et lui se
fréquentaient peu, ayant admis depuis longtemps qu’ils n’étaient
d’accord sur rien et ne possédaient rien en commun. Néanmoins, Pavlos
restait son père, et il n’allait certes pas permettre qu’une petite
aventurière sexy le dépouille jusqu’au dernier sou !
Comme de bien entendu, elle s’était vertueusement indignée lorsqu’il
avait insinué qu’elle était loin d’être un ange de miséricorde désintéressé.
Or, il constatait qu’elle s’était rendue indispensable et s’était frayé un
chemin dans le cœur du vieil homme. La façon dont il s’était cramponné
à elle à l’aéroport était révélatrice.
Mais il n’aurait aucun mal à détourner Emily de son but. Après tout,
un milliardaire en pleine force de l’âge était préférable à un milliardaire
gâteux. S’il se trompait sur elle… eh bien, un flirt anodin n’avait jamais
nui à personne. Pavlos serait mécontent quand il comprendrait sa
manœuvre. Mais son père avait-il jamais approuvé ses faits et gestes ?
Certes pas.
– Vous êtes bien silencieux, dit Emily, interrompant sa méditation.
– Je pensais que j’avais porté sur vous un jugement hâtif, répondit-il,
jouant de son mieux la contrition. Je ne suis pas entièrement dénué de
conscience, vous savez. Puisque l’un d’entre nous doit s’en aller, ce sera
moi, bien sûr.
Ignorant son cri de protestation, il libéra son poignet qu’il retenait
toujours entre ses doigts, et ouvrit la porte. Au même instant, Damaris
surgit sur le seuil. Il n’aurait pu mieux orchestrer sa sortie !
Il s’écarta pour permettre à Damaris d’entrer avec son plateau, où
étaient disposés des olives, des petits poulpes, des feuilles de vigne
farcies, du tsatsiki et des pains pitas.
– Kali oreksi, Emily, dit-il en commençant à s’éloigner. Bon appétit !
– Ne soyez pas ridicule ! s’exclama-t–elle.
Réprimant un sourire, il pivota sur lui-même.
– Quel est le problème ?
– Il y a de quoi nourrir un régiment !
– Ma foi, les Grecs ont un bon coup de fourchette.
– Je ne pourrai jamais avaler tout ça, et la gouvernante de votre père
s’est donné bien du mal pour le préparer, alors, je…
– Oui ?
– Eh bien, autant que vous m’aidiez à faire un sort à toute cette
nourriture, lâcha-t–elle à contrecœur.
Il se caressa la mâchoire, faisant mine de réfléchir.
– Il vaudrait mieux éviter le gâchis, en effet. D’autant que ce sont juste
les hors-d’œuvre. Ensuite, viendront les plats.
Lui jetant un regard qui aurait pétrifié les dieux de l’Olympe en
personne, elle attendit que Damaris ait épongé le vin qu’elle avait
répandu. Puis elle s’assit en disant :
– Inutile de jubiler comme ça ! C’est très déplaisant.
Il n’était pas habitué à de telles critiques. Les femmes qu’il fréquentait
se seraient coupé la langue plutôt que d’émettre un jugement peu flatteur
sur sa manière d’être. La hardiesse d’Emily le séduisait et le stimulait
infinimentplus qu’elle ne l’aurait cru ! Il avait l’habitude de prendre des
paris risqués. Et tirait une véritable jouissance de ses victoires…
Il la rejoignit et fit tinter sa flûte contre la sienne. Rien de tel qu’une
lumière tamisée et des bulles de champagne pour camper un cadre
propice à la séduction.
Levant son verre, il lança :
– Au nouveau départ de nos relations !
Elle réagit par un léger frémissement des épaules, avala délicatement
une gorgée, puis prit un peu de pain et de tsatsiki et picora une olive.
– Vous n’aimez pas la cuisine grecque ?
– Je la connais mal, répondit-elle.
– Il n’y a pas de restaurants grecs à Vancouver ?
– Si, il y en a plusieurs, et excellents, paraît-il. Mais je n’ai pas souvent
l’occasion de sortir.
– Les prétendants doivent pourtant se bousculer à votre porte pour
avoir le privilège de dîner avec vous.
– Je crains que non. Les tours de garde ne sont pas très favorables à la
vie sociale.
« Bien sûr ! pensa-t–il avec ironie. Et tu es si acharnée au travail que tu
n’as jamais une nuit de repos ! »
Il hocha la tête d’un air faussement mystifié, il commenta :
– Et comment se fait-il que les Canadiens soient si aisément rebutés ?
Ce sont donc tous des eunuques ?
Elle faillit s’étrangler avec l’olive qu’elle croquait.
– Et vos collègues ? continua-t–il. Il paraît que l’hôpital est un lieu
propice aux idylles…
– L’idée que toutes les infirmières finissent par épouser un chirurgien
est une légende, l’informa-t–elle avec raideur. D’ailleurs, la moitié des
médecins sont des femmes. De plus, trouver un mari est le cadet de mes
soucis.
– Pourquoi ? La plupart des femmes veulent se marier et avoir des
enfants.
– J’adorerais fonder une famille. Mais uniquement si je rencontre
l’homme idéal. Je ne cherche pas à me caser.
– Définissez l’homme idéal.
– Pardon ? fit-elle en le dévisageant avec étonnement.
– Quels sont vos critères pour juger qu’un homme est digne d’être
épousé ?
Elle avala une gorgée de champagne, réfléchissant. Pour finir, elle
déclara :
– Il doit être honorable.
– Grand, brun et beau ?
Pas forcément, répondit-elle en haussant les épaules.
Dans ce mouvement, sa robe se tendit sur ses seins et Niko se dit qu’il
aurait préféré ne pas les trouver aussi délectables.
– Riche et qui a réussi, alors ?
– Bien rémunéré, certainement. Si nous avions des enfants, j’aimerais
les élever moi-même.
– Si vous deviez élire une seule qualité pour cet homme idéal, quelle
serait-elle ?
– La capacité d’aimer, révéla-t–elle d’un air rêveur.
Tandis que, au-dehors, le vent agitait les palmiers avec une violence
peu coutumière pour un mois de septembre, elle continua.
– C’est l’amour que je désire plus que tout. Un mariage qui en est
dépourvu n’est pas un vrai mariage.
Contrarié de constater que ses pensées dérivaient loin de la route qu’il
s’était tracée, Niko déclara presque sèchement :
– Je ne suis pas d’accord. Je ne permettrai jamais que mon cœur
prenne le pas sur ma raison.
– Pourquoi ? Ne croyez-vous pas à l’amour ?
– J’y ai peut-être cru il y a longtemps. Mais elle est morte d’une
rupture d’anévrisme lorsque j’avais trois mois.
– Votre mère, c’est ça ? lâcha-t–elle, les yeux soudain humides, l’air
horrifié. Oh, Niko, comme c’est triste !
Il ne voulait ni de sa sympathie ni de sa pitié, et les étouffa dans l’œuf.
– Inutile de vous désoler ainsi. Je ne l’ai pas connue, je n’ai pas lieu de
la regretter.
La voyant frémir, il eut honte de sa réponse.
– Elle vous a donné la vie, souligna-t–elle.
– Et perdu la sienne, un fait que je n’ai pas encore fini d’expier.
– Pourquoi ? Vous n’êtes pas la cause de sa mort.
– A en croire mon père, si.
Si elle n’avait presque pas touché au contenu de son verre, il avait vidé
le sien. Il le remplit de nouveau, ne sachant comment juguler la
souffrance qu’il laissait rarement affluer dans son cœur.
– Elle avait quarante et un ans. A son âge, la naissance d’un enfant l’a
menée à la tombe.
– Beaucoup de femmes attendent la quarantaine pour avoir des enfants,
de nos jours.
– Cela ne les tue pas.
– Exact. J’ai du mal à croire que Pavlos vous rende responsable de
cette tragédie. Après tout, elle lui a donné un fils. C’est un héritage
qu’aucun homme ne prend à la légère.
– Mon père se moquait d’avoir un fils. Il ne tenait qu’à ma mère. A ses
yeux, c’est moi qui la lui ai enlevée.
– Il aurait dû veiller à ce qu’elle ne tombe pas enceinte, en ce cas. Ou
vous juge-t–il responsable de ça aussi ?
– Après vingt et un ans de vie conjugale stérile, il a dû penser que les
précautions n’étaient pas nécessaires… Si vous finissiez votre verre de
vin ? Ce n’est pas très agréable de boire seul.
Ayant consenti à avaler une gorgée, Emily observa :
– Une fois son chagrin surmonté, Pavlos a dû trouver du réconfort dans
le fait d’avoir un fils !
– Mon père et moi ne nous sommes jamais aimés. Il m’en a toujours
voulu. Parce que j’avais causé la perte de son unique amour, et que je ne
me suis jamais laissé impressionner par sa fortune et son rang social.
– Il aurait dû trouver ça louable.
– Ne laissez pas votre pitié pour le pauvre petit orphelin entacher votre
jugement, ironisa Niko. Enfant, je me suis constamment rebellé. Pendant
mon adolescence, j’ai pris le plus grand plaisir à lui causer de l’embarras,
et lorsque je suis enfin devenu adulte, j’ai refusé de me laisser acheter. Je
n’avais rien d’un « gentil garçon », et je ne suis pas un homme
« gentil ».
– Là-dessus, je vous crois, répliqua-t–elle. Le seul point que je mette
en doute, c’est que vous soyez devenu adulte. Vous me faites plutôt
l’effet d’un adolescent attardé.
Les événements ne se déroulaient pas du tout comme il l’avait
prémédité ! songea-t–il. A ce stade, elle était censée lui tomber toute
chaude dans les bras, femme-femme et consentante. Alors qu’elle était en
train de le battre à son propre jeu. En plus, son verre était de nouveau
vide !
Caustique, il rétorqua :
– Vous pourrez vous sentir libre de critiquer quand vous aurez vécu la
même expérience que moi !
– Oh, je l’ai vécue ! riposta-t–elle. Et dans mon cas, c’était plus
violent. J’ai perdu mes deux parents dans un accident de voiture lorsque
j’avais neuf ans. Contrairement à vous, j’en ai beaucoup de souvenirs, et
ils me manquent. Ils me portaient un amour inconditionnel que j’ai perdu
du soir au lendemain. Je sais ce qu’on ressent quand on est à peine
tolérée par de proches parents qui vous considèrent comme un boulet.
Empourprée, animée, elle lâcha un soupir courroucé, puis continua
sans désemparer.
– J’ai aussi appris à gagner ma vie, et à y réfléchir à deux fois avant de
dépenser un dollar. Alors que vous n’avez visiblement manqué de rien.
De plus, je ne crois pas une seconde que votre père vous ait rejeté. Bref,
je remporte haut la main ce concours d’autocommisération !
Il laissa s’écouler un silence lourd de sens avant de répondre :
– On a rarement exprimé de façon aussi lapidaire mes nombreuses
défaillances. Bravo ! Y a-t–il autre chose que vous désiriez m’apprendre
à mon sujet ? Ou n’ai-je plus qu’à disparaître sous terre ?
– Je vous suggère de manger. Vous avez bu et vous n’êtes pas en état
de conduire. Vous feriez mieux de passer la nuit ici.
– Juste ciel, Emily, est-ce une invitation ?
– C’est un ordre. Si vous êtes assez fou pour désobéir, je vous
décocherai un coup de pied bien placé !
Il ne doutait pas, étant donné sa connaissance de l’anatomie masculine,
qu’elle était tout à fait capable de lui infliger de sévères dommages ! Cela
aurait dû refroidir ses ardeurs. Pourtant, à l’idée de lutter avec elle, il se
sentait excité. Pour la première fois, il se demanda s’il avait opté pour la
bonne tactique. C’était elle qui était censée se trouver à sa merci, et non
l’inverse ! Or, elle demeurait imperméable à son charme. Alors qu’il était
loin de rester insensible au sien…
Damaris revint servir des blancs de poulet farcis aux herbes
accompagnés de macaronis – diversion bienvenue qui lui permit de
réduire sa libido au silence.
Une fois qu’ils furent de nouveau seuls, il demanda avec une
décontraction voulue :
– Pourquoi avez-vous cédé à mon père, et lui avez-vous permis de
voyager alors qu’il n’était pas en état ?
– J’ai tenté de l’en dissuader, dit-elle. Nous nous y sommes tous
efforcés. Mais il voulait rentrer chez lui. Il n’y a pas eu moyen de le
convaincre. Je pense qu’il avait peur.
– De mourir ?
– De mourir ailleurs qu’en Grèce.
Cela, Niko le croyait sans peine. Son père avait toujours eu un
attachement extrême pour sa terre natale.
– Vous vous êtes donc portée volontaire pour le rapatrier ?
– C’est lui qui m’a choisie, en fait. Nous avions appris à bien nous
connaître, durant son séjour à l’hôpital.
Une heure plus tôt, cette information lui aurait paru une indication
supplémentaire des motivations cachées d’Emily. Mais elle se révélait
beaucoup plus intéressante qu’une simple croqueuse de diamants…
Cherchant à réajuster son angle d’attaque, il s’efforça de gagner du
temps.
– Qu’êtes-vous devenue, après la mort de vos parents ?
– J’ai été envoyée chez la sœur de mon père. Tante Alicia et oncle
Warren n’avaient pas d’enfant. Ils étaient mes seuls parents ; donc, ils ont
été obligés de prendre soin de moi. Ils n’en ont pas été heureux, et moi
non plus.
– Ils vous maltraitaient ?
– Pas dans le sens où vous l’entendez. Mais ils me rappelaient sans
cesse qu’ils avaient « bien agi » en me recueillant. S’ils n’avaient pas
craint le qu’en-dira-t–on, ils auraient refusé de me prendre en charge.
Bien sûr, l’indemnisation de l’assurance qui me venait de mes parents
leur a permis d’avaler la pilule : elle a couvert mes frais d’entretien et de
scolarité pendant neuf ans.
– Et ensuite ?
– Après le bac, je me suis inscrite à l’école d’infirmières. Fin août, je
me suis installée dans un foyer du campus. Je ne suis plus jamais
retournée chez eux.
– Du moins, grâce à l’assurance, vous avez eu assez d’argent pour
payer vos études et les à-côtés.
– Ne croyez pas ça. Je me suis débrouillée avec les bourses et les prêts
étudiants.
Indigné, il la dévisagea d’un air interdit. Quels que fussent les péchés
de Pavlos, il ne l’aurait jamais dépossédé de son héritage maternel !
– Ils ont dépensé l’argent à leur profit au lieu de le placer en
fidéicommis pour votre éducation ?
– Pas du tout, rectifia-t–elle. Ils ont fait preuve d’une honnêteté
scrupuleuse.
Elle allait développer, sans doute, mais sembla se raviser.
– L’indemnisation n’était pas assez élevée, c’est tout.
Quelque chose clochait dans cette réponse, pensa Niko. Quand des
parents souscrivaient une assurance sur la vie au profit de leurs enfants,
surtout mineurs, c’était bien pour qu’ils perçoivent une indemnisation
conséquente en cas de malheur ? Cette question suscitait une
investigation approfondie, mais il la reporta à un moment mieux choisi.
– Avez-vous encore des relations avec votre oncle et votre tante ?
préféra-t–il demander.
– Elles se limitent à une carte pour Noël ou le nouvel an.
– Donc, ils ignorent l’endroit où vous êtes ?
– Tout le monde l’ignore. Mon arrangement avec Pavlos est
strictement privé. Si mon employeur venait à l’apprendre, il me
renverrait.
Ce qui n’aurait rien de catastrophique, si elle avait des ambitions
lucratives, pensa-t–il. Son salaire d’infirmière n’était que roupie de
sansonnet par comparaison avec ce qu’elle « raflerait » si elle épousait
son père…
– Pourquoi avez-vous pris un tel risque ? s’enquit-il.
– Parce que Pavlos était seul dans un pays étranger, sans famille ni
amis pour veiller sur lui à sa sortie de l’hôpital.
– Il avait un fils. Si vous étiez entrée en contact avec moi, j’aurais pu
être à son chevet en moins de vingt-quatre heures.
Elle suggéra avec douceur :
– Peut-être n’a-t–il pas voulu vous déranger ?
– Il a donc préféré importuner une parfaite étrangère. Fût-ce au risque
de lui faire perdre son travail. Dites-moi, Emily, comment comptez-vous
expliquer votre absence à vos employeurs ?
– Ce ne sera pas nécessaire. J’ai trois mois de congé. Je me suis
arrangée pour qu’ils coïncident avec la sortie de votre père.
– Quel noble geste de votre part ! Sacrifier vos vacances à son bien-
être !
– Pourquoi pas ? Je n’avais rien de prévu.
« En dehors de polir ton auréole ! » pensa-t–il, caustique, et luttant
pour dissimuler son scepticisme.
– Le travail, rien que le travail… Ce n’est pas très équilibré. Nous
tâcherons d’arranger ça, fit-il.
Une bourrasque soudaine secoua les hautes persiennes, et Emily
tressaillit.
– Le simple fait d’être en Grèce est déjà un changement, dit-elle. Si le
temps s’éclaircit, Pavlos ne me refusera sûrement pas un jour de congé
par-ci par-là, pour que je puisse faire quelques visites.
– Soyez-en sûre, affirma-t–il, saisissant l’opportunité qui se présentait.
Et je saurai me rendre disponible pour vous servir de guide.
– C’est gentil de votre part, Niko.
« Pas du tout ! » aurait-il pu répondre. Quelles que fussent les
motivations auxquelles elle obéissait, les siennes étaient loin d’être
pures !
Ils bavardèrent à bâtons rompus pendant le reste du repas, à peine
interrompus de temps à autre par le crépitement de la pluie contre les
vitres. Cependant, au moment du café, Emily accusait la fatigue. Bien
qu’il fût du genre coriace, il la prit en pitié. Le long vol en avion était
éreintant et, de plus, elle avait dû s’occuper de son père – source
considérable de tension. Quand elle voulut se retirer, il ne tenta pas de la
retenir. Il l’escorta même jusqu’au pied de l’escalier.
– Bonne nuit, murmura-t–elle.
– Kali nikhta, répondit-il. Dormez bien.
Alors qu’elle avait presque atteint le palier intermédiaire, un éclair
aveuglant troua la nuit. Les lumières s’éteignirent d’un seul coup et la
maison fut plongée dans le noir.
Il entendit l’exclamation d’Emily, le claquement sec de ses talons alors
qu’elle s’immobilisait, le pied ayant failli lui manquer.
– Restez où vous êtes ! lança-t–il, sachant que l’escalier était traître
pour ceux qui n’en avaient pas l’habitude.
Pour sa part, il avait grandi dans cette maison, et aurait pu s’y diriger
les yeux fermés. En un rien de temps, il eut rejoint Emily. Un deuxième
éclair zébra les ténèbres, révélant le visage d’Emily : la lumière
fulgurante nimba ses cheveux d’argent, et ses yeux dilatés parurent
immenses.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t–elle, cramponnée à la rampe, en
équilibre instable au bord d’une marche.
Instinctivement, il l’attira contre lui, entourant de son bras ses épaules
frêles comme celles d’une enfant. Mais le reste de son corps tiède et
doux, pressé contre lui, était femme en diable.
Cherchant à détourner son attention – car son corps réagissait à son
contact avec une vigueur primitive plutôt inopportune, il déclara :
– C’est une coupure de courant.
– Ça, je l’avais compris ! dit–elle avec un rire étouffé.
Il précisa :
– La foudre a dû frapper un pylône électrique.
– Oh, fit-elle d’une petite voix.
Etant donné leur étroite proximité, elle était consciente de son
excitation virile, de l’effet qu’elle avait sur lui.
– Ça arrive souvent ? s’enquit-elle.
– Non, surtout à cette époque de l’année.
– Je devrais aller voir votre père.
– Inutile, dit-il en entendant des pas et en voyant vaciller les flammes
d’un chandelier au fond du vestibule. Giorgios s’en charge. Si cela peut
vous tranquilliser, je m’assurerai que tout va bien quand je vous aurai
conduite à votre chambre. Où vous a-t–on installée ?
– Dans une suite bleu et crème avec de beaux meubles anciens. Il y a
un lit à baldaquin.
Il acquiesça, identifiant aussitôt les lieux. Puis, la tenant enlacée, il
l’emmena sur le palier. Il gagna la suite à tâtons, et guida Emily à
l’intérieur.
Dans l’âtre, les bûches étaient presque consumées. Les braises
répandaient dans la pièce une lumière orangée diffuse. Quand elle leva
les yeux, leurs regards se croisèrent et se retinrent, captifs de l’attirance
sensuelle qui les avait saisis l’un et l’autre dès l’instant où ils s’étaient
vus.
Dans la partie qu’il avait engagée, Niko n’avait pas prévu de
l’embrasser aussi précocement. Il avait prémédité des manœuvres plus
subtiles. Pourtant, il trouva naturel de resserrer son étreinte. Et tout aussi
naturel d’incliner la tête et de prendre sa bouche.
3.
Emily avait déjà été embrassée. Mais, à chaque occasion, une part de
son esprit était restée détachée, capable d’évaluer l’expérience, chaque
fois rebutée par le détail rédhibitoire : agressivité, maladresse, absence de
tendresse ou de passion… Elle avait fini par conclure que le baiser, ce
délice tant vanté, était un prélude à la romance largement surfait. Jusqu’à
ce que Niko Leonidas vienne bouleverser cette conviction…
« Bouleverser » était, à dire vrai, bien faible, et le mot « baiser »
échouait à décrire la situation. Cet homme réalisait un prodige avec sa
bouche ! pensa-t–elle. Son baiser, à la fois appuyé et retenu, la
transperçait par son ardeur fiévreuse. Sans rien exiger, il la dépouillait de
tout : son indépendance, sa lucidité, ses repères, et même son instinct de
survie.
A l’exception d’une expérience inconsidérée, et qui n’avait rien eu
d’inoubliable, Emily rejetait l’amour physique. Elle avait choisi de rester
célibataire parce que la sensualité n’avait pas d’attrait pour elle, et qu’elle
n’avait jamais éprouvé de sentiment amoureux. Pourtant, si Niko avait
voulu la prendre, elle se serait donnée à lui tout de suite. Elle lui aurait
permis de retrousser sa jupe et de la toucher comme aucun homme ne
l’avait fait. Pendant tout le temps que dura son baiser, et l’envoûtement
qu’il faisait naître, elle lui aurait accordé toutes les privautés qu’il aurait
voulues.
De toute évidence, il ne désirait nullement obtenir ce qu’elle était prête
à donner, songea-t–elle. Car, se détachant d’elle, il recula et dit d’une
voix rauque :
– Je vais voir mon père, et m’assurer qu’on vous apporte de la
lumière.
Ses jambes se dérobant sous elle, elle acquiesça en silence. Sa vie en
eût-elle dépendu qu’elle n’aurait pu émettre un son. Niko avait repris ses
distances. Pourtant, elle demeurait envoûtée, prisonnière de son
magnétisme. Un feu liquide embrasait le cœur de sa féminité.
Quand il s’éloigna, elle voulut crier qu’elle n’avait besoin que de lui !
Mais les mots restèrent prisonniers dans sa gorge. Assommée, elle se
laissa tomber dans un fauteuil, et attendit son retour.
Sur la cheminée, une antique horloge en cuivre égrenait les secondes.
Son tic-tac régulier l’apaisa, et ramena un peu d’ordre dans ses idées.
Quelle folie l’avait saisie ? Comment avait-elle pu vouloir se livrer à un
étranger qu’elle connaissait à peine ? Niko était dangereux !
Quand il reviendrait, elle ne lui permettrait pas d’entrer, résolut-elle.
Elle n’était pas de taille contre un homme tel que lui. Une liaison lui
vaudrait forcément des peines de cœur.
Cependant, quand un coup discret frappé à la porte signala son retour,
une onde de chaleur se diffusa en elle, faisant naître des pulsations
sensuelles délicieuses, électrisantes. Elle avait hâte d’être dans ses bras !
Ouvrant toute grande la porte, elle commença :
– Je commençais à croire que vous m’aviez aband…
Elle se tut, mortifiée, en découvrant devant elle Giorgios. D’une main,
il tenait un candélabre en argent illuminé, et de l’autre, une torche
électrique.
– Niko m’a chargé de vous apporter ceci, thespinis, dit-il, et de vous
assurer que kyrie Pavlos dort sur ses deux oreilles.
Elle s’écarta pour le laisser entrer, en marmonnant :
– Merci.
– Parakalo, fit-il en posant le chandelier sur la commode et en lui
remettant la torche en main propre. Je dois aussi vous prévenir qu’il a été
appelé ailleurs.
– A cette heure-ci ? fit-elle avec incrédulité.
– Oui, thespinis. Il a reçu un appel urgent, et sera sans doute absent
plusieurs jours.
« Quelle crapule ! » pensa-t–elle. C’était vraiment un lâche ! Refoulant
avec peine sa colère et son humiliation, elle dit :
– Urgent ! Au point de partir en pleine tempête ? Il devait avoir un
motif impérieux !
Giorgios, qui regagnait le seuil, s’immobilisa un bref instant, haussant
les épaules.
– Je ne saurais dire. Il n’a pas donné d’explications.
– Peu importe, murmura-t–elle, se ressaisissant.
Niko Leonidas ne comptait pas. Elle était ici pour veiller sur Pavlos,
pas pour courir après son fils !
– Merci pour le chandelier et la torche, Giorgios. Bonne nuit.
– Kalispera, thespinis. Dormez bien.
A son grand étonnement, elle passa une bonne nuit. Quand elle
s’éveilla, le lendemain, le ciel était dégagé et ensoleillé. La tempête
nocturne n’était plus qu’un souvenir, comme le baiser de la veille.
Pavlos était levé et habillé lorsqu’elle descendit au rez-de-chaussée.
Installé sous la véranda de sa chambre, il contemplait le jardin. A côté de
lui, sur une table, traînaient une tasse de café vide et un téléphone
portable. Une paire de jumelles était posée sur ses genoux.
Apercevant Emily, il porta un doigt à ses lèvres, et lui fit signe de le
rejoindre.
– Regardez, lui chuchota-t–il en désignant deux gros oiseaux qui
picoraient le sol à quelque distance.
Ils avaient des têtes bleu-gris, une gorge rose perle et des ailes brunes
tachetées de noir.
– Ils sont jolis, n’est-ce pas ? Savez-vous ce que c’est ?
– Des pigeons ?
– Pas du tout, ma petite ! Ce sont des tourterelles. Elles sont timides et
se montrent rarement. Elles s’aventurent dans mon jardin parce qu’elles
s’y sentent à l’abri. Et ces autres oiseaux, là-bas, près de la mangeoire,
sont des loriots. Vous ne saviez pas que j’aimais les oiseaux, n’est-ce
pas ?
– Non, dit-elle en remarquant que ses yeux bruns pétillaient et qu’il
avait meilleure mine. Je constate que vous avez l’air mieux.
– Rien de tel qu’un contact avec le pays natal pour revigorer un
homme. Mon fils ne partage certainement pas mon avis, évidemment. Où
est-il ? Je croyais qu’il resterait au moins cette nuit.
– On l’a appelé pour une urgence.
– Il a déjà filé, hein ?
Pavlos redressa les épaules et le menton, en vieux guerrier qui refuse
d’admettre une faiblesse.
– Il est encore parti pour une de ses fredaines, je parie. Ça ne me
surprend pas. Eh bien, bon débarras ! Avez-vous déjeuné, mon petit ?
– Non, répondit-elle, dissimulant la pitié qu’il lui inspirait. Je voulais
d’abord savoir comment vous alliez.
Il avait beau jouer l’indifférence, elle n’était pas dupe : il se sentait
seul, abandonné.
– J’ai faim. Nous allons prendre le petit déjeuner ensemble, décida-t–
il.
Il s’entretint brièvement au téléphone avec un membre de son
personnel. Quelques instants plus tard, Giorgios faisait rouler sous la
véranda une table à abattants équipée de tous les ustensiles requis pour le
rituel du café – ainsi qu’elle s’en rendit bientôt compte. Le breuvage fut
préparé avec un soin cérémonieux, sur un brûleur, dans une petite
cafetière baptisée briki, et aussitôt servi dans des tasses blanches
épaisses, accompagné d’un verre d’eau.
– Aucun Grec digne de ce nom ne songerait à entamer sa journée sans
un flitzani de bon café, déclara Pavlos.
Emily dut reconnaître que la boisson sentait divinement bon. Mais elle
mettrait sans doute quelque temps à s’habituer à ce breuvage fort, nappé
de mousse, avec des résidus de grains moulus. Elle dégusta avec plaisir,
en revanche, la salade au yaourt et aux fruits saupoudré d’amandes,
agrémentée de miel et de cannelle.
Pendant les jours suivants, elle constata que Pavlos n’avait pas grande
confiance dans les médecins, jugeait les kinésithérapeutes inutiles et ne
se gênait pas pour le leur dire. Aussi indiscipliné qu’un enfant quand il
était contraint d’exécuter la série d’exercices prescrits pour renforcer sa
hanche, il faisait pourtant preuve d’une gentillesse exquise envers Emily
quand il lui semblait qu’elle travaillait trop.
L’après-midi, pendant qu’il faisait sa sieste, elle nageait dans la
piscine, se promenait au bord de la plage ou bien explorait les environs,
ravie de visiter les échoppes. Le soir, elle jouait avec Pavlos au poker ou
au gin-rami, et tant pis s’il trichait un peu !
Un matin, alors qu’elle poussait son fauteuil roulant sur la terrasse
après sa séance de rééducation, il lui demanda :
– Est-ce que vous avez le mal du pays ?
Elle regarda les fleurs écloses, les paons paradant sur la pelouse, le ciel
bleu et la mer turquoise. A Vancouver, la saison des pluies était proche.
Bientôt, des tempêtes venues du sud-est dépouilleraient les arbres de
leurs feuilles. Les gens se hâteraient sous leurs parapluies alors que,
quelques semaines plus tôt, ils auraient paressé sur les plages, savourant
les derniers jours d’été.
– Non, répondit-elle. Je suis contente d’être ici.
– Tant mieux. Comme ça, vous n’aurez aucune excuse pour désirer
partir plus tôt.
Elle partagea cet avis jusqu’au début de la deuxième semaine –
lorsque, sans crier gare, Niko reparut aussi soudainement qu’il était
parti.
– C’est donc ici que vous vous cachez ! lança-t–il, lui tombant dessus
comme une tornade alors qu’elle lisait dans le patio, sur une causeuse. Je
vous ai cherchée partout.
Malgré sa surprise, elle réussit à garder contenance.
– Pourquoi ? Que voulez-vous ?
Il s’assit près d’elle sans y être invité, s’adossant aux coussins tiédis
par le soleil.
– Vous demander de dîner ce soir avec moi.
Il ne manquait pas de culot ! Elle s’efforça de prendre un air amusé et
détaché.
– Non, merci ! Vous risqueriez de disparaître à la dernière minute en
me laissant payer la note.
– Vous faites allusion au soir de mon départ ? fit-il d’un air vaguement
contrit. Ecoutez, je suis désolé, mais…
– J’ai déjà oublié ça, alors, faites-en autant.
– Vous vous en souvenez parfaitement, au contraire. Acceptez de dîner
avec moi, et je m’expliquerai.
– Qu’est-ce qui vous laisse penser que je m’intéresserais à vos
propos ?
– Le fait que vous soyez fâchée contre moi ! Emily, voyons, fit-il d’un
ton enjôleur en se penchant vers elle, acceptez au moins de m’écouter
avant de conclure que je ne vaux pas la peine d’être connu.
– Le soir, je joue aux cartes avec Pavlos.
– Dans ce cas, nous souperons tard. A propos, comment va mon père ?
Je suis passé le voir dans sa suite, mais il dormait.
– Il se fatigue vite. Cependant, il se porte mieux depuis qu’il a
commencé sa rééducation.
– Je suis content que son état s’améliore.
Il la regarda par-dessous ses paupières frangées de longs cils épais, à
demi baissées, et fit courir son doigt le long de son bras.
– Alors, qu’en dites-vous, ma douce ? Est-ce un « oui » ?
Impossible de lui résister ! pensa Emily, alors que des picotements
délicieux parcouraient sa chair.
– Eh bien, c’est d’accord. Néanmoins, je ne serai pas libre avant que
votre père soit installé pour la nuit. Vers 22 heures.
Il la serra de plus près encore et elle frissonna devant ce magnifique
spécimen de grâce masculine, beau comme le péché, dangereux comme
un fauve.
– Je peux attendre, dit-il en déposant un baiser sur sa joue. Mais ce ne
sera pas facile.
***

Un bon choix, décida Emily en jaugeant le restaurant du bord de mer


où il l’avait emmenée. Contrairement aux auberges à pergolas envahies
de bougainvillées qu’elle avait vues dans les environs – avec des
napperons en papier et un mobilier parfois un peu fruste –, l’endroit où
elle se trouvait avait du style. Des nappes en lin drapaient les tables
ornées d’un unique gardénia. Les fauteuils confortables en cuir, la
musique douce ainsi que la petite piste de danse créaient une atmosphère
élégante et romantique.
Ils furent conduits à une table donnant sur la marina. De hauts mâts
sombres se découpaient sur le ciel nocturne et, au-delà du brise-lames, le
clair de lune dessinait un chemin argenté sur la mer, jusqu’à l’horizon.
Dans la salle, des chandelles projetaient une lumière chaude et douce.
Lorsqu’on eut servi leurs boissons et qu’ils eurent choisi leurs mets,
Niko se carra sur son siège.
– Vous êtes ravissante, ce soir, Emily. On dirait un top model et non
une infirmière.
Elle avait noué ses cheveux en chignon et portait une robe noire,
assortie de sandales à talons. Simple mais de coupe élégante, la robe à
pans drapés était étroite, avec un bustier sans manches. Elle l’avait
complétée avec un châle brodé d’argent et avait, pour tout bijou, des
pendants d’oreilles anciens en argent, cloutés de cristal.
– Merci. Vous n’êtes pas mal non plus !
Et même infiniment mieux que ça, pensa-t–elle enjetant un regard sur
son costume anthracite de coupe superbe. Sans parler du magnifique
corps masculin qu’il enveloppait…
– J’aime vos pendants d’oreilles, continua Niko avec un sourire.
– Ils ont appartenu à ma mère. Elle adorait les bijoux et les jolies
toilettes.
Elle effleura l’un des pendants en argent, et une vision de sa mère,
parée pour une sortie d’un soir, surgit dans son esprit, aussi nette que si
elle était réelle…
– Je possède toujours ses robes de soirée, ses chaussures et ses sacs,
ajouta-t–elle.
– Vous les portez ?
– Pas souvent. Je n’en ai guère l’occasion.
Il la contempla, laissant errer son regard sur son visage, son cou
gracieux, ses épaules… Elle eut envie de draper son châle autour d’elle,
et s’en empêcha à grand-peine.
– Quel gâchis ! murmura-t–il. Une femme aussi belle que vous devrait
toujours porter de jolies choses.
– Ma mère était belle, pas moi, affirma-t–elle en remerciant d’un signe
le serveur, qui leur présentait un plateau de mises en bouche. Et mon père
était d’une beauté incroyable. Ils formaient un couple si séduisant !
– Parlez-moi d’eux. Comment étaient-ils ? En dehors de leur
apparence physique, je veux dire.
– Ils s’adoraient. Ils étaient heureux.
– Ils appartenaient à la haute société ?
– Je suppose, oui, reconnut-elle, se remémorant les nombreuses fois où
elle avait assisté, avec fascination, aux préparatifs de sa mère en vue d’un
gala.
– Et quoi d’autre ?
– Ils savaient profiter de la vie. Ils allaient danser à English Bay à
minuit, se déguisaient avec des costumes fabuleux pour Halloween et, à
Noël, ils décoraient le sapin le plus immense qu’ils avaient pu trouver.
Tout le mondeles invitait et voulait être reçu chez eux. Ils sont morts si
prématurément…
Percevant la tristesse qui venait entacher ses souvenirs, il demanda
avec une empathie discrète :
– C’est arrivé comment ?
– Ils rentraient à la maison après une soirée, et roulaient sur une route
connue pour ses virages en épingle à cheveux. Il pleuvait dru, la visibilité
était très réduite. Ils ont embouti une autre voiture de plein fouet, et sont
morts sur le coup.
– Je le regrette pour vous, Emily, dit-il avec un regain de sympathie.
Sentant que ses émotions affleuraient dangereusement à la surface, la
jeune femme tenta de se reprendre. Se redressant dans son fauteuil, elle
changea de sujet.
– Merci, mais cela s’est passé il y a longtemps. Et nous devions parler
de vous, non de moi. Qu’est-ce qui a provoqué votre départ après ce
baiser impulsif, l’autre soir ? Aviez-vous oublié un rendez-vous
antérieur ? Ou aviez-vous hâte de me fuir parce que vous me trouviez
maladroite ?
– Ni l’un ni l’autre. J’ai été appelé par mon travail.
– Vous travaillez ?
– Eh bien, oui ! fit-il en riant. N’est-ce pas le cas de la plupart des
hommes de mon âge ?
– Vous n’avez pas l’air d’un cadre d’entreprise.
– Je ne le suis pas.
– De plus, c’était en pleine nuit.
– Exact.
– Alors ?
– Alors, il fallait que je me prépare à quitter Athènes aux aurores.
– Pour aller où ?
– Au-delà des mers.
– C’est bien vague. Que de prudence ! Vous allez sansdoute m’avouer
que vous êtes impliqué dans un trafic de contrebande.
– En un certain sens, oui. Parfois.
Une réponse aussi inattendue qu’indésirable ! Excédée par son attitude
évasive, elle repoussa son siège et se leva.
– C’est là ce que vous appelez vous expliquer ? Vous vous moquez de
moi !
Il la retint par la main avant qu’elle puisse s’élancer vers la porte.
– J’ai fait une livraison urgente dans un avant-poste médical, en
Afrique.
Elle se rassit, oubliant son exaspération, frappée par les implications
de sa réponse.
– Faites-vous allusion à Médecins sans Frontières ?
– Oui.
Le serveur reparut pour débarrasser le plat de hors-d’œuvre. Il servit
ensuite avec un soin cérémonieux des fruits de mer et des calamars
grillés disposés sur un lit de riz pilaf.
– Comment êtes-vous allé là-bas ? s’enquit-elle dès qu’ils furent de
nouveau en tête à tête.
– Par avion.
– Ça, je m’en serais doutée ! Vous n’y êtes sûrement pas allé à pied !
Il eut un demi-sourire, à ce commentaire, et précisa :
– Je possède une petite flotte aérienne. C’est pratique à l’occasion.
– Vous pilotez votre propre avion ?
– Précisément.
– Il peut se révéler dangereux d’aller dans des endroits pareils, Niko.
– Il faut bien que quelqu’un s’en charge, lâcha-t–il en haussant les
épaules.
Elle le dévisagea. Toutes ses idées préconçues à son sujet étaient en
train de s’effriter.
– Où avez-vous appris à piloter ? s’enquit-elle.
– Après avoir terminé mon service militaire, j’ai passé cinq ans dans
l’armée de l’air, en tant qu’officier. J’ai commencé à m’impliquer dans
des missions de sauvetage. Bien entendu, mon père était furieux que
j’embrasse la carrière militaire au lieu d’envisager de lui succéder.
– C’est pour vous opposer à lui que vous avez fait ce choix ?
– Pas vraiment. J’adorais la sensation de liberté que procure le fait de
voler. Et puis, je trouvais plus convenable d’apporter une aide
humanitaire à ceux qui en ont besoin que d’augmenter une fortune déjà
immense. A propos, comment trouvez-vous les calamars ?
– Délicieux, affirma Emily, bien qu’elle y eût à peine goûté, beaucoup
plus intéressée par ce qu’elle apprenait au sujet de Niko.
– Vous parliez d’une flotte, continua-t–elle. J’en déduis que vous
possédez plus d’un avion.
– Une dizaine. J’ai quinze hommes d’équipage. Nous sommes une
entreprise privée prête à intervenir vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
sept jours sur sept. Le mois dernier, nous nous sommes associés à la
Croix-Rouge après qu’un tremblement de terre en Turquie a fait des
milliers de sans-abri. Le mois précédent, nous avions été appelés à la
rescousse par Oxfam International.
– S’il vous indiffère de gagner de l’argent, comment payez-vous tout
cela ? Est-ce que Pavlos vous finance ?
– Même s’il l’avait proposé, j’aurais préféré mourir de faim que
d’accepter un centime de lui. Que les choses soient claires : je ne me
moque pas de l’argent. Il est très utile. Mais je me fiche de celui de mon
père.
– Je ne comprends pas…
– Ma mère m’a légué une importante fortune que – soit dit à son
crédit – Pavlos a investie pour mon compte. Lorsque j’ai pu en disposer,
à vingt et un ans, j’avais déjà acquis les moyens d’agir à ma guise sans
recourir à des sponsors. J’ai choisi d’utiliser cet héritage au profit desplus
déshérités et… Pourquoi me dévisagez-vous avec cet air surpris ?
– Parce que je vous ai cru quand vous m’avez affirmé que vous n’étiez
pas un « homme gentil ». Et je me rends compte maintenant que rien
n’est plus éloigné de la vérité.
– Ne vous emballez pas. Si je ne reste pas insensible à la souffrance
humaine, je ne suis pas pour autant un saint !
– Mais vous êtes un homme bon.
Il repoussa avec irritation son assiette, encore intacte ou presque.
– Le vin vous monte à la tête, ma parole ! Allons danser, avant que
vous ne teniez des propos que vous regretterez par la suite.
Elle aurait refusé, s’il avait été d’humeur à l’accepter – et si la
perspective de se retrouver dans ses bras n’avait pas été follement
tentante…
Se frayant un passage parmi les danseurs qui évoluaient déjà sur la
piste, il attendit qu’elle le rejoigne, ouvrant les bras d’un air d’invite.
– Viens donc, ma douce, dit-il.
Elle obéit. Sa rancœur à son égard s’était entièrement dissipée, et elle
était de nouveau vulnérable à son charme. Qui aurait pu l’en blâmer,
pensa-t–elle, alors que d’un regard, d’un effleurement, il aurait fait
oublier à n’importe quelle femme ce que lui dictait son instinct de
conservation ? Au demeurant, ses principes moraux et son altruisme
ajoutaient à sa séduction et le rendaient totalement irrésistible.
4.
C’était bon de tenir dans ses bras une femme dont les formes n’étaient
pas amenuisées par la malnutrition ; dont l’ossature, bien qu’elle fût fine
et délicate, n’était pas fragile au point de se briser ; dont les seins
n’étaient pas flétris parce qu’elle avait dû allaiter de nombreux enfants
sans parvenir pour autant à les nourrir convenablement ; qui ne se
recroquevillait pas de terreur quand un homme la touchait ; qui sentait le
printemps et non la pauvreté, si différente de celles qu’il avait soutenues
pour ne pas qu’elles s’effondrent lors de ses missions humanitaires.
– Arrêtez de trop réfléchir, murmura-t–il en humant le doux parfum de
sa chevelure. J’ai l’impression de vous entendre penser !
– Je m’interroge malgré moi…
Il la serra plus étroitement, aspirant à se sentir de nouveau vivant et
intact. Chaque fois qu’il rentrait d’une mission éprouvante, la voix
apaisante d’une femme et son corps généreux plein de vitalité l’aidaient à
oblitérer la misère dont il avait été témoin – ces vies gâchées, cette
terreur, cette inhumanité des hommes envers leurs semblables.
– Cessez de vous poser des questions, dit-il, ravi par la douceur
veloutée de sa peau d’ivoire, au-dessus du bustier de sa robe. Savourez
cet instant.
– Ce n’est pas facile, Niko. Vous n’êtes pas du tout tel que je le
croyais.
Il était pire ! pensa-t–il, glissant une main sur sa hanchepour la plaquer
contre lui. Il n’était pas le héros épris d’idéal qu’elle décrivait. En ce qui
la concernait, il poursuivait un but qui n’avait rien de louable ! Il
l’induisait en erreur sur le motif qui le poussait à la courtiser, et, en même
temps, se servait d’elle pour soulager son tourment personnel.
Remuant entre ses bras, elle releva la tête et leurs joues se touchèrent.
Le bruissement de la soie de sa robe, évoquant les parties de sa chair
féminine qu’il ne pouvait voir, lui enflamma les sens de plus belle.
– Pardon de vous avoir jugé trop vite, dit-elle. Je m’étais fait des idées
fausses.
– Vous ne vous êtes pas trompée, marmonna-t–il, luttant avec effort
contre son excitation virile. Je mérite la mauvaise opinion que vous aviez
de moi.
– Je ne vous crois pas.
Ils avaient cessé de danser véritablement depuis un moment déjà.
Alors que les autres couples évoluaient autour d’eux en un lent fox-trot,
ils étaient presque immobiles, si étroitement enlacés qu’elle ne pouvait
ignorer son excitation.
– En revanche, continua-t–elle, tout au cheminement de ses pensées, je
ne comprends pas que vous manifestiez tant de compassion envers des
étrangers et si peu pour votre père.
– Je ne vous ai pas amenée ici pour parler de lui.
– Sans lui, je ne serais pas en Grèce.
– Merci pour ce rappel, ironisa-t–il d’un ton acide, la ramenant à leur
table d’un mouvement lent qui apaisa sa chair enflammée. Je ferais
mieux de vous raccompagner, si vous tenez à commencer votre tâche à
l’heure, demain matin.
– Je ne commence pas avant 9 heures. Pavlos préfère que Giorgios
l’aide à se baigner et s’habiller. Je le rejoins après, pour le petit déjeuner.
– Quoi qu’il en soit, il se fait tard, observa Niko, la drapant dans son
châle.
Moins il voyait de chair dénudée, mieux il se portait !
– De plus, vous êtes fatigué, ajouta-t–elle, hochant la tête avec
sympathie tandis qu’il hélait le serveur afin de régler la note.
Un moment plus tard, alors qu’ils filaient sur la route côtière, en
direction de la villa, elle suggéra :
– Pourquoi ne resteriez-vous pas dormir chez votre père ?
– Pas ce soir, se surprit-il à répondre.
Au début de la soirée, il avait prémédité de la séduire, de profiter de sa
beauté et de sa douceur pour oublier les souvenirs crève-cœur qu’il
rapportait d’Afrique ; et pour prouver qu’elle était prête à se vendre au
plus offrant. Après tout, elle savait maintenant qu’il était riche.
Mais, bien qu’il la désirât toujours, il répugnait à se servir d’elle. Et, si
elle était pleine de duplicité comme il en avait d’abord eu le soupçon, il
n’était plus très sûr de vouloir être fixé à ce sujet.

***

A 1 heure passée, la maisonnée était plongée dans un profond


sommeil… sauf Emily, encore tout à fait réveillée au lieu d’être terrassée
par la fatigue. Elle était si déçue, en réalité, qu’elle en aurait pleuré !
Elle sortit sur la terrasse de sa suite, et le regretta aussitôt. Dans le
jardin, une statue dont le marbre luisait sous la lune lui rappela Niko.
Quant au souffle de l’air sur sa peau, il évoquait trop l’effleurement de
ses lèvres sur sa joue lorsqu’il lui avait souhaité bonne nuit.
Comment se faisait-il que cette soirée, si romantique et prometteuse au
départ, s’était révélée si décevante ? Pendant qu’ils dansaient, au
diapason l’un de l’autre, ils avaient été proches. Elle avait parfaitement
senti l’excitation de Niko, et avait éprouvé du désir pour lui.
La manière dont il l’avait enlacée lui avait laissé croire qu’il
terminerait au moins la soirée par un baiser aussi étourdissant que le
premier. Il s’était si bien amendé àses yeux qu’elle avait envie de
stimuler leur attirance, de passer à un stade supérieur. Mais, au lieu
d’accepter son invite muette, il s’était contenté de la raccompagner sur le
pas de la porte.
« Merci pour cette agréable soirée, avait-elle dit, dissimulant sa
déception avec peine.
– Tout le plaisir était pour moi, avait-il répondu. Je suis content que ça
vous ait plu. »
Il lui avait chichement octroyé un semblant de baiser sur la joue en
murmurant un expéditif « bonne nuit ». Puis il avait vite regagné sa
voiture comme s’il avait craint qu’elle ne l’entraînât dans les buissons en
le sommant de la prendre !
Il avait décidément un comportement contradictoire et déroutant,
conclut-elle. Soupçonneux et froid, mais jouant de son charme et
exprimant même de la passion quand cela lui convenait – telle était la
première facette de sa personnalité. Quant à la deuxième… Héros discret,
il savait agir aussi en compagnon attentionné soucieux de préserver son
temps de sommeil au lieu de satisfaire ses besoins primitifs. A moins
que… Peut-être prenait-il un plaisir masochiste à déstabiliser les femmes
avec lesquelles il sortait ? Si tel était le cas, elle préférait ne pas le
revoir ! Elle avait déjà affaire à un Leonidas lunatique, elle se passerait
aisément d’un deuxième !
– Vous avez traîné jusqu’au bout de la nuit avec mon bon à rien de
fils ? lui lança Pavlos en la foudroyant du regard, lorsqu’elle se joignit à
lui pour le petit déjeuner, le lendemain. Et si j’avais eu un malaise,
hein ?
– Giorgios savait comment me joindre en cas de besoin, souligna
Emily. Me serait-il interdit de quitter ce domaine sans votre permission ?
Serais-je aux arrêts ?
Ignorant ce sarcasme, il déclara sans ménagement :
– Vous allez au-devant des ennuis, si vous vous impliquez avec Niko.
A ses yeux, les femmes n’existent que pour son plaisir. Il jouera avec
vous aussi longtempsque ça l’amusera et puis il vous laissera tomber. Il
vous brisera le cœur sans même y prendre garde, et vous n’aurez plus
qu’à recoller les morceaux. Comme toutes celles qui vous ont précédée.
Refusant d’admettre qu’elle n’était pas loin de partager son avis, elle
souligna :
– Je suis adulte. Je peux veiller sur moi-même.
– Avec un homme dans son genre, sûrement pas ! Niko ne vous vaudra
rien de bon, soyez-en sûre. Suivez mon conseil, ma petite : gardez vos
distances !
– C’est de moi que tu parles ? lança une voix.
Niko venait de franchir les portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse.
Emily remarqua qu’il portait un jean et une chemisette bleue qui révélait
ses bras hâlés et musclés. Mais la tenue ne comptait guère, en réalité. Ce
qui faisait battre son cœur, c’était l’homme lui-même, et sa voix chaude
tellement sexy…
Contrariée de tomber sous son charme en un clin d’œil, elle détourna
les yeux.
– Tu vois quelqu’un d’autre qui corresponde à cette description ? lança
Pavlos à son fils.
– Pas le moins du monde, répondit tranquillement Niko.
– La question est donc réglée. Qu’es-tu venu faire ici ?
– Je voulais dire un mot à Emily, et savoir comment tu te portes.
– Il était inutile de te donner cette peine.
– C’est clair. Tu es toujours aussi acariâtre, ce qui tend à indiquer que
tu te rétablis fort bien.
– Emily ne veut pas te voir.
– Si tu la laissais répondre ? Tu t’arroges le droit de parler à sa place
parce que tu la paies ?
– Arrêtez, à la fin ! s’insurgea Emily. Pavlos, finissez vos toasts et
cessez de vous comporter en mufle. Niko, le kiné ne va pas tarder. Je
serai libre de m’entretenir avec vous à ce moment-là.
– Je crains de ne pouvoir attendre, objecta Niko. J’ai rendez-vous en
ville.
– Nous ne te retenons pas ! grommela son père en dépliant le journal et
en faisant mine de s’intéresser à son contenu. Et ne t’empresse pas de
revenir !
Le visage de Niko se ferma. Tournant les talons, il s’engouffra dans le
vestibule. Cependant, Emily avait eu le temps d’apercevoir dans son
regard l’éclair de souffrance qu’il n’avait pu dompter.
– C’était un propos cruel que rien ne justifiait ! lança-t–elle à Pavlos.
– Eh bien, courez-lui après et embrassez-le pour lui remonter le moral,
ironisa-t–il.
– Excellente suggestion. Merci d’y avoir pensé, répliqua-t–elle, le
prenant au mot.
Niko avait déjà rejoint sa voiture quand elle ouvrit tout grand le portail
de la villa. Elle traversa l’avant-cour au pas de course.
– Attendez ! cria-t–elle.
Il se retourna, mais ne fit pas un pas dans sa direction.
– Si vous êtes venue présenter des excuses au nom de mon père,
épargnez-vous cette peine, dit-il d’un ton bref. Je suis habitué à son
comportement.
– Eh bien, pas moi ! Ecoutez, j’ignore la raison de sa mauvaise
humeur. Quoi qu’il en soit, personne ne me dicte ma conduite ni mes
fréquentations.
– Si vous l’écoutiez, vous vous en porteriez peut-être mieux, déclara-t–
il en pivotant vers sa voiture. Il sait à quoi s’en tenir sur mon compte ! Il
me connaît depuis toujours.
Elle s’approcha et posa une main sur son bras. Sa chair virile et tiède
ne réagit pas du tout à son contact, mais elle ne s’en laissa pas pour
autant démonter.
– Hier, je vous aurais peut-être cru. Mais je suis mieux avisée,
maintenant, et les propos de votre père ne suffisent pas à me convaincre.
Donc, si vous voulez utiliser cetincident pour mettre fin à toute relation
entre nous, vous n’y parviendrez pas ! De quoi désiriez-vous me parler ?
Un instant, il la dévisagea d’un air maussade.
– De vos disponibilités, finit-il par avouer. J’ai envie de vous voir plus
souvent, Emily.
Elle sentit son cœur s’emballer, et prit conscience une fois de plus
qu’elle était trop sensible au charme de cet homme…
– Alors, pourquoi m’avez-vous adressé des messages contradictoires,
hier soir ? demanda-t–elle, résolue à en avoir le cœur net. Soufflez-vous
le chaud et le froid avec toutes les femmes, ou bien seulement avec
moi ?
Il ne chercha pas à feindre. Il fut même d’une franchise abrupte.
– Pour le cas où vous ne l’auriez pas remarqué, hier, quand nous
dansions, j’avais une érection qui aurait fait la fierté d’un étalon. Cela
devrait vous indiquer quelque chose, tout de même.
Aussi directe que lui, elle avoua :
– Sur le moment, j’ai cru que cela signifiait quelque chose, en effet.
Mais vous avez finalement décidé que je n’étais pas votre genre. A moins
que ça n’ait été une lâcheté de votre part.
– Je ne suis pas du genre à détaler !
– Pourquoi m’avez-vous quittée si précipitamment, dans ce cas ?
– Culbuter une femme sur la banquette arrière, ce n’est pas mon style,
Emily. Cela ne signifie pas que je ne désirais pas coucher avec vous.
Mais vous ne m’aviez pas laissé entrevoir que j’aurais été bien reçu si je
vous avais fait des avances. Au contraire !
– Si vous m’aviez interrogée, vous auriez su que nous étions sur la
même longueur d’onde. Je le cache mieux que vous, voilà tout.
– Etes-vous sûre de ce que vous ressentez ?
– Certaine. J’ai su d’emblée que notre attirance pourrait devenir
explosive.
– Vous me laissez à court de mots, lâcha-t–il.
– Attention, je ne dis pas que je suis prête à sauter dans votre lit.
Mais…
– … vous ne m’opposerez pas de rebuffade si je vous invite à sortir
avec moi. C’est ça ?
– Je serai déçue si vous ne le faites pas.
Glissant un bras autour de sa taille, il l’attira à lui.
– Quelles sont vos prochaines heures de liberté, alors ?
– Cet après-midi de 15 à 19 heures.
– Je passe vous prendre à 15 h 30. Mettez une tenue décontractée. Et
emportez un appareil photo si vous en avez un. Nous jouerons les
touristes.
Là-dessus, il l’embrassa à pleine bouche, avec douceur et intensité. Il
prolongea si bien la caresse que, lorsqu’il se détacha enfin d’elle, elle dut
se cramponner à la voiture pour éviter de chanceler.
***

Niko vint la chercher avec une Vespa rouge vif, à deux places. Il l’aida
à s’installer sur le siège du passager, la coiffa d’un casque rouge, et
enfourcha le scooter.
– Cramponne-toi, dit-il.
Ils filèrent à travers les faubourgs de la ville, louvoyant entre les
voitures, grimpant à l’assaut des collines, longeant des rues étroites,
traversant de petites places. Assise derrière Niko, les bras noués autour
de sa taille, Emily n’avait pas peur.
Elle adorait le souffle du vent sur son visage, les parfums qui lui
chatouillaient les narines, l’énergie qui se dégageait de la ville. Elle
adorait sentir les muscles de Niko, sous la fine chemise qu’il portait, et
l’odeur de sa peau dorée par le soleil.
Finalement, il gara le scooter, et l’emmena dans une rue piétonne
bordée de restaurants et de cafés, puis le longd’une allée, jusqu’au
sommet de l’Acropole. De près, le Parthénon en imposait par sa taille et
sa majesté.
– J’ai peine à croire que je vois ça de mes yeux, souffla Emily. C’est
magnifique, Niko ! Et quel panorama !
Athènes s’étendait à ses pieds – composite de pierre et de béton infiltré
par les collines vertes couvertes de pins.
– D’ici, on a une bonne idée de la configuration de la ville, reconnut
Niko. Si mon père peut se passer de toi tout un après-midi, nous
reviendrons ici pour contempler le soleil couchant en sirotant un verre de
vin. C’est tout aussi fascinant.
– Il y a moins de monde que je ne l’aurais cru.
– Les touristes sont presque tous rentrés. Octobre est un des meilleurs
mois pour visiter Athènes.
Ils passèrent quelques heures idylliques à errer parmi les vestiges,
s’arrêtant à mi-hauteur de la colline pour savourer un café dans un
passage retiré, et visitant une jolie petite église blottie sur une place
paisible. Emily était impressionnée et émerveillée par ce qu’elle
découvrait. Mais c’était la présence de Niko qui conférait à ces instants
leur caractère inoubliable.
Son sourire caressant se posait nonchalamment sur elle, évocateur de
plaisirs à venir. Tandis qu’il jouait les guides, elle était sous le charme de
sa voix. Un bonheur secret l’envahissait lorsqu’il saisissait la moindre
occasion de la toucher – prenant sa main pour la guider sur le sol inégal
comme si elle était fragile et précieuse ; enveloppant ses épaules de son
bras tandis qu’il lui désignait tel ou tel élément dans le lointain.
D’un regard, d’un geste décontracté et charmeur, il attisait en elle une
passion insoupçonnée, un désir presque lancinant. Elle ne s’était jamais
sentie aussi pleine de vie, ni aussi troublée.
La fin de l’après-midi n’arriva que trop vite, et il fut bientôt 18 heures :
l’heure de rentrer à Vouliagmeni. Lesoleil couchant baignait la pelouse, et
le portail était grand ouvert quand ils arrivèrent.
– Entres-tu ? demanda-t–elle à Niko alors qu’il calait le scooter sur sa
fourche puis l’aidait à mettre pied à terre.
– Non, karthula. Pourquoi gâcher cet après-midi idéal ?
– J’aimerais que tu aies d’autres relations avec ton père, soupira-t–elle
en enlevant son casque.
Il le prit et le suspendit au guidon. Puis il emprisonna son visage entre
ses mains, et lui donna un baiser prolongé.
Elle ne pensa plus à rien, s’oubliant dans les délices de ce baiser.
Quand il s’écarta, elle exhala un soupir. Un instant, le regard de Niko se
porta au loin. Puis il l’attira de nouveau à lui, l’embrassant plus
longuement encore.
Une exclamation – ou plutôt une imprécation – pulvérisa la magie de
l’instant. Se retournant vivement, Emily aperçut Pavlos. Appuyé sur son
déambulateur, il s’encadrait dans l’entrée.
Libérant Emily, Niko lâcha gaiement :
– Tiens, tiens… Pris en flagrant délit par mon patero désapprobateur !
J’ai intérêt à décamper avant de me retrouver sous la menace d’un fusil !
Je t’appelle très bientôt, Emily.
Un instant plus tard, il s’était éclipsé sur son scooter, disparaissant au
bout de l’allée, emportant avec lui toute la joie qu’il lui avait apportée.
Car elle savait, sans l’ombre d’un doute, qu’il lui avait octroyé un
deuxième baiser pour le seul plaisir de mettre son père en colère.
Sans crier gare, l’avertissement glaçant de Pavlos s’immisça dans ses
pensées : A ses yeux, les femmes n’existent que pour son plaisir. Il jouera
avec vous aussi longtemps que ça l’amusera et puis il vous laissera
tomber. Il vous brisera le cœur sans même y prendre garde, et vous
n’aurez plus qu’à recoller les morceaux. Comme toutes celles qui vous
ont précédée.
5.
« Je vous l’avais bien dit ! » semblait signifier Pavlos. A la vue de sa
mine expressive, Emily se sentit très abattue. Trottinant à sa suite alors
qu’elle entrait dans la maison, il lui lança :
– Je vous avais prévenue !
Dans un accès de fierté, elle répliqua :
– J’ai passé un après-midi de rêve.
– Et pendant ce temps, moi, j’ai couru le marathon ! riposta-t–il.
Allons, avouez, Emily. Il vous a déçue.
– En fait, vous m’avez déçue l’un et l’autre ! Votre manie de vous
décocher des flèches empoisonnées est infantile, et pas drôle du tout.
Avez-vous dîné ?
– Non. J’ai attendu votre retour.
– Je n’ai pas faim.
– Voyons, ma petite. Ne vous laissez pas abattre. Niko n’en vaut pas la
peine.
La compassion qui perçait dans l’intonation du vieil homme la
déstabilisa quelque peu.
– Votre fils n’a rien fait, soutint-elle pourtant.
Si ce n’était jouer avec son cœur et ses émotions – mais Pavlos pouvait
toujours espérer qu’elle l’admette !
Ce soir-là, peu avant son coucher, Pavlos glissa sur le carrelage de la
salle de bains, et tomba. Il s’ouvrit le front en se cognant la tête contre le
lavabo. Affolé, Giorgios crut que son maître bien-aimé allait mourir. Il se
rendit responsable de l’accident. Emily l’envoya appeler uneambulance,
et s’occupa du vieil homme gisant à terre. Pavlos était quelque peu
désorienté mais lâchait des imprécations, et il la repoussa lorsqu’elle
voulut l’empêcher de se redresser.
S’agrippant au rebord de la baignoire, il grommela :
– Je ne suis pas encore mort ! Il en faut plus que ça pour m’achever !
– Ce n’est pas votre crâne qui m’inquiète, c’est votre hanche, précisa-
t–elle en appliquant une compresse sur la coupure superficielle qui
marquait son front.
En fait, le lavabo avait amorti sa chute. Emily fut quelque peu
rassurée. S’il était capable de tenir assis sans douleur, c’était bon signe.
Les secouristes arrivèrent peu de temps après, et emmenèrent Pavlos à
l’hôpital pour une radio. Heureusement, sa hanche n’avait subi aucun
traumatisme supplémentaire. Il fallut juste lui poser un ou deux points de
suture. Il s’opposa avec vigueur à ce qu’on le garde en observation, et
déclara rondement à Emily :
– Je ne vous ai pas amenée en Grèce pour que vous refiliez vos
responsabilités à quelqu’un d’autre !
Le lendemain, exception faite d’un œil au beurre noir, il était tel qu’en
lui-même. Lorsqu’elle suggéra qu’il avertisse son fils, il s’y opposa
sèchement.
– Je n’en vois pas la nécessité.
Elle pensait que Niko devait être prévenu, aussi laissa-t–elle un
message sur son répondeur.
Niko en prit acte trois jours plus tard, surgissant sans s’annoncer à la
fin du repas de midi.
– Très bariolé, commenta-t–il en inspectant le coquard de son père. Tu
comptes continuer à te martyriser ?
– Un accident peut toujours arriver. Tu en es la preuve.
Emily fut atterrée par la cruauté de cette remarque. Mais elle avait
conscience que Pavlos – qui serait mort plutôt que de l’admettre – était
blessé parce que son fils ne s’était pas manifesté plus tôt.
– Chacun porte sa croix, patero, riposta Niko. La mienne n’est pas
moins lourde que la tienne.
Après leur précédente confrontation, Emily s’était juré de ne plus
intervenir dans leurs disputes. Pourtant, elle ne put souffrir de les
entendre se lancer des insultes.
– Comment faites-vous pour vous supporter ? leur demanda-t–elle
âprement.
– Nous nous voyons aussi peu que possible, répondit Niko, s’adressant
à elle pour la première fois depuis son arrivée. Yiasu, Emily. Comment
vas-tu ?
– Très bien, merci. On ne peut pas en dire autant de ton père. Mais je
suppose que tu t’en moques, puisque tu as attendu trois jours pour lui
rendre visite.
– Inutile de faire appel à son sens de la décence, glissa Pavlos. Il n’en a
aucun.
Niko le toisa avec un mélange de lassitude et de dédain.
– Contrairement à toi, mon travail ne consiste pas à rester assis derrière
un bureau pendant que mes valets effectuent le boulot ! J’étais en
mission, et ne suis rentré à Athènes que ce matin.
– Encore une de tes bonnes œuvres pour sauver le monde ? ironisa
Pavlos.
– Oh, bon sang, thiallo yarro !
– Vous l’entendez, Emily ? s’insurgea Pavlos, blessé. Il m’envoie au
diable !
Le regard d’Emily alla de l’un à l’autre. D’un côté, le père, avec des
cheveux poivre et sel toujours épais et un regard perçant et vif, mais un
corps défaillant. De l’autre, le fils, moderne Adonis, grand, fort et
indomptable. Trop orgueilleux pour admettre leur affection mutuelle.
– Je ne vois pas pourquoi il s’en donne la peine, dit-elle d’un ton
cinglant. Vous y êtes déjà ! Tous les deux !
Là-dessus, elle les planta là. Ils voulaient s’étriper ? Eh bien, qu’ils le
fassent ! Elle ne resterait pas pour recoller les morceaux !
Franchissant la porte-fenêtre, elle longea la terrasseet contourna la
villa pour gagner le pavillon où Théo, le jardinier veuf, vivait avec son
fils, Mihalis. Leur chien Zephyr somnolait sur le porche de derrière.
C’était un grand bâtard affectueux, qui remua la queue à son approche et
posa la tête sur ses genoux lorsqu’elle fut assise près de lui.
Ce fut là que Niko la trouva un instant plus tard.
– Il y a une petite place pour moi ? s’enquit-il.
– Non. Je préfère les gens civilisés, et tu n’en fais pas partie.
– Contrairement au chien ?
– Certes ! Je le préférerais à toi en n’importe quelle circonstance.
Il fourra ses mains dans les poches de son jean, et la considéra d’un air
morose.
– Tu sais, Emily, je n’ai aucun plaisir à être à couteaux tirés avec mon
père.
– Qu’attends-tu pour mettre fin au duel, alors ?
– Que voudrais-tu que je fasse ? Que je l’autorise à me traiter comme
un punching-ball sans réagir ?
– Si c’est ce qu’il faut…
– Désolé, karthula, mais je ne suis pas son laquais ! Et je n’ai pas
envie de continuer avec toi ce que je viens d’arrêter avec lui.
– Pourquoi es-tu venu, alors ?
– Pour te demander si tu acceptes de dîner avec moi.
– Dans quel but ? Me jeter ensuite à la figure de ton père, comme
l’autre soir ?
Ignorant le grondement de Zephyr, Niko s’assit près d’Emily sur la
marche tiédie par le soleil, occupant d’autorité les quelques centimètres
carrés encore libres.
– Si je te disais que je n’arrive pas à rester loin de toi, me croirais-tu ?
Et pourtant, ce n’est pas faute de souhaiter le contraire !
– Pourquoi ? Me rends-tu responsable de l’accident de ton père ?
– Bien sûr que non ! Ne dis pas de stupidités.
– Tu ferais peut-être mieux de m’en vouloir. Je suis censée le ramener
à la santé, et non l’exposer à d’autres fractures. C’est un miracle qu’il
n’ait rien eu de grave.
– Justement, il n’a rien eu, ce que j’ai su quelques heures après son
accident.
– Comment serait-ce possible ? Puisque, selon ton propre aveu, tu n’es
rentré que ce matin ?
– Je ne suis pas entièrement dénué de cœur, figure-toi. Je reconnais
être plus souvent parti qu’il ne faudrait. Cependant, je reste en contact
permanent avec Giorgios et Damaris, et, dès qu’il y a un problème, j’en
suis averti. A en croire leurs rapports élogieux, non seulement tu es une
excellente professionnelle, très consciencieuse et qui prend bien soin de
Pavlos, mais tu iras au paradis lorsque tu mourras – le plus tard possible,
j’espère.
– Si tu te soucies suffisamment de lui pour prendre de ses nouvelles,
que t’en coûterait-il de le lui laisser savoir ?
– Pour quelle raison me donnerais-je ce mal ? Il est évident que c’est la
dernière chose qu’il ait envie d’entendre !
– Il pourrait te surprendre sur ce point.
– La seule qui me surprenne, ici, Emily, c’est toi. Et j’avoue ne pas
goûter l’expérience. J’ai déjà bien assez de préoccupations comme ça.
Frappée par son intonation mélancolique, elle risqua un regard vers lui.
Elle remarqua qu’il avait les traits tirés, l’air sombre, et, malgré elle,
éprouva un élan de compassion pour lui.
– Tu as rencontré des problèmes au cours de ta mission ?
– Comme d’habitude, fit-il avec un haussement d’épaules. Mon travail
consiste à les résoudre. Cependant, je sais depuis longtemps que le
meilleur moyen de les traiter est d’établir une nette séparation entre vie
professionnelle et vie privée. A titre personnel, j’essaie d’éviter les
complications…
Il marqua une pause, dessinant avec son pied un traitdans la poussière,
comme s’il voulait souligner son propos. Puis, entremêlant ses doigts aux
siens, il continua.
– Malheureusement, tu es devenue une complication, Emily. Que je ne
peux ignorer.
– Je ne vois pas en quoi.
– Je sais. Et c’est une partie du problème.
– Essaie de me l’expliquer, alors.
– Je ne peux pas. C’est l’autre partie du problème.
Exaspérée, elle lâcha un soupir et dégagea sa main.
– Je ne suis pas très douée pour résoudre les devinettes. Et comme tu
n’as pas précisément l’air heureux de te lier avec moi, je vais nous tirer
l’un et l’autre de notre tourment. La réponse est non. Je ne veux pas dîner
avec toi.
L’enveloppant de son regard vert intense, il se rapprocha encore d’elle
et glissa une main derrière sa nuque.
– Menteuse, murmura-t–il en lui donnant un coup de langue dans le
creux de son oreille.
La dernière fois qu’un homme s’était risqué à une telle audace, elle
avait trouvé ça répugnant et l’avait repoussé avec vigueur. En quoi, alors,
Niko Leonidas était-il si différent des autres ? Pourquoi la moindre de ses
caresses, le moindre de ses regards éveillait-il en elle le désir d’aller plus
loin ? se demanda-t–elle.
Elle était presque paralysée par la tension sensuelle qui envahissait
tout son corps.
– Ce n’est pas parce que je refuse d’entrer dans ton jeu que je suis une
menteuse, déclara-t-elle.
– Il n’est pas plus facile de te résister pour autant.
– Alors, nous sommes dans une impasse.
Pendant un long moment, il la dévisagea, comme s’il tentait de trouver
la solution d’un dilemme qu’il était seul capable de résoudre. Puis,
haussant les épaules, il se leva avec une grâce indolente, et lâcha :
– Apparemment.
Là-dessus, il s’éclipsa.
– Bon débarras, marmonna-t–elle, cherchant en vainà surmonter la
déception qui la submergeait. « Les autres femmes sont peut-être prêtes à
satisfaire tes caprices, mais je ne suis pas coulée dans le même moule ! »
Elle se répéta ce petit mantra personnel au cours de l’après-midi, ne
sachant à quoi se raccrocher pour s’empêcher de lui téléphoner et
déclarer qu’elle avait changé d’avis au sujet du dîner. Afin de ne pas
faiblir à la dernière minute, elle fit une longue balade sur la plage et prit
son repas dans une auberge. Une fois de retour, elle joua aux échecs avec
Pavlos pendant une grande heure. Puis, prétextant une migraine, elle se
réfugia dans ses appartements.
La nuit était tombée. En refermant la porte derrière elle, elle observa
son repaire avec plaisir. Damaris avait allumé un feu dans la cheminée
pour lutter contre la fraîcheur de la mi-octobre. Les flammes dansant
dans l’âtre projetaient des reflets d’or bruni sur les meubles anciens bien
cirés. L’odeur agréable du bois d’olivier en train de brûler parfumait
l’air.
Oui, elle avait pris la bonne décision, pensa-t–elle en envoyant valser
ses chaussures. Même si elle ne pouvait pas nier la puissante attirance qui
la reliait à Niko, elle ne parvenait pas à ignorer l’avertissement de son
intuition. Dès le départ, elle avait senti qu’elle irait au-devant des ennuis
si elle cédait à son magnétisme. Si elle ne battait pas en retraite, elle se
retrouverait prisonnière d’un homme qui n’était pas de son milieu, auprès
duquel elle ne ferait pas le poids. Cela promettait bien du malheur !
N’avait-il pas signifié qu’il ne s’intéressait à elle que sur un plan sexuel ?
Et que pouvait-elle espérer de mieux ? Il n’y avait pas de place pour une
relation sérieuse dans la vie de Niko. D’ailleurs, les chemins qu’ils
s’étaient respectivement choisis n’étaient pas faits pour se croiser.
Refoulant cette vérité déprimante, elle entra dans la salle de bains et
remplit la baignoire. Pendant que l’eau coulait, elle se déshabilla, releva
ses cheveux en chignon et alluma une bougie parfumée. La solitude était
préférable à une désillusion sentimentale, se redit-elle en se glissant dans
l’eau pour savourer le bain bouillonnant et se vider l’esprit.
Lorsque la bougie eut presque entièrement brûlé, elle se sécha, étala du
lait hydratant sur son corps, puis enfila sa chemise de nuit. Tout à fait
détendue et prête à s’abandonner au sommeil, elle regagna lentement sa
chambre.
Curieusement, le feu flambait joyeusement, comme s’il venait juste
d’être alimenté. Ses chaussures étaient maintenant rangées près du
fauteuil. Et celui-ci, se rendit-elle compte avec incrédulité et effarement,
était occupé. Par Niko !
– Je commençais à croire que tu t’étais noyée dans la baignoire, lâcha-
t–il sur le ton de la conversation.
Gênée au-delà de toute expression parce qu’elle ne portait qu’une très
courte nuisette, elle tira machinalement sur l’ourlet. Une redoutable
manœuvre car, quand elle relâcha le tissu, celui-ci se souleva, comme mu
par un ressort, et révéla plus encore son anatomie.
– Ne regarde pas ! s’écria-t–elle d’une voix aiguë, trop choquée pour
livrer une réplique plus incisive.
– Puisque tu insistes, fit-il en tournant poliment la tête.
– Comment es-tu entré ?
– Par la porte, pardi. C’est le chemin le plus logique, non ?
Si elle avait pu faire preuve de répondant, elle aurait répliqué du tac au
tac qu’il n’avait plus qu’à repartir de même. Mais sa curiosité prit le
dessus.
– Pourquoi es-tu venu ?
– Parce que je te dois une explication, une fois encore !
Troublée, désespérée d’éprouver à sa vue un désir ardent, elle
affirma :
– Tu ne me dois rien. De plus, tu n’as rien à faire dans ma chambre.
– Pourtant, j’y suis, et j’y resterai tant que je n’aurai pas dit ce que j’ai
à dire.
– Il me semble que nous sommes déjà passés par là, et que cela ne
nous a menés nulle part !
– Emily, je t’en prie…
– Soit, concéda-t–elle en poussant un long soupir. Fais vite, alors. Je
suis fatiguée, j’ai envie de me coucher.
Il coula un regard hardi sur ses jambes nues.
– Ne pourrais-tu pas passer quelque chose de moins révélateur ? Je ne
suis qu’un homme, et la contemplation du feu n’a rien d’affriolant,
comparée à toi.
Contrariée par le plaisir que lui causaient ces propos, elle retourna en
trombe dans la salle de bains, attrapa son peignoir suspendu derrière la
porte et l’enfila.
– C’est mieux, dit-il en libérant le fauteuil, lorsqu’elle fut de retour. Si
tu t’installais confortablement ?
– Non, merci, refusa-t–elle avec raideur. Tu n’en as pas pour
longtemps, je pense !
Niko s’était convaincu que les choses seraient faciles. Il lui suffirait,
avait-il pensé, de rappeler ses réticences initiales, d’expliquer qu’il les
avait levées et n’avait plus aucun motif inavoué pour la séduire.
Cependant, lorsqu’il l’avait vue sortir de la salle de bains, il n’avait plus
songé qu’à la caresser partout, à soulever cette satanée nuisette pour
poser sa bouche sur le triangle blond tentateur qu’elle avait
involontairement révélé…
– J’attends, Niko ! lui rappela-t–elle, telle une institutrice.
– Je voudrais que nous prenions un nouveau départ, tous les deux.
– Je ne suis pas très sûre de ce que tu entends par là.
Il déglutit, cherchant ses mots – qui s’obstinaient à fuir.
– Nous sommes partis du mauvais pied, Emily. Tu es l’infirmière de
mon père, et je suis son fils…
– Pour autant que je sache, ça reste valable. Je suis l’infirmière de
Pavlos. Tu restes son fils.
Bon sang, comment allait-il s’y prendre ? Pouvait-il lui déclarer
hardiment : « Bien que j’aie prétendu avoirchangé d’avis, je restais
convaincu que tu voulais plumer mon père, et j’en ai conclu que je
n’avais pas d’autre recours que de te séduire. Mais j’ai compris que
j’avais tort » ? Pouvait-il attendre ensuite qu’elle le comprenne ? Dans la
situation inverse, il ne l’aurait certes ni crue ni comprise !
– Mais quelque chose d’autre a changé, choisit-il de dire.
– Quoi ?
– Ne pourrait-on dire que je suis fatigué des petits jeux et en rester là ?
Je n’ai pas envie de t’utiliser pour marquer des points contre mon père, ni
pour aucune autre raison. Si je veux être avec toi, c’est que je m’intéresse
à toi. Alors, les seules questions qui se posent sont les suivantes :
Désires-tu la même chose que moi ? Ou ai-je mal interprété tes signaux,
et notre attirance mutuelle n’est-elle qu’un produit de mon imagination ?
– Ce n’est pas un produit de ton imagination, reconnut-elle. En
revanche, je ne comprends pas que tu reviennes là-dessus. Tu as toi-
même déclaré que j’étais une complication dont tu te passerais
volontiers.
– Chez moi, l’excès de réflexion est une seconde nature. Cela m’a
préservé en de nombreuses occasions. Mais cette fois, je crois avoir
exagéré.
– Peut-être pas, dit-elle. Peut-être as-tu pris conscience qu’il n’y avait
rien à espérer d’une relation entre nous.
– Ne jamais tabler sur l’avenir est une des leçons que j’ai tirées de mon
travail. L’instant présent est la seule certitude.
Il fit un pas vers elle, puis un autre, jusqu’à ce qu’il soit assez près
pour humer son odeur. Elle avait ramassé ses cheveux en chignon, mais
des mèches humides s’en échappaient, collant à sa nuque. Son peignoir
bâillait à l’échancrure, attirant son regard sur la naissance de ses seins
révélée par le décolleté de la nuisette.
Presque obnubilé par l’envie de la presser contre lui, de l’embrasser, il
demanda d’une voix rauque :
– Qu’en dis-tu, Emily ? Acceptes-tu de faire une tentative avec moi ?
6.
La voix de la prudence lui souffla de ne pas tomber dans le piège de
son raisonnement. Que lui offrait-il, en réalité ? Juste le plaisir d’un
moment et voilà tout, songea-t–elle.
D’un autre côté, qu’avait-elle gagné jusqu’ici en portant ses espoirs sur
un avenir meilleur ? Un diplôme d’infirmière, une maison à crédit, une
voiture d’occasion et une relation aussi brève que décevante avec un
étudiant en médecine. Même son cercle d’amis n’avait cessé de se
rétrécir – les uns et les autres quittant le célibat pour se marier et faire des
bébés. Les tours de garde et les dossiers des patients étaient le pivot de
son existence. La leur tournait autour du couple et des biberons des
enfants.
– Emily ?
La voix de Niko l’enveloppa, semblant se glisser jusque sous son
peignoir, faisant vibrer sa chair comme sous l’effet d’une caresse.
Pourquoi se réservait-elle pour des lendemains qui ne chanteraient
peut-être jamais alors que l’homme qui incarnait ses rêves les plus beaux
lui offrait l’occasion de les concrétiser ? Cédant à son cœur, elle
murmura :
– Si tu m’embrassais, au lieu de parler ?
Avec un gémissement rauque, il prit son visage entre ses mains. Ses
lèvres errèrent sur ses paupières, sa joue… Enfin, alors qu’elle frémissait
d’attente et de désir, il plaqua sa bouche sur la sienne – non avec la
subtilité calculéequ’il avait démontrée auparavant, mais avec une avidité
brûlante, presque désespérée.
Pour la première fois de sa vie, elle oublia sa prudence, envahie d’un
désir ardent qu’elle brûlait d’assouvir quel qu’en fût le prix. Elle avait à
peine conscience d’avoir posé ses mains sur ses hanches, et de se presser
contre son membre dressé et dur qui lui prouvait l’ascendant sensuel
qu’elle exerçait sur lui.
Sans qu’elle sache comment, son peignoir se retrouva à terre, à ses
pieds, et les doigts habiles de Niko décrivirent un parcours le long de son
cou, de son épaule, pour se glisser sous le tissu de la nuisette et se replier
sur un de ses seins. Dominée par son désir, elle remua légèrement,
l’incitant à préciser la caresse.
Il s’arrêta pourtant, et dit d’une voix rauque :
– Pas ici… Pas dans la maison de mon père.
– Mais je ne peux pas m’en aller, gémit-elle. S’il a besoin de moi, et
que je ne suis pas là…
– Emily, je te veux. Tout de suite. J’en ai besoin.
Sans honte, elle souleva sa nuisette et guida sa main vers le cœur de sa
féminité.
– Et moi ? Tu crois que j’en ai moins envie que toi ?
Avec une inspiration saccadée, il accentua les attouchements qu’elle
l’avait amené à esquisser. Au contact de ses doigts virils, elle éprouva
une secousse voluptueuse qui l’amena à ployer les genoux, à s’abattre
contre lui.
L’entraînant avec lui, il la renversa sur le lit et continua à l’exciter,
titillant le sensible bourgeon de chair, la faisant basculer dans un monde
de sensations aiguës proches de l’extase. Elle ne tarda pas à lâcher un cri
révélateur qu’il assourdit en collant sa bouche à la sienne, sans cesser de
la caresser, jusqu’au terme de sa jouissance.
Combien de minutes s’écoula-t–il avant qu’il se redresse et la recouvre
pudiquement avec le peignoir ? Elle n’aurait su le dire, et elle était loin
d’être rassasiée.
– Reste, implora-t–elle, se cramponnant à lui.
Il secoua la tête :
– Je ne peux pas…
– Tu ne veux donc pas de moi ?
– Bien sûr que si, à en avoir mal. Mais pas ici, avec l’ombre de mon
père suspendue au-dessus de nous.
– Comment, alors ? Quand ?…
– Dis-lui que tu prends ton week-end. Nous irons dans un endroit où
nous serons tout à fait seuls.
– Et s’il refuse ?
– Tu n’es pas une de ses possessions, karthula, déclara-t–il en scrutant
son visage. Ou bien… si ?
– Evidemment pas ! Mais il me paie pour veiller sur lui. Sa
convalescence est loin d’être aussi avancée qu’il cherche à te le faire
croire. Il serait négligent de ma part de m’en remettre à Giorgios pour
qu’il assume mes responsabilités. Ce ne serait pas professionnel.
– Pour résoudre ce problème, il te suffit de téléphoner à un cabinet
d’infirmières qui enverra une remplaçante. Nous ne prendrons pas plus
de trois jours. Pour une période aussi courte, Pavlos peut très bien se
débrouiller sans toi.
– Je suppose, murmura-t–elle d’un ton dubitatif.
Si elle était certaine de vouloir passer avec Niko ce long week-end,
elle était tout aussi certaine qu’elle devrait ferrailler avec Pavlos pour
obtenir ce droit.
– Ecoute, Emily, si c’est trop demander…, lâcha Niko, la mâchoire
crispée.
– Pas du tout !
– En es-tu sûre ?
Elle serra les lèvres, et acquiesça. Bon sang, depuis quand était-elle
devenue aussi timorée ? Il y avait plus de trois semaines qu’elle était en
Grèce et, pendant tout ce temps, Pavlos l’avait pratiquement tenue en
laisse. Il n’y avait rien de déraisonnable dans le fait de demander un petit
congé !
– Je trouverai le moyen de m’arranger, c’est promis, affirma-t–elle.
Niko se pencha pour lui donner un dernier baiser.
Quand ce sera fait, préviens-moi.

***
Pendant les deux jours particulièrement mouvementés qui suivirent,
elle passa sans cesse de l’euphorie à l’effarement, se demandant
comment elle avait pu s’offrir à Niko avec aussi peu de pudeur. Oserait-
elle se retrouver face à lui ?
Son désir fut plus fort que sa honte, et, surmontant les objections de
Pavlos, elle obtint le week-end réclamé.
– Emporte un Bikini et du gel solaire, dit Niko quand elle téléphona
pour lui annoncer qu’elle serait prête à partir le vendredi soir à 18 heures.
Il devrait faire beau en principe. Glisse quelques effets dans un sac de
voyage, voilà tout.
– Bref, bagage léger et tenues décontractées ?
– C’est ça.
Elle était bien avancée, pensa-t–elle le jeudi après-midi, alors qu’elle
se hâtait d’écumer les boutiques pendant la sieste de Pavlos. Elle n’avait
apporté en Grèce que des vêtements simples et pratiques en vue du
travail : pantalons en coton, T-shirts et tuniques faciles à repasser,
chaussures à semelle souple. Elle n’avait rien d’approprié pour un week-
end romantique avec l’homme le plus sexy de la planète !
Après le dîner, ce soir-là, elle déballa ses achats. Elle mit de côté pour
le voyage le jogging en velours rouge sombre et les tennis qu’elle avait
acquis. Puis elle logea dans un sac en toile une trousse de toilette, de
nouveaux sous-vêtements sexy, une chemise de nuit en voile, des
sandales et un caftan de soie. Elle voulait que Niko la voie sous son
meilleur jour !
Pavlos avait accepté qu’une infirmière recrutée par une agence
spécialisée la remplace. Mais il avait souligné qu’il concédait ce congé
sous la contrainte. Pour bien enfoncerle clou, il bouda pendant toute la
matinée du vendredi, et, dans l’après-midi, ignora complètement Emily.
Il n’avait omis qu’une chose : lui demander où elle se rendait et avec
qui. Cependant, à en juger par ses marmonnements, il était convaincu que
Niko avait quelque chose à voir dans tout cela. Puisque sa remplaçante
était déjà en poste, Emily, qui n’avait pas envie de terminer sa semaine de
travail sur une note aigre, évita une ultime confrontation. Elle se faufila
hors de la villa, quelques minutes avant 18 heures, pour attendre Niko à
l’extrémité de l’allée.
Il arriva à l’heure dite, dans sa BMW, et l’accueillit d’un « Tu as
réussi, alors », avant de glisser un bras autour de ses épaules pour
l’étreindre brièvement.
– Etais-tu convaincu du contraire ?
– Eh bien… je n’aurais pas été surpris que mon père trépigne et se
roule par terre au dernier moment. Constatant que tu es venue jusqu’ici,
où personne ne peut nous voir, j’en déduis que tu nourrissais les mêmes
craintes.
– Si je reconnais que ta déduction est juste, promettras-tu que nous ne
parlerons pas de Pavlos pendant ce week-end ?
– Avec le plus grand plaisir ! déclara-t–il en lui ôtant des mains son sac
de voyage pour le flanquer sur le siège arrière. Allons, monte ! Je tiens à
me mettre en route avant que la nuit soit tout à fait tombée.
« Se mettre en route », découvrit-elle, ne signifiait pas prendre l’avion,
comme elle l’avait anticipé, mais voguer à bord d’un sloop de cinquante-
deux pieds, ancré dans un yacht-club privé de Glyfada, à vingt-cinq
minutes en voiture de Vouliagmeni. Elégant et racé, le voilier à coque
bleu foncé, dont le nom, Alcyon, était peint en lettres d’or sur une
traverse de la poupe, était conçu pour la vitesse, précisa Niko. Mais, en
l’absence de vent, et le soleil étant déjà couché, il dut s’en remettre au
moteur Diesel pour gagner la petite île de Fleves, au large de la côte est
de la péninsule.
Ce fut un trajet bref, mais Emily le trouva magique. La lune s’élevant
dans le ciel dessinait une route argentée dans leur sillage. Les gouttelettes
des vagues semblaient autant de petits diamants disséminés sur les flots.
En jean et fin pull crème, Niko était lui aussi un délectable plaisir pour
les yeux…
Après avoir jeté l’ancre, il alluma une lanterne au-dessus de l’escalier
de descente du cockpit principal, et disparut en bas. Il revint avec une
bouteille de vin blanc frais, des verres en cristal et un plateau d’apéritifs.
– J’aurais volontiers porté un toast au champagne, dit-il en s’asseyant
face à elle et en servant le vin. Mais en bateau… Ce vin supporte très mal
d’être secoué.
– Je n’ai pas besoin de champagne. Etre avec toi me suffit.
– Alors, à nous deux, karthula ! dit-il en faisant tinter son verre contre
le sien.
La boisson fraîche et alcoolisée flatta le palais d’Emily et dopa son
courage. Aussi se risqua-t–elle à demander :
– Karthula… Ce n’est pas la première fois que tu m’appelles ainsi.
Qu’est-ce que cela signifie ?
– « Chérie ». Ça te dérange ?
– Non, dit-elle très vite, frissonnant de plaisir dans son jogging en
velours cramoisi.
Niko remarqua son frisson.
– Le dîner sera bientôt prêt. Si tu préfères, nous pouvons le prendre en
cabine, il y fait plus chaud.
– J’aime autant rester ici, affirma-t–elle, se dérobant à l’idée de se
retrouver avec lui dans un lieu clos, intime. C’est si paisible, sur le pont.
Après l’excitation du départ, leur tête-à-tête la perturbait. Elle était
presque paralysée par la timidité.
– Pourtant, tu es tendue. Qu’est-ce qu’il y a, Emily ? Regrettes-tu
d’avoir accepté ce week-end avec moi ?
– Non. Je suis juste… un peu nerveuse.
Il l’observa en silence, saisissant sur son visage diverses émotions
contradictoires.
– Qu’est-ce qui te met mal à l’aise ? Le fait que nous soyons ensemble
dans un lieu écarté ? Ou ce qui s’est passé l’autre nuit ?
– Sommes-nous vraiment obligés de parler de ça ? rétorqua-t–elle en
rougissant violemment.
– A en juger par ta réaction, oui.
Elle fit tourner son verre, captant la lumière irisée de la lanterne. Elle
avait refoulé sa conduite à l’arrière-fond de son esprit, se persuadant
qu’elle avait eu un égarement passager, une sorte de coup de folie suscité
par Niko. Mais à présent, soumise à l’examen de son regard, elle trouvait
qu’elle avait agi de façon éhontée. Et pathétique.
Qu’est-ce qui lui avait pris ? se demanda-t–elle. Comment avait-elle pu
se comporter d’une manière si contraire à son caractère ? Sur le plan
professionnel, elle était toujours maîtresse d’elle-même. Dans ses
relations avec ses amis, elle se montrait agréable, fiable, fidèle, mais, là
non plus, elle ne perdait jamais son sang-froid.
Elle n’était pas de celles qui cèdent à un coup de tête sensuel, ni ne
supplient un homme de leur faire l’amour. Et elle n’était pas du genre à
l’inviter à explorer intimement la partie la plus secrète d’elle-même !
Pourtant, avec Niko, elle avait commis ces trois écarts. Rien que d’y
penser, elle avait envie de disparaître sous terre ! Cependant elle était
venue, car elle était incapable de garder ses distances vis-à-vis de lui.
Alors, il lui fallait affronter les faits !
– Tu dois te douter que j’ai eu beaucoup de mal à te quitter ce soir-là,
lui dit-il avec douceur. Et je ne prétendrai pas que je n’ai pas envie de
reprendre le « dialogue » où nous l’avons laissé. Mais uniquement si tu
en as envie. Nous irons à ton rythme, Emily.
Elle regarda autour d’elle, embrassant du regard le ciel nocturne et la
silhouette obscure de l’île qui se dessinait à sa gauche. Elle écouta le
murmure des flots léchantla coque, seul bruit dans le silence profond.
Enfin, elle osa lever les yeux vers l’homme qui l’observait avec tant
d’intensité.
– Je désire aller plus loin, avoua-t–elle. Mais je me sens un peu en
dehors de mon élément. Tout cela est très nouveau pour moi, tu sais.
L’indolence de Niko céda soudain la place à une attention vigilante.
– Cherches-tu à me dire que tu es vierge ?
– Non ! fit-elle, manquant s’étrangler avec une gorgée de vin.
– Non, ce n’est pas ce que tu veux dire ? Ou bien : non, tu n’es pas
vierge ?
– Je ne parlais pas de ça ! Je faisais référence à ce bateau, à tout ce
luxe, à cette île exotique… Quant à ma virginité, cela a-t–il vraiment de
l’importance ?
– Oui. Je n’ai aucune intention de te juger bien sûr ! Mais si je dois
être ton premier amant, je préfère le savoir avant plutôt qu’après.
Il se pencha, lui touchant légèrement la main.
– Alors ?
Elle rougit jusqu’aux oreilles, espérant qu’il ne s’en rendrait pas
compte dans l’obscurité.
– Non, je ne suis pas vierge, finit-elle par répondre avec un embarras
patent.
Il discerna sa gêne et éclata de rire.
– Ne sois pas si mortifiée ! Je ne le suis pas non plus !
– Mais… je ne l’ai fait qu’une fois, et ce n’était pas… un succès
étourdissant, balbutia-t–elle. Contrairement à l’impression que j’ai pu te
donner, je ne suis pas très douée… pour… pour ça.
– Je vois. Eh bien, maintenant que tu t’es soulagée de ce lourd secret,
ironisa-t–il gentiment en réprimant un nouveau rire, si nous dînions ?
– Avant, j’aimerais me rafraîchir un peu, murmura-t–elle.
En réalité, elle avait envie de disparaître dans un trou ! De sauter par-
dessus bord et de ne plus jamais refaire surface.
– Pas de problème, répondit-il avec aisance. Pendant ce temps,
j’achèverai les préparatifs. Nos bagages sont dans la cabine arrière. Elle a
une salle de bains privée.
La cabine arrière comportait aussi un grand lit double, constata Emily.
Paré de draps en lin bleu marine, doté d’un large bord et proche d’un
hublot, éclairé par des appliques en cuivre, ce vaste lit plantait le décor –
celui de la séduction. Un frisson d’attente et de peur la parcourut.
Allait-elle décevoir Niko ? se demanda-t–elle en déballant ses affaires.
Allait-elle se ridiculiser plus encore qu’elle ne l’avait déjà fait ? Se
montrait-elle téméraire et trop naïve, en s’aventurant hors des sentiers
qu’elle connaissait ? Ou avait-elle enfin trouvé l’homme unique,
exceptionnel, qui valait la peine qu’elle s’exposât au risque de tomber
amoureuse ?
A son retour dans la cabine principale, elle fut accueillie par des
lumières douces et de la musique. L’air embaumait du parfum de l’origan
et du romarin. Sur la table étaient joliment disposés sets et serviettes,
couverts en acier brossé et porcelaine blanche. Une corbeille remplie de
pain et une salade composée d’olives, de tomates en quartiers, de
tranches de concombre et de dés de feta assaisonnés à l’huile d’olive
attendaient sur le plan de travail.
Solidement campé sur ses longues jambes devant le four, épousant le
léger balancement du yacht, Niko disposait sur un lit de riz un baron
d’agneau accompagné d’aubergines et de poivrons.
– Ce n’est pas précisément un repas gastronomique, observa-t–il en
apportant le plat sur la table. Juste une collation toute simple.
Pensant aux couverts en plastique et aux assiettes en carton auxquels
elle avait recours pour les parties de campagne avec ses amis, Emily
s’exclama :
– Si c’est ce que tu appelles « simple » ! Tu m’intrigues,tu sais,
continua-t–elle. Au risque de me répéter, tu n’as rien du play-boy pour
lequel je t’avais pris.
– Et tu t’y connais en play-boys, pas vrai ? répliqua Niko, son regard
vert pétillant d’amusement.
– Non, mais je suis prête à parier qu’ils ne sont pas du genre à risquer
leur vie pour aider des gens en détresse… et qu’ils ne cuisinent pas !
– Ne te laisse pas impressionner par ce que tu vois ! Ce repas a été
apprêté dans une auberge locale. Je n’ai eu qu’à mettre au four le plat
principal. Mes talents culinaires ne vont pas au-delà.
Il disposa le pain et le vin, remplit leurs verres, et choqua le sien contre
celui d’Emily.
– A nous, une fois de plus, karthula ! Allons, sers-toi avant que ça
refroidisse.
La nourriture était délicieuse. Ils eurent une conversation agréable et
aisée, se découvrant l’un l’autre un peu plus. Ils aimaient tous deux la
lecture, et, avec une bibliothèque bien remplie à leur disposition,
oubliaient aisément la télévision. Niko avait une préférence pour les
essais, alors qu’Emily était une dévoreuse de romans. Et ils ne pouvaient
se passer ni l’un ni l’autre de la lecture quotidienne d’un journal.
Amateur de plongée sous-marine, Niko avait exploré nombre d’épaves
au large des côtes égyptiennes. Emily, en revanche, était juste capable de
nager sous l’eau avec un tuba, et elle avoua ne pas être à l’aise lorsqu’elle
s’éloignait un peu trop de la côte.
Il connaissait des parties du monde où ne se rendaient jamais les
touristes ; elle s’en était tenue à des classiques du voyage sans danger :
Canada, Hawaii, les îles Vierges britanniques.
Quand ils eurent fini de dîner, elle l’aida à débarrasser, puis essuya la
vaisselle qu’il se chargeait de laver. Elle rangea les verres dans le
charmant casier qui les protégeaitdes chocs. Cette intimité domestique lui
plut infiniment. Un homme, une femme et un refuge…
Comme 23 heures approchaient, il suggéra qu’ils finissent la bouteille
de vin sur le pont. La lune, à présent haut dans le ciel, répandait sur le
voilier sa lumière argentée. Niko sortit une couverture et les en enveloppa
tous deux.
– Je rêve d’endroits comme celui-ci quand je suis en mission, soupira-
t–il en attirant Emily contre lui. Ça m’aide à préserver ma santé mentale.
– Pourquoi as-tu choisi ce métier ? Par attrait pour le risque, le
danger ?
– En partie. Je ne trouverai jamais mon bonheur dans le rôle du nabab
milliardaire assis à compter son argent derrière un bureau – bien que mon
père ait tenté de m’acheter avec plus de millions que je n’en pourrais
jamais dépenser, fût-ce en menant l’existence la plus prodigue. Pour lui,
l’argent est l’arme absolue pour asservir quelqu’un et le plier à sa
volonté. Il était furieux que ma mère l’ait dépossédé de ce pouvoir sur
moi en me léguant une fortune. Il ne le lui a jamais pardonné.
– Mais, si j’ai bien compris, il y a une autre raison à ton choix de
carrière si peu conventionnel ?
Niko remua légèrement, comme si le luxueux siège capitonné du
cockpit lui semblait soudain inconfortable.
– Oui, admit-il. Ce n’est pas une chose que je confierais à n’importe
qui… En fait, en consacrant l’argent de ma mère à ceux qui souffrent, je
soulage ma conscience. Ça m’aide à accepter de l’avoir tuée.
Atterrée de découvrir qu’il portait ce lourd fardeau de culpabilité,
Emily laissa éclater ses sentiments.
– Sa mort était une tragédie imprévisible, Niko ! Tu es trop intelligent
pour te reprocher un fait dont tu es strictement innocent ! Que Pavlos t’ait
laissé grandir dans cette fausse conviction…
– Je nous croyais d’accord pour laisser mon père hors de tout ceci,
coupa Niko.
– Certes. Mais c’est toi qui l’as mentionné le premier.
– Eh bien, maintenant, je désire l’oublier. Alors, parlons plutôt de tes
parents. J’aimerais que tu satisfasses ma curiosité sur un point qui
m’intrigue depuis que tu m’en as parlé. Tu as dit qu’ils avaient péri dans
un accident de voiture. Comment se fait-il, dans ce cas, que tu n’aies
aucune sécurité financière ? D’habitude, à la suite d’un tel drame, les
compagnies d’assurances versent une indemnisation substantielle.
Surtout à un enfant mineur qui se retrouve orphelin.
Emily l’avait contraint à affronter ses démons un instant plus tôt.
C’était maintenant lui qui, par cette question directe, la forçait à affronter
les siens.
– Il n’y a pas eu d’indemnisation après l’accident, dit-elle. Du moins,
pas en ma faveur.
– Mais pourquoi, bon sang ?
Elle ferma les yeux comme si cela pouvait rendre les faits plus
supportables. C’était pourtant inopérant ! Et elle le savait fort bien.
– Mon père était en tort, révéla-t–elle. Il roulait trop vite et il avait bu.
Malheureusement, ma mère et lui n’ont pas été les seules victimes.
Quatre personnes sont mortes à cause de lui ; deux autres sont restées
infirmes. Après les procès qui en ont résulté, je n’ai eu droit qu’aux effets
personnels de ma mère et à la petite police d’assurance qu’elle avait
contractée à ma naissance. Tu sais déjà à quoi elle a servi.
– Tes parents n’avaient pas de portefeuille d’actions ? Pas de biens
immobiliers ?
Elle secoua la tête.
– Nous n’avons jamais eu de maison, ni même d’appartement. Notre
demeure était une suite de grand luxe, au dernier étage d’un hôtel de
Vancouver qui surplombait English Bay. Un lieu où ils pouvaient
recevoir leurs amis du grand monde et donner des réceptions chic et
prestigieuses.
Niko marmonna, et, bien qu’elle ne comprît pas le grec, elle sut qu’il
venait de lâcher un juron.
– Ils s’autorisaient ce genre de chose mais n’ont jamais pris soin
d’assurer l’avenir de leur fille ? fit-il.
– Ils vivaient dans l’instant présent. A leurs yeux, chaque jour était une
nouvelle aventure et l’argent était fait pour être dépensé. Pourquoi pas ?
Puisque mon père avait bâti une fortune en Bourse.
– Dommage qu’il n’ait pas songé à économiser pour toi au lieu de tout
dépenser pour son plaisir.
– Mon père et ma mère m’adoraient ! rétorqua Emily. Près d’eux, je
me sentais choyée et ma vie était un enchantement. J’avais une existence
pleine de chaleur, de rires et d’amour. Ça n’a pas de prix !
– C’étaient des enfants gâtés qui voulaient se donner des airs
d’adultes ! répliqua rudement Niko. Même s’ils t’avaient laissé des
millions, ça n’aurait jamais compensé les conséquences de leur
insouciance, et ce que ça t’a coûté !
– Arrête ! cria-t–elle, ne sachant trop ce qui la mettait le plus en rage :
ses critiques contre ses parents ou le fait qu’il avait raison. Tais-toi !
Rabattant la couverture, elle gagna la proue, mettant le maximum de
distance possible entre elle et lui.
Il la rejoignit, et l’enlaça.
– Hé, fit-il. Ecoute-moi.
– Non. Tu en as dit assez !
– Pas encore. Je tiens à te demander pardon.
– Je t’ai prié de te taire. Ce n’est pas assez clair, peut-être ? Tes
excuses, je m’en moque.
– Et moi, je ne suis pas doué pour obéir. De plus, je suis mal placé
pour faire des commentaires sur les imperfections humaines.
Sa mâchoire virile effleura la ligne de son cou, frottant érotiquement
contre sa joue.
– Tu me pardonnes ?
Emily eut envie de lui opposer un refus, d’en finir pendant qu’elle en
était encore capable, et de s’épargner les souffrances sentimentales que
leur relation ne manquerait pas de lui valoir. La voix de la prudence
murmurait de nouveau à son oreille, soufflant que la liste de leurs
différences venait encore de s’allonger. Ils étaient en désaccord sur trop
de points pour s’entendre de manière durable ! Pour lui, la famille ne
comptait pas. Il ne croyait pas à l’amour. Ni le mariage ni l’engagement
ne l’intéressaient !
Pourtant, elle sentait mollir sa résistance. Son corps acceptait
docilement sa caresse, et son cœur était sensible à sa séduction. Tant
d’hommes proclamaient les mêmes choses que lui – avant de rencontrer
la femme de leur vie et de changer d’avis ! Pourquoi n’aurait-elle pas pu
être celle qui modifierait la donne ?
– Emily, dis quelque chose ! insista Niko, remontant à l’assaut. Je sais
que je t’ai mise en colère, et que je t’ai blessée. Mais ne te ferme pas
comme ça, je t’en prie.
– Je suis furieuse, je l’admets, murmura-t–elle tristement. Tu n’avais
pas le droit de m’enlever mes illusions. Et je souffre parce que tu y es
parvenu.
Elle pivota face à lui, les yeux brillants de larmes.
– Pendant dix-huit ans, j’ai refusé la vérité au sujet de mes parents. Je
voulais qu’ils restent parfaits dans mon souvenir. A cause de toi, c’est
devenu impossible.
De nouveau, il lâcha une imprécation – cette fois si atténuée qu’elle
sonnait presque comme un mot doux –, et il attira son mince visage au
creux de son épaule. Elle se mit à sangloter pour de bon, pleurant ses
rêves détruits, blessée par la cruauté du destin indifférent à la souffrance
des hommes.
– Permets-moi d’adoucir les choses, mon ange, murmura Niko,
déversant une pluie de baisers sur ses cheveux. Laisse-moi t’aimer
comme tu mérites de l’être.
Emily avait conscience qu’elle le désirait bien plus qu’elle ne désirait
se préserver elle-même. Relevant son visage sillonné de larmes, elle
céda.
– Oui, murmura-t–elle.
7.
La grande scène romantique du héros soulevant l’héroïne dans ses bras
pour la porter jusqu’au lit était irréalisable sur un voilier. Si svelte que fût
Emily, l’escalier de descente était trop étroit pour être franchi à deux.
Niko dut se contenter de devancer sa compagne, puis de la guider alors
qu’elle franchissait les dernières marches menant à la cabine.
Ce n’était guère une épreuve, pensa-t–il, pendant qu’elle achevait sa
descente. Lorsque ses jambes fuselées entrèrent dans son champ de
vision, il fut violemment troublé à l’idée de les dénuder.
Hélas, quand il l’eut menée dans la chambre, il s’aperçut qu’elle
tremblait. Elle s’était montrée consentante quand il lui avait demandé de
faire l’amour ; mais, parvenue au pied du mur, elle avait peur. Pour lui,
cela signifiait qu’il devait mater sa libido. Il n’avait jamais pris son
plaisir aux dépens d’une femme…
Il choisit donc d’éteindre les appliques, et glissa un CD dans la chaîne
intégrée. Les notes apaisantes d’un nocturne de Chopin s’élevèrent tandis
qu’il amenait Emily à s’asseoir avec lui au bord du lit et essuyait ses
dernières larmes.
– Tu es si belle, murmura-t–il.
Elle laissa échapper un petit rire tremblé.
– Ça m’étonnerait. Je n’ai jamais su pleurer avec grâce. Mais je te
remercie du compliment. La plupart des hommes ont horreur que les
femmes pleurent.
– Je ne suis pas comme eux.
Il passa la main dans ses cheveux blond pâle, dont le contact lui
évoquait la plus douce des soies.
– Et tu ne ressembles pas aux autres femmes, ajouta-t–il.
Il effleura sa bouche, caressant ses lèvres jusqu’à ce qu’elles
s’entrouvrent sans réticence. Il y déposa alors un baiser. Elle ferma les
paupières et émit un soupir. Sa tension se dissipant, elle ployait contre
lui, flexible comme un roseau. Cependant, il ne tenta pas de précipiter les
choses. Il l’embrassa de nouveau, donnant plus de passion à la caresse
lorsqu’il devina en elle la montée du désir.
Elle s’enhardit. Par-dessous son chandail, ses mains se glissèrent sur
son torse viril avec des gestes rapides et sûrs. Elle poussa de petits
gémissements implorants qui révélaient que sa peur l’avait quittée. Elle
se montrait aussi fiévreuse que lui…
Jugulant pourtant son impatience, il la dévêtit avec lenteur. Elle portait
d’arachnéens sous-vêtements de dentelle couleur pêche, laissant deviner
la pointe dressée de ses seins.
Ils étaient si ouvertement conçus pour exciter les passions d’un homme
qu’il se détourna, redoutant de ne pas savoir se maîtriser. Et il se hâta de
se débarrasser de ses propres vêtements, libérant son corps et sa virilité
soudain trop confinée.
Déroutée par la façon dont il envoyait valser les vêtements à travers la
pièce, elle chuchota timidement :
– Tu es en colère ? J’ai fait quelque chose de mal ?
Il pivota sur lui-même, s’exhibant sans honte.
– Ce que tu vois te donne-t–il l’impression d’être en faute ?
Elle rougit. S’il n’avait pas été troublé au-delà de toute raison, il lui
aurait sans doute dit qu’il était charmé par sa pudeur. Mais, dominé par
un sentiment d’urgence charnelle, il se glissa près d’elle sur les draps
froissés et acheva de la dévêtir. Ebloui par sa blondeur, par la délicatesse
de ses formes et, plus encore peut-être, par le feu sensuel deson regard, il
posa sur son corps ses mains et sa bouche, entamant un voyage sur sa
chair.
Elle s’offrit sans réserve, frémissant convulsivement alors qu’il
touchait les parties les plus sensibles de son corps et la conduisait au bord
de la jouissance. Il était à la fois flatté et enflammé de la voir si réactive,
et ne pouvait plus longtemps se refuser le plaisir qu’il lui procurait.
Elle le sentit. Allongeant le bras, elle gaina de ses doigts son membre
viril, le flattant avec une joie empreinte de révérence qui, étrangement,
l’atteignit en des régions qu’il fermait aux autres d’habitude : son âme et
son cœur.
Cet afflux brûlant, aussi puissant qu’il était unique, le rendit aveugle
au danger. Il était habité par le besoin lancinant de posséder et d’être
possédé.
Elle le devina sans doute car, d’un mouvement souple, elle l’accueillit
entre ses jambes. Sa hardiesse délicieuse lui fit oublier toute prudence. Le
sang battait au cœur de sa virilité. Il se sentait au bord de la capitulation.
Dans un dernier éclair de lucidité, il eut le réflexe de se gainer d’un
préservatif avant de s’enfoncer profondément en elle.
Elle souleva ses hanches pour mieux l’accueillir, absorbant chaque
assaut. Il avait l’impression d’être l’otage de son intimité humide,
brûlante et convulsive.
Elle se contracta autour de lui, emportée à son instar dans ce
maelström qui balayait tout ce qui n’était pas leurs corps mêlés. Il perçut
confusément ses cris étouffés, puis la vague l’emporta, le faisant basculer
dans la reddition absolue. Un dernier râle lui échappa alors qu’il se
sentait exploser dans un monde parallèle.
Comme anéanti, il tenta de reprendre son souffle. Puis il roula sur lui-
même, entraînant Emily avec lui. Elle le contempla, le regard adouci et
noyé, le visage rosi. Elle était à des années-lumière de la femme
tremblante qu’il avait amenée ici une demi-heure auparavant, pensa-t–il.
Curieux de savoir ce qui l’avait troublée, il demanda :
– Quand nous sommes descendus, tu étais nerveuse, n’est-ce pas ?
– Je le suis toujours.
Ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Se remémorant ce qu’elle lui
avait confié d’une première expérience, il crut deviner la cause de sa
gêne.
– Si tu penses m’avoir déçu, karthula, sois bien assurée que je n’aurais
pu rêver meilleure partenaire.
– Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Avant de partager ton lit, j’avais peur
de finir par t’aimer un peu trop. Maintenant, j’ai peur car j’avais vu
juste.
Son aveu lui remua le cœur. Il n’était pas habitué à tant de franchise de
la part de ses partenaires.
– Est-ce une si mauvaise chose ? demanda-t–il.
– Pas forcément. Je savais que je courais un risque en faisant l’amour
avec toi. J’ignorais qu’il serait si grand, en revanche.
« Alors, n’emploie pas les mots “faire l’amour”, voulut-il lui dire.
Comporte-toi comme ces autres femmes avec lesquelles je couche, et qui
n’y voient qu’un agréable moment de sexe. » Mais elle était si
rayonnante qu’il n’eut pas le cœur de la priver de ses illusions, ce qui lui
fit prendre conscience qu’une deuxième fois il la laissait atteindre son
cœur, jusqu’alors inviolable. Elle faisait éclore en lui une tendresse
protectrice dont il avait peur et qu’il refusait.
Lisant en lui avec une perspicacité perturbante, elle déclara :
– Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas la naïveté de croire que ce week-end est
un prélude à une relation durable. Je n’attends pas de le voir déboucher
sur un mariage.
« Pourquoi pas ? »
Cette question faillit bel et bien lui échapper !
– Mon métier m’interdit ce genre d’engagement, dit-il lorsqu’il se fut
ressaisi. Peu de femmes voudraient d’un mari absent de la maison les
trois quarts du temps.
– Exactement. Nous ne sommes disponibles que pour une liaison de
passage. Même si cela n’est pas mon fort.
– Il n’y a aucun mal à avoir de la sympathie pour la personne avec
laquelle on couche, Emily. Si je n’ai pas été assez clair jusqu’ici, eh bien,
sache que je t’apprécie beaucoup. Je ne t’aurais pas invitée, sinon.
– Tant mieux, dit-elle alors que son sourire se muait en bâillement. Je
dormirai mieux après cette déclaration. Mais d’abord, je vais me laver les
dents.
– Entendu. J’utiliserai la salle de bains de la cabine avant.
Elle se glissa hors du lit et s’éclipsa, livrant dans le halo de la lampe
une vision fugitive de sa nudité qui ranima l’excitation virile de Niko.
Cependant, il devait veiller à son propre rituel – en particulier, s’assurer
qu’il avait bien mis le voilier à l’ancre !
Quand il la rejoignit un quart d’heure plus tard, elle dormait à poings
fermés. Et c’était presque tant mieux. Avec elle, il n’oubliait que trop
aisément les règles qu’il avait établies pour sa sauvegarde. Il se donnait
totalement aux malheureux qu’il secourait parce qu’ils n’empiétaient pas
sur sa vie personnelle. Quant aux êtres qui faisaient partie de sa vie, il
avait appris à les tenir à distance.

***

Niko ne la touchait pas, mais il était si près qu’Emily était enveloppée


par la tiédeur de son corps. Si elle esquissait la moindre approche, il la
prendrait dans ses bras et ils feraient de nouveau l’amour. Elle ne pouvait
pas accepter cela ! Elle avait trop peur du pouvoir qu’il possédait sur elle,
et trop peur de lâcher, dans l’excès du plaisir, les trois mots qui mettraient
forcément un terme à leur rencontre. Même s’il l’« appréciait
beaucoup », Niko était à des années-lumière de vouloir l’entendre dire :
« Je t’aime. »
Oh, ce n’était pas qu’elle l’aimait, en réalité. Elle ne pouvait pas
s’offrir ce luxe, songea-t–elle. Et elle n’avaitpas la stupidité de prendre
pour de l’amour ces échanges sensuels merveilleux.
Elle avait entendu une fois les propos amers d’une collègue : « Les
hommes n’ont qu’une idée : te mettre dans leur lit. Et ils y parviennent en
te faisant croire qu’ils rêvent d’être avec toi – le temps de passer à une
autre conquête. Le seul moyen de garder l’avantage, c’est de leur laisser
croire que tu te moques de les revoir ou de renoncer au sexe. »
Exception faite de sa désastreuse expérience avec un interne, dont
l’ego démesuré était ce qu’il avait de mieux à offrir, Emily avait opté
pour la dernière solution. Elle ne voulait pas s’abaisser à une sordide
aventure. Avec naïveté, elle avait décidé que le mieux était de n’accepter
une relation intime avec un homme qu’en cas d’engagement total. Mais
cette prudente ligne de conduite était antérieure à l’irruption dans sa vie
de Niko Leonidas – qui avait balayé ses idées préconçues !
A présent, allongée près de lui, électrisée par sa présence, elle se
forçait à rester immobile, guettant le moment où sa respiration régulière
lui indiquerait qu’il s’était endormi.
Avec prudence, elle bougea un pied, puis glissa sa main sous son
oreiller. Niko ne remua pas. Convaincue qu’elle pouvait cesser de faire
semblant, elle ouvrit les yeux et s’avoua la redoutable vérité.
Elle était amoureuse de Niko. Depuis des jours et des jours ! Elle avait
commis la pire des folies, mettant en jeu tout son être pour n’avoir en
échange qu’une brève liaison !
Submergée par l’énormité de sa folie, elle se mit à pleurer. Elle
redevenait tout à coup la fillette orpheline, avec un cœur débordant
d’amour et personne à qui le donner. Elle souhaitait que Niko la regarde
ainsi que son père avait regardé sa mère : comme si elle était la plus belle
et la plus fascinante créature de la terre. Elle aspirait à connaître la magie,
la passion amoureuse qu’ils avaient connue.
Bref, elle désirait ce que Niko ne pouvait donner !
– Emily ? dit–il avec douceur, dans les ténèbres. Tu dors ?
– Non, murmura-t–elle. Mais je croyais que toi, tu dormais.
– Pas du tout. Je pense à toi… et j’ai encore envie de toi, continua-t–il
d’une voix déjà plus rauque.
Sa main, tiède et possessive, s’aventura entre ses cuisses.
– Emily ?
Si elle avait été de ces femmes qui savent se préserver, elle l’aurait
repoussé. Mais, hélas, elle se sentit fondre. Roulant sur le dos, elle
entrouvrit les jambes, prête à l’accueillir. Elle n’avait plus grand-chose à
perdre. Le mieux n’était-il pas d’engranger une moisson de souvenirs ?
De graver en elle chaque instant de cet interlude idyllique ?
Il déposa un baiser dans son cou, lui murmura au creux de l’oreille les
mots que murmurent les hommes à celle qu’ils désirent séduire. Il finit
par s’allonger sur elle et, relevant ses jambes sur ses reins, il se coula en
elle. Comme si le destin les avait conçus l’un pour l’autre, pensa Emily.
Cette fois, il démultiplia sans hâte son plaisir sensuel jusqu’à ce
qu’elle n’y puisse plus tenir, et la regarda atteindre le sommet de la
félicité. Lorsque ce fut son tour, elle lui rendit la pareille. Elle vit la
crispation de ses traits qui semblaient refuser la reddition ultime. Elle vit
se clore ses paupières et enregistra son gémissement rauque alors que son
corps frémissait et vibrait. Cet abandon simple et intègre la remua
jusqu’aux larmes.
– Mais qu’y a-t–il ? lui demanda-t–il, atterré. T’ai-je fait mal ? Parle,
mana mou.
Elle ne pouvait lui avouer que chacune de ses paroles, de ses caresses
décuplait l’amour qu’elle lui portait !
– Non, assura-t–elle. C’est juste que… c’était si beau de faire encore
l’amour avec toi.
– C’était magnifique, dit-il en la serrant étroitement contre lui. Et ça le
sera la prochaine fois aussi.
Sur cette promesse, elle trouva le sommeil – réconfortéepar les
battements de son cœur contre le sien, bercée par l’oscillation apaisante
du voilier qui dansait sur les flots.

***

Ils ne s’éveillèrent pas avant 9 heures et savourèrent leur café sur le


pont. Bien que l’intense chaleur estivale ne fût plus qu’un souvenir, la
saison permettait encore d’être légèrement vêtu.
– Tout à l’heure, dit Niko en enlaçant Emily, tu seras en maillot de bain
allongée sur le pont.
– Mmm, murmura-t–elle. Somnoler en Bikini en plein mois
d’octobre… ça n’a rien d’une épreuve, je dois l’admettre.
– Tu es contente d’avoir accepté de venir ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ? C’est ravissant, ici.
Réponse appropriée, pensa-t–il, et pourtant, elle ne sonnait pas juste.
Quelque chose la tracassait, il l’aurait juré.
– Tu en es sûre ? insista-t–il.
– Evidemment. Est-ce que l’eau est trop froide pour se baigner, à ton
avis ? fit-elle, s’empressant de changer de sujet.
– Nous le découvrirons tout à l’heure. Pour le moment, il est un peu
tôt. Emily, est-ce que quelque ch…
– Tôt ? Il est 10 heures passées ! Dors-tu toujours aussi tard ?
– Uniquement lorsque je suis en mer. C’est mon échappatoire à la
routine quotidienne.
Il n’ajouta pas que le danger permanent, les risques inhérents à son
travail finissaient par peser lourd.
– Tu veux parler de la lassitude professionnelle ? Je connais ça. C’est
une des raisons qui m’ont poussée à venir en Grèce. J’avais besoin de
changement.
– Et l’autre raison ?
– Je m’étais beaucoup attachée à Pavlos. Je ne me sentais pas le droit
de l’abandonner. D’une certaine façon,nous avions développé une
relation père-fille, plutôt que de patient à infirmière.
– Tes parents te manquent encore, après tout ce temps, n’est-ce pas ?
– Oui, énormément.
– Et je n’ai rien arrangé avec mes commentaires. J’ai terni les
souvenirs que tu gardais d’eux.
– Pas réellement. J’ai toujours idéalisé mes parents, c’est vrai. Mais
j’ai parfois pensé qu’il valait mieux pour eux qu’ils soient morts jeunes et
ensemble. Ils n’auraient supporté ni le vieillissement ni la solitude. Si
l’un d’eux avait survécu, je n’aurais jamais pu combler le vide de sa vie.
Niko fut fasciné par son honnêteté foncière – ce qui ne manquait pas
d’être ironique pour lui qui avait d’abord cru à sa duplicité.
– Ils n’étaient sans doute pas parfaits, Emily, mais ils étaient tout près
de l’être lorsqu’ils t’ont conçue ! Je suis sûre qu’ils t’aimaient beaucoup.
– Oh ! ils m’aimaient, oui, dit-elle en portant vers l’horizon un regard
embué. En revanche, ils n’avaient pas réellement besoin de moi. C’est
pour ça que j’ai choisi de devenir infirmière. Je voulais qu’on ait besoin
de moi. Ce n’est pas ton cas, n’est-ce pas ?
– Pour quelle raison t’imagines-tu que j’ai choisi de consacrer ma vie
aux autres ? répondit-il, désarçonné par sa question.
– Parce que ces étrangers accaparent ton existence pendant une période
limitée. Mais ta vie personnelle, en revanche, reste un domaine interdit. Il
suffit de voir ta relation avec ton père pour le comprendre.
Elle était beaucoup trop perspicace ! Il ne s’abaisserait pourtant pas à
nier la vérité.
– Inclure Pavlos dans notre week-end ne correspond guère à l’idée que
je me fais d’une parenthèse agréable, Emily, observa-t–il seulement.
Le visage d’Emily s’allongea.
– Excuse-moi, c’est ma faute. Je n’aurais pas dû parler de lui.
– Alors, je suggère que nous unissions nos efforts pour l’oublier. Si
nous allions faire une balade sur l’île ?
– Volontiers ! dit-elle avec empressement. Je vais chercher mon
appareil photo.
Le soulagement d’Emily était perceptible, constata Niko. Elle n’avait
pas plus envie que lui d’invoquer le fantôme de son père. Ou désirait-elle
instaurer entre elle et lui une distance ?
La réponse n’aurait dû l’intéresser en rien. De façon dérangeante, il
s’en souciait pourtant.
8.
C’était une idée géniale, pensa Emily alors que Niko sortait de l’eau le
dinghy et que la coque raclait l’étroite plage caillouteuse bordant l’île. Si
luxueux et confortable que fût le yacht, il n’offrait aucune échappatoire
lorsque la conversation dérapait. Et elle avait frôlé la catastrophe
lorsqu’elle lui avait inconsidérément confié son besoin d’être nécessaire à
quelqu’un. Pour peu, elle aurait laissé échapper la nature de ses
sentiments envers lui !
En se retranchant derrière son appareil, elle avait la possibilité de se
ressaisir. Elle photographia les dernières fleurs encore écloses avant
l’hiver : géraniums sauvages, coquelicots aux couleurs flamboyantes,
marguerites et succulentes aux tons mauves et blancs. Elle prit un cliché
du yacht ancré dans la baie paisible. Et, au moment où il s’y attendait le
moins, des portraits de Niko qui exaltaient son sourire éclatant, son profil
si bien sculpté, son regard voilé de longs cils.
Sur l’île, se rendit-elle compte, l’ambiance était plus libre. Ici, elle
pouvait respirer, cesser d’être sur ses gardes. Car, en cas de besoin, il lui
était possible de prendre ses distances avec Niko…
Percevant ce changement d’humeur, il se mit au diapason, se montrant
léger et taquin.
– C’est une chance pour toi que je ne veuille pas abîmer cet appareil,
sinon, tu saurais de quel bois je mechauffe ! gronda-t–il avec une colère
feinte alors qu’elle venait de l’asperger par surprise.
– J’aimerais te dire que je regrette, mais je mentirais, répliqua-t–elle en
l’aspergeant de nouveau.
Soudain, il cessa de rire et, serrant ses mains fines entre les siennes, il
posa sur elle un regard scrutateur.
– J’aimerais t’emmener pour un mois et non juste un week-end, dit-il.
Ça me fait du bien d’être avec toi, Emily. Tu me rappelles que la vie ne
se résume pas au travail. Avec toi, je suis un homme heureux.
Cette déclaration fit bondir le cœur de la jeune femme. Etait-il possible
qu’il fût en train de tomber amoureux d’elle ?
Pourquoi pas, après tout ? N’était-elle pas la première à répéter à ses
patients et à leurs familles qu’il ne fallait jamais perdre espoir ? N’avait-
elle pas constaté à plusieurs reprises que des miracles pouvaient avoir
lieu ? Pourquoi n’en serait-elle pas la bénéficiaire, pour une fois ?
– Si tu continues à me regarder comme ça, reprit Niko d’une voix
basse et câline, je ne réponds pas de ce que je ferai. Ce serait une erreur,
d’ailleurs : cette plage n’est pas confortable et, en plus, je n’ai pas
emporté de protection.
Flirtant de façon éhontée, elle murmura :
– Si nous retournions sur le yacht ?
– Au premier qui arrive au canot, mon ange ! répliqua-t–il d’une voix
rauque.
L’amour l’après-midi n’avait pas la même couleur, découvrit-elle. Le
soleil se déversait par le hublot qui surplombait le lit, renvoyait sur le
plafond les reflets dansants de l’eau mouvante et apportait à leur intimité
un dévoilement qui, d’abord, la perturba.
Niko mit vite le holà à cette absurdité. Il la contempla sous toutes les
coutures, découvrant même la petite cicatrice qu’elle s’était faite à la
fesse en tombant sur un éclat de verre, à la plage. Il y déposa un baiser
comme si c’était une blessure toute fraîche qui la faisait encore souffrir.
Il la découvrit pouce par pouce avec les mains, la bouche et la langue,
s’interrompant parfois pour murmurer :
– Tu aimes ça ?
En réalité, jamais elle ne s’était sentie si intensément femme. Niko
électrisait sa chair, attisait un désir lancinant et presque douloureux, lui
arrachait des murmures rauques de plaisir et des supplications.
Avant lui, elle n’avait jamais connu la jouissance. Avec lui, elle
l’éprouvait avec une rapidité et une violence fulgurantes.
Quand il la touchait, elle était transportée vers des sommets
vertigineux, paradisiaques. Et elle savait qu’il en avait conscience, il
savait à quel instant elle atteignait le point de non-retour puis se
dissolvait dans une explosion qui semblait vouée à n’avoir pas de fin.
Lorsqu’elle était gorgée de plaisir, épuisée, sûre de ne pouvoir même
lever un doigt, il se noyait en elle et lui prouvait tout le contraire.
Emportée dans l’incandescence de sa fougue, elle connaissait de nouveau
une flamboyante extase.
Aux alentours de 2 heures de l’après-midi, ils prirent une petite
collation de fruits et de fromage. Ils dégustèrent un peu de vin et
parlèrent, essentiellement de Niko – ce qui amena inévitablement le
retour de Pavlos dans leurs échanges.
Niko ayant évoqué son enfance malheureuse, Emily demanda :
– Etait-il cruel avec toi ?
– Pas au sens où tu l’imagines, lui dit-il. Loin de là. Je n’ai jamais
manqué de rien. Vêtements, jouets, précepteurs… Il pourvoyait à tout.
Quand j’ai atteint le stade des études secondaires, il n’y a pas eu de
limites à ce dont il était capable pour m’assurer ce qu’il y avait de
meilleur. Il m’a envoyé dans le collège privé le plus prestigieux
d’Europe. Dans plusieurs internats, en fait, étant donnéque j’ai réussi à
me faire expulser d’un certain nombre d’entre eux.
– Pourquoi alors cette rupture entre vous ?
– Il ne comprenait pas qu’il ne suffisait pas de dépenser de l’argent
pour être un vrai père.
– Ou alors, il ne comprenait pas que tu avais besoin de son amour.
– Il ne s’agissait jamais d’amour, avec lui. Il n’était question que de
pouvoir. Et, de son point de vue, l’argent et le pouvoir se confondent.
C’est une des pommes de discorde entre nous, car pour moi l’argent n’est
qu’un moyen pour atteindre un but. Si jamais je me retrouvais sans le
sou, je saurais tout recommencer. Mais je ne permettrai jamais que
l’argent régisse ma vie comme il régit la sienne.
– Pourquoi y attache-t–il tant d’importance, à ton avis ?
– Sans doute parce qu’il a grandi sans le sou. Il était le fruit d’une
liaison entre une femme de chambre et son employeur milliardaire, qui
l’a abandonnée lorsqu’il a su qu’elle était enceinte. Si on lui demandait
quelle était sa plus grande ambition lorsqu’il était petit, il répondrait
sûrement : « Devenir un des hommes les plus riches de Grèce et pouvoir
choisir mes amis, mes associés et même ma femme. »
– Il semble y être parvenu.
Niko acquiesça.
– Oui. Mais cela lui a pris des années. Il a épousé ma mère alors qu’il
avait déjà trente et un ans, ce qui, à l’époque, était considéré comme
plutôt vieux. Elle n’avait que vingt ans et était la fille unique d’un de ses
principaux rivaux d’affaires.
– Est-ce pour ça qu’il l’a épousée ? Pour marquer des points contre cet
homme ?
– Non. Il l’aimait réellement. Je dois lui rendre cette justice.
– Quel dommage qu’il n’ait pu te considérer comme la plus belle part
de ce qu’elle lui avait laissé en souvenir.
– J’étais trop rebelle. Je refusais de m’inféoder à lui. J’étais résolu à
suivre ma propre route et prêt à envoyer au diable quiconque aurait tenté
de m’en empêcher.
Niko ne s’était jamais montré aussi ouvert, pensa Emily. Etait-ce la
langueur de l’après-midi ou leur intimité sensuelle qui lui permettait de
se livrer si facilement ?
– Voulait-il que tu ailles à l’université ?
– Pour le pire ! Et il était tout à fait convaincu de parvenir à ses fins
puisque je ne disposerais d’aucun argent avant vingt et un ans. Pour lui,
des études supérieures de commerce et management étaient l’étape
logique avant que je rejoigne son empire financier. Mais j’ai échappé à
son contrôle en entrant dans l’armée de l’air. Après l’armée, j’ai passé un
an en Angleterre auprès d’un ex-pilote de l’ONU qui m’a appris les
raffinements de l’anglais et tout ce qu’il savait sur les missions de
sauvetage. Ensuite, je suis rentré en Grèce, j’ai hérité et j’ai lancé ma
propre affaire.
Il se leva et s’étira.
– Si on allait nager ? proposa-t–il.
Il n’était plus disposé à s’épancher, comprit-elle. Du moins, pour le
moment. Et elle ne gagnerait rien à vouloir le contraindre.
– Volontiers ! Si tu es sûr que l’eau est assez chaude ?
– Il n’y a qu’un moyen de le savoir, ma belle ! lança-t–il en lui prenant
la main pour la faire se lever. Tu plonges de bon gré, ou faut-il que je te
pousse à l’eau ?
– Donne-moi au moins le temps de passer mon Bikini !
– A quoi bon ?
Otant en un clin d’œil son short, son slip et son T-shirt, il monta sur le
plongeoir, exhibant sa nudité superbe.
– Rien de tel que le naturel. D’autant que nous n’avons plus rien à
nous cacher.
– Rebelle un jour, rebelle toujours, murmura-t–elle en se dépouillant
de ses vêtements avec gêne.
– Je ne m’attendais guère à ce qu’une infirmière se montre aussi prude.
Même ton derrière rougit ! plaisanta-t–il.
Il n’y avait qu’une bonne réplique à cette espièglerie, et elle passa à
l’action aussitôt : posant ses mains sur son torse, elle le poussa à la mer.
Il plongea dans une grande gerbe d’eau. Elle le suivit avant qu’il ait le
temps de remonter à bord pour exercer des représailles.
Passé le premier contact glaçant, l’eau de mer était délicieusement
rafraîchissante. Faisant la planche, les yeux rivés sur la vaste étendue du
ciel bleu, Emily pensa qu’elle n’avait jamais été aussi près du paradis.
Niko, qui s’était éloigné d’un crawl puissant vers l’embouchure de la
baie, surgit soudain près d’elle à la surface des eaux.
– On dirait une sirène, lui dit-il. Une sirène particulièrement
délectable.
Et lui, un dieu marin, pensa-t–elle, troublée à la vue de ses épaules
hâlées, de son sourire éblouissant, de ses étonnants yeux verts. Il n’était
guère étonnant qu’elle fût tombée amoureuse de lui ! Quelle femme
aurait eu le pouvoir de lui résister ?
***

Remontés à bord, ils s’allongèrent sur le pont pour se sécher à la


tiédeur du soleil. Niko avait nagé plus loin qu’il ne l’aurait voulu, et cette
dépense physique le plongeait dans une bienheureuse fatigue. Il était
heureux d’être allongé à côté d’Emily, l’effleurant de ses membres, sans
bouger ni parler. Il plongeait son regard dans ses yeux bleus, et se laissait
submerger par une satisfaction suprême.
Etait-il en train de tomber amoureux ? se demanda-t–il dans un sursaut
d’étonnement.
Il ne pouvait pas se le permettre. C’était tout à fait hors de question ! Il
était sûrement la proie d’un fantasme romantique provoqué par la fatigue
ou par quelque aberration de son esprit ! Car il se refusait à envisager que
son cœur fût impliqué dans l’affaire. Pourtant… Si c’était
uneimpossibilité, pourquoi détestait-il soudain l’homme qui avait pris la
virginité d’Emily ? Elle n’appartenait qu’à lui !
– Quelles obscures pensées agitent ton esprit ? demanda-t–elle en le
regardant à travers ses paupières mi-closes.
La dérangeante vérité lui monta aux lèvres.
– J’ai une confession à te faire. Et même plus d’une.
– Ah ? fit-elle, une ombre passant sur son visage. Laquelle ?
– Pour commencer, je suis jaloux de mon prédécesseur. Jaloux du
premier homme avec lequel tu as couché avant de me rencontrer.
– Je vois, murmura-t–elle en se redressant sur un coude et en
l’observant d’un air songeur. Dois-je me sentir flattée ?
– Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation.
Avant leur rencontre, le sexe se résumait pour lui à un échange fait de
plaisir mutuel et de liberté réciproque. Il ne mentait jamais à ses
partenaires, ne leur faisait jamais de promesses qu’il ne pouvait tenir,
n’était jamais délibérément cruel. Parfois, pourtant, il les faisait souffrir
malgré lui car elles désiraient plus qu’il ne pouvait donner.
Jusqu’à Emily. Son plan initial avait pris un tour entièrement imprévu,
et il se retrouvait tenté de donner bien plus qu’il ne pouvait se le
permettre…
– Ce n’est pas très en accord avec ton caractère, n’est-ce pas ? fit-elle
observer.
– C’est juste. Je préfère m’en tenir aux règles.
– Lesquelles ?
– Celles que je me suis fixées.
– Et tu les bafoues avec moi ?
– Oui, reconnut-il, assombri.
Et il n’aurait su dire si c’était un instinct de préservation ou
d’autodestruction qui le poussait à dénuder son âme aussi brutalement.
– Quand j’ai commencé à sortir avec toi, j’avais uniquement
l’intention d’être ton appât.
– Un appât ?
Il perçut, dans son intonation, une défiance voisine du désarroi, et
regretta d’avoir parlé. Mais il se serait senti sali et indigne d’elle s’il
l’avait leurrée avec une demi-vérité.
– Oui, dit-il. Pour t’éloigner de mon père. J’ai décidé de le protéger
contre lui-même et contre toi en détournant ton attention d’un homme
déclinant pour la reporter sur un homme plus apte à te donner du plaisir.
Assommée, elle détourna les yeux.
– Alors, ce week-end, c’était juste pour ça…
– Non, et c’est bien le problème. Il s’agit de toi et moi, maintenant, et
de sentiments dont je ne voulais pas au départ. J’ai essayé de te le dire,
l’autre nuit, mais je n’en ai pas eu le courage.
Emily ne l’écoutait plus. Elle s’était levée et secouait la tête,
profondément blessée. Se levant d’un bond, il la saisit dans ses bras. Elle
se débattit, lui portant un coup oblique à la mâchoire.
– Lâche-moi ! jeta-t–elle. Ne me touche plus !
– Emily, insista-t–il d’une voix pressante, tout a changé maintenant.
– Certes, dit-elle en éclatant en sanglots. Tu montres enfin tes vraies
couleurs.
Emu plus que de raison, il soutint :
– Non, Emily. J’ai juste commis une stupide erreur.
– Et tu as décidé de compenser ça en m’offrant un week-end
inoubliable ? Qu’est-ce que tu as dû t’ennuyer à faire semblant d’avoir
envie de moi !
– Je ne faisais pas semblant, bon sang ! Tu sais bien qu’un homme ne
peut pas faire semblant !
– Comment t’en es-tu tiré, alors ? Tu as fermé les yeux en t’imaginant
que j’étais une autre femme ?
Choqué, il la serra violemment contre lui.
– Jamais de la vie ! Il n’y avait que toi, seulementtoi ! Depuis le début.
Je ne l’ai pas compris tout de suite, c’est tout.
– Et moi qui croyais en avoir fini avec cette idée grotesque que j’étais
une aventurière résolue à plumer ton pauvre père…
Elle ne pleurait plus, à présent. Elle s’était muée en bloc de glace.
– C’est terminé ! protesta-t–il. Tu es telle que tu as toujours été : aussi
belle physiquement qu’’intérieurement.
– Je ne me sens pas belle, soupira-t–elle d’une voix atone. Je me sens
idiote et pathétique parce que je suis tombée amoureuse de toi.
– Alors, nous sommes tous les deux « pathétiques », parce que, moi
aussi, je suis en train de tomber amoureux de toi. Le problème, c’est que
je ne sais pas quoi faire de ce sentiment.
– Eh bien, je vais te le dire, déclara-t–elle. Oublions-le tous les deux.
Son expression lui fit comprendre que ce n’était pas la réponse qu’il
désirait entendre.
– Pourquoi devrions-nous oublier ? murmura-t–il contre sa bouche.
– Parce que ce serait une relation sans avenir. N’est-ce pas ?
– Si tu me demandes de prédire le futur, j’en suis incapable, Emily.
Nous ne pouvons compter que sur le présent. Ne peux-tu donc t’en
contenter ?
Un bonheur fugitif en échange d’une douleur durable ? Non, merci !
Elle souffrait déjà bien assez comme ça ! En repoussant la séparation
inévitable, elle ne ferait qu’accentuer son affliction.
– Non, dit-elle, je ne peux pas m’en contenter. J’ai décidé depuis
longtemps que les relations qui ne menaient nulle part n’en valaient pas
la peine.
– Je pourrais te faire changer d’avis.
Elle avait terriblement peur qu’il y parvienne, en effet.Il déposait des
baisers sur ses yeux, ses cheveux, sa gorge. Il caressait son dos avec une
tendresse bouleversante. Il sapait sa résolution avec de la douceur
charnelle en voyant que les mots restaient inefficaces – et déjà elle sentait
mollir sa résistance.
– Je ne veux plus rester avec toi, soutint-elle, se cramponnant à sa
résolution vacillante avec le désespoir d’un naufragé en train de sombrer.
Ramène-moi sur le continent.
– Je le ferai, murmura-t–il. Demain.
– Ce soir.
– Non…
Il la souleva de terre et l’allongea sur un matelas de plage, posa ses
lèvres sur sa bouche et l’embrassa avec douceur.
– Je t’en prie, l’implora-t–elle.
– Accorde-moi une dernière nuit, mon Emily.
– Je ne peux pas.
Il l’effleura fugitivement entre les jambes.
– Dis-moi pourquoi tu ne peux pas, puisque tu me veux autant que je te
veux.
Elle frissonna, happée dans les filets inextricables de la passion.
– Dis-moi pourquoi je suis attirée par un homme qui n’est pas du tout
mon genre, lui rétorqua-t–elle.
– Et quel est ton genre ?
– Un homme qui n’a pas peur de l’amour. Qui sait se contenter d’un
travail routinier, dit-elle, prenant enfin conscience de la vérité à laquelle
elle n’avait cessé de se dérober. Un homme sans histoires qui n’éprouve
pas le besoin de se mettre en danger pour être comblé.
– Alors, tu as raison, je ne suis pas du tout ton genre.
Sur ces mots, il l’attira plus près, et le frémissement de son corps,
accueillant la supplique de son membre érigé qui se pressait contre elle,
démentit ce qu’elle avait proclamé. Elle avait la sensation d’avoir enfin
trouvé ce qu’elle quêtait depuis toujours : l’homme idéal.
Transportée par ce contact, elle oubliait déjà qu’il l’avaittrompée et
s’était servi d’elle. Plus rien ne comptait que le plaisir qu’il était seul à lui
procurer. Si, le lendemain ou les jours d’après, il reniait sa déclaration
d’amour, elle pourrait du moins chérir le souvenir de ce week-end.
Renonçant à toute dignité, elle se renversa sur les coussins. Aussitôt, il
fut sur elle, en elle. Puissant, brûlant et exigeant.
En total accord l’un avec l’autre, ils entreprirent une danse lascive,
s’interrompant fugitivement au moment le mieux choisi pour se noyer
dans le regard de l’autre. Ils étaient ensemble parce qu’ils ne pouvaient
rester séparés. Tout simplement.
9.
Longtemps après, Emily s’étira et déclara vouloir se rafraîchir un peu.
Niko passa la main sur sa mâchoire légèrement rugueuse d’un air songeur
et acquiesça. Il avait lui-même besoin de se doucher et de se raser.
– Inutile de te presser, dit-il. Nous avons tout le temps devant nous.
Nous dégusterons des mezedes et du vin en regardant le lever de la lune,
et nous dînerons quand nous en aurons envie.
Emily paressa dans la baignoire, shampouinant ses cheveux pour les
débarrasser du sel de mer. Après s’être séchée, elle se massa avec un lait
hydratant, se parfuma à peine et passa le caftan de soie. Niko lui avait dit
être amoureux d’elle, mais c’était un aveu concédé à contrecœur,
semblait-il. Elle craignait qu’il ne reniât ces sentiments le lendemain. Et
si cette nuit à venir était la dernière, elle était résolue à ce qu’elle soit
inoubliable pour tous les deux.
Elle le fut, en effet. Pour d’autres raisons que celles qu’elle avait
anticipées. Dès qu’elle le rejoignit dans la cabine principale, elle sut que
leurs plans étaient changés.
Niko était douché mais pas encore rasé. Il n’y avait ni amuse-gueule,
ni odeur alléchante sortant du four, ni vin au frais. Le seul objet sur la
table était son téléphone mobile, et elle comprit qu’il avait été le vecteur
de mauvaises nouvelles.
– Il s’est produit quelque chose, énonça-t–elle avec un coup au cœur.
– Oui. Je crains qu’il ne faille rentrer tout de suite.
– Pavlos ?
Il secoua la tête.
– Je viens d’apprendre par mon directeur d’opérations que nous avons
perdu le contact avec un de nos pilotes, en Afrique du Nord. Il devait
récupérer un membre de la Croix-Rouge blessé, dans un camp de
réfugiés. Il ne s’est pas présenté au rendez-vous.
– Que peux-tu faire ?
Il la dévisagea comme si elle avait perdu la tête.
– Aller le chercher, pardi. T’imagines-tu que je vais rester planté là et
l’abandonner à son sort en plein désert ?
– Non, bien sûr que non, murmura-t–elle, blessée par sa brusquerie.
Puis-je t’aider d’une façon ou d’une autre ?
– Mets quelque chose de plus chaud, pour commencer. Ce que tu
portes ne convient pas au voyage. Le vent s’est levé, et le retour sera
glacial.
Sans doute trahit-elle sa désolation sans le vouloir, car il ajouta d’une
voix radoucie :
– Je sais que tu es déçue. Je le suis aussi, Emily. Ce n’est pas ainsi que
je comptais passer la soirée. Mais, dans des situations de ce genre, tout le
reste devient secondaire. La vie d’un homme est en jeu.
– Je comprends, dit-elle.
Et, certes, elle comprenait. Entièrement. Mais… Niko serait-il à
l’abri ? Sa vie à lui, que vaudrait-elle dans cette aventure où il
s’engageait sans savoir quel danger il affronterait ?
– Est-ce que ce sera risqué ? voulut-elle savoir.
– Sans doute, mais qu’y faire ? Le risque est inhérent à ce métier. On
s’y habitue.
Lui, peut-être. Mais pas elle, pensa-t–elle, soudain confrontée à la rude
réalité de sa vocation humanitaire. Elle en prenait la mesure pour la
première fois, et cela la remplissait d’appréhension.
– Comment sauras-tu par où commencer tes recherches ?
– S’il a déclenché sa balise électronique de localisation, le signal me
mènera à lui. Sinon, je connais la région, je sais où il allait, et j’ai les
dernières coordonnées qui nous sont parvenues avant qu’il perde le
contact.
– Et si tu ne le retrouves pas ?
– C’est une hypothèse inenvisageable, déclara-t–il. Ce n’est qu’un
gosse de vingt-quatre ans. L’aîné de quatre enfants, et le seul fils, d’une
veuve. Mon travail consiste à le localiser et à le ramener sain et sauf. Sa
famille a besoin de lui.
– Mais si…
Il la fit taire d’un baiser bref et appuyé.
– Pas de « si », fit-il. Ce n’est pas la première fois que je remplis une
telle mission, et ce ne sera pas la dernière. Je serai revenu demain soir au
plus tard. Mais nous devons absolument nous mettre en route, si je veux
pouvoir décoller à l’aube, demain matin.
Pour quelle destination ? se demanda-t–elle. Une vaste région
désertique éloignée de toute civilisation ? Une place-forte rebelle où la
vie humaine ne comptait pour rien ?
Se détournant très vite pour qu’il ne voie pas son désespoir, elle
soupira :
– Je vais réunir mes affaires.
– Mon père sera content de te revoir plus tôt que prévu, en tout cas.
– J’imagine.
Se coulant derrière elle, Niko l’enlaça en murmurant :
– T’ai-je dit que tu es ravissante ?
En apparence, peut-être l’était-elle. Mais, à l’intérieur, elle se sentait
en miettes.

***

L’infirmière remplaçante fut si soulagée d’être délivrée de sa tâche


qu’elle quitta la villa à l’instant où Emily mit les pieds dans le vestibule.
– Il est impossible ! s’écria-t–elle dans un anglais quela colère rendait
presque incompréhensible. Si je devais rester un jour de plus, je
l’étranglerais ! Adio. Et surtout, ne refaites pas appel à moi. Apokliete !
– Bonne soirée, dit Emily avec lassitude, alors que sa collègue lui
rabattait la porte au nez.
En la voyant au petit déjeuner, le lendemain, Pavlos ne chercha même
pas à cacher sa jubilation.
– Il ne vous a pas fallu longtemps pour revenir à la raison, hein, ma
petite ?
– Tâchez de vous conduire comme il faut, pour une fois ! lui rétorqua-
t–elle. Je ne suis pas d’humeur à supporter vos espiègleries.
– Ça s’est donc si mal passé ? ricana-t–il par-dessus sa tasse de café.
– Pour votre information, j’ai passé des moments merveilleux. Je suis
rentrée plus tôt parce que votre fils a dû partir à la recherche d’un jeune
pilote perdu dans le Sahara.
L’air railleur de Pavlos se mua brusquement en une expression
d’inquiétude – qu’il se hâta de masquer.
– L’imbécile ! S’il se fait tuer, ce sera bien fait pour lui !
– Je ferai comme si je n’avais rien entendu.
– Pourquoi ? Ignorer les faits ne les modifiera pas pour autant. Dès
qu’il y a un foyer de troubles quelque part, vous pouvez être sûre qu’il y
va. Un de ces jours, il jouera d’un peu trop près avec le feu.
Si mal à propos qu’elle pût tomber, sa réponse était trop véridique pour
être ignorée. Emily ne sut guère comment elle supporta cette journée. Les
heures s’écoulèrent sans apporter de nouvelles, interminablement. La
nuit, en revanche, ne tomba que trop vite. Dès que le téléphone sonnait,
elle avait un coup au cœur, et son moral chutait un peu plus chaque fois
qu’elle apprenait que l’appel ne provenait pas de Niko.
– Vous feriez mieux de vous habituer, lui conseilla Pavlos alors que le
dîner s’achevait.
– Comme vous ? riposta-t–elle. Vous êtes très fort en paroles, Pavlos,
mais vous vous inquiétez pour lui autant que moi.
– Sûrement pas, prétendit Pavlos.
Pourtant, il n’y avait pas de véritable conviction dans son intonation, et
son regard se portait aussi souvent que celui d’Emily sur la grande
horloge du mur.
– Où est-il allé, m’avez-vous dit ?
– En Afrique du Nord, dans le désert… je ne sais pas exactement où.
– Mmm… Ça en fait, du terrain à couvrir.
Elle ferma les yeux, luttant vainement contre la peur.
– Allez vous coucher, lui dit le vieil homme avec une gentillesse peu
coutumière. J’attendrai, et je vous avertirai dès qu’il y aura du nouveau.
Comme si elle pouvait dormir ! pensa-t–elle.
– Je n’ai pas sommeil. Mais vous devriez vous reposer.
Ils ne firent pas un mouvement, ni l’un ni l’autre. L’angoisse les
pétrifiait.
Juste après 23 heures, la sonnerie du téléphone creva le silence. Emily
décrocha d’une main tremblante.
– Niko ?
– Qui cela pourrait-il être à une heure pareille ? dit-il au bout du fil
avec un sourire dans la voix.
– Personne, mais… mais il se fait tard et… tu n’avais pas encore
appelé…
– Il va falloir que tu apprennes à me croire lorsque j’affirme quelque
chose, Emily. J’ai promis que je reviendrais aujourd’hui, et c’est ce que
je fais.
Ivre de soulagement, elle prit la main de Pavlos et la serra.
– Où es-tu ?
– Au bureau. Je rentrerai à la maison dès que j’aurai établi mon
rapport.
– Et l’homme que tu es allé chercher ?
– Le feu avait pris au tableau de bord, ça a coupé son système de
communication. Il a effectué un atterrissage en catastrophe sur une piste
abandonnée datant de la Seconde Guerre mondiale. Il y en a des
centaines, au Sahara. Celle qu’il a choisie était à près de deux cents
kilomètres de son point de ralliement, mais son système de balise
électronique était encore opérationnel, et le signal m’a mené directement
à lui.
– Il va bien ?
– Oui. Et l’autre bonne nouvelle, c’est que nous avons pu ramener
l’homme qu’il était allé chercher, et le transporter dans un hôpital avec
juste une journée de retard.
– Tu dois être épuisé.
– Une bonne nuit de sommeil et il n’y paraîtra plus. Je te vois
demain ?
– J’ai hâte de te retrouver. Tu m’as manqué, tu sais.
– A moi aussi, karthula. Je viendrais bien maintenant mais…
– N’y pense même pas ! Rentre et repose-toi.
– C’est ce que je compte faire. Kali nikhta, ma douce.
Kali nikhta, répondit-elle. Bonne nuit.

***

Pendant la période qui suivit, Emily n’eut que des raisons d’être
heureuse. Pavlos était en bonne voie d’être rétabli et avait moins besoin
d’elle. Ayant admis qu’elle formait un duo avec son fils, il avait consenti
à la laisser libre le week-end.
Elle ne vivait que pour ces deux jours et ces deux nuits de félicité. Elle
et Niko se réfugiaient dans le spacieux penthouse qu’il possédait à
Kolonaki. Le salon, la salle à manger et la suite pour les invités ouvraient
sur une vaste terrasse. Il y avait aussi une cuisine moderne et une
bibliothèque. L’étage supérieur était composé d’une superbe suite, au
décor élégant et épuré. Si on n’y trouvait pas de photos aux murs ni
d’autres touches personnelles, la vaste collection de livres et de CD
révélait les goûts du maître des lieux.
Niko s’efforçait de faire plaisir à Emily, d’agir commes’ils n’étaient
pas différents des autres couples d’amoureux. Tirant au mieux parti de
son emploi du temps imprévisible, ils explorèrent la région.
Ils pique-niquaient dans les pinèdes des collines ou faisaient du
cabotage le long de la côte. Parfois, ils s’aventuraient dans des villages
reculés où ils savouraient de merveilleux petits plats dans des auberges
pittoresques. Il leur arrivait aussi de dîner dans les restaurants les plus
sélects d’Athènes. Ils dansaient joue contre joue dans la salle de l’hôtel
Grande-Bretagne, et faisaient passionnément l’amour dans l’immense lit
de la suite princière.
Lorsque Niko se voyait obligé d’annuler un rendez-vous – ce qui se
produisait souvent –, il envoyait à Emily des fleurs ou des messages
nocturnes qu’elle trouvait à son réveil. De son côté, elle s’efforçait de ne
pas manifester son inquiétude quand il était en mission. Mais, tant qu’il
n’était pas rentré, elle ne connaissait pas de paix. Elle arpentait sa
chambre pendant la nuit. Elle manquait d’appétit. Et Pavlos ne ratait
jamais une occasion de lui marteler qu’elle était en train de commettre la
pire erreur de son existence.
Mais elle consentait à vivre avec cette angoisse, car elle ne supportait
pas de mettre fin à sa liaison avec Niko.
Un jour, Niko dut retourner au bureau, où il avait oublié son portable.
Il emmena Emily avec lui et lui fit visiter l’aéroport privé qui était sa
base d’opérations. Le bâtiment bas était doté d’équipements
électroniques très haut de gamme. Et sans doute les appareils alignés sur
le tarmac l’étaient-ils aussi. Cependant, quand Emily les vit pour la
première fois, elle fut frappée par leur apparente fragilité.
– C’est avec ça que tu voles ? demanda-t–elle en essayant de
dissimuler sa consternation.
Il la perçut tout de même et lui lança en riant :
– A quoi t’attendais-tu, chérie ? A des dirigeables ?
– Non, mais… ces trucs sont si petits et si… démodés.
– « Démodés » ? fit-il, feignant d’être scandalisé.
– Eh bien, oui. Ces drôles de propulseurs à l’avant ressemblent à des
pattes d’araignée.
– Pas possible ? lui répondit-il, pince-sans-rire. C’est ce qui leur
permet de décoller et de se maintenir dans les airs.
– Mais pourquoi n’utilises-tu pas des jets ? Ils sont sûrement plus
rapides !
– Certes, mais pas aussi maniables ni économes en carburant. Des
bimoteurs à pistons tels que ceux-ci ne nécessitent pas une piste
d’atterrissage aussi longue, peuvent se poser pratiquement n’importe où
et voler à bien plus basse altitude, expliqua Niko.
Il ajouta malicieusement :
– Veux-tu que je t’emmène sur un de mes « coucous » pour te montrer
de quoi ils sont capables ?
– Non, merci, répondit-elle précipitamment. Je te crois sur parole !
En partant, ils tombèrent sur Dinos Melettis, le commandant en second
de Niko. Une fois les présentations faites, ce dernier proposa :
– Venez donc dîner à la maison. Il n’y a rien de prévu au planning
avant la fin de la semaine, et Toula aimerait faire la connaissance de ta
chère et tendre !
Il précisa à l’adresse d’Emily :
– Toula est ma femme.
Ils acceptèrent la proposition et passèrent une soirée délicieuse. Toula
confia à Emily dans son anglais légèrement hésitant :
– C’est la première fois que Niko amène ici une de ses maîtresses. Je
pense qu’il est très amoureux de toi.
En se remémorant la façon dont il avait pressé sa jambe sous la table,
Emily en était également convaincue. Pourtant, bien que leur passion ne
cessât de croître, pas une fois au cours de ces semaines ils ne parlèrent
d’avenir. Cela aurait remis en cause le présent, que les exigences de la
profession de Niko rendaient déjà si fragile.
Emily s’efforçait de s’accommoder de la situation.Cependant, elle était
terrifiée par le travail de Niko et le fait qu’il s’adjugeait souvent les
missions les plus dangereuses. Lorsqu’elle se risqua à lui demander
pourquoi, il répondit :
– Parce que je suis le plus expérimenté et celui qui a le moins à
perdre.
– Et Vassili ? s’enquit-elle, faisant allusion à un membre de l’équipe
qu’ils avaient croisé une fois. Tu m’as dit que c’était un pilote virtuose.
– Il a une femme et un fils en bas âge, souligna-t–il.
Cette réponse et ses implications la glacèrent jusqu’à l’âme.
Un dimanche soir de la mi-novembre, ils buvaient un petit cognac sur
la terrasse de Niko et admiraient la vue nocturne d’Athènes, scintillant en
contrebas. Niko était en apparence détendu. Mais une tension diffuse
émanait de lui. Emily, qui l’avait parfaitement saisie, se préparait de son
mieux à ce qu’il lui annoncerait.
Il ne prolongea guère le suspense.
– Je repars demain, lui dit-il avec une décontraction trompeuse. Il se
pourrait que je sois absent plus longtemps que d’ordinaire.
Elle en déduisit aussitôt que cette mission était plus dangereuse que les
autres.
– Combien de temps ? voulut-elle savoir.
– Trois jours, peut-être quatre. Mais sois sûre que je serai rentré pour le
week-end.
– Où vas-tu, cette fois ?
– Encore en Afrique.
Cette réponse évasive était caractéristique ! Jamais il ne donnait de
détails sur son itinéraire, restait toujours vague sur les motifs de son
départ. « Livrer de la nourriture et des vêtements à un orphelinat…
apporter des kits de survie dans un village isolé par un glissement de
terrain… réaliser une évacuation… remettre des fournitures à un hôpital
de campagne… », lâchait-il du bout des lèvres lorsqu’elle le questionnait,
avant de s’empresser de changer de sujet.
Mais elle savait que ce n’était pas aussi simple. Sinon, il n’aurait pas
été las et tendu quand il rentrait ; il ne se serait pas réveillé en sueur à la
suite de cauchemars dont il refusait de parler. Il ne l’aurait pas serrée
dans ses bras, parfois, comme si elle était son seul rempart contre un
infini désespoir.
Cette fois, elle insista :
– Où ça, en Afrique ?
– Quelle importance ?
– Je veux savoir.
Il hésita, tandis qu’elle guettait sa réponse. Quand enfin il se décida à
la livrer, son explication fut tellement plus effroyable que ce qu’elle
aurait pu imaginer, si grosse de violence, de dévastation et de danger
qu’elle en fut vraiment bouleversée.
Elle savait qu’elle était censée réagir avec calme, accepter les faits,
mais cela lui fut impossible. Elle se mit à pleurer.
– Emily, murmura-t–il en la serrant contre lui, pas ça. Nous avons
encore toute la nuit à nous.
Mais la nuit ne lui suffisait pas. Elle voulait un lendemain – ce qui était
une sorte de péché capital.
Les larmes d’Emily le prirent par surprise. Furieux contre lui-même
parce qu’il l’avait plongée dans la détresse, et contre elle parce qu’elle
avait toujours su quel métier périlleux il avait embrassé, il lui dit :
– Voici pourquoi j’ai évité jusqu’ici tout engagement sérieux avec une
femme. Quand je pars en mission, je dois me concentrer sur ceux dont les
vies sont menacées. Je ne peux pas me laisser distraire de mon but, me
payer le luxe de m’inquiéter pour toi.
– Je sais, murmura-t–elle en s’efforçant de sourire. Je suis égoïste et
déraisonnable. Pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne suis
pas aussi émotive, d’habitude.
Elle ne l’avait pas été aux premiers jours de leur liaison, il devait le
reconnaître. Cependant, ces derniers temps, le moindre rien semblait la
perturber. La semaine dernière,en allant la chercher à la villa, il l’avait
trouvée en larmes devant le cadavre d’un oiseau qui s’était brisé le cou en
se heurtant à une vitre. Il avait pitié lui aussi du pauvre petit animal. Mais
ne savait-elle pas aussi bien que lui que la mort faisait partie de la vie, et
qu’elle n’établissait aucune différence entre les jeunes et les vieux, les
coupables et les innocents ?
– Si c’est plus dur pour toi que tu ne l’aurais pensé, et que tu veux
reprendre ta liberté, je comprendrai, lui dit-il.
Elle secoua la tête, refoulant un nouvel afflux de larmes.
– C’est toi que je veux.
– Malgré tout ce que ça suppose ?
– Oui.
Lui aussi, il la voulait. Au point d’avoir transgressé avec joie les
limites qu’il avait assignées à sa vie personnelle avant de la rencontrer.
Et, en cet instant, alors qu’elle levait vers lui son beau visage bouleversé,
il la désirait et la voulait plus que jamais.
– Viens avec moi, alors. Ne gâchons pas les heures qui nous restent
avant mon départ, murmura-t–il.
Cette nuit-là, il l’aima avec raffinement, en prenant son temps. Il ne se
soucia que de son plaisir, et de chasser en elle les démons de la peur.
Lorsque, enfin, il la pénétra sans hâte, aspirant à être pris dans les
convulsions de sa tiédeur moite et à y rester prisonnier à jamais, il
murmura :
– S’agapo, khrisi mou khardia. Je t’aime, Emily…
Il s’éveilla juste avant l’aube, se faufila doucement hors du lit pour ne
pas la réveiller, et alla se préparer dans la salle de bains. Lorsqu’il fut
prêt, il revint un instant dans la chambre et la regarda dormir.
Il avait envie de la toucher, de poser sa bouche sur la sienne, de
murmurer son prénom. Mais, s’il cédait à cette tentation, il ne
parviendrait pas à la quitter.
Se détournant, il prit son bagage et quitta l’appartement sans faire de
bruit.
10.
L’inquiétude s’était emparée d’Emily et ne lui laissait plus de répit.
Elle la rongeait, jour et nuit. Niko était parti dans une région où les règles
du monde civilisé avaient cessé d’avoir cours. Chaque jour, on annonçait
dans les journaux des atrocités épouvantables. Le meurtre, la rapine et la
torture étaient là-bas monnaie courante. La famine et la maladie s’y
développaient dans des proportions effroyables.
Emily était la première à reconnaître que les hommes, les femmes et
les enfants que Niko s’acharnait, comme bien d’autres, à aider avaient
désespérément besoin de secours. Mais, pour ceux qui commettaient tant
de crimes atroces comme pour ceux qui subissaient leur loi infernale, la
Convention de Genève ne pesait pas lourd ! Nombre d’êtres humains
avaient perdu la vie en défendant les principes auxquels ils croyaient.
Et si Niko allait grossir leurs rangs ?
Epuisée d’anticiper le pire, elle se rabattit sur la colère pour tenter
d’orienter ses pensées sur un terrain moins destructeur. Pourquoi Niko
était-il parti sans lui dire au revoir ? Pour leur épargner la douleur de
l’adieu, ou parce qu’il accordait plus d’importance à des étrangers qu’à
elle-même ?
Elle eut aussitôt honte de ces interrogations, bien sûr. Aucune personne
digne de ce nom ne pouvait se montreraussi égoïste ! Si elle aimait
profondément Niko, c’était aussi à cause de sa compassion pour les
autres, justement.
Ensuite, elle tenta d’être optimiste. Jamais il n’avait perdu un pilote !
« Chez nous, l’urgence n’est pas l’exception mais la règle. Nous y
sommes préparés en permanence », lui avait-il toujours affirmé.
Alors, comment pouvait-elle désapprouver son attitude ? Lui reprocher
de la quitter quelques jours lorsque cette brève absence avait une si
grande importance pour des malheureux infiniment moins bien lotis
qu’elle ? Samedi, elle serait de nouveau dans ses bras, et ce cauchemar
serait terminé.
Mais le week-end arriva, puis s’écoula, sans qu’elle ait de nouvelles de
Niko. Le lundi matin, n’y tenant plus, elle s’effondra devant Pavlos.
– Je suis morte d’inquiétude, lui avoua-t–elle.
– Voilà ce qui arrive quand on s’engage avec un homme tel que lui.
– Vous parlez comme si j’avais eu le choix. Comme si j’avais pu
décider de tomber amoureuse ou non. Mais c’est arrivé malgré moi !
– Que pourrais-je répondre ? J’ai essayé de vous avertir, ma petite.
Vous n’avez pas voulu m’écouter. Maintenant, vous êtes dans un piège
sans issue.
– Vous ne m’aidez guère !
Il la contempla d’un air triste.
– Parce que je ne le peux pas. J’ai appris depuis longtemps qu’en ce
qui concerne mon fils l’inquiétude est vaine. Il fait ce qu’il veut, et tant
pis pour ceux qui se trouvent sur sa route.
– Comment pouvez-vous vous retourner contre votre fils, et vous
moquer de savoir s’il est vivant ou mort, Pavlos ? s’écria-t–elle avec
amertume.
– J’ai des années d’entraînement dans l’art de me montrer désagréable,
ma petite. Selon moi, si je nourris comme il faut son antipathie à mon
égard, il survivrarien que pour se gausser de moi. Quant au conseil que je
peux vous donner, il n’a pas varié : oubliez que vous l’avez connu. Vous
vous porterez mieux si vous ignorez ce qu’il mijote.
Mais Emily était bien au-delà de ça, depuis des semaines. L’incertitude
la dévorait. Si elle passait encore une nuit à s’angoisser, elle deviendrait
folle. Aussi, pendant que Pavlos faisait sa sieste, cet après-midi-là, elle se
rendit en taxi à l’aéroport privé. Mieux valait affronter le pire que d’être
la proie des cauchemars alimentés par son imagination.
Le grand hangar était vide. Il n’y avait que cinq appareils sur le
tarmac. En revanche, plusieurs voitures étaient garées devant le bâtiment
administratif. Sans se donner la peine de frapper, elle poussa la porte.
Réunis autour d’une carte étalée sur le bureau de la réception, trois
hommes et une femme étaient en conciliabule. Parmi eux, Dinos et Toula.
En l’entendant entrer, ils se retournèrent tous. Un silence de mauvais
augure s’abattit sur le groupe.
– Emily, fit enfin Dinos, s’avançant avec un sourire contraint qui
s’effaça vite.
Toutes les peurs qui l’avaient hantée se muèrent soudain en certitude.
– Tu sais quelque chose, s’exclama-t–elle. Parle.
Il n’eut pas recours à des faux-semblants.
– Nous ne savons rien, reconnut-il. Nous attendons…
– Quoi ? D’apprendre qu’il a été capturé ? Qu’il est mort ?
– Il n’y a pas de raison de faire de telles suppositions. Niko a du retard,
voilà tout.
– « Du retard ? » s’écria-t–elle, au bord de la crise d’hystérie. Il a
disparu, Dinos !
Toula vint vers elle, alors, et lui saisit les mains.
– Emily, ne te désespère pas, je t’en prie ! Il rentrera. Il rentre
toujours.
– Comment peux-tu en être sûre ? De quand date votre dernier contact
avec lui ?
Il y eut un nouveau silence. Emily sentit sa gorge se serrer. Elle avait
déjà éprouvé cette affreuse sensation d’étouffement : le jour où elle avait
appris la mort de ses parents.
– Jeudi, précisa enfin Dinos. Mais cela ne signifie rien. Parfois, il vaut
mieux faire le silence radio en territoire hostile plutôt que de risquer de
révéler sa position.
Il mentait, et mal ! pensa-t–elle en répliquant :
– Vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve, n’est-ce
pas ?
– Non, avoua-t–il misérablement, en détournant les yeux.
– Comment fais-tu, Toula ? s’exclama Emily en luttant contre un
afflux de larmes. Si Dinos ne rentre pas au moment prévu, comment
préserves-tu ta santé mentale ?
– J’ai la foi, lui répondit-elle avec un regard de pitié. Je prie Dieu et
j’attends. C’est ce que tu dois faire aussi. Il ne faut pas perdre espoir.
– Toula a raison, Emily, ajouta Dinos. Quoi qu’il ait pu se produire,
Niko trouvera le moyen de te revenir, sois-en sûre. Allons, il n’y a rien à
faire ici. Rentre à la villa, et attends-le là-bas. Je t’appelle dès qu’il y a du
nouveau. Où as-tu garé ta voiture ?
– Je suis venue en taxi.
– Alors, Toula va te raccompagner.

***

Dinos ne téléphona pas. Alors qu’elle traversait le vestibule en fin


d’après-midi, le mardi suivant, Emily entendit un véhicule qui se garait
dans le chemin d’accès. Redoutant le pire, elle se précipita pour ouvrir et
se retrouva face à face avec Niko.
Dans la lumière orangée du soleil couchant, il étaitadossé au
chambranle de la porte, un bras ramené contre son torse.
– Il paraît que tu as demandé de mes nouvelles, dit-il.
Elle avait espéré si fort ce miracle ! Elle avait même préparé les
paroles qu’elle prononcerait, les gestes qu’elle ferait. Et maintenant qu’il
avait lieu, elle demeurait muette, juste capable de contempler Niko.
Elle avait presque l’impression de le voir comme au jour lointain de
leur première rencontre. Le jean, le polo au col entrouvert, le blouson
d’aviateur en cuir noir, la haute taille, les cheveux noirs, le fascinant
regard vert, tout était semblable. Mais l’homme qu’elle avait vu alors
était dans une forme physique splendide. Il avait soulevé son père dans
ses bras comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’une plume.
Celui qu’elle voyait à présent paraissait malade. Emacié, hagard, tout
juste capable de se soutenir. Elle en était presque pétrifiée.
– Eh bien, Emily ? reprit-il.
Se ressaisissant avec un effort surhumain, elle murmura :
– Il y a longtemps que tu ne t’es pas rasé.
L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de Niko.
– J’attendais une réception plus chaleureuse ! Il faut croire que j’aurais
dû m’attarder plus longtemps.
– Tu aurais peut-être mieux fait de rester, oui ! s’écria-t–elle, prise de
colère sous l’effet du choc. Et même de ne pas revenir du tout !
Il embrassa du regard son visage défait.
– Emily, karthula…, murmura-t–il d’un ton peiné.
Elle s’effondra, laissant libre cours à ses larmes. Le flot salé qui coulait
sur ses joues lui lava le cœur et l’esprit, et il ne resta plus en elle que le
désir brûlant de le toucher, de le serrer dans ses bras, d’entendre battre
son cœur et de se prouver, une fois encore, qu’il était bien vivant et non
un fantôme.
– Je ne le pensais pas ! s’écria-t–elle, se jetant contre lui.
Il grimaça de douleur, la repoussant involontairement. Elle constata
que ses yeux étaient anormalement brillants et qu’il était en sueur.
– Que t’est-il arrivé ? murmura-t–elle en le scrutant.
– Juste un bobo à l’épaule. Pas de quoi en faire toute une histoire.
– Ça, c’est à moi d’en juger, décréta-t–elle en l’emmenant au-delà du
seuil.
Il le franchit mais chancela et se cogna contre la table, envoyant se
briser à terre le vase de fleurs qui y était posé. Au bruit, Giorgios et
Damaris accoururent de la cuisine.
– Donnez-moi un coup de main, leur dit Emily, qui ployait sous le
poids de Niko. Aidez-moi à le monter là-haut et à l’allonger sur un lit.
Du fond du rez-de-chaussée, Pavlos éleva la voix :
– Ma chambre est plus près. Amenez-le ici.
A eux trois, ils parvinrent tant bien que mal à conduire Niko dans la
suite. Alors qu’ils l’étendaient sur le lit, le haut de son blouson s’écarta,
révélant une tache de sang qui allait s’élargissant sur le haut du polo.
La gouvernante eut un léger haut-le-corps, mais Emily adopta
instantanément une attitude professionnelle.
– Apportez-moi mes ciseaux, Damaris, dit-elle avec calme en ôtant sa
veste. Je dois découper le tissu. Giorgios, il me faut des serviettes
propres, du désinfectant et de l’eau chaude.
Elle découvrit, sous le tissu, un pansement trempé de sang. Il
recouvrait une perforation aux bords inégaux, située à droite de la
jointure de l’épaule, juste sous la clavicule. Luttant pour ne pas trahir sa
panique, elle déclara :
– Une blessure par balle ne peut guère être considérée comme un
« bobo », Niko !
– Où vas-tu chercher qu’on m’a tiré dessus ?
– Je suis infirmière. Je sais reconnaître une blessure par balle quand
j’en vois une. Et celle-ci est infectée. Il faut que tu voies un médecin.
– C’est déjà fait. De qui crois-tu que je tiens ce pansement ?
– De quelqu’un qui a dû l’effectuer précipitamment, à en juger par son
aspect. Je t’emmène à l’hôpital.
Il ferma les yeux avec une expression de lassitude extrême.
– Tu ne feras rien de tel. Si j’avais voulu passer une autre nuit à
l’hôpital, je n’aurais pas demandé à Dinos de m’amener ici.
– Je ne suis pas Dinos, et il est hors de question que je prenne le
moindre risque avec ta santé.
– Et moi, je ne suis plus un nourrisson.
– Alors, cesse d’agir comme un enfant et fais ce que je te dis.
– Pas question. Je n’ai pas échappé à un enfer pour en retrouver un
autre.
Emily quêta du regard le soutien de Pavlos, impassible, dont les vieux
doigts noueux étaient cramponnés à la barre du lit.
– Bon sang, Pavlos, ne pouvez-vous raisonner un peu votre fils ?
– Inutile, ma petite. Sa décision est prise.
– Très bien, soupira-t–elle à l’adresse de Niko. Il en sera fait selon ta
volonté. Mais que je ne sois pas tenue pour responsable si tu sors d’ici les
pieds devant.
– Oh, tu ne permettrais jamais une chose pareille, khartula, répondit-il
en rouvrant à demi les yeux. Tu es mon ange de miséricorde.
– On verra si tu es toujours de cet avis quand j’en aurai fini avec toi.
Elle enfila une paire de gants chirurgicaux et se mit à la tâche. Pour
autant qu’elle pût en juger, il n’avait pas subi d’atteinte grave. Elle ne
trouva aucun point de sortie lorsqu’elle le tourna sur le côté. Donc, la
balle était restée logée dans sa chair et, avec un peu de chance, le
médecinqui l’avait soigné avait pu l’enlever. Niko confirma cette
hypothèse lorsqu’elle l’interrogea.
Il avait été chanceux, pensa-t–elle. En matière de blessures par balle,
elle avait vu pire : des os et des organes internes endommagés à jamais.
Cependant, la perforation causée par la balle n’était pas belle à voir.
L’enflure de la chair autour des points de suture et les lignes rouges qui
en irradiaient avaient de quoi l’alarmer !
– Quand as-tu été touché, Niko ?
– Il y a quelques jours.
Encore une réponse évasive ! pensa-t–elle, exaspérée.
– Est-ce qu’on t’a hospitalisé ?
– Pendant vingt-quatre heures.
– Tu as été vacciné contre le tétanos ?
– Neh. A l’autre bras.
– En es-tu certain ?
– J’ai pris une balle dans l’épaule, Emily, pas dans la cervelle. Oui,
j’en suis sûr. J’ai encore mal à l’endroit où ils m’ont piqué.
Enfin une bonne nouvelle !
– Ça aussi, tu vas le sentir passer, dit-elle, sachant que ce qu’elle
s’apprêtait à faire ne serait guère agréable.
Elle devait nettoyer la blessure, car de menus débris, provenant du
pansement et de Dieu sait quoi d’autre, s’accrochaient à la plaie encore
suppurante.
– Fais ce qu’il faut, et qu’on en finisse, grommela-t–il.
Il avait du cran, ce qui n’étonnait guère Emily. Mais, alors qu’elle
tamponnait les bords à vif de la blessure à l’aide de pinces chirurgicales,
puis lavait la plaie à l’eau chaude, les tendons de son cou se raidirent
comme des cordes. Enfin, ayant mis en place un pansement propre, elle
déclara :
– Voilà, c’est tout pour l’instant.
– Parfait. Donne-moi mon blouson, et je rentre.
Il tenta de se redresser, pâlit et s’effondra sur ses oreillers.
– Ne te fais pas plus bête que tu n’es ! s’exclama-t–elle.Tu n’iras nulle
part ! Ta place est au lit, et pour ça, ton blouson ne te sert de rien.
Il lui décocha un regard vaguement belliqueux.
– Ade apo tho re, Emily. Tu commences à me taper sur les nerfs.
– Pas autant que toi sur les miens ! Giorgios, prenez-le par le bras droit
et aidez-moi à l’emmener à l’étage. Nous le mettrons dans la chambre
voisine de la mienne.
Elle continua doucereusement à l’adresse de Niko :
– Je te suggère de ne pas me contrarier là-dessus.
Bien qu’il continuât de la fusiller d’un regard noir, il n’opposa pas de
résistance, se contentant de marmonner :
– Tu pourrais améliorer tes manières ! Echapper aux rebelles, c’était
une partie de plaisir, comparé à toi.
Mais, au moment où il fut installé dans le lit que Damaris avait apprêté
en hâte, il murmura avec un soupir saccadé :
– Des draps frais. Je n’aurais jamais cru que ce serait si bon !
Et il s’endormit aussitôt.
Emily alla le voir à de nombreuses reprises pendant la nuit. Sa blessure
et la montée de fièvre qu’elle occasionnait l’alarmaient. A un moment
donné, il ouvrit les yeux et la fixa comme s’il ne la reconnaissait pas. Elle
constata qu’il était brûlant. Elle lui fit prendre du paracétamol et lui
épongea le front, mais la fièvre persista.
Elle savait depuis la veille qu’elle ne pouvait que lui offrir un palliatif,
gagner du temps. Elle espérait qu’il se montrerait moins intraitable le
lendemain, et accepterait les soins d’un médecin. Mais en constatant à
l’aube qu’il avait une dangereuse poussée de fièvre en dépit de ses
efforts, elle prit sur elle de téléphoner au médecin de Pavlos.
Depuis son arrivée en Grèce, ils avaient acquis une forte estime
réciproque. Il balaya ses excuses d’un « tut, tut, tut » décidé lorsqu’elle
lui demanda pardon de le déranger à une heure aussi peu convenable.
– J’arrive, dit-il après avoir écouté ses explications.
Il sonna à la villa au lever du soleil, fit subir à Niko un examen en
règle, traita et pansa la blessure, et prescrivit des antibiotiques ciblés.
– Réjouissez-vous d’avoir une remarquable infirmière professionnelle
à demeure, dit-il à Niko. Sinon, je vous ferais hospitaliser séance tenante,
que cela vous plaise ou non.
Il prit Emily à part avant de s’en aller.
– Changez son pansement régulièrement et assurez-vous qu’il
s’hydrate comme il convient, lui recommanda-t–il. Si vous jugez qu’il ne
boit pas assez, n’hésitez pas à me téléphoner. Nous mettrons en place une
perfusion. Le repos et les antibiotiques devraient faire effet. Quoi qu’il en
soit, je repasserai le voir demain matin.
Deux jours durant, Emily se sentit follement heureuse. L’homme de sa
vie était là, près d’elle, en bonne voie de se rétablir ! Même s’il dormait
la plupart du temps, lorsqu’elle était là, il sentait toujours sa présence.
– Oh, c’est toi, mon ange, murmurait-il d’une voix pâteuse en lui
pressant la main.
Et le cœur d’Emily se soulevait de bonheur.
Le répit fut de courte durée. Le jeudi venu, il se plaignit d’être confiné
au lit et prétendit qu’il avait besoin de se donner du mouvement pour
recouvrer ses forces. Le lendemain, il descendit au rez-de-chaussée à
l’heure du petit déjeuner. Cela suffit à rouvrir les hostilités entre son père
et lui.
– Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Pavlos avec humeur.
– J’ai mieux à faire que de paresser au lit toute la journée, grommela
Niko.
– Quoi par exemple ? glissa Emily.
– Du boulot à terminer.
– Si tu entends par là que tu vas retourner en Afrique et te faire encore
tirer dessus, oublie ça tout de suite.
– Ne me dicte pas mes faits et gestes, Emily. Tu n’es pas ma
gardienne.
– Non, je suis la femme qui t’aime.
– Pauvre de vous, ma fille, glissa Pavlos. Parce que vous avez une
rivale jalouse qui s’appelle la mort. Mon fils flirte avec elle depuis des
années.
– Pre sto diavolo ! Va-t’en au diable ! gronda une fois de plus Niko
d’un ton irascible. Tu ignores tout de ce qui me motive, et plus encore de
ce qui me lie à Emily.
– Je sais qu’elle mérite un homme qui sache lui donner ce que tu ne
pourras jamais lui apporter.
– Quelqu’un comme toi, peut-être ?
– En tout cas, elle ne passerait pas ses nuits à s’angoisser en se
demandant où je suis.
– Parce que tu n’es même pas capable de gagner le seuil sur tes deux
jambes.
– Oh, bon sang ! explosa Emily, exaspérée par ce combat de coqs.
Vous êtes tellement orgueilleux que vous ne mesurez plus le mal que
vous vous faites ! A moins que ça vous soit égal !
– Tiens-toi en dehors de ça, Emily, l’avertit Niko. Ça ne regarde que
lui et moi.
– Pas question ! continua-t–elle, réellement furieuse. Pavlos est ton
père, et tu es son fils unique. Il serait grand temps que vous enterriez la
hache de guerre ! Moi, c’est ce que je ferais, à votre place.
– Tu n’es pas à notre place, lui jeta Niko, si glacial qu’elle en frémit.
Alors, restons-en là. Ce que nous faisons dans une chambre est une
chose. Ma vie en est une tout autre. Je ne me mêle jamais de la tienne, le
reste du temps. J’apprécierais que tu me rendes la pareille.
Elle n’aurait pas été plus choquée s’il l’avait giflée à toute volée.
– Je croyais que notre relation allait au-delà de ça.
– C’est le cas, fit-il, passant rageusement la main dans ses cheveux. Je
t’aime. Tu le sais.
Emily avait cru autrefois que ces trois mots suffisaient pour donner un
sens à une relation entre un homme et unefemme. Elle savait aujourd’hui
qu’elle s’était trompée. Ils ne signifiaient plus grand-chose s’ils étaient
entachés par le ressentiment.
– Il se peut que tu m’aimes, souffla-t–elle. Mais pas assez,
visiblement.
11.
Avant que Niko n’eût le temps de répondre, elle avait quitté la pièce.
Quelques secondes plus tard, la porte d’entrée claquait et des pas
précipités résonnaient dans l’allée.
– Bravo, ricana Pavlos. Tu comptes bisser ce joli numéro ?
– Mêle-toi de ce qui te regarde, gronda Niko en s’élançant vers le
seuil.
– Rends-lui service ! lui cria le vieil homme. Laisse-la tranquille ! Elle
se portera mieux sans toi !
Peut-être était-ce vrai, mais il n’était pas dans le caractère de Niko de
renoncer sans lutter. S’il était toujours vivant, c’était grâce à son
tempérament combatif ! Emily et lui avaient trop investi dans leur
relation pour qu’elle s’achève sur des mots malheureux.
Ouvrant la porte avec son bras indemne, il la chercha des yeux. Elle
avait déjà franchi l’aire de stationnement et courait à toutes jambes à
travers la pelouse sud. Résolu à la rejoindre, il s’élança.
Stupide manœuvre, il s’en aperçut rapidement. Au bout de quelques
dizaines de mètres, il était à bout de souffle et sa blessure lui faisait
horriblement mal. Il n’avait aucune chance de rattraper qui que ce fût !
Pour couronner le tout, son père était apparu sur le perron, témoin de sa
débâcle.
– Emily ! cria Niko, chancelant presque.
– Quoi ? lança-t–elle en faisant volte-face.
Il ne parvint pas à répondre. Il avait les poumons enfeu et voyait
danser devant ses yeux des papillons noirs. Humilié, il se plia en deux, le
souffle court.
Elle revint vers lui.
– Je ne te savais pas si stupide ! dit-elle. Tu as sûrement rouvert la
plaie et anéanti tous les progrès que tu avais faits ! Continue comme ça,
et tu échoueras à l’hôpital.
– Je veux être avec toi, souffla-t–il.
– Pour quoi faire ? Puisque nous n’avons rien de commun hors du lit,
selon toi.
– Tu sais très bien que c’est faux.
– Pourquoi as-tu dit le contraire, alors ?
– Parce que je me sentais… frustré. Je ne supporte pas de ne pas
dominer mon existence, et je ne supporte pas l’hospitalité réticente de
mon père. Plus vite je serai dans mon appartement, mieux ça vaudra pour
tout le monde.
– Tu n’es pas en état de retourner chez toi !
– Tant pis, parce que j’y vais quand même. Viens avec moi, mon ange,
implora Niko, lui prenant la main. Nous aurons tout un long week-end
devant nous. Rattrapons le temps perdu.
– Je ne suis pas très enthousiaste. Etant donné ce qui t’est arrivé, je ne
crois pas que tu seras… en forme.
– J’ai une épaule hors service, mais le reste fonctionne aussi bien
qu’avant, répliqua-t–il. Rétabli ou non, je te veux à en avoir mal. Et
surtout, j’ai besoin de toi.
– Tu ne dis ça que pour parvenir à tes fins.
– Tu devrais mieux me connaître ! Je n’ai jamais menti pour amener
une femme dans mon lit, et si c’est ce dont tu me soupçonnes, tu serais
plus avisée de t’en aller !
Il relâcha sa main et recula d’un pas.
– Vas-y, tu es libre.
Elle se mordit la lèvre. Une larme perla au bord de ses cils.
– Je ne peux pas. Je t’aime.
– Alors, que fait-on là à se disputer ?
– Je n’en sais rien, murmura-t–elle.
Le rejoignant, elle enfouit son visage au creux de son cou.
– Allez avec lui, décréta Pavlos lorsqu’elle lui annonça que Niko était
déterminé à rentrer au penthouse. Et ne vous donnez pas la peine de
revenir lundi, ajouta-t–il, à sa grande surprise. Restez le temps qu’il
faudra pour qu’il soit remis sur pied. A en juger par ce que je viens de
voir, il est loin d’être un colosse invincible, comme je l’avais imaginé
complaisamment.
– Vous m’avez engagée pour veiller sur vous ! protesta-t–elle, même
s’ils savaient l’un et l’autre que Pavlos n’avait plus vraiment besoin
d’elle depuis plusieurs jours.
– Pour le moment, vous lui serez plus utile qu’à moi. Alors, préparez
votre bagage et accompagnez-le. Giorgios vous emmènera dans la
Mercedes, ce sera plus confortable pour le superhéros.
Elle déposa un baiser sur la joue de son patient.
– Merci, Pavlos. Vous êtes un cœur tendre sous vos airs bougons.
Il la chassa avec une affection bourrue.
– Attention à ce que vous dites, ma petite. Et ne soyez pas si prompte à
la reconnaissance. Mon fils est une malédiction ambulante, ça
m’étonnerait qu’il vous rende la vie facile !
Emily s’en moquait. Du moment que Niko et elle étaient ensemble !
Dès leur arrivée à l’appartement, la pluie se mit à tomber à grosses
gouttes, martelant la terrasse. Des nuages obscurcissaient le ciel, faisant
pénétrer dans l’appartement un crépuscule prématuré. Cela leur était égal.
Ces quelques jours de solitude à deux les comblaient.
Ce soir-là, ils dînèrent aux chandelles et rentrèrent tôt.
Emily n’anticipait pas une soirée amoureuse, et cela ne la dérangeait
en rien. Elle était heureuse d’être allongée près de Niko, et de sentir sous
sa paume les battements de son cœur. Elle avait eu si peur de ne plus
jamais avoir ce bonheur !
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre et s’éveillèrent le
lendemain par une matinée noyée de soleil.
Une semaine commença qui promettait d’être inoubliable. Tantôt ils
faisaient la grasse matinée, tantôt ils allaient faire des courses à
l’ouverture du marché puis cuisinaient de savoureux plats grecs. Ils
visitèrent la ville dans ses moindres recoins, entrant dans chaque musée,
chaque petite église ; ils explorèrent les galeries d’art et les antiquaires ;
savourèrent de longues heures de lecture et de musique…
Ils faisaient l’amour souvent, fougueusement, en fin d’après-midi, près
du feu de cheminée, langoureusement, la nuit, éveillés par on ne savait
quel appel mystérieux.
Ils avaient plaisir à vivre ensemble. Tel un couple marié. Le mariage
était pourtant un sujet qu’ils n’abordaient pas. Pour cela, il aurait fallu
qu’ils envisagent l’avenir, fassent de nouveau peser dans la balance le
monde qui menaçait d’emporter Niko, et Emily ne voulait pas s’y risquer.
Elle préférait leur paradis artificiel.
L’univers extérieur reprenait pourtant ses droits. Cela se sentait à
l’impatience qui gagnait Niko à mesure qu’il recouvrait ses forces. Il
commença à retourner sur le terrain d’aviation une ou deux heures par
jour. Au milieu de la deuxième semaine, il avait repris le travail à plein
temps.
Lorsque Emily se risqua à protester, il déclara :
– Je suis censé diriger, et non rester tranquillement chez moi pendant
que les autres abattent le boulot.
Le troisième dimanche, il fut nerveux pendant toute la journée. En fin
de soirée, alors qu’elle écoutait un CD de chants de Noël, il leur servit un
verre de vin blanc et vint s’asseoir près d’elle sur le canapé.
– J’ai une chose à t’annoncer, karthula, commença-t–il.
– Tu repars, dit-elle aussitôt.
– Oui.
– Quand ?
– Demain.
– Déjà ? Sans avoir été prévenu à l’avance ?
– Je suis au courant depuis un jour ou deux.
– Où vas-tu, cette fois ?
Il regarda le feu, les roses rouges qu’elle avait disposées dans un vase,
le livre abandonné sur la table. Mais surtout pas elle. Saisie d’un
pressentiment affreux, elle murmura :
– Je t’en prie, ne me dis pas que tu retournes dans cet horrible
endroit !
– Il le faut.
– Pourquoi ? Pour te faire tuer pour de bon ?
– Les gens qui sont là-bas ont besoin d’aide. Et moi, j’ai besoin que tu
comprennes que je n’ai pas le droit de les laisser tomber.
Un élan de colère la souleva.
– Et mes besoins à moi, Niko ? Est-ce que tu t’en soucies ?
– Je me suis donné à toi entièrement.
– C’est faux. Tu m’accordes ce qui reste après t’être consacré aux
autres.
– Tu te trompes ! Tu préserves ma santé mentale dans un monde
devenu fou. Avant de te connaître, il m’était égal de ne pas revenir.
Maintenant, je ne vis plus que pour le moment où nous serons de
nouveau ensemble.
– Bien évidemment, dit-elle, la voix pleine de larmes. Je suis le corps
bien chaud qui t’aide à oublier les horreurs que tu as laissées derrière toi.
Mais ça ne change rien au fait que tu accordes plus d’importance à des
étrangers.
– Je ne mérite pas ce jugement, Emily !
– Et moi, je ne mérite pas de rester seule à me demander si je te
reverrai sain et sauf ou sous forme de cadavre !
– Rien ne t’y oblige, dit-il en posant son verre et en se levant pour
gagner la baie qui ouvrait sur la terrasse. Je n’ai pas pris d’engagement à
vie avec toi. J’ai toujours su que je ne pouvais rien te promettre de tel.
Ainsi, leur liaison arrivait à son terme, pensa-t–elle. Ille lui faisait
savoir avec l’honnêteté foncière qui le caractérisait. La parenthèse
enchantée s’achevait.
Bourrelée de souffrance, elle lâcha :
– Ça n’aurait jamais pu marcher, nous deux, n’est-ce pas ?
– Non, jamais, admit-il après un silence pénible et tendu.
Mais sa voix était rauque, comme étranglée. Et, pour sa part, elle
n’était pas loin d’éclater en sanglots.
– Donc… c’est un adieu, dit-elle d’une voix syncopée.
– Je suppose, oui.
– C’est pour le mieux.
– Sans doute.
Serrant les poings à en avoir mal, elle énonça avec effort :
– Je vais rassembler mes affaires et partir, alors. Tu dois te préparer, tu
n’as pas besoin que je t’encombre.
Il se contenta de redresser les épaules et de lui faire face,
impénétrable.
– Pas de problème. Je te raccompagne à la villa.
Pour leur rendre la séparation plus douloureuse encore ?
– Non, dit-elle, je prendrai un taxi juste en bas de chez toi.
Abandonnant son verre près du sien, elle monta dans leur chambre et
entassa ses vêtements au petit bonheur dans sa valise. Elle s’efforçait
d’être aussi rapide que possible pour ne pas céder à la tentation de
s’effondrer, de supplier Niko de ne pas la quitter.
Une fois prête, elle aurait aimé emprunter une sortie dérobée pour leur
éviter le crève-cœur du dernier adieu. Mais il n’y en avait aucune. Il lui
fallut rejoindre Niko.
– Je crois que j’ai tout, dit-elle en évitant de le regarder.
– Si jamais tu as oublié quelque chose, je le ferai parvenir à la villa,
dit-il.
– Merci. Prends bien soin de toi.
– Toi aussi.
Un instant, elle se débattit avec la porte dont le loquetsemblait coincé.
Enfin, elle entendit un déclic. La porte ne s’ouvrit cependant pas, et elle
prit conscience à travers ses larmes que Niko la maintenait fermée.
– Emily, ne t’en va pas, l’implora-t–il. Ce n’est pas forcé de se
terminer comme ça.
Elle s’effondra, trop malheureuse pour faire preuve d’orgueil ou de
révolte. Pivotant sur elle-même, elle se cramponna à lui.
– J’ai si peur pour toi, sanglota-t–elle.
– Je sais, chérie, je sais, répondit-il, déposant des baisers sur ses
paupières, ses joues.
Ils quêtèrent le seul réconfort qui leur restait, se dévêtant à gestes
emportés, se prenant avec une hâte désespérée.
Ensuite, ni l’un ni l’autre n’eut le courage de reparler de séparation. Ils
passèrent la soirée tant bien que mal, tentant de la faire ressembler à
toutes celles qui avaient précédé depuis deux semaines. Niko tria les
vêtements qu’il emporterait, et Emily les plia pour les mettre dans son
sac comme l’aurait fait une « bonne épouse ». Ils s’efforcèrent de parler
de tout autre chose que de son départ.
Ils purent à peine toucher à leur dîner. Leur émotion était tellememnt à
fleur de peau qu’elle menaçait à chaque instant de déborder.
– Assez, fit soudain Niko. Viens au lit, khriso mou. Laisse-moi t’aimer
une dernière fois.
Emily tenta d’oublier le temps, de fermer son esprit à tout pour
n’écouter que son corps. Mais le danger qui guettait Niko, ce flirt tout
proche avec la mort la hantait.
– Je t’en prie, ne pars pas ! l’implora-t–elle finalement. Si tu m’aimes,
reste et garde-moi avec toi, je t’en supplie.
– Je ne peux pas.
Et de son côté, elle ne pouvait pas accepter ce qu’il proposait. Niko
était un aventurier, un rebelle. Le risque était sa drogue, et elle ne
pourrait jamais comprendre cela. Elle ne pourrait jamais vivre
indéfiniment dans l’angoisse, en aspirant de surcroît à ce qui lui était
refusé.
Elle mit à profit les instants qu’il leur restait, gravant dans sa mémoire
ses traits saisissants et le grain de sa peau.
Au-delà des fenêtres, le ciel pâlit, annonçant le lever de leur dernier
jour. Elle ferma les yeux, refusant de le voir.

***

6 h 30. Il était temps de bouger.


Désactivant l’alarme du réveil avant qu’elle troue le silence, Niko
s’accorda le plaisir fugitif de savourer la présence du corps tiède à côté
de lui. Feignant de dormir, il avait écouté les sanglots étouffés d’Emily. Il
avait failli la prendre dans ses bras et lui dire : « J’enverrai quelqu’un
d’autre à ma place, et je resterai avec toi. Nous nous marierons, nous
aurons un foyer et des enfants. »
Mais l’épuisement avait eu raison d’elle et, enfin, elle s’était endormie.
Elle était belle dans son sommeil. Elle semblait vulnérable, et
immensément triste.
C’était lui qui causait cette souffrance. Le flirt sans conséquence qu’il
avait entamé pour dessiller les yeux de Pavlos s’était mué en relation
authentique et passionnée. Il avait vu venir les choses mais n’avait rien
fait pour les arrêter. Emily l’avait captivé comme aucune autre femme. Il
avait commis la fatale erreur de tomber amoureux d’elle…
Il y avait pire : égoïstement, il l’avait laissée tomber amoureuse de lui.
Et il était maintenant contraint de la quitter car la fin de l’histoire ne
pouvait pas être heureuse. Il avait une dizaine de pilotes. Cinq d’entre
eux étaient déjà divorcés, victimes d’une carrière qui n’autorisait aucune
vie de famille.
Niko ne voulait pas de ça. Ni pour Emily ni pour lui. Il préférait la
perdre maintenant et garder de bons souvenirs. Au lieu d’attendre que la
passion se mue en amertume.
Il se leva furtivement et descendit à l’étage inférieur pour se doucher et
se préparer. Il fut rapide. A 6 h 45, il était sur la voie du départ.
Il prit un crayon et du papier dans la bibliothèque, et écrivit :
« Je t’aime assez pour te rendre ta liberté et te permettre de mener
l’existence à laquelle tu aspires. L’homme qui saura te l’apporter aura
bien de la chance. Sois heureuse, Emily. »
Puis il préleva une rose dans le bouquet qu’elle avait composé. Et il se
faufila de nouveau dans la chambre.
Emily dormait encore. Il avait désespérément envie de murmurer son
prénom, de goûter à sa bouche.
Mais, pour une fois, il agit comme il fallait. Il plaça la rose et le petit
mot sur l’oreiller qu’il avait déserté et s’en fut.
12.
– Il est reparti, énonça Pavlos, devinant tout au premier coup d’œil. Il
vous a quittée.
Trop malheureuse pour donner le change, Emily se laissa tomber sur la
chaise proche de la sienne.
– Oui, dit-elle.
– Et maintenant ? demanda le vieil homme.
– Je dois m’en aller, Pavlos. Il n’y a plus rien pour moi ici.
Exception faite d’une rose déjà fanée et d’un mot d’adieu qui la laissait
sans espoir.
– Je suis là.
– Je n’ai que trop abusé de votre générosité, répondit-elle en secouant
la tête.
– Fadaises ! Vous m’avez rendu la santé, vous avez supporté mon
mauvais caractère et…
– Et maintenant, vous êtes rétabli, coupa-t–elle.
Pavlos allait aussi bien qu’il pouvait l’espérer à son âge. Il avait
quatre-vingt-six ans, et personne ne pouvait rien contre ça.
– Tu m’as donné une raison de sortir de mon lit chaque matin, insista
le vieil homme. Je t’ai prise en affection. Tu es comme ma fille, et tu
auras toujours une place chez moi.
Remuée par la douceur et la familiarité inattendues du vieil entêté,
Emily fut tentée d’accepter. Etre nécessaire et utile à quelqu’un, faire
partie d’une famille – fût-elle réduite à deux êtres… N’avait-elle pas
aspiré à ce réconfortpaisible depuis son enfance ? Le bon sens lui souffla
pourtant qu’elle ne trouverait pas de paix dans cette demeure. Jamais elle
ne pourrait entendre tinter la sonnette sans se demander si c’était Niko,
s’il avait changé d’avis…
Si Pavlos avait été seul, elle aurait peut-être envisagé les choses
différemment. Mais il avait Giorgios et Damaris, et un médecin le visitait
trois fois par semaine. Elle le laisserait en de bonnes mains.
– Moi aussi, j’ai beaucoup d’affection pour vous, lui dit-elle. Et je
n’oublierai jamais votre bonté. Mais ma vie est à Vancouver. J’ai une
maison là-bas, des amis. Des obligations professionnelles à honorer.
– Et je ne suis pas une motivation suffisante pour que tu leur tournes le
dos, soupira Pavlos, acceptant sa décision. Garderas-tu le contact, au
moins ?
– Bien sûr.
– Je n’ai pas besoin de te dire que mon fils est un insensé.
– Pas plus que je ne l’ai été moi-même, Pavlos.
– J’ai essayé de t’avertir, petite.
Hélas, l’avertissement était arrivé trop tard. Elle s’était livrée au
bonheur d’être amoureuse sans penser au reste. Elle n’avait pas anticipé
que leur rupture serait plus destructrice que leur liaison n’avait été
heureuse. Elle avait fréquenté Niko trois mois. Et, dans ce bref laps de
temps, il l’avait dépouillée de tout.

***

Du moins le crut-elle lorsqu’elle dit au revoir à Pavlos. Si elle avait eu


un autre métier, elle aurait peut-être attribué ses sautes d’humeur et sa
fatigue, une fois de retour chez elle, au contrecoup d’une liaison qui avait
mal fini. Mais elle était infirmière et, à la fin du mois de décembre, elle
n’eut guère besoin de recourir à un test de grossesse pour connaître la
cause de ses nausées quotidiennes.
Le futur, dont Niko avait souligné le caractère imprévisible, s’affirmait
par une éclatante certitude : elle n’oublierait pas cet homme. Il resterait
toujours avec elle car il lui léguait un enfant.
La nouvelle la tira de la léthargie où elle avait sombré depuis leur
rupture. Elle avait vingt-sept ans, bon sang ! Et elle était infirmière !
Comment était-il possible qu’elle n’ait pas su se protéger contre une
grossesse indésirable ?
Pourtant, ni elle ni Niko ne s’étaient montrés négligents. Même dans
les moments les plus spontanés, ils avaient pris des précautions. Niko
était allé jusqu’à suggérer en riant qu’ils achètent des préservatifs en gros
pour éviter d’incessantes incursions à la pharmacie ! Cependant, au cours
des deux dernières semaines, ils s’étaient parfois laissé surprendre… La
conception datait sans doute de là !
Son médecin, qu’elle consulta fin janvier, démentit cette théorie.
– Tu en es déjà à ton deuxième trimestre de grossesse, Emily. Es-tu
certaine d’avoir eu tes règles fin octobre ?
– Tout à fait sûre, dit-elle, en se rappelant que ses pertes de sang
avaient été moins abondantes que de coutume.
Elle ne s’en était guère souciée. Elle était tout à son histoire d’amour.
– Et le père ? demanda le médecin. Vas-tu l’avertir ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que nous ne sommes plus ensemble. Et qu’il ne veut pas
d’enfant. Pas avec moi, en tout cas.
Cette nuit-là, allongée dans le noir, au cœur du charmant logement
qu’elle s’était aménagé, elle pensa qu’elle installerait un rocking-chair
dans l’alcôve proche de la fenêtre pour bercer son bébé. Quand il serait
assez grand, elle transformerait l’autre chambre en nursery. Elle peindrait
des nuages au plafond et appliquerait des décalcomanies au mur : des
licornes et des lutins, et puis un ange gardien aussi. Car tous les enfants
devaient en avoir un, même s’ils étaient privés de père…
Un père… Des souvenirs affluèrent à sa mémoire : Niko… son souffle
tiède effleurant son cou juste avant le baiser du matin, le murmure de sa
voix contre son oreille…
Et aussi son grand corps hâlé et musclé, son beau visage au regard
intense et chargé de passion…
Oh, qu’elle aurait aimé l’entendre rire de nouveau ! Le revoir, le serrer
dans ses bras !
Alors que l’hiver cédait la place au printemps, elle s’efforça de son
mieux de laisser le passé derrière elle. Mais c’était deux fois plus difficile
avec le bébé qui grandissait dans son ventre.
Il suffisait d’un rien pour lui rappeler Niko. Un article de journal
traitant de l’aide humanitaire, un air de musique qu’ils avaient écouté
ensemble… Il était dans son cœur et dans son âme.
Elle n’en était pas moins seule. Il avait préféré risquer sa vie dans une
partie tourmentée du monde plutôt que de risquer son cœur avec elle. Eh
bien, grand bien lui fasse ! pensa-t–elle, se révoltant contre sa propre
faiblesse. S’il était incapable de s’engager totalement, elle préférait se
passer de lui !
La colère était plus facile à porter que le chagrin, même si, au bout du
compte, sa situation restait la même.
Lorsqu’elles apprirent qu’elle allait devenir mère, ses amies lui
demandèrent si elle pourrait se débrouiller financièrement, et elle
répondit par l’affirmative.
Par une étrange ironie du sort, c’était grâce au grand-père de son bébé
qu’elle avait accumulé de substantielles économies.
La nature elle-même lui causa un nouveau choc. En mai, à trente-trois
semaines de grossesse seulement, en dépit de toute attente, elle donna le
jour à une petite fille de 1,7 kilo.
En tant qu’infirmière, elle savait qu’un prématuré né peu avant terme
avait d’excellentes chances de survivre sans complications. En tant que
mère, elle se rongea d’inquiétude pour la délicate et minuscule créature
qu’elle avait mise au monde et qui avait aussitôt conquis son cœur.
Elle l’avait appelée Helen. Pour Emily, c’était le plus beau bébé du
monde. Helen apportait de la lumière dans sa vie. En la tenant contre son
sein et en se balançant dans le rocking-chair alors que les cornouillers
fleurissaient devant sa fenêtre, elle parvenait à trouver une certaine paix.
Le printemps céda la place à l’été. Emily avait tenu la promesse faite à
Pavlos et, les premiers temps, ils avaient échangé de nombreux mails. A
mesure que les mois avaient passé, cependant, leurs échanges étaient
devenus plus rares. Il ne mentionnait jamais Niko, n’était pas très disert,
et elle avait préféré ne pas lui annoncer sa grossesse. A quoi bon le
perturber ?
Après la naissance de sa fille, cependant, elle ne fut plus aussi sûre
d’avoir fait le bon choix. Pavlos serait-il heureux d’apprendre qu’il était
grand-père ? Ou bien la naissance d’Helen élargirait-elle le fossé qui le
séparait de son fils ? Et surtout, pourrait-il cacher le fait à Niko ?
Elle était certaine que Niko se ferait un point d’honneur de l’épouser
s’il savait qu’elle avait un enfant de lui, et cela ne ferait qu’occasionner
des souffrances pour tout le monde. Quel enfant s’accommoderait d’avoir
un père qui, comme l’avait une fois souligné Pavlos, flirtait avec la mort
en toute occasion !
A mesure que l’été avançait, Helen se développait harmonieusement.
Si elle restait petite pour son âge, elle pesait maintenant plus de trois
kilos et demi.
Un matin qu’Emily pliait du linge dans la cuisine pendant que sa fille
dormait, elle reçut un coup de fil désespéré de Giorgios. L’état de Pavlos
s’était dégradé et il y avait peu d’espoir qu’il se remette. Il refusait
d’entrer à l’hôpital et réclamait Emily.
– Et son fils ? demanda-t–elle. A-t–il été prévenu ?
– Nous avons essayé, mais il est au loin.
« Typique ! » pensa-t–elle.
– Viendrez-vous, Emily ?
Comment aurait-elle pu refuser ? Pavlos avait besoin d’elle !
– Bien sûr, mais j’ai d’abord des dispositions à prendre.
– Je crains qu’il n’en ait plus pour longtemps, lui dit Giorgios d’une
voix brisée. Il n’a plus envie de vivre, Emily. Il me demande souvent :
« A quoi bon me réveiller chaque jour dans une maison vide ? »
– Dites-lui de tenir bon, répondit-elle farouchement. Ne lui permettez
pas de mourir avant que je ne sois là.
Deux jours plus tard, elle arriva en taxi à la villa, avec Helen. Il n’avait
pas été évident d’obtenir un passeport pour son bébé dans un délai si
court, mais elle avait eu la chance d’attendrir un fonctionnaire qui, mis au
courant de la situation, avait coupé court aux lenteurs bureaucratiques.
Sous le ciel éclatant, le beau domaine était tel qu’en son souvenir.
Mais, dans la maison, l’atmosphère était lugubre, oppressante.
Cependant, la présence du bébé provoqua un vif émoi.
– Oui, c’est ma fille, déclara Emily à Damaris, stupéfaite.
Puis, se tournant vers Giorgios :
– Est-ce que j’arrive à temps ?
– Oui. Quand il a su que vous veniez, ça l’a revigoré. Il est réveillé, et
il a demandé à vous voir il n’y a pas une minute.
– Alors, ne le faisons plus attendre, dit-elle en prenant sa fille dans ses
bras.
Son métier lui avait maintes fois fait côtoyer la mort, et elle se croyait
endurcie. Pourtant, elle éprouva un véritable choc quand elle vit Pavlos.
Frêle et comme desséché, il avait les yeux clos, le teint cireux. S’il
n’avait respiré régulièrement, on aurait pu penser que la vie l’avait
abandonné.
– Tenez-la une minute, s’il vous plaît, chuchota-t–elle en confiant
Helen à Damaris et en s’approchant du lit.
– Bonjour, mon cher Pavlos, lança-t-elle doucement.
Il ouvrit les yeux.
– Tu es venue, fit-il d’une voix qui n’était plus que l’ombre de son
ancienne voix grognon et vigoureuse.
– Bien sûr.
– Tu es une bonne fille.
Ravalant son chagrin, elle reprit Helen dans ses bras.
– J’ai amené quelqu’un, annonça-t–elle. Dites bonjour à votre petite-
fille, Pavlos.
Il dévisagea le bébé, qui posait sur lui ses grands yeux bleus, et
chuchota d’une voix presque inaudible :
– C’est la fille de Niko ?
– Oui.
Des larmes roulèrent sur son visage ridé.
– J’ai cru que je ne verrais jamais ce jour. Yiasu, kali egoni. Bonjour,
ma toute petite.
– Elle s’appelle Helen.
– Un prénom bien grec, murmura péniblement Pavlos. Un beau
prénom pour une belle enfant.
– Je pensais que vous approuveriez.
– Bien sûr. Elle est de mon sang, et tu es sa mère. Parle-moi d’elle, dis-
moi tout.
– Demain, biaisa Emily, voyant sa fatigue. Pour l’instant, essayez de
dormir.
Il l’agrippa par la main.
– Le sommeil viendra bien assez vite, ma fille, et nous savons tous les
deux que je ne me réveillerai pas de celui-là. Parle tant qu’il est encore
temps.
– Restez avec lui, souffla Damaris en reprenant le bébé. Je
m’occuperai de la petite.
– Emmenez Giorgios avec vous, grommela Pavlos à la gouvernante. Sa
mine d’enterrement me fatigue.
– Le pauvre, soupira Emily lorsqu’elle fut seule avec le vieil homme.
Giorgios vous aime tant. Et puis…
Elle désigna le ballon d’oxygène et l’attirail médical qui encombrait la
chambre :
– … Tout ceci l’effraie sûrement.
– Je sais, et ça me peine de le voir dans cet état. Jelui épargnerais ce
spectacle si je pouvais. Il a été un fils pour moi, plus que Niko ne l’a
jamais été.
– Niko aussi vous aime.
– Allons, ma petite, épargne-moi ces platitudes ! Je me meurs. Si je
compte réellement pour lui, pourquoi est-il le seul à ne pas être présent ?
Le bruit de pas qui venait de retentir dans la pièce voisine s’arrêta
brusquement.
– Mais je suis ici, dit Niko depuis le seuil. Je suis venu dès que j’ai su.
13.
Emily se figea sur place, en proie à un accès de panique, submergée
par des émotions contradictoires. Son instinct lui dictait de fuir le plus
loin possible. Tout était bon pour tenter de juguler l’élan de nostalgie qui
l’avait saisie au son de sa voix, et ce désir de le toucher comme autrefois.
Et, surtout, tout était bon pour l’empêcher de découvrir la vérité au sujet
d’Helen !
Que ferait-elle, s’il l’avait déjà vue et avait compris qu’elle était sa
fille ? Et si ce n’était pas le cas, sous quel prétexte pouvait-elle quitter
Pavlos alors qu’il se cramponnait à elle si désespérément ?
Domptant ses émotions, elle fit appel à son sang-froid d’infirmière.
Affichant un calme trompeur, elle pivota sur son fauteuil et regarda
Niko.
Il offrait une image poignante. Ses yeux étaient creusés par la fatigue,
il n’était pas rasé, ses cheveux trop longs étaient à peine coiffés. Il
semblait avoir dormi dans les vêtements qu’il portait pendant plusieurs
jours et le cadran de sa montre de vol était étoilé. Surtout, il semblait
incommensurablement triste.
– Je vous laisse seuls tous les deux, dit Emily en se levant.
– Non, siffla Pavlos, cherchant son regard.
Niko traversa la pièce et la fit se rasseoir.
– Je t’en prie, reste, mon ange. Ce que j’ai à dire s’adresse autant à toi
qu’à lui.
– Ne t’avise pas de le bouleverser !
– Je n’en ferai rien, affirma Niko en tirant une chaise de l’autre côté du
lit de son père et en lui serrant les doigts.
La vision de sa main forte et hâlée enfin liée avec la main veinée et
frêle du vieil homme était douloureusement émouvante, et Emily préféra
détourner les yeux.
– Si tu es venu danser sur ma tombe, dit Pavlos, il était inutile
d’accourir. Je ne suis pas encore mort.
– Et j’en remercie le ciel, patero, car je tiens à te dire que je regrette
d’avoir été un si mauvais fils.
– Bonté divine, une révélation tardive ! lâcha Pavlos avec un faible
rire. A quoi est-elle due ?
– Je reviens d’un enfer où règnent la corruption politique et le meurtre
à grande échelle. J’ai assisté à des massacres sans rien pouvoir faire pour
les empêcher. J’ai enterré un nourrisson et pleuré sur sa tombe parce qu’il
n’y avait personne d’autre pour porter son deuil.
Submergé par l’émotion, Niko s’éclaircit la gorge et caressa
doucement la vieille main de son père.
– Toute cette dévastation a eu raison de moi. Que faisais-je là à aider
des familles en terre étrangère alors que la mienne s’effondrait ? De quel
droit t’ai-je tenu à distance, patero, alors que ta seule faute était de
vouloir m’offrir une vie meilleure que celle que tu avais connue ?
– Tu es mon fils, murmura Pavlos. Têtu, orgueilleux et résolu à tracer
ton chemin dans le monde comme je l’étais à ton âge. Et ce monde, tu as
voulu le rendre meilleur.
– Oui, mais ainsi je t’ai négligé. Est-il trop tard pour te demander
pardon ?
Avec effort, Pavlos posa une main sur la joue rugueuse de son fils.
– Ah, mon garçon, fit-il d’une voix rauque. Ne sais-tu pas qu’il n’est
jamais trop tard pour un père, et qu’il est toujours prêt à accueillir le
retour de son enfant ?
Niko éclata alors en sanglots âpres, et Emily ne lesupporta pas. Se
levant de sa chaise, elle gagna les portes-fenêtres du salon et s’enfuit sur
la terrasse.
Une allée menait à un banc ombragé, isolé de la maison par un
bouquet de citronniers. Elle s’y réfugia et se débattit avec ses propres
démons.
Elle avait lutté dur pour oublier Niko. Elle s’était efforcée, par tous les
moyens, de trouver un équilibre grâce à son bébé. Et tout ça pour quoi ?
Pour retomber sous son emprise en une fraction de seconde, bouleversée
par les larmes qu’elle n’aurait jamais cru lui voir verser, par les mots
qu’elle ne pensait jamais entendre. Foulant aux pieds sa fierté, il avait
ouvert son cœur, et par la même occasion reconquis sa place dans le
sien.
Elle ne pouvait pas s’autoriser cette folie ! Revivre les affres qu’elle
avait connues ! Elle avait un bébé, maintenant, et se devait de le protéger.
Helen avait besoin d’une mère toute dévouée, et non d’une mère ravagée
par des désirs impossibles à combler. Si elle savait s’y prendre, elle
parviendrait à quitter discrètement et rapidement la villa. C’était la
meilleure solution. La seule.
Résolue, elle revint vers la maison et franchit le seuil pour se retrouver
face à Giorgios.
– Je vous cherchais, Emily. Votre petite fille a faim, elle pleure et
Damaris n’arrive pas à la calmer.
– Demandez-lui de me l’amener dans le salon, il y fait plus frais.
– Si vous préférez aller à l’étage, nous avons préparé votre suite.
– Merci, Giorgios. Mais Niko est là maintenant, alors je ne resterai
pas.
– Pavlos sera déçu.
– Je ne crois pas. Nous avons eu nos moments à nous. Ceux qui restent
reviennent à son fils.
***

***

Niko resta avec son père jusqu’à ce qu’il fût endormi, puis il partit à la
recherche d’Emily. Il avait enfin fait la paix avec Pavlos. Il était temps de
se réconcilier avec elle. Il lui avait fait beaucoup de mal, pour des motifs
qui, avec le recul, lui semblaient d’un égoïsme impardonnable. Eh bien, il
en avait fini avec ça ! Tout allait changer !
Il traversa la maison silencieuse et, aux abords du salon, perçut un
doux murmure qui capta son attention. Il entra, s’apprêtant à délivrer
quelque oiseau égaré venu du jardin. Il découvrit alors Emily, près de la
fenêtre ouverte. Drapée à demi dans un châle, elle était penchée sur le
bébé pendu à son sein.
Cette vision lui causa un énorme choc. Il l’avait engagée à trouver un
homme qui lui conviendrait. Mais jamais, au cours de leur séparation, il
n’avait imaginé qu’elle eût suivi le conseil au point d’avoir mis au monde
un enfant !
Comme si elle s’était sentie observée, elle se retourna. En le voyant,
elle rabattit très vite le châle sur le bébé – un nourrisson de quelques
mois, pour autant qu’il ait pu en juger.
– Eh bien ! fit-il, feignant un amusement qu’il était loin d’éprouver. Je
ne m’attendais pas à ça !
Elle haussa légèrement les épaules.
– La vie nous surprend toujours…
Il lorgna le bébé, dont il ne voyait que les petits pieds chaussés de
rouge.
– Fille ou garçon ? s’enquit-il.
– Fille.
– Elle te ressemble ?
– Il paraît que oui.
– Elle a de la chance. Es-tu heureuse ?
– Follement. J’ai tout ce que je désirais.
– Vraiment ?
Il ne l’aurait jamais pensé ! Elle était nerveuse, tendue, mal à l’aise.
Elle n’osait pas le regarder. Elle tripotait lechâle sans raison. Et puis… il
y avait autre chose qui ne collait pas.
Il regarda ses mains fébriles, et sut ce que son inconscient avait
remarqué avant lui.
– Pourquoi ne portes-tu pas d’alliance, alors ? demanda-t–il.
Emily avait redouté et anticipé bien des questions. Mais pas celle-là !
En un éclair, elle envisagea d’improviser un mensonge puis se ravisa.
Puisqu’il supposait qu’elle avait trouvé un autre homme, pourquoi ne pas
le laisser persister dans sa propre méprise ? Elle dirait la vérité – ou du
moins, une version édulcorée des faits, et s’il continuait à faire erreur, ce
serait tant pis pour lui…
– Parce que je ne suis pas mariée, répondit-elle.
– Pourquoi ?
– J’ai mal choisi l’homme avec qui j’ai eu une relation. Nous nous
sommes séparés et j’élève seule ma fille. Ne prends pas cet air
désapprobateur ! C’est monnaie courante, aujourd’hui.
– Ce n’est pas ton genre, Emily. Tu aurais dû t’en tenir au genre
d’homme que tu as toujours recherché.
– Mais je ne l’ai pas fait. Et j’ai eu un bébé.
– Tu peux encore avoir les deux. Il n’est pas trop tard.
– Je crains que si. Il n’y a pas tellement de candidats prêts à accepter
l’enfant d’un autre.
– Il y a moi, déclara Niko. Si tu veux de moi, je t’épouse.
Elle s’attendait si peu à une telle proposition qu’elle faillit lâcher
Helen.
– Ne sois pas ridicule ! Le Niko Leonidas que je connais ne mise rien
sur le mariage !
– Il n’existe plus. Il a mûri, et il sait ce qui compte dans la vie.
– Il croyait qu’il était important d’aider les démunis.
– Il le croit toujours.
– Je n’ai besoin de rien, Niko. Je peux très bien me débrouiller par
moi-même.
– Tu ne me comprends pas. Je n’ai pas renoncé à défendre les causes
que j’ai soutenues tout au long de ces années. Je continuerai à le faire.
Mais je n’ai plus besoin pour ça de jouer ma vie à la roulette russe. Il y a
d’autres moyens plus efficaces de changer les choses.
– M’épouser n’en fait pas partie, répliqua-t–elle.
Mais comme elle aurait voulu pouvoir proclamer le contraire !
Il traversa la pièce en deux ou trois enjambées, et la rejoignit.
– Ecoute-moi, plaida-t–il. Je t’aime. Laisse-moi une chance de te le
prouver. Permets-moi de t’offrir un foyer pour toi et ton enfant. Peu
importe que le sang d’un autre coule dans ses veines. Il est de toi et ça me
suffit pour l’aimer comme s’il était le mien.
– Oh, Seigneur…, murmura-t–elle, au bord des larmes. Je n’étais pas
préparée à ça.
– Moi non plus. Si tu as besoin de temps pour réfléchir…
– Nous en avons besoin tous les deux, Niko. Pour le moment, tu te dois
à ton père. Et tu es trop fragile émotionnellement pour prendre des
décisions importantes.
– Pas au point d’ignorer où j’en suis. Par respect pour mon père, je
n’exige pas de réponse immédiate. Mais je n’attendrai pas indéfiniment.
– Nous ne sommes pas seuls en cause, Niko. Ma situation… n’est pas
exactement ce que tu crois.
– Tu m’aimes ?
– Oui.
– Es-tu mariée ?
– Je t’ai dit que non.
– Alors, il n’y a rien d’insoluble. Ecoute… je suis dans un état
effroyable. Je rentre me doucher et me ressaisir un peu. Mais si tu
imagines que ma proposition est improvisée…
– Est-ce le cas ? Après tout, tu es quelqu’un de chevaleresque.
– C’est moi que je cherche à sauver, cette fois, Emily. J’y ai mis le
temps, mais je vois enfin clair. Seul un fou rejette les choses précieuses
qui embellissent sa vie. J’étais en route pour le dire à mon père avant
même de savoir qu’il était mourant. Hélas, j’ai trop attendu pour lui
revaloir les années perdues. Je ne commettrai pas la même erreur avec
toi.
Il fit volte-face et quitta la pièce. Mais ses dernières paroles avaient
réchauffé le cœur d’Emily au-delà de toute espérance.
Pendant l’absence de Niko, Giorgios vint la trouver : Pavlos était
réveillé. Elle se rendit aussitôt à son chevet. Il s’éclaira en voyant Helen
et voulut prendre la petite dans ses bras. Mais l’effort était trop grand. Il
s’effondra sur les coussins, son vieux cœur battant de façon erratique. Il
ne tarda guère à somnoler.
Niko fut bientôt de retour et s’installa de l’autre côté du lit pour le
veiller avec Emily. Sentant sa présence, son père murmura :
– Tu es là, fils ?
– Oui, babas, je suis là.
– Tu seras un homme riche quand je serai parti.
– Pas aussi riche que si tu restais parmi nous.
– Le temps manque pour ça, mon garçon. C’est à toi et à Emily de
prendre le relais.
– Je sais.
– Veille bien sur elle.
– Je le ferai.
– Et sur ma petite-fille. Sois meilleur père que je ne l’ai été.
Interdit, Niko lança un coup d’œil acéré à Emily mais ne manifesta
aucune émotion.
– Je ne te ferai pas défaut, babas, se contenta-t–il de dire.
– Tu ne m’as jamais déçu, mon fils, souffla Pavlos,d’une voix presque
inaudible. J’ai toujours été fier de toi… j’aurais dû te le dire plus tôt.
Après cet effort, il se rendormit plus profondément, sa respiration
imperceptible soulevant à peine le drap qui le recouvrait. Emily s’affaira
à surveiller la perfusion et l’alimentation en oxygène. Elle espérait
différer la question qu’amènerait inévitablement l’ultime requête de
Pavlos. Mais Niko resta concentré sur son père.
Au bout d’une heure ou deux, Emily s’éclipsa dans le salon pour
nourrir Helen sans déranger Pavlos. Puis l’après-midi toucha à sa fin et le
crépuscule tomba. Giorgios apporta une collation. Damaris coucha Helen
dans un berceau improvisé – le tiroir d’une commode douillettement
garni de linges.
Le médecin vint voir son malade, croisa le regard d’Emily et secoua la
tête d’un air navré. Il annonça qu’il reviendrait à l’aube.
La nuit durant, Emily et Niko veillèrent, sans presque parler. Leurs
pensées allaient vers le vieil homme qui avait marqué leurs existences et
s’éteignait sous leurs yeux.
A 6 heures le lendemain, Pavlos rendit son dernier soupir.
– Il est parti, Niko, murmura Emily. C’est fini.
Niko hocha la tête, et prit dans ses bras le frêle corps de son père. Se
retirant pudiquement pour lui laisser ce dernier adieu, elle sortit sur la
terrasse. Un nouveau jour ensoleillé s’annonçait à peine. Le premier sans
Pavlos.
Elle s’aperçut que Niko l’avait rejointe à l’instant seulement où il prit
la parole.
– Il délirait, n’est-ce pas, en affirmant que le bébé était de moi ?
– Non, répondit–elle, consciente de ne pouvoir cacher la vérité plus
longtemps. Tu es bien son père biologique.
– C’est impossible ! Nous avons toujours pris des précautions !
– Il faut croire que nous n’avons pas été aussi efficaces que nous
l’avions cru.
– Quel âge a-t–elle ? Elle paraît avoir quelques semaines seulement !
– Elle a trois mois. Elle est très petite parce qu’elle est née prématurée,
avec sept semaines d’avance.
Il chancela presque.
– Pourquoi ne m’as-tu pas averti ? Il y a neuf ou dix mois, je veux dire.
Si j’avais su, je t’aurais épousée tout de suite !
– Je sais, et c’est précisément de cette réaction que je ne voulais pas.
Et je persiste à ne pas vouloir.
– Je craignais bien que ce ne soit l’explication. Apparemment, j’ai le
don de gâcher tout ce qui compte le plus pour moi.
Il rentra alors dans la maison, terrassé par un chagrin si visible qu’elle
n’osa même pas se retourner vers lui.
14.
Elle ne vit guère Niko au cours de la semaine suivante. Il fut occupé
par les dispositions à prendre, par l’enterrement de son père, par les
nombreux associés d’affaires de Pavlos qui défilèrent à la villa pour lui
rendre un dernier hommage.
Elle aidait Damaris à servir des rafraîchissements à la kyrielle de
visiteurs, et passait avec Helen de nombreuses heures dans le jardin, à se
demander ce que l’avenir lui réservait. Si Niko prenait le temps de faire
connaissance avec sa fille, il la traitait, pour sa part, plutôt comme une
sœur que comme une amante. Avait-elle gâché leurs chances de devenir
un couple en cachant la naissance du bébé ?
Elle eut la réponse quand Niko vint la trouver un jour, alors qu’elle
était assise à l’ombre d’un olivier en surplomb de la mer. Ils avaient de
nouveau la villa pour eux seuls, depuis deux jours. Mais il faisait trop
beau pour s’enfermer à l’intérieur.
– Nous avons laissé le passé en paix, Emily, dit-il en s’asseyant près
d’elle, sur la couverture qu’elle avait étalée sur la pelouse. Maintenant, il
faut songer à l’avenir. J’ai promis de ne pas te bousculer pour avoir une
réponse à ma demande en mariage. Mais je suis à bout de patience.
– Tu… tu veux toujours m’épouser ? s’étonna-t–elle.
– Plus que jamais. La question est de savoir si tu as suffisamment
confiance en moi pour accepter.
– Pourquoi me défierais-je de toi ?
– Voyons… J’ai prouvé que j’étais dénué de scrupules en tentant de te
confondre parce que je te prenais pour une aventurière. Je t’ai séduite, et
puis j’ai prétendu que nous ne formions pas un couple susceptible de
durer et j’ai suggéré de mettre fin à notre liaison. Je t’ai quittée. Puis tu as
eu un enfant et tu n’as pas osé me l’annoncer car tu considérais, à juste
titre, que je ferais un mauvais père. Faut-il que je continue ?
– Non ! Tu viens de dire toi-même que nous devions envisager le futur.
Faisons-le !
– Très bien. Voici ce que j’ai décidé : je continuerai à soutenir les
causes auxquelles je crois. Mais je cesserai d’être pilote pour codiriger
l’entreprise avec Dinos. Je vais m’occuper de près des affaires de mon
père, comme il l’a toujours souhaité. Si nous nous marions, et que tu es
d’accord, j’aimerais vivre ici et garder Giorgios et Damaris, qui ont
toujours été fidèles à ma famille. Ainsi que tout le personnel… Je m’en
tire comment, jusqu’ici ?
– A merveille ! Je ne pourrais souhaiter mieux.
– Tu acceptes de m’épouser, alors ?
– Je n’en suis pas sûre, biaisa-t–elle avec coquetterie. Depuis une
semaine que tu es ici, tu dors dans une chambre à l’opposé de la mienne
et de celle de ta fille. Tu as l’intention de continuer ?
– Pas si tu m’acceptes dans la tienne.
– Alors, c’est oui.
Niko laissa échapper un long soupir.
– Merci, mon ange, dit-il. Je me sentais très triste et très seul depuis la
mort de mon père. Je n’étais pas fier de moi et j’avais très peur d’avoir
tout gâché avec toi, irrémédiablement.
– Moi aussi, Niko, j’avais de la peine. Mais cela n’a rien changé à mes
sentiments pour toi. Je t’aime. Je t’aimerai toujours.
– Et je t’aime aussi. Plus que je ne saurais l’exprimer.J’aime notre fille,
et je vous protégerai toutes les deux, notre vie durant.
Ce soir-là, après avoir couché Helen dans son berceau improvisé, ils la
regardèrent dormir un long moment, attendris.
Puis ils allèrent au lit, et se redécouvrirent l’un l’autre. Avec des mots
et des gestes d’amour, ils retrouvèrent la magie qu’ils redoutaient d’avoir
perdue. Et ce fut aussi merveilleux qu’auparavant.
Blottie dans les bras de Niko, Emily murmura d’une voix alanguie, en
entendant Helen gémir dans son sommeil :
– Il va falloir qu’on lui achète un vrai berceau, tu ne crois pas ?
– Demain, ma chérie, dit Niko en l’embrassant sur la bouche,
longuement, pour lui souhaiter bonne nuit.
Ce baiser avait, pensa Emily, le goût du soleil et de toutes ces choses
délicieusement grecques : les citronniers, la mer turquoise, les couchers
de soleil couleur de mangue, les aubes éthérées…
Il avait le goût de l’éternité.

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