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Analyse sémiologique du délire.

Pr E. S. Mezoued.
Service de psychiatrie légale.
EHS FRANTZ FANON, Blida
I) Définition du délire:

 Étymologiquement vient du latin « lira » qui veut dire «


sillon ». « Delirare » signifie littéralement « sortir du
sillon ».

 Le verbe « Dérailler », utilisé familièrement, garde la


trace de cette origine.
 Le délire est un trouble du contenu de la pensée défini
comme une croyance fausse avec conviction
inébranlable en sa réalité, malgré le désaccord de
l’entourage et l’absence de confirmation dans la réalité.
Cette conviction est non soumise à la preuve et à la
démonstration, non rectifiable par le raisonnement.

 Diffèrent de l’erreur corrigible et sans conviction


inébranlable.

 Pour certaines populations, une évidence culturelle,


religieuse ou historique peut apparaitre comme un
délire pour une autre population.
II) Intérêt de la question:

 Le délire est fréquent en pathologie psychiatrique=>


importance de sa compréhension.

 Faire un diagnostic différentiel.

 Une bonne analyse sémiologique du délire permet


une orientation étiologique correcte.
III) Sémiologie:
 Sept étapes précisant les caractéristiques du
délire :

 1) Début du délire,
 2) Thèmes délirants,
 3) Mécanismes,
 4) Degré de systématisation,
 5) Mode d’extension,
 6) Degré de conviction,
 7) Participation émotionnelle.
1) Le début du délire:
Modes de début:
 Aigu : « coup de tonnerre dans un ciel serein », délire
d’emblée exprimé, parfois précédé par des prodromes
(bizarreries comportementales, anxiété, troubles du
sommeil, tristesse, euphorie…).
 Progressif : installation en quelques jours voire
semaines, avec propos et comportements bizarres,
changement des habitudes, anxiété, perplexité,
méfiance, irritabilité, repli sur soi, accentuation de traits
de la personnalité.

Ancienneté:
 Date des premiers symptômes délirants,
 Épisode inaugural ou récidive,
 Processus chronique (> 6 mois) avec phases
d’exacerbation des symptômes.
Facteurs déclenchants:

 Événements importants dans la vie du sujet ou la vie familiale : échec ou


succès, rupture sentimentale, décès d’un proche, stress émotionnel,
traumatisme psychique…
 Contexte de puerpéralité : grossesse, accouchement, fausse couche,
avortement…
 Changement de vie : déménagement, départ d’un proche, nouvelle
profession, voyage…
 Prise médicamenteuse : corticoïdes, amphétaminiques, hormones
thyroïdiennes…
 Date religieuse, date historique…
 Facteur organique : début d’une maladie somatique, fièvre, hyperthyroïdie…
 Toxicité.
 Prise récente de drogues,
 Syndrome de manque,
 Syndrome de sevrage d’un médicament.

Variations dans le temps:


 Le délire peut varier au cours de la journée, c’est le cas de la bouffée
délirante aiguë et de la confusion où l'on note un délire fluctuant à
recrudescence vespérale et dans le noir.
2) Thèmes du délire:

 La thématique délirante constitue l’objet du


discours, l’ensemble des idées sur lesquelles le
patient porte sa conviction délirante. Les thèmes
peuvent être uniques ou associés.
 Persécution:
 Conviction d’être en proie à un monde hostile, objet
d’agressions, victime de préjudices, sujet d’allusions
malveillantes, cible d’une surveillance ou d’une conspiration.

 Origine :
Floue : mondes hostiles, forces célestes, gens, pouvoir
politique…
Précise : persécuteur désigné (ex : le paranoïaque nomme
telle personne comme étant à l’origine de son préjudice),
agressivité +++, indication à l’hospitalisation.

 Type :
- Persécution passive : patient = persécuté (ex : la paranoïa
sensitive).
- Persécution active (centripète) : traduction de l’intention de
diriger des persécutions contre autrui, patient = persécuteur.
- Persécution méritée (centrifuge), retrouvée surtout dans la
mélancolie.
 Mégalomanie :
Tendance à la surélévation de soi ; des idées de
richesse, de puissance, de notoriété, d’avoir de
multiples projets. Ce thème est retrouvé
essentiellement dans les états maniaques et dans
l’atteinte organique telle la neurosyphilis. Souvent, les
thèmes de grandeur sont intriqués à ceux de
persécution "on m'en veut, car je suis génial", filiation et
mystique.

 Influence :
Sentiment qu’a le patient d'être agi, commandé par une
force extérieure à sa volonté; non seulement le sujet
n'est pas maître de ses actions ou de ses sentiments,
mais ils lui sont imposés. La thématique d'influence n'a
pas de spécificité particulière, mais elle rentre souvent
dans le cadre d'un automatisme mental.
 Mystique :
Thèmes en rapport avec les paroles des Écritures, une
mission divine à accomplir, l’existence de forces occultes
extérieures.

 Damnation :
Exprimée sous formes diverses : manquer à ses devoirs,
commettre des fautes, peur de la punition divine, la crainte
de l’enfer, vécue comme châtiment des fautes commises,
s’observant surtout dans la mélancolie.

 Possession diabolique :
Conviction d’être possédé par le diable, qui le persécute, le
pousse à dire ou à faire des choses contraintes à la religion.
 Filiation :
Conviction délirante d’être issu d’une ascendance illustre,
souvent royale, aristocratique, divine, célébrité.

 Revendication :
Conviction d’un préjudice subi :

 Quérulent processif : convaincu d’avoir été lésé; plaintes,


multiples procès…
 Inventeur méconnu : revendique la priorité des découvertes.
 Sinistrose délirante : revendication de réparation d’un
préjudice corporel, survenant après un accident de travail,
accident de la voie publique, intervention chirurgicale…
 Idéaliste passionné : transmets ses convictions mystiques,
politiques ou sociales; porteur d’une mission.
 Filiation revendiquée : conviction délirante d’être issue d’une
ascendance illustre.
 Délire de revendication hypocondriaque : le malade accuse le
médecin d’incompétence, de préjudice dans les suites d’une
intervention (délire dit « chirurgical »), vol d’organes…
 Jalousie :
Sentiment de frustration, de duperie ou d’abandon à l’égard de
l’amour et de la possession d’un être investi affectivement. Le
patient imagine le concurrent et l’inconduite, puis pose leur
réalité comme une évidence sur laquelle se pose toute une
conduite d’inquisition et de soupçons; délires paranoïaques,
délires de jalousie alcoolique et les démences.

 Érotomanie :

 Illusion délirante d’être aimée, généralement par un


personnage jouissant d’un prestige avec lequel le patient n’a
que des relations lointaines voire aucune. Thème rencontré
dans les délires paranoïaques.

 Évolution en 3 phases : espoir, dépit puis rancune.

 En cas d’absence de réponse de la part de l’objet; haine;


(passage à l’acte meurtrier).
 Hypochondrie :
Conviction de transformations corporelles, de présence d’êtres ou de corps
étrangers dans son propre corps (ex : conviction de présence de vers dans le
cerveau avec passage à l’acte pour arrêter la souffrance). Parfois, une
altération vague de toutes les fonctions organiques, une conviction d’être
atteint d’une maladie incurable, modification d’un organe…

 Négation d’organes :
Conviction délirante d’absence ou de mort d’un ou plusieurs organes de son
propre corps (syndrome mélancolique, syndrome de Cotard).
-Négation.
-Immortalité.
-Enormité ( voir plus loin).
-Damnation.
-Négativisme.
-Autoagressivité.

Auto-accusation :
Jugement défavorable sur sa propre personne : idées d’incapacité, d’indignité,
de culpabilité, de corruption, de remords, de désespoir, de tromperie. On peut
avoir d’autres idées associées à l’auto-accusation : craintes de ruine,
d’accusation, de châtiment, d’emprisonnement, de supplice, de damnation, de
condamnation…
 Énormité :
Ces idées se manifestent principalement de 2 façons :
1) Idées d’immortalité : le patient ne va pas mourir, son corps n’est
concerné ni par la vie ni par la mort avec idées pseudo-
mégalomanes, car ton de gémissement sans orgueil avec idée de
souffrance éternelle.
2) Idées d’énormités proprement dites : associant un caractère
spatial à l’immortalité dans le temps : taille gigantesque, immense,
tête va toucher les étoiles…

 Érotique :
Ces idées érotiques peuvent se manifester soit dans un contexte
d’exaltation, d’excitation, de satisfaction exagérée, exprimé avec une
désinhibition comportementale, soit dans un contexte péjoratif,
notamment des idées de viol en rapport avec des hallucinations
cénesthésiques génitales. Ce thème est essentiellement retrouvé de
la manie et de l’hystérie.

 Fantastiques, cosmiques, féeriques, surnaturels :


Scénario fantastique avec mise en scène de personnages
imaginaires, d’animaux et de créatures étranges, relation avec une vie
extraterrestre…
3) Mécanismes:

 Modalités d'élaboration de la thématique délirante :


hallucinatoire, interprétatif, intuitif et imaginatif.

 Hallucinations:

Perception sans objet à percevoir. Elles peuvent être:

 Psychosensorielles : auditive, visuelle, olfactive, gustative,


tactile et cénesthésique.

 Psychiques : le sujet ne perçoit pas les stimuli au niveau des


organes de sens, mais dans sa propre pensée: voix intérieures,
transmission de pensées, paroles et langage intérieurs.
 Interprétation:

Caractérisée par :

 L’attribution d’une explication erronée à une perception exacte


traduisant ainsi une distorsion du jugement, rigide, ne s’adaptant
pas au contexte de la situation et inaccessible à la critique.

 La tendance à la reconstitution, à partir de faits exacts, d’un


scénario conforme au délire avec un point de départ réel et un
faux raisonnement.

 Intuition:

 C’est une idée fausse admise sans vérification ni raisonnement


logique en dehors de toute donnée objective ou sensorielle.

 Ex : Comment savez-vous que vous êtes le prophète? - Je le sais,


c'est comme ça, je le sens.
 Imagination:

C’est une fabulation ou invention où l'imagination est au premier


plan et le sujet y joue un rôle central. Elle caractérise
essentiellement les délires paraphréniques.

 N.B:

Prédominance d’un ou plusieurs mécanismes dans certains


types de délire :
 Délire paranoïde; polymorphisme des mécanismes et des
thèmes.
 Délire paranoïaque; essentiellement mécanisme interprétatif.
 Délire paraphrénique; essentiellement mécanisme imaginatif.
 Délire hallucinatoire; mécanisme hallucinatoire.
4) Degré de systématisation ou organisation du
délire:

 Correspond à la cohérence et à l enchainement des


idées délirantes.

 On distingue deux types :

 Délire systématisé : ordonné, plausible et


compréhensible. Ce sont des idées agencées avec une
certaine cohérence et qui peuvent entraîner l'adhésion
d'autrui. La thématique est souvent unique et le
mécanisme est souvent interprétatif.

 Délire non systématisé : mal organisé, incohérent, flou


avec un polymorphisme des thèmes et des mécanismes
et en l'absence d'enchaînement logique entre eux.
5) Degré d’extension:

 On distingue :

 Délire en secteur : limité à un aspect de la vie du sujet


(ex : vie professionnelle).

 Délire en réseau : touchant progressivement tous les


aspects de la vie du sujet.
6) Degré de conviction ou adhésion:

 Inébranlable : le délire est non accessible au


raisonnement ni aux critiques, l’adhésion est totale
entrainant parfois celle de l’entourage.

 Partielle : le patient critique son propre délire,


reconnait la réalité hallucinatoire des voix qu’il
entend…
7) Participation émotionnelle:

 Elle dépend du degré de conviction et de


l’intensité du délire. Plus la participation
émotionnelle est grande, plus il faut craindre un
passage à l’acte.
8) Autres caractéristiques:

 Congruence avec l’humeur :

 Délire congruent à l’humeur : délire dont le thème va dans le


même sens que la thymie (ex : idée de ruine, syndrome de
Cotard, délire de persécution, de négation dans la mélancolie ;
délire de grandeur dans la manie).

 Délire non congruent à l’humeur : le thème n’a pas de lien


direct avec l’humeur triste ou expansive.

 Symptômes ou syndromes associés : doivent être recherchés


systématiquement : troubles thymiques, syndrome dissociatif,
confusion, etc. ( éléments d’orientation étiologique).

 Évolution : aiguë, chronique (>6 mois), parfois un enkystement


du délire (délire réduit sans disparition totale).
IV) Diagnostic différentiel:
 À l’exception des difficultés liées au contexte culturel et
religieux (attribution causale) ainsi qu’aux éléments de
réalité, le diagnostic différentiel du délire se pose
essentiellement avec :

 L’erreur : corrigible
 Mythomanie : falsification de la réalité pratiquée dans
l’objectif de séduire et de se faire valoir,
 Idées obsédantes : idées s’imposant au sujet qui en
reconnait le caractère absurde,
 Idées fixes : acceptables.
V) Etiologies:
 Tout état délirant implique :

 La détermination de la durée d'évolution : états


délirants aigus ou chroniques.

 La recherche de certains éléments cliniques qui


pourraient guider la démarche étiologique : syndrome
confusionnel, signes neurologiques en foyer, troubles
thymiques ou troubles psychotiques.
 Les états délirants aigus regroupent:

 L'état confusionnel ou Confuso-Onirique: associe une baisse


des capacités intellectuelles, une désorientation temporo-
spatiale, des troubles de la mémoire et de la vigilance et parfois
un délire onirique où les hallucinations visuelles prédominent.
Le délire est labile et d'évolution imprévisible. Il est vécu de
manière si intense que le sujet peut passer à l'acte.
L'importance de ce tableau tient au fait que l'étiologie est le
plus souvent organique, ce qui implique un examen médical
complet.

 L'état maniaque: excitation psychomotrice ludique avec une


humeur euphorique et souvent agressive. On observe
essentiellement des fabulations de grandeur, mal
systématisées.

 L'état mélancolique: associant une douleur morale et une


inhibition psychomotrice. Le délire mélancolique est centré sur
des idées de culpabilité et de ruine touchant tous les domaines
de la vie. Souvent, le sujet reste mutique et le délire est ainsi
masqué.
 La Bouffée Délirante Aiguë : apparition brutale chez un adulte
jeune d'un délire polymorphe, riche, mal structuré,
polythématique et à mécanismes variés. L'accès est résolutif
en quelques semaines et réagit bien au traitement
neuroleptique
.
 Psychose puerpérale : délire polymorphe avec des
symptômes thymiques et confusionnels, survenant au cours
de la grossesse ou en post-partum, elle constitue une
urgence psychiatrique, car la vie de la mère et du nourrisson
peut être mise en jeu.

 Destruction névrotique : essentiellement l’hystérie


caractérisée par des thèmes érotiques et de possession.

 Psychose induite.
 Les états délirants chroniques

 Délire chronique schizophrénique : caractérisée par une


dissociation de la vie psychique et une désorganisation
progressive de la personnalité avec bouleversement des rapports
affectifs, intellectuels et sociaux du sujet avec autrui et la réalité.
Flou mal systématisé .

 Délires chroniques non schizophréniques :


 Le trouble délirant est essentiellement passionnel organisé en
secteur (érotomaniaque, de jalousie ou de revendication) bien
systématisé et vécu avec une conviction inébranlable.

 La Psychose hallucinatoire chronique: débute après 35 ans,


touche essentiellement la femme. Le délire est construit à partir
d'hallucinations surtout auditives; les thèmes délirants oscillent
entre la grandeur et la persécution, agencés de façon plus ou
moins systématisée.

 La Paraphrénie: ou encore appelée délire d'imagination, peu


systématisé. Le sujet conserve malgré tout une bonne adaptation
socioprofessionnelle. C'est une pathologie assez rare et peu
réactive aux neuroleptiques.
VI) Conduite à tenir devant un état
délirant:

 Examen psychiatrique : reconnaître un délire et déterminer ses


caractéristiques.

 Penser toujours à l'organicité en cas de présence d'éléments confusionnels.

 Indiquer l’hospitalisation en cas d’existence d'autres éléments déterminant


l'urgence:

 Forte adhésion au délire, participation émotionnelle importante; risque


suicidaire=>hospitalisation obligatoire en milieu psychiatrique sous étroite
surveillance, avec mise en route urgente d'un traitement.

 Traiter le délire en traitant la cause: réduire le syndrome délirant et les


signes d'accompagnement en utilisant des neuroleptiques :

 Psychothérapies : peu d’intérêt durant la phase aiguë, juste de la thérapie de


soutien; dans les états chroniques, elle vise essentiellement l'adhérence du
patient au traitement.

 N.B: Psychanalyse => la logique du délire.


VII) Conclusion:

 Le délire est fréquent en pathologie psychiatrique.

 Diagnostic étiologique d'un délire passe par une bonne


analyse sémiologique.

 Penser toujours à l'organicité en cas de coexistence


d'éléments confusionnels.

 Traitement repose essentiellement sur les


neuroleptiques
VIII) Bibliographie:
 Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et
thérapeutique, A. Poprot, 1996.
 Sémiologie du délire, O. Chatillon, F. Galvao, ECN,
2015.
 Sémiologie du délire, Université IBN AL-HASSAN,
FES.

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