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Études rurales

Déséquilibre agriculture-industrie : l'exode rural. Quelques travaux


récents
Placide Rambaud

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Rambaud Placide. Déséquilibre agriculture-industrie : l'exode rural. Quelques travaux récents . In: Études rurales, n°2, 1961.
pp. 102-109;

https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1961_num_2_1_980_t1_0102_0000_1

Fichier pdf généré le 30/03/2018


COMPTES RENDUS

Déséquilibre agriculture-industrie : l'exode rural

Quelques travaux récents

Partout les agriculteurs abandonnent la terre. Dans nombre de pays ils paraissent
être encore trop nombreux. Des experts prévoient ou souhaitent, pour la seule Europe
des Six, une diminution de 25% de la main-d'uvre agricole dans les quinze années
à venir. Ici l'absence d'exode rural, là une émigration trop rapide entraînent des
déséquilibres sociaux et économiques. Les états s'efforcent d'y porter remède de façons
dissemblables.

Depuis la dernière guerre mondiale, l'exode des travailleurs ruraux a augmenté


sans cesse, en posant avec urgence de nouveaux problèmes. Devant ce fait
d'importance fondamentale, le Bureau International du Travail a entrepris d'étudier dans
dix-neuf pays pourquoi tant de paysans se transplantent, à des rythmes variables,
dans d'autres secteurs professionnels1. Pour mesurer ce phénomène, les statistiques
disponibles sont fragmentaires et peu homogènes ; seuls le Canada et les États-Unis
chiffrent avec précision le volume annuel de cet exode. Cette pénurie incite à analyser
les migrations professionnelles à partir du rapport évolutif de la main-d'uvre
agricole à la population active totale. Si les mouvements de travailleurs sont le signe
d'une modernisation de l'économie (cf. p. 242), cet indice permet de saisir l'équilibre
social d'un pays.
Ainsi, aux États-Unis, cinq millions de personnes, souvent les plus jeunes et les
plus instruites, représentant 19% de la population agricole, ont quitté la terre
entre 1950 et 1957. Pourtant en moyenne chaque exploitation a un tracteur, la
production par heure-homme a doublé depuis 1940 et les agriculteurs forment seulement
9,6% des travailleurs contre 19% en 1940 et 38% en 1900. H est vrai qu'un quart
d'entre eux sont des ouvriers agricoles et un sur onze doit exercer un métier d'appoint.
Avec ses petites exploitations, l'Europe occidentale a dû, en premier lieu, se
protéger contre la concurrence américaine par des barrières douanières ou par la
transformation de ses productions. Depuis 1945, la mécanisation de l'agriculture,
multipliée par huit au Danemark par exemple, et la demande croissante de
travailleurs dans l'industrie, ont accéléré le rythme des migrations. Grâce à son équipement
scolaire rural, à l'effort coopératif, à la proximité du marché britannique, avec des

1. Bureau International du Travail, Pourquoi les travailleurs abandonnent la terre. Étude


comparative, Genève, 1960, 267 p., 9,90 NF. (B.LT., 205, boulevard Saint-Germain, Paris-7e).
COMPTES RENDUS 103

exploitations de 15 hectares en moyenne (celles du Canada ont une superficie moyenne


de 120 hectares), le Danemark a réussi à réduire sa main-d'uvre agricole de façon
harmonieuse. Elle représente 22% de la population active (43% en 1901) et fournit
20% du produit national net. La France avec 26,6% de travailleurs à la terre
(en 1957) a, semble-t-il, trop d'agriculteurs malgré une diminution de 30% entre 1921
et 1954. Elle souffre en outre de dissemblances régionales et d'une pléthore dans le
secteur tertiaire par défaut d'une industrialisation suffisante. Les Pays-Bas, par
contre, entendent employer dans l'agriculture une population en augmentation
de 1,2% par an et maintenir les revenus de la campagne à parité avec ceux des villes.
Dans l'ensemble des pays de ce type, dits économiquement évolués, la main-
d'uvre agricole constitue moins du quart de la population active. En vingt années,
elle a cUminué de façon absolue et relative parce que l'industrie a été un puissant
facteur d'attraction. Celle-ci pourtant, malgré son développement rapide, provoque
en Afrique du Sud, au Brésil, en Turquie, par exemple, un exode qui n'est souvent
qu'une simple transformation de ruraux sous-employés en chômeurs urbains.
L'industrie, extractive notamment, moderne et mécanisée, est l'élément dynamique de
l'économie. Mais elle fournit peu d'emplois et révèle brutalement l'inadaptation
mentale et professionnelle des migrants ruraux.
Parfois la création d'une industrie unique suscite des mouvements de va-et-vient
journaliers, comme autour de Belgrade, ou saisonniers, comme en Afrique du Sud,
entre villes et campagnes. Les travailleurs tirent alors d'un emploi urbain le principal
de leurs revenus et leurs petites exploitations sont une garantie sociale contre le
chômage, la maladie ou la vieillesse. La complexité s'accroît encore quand la primauté
est donnée aux cultures d'exportation, comme au Brésil, et que l'agriculture de
subsistance est délaissée dans une situation primitive, handicapée par l'épuisement des
sols ou l'inégale répartition de la propriété foncière. Ailleurs, en Inde, au Japon,
le chômage rural refoule des travailleurs qui vont rendre dramatique le manque
d'emplois en ville. Un rendement agricole faible, des salariés endettés1, une main-
d'uvre rurale en constant accroissement maintiennent des campagnes surpeuplées.
La population active de l'Inde est à 74% agricole en 1951 contre 71% en 1931.
Le travail de la terre absorbe 70,3% de l'augmentation du nombre des ruraux et
l'industrie 1,4% seulement.
Dans les pays économiquement évolués et dans les régions insuffisamment
industrialisées, les migrations rurales revêtent des caractères fort différents. Elles peuvent
constituer un gaspillage de main-d'uvre ou au contraire elles améliorent la
productivité de l'ensemble de l'économie, et donc de l'agriculture. Elles sont rapides ou lentes,
anciennes ou récentes. Elles transforment plus ou moins la structure professionnelle
de la population active. Leurs effets et leur signification varient selon la proportion
de jeunes, d'hommes ou de femmes, de propriétaires ou d'ouvriers agricoles qui
partent. Dans les nations industrielles, rythme de l'exode et progrès économique
sont en rapport direct. Cette corrélation invite à expliquer les multiples mouvements
migratoires par un facteur unique, mais déterminant. Les agriculteurs quittent la

1. R. Dumont cite des exemples d'une « donnée partout obsédante : La dette moyenne de
chaque famille ». Dans un village du Sud-Est indien, « elle serait de 210 roupies avec, pour
la quasi-totalité, peu d'espoir de s'en libérer un jour ». « Les usuriers prêtent à 12% avec
garantie, et 24% sans garantie. Les prêteurs saisonniers prennent souvent 18% au
propriétaire qui engage son champ, et 36 à 72% aux fermiers ». Cf. Terres vivantes. Voyages d'un
agronome autour du monde, Paris, 1961, pp. 130-131.
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terre parce que leurs revenus réels (rémunération, sécurité de l'emploi, avantages
sociaux, régularité des horaires) sont inférieurs à ceux des travailleurs non agricoles.
D'ailleurs, malgré la diminution relative de la population agricole, cette disparité
tend à s'amplifier, car dans les pays riches la production alimentaire augmente plus
vite que la consommation et dans les états en voie de développement priorité est
donnée aux investissements industriels.
Telle est la loi économique qui semble régir les déplacements de travailleurs
ruraux sous la pression des facteurs de refoulement (sous-emploi et faible revenu
agricole) et des facteurs d'appel (possibilité d'emploi et haut revenu non agricole).
Elle explique pourquoi les propriétaires exploitants ont un taux migratoire moindre
que les ouvriers agricoles, pourquoi les jeunes sont plus mobiles que les adultes en
possession d'un métier. Elle pousse nombre de cultivateurs, en Norvège, en
Allemagne, aux États-Unis, à exercer une profession d'appoint pour compléter leurs
revenus et à pratiquer une agriculture à temps partiel. Les divergences entre régions
tiennent seulement aux causes différentes des bas revenus relatifs de la terre. Ici une
forte productivité nécessite un transfert de main-d'uvre ; là, la production agricole
se laisse distancer par l'accroissement démographique.
En définitive, la baisse progressive des revenus comparés est la principale raison
des migrations professionnelles des agriculteurs et leur rythme est commandé par
celui des investissements faits dans les zones urbaines. Parce que la rémunération
du capital est plus élevée dans l'industrie, le volume des investissements par
travailleur de l'agriculture est bien inférieur. De plus, les dépenses consacrées aux achats
alimentaires ne sont pas proportionnelles à la hausse des revenus, et les prix des
produits agricoles tendent à diminuer. La moindre productivité des travailleurs
ruraux explique ainsi l'infériorité de leur niveau de vie. Cependant les statistiques
font défaut, ou presque, qui permettraient de mesurer l'inégalité des revenus et de
préciser sa relation avec les migrations rythmées par l'offre des emplois disponibles.
On sait seulement que le rapport entre le produit national par travailleur dans
l'agriculture et dans les autres secteurs de l'économie oscille de 0,1 (Thaïlande)
ou 0,2 (Turquie) à 1 (Pays-Bas) et même 1,4 en Nouvelle-Zélande (p. 228). L'écart
entre les salaires de l'industrie manufacturière et ceux de l'agriculture a généralement
augmenté entre 1950 et 1958. Ceux-ci représentent 33,5% de ceux-là en Inde et
seule l'Australie a un taux de salaires favorable aux travailleurs de la terre (113,1%).
La riche étude comparative et la documentation statistique présentées par le
Bureau International du Travail soulignent la nécessité d'analyser l'exode rural
au niveau de la région pour que, dans un même pays, les moyennes nationales ne
cachent pas l'extrême diversité des situations. Les économistes, en effet, indiquent
leur difficulté à différencier la répartition du revenu parce que le groupe des
agriculteurs n'est pas homogène, que ce soit au point de vue de leur densité, du volume des
exploitations, du mode de faire-valoir ou de l'accès au marché. J. Marchai et J. Lecail-
lon s'interrogent au sujet de la France et des États-Unis : « Si le groupe des
agriculteurs tend à se scinder à l'époque actuelle en fonction du degré de pénétration
du capitalisme dans l'agriculture, peut-on encore affirmer que les exploitants
agricoles constituent une catégorie socio-professionnelle autonome et leur revenu un
revenu spécifique, méritant une place à part dans le revenu social1 ? » Malgré leur

1. Cf. J. Maechal et J. Lecaiilon, La répartition du revenu national, t. II, Paris, 1958,


p. 254.
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réponse provisoirement affirmative, la question n'en est pas moins significative. De


même, les salaires français connaissent des disparités géographiques, aggravées
encore depuis 1947 avec l'affaiblissement du syndicalisme1. La disparité des revenus
réels suffit-elle à elle seule à rendre compte de l'abandon des campagnes ?
Travailleurs ruraux et urbains ont une rémunération équivalente au Danemark, en
Angleterre, aux Pays-Bas ; le métier d'agriculteur n'y est pas moins délaissé pour autant.
Aux États-Unis, les régions où les revenus de la terre sont les plus élevés sont parfois
celles où le taux migratoire est le plus fort.
Enfin, l'infériorité relative, voire l'insuffisance des investissements dans
l'agriculture est cause principale de l'exode rural. Si elle est provoquée par la moindre
rémunération du capital, n'est-elle pas aussi fonction de l'absence de pression
« politique » des cultivateurs2 ? Et ce fait social reste à expliquer, qui aiderait à
mieux comprendre les migrations, phénomène où les aspects économiques et
sociologiques ont une égale importance.

II

Ce sont en effet les causes et les effets psychologiques et sociaux de l'exode qui
ont retenu l'attention de la Société Européenne de Sociologie Rurale lors de son
premier congrès (Louvain, 22-28 septembre 1958)3. Phénomène majeur de l'Europe
contemporaine, les migrations sont « le signe d'un malaise » auquel elles cherôhent
à porter remède. Qu'elles soient changement de profession (exode agricole) ou de
résidence (exode rural), ou les deux à la fois, les mesurer, définir leurs modalités,
analyser leurs conséquences sur les populations rurales et urbaines, c'est étudier
le comportement socio-économique du monde agricole et l'évolution des rapports
villes-campagnes. Statistiques et enquêtes empiriques fournissent sur ces questions
d'utiles données que complète une bibliographie concernant dix pays européens*.
L'exode spontané a pour premier effet de modifier la structure démographique des
campagnes. C'est aussi le moins mal connu, numériquement au moins (pp. 35, 109).
Une redistribution géographique de la population s'opère, changeante au cours du
dernier siècle. Mais d'abord les agriculteurs vont-ils directement ou non en ville ?
Quelles sont les étapes successives de leur mobilité avant la définitive
sédentarisation ? On l'a précisé par exemple pour Stockholm (p. 111). En tout cas, l'exode
rural semble obéir à une sorte de modèle spatial constant dans le temps. En Suède,
par exemple, 80% des migrants de 1850 et 54% de ceux d'aujourd'hui parcourent
moins de 20 kilomètres. Les deux tiers des électeurs belges émigrés des campagnes
sont nés dans un rayon de 20 kilomètres6. Si la mobilité entre communes voisines est

1. Cf. Ph. Madinier, Les disparités géographiques des salaires en France, Paris, 1959,
p. 162.
2. J. Fericelli analyse comment « le revenu du groupe des agriculteurs est fonction d'un
combat mené par ie groupe dans des champs d'action différenciés, et parmi ces champs
d'action, le champ politique est privilégié », in. Le revenu des agriculteurs, matériaux pour
une théorie de la répartition, Paris, 1960, p. 361.
3. Les migrations rurales. Communications et échanges de vues, Bonn, 1959, multigraphié,
476 p.
4 Éléments de bibliographie sur les migrations rurales dans dix pays européens, Bonn,
8. d., multigraphié (Société Européenne de Sociologie Rurale) (sans pagination).
6. Voir également à ce sujet : P. Clément et P. Vieille, « L'exode rural ». Études de
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intense, la petite région a un peuplement homogène par son origine. Ces mouvements
à courte distance n'indiquent-ils pas que les ruraux choisissent leur destination en
fonction d'un réseau de contacts sociaux bien établi ? Malgré cela, le départ
prédominant des jeunes (moins de 30 ans) et des femmes rend la population rurale
différente, dans sa composition par âge et par sexe, de l'ensemble national. Le taux
de masculinité et l'indice de vieillesse sont plus élevés dans les campagnes que dans
les villes. De ce fait les mariages se font à un âge plus avancé, beaucoup de veuves
deviennent chefs d'exploitation, maintenant un retard dans la modernisation (par
exemple en Suède, en Irlande) ; le célibat fréquent incite les hommes à partir
(Allemagne), avec comme effet cumulatif la baisse de la productivité du travail, et la
dévitalisation des villages.
La migration est le fait des jeunes. Pourtant d'une enquête effectuée sur 1 154
personnes, il résulte que plus de 80% des Allemands âgés de 17 à 28 ans sont attachés
au métier d'agriculteur, notamment à cause de l'indépendance professionnelle qu'il
confère. Quand les filles quittent la terre pour éviter une surcharge de travail,
quand la rationalisation de l'agriculture crée le sous-emploi, le départ est
généralement pensé avec, comme modèle idéal, le genre de vie urbain de type industriel.
Toutefois, arrivés en ville les jeunes ruraux finnois, par exemple (échantillon de
1 578 personnes âgées de 10 à 29 ans) participent moins que les citadins d'origine aux
groupes structurés ou non. Leur intégration sociale est moindre dans les grandes
agglomérations que dans les petites (moins de 40 000 habitants).
L'exode est un phénomène complexe : le même individu peut changer plusieurs
fois de localité et de profession. Sa mobilité peut se solder par une ascension ou un
recul économique et social. Au Danemark, par exemple, les « personnalités » d'origine
rurale étaient en 1910 pour moitié des fils de riches agriculteurs ; elles ne représentent
plus que le tiers en 1946. Les enfants de cultivateurs pauvres fournissent un très
faible contingent à cette promotion.
Avec les jeunes, ce sont dit-on souvent les plus t intelligents » qui partent. Aux
Pays-Bas, une enquête sur 2 000 anciens élèves d'écoles primaires rurales le confirme.
Mais en fait, la migration est beaucoup moins sélective que l'éducation reçue. Celle-ci
prépare surtout les enfants à des métiers urbains et la campagne ne sait pas leur
fournir les emplois correspondant à leurs capacités. D'ailleurs, qu'un agriculteur
acquière sur place une forte instruction ou un statut social élevé, et son intelligence
ne se montre pas inférieure à celle des émigrés. N'est-ce pas dès lors la culture acquise,
plus que le degré d'intelligence, qui est corrélative à la volonté de départ ? D'ailleurs
les recherches de psychologie différentielle sont en général effectuées à l'aide de tests
incapables de mesurer les aptitudes innées indépendamment des facteurs acquis1

comptabilité nationale, Paris, avril 1960, pp. 87-109. Les auteurs y présentent « les principales
hypothèses faites ou faisables » sur « la sélectivité des migrations » en France, fis font
notamment remarquer que « ... ce sont surtout les départements urbanisés... qui absorbent les
jeunes » (p. 87) et que « ... les directions migratoires sont différentes au-delà de 30 ans... et,
au-dessus de 44 ans, la plus grande partie des excédents de migrants se dirigent vers des
catégories de communes plus petites et spécialement vers des communes rurales » (p. 89).
Par ailleurs, les femmes se dirigent davantage que les hommes vers les grandes villes où elles
occupent surtout des emplois dans le commerce et les bureaux.
1. Après une critique judicieuse des acquisitions scientifiques sur ce sujet, P. Clément
et P. Vieille concluent : « S'il y a diminution du capital actif des groupes ruraux par l'exode,
on ne peut, dans l'état actuel de nos connaissances, parler d'un appauvrissement du capital
intellectuel héréditaire » (pp. cit., p. 97).
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et la forme d'intelligence du rural n'est peut-être pas encore véritablement définie.


Des études sur la manière dont l'individu prend la décision d'abandonner la terre
ou de s'y maintenir éclaireraient sans doute ce point capital.
Émigrer évoque une fuite anarchique vers la ville. Pourtant quelques états
commencent à élaborer une politique de transfert de population agricole d'une région
dans une autre. Plus ou moins organisé, ce type de migration, même s'il implique
toujours de quitter son pays, ses habitudes, parfois s'il est un passage du désespoir
à l'espérance, s'opère dans des conditions spécifiques. Des préparations
psychologiques seraient nécessaires pour que groupe d'origine et groupe d'accueil remplissent
leur véritable fonction, comme seraient utiles des analyses sociologiques plus
nombreuses sur les changements introduits dans les familles.
En effet, même l'implantation d'agriculteurs sur les modernes polders des Pays-
Bas, avec la création simultanée d'une société quasi urbaine, n'est pas sans soulever
quantité de difficultés. A cause de ses déséquilibres régionaux, la France a délimité
des zones de départ et des zones d'accueil distinguées par le rapport offre-demande
d'exploitations1. Elle a organisé des syndicats, institué une aide administrative et
financière. Ces migrations orientées redonnent vie à certains secteurs et permettent
la promotion économique des cultivateurs bénéficiaires.
Se déplacer en groupe facilite le départ, arriver en groupe rend souvent aléatoire
l'intégration. Les paysans calabrais et abruzzais transplantés dans les communautés
ligures de la Riviera des Fleurs, y vivent en étrangers. Attachement à leurs coutumes,
dialecte, mode d'association sous l'autorité de chefs spontanés, taux de natalité
relativement élevé, manque d'instruction surtout, les maintiennent isolés,
provoquent des tensions avec les autochtones, moins sensibles chez les migrants dispersés.
Les migrations ne sont pas toutes définitives. Beaucoup se réalisent avec un
esprit de retour, parfois prochain. Certes la différence est essentielle entre ces
mouvements alternants et l'exode proprement dit. Celui-ci rompt les liens avec la terre
natale, ceux-là ne déracinent pas, apparemment au moins, même si dans le passé ils
ont préparé à l'abandon (pp. 299-399).
Traditionnellement, les régions pauvres envoient des saisonniers pour des t
campagnes » agricoles ou un travail hivernal en usine. A cause de la mécanisation, le
nombre de ceux-ci diminue. A rencontre, les déplacements quotidiens de travail
revêtent une importance de plus en plus grande en Belgique, en Angleterre, ailleurs.
En Wallonie, parmi les jeunes ouvriers faisant la « navette » journalière entre leurs
villages et leurs lieux de travail, 35% parcourent de 10 à 30 kilomètres, 40% de 30 à
60 kilomètres et 5% plus de 60 kilomètres (p. 342). En Allemagne, les migrations
pendulaires affectent 3,2 millions de travailleurs (14% de la population active).
Elles transforment la structure professionnelle des campagnes où sont désormais
dissociées les fonctions de travail et les fonctions de résidence.
Favorisés par la dissémination des industries et le développement des voies de
communication, ces déplacements insèrent dans la population rurale une nouvelle
couche sociale qui accroît le bien-être des campagnes et joue le rôle d'intermédiaire
entre les modes d'existence villageois et urbain. En grandissant, les zones industrielles

Mm*1. Brion
A partir
donnedela l'enquête
physionomie,
effectuée
par départements,
par les ingénieurs
du marché
des services
des exploitations,
agricoles en
avec
1958,
les
types d'unités foncières, le volume des capitaux nécessaires à l'installation des nouveaux
agriculteurs, etc., in « L'installation et la réinstallation a la terre des agriculteurs en France »,
Notes et Études Documentaires, Paris, n° 2679, 21 juin 1960, 80 p.
108 COMPTES RENDUS

absorbent des secteurs agricoles et les mettent en « jachère sociale ». Les gens des
villes cherchent de plus en plus une résidence au contact de la nature, loin du bruit ;
et souvent, les migrants ruraux les remplacent au centre des cités déjà trop
populeuses. Mais en définitive, tous ces mouvements, s'ils constituent un frein efficace
au dépeuplement, sont-ils le fait de ruraux travaillant en ville ou déjà de citadins
résidant à la campagne ?
L'absence de nettes frontières géographiques, sinon mentales, entre ville et
campagne suppose des transformations techniques et psychologiques. Des inventaires
seraient utiles pour apprécier leur coût économique et leur valeur sociale. Malgré
cette imbrication, des urbanistes souhaitent organiser en unités autonomes l'habitat
et les exploitations agricoles, notamment si l'on veut développer des « cultures de
banlieue » employant beaucoup de travail ou de capitaux sur une faible superficie
et susceptibles d'approvisionner les grandes agglomérations. L'aménagement du
territoire se trouve de ce fait confronté à de nouvelles exigences. Pour éviter que des
villes « rentières du sol » comme Montpellier, Nîmes, Béziers, propriétaires de
120 000 hectares, dont 42 000 plantés en vigne, n'appauvrissent les agriculteurs
d'alentour, pour éviter les cités t insulaires » coupées de leur environnement rural et
dont le type achevé pourrait être Sâo Paulo, E. Juillard suggère la création accélérée
de villes « urbanisantes », comme en connaissent la Suisse ou le Danemark, capables
de stimuler la modernisation économique et culturelle des campagnes et d'éveiller
chez les citadins et les agriculteurs « un nouvel art de vivre d1.
Réduire la main-d'uvre agricole de 3 millions de personnes en quinze ans2,
réduire les disparités régionales il faut cinq paysans italiens pour produire les
calories végétales que produit un cultivateur belge , harmoniser le développement
de l'industrie et de l'agriculture, mettre sur pied d'égalité villes et campagnes par
la décentralisation hiérarchisée des unes et l'évolution technique des autres, tels
sont les principaux problèmes posés au choix politique des hommes de la « Nouvelle
Europe ». Les sociologues devront s'attacher à préciser les conditions les plus
favorables au départ de la terre comme à l'entrée dans d'autres activités. De ce point de
vue, on s'étonnera que la formation professionnelle ait si peu retenu l'attention des
congressistes. Le passage de l'agriculture à l'industrie ou au secteur tertiaire affectera
sans doute demain, à côté des jeunes, nombre d'adultes dont le réemploi est moins
facile. Si la parité des revenus urbains et agricoles demeure l'objectif poursuivi, les
cultivateurs devront acquérir une compétence technique accrue non seulement
comme producteurs, mais aussi comme vendeurs ou organisateurs de la politique
économique. Et tout d'abord, il importera de connaître pourquoi tant de ruraux
résistent encore aux exigences d'une formation professionnelle. En tout cas, la
qualité majeure requise de l'agriculteur de demain sera une grande facilité
d'adaptation technique, autrement dit une mobilité à l'intérieur de sa profession. Elle lui sera
nécessaire pour répondre avec rapidité aux fluctuations du marché, plus
contraignantes que les facteurs de production. Partout de plus, la femme apparaît comme
le « moteur » de l'exode agricole. H importerait d'analyser scientifiquement sa place
dans le travail de la terre, ses fonctions présentes ou possibles dans la société rurale,

1. Cf. E. Juillard, « L'urbanisation des campagnes en Europe Occidentale », Études


Rurales, Paris, n° 1, avril-juin 1961, pp. 18-33.
2. Pour le Bureau International du Travail, « la France est le seul pays pour lequel
on dispose de prévisions démographiques donnant une idée de l'évolution probable de la
main-d'uvre agricole à partir de sa présente structure par âge... » (op. cit., p 126).
COMPTES RENDUS 109

ses aspirations professionnelles et culturelles. Une sociologie des migrations rurales


ne saurait négliger l'étude de ces données fondamentales.
Les « causes » de l'exode semblent en définitive résider dans la structure de la
production économique. Demain revenus agricoles et urbains, genres de vie citadins
et campagnards seront-ils homogènes ? Peut-être. Les migrations seront-elles pour
autant devenues sans « raison » ? Après E. Numelin, M. Sorre pense que « la mobilité
de l'koumène est un fait assez ancien et général pour suggérer l'existence d'une
disposition naturelle ou acquise b1. Des enquêtes sociologiques entreprises, avec
comme hypothèse, cette primitive « impulsion migratoire » fourniraient sans doute
des éléments précieux aux responsables de l'aménagement du futur territoire. Les
travaux du premier congrès européen de sociologie rurale contiennent la promesse
et l'ébauche d'une typologie des migrations. A travers leurs processus géographiques,
économiques et sociaux, se révèlent certaines aspirations profondes du monde agricole
contemporain. Celles-ci, systématisées et hiérarchisées, feraient mieux connaître
les véritables structures mentales des paysans. Elles feraient apparaître bien des freins
à la migration qui ne sont pas tous idéologiques et pourraient expliquer t la
dramatisation à laquelle donne heu le phénomène de l'émigration rurale »2 et peut-être
« l'incompréhension » dont témoignent parfois les agriculteurs à l'égard de leurs
propres intérêts économiques.
P. Rambaud.

Budgets familiaux et niveau de vie en milieu rural. Cycle de formation


pratique pour l'initiation économique et sociale* Peuple et Culture,
s.l.n.d. (1959), 192 p., ill.

Ce petit livre est l'uvre d'une équipe de spécialistes de l'éducation populaire,


MM. R. Bossoutrot, S. David, M. Delbos, R. Eymard et R. Lajoinie ; il est donc né
d'un contact direct, engagé, avec les problèmes ruraux. Orienté vers l'action,
volontiers polémique, il s'adresse aux éducateurs et animateurs ruraux et par-delà ceux-ci,
aux jeunes agriculteurs, et leur propose les grandes lignes d'un programme (ou cycle)
« culturel de formation intellectuelle pratique et d'information économique et
sociale ». Ce programme est conçu pour fournir des thèmes de discussions et de
travaux dans le cadre d'un enseignement post-scolaire agricole. Il comprend cinq
points principaux prévus pour faire l'objet d'autant de réunions de travail de cercles
ruraux, le cycle d'étude complet durant trois mois environ. Les cinq points du
programme concernent successivement : le « niveau de vie et (le) genre de vie », les
« budgets familiaux agricoles et (les) niveaux de vie », « l'évolution des revenus
et (des) niveaux de vie » en France et hors de France, les « causes de l'arriération
des revenus agricoles et des niveaux de vie correspondants dans les petites et
moyennes exploitations agricoles », enfin, la « gestion », les c possibilités et limites
de la petite et moyenne exploitation agricole ».

1. M. Sorre, Les migrations des peuples. Essai sur la mobilité géographique* Paris,
1955, p. 28.
2. J. Fericelli, op. cit., p. 278.

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