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Explication linéaire : la critique de la société de cour

Livre VIII, fragment 74 texte 2

Introduction
Le livre VIII des Caractères constitue une vaste réflexion sur la société de cour, que le moraliste a pu
observer lors de ses fréquents séjours à Versailles. Il reproche aux courtisans leur arrivisme, leur orgueil,
leur hypocrisie et leur manque de moralité. Rompant avec les portraits de types sociaux et les courtes
maximes, La Bruyère opté dans le fragment 74 pour une forme argumentative originale, décrivant la cour
comme une contrée lointaine, à la fois curieuse et dépaysante. Ce dispositif dit "du regard étranger"
permet de mettre en lumière les incohérences d'un microcosme tellement replié sur lui-même qu'il ne les
voit même plus.
1 nous analyserons l'objectivité feinte avec laquelle La Bruyère décrit les étranges habitudes de la cour,
exploitant ainsi la fausse naïveté du regard étranger.
2 nous verrons ensuite que le moraliste s'en sert pour critiquer le culte des apparences et ds faux
semblants qui y règne.
3 nous montrerons enfin comment il donne à son discours une dimension politique, en dénonçant un
système social dont l'obsession hiérarchique est poussée à l'absurde.

1 un regard étranger faussement naïf


Les procédés stylistiques que La Bruyère met en place le dispositif du "regard étranger"
 Tournure impersonnelle et vague avec "l'on parle d'une région " et les groupes nominaux "les
vieillards" et "les jeunes gens". Nul n'est nommé.
 Aucune indication de lieu, l'auteur évoque "une région" et l'utilisation de l'article indéfini
"une" qui accentue le côté anonyme. Cela donne une impression d'utopie, ou comme une
rumeur dans un endroit inconnu.
 Le regard posé sur les deux générations est une vision binaire de la société. D'un côté les
vieillards sont qualifiés de "galants, polis et civils" alors que les jeunes gens sont caractérisés
de "durs, féroces, sans mœurs ni politesse." Cette opposition est accentuée par l'utilisation
de "au contraire".
 Dans un premiers temps les jeunes gens pourraient être raisonnables et avoir une qualité qui
serait d'être " affranchis de la passion des femmes" mais c'est immédiatement associé à une
explication critique " ils leurs préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules ». Dans
cette phrase on retrouve la notion de débauche, et d'orgie de nourriture.
 "Amours ridicules" fait référence au libertinage
 « Trouvent » / « commence » / « préfèrent » / « est » / « s’enivre » L'emploi du présent
comme une vérité générale. Ainsi La Bruyère ne semble pas délivrer une opinion mais un fait,
le regard étranger d'une personne qui découvre ce qui se passe à la cour.
 La Bruyère utilise le même procédé que vu ultérieurement pour accentuer et enfoncer
l'image des "jeunes gens". En effet les jeunes gens ont d'abord une consommation "sobre et
modéré" mais la critique ajoutée : « l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait, le leur a rendu
insipide » accentue l'idée que cette jeunesse est perdue.
 Le regard distancé est aussi présent par l'utilisation et répétition du pronom personnel "ils"
qui permet de ne nommer personne directement. Le principe d'une idée générale.

La dernière proposition de ce mouvement s'écarte de l'objectivité que le moraliste feignait de


conserver jusque-là
 "Il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau forte"
 Dans cette première partie de texte, le propos se veut purement scientifique et donc
descriptif et objectif (en témoigne la syntaxe, principalement constituée de propositions
juxtaposées, et l’absence de modalisation dans l’évocation des us et coutumes de cette «
région »).
 Rupture de tonalité avec le terme fortement connoté « débauche » = le lecteur est surpris
car le narrateur exprime à travers ce mot un jugement de valeur hautement dépréciatif.
 Le narrateur rompt avec l’objectivité du scientifique pour s’autoriser un commentaire
personnel aussi humoristique que piquant sur la propension à l’alcoolisme des jeunes gens
qu’il décrit, prêts à boire n’importe quel liquide, aussi fort soit-il, et même non potable !

Comment les connotations des adjectifs et les effets de modalisation révèlent ils l'aspect satirique du
discours de La Bruyère contre les courtisans versaillais ?
 Il est légitime de s’interroger sur la nature de ces « amours ridicules » :
o S’agit-il d’une référence aux nombreux adultères qui se jouent à la cour, y compris de
manière presque officialisée par l’habitude des Grands, et même du roi, à afficher des
maîtresses ?
o Une évocation déguisée des relations homosexuelles de certains Grands, comme Monsieur,
le frère du roi ?
o La Bruyère se plaît aussi à évoquer le caractère souvent désabusé des courtisans à qui il faut
des distractions toujours renouvelées et des émotions toujours plus fortes avec les
qualificatifs « sobre », « modéré », « insipide », « éteint » et « violentes ».
 Dans cette première partie du texte la satire de l'ivrognerie est prédominante :
o Champ lexical de la boisson/alcoolisme qui sature la dernière phrase : "goût"/"eaux de
vie"/"liqueurs"/"débauche"/"boire"/"eau forte"
o Gradation : la force de l'alcool ne cesse d'augmenter au fur et à mesure.
La jeunesse est ainsi loin du modèle de gentilhomme de l'époque ou de l'ancien modèle de l'amour
courtois. Il blâme ainsi le comportement de cette jeunesse qui a perdu l'attrait et l'innocence de
l'amour pour se vautrer dans la luxure.

2 la dénonciation du culte de l'apparence


Les pratiques propres à la bonne société du XVIIe siècle dont La Bruyère fait référence à travers ses
périphrases et ses observations faussement naïves
 Pratique du maquillage : le culte de l'apparence des femmes
o Cette deuxième partie de l'étude débute avec de nouveau un constat " les femmes du pays »
(l597) précipitent le déclin de leur beauté « par des artifices qu’elles croient servir à les
rendre belles » (l598). Après avoir décrit les vénérables vieillards et les jeunes débauchés, La
Bruyère s'intéresse aux femmes. Le blâme de ces dernières est centré sur le paraître.
o La poudre de riz donne aux courtisans le teint parfaitement blanc qui sied aux plus hautes
catégories sociales, les fards et le charbon rehaussant les traits du visage. On a aussi recours
à des mouches pour attirer l’œil sur les parties les plus flatteuses du corps.
o Les hommes comme les femmes portent, sur leurs cheveux véritables, des perruques
poudrées, parfois très spectaculaires tant elles sont volumineuses
o L'utilisation du présent induit une vérité générale
o Le verbe croire est chargé d'ironie, il sous-entend que la beauté fait défaut à ses femmes en
dépit de ce qu'elles imaginent.
o Ponctuation : les 2 points : introduisent l'explication concrète du constat établi.
o La description physique s'attache aux parties du corps maquillées avec une énumération :
"leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils, et leurs épaules qu'elles étalent avec leur gorge ». Il
n'y aucune place au naturel.
o Adjectif "nette" à un double sens. La vision floue au sens propre et le caractère louche au
sens figuré. Ainsi, l'apparence physique des courtisans est excentrique (maquillage.
Perruques, vêtements) voir mystérieuse au point qu’ils ne sont pas reconnaissables : loin du
naturel.
Les formulations qui laissent entendre le jugement réprobateur du moraliste et en quoi s'éloigne t'il
ici de la posture de l'observateur naïf et surpris ?
 Dans un premier temps, le regard de l'auteur se présente bien comme étranger dans la
mesure où il s'intéresse "aux femmes du pays", à "leur coutume" ainsi « qu’à ceux qui
habitent cette contrée » ayant des « cheveux étrangers ». Ce choix de vocabulaire comme le
ferait un ethnologue. Mais ce regard distant est en fait une dénonciation du ridicule, des faux
semblants et de l’hypocrisie de la Cour. Un regard étranger qui observe avec une distance
moqueuse les physionomies des habitants.
 Il y a dans un deuxième un temps, un jugement plus moral, plus lié à la vertu de l'époque, sur
la tenue des femmes : « leurs épaules qu’elles étalent avec leur gorge », "leur bras et leurs
oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit où elles pourraient plaire". Ce
jugement est sexiste, La Bruyère semble choquer d’une mode ou la femme expose des
parties de son corps, un jugement dépasse aujourd'hui...
 Partout, le moraliste, observateur de ces pratiques, les condamne et de nombreuses
expressions laissent entendre ce jugement de valeur négatif : «déclin de leur beauté»,
«artifice», «physionomie qui n’est pas nette», «confuse», «embarrassée», «empêche qu’on
ne connaisse les hommes à leur visage».

La Bruyère souligne le ridicule de ce culte de l’apparence


 Le choix du verbe "peindre " pour maquiller fait sourire et dénonce la grossièreté de ces
femmes.
 Périphrases : "ceux qui habitent » pour parler des courtisans et "épaisseur des cheveux
étrangers » pour évoquer les perruques. Ainsi cette physionomie des habitants suscite plus le
rire plus que l'admiration. Ceci est confirmé par l'utilisation des adjectifs « pas nette »,
« confuse », « embarrassée"
 Ce qui va jusqu'au ridicule avec la description de l'accoutrement des personnes de la Cour
"une épaisseur de cheveux étrangers qu’ils préfèrent aux naturels, et dont ils font un long
tissu pour couvrir leur tête". Ce choix de mode a pour conséquence que l'on ne reconnaît
personne "empêche que l'on ne connaisse les hommes à leur visage". De ce fait il y a une
référence au theatrum mundi avec cette idée que nous jouons tous un rôle, nous arborons
tous un masque en société "
 La Bruyère ne se contente pas de décrire ces pratiques ; il en profite pour souligner la bêtise
de ceux qui en usent : « artifice qu’elles croient servir », « comme si elles craignaient »,
pointant l’écart entre l’objectif visé et le résultat.
 Les femmes de la cour sont obnubilées par leur apparence physique, comme le souligne le
champ lexical du corps : « lèvre », « joues », « épaules », « bras », « sourcils », « cheveux », «
visage » associé à celui de l’apparence : « artifice », « physionomie », « étalent », « cacher »,
« se montrer », « traits ».
 La sévérité du terme « confus » dit bien qu’on est loin de l’idéal de clarté du classicisme.

3 la critique d'une organisation sociale


l'organisation du texte reflète elle celle de l'Ancien Régime
La société d'Ancien Régime est fondée sur le principe d'une division en trois ordres : le clergé, la
noblesse et le tiers état
 Le sujet de cette dernière étape de l'analyse est le rapport "des Grands" avec les institutions
religieuses et le roi. Les "Grands" de la nation désigne les courtisans.
 La Bruyère adopte à nouveau le regard d'un étranger en décrivant le clergé et la noblesse.
Cela se justifie avec l'usage du possessif "leur". L'étranger (La Bruyère) est surpris du double
pouvoir qui s'exerce dans cette société " leur Dieu et leur Roi". La coordination "et" entre ces
deux entités marquées d'une majuscule suggère leur importance et leur égalité dans cette
société.
 L'auteur est spectateur de cette tradition religieuse dans la mesure où il décrit l'organisation.
 Le champ lexical de la religion indique le sujet de cette dernière partie du texte : "autel",
Dieu, église, prêtre, saints, autel, sacrés"

La Bruyère souligne le ridicule du rituel de la messe du roi


La première partie de la phrase avec la périphrase " les grands de la nation" pour désigner les nobles
avec une teinte ironique car il évoque les personnes dont il a évoqué le ridicule juste avant.
 Le verbe « s’assemblent » comme s’il s'agissait d'un troupeau qui se retrouvent. "Tous les
jours à une certaine heure", comme si leur comportement était automatique, sans réfléchir.
 « Un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables ». De ce fait les
protocoles apparaissent figés et ridicules voir contestables car l'utilisation de "qu'ils
appellent" montre bien que c'est les courtisans qui sont concernés, et ces deux mots
donnent un côté superstitieux à la pratique religieuse. L'étranger est en dehors de ces
protocoles.
La deuxième partie de la phrase se concentre sur le rapport au roi.
 Les nobles agissent encore en troupeau avec "forment un vaste cercle au pied de cet
autel". La cérémonie est ici décrite comme un spectacle où le roi a une position centrale " les
faces élevées vers leur roi". On peut ainsi noter l'adoration du roi par ses sujets « ce peuple
adorer le Prince », et l'adoration de Dieu par le roi " le Prince adorer Dieu ».
 "On ne se laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination". Ici nous avons la
caricature de la monarchie absolue mais décrite en soulignant le côté ridicule de la
cérémonie avec « cet usage » et de l'attitude d'adoration des courtisans pour le roi avec le
mot "subordination"

Quel effet produit, dans la chute du fragment, la mention inattendue de la latitude de Versailles et de
deux peuples d'Indiens d'Amérique ?
 La dernière phrase constitue la pointe humoristique du passage
 La mention géographique finale situe avec malice la France qui est effectivement localisée à
48 degrés de latitude nord et au-delà de l'atlantique, sur le territoire canadien on retrouve
celui des Iroquois et des Hurons = un décentrement du regard et participe de la satire de
Versailles: ses habitants, les courtisans, les Grands et le roi ne sont pas, pour une fois, placés
au centre du monde, mais apparaissent comme une peuplade dépaysante, curieuse à
observer, au même titre que les Indiens d’Amérique.
 Cette distance permet aussi à La Bruyère de critiquer librement le roi, sa cour et donc les
incohérences de ses contemporains. En définitif, La Bruyère use d'un moyen indirect pour
faire la satire de la cour, celui du regard naïf d'un étranger.
 La Bruyère fait le choix de ne pas nommer Versailles, laissant le lecteur s’amuser de cette
manière de regarder un lieu familier comme s’il était exotique ; la mention de la latitude et
de la longitude, ainsi que celle du « pôle », rappellent le discours scientifique du géographe
ou de l’ethnologue.

Conclusion
Fidèle au précepte classique qui commande de plaire et d'instruire en même temps, La Bruyère offre dans
ce fragment une description originale et pittoresque de la cour de Versailles. Le moraliste suscite la
curiosité du lecteur et lui donne matière à sourire de ses contemporains, qu'il découvre d'un œil neuf et
amusé, comme il pourrait s'étonner des mœurs des Iroquois ou des Hurons.
A l'inverse d'une utopie, dans laquelle un auteur propose un idéal social à travers une cité inventée, La
Bruyère choisit de passer la société familière et imparfaite de Versailles au prisme d'un regard étranger.
C'est ce même procédé que reprendra Montesquieu en 1721 dans ses Lettres persanes.

Grammaire
Dans le passage allant de « ceux qui habitent (l602) à visage (l607) » déterminez à quel temps et à
quel mode les verbes de ce texte sont conjugués, puis expliquez en quoi cela soutient le dispositif du
"regard étranger" élaboré par La Bruyère.

 En majorité les verbes sont conjugués au présent de l’indicatif : « habitent / ont / est /
préfèrent / font / descend / change / empêche »
En français, on utilise le présent pour décrire quelque chose qui se passe au moment où on parle et Il
peut aussi énoncer une vérité générale

 « On connaisse » : présent du subjonctif


Le mode subjonctif permet d'indiquer une action envisagée ou hypothétique, un doute ou un
souhait. Il s'agit du mode de l'irréel. Il s'utilise avec des verbes exprimant l'envie, le souhait, le doute,
les émotions et l'incertitude.

Ce présent prend une valeur atemporelle, qui sert à la description de mœurs et coutumes ou de
traditions particulières

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