DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023

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ISRAËL-HAMAS : LA GUERRE S’INTENSIFIE À GAZA

▶ Selon l’armée israé-
lienne, dans la nuit
RÉCIT
de vendredi à samedi, 7 octobre en
« des avions de combat
ont frappé 150 cibles Israël, retour
souterraines dans sur une journée
le nord de la bande
de Gaza » en enfer
▶ L’ampleur des opéra- Trois semaines après
tions au sol en cours est l’attaque du sud d’Israël
d’autant plus difficile par le Hamas, l’un de nos
correspondants à Jérusa-
à évaluer que l’enclave lem a reconstitué ce mas-
palestinienne est sacre aux allures de po-
isolée du monde, grom. Lynchées, torturées,
toutes les communica- brûlées vives, les victimes,
tions et Internet le plus souvent civiles, ont
ayant été coupés subi des atrocités. Mille
quatre cents personnes
▶ Le bilan des morts ont été tuées dans ce car-
à Gaza était ce samedi nage, dont 332 membres
impossible à établir. des forces de sécurité
L’administration sani- PAGE S 2 - 3

taire locale sous le con-

trôle du Hamas a publié Le nord de la bande de Gaza bombardé, le 28 octobre. EPA/HANNIBAL HANSCHKE
une liste nominative de
plus de 7 000 victimes TRIBUNES
▶ Vendredi, l’Assemblée
générale des Nations
Le témoignage
unies a appelé à une de François
« trêve humanitaire
immédiate ». La France Heilbronn de
a voté en faveur de cette retour d’Israël
résolution qui a divisé
les pays européens
PAGES 4 - 5
Le point de vue
de la chercheuse
L’Assemblée générale de l’ONU a voté à une large majorité pour
Leila Seurat
A Rafah, dans le sud de Gaza, le 26 octobre. SAID KHATIB/AFP une « trêve humanitaire immédiate », le 27 octobre. A.RENAULT/AFP P A GE 2 8

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Macron. Les experts et PAGE 1 2
les forestiers redoutent
une approche « simpliste »
PAGE 6 Economie
Budget 2024 :
les mauvais
Cinéma comptes du RN
Les confidences PAGE 8

combatives
de Ken Loach
Le réalisateur britannique
de 87 ans propose « The Old
Oak ». « Savourez la vie et,
surtout, assumez vos res-
ponsabilités », dit-il dans
un entretien au « Monde »
PAGE 2 5
Le château de Villers-Cotterêts (Aisne), site de la Cité internationale
de la langue française, le 11 octobre. FRANÇOIS NASCIMBENI/AFP 1
ÉD ITO R IAL
la cité internationale de la une fréquentation de 200 000 vi-
langue française sera inaugurée,
lundi 30 octobre, au château de
siteurs par an. Pour démythifier
la langue et attirer un large public,
BANLIEUES :
Villers-Cotterêts (Aisne), par Em- la Cité sera gratuite les dix pre- LES LEÇONS DES UN FILM DE
ANNA NOVION
manuel Macron. Selon l’entou-
rage du chef de l’Etat, « la langue
miers jours suivant l’inaugura-
tion. Un déficit de 6 millions ÉMEUTES RESTENT
fonde notre imaginaire, nos per- d’euros est d’ores et déjà budgété
À TIRER AU CINÉMA LE 1er NOVEMBRE
manences et notre commun, c’est pour les premières années (sur un
l’instrument de lutte contre la déci- budget de 8 millions). P A G E 30 ET N OS
I N F OR M A T I ON S P A G E 10
vilisation ». A l’Elysée, on table sur PAGE S 2 0 - 2 1
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Dans le kibboutz de Beeri
(Israël), parmi les plus
touchés lors des attaques
du Hamas, le 25 octobre.
LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
ans de sa vie aux forces de l’ordre. Après son
arrivée, les sirènes résonnent. C’est la rou-
tine, à Sdérot. Les dix agents se mettent à
couvert. La première alerte passée, deux
d’entre eux partent pour constater les dégâts
d’un impact de missile. Soudain, les policiers
entendent des coups de feu. « On se regarde
tous et on se demande ce qui se passe », se rap-
pelle Mali Shoshana.
LA BATAILLE D’UNE VIE
A l’entrée de la ville, sur le boulevard Mena-
hem-Begin, un pick-up blanc s’est posi-
tionné en face de l’appartement de Guénadi
Shaoulo. Ce colosse de 37 ans, ancien agent
de sécurité reconverti dans l’immobilier, re-
garde par la fenêtre et recense huit hommes
sur la plate-forme arrière, sans compter ceux
qui sont devant. Au bout de quelques minu-
tes, les assaillants débutent leur équipée
meurtrière. Ils tirent sur un motard. Ils pul-
vérisent une camionnette blanche au lance-
roquettes. Ils abattent les passagers d’un pe-
tit fourgon. Mitraillent des personnes âgées
qui attendent le bus. Soit une dizaine de per-
sonnes tuées en quelques minutes. Guénadi
Shaoulo se maudit de ne pas avoir renouvelé
son port d’armes, et se cache à côté de la
porte d’entrée de sa maison avec un couteau.
Quand la fusillade éclate, Mali Shoshana
rentre à toute vitesse dans le commissariat.
Avec ses collègues, ils prennent position sur
le toit, pour avoir une meilleure position de
tir. Deux autres pick-up débarquent. « La ba-
taille commence. Les terroristes entrent dans
le commissariat. Ils tuent un agent resté au
premier étage. Et ils montent sur le toit », ra-
conte-t-elle. Les policiers résistent d’abord
dans l’escalier, tuent deux assaillants. Mais
la lutte est par trop inégale. Les hommes du
Hamas sont surarmés. Une grenade est je-
tée. Mali Shoshana la renvoie. « Deux ou trois
autres meurent », dit-elle, calme, la main
droite blessée par des éclats, deux semaines
après l’attaque. « C’était la bataille d’une vie.
A un moment, j’ai dit au talkie-walkie d’infor-
mer mon fils que je l’aimais », confie-t-elle à
propos de son garçon de 20 ans.
En bas du commissariat, une autre bataille
se déroule. Bar Manshouri, policière de
33 ans, carrure solide, venait de rentrer chez
elle après sa garde, dans le kibboutz de Nir
Am, à côté de Sdérot, quand l’alarme a re-
tenti. Elle n’avait pas entendu une telle salve
depuis la guerre de Gaza de 2014. Elle aborde
le commissariat par-derrière. « Coup de
chance : tous ceux qui sont arrivés par-devant
Des médecins légistes examinent les corps de victimes des attaques du 7 octobre pour tenter de les
identifier, au centre national de médecine légale Abou-Kabir, à Tel-Aviv, le 16 octobre. LUCIEN LUNG POUR « LE MONDE »
Bar Manshari, officière de police de Sdérot, devant l’emplacement où se trouvait le commissariat
de la ville maintenant rasé, le 23 octobre. VIRGINIE NGUYEN HOANG POUR « LE MONDE »
ont été tués. Avec d’autres agents et des volon-
taires, on a coincé les terroristes à l’intérieur.
Si ceux-ci étaient ressortis, ils auraient fait un
massacre. C’était la fête de Simhat Torah. Il
leur aurait suffi de prendre d’assaut les syna-
gogues. »
Pendant que les combats font rage à Sdé-
rot, un commando du Hamas fonce à moto
sur l’autoroute qui mène vers le nord du
pays. Il sera stoppé en chemin au niveau du
carrefour de Yad Mordechai. Côté est, deux
pick-up s’aventurent jusqu’à la ville d’Ofa-
kim, à plus de 20 kilomètres de l’enclave.
Puis des combattants du Hamas s’infiltrent
dans les kibboutz qui bordent Gaza, un mor-
ceau de l’histoire d’Israël. Ces localités ont
été établies au lendemain de la seconde
guerre mondiale, dans le cadre d’un plan de
l’Agence juive dit « des onze points du Né-
guev ». Autant de communautés chargées
d’assurer une présence juive en cas de parti-
tion de la Palestine.
L’assaut de chaque kibboutz est mené par
un groupe de plusieurs dizaines d’hommes,
qui disposent des plans de l’endroit, connais-
sent l’adresse des responsables et le disposi-
tif de sécurité. Les services d’autodéfense de
ces localités ne font pas le poids. A Kfar Aza,
les assaillants tuent d’emblée le chef de la
communauté, Ofir Lipstein. Et avec lui, quel-
ques résidents sortis pour contre-attaquer.
« Ils ont été tués en premier. Nous étions ré-
fugiés dans l’abri. Mais la porte ne fermait
pas. Je l’ai bloquée avec la planche d’une éta-
gère », se souvient Hanan Dann, installé de-
puis trois ans à Kfar Aza, pour profiter du
grand air, à une heure de Tel-Aviv. C’était le
paradis, pour ce programmeur de 38 ans. Il y
avait bien quelques salves de roquettes de
temps en temps, mais rien de grave. Dans
l’abri, il y a aussi ses parents venus lui ren-
dre visite, sa femme et ses deux enfants de
« DES CORPS ONT
ÉTÉ BRÛLÉS À PLUS
DE 700 DEGRÉS, CE
QUI LAISSE À PENSER
QUE DE L’ESSENCE
A ÉTÉ UTILISÉE.
ET CERTAINS ONT ÉTÉ
BRÛLÉS LES MAINS
LIÉES, ALORS
QU’ILS ÉTAIENT
ENCORE EN VIE »
CHEN KUGEL
directeur du Centre national
israélien de médecine légale
international | 3
1 et 4 ans. Quand les communications pas-
sent, WhatsApp s’affole.
La veille, Olga Getmansky avait préparé un
festival de cerfs-volants destiné à la
promotion de la paix. Le reflet de l’en-
gagement à gauche de ce kibboutz, qui s’ef-
forçait d’embaucher le maximum de tra-
vailleurs gazaouis, pour faire entrer un peu
d’argent dans l’enclave. La mère de deux
enfants a entendu les sirènes à 6 h 30. A
7 h 30, elle reçoit un message sur un groupe
WhatsApp local : « N’ouvrez pas la porte à des
gens qui ressemblent à des soldats. » S’ensuit
une avalanche de notifications, qui appor-
tent chacune leur lot d’angoisse : « ils sont
ici » ; « on a un blessé ».
Sa fille avait dormi chez l’une de ses amies.
Elle est maintenant dans un abri avec sept
autres enfants de 2 à 12 ans, et quatre adultes.
A 10 heures, elle lit : « Aidez-nous ! Les terro-
ristes sont dans la maison ! » Ces derniers es-
saient d’ouvrir l’abri trois ou quatre fois,
mais n’insistent pas plus. « C’est parce qu’ils
ne savaient pas le nombre de personnes qu’il y
avait à l’intérieur », dit la graphiste de 39 ans,
les traits tirés, cherchant parfois ses mots.
Le temps passe. L’attaque tourne au massa-
cre. Les Palestiniens infiltrés en Israël – des
militants du Hamas en majorité, mais aussi
du Jihad islamique, de groupuscules armés
confidentiels, ainsi que de simples civils bat-
tent, lynchent, torturent, brûlent et assassi-
nent. Dans des vidéos visionnées par Le
Monde, sur des logiciels de messagerie
comme Telegram ou lors d’une projection
organisée par l’armée israélienne – filmées
par des caméras placées sur le corps des
combattants ou à l’intérieur des voitures,
ainsi que par des systèmes de vidéo-
surveillance –, les violences présentent un
niveau de cruauté inédit. « Le mode opéra-
toire de l’attentat-suicide était très normé. Il
▶▶▶
s’agissait d’une mise à mort qui visait déjà dé-
libérément les civils. Mais là, le cadre explose
complètement. Il y a des actes de torture, des
mises à mort douloureuses, cruelles »,
explique Laetitia Bucaille, professeure de
sociologie à l’Institut national des langues et
civilisations orientales et spécialiste de la
société palestinienne.
De nombreuses vidéos font apparaître des
signes de violences post mortem : des coups
de poing, de pied et de couteau infligés à des
cadavres de soldats. Des images montrent
un assaillant piétiner le visage d’un
militaire décédé : « Voilà pour vous, tueurs
d’enfants », lâche-t-il, en référence aux
mineurs tués dans la bande de Gaza durant
les campagnes militaires israéliennes. Dans
un enregistrement retrouvé par l’armée
israélienne, un autre appelle ses parents,
depuis le kibboutz de Mefalsim : « Je t’ap-
pelle du téléphone d’une Juive ! Je l’ai tuée,
elle et son mari ! J’en ai tué dix de mes
mains ! Ouvre WhatsApp et regarde com-
ment je les ai tués ! », hurle-t-il.
Des dizaines de personnes ont été brûlées.
Le docteur Chen Kugel, directeur du centre
national israélien de médecine légale, té-
moigne : « Nous recevons beaucoup de sacs
mortuaires remplis de membres qui n’ont pas
été identifiés. Des corps ont été brûlés à plus
de 700 degrés, ce qui m’invite à penser que de
l’essence a été utilisée pour augmenter le
brasier. Et certains ont été brûlés les mains
liées, alors qu’ils étaient encore en vie, parce
qu’il y a de la suie dans leur trachée-artère. »
Les employés du centre ont découvert des
têtes séparées des corps, sans pouvoir dire si
elles l’ont été à la suite de décapitations ou
lors d’explosions.
L’armée israélienne commence à interve-
nir en fin de matinée. Les combats sont très
durs. « Les blessés arrivaient par dizaines, un
soldat a perdu toute son unité ou presque »,
raconte Samuel Arrouas, directeur France de
l’organisation United Hatzalah, un service
d’unités d’urgences bénévole, qui a installé
une clinique mobile non loin de Kfar Aza.
A Sdérot, les unités spéciales de la police
prennent le relais des agents locaux. Elles li-
bèrent les policiers coincés sur le toit en dé-
ployant une échelle de pompier derrière le
bâtiment. A 20 heures, les autorités décident
de détruire le commissariat, s’étant assurées
qu’il ne restait plus que des combattants pa-
lestiniens à l’intérieur. Un char et un hélicop-
tère d’assaut tirent sur le bâtiment. Un bull-
dozer en détruit une partie.
UNE ROUTE JALONNÉE DE CADAVRES
A Kfar Aza, Hanan Dann et sa famille sont li-
bérés vers 2 heures du matin. Ils sont parmi
les premiers à sortir car leur maison se
trouve en périphérie du kibboutz. Une heure
plus tard, c’est au tour d’Olga Getmansky. Le
bilan de l’attaque de Kfar Aza fait état de
soixante-deux résidents tués et dix-sept pris
en otage. La communauté a été parmi les
plus touchées par le massacre, avec Beeri,
Nahal Oz et Nir Oz.
Le ramassage des cadavres commence
dans la soirée. L’organisation ZAKA s’en as-
sure, selon la tradition juive, qui réclame de
reconstituer l’intégrité du corps avant de
l’enterrer. Quand ils racontent ce qu’ils ont
vu dans les localités ciblées par le Hamas,
ces volontaires, qui, pour certains, ont
connu le 11-Septembre ou la guerre en
Ukraine, ont la voix qui se brise. L’un d’eux,
Yossi Landau, décide, le dimanche 8 octobre,
de se rendre à Ofakim. Il met onze heures
pour parcourir une dizaine de kilomètres,
sur une route jalonnée de cadavres. Certai-
nes victimes ont été brûlées avec leurs voi-
tures. Dans un abri antiroquettes, le volon-
taire découvre vingt corps entassés et
calcinés, qu’il doit séparer les uns des autres.
Dans une Volkswagen, six Palestiniens
d’Israël ont été abattus.
Lors d’une conférence de presse organisée
à Beyrouth, Ghazi Hamad, membre du bu-
reau politique du Hamas, a nié tout ciblage
délibéré de civils : « Il ne s’agit pas de crimes.
Cela fait partie du combat contre l’occupa-
tion. Ce qui est dit sur les massacres de civils
est une forme de mensonge, de propagande
contre les Palestiniens. L’opération n’était pas
dirigée contre les civils. Elle était dirigée
contre les militaires. » Le dernier bilan de la
tuerie du 7 octobre s’élève à 1 400 morts,
dont 332 membres des forces de sécurité.
Le Hamas a joué son va-tout dans cette
opération. En obligeant Israël à envoyer ses
troupes dans Gaza, il espère probablement
l’attirer dans le piège de la guerre urbaine.
« On le sait », dit Mali Shoshana, la policière
qui a résisté sur le toit du commissariat de
Sdérot. « Et nous gagnerons », ajoute-t-elle. Le
Hamas doit penser la même chose. Le mas-
sacre du 7 octobre restera pour le mouve-
ment islamiste un succès militaire et un saut
dans l’inconnu, dans lequel il risque d’entraî-
ner tous les Gazaouis. p
samuel forey
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Israël intensifie ses opérations dans la bande de Gaza
L’armée affirme avoir mené 150 frappes sur des infrastructures souterraines utilisées par le Hamas
jérusalem - envoyé spécial
I AU SOL EN COURS
l était attendu que la guerre
de l’armée israélienne à Gaza
débute au cours d’une nuit.
Sur ce point, toutes les sour-
ces semblaient d’accord, ces der-
niers jours, lorsqu’il s’agissait
d’envisager la manière dont devai-
ent commencer les opérations
terrestres israéliennes dans la
bande, déjà ciblée par des bombar-
dements intenses. Pour le reste,
depuis le schéma d’une invasion
au sol de grande ampleur, es-
quissé dans l’urgence après l’atta-
que du Hamas du 7 octobre, jus-
qu’à un plan intégrant des actions
localisées avant un déploiement
d’infanterie en plusieurs phases,
toute une gamme d’actions a été
envisagée. Dernièrement, une sé-
rie d’opérations limitées à certains
secteurs, opérée par des forces très
mobiles, semblait privilégiée.
Dans la soirée du vendredi 27 oc-
tobre, trois semaines après l’atta-
que du Hamas sur le territoire is-
raélien, au cours de laquelle
1 400 personnes ont été tuées et
plus de 220 autres enlevées, une
nouvelle étape militaire a été
franchie, ainsi décrite par le porte-
parole de l’armée israélienne, le
contre-amiral Daniel Hagari :
« L’armée de l’air s’attaque avec des
moyens importants à des cibles
souterraines et à des infrastructu-
res de la terreur, et les forces de l’in-
fanterie étendent le champ de leurs
opérations. » « Les IDF [Forces de
défense israéliennes], a-t-il ajouté,
agissent avec force… pour attein-
dre les objectifs de cette guerre. »
Question des otages
Lesquels ? Le premier ministre,
Benyamin Nétanyahou, avait dé-
fini succinctement ces objectifs,
deux jours plus tôt, au cours d’un
discours télévisé où il expliquait
que l’armée avait pour mission
d’« éliminer le Hamas en détrui-
sant ses capacités militaires et ses
structures diverses, tout en faisant
tout ce qui est en notre pouvoir
pour ramener nos otages ». Après
l’attaque du Hamas, lorsque la ré-
ponse militaire israélienne sem-
blait animée par une volonté de
répliquer que rien ne semblait
tempérer, la question des otages
ne figurait pas au cœur des projec-
tions tactiques. Avec le temps,
cette position s’est nuancée.
Mais alors que des tentatives de
négociations à ce sujet sont tou-
Le bilan des morts dans l’enclave, une controverse très politique
En réponse aux accusations de manipulation de la Maison Blanche, le Hamas a publié une liste nominative de plus de 7 000 victimes
jérusalem et washington -
correspondants
C ompter les victimes, par
temps de guerre, n’est pas
seulement un recense-
ment statistique et la mesure de
drames humains. Il s’agit aussi
d’une donnée politique, parfois
dissimulée, parfois exagérée, par
empressement ou manipulation.
Dans le cas de la bande de Gaza,
l’impossibilité de procéder à des
vérifications indépendantes con-
duit à une situation paradoxale :
la seule source est le ministère de
la santé dans le territoire palesti-
nien, de facto sous le contrôle du
Hamas. Tous les grands médias,
les organisations non gouverne-
mentales ou encore l’ONU re-
prennent ses bilans provisoires
s’agissant du nombre de Palesti-
niens tués, comme ils le faisaient
au cours des cycles d’affronte-
ments précédents à Gaza.
L’Autorité palestinienne, à Ra-
mallah, en revendique aussi la pa-
L’AMPLEUR DES ACTIONS
EST D’AUTANT
PLUS DIFFICILE
À ÉVALUER QUE
LES COMMUNICATIONS
SONT COUPÉES À GAZA
jours en cours, s’astreindre à at-
tendre une libération collective
avant de déclencher les opérations
terrestres apparaît comme un
piège à plusieurs sources militai-
res israéliennes. L’une d’elles esti-
mait, vendredi, ne voir dans le pro-
cessus de négociations qu’une
« façon de gagner du temps, pour le
Hamas, en espérant jouer l’usure
contre nous ».
Samedi matin, l’envergure des
opérations en cours restait diffi-
cile à mesurer. « Durant la nuit, les
avions de combats de Tsahal [ar-
mée israélienne] ont frappé 150 ci-
bles souterraines dans le nord de la
bande de Gaza, dont des tunnels
utilisés par les terroristes, des sites
de combat souterrains et d’autres
infrastructures souterraines. Plu-
sieurs terroristes du Hamas ont été
tués », a affirmé un communiqué
publié après une nuit d’intenses
raids aériens.
L’« extension » décrite par le
contre-amiral Hagari se réfère à
deux opérations menées dans les
vingt-quatre heures précédentes
au cours desquelles ont eu lieu
une attaque terrestre d’une unité
de blindés, et une opération par la
mer. Des combats au sol, désor-
mais, semblent donc avoir lieu.
L’armée israélienne s’installe
dans une forme d’action qu’il est
toutefois difficile de cerner avec
exactitude, sans doute intention-
nellement, afin d’éviter de pousser
les alliés du Hamas, comme le
Hezbollah libanais, à entrer dans le
conflit. Vendredi après-midi, une
source proche des milieux sécuri-
taires israéliens analysait sans dé-
tour : « Je ne crois pas qu’il faille s’at-
tendre dans l’immédiat à une inva-
sion terrestre avec quatre ou cinq
divisions. Dans un premier temps,
les incursions ponctuelles auront
pour mission de frapper le Hamas
mais aussi de collecter du rensei-
gnement, en vue de frappes sur leur
réseau de tunnels, ou encore de lo-
ternité et la véracité. Elle verse les
salaires des fonctionnaires qui
compilent ces données à Gaza et
assure les contrôler. Le ministère
de la santé sur place est un mé-
lange d’employés recrutés depuis
que le Hamas est au pouvoir dans
l’enclave et d’anciens fonctionnai-
res affiliés au Fatah, le parti rival,
qui gouverne l’Autorité palesti-
nienne. Pourtant, de façon inat-
tendue, la Maison Blanche elle-
même a mis en cause ces bilans.
S’exprimant le 25 octobre, le prési-
dent Joe Biden a souligné qu’il
n’avait pas « confiance » dans les
chiffres avancés. « Je suis sûr que
des innocents ont été tués, et c’est le
prix à payer quand on mène une
guerre. » Le contraste est saisissant
entre la mise à distance de ces
morts civiles et l’empathie sincère
des responsables américains pour
les victimes israéliennes.
« On ne peut rien prendre au pied
de la lettre venant du Hamas, no-
tamment le supposé ministère de
la santé », a renchéri le porte-pa-
La ville de Gaza sous les frappes aériennes israéliennes, le 27 octobre. YOUSEF HASSOUNA/AFP
caliser des otages. En fait, il est pos-
sible de dire que l’opération, sous
cette forme, a déjà commencé. »
L’ampleur des actions au sol en
cours est d’autant plus compli-
quée à évaluer que la bande de
Gaza est coupée du monde. Ven-
dredi, la compagnie de télécom-
munications Paltel, a signalé une
« interruption complète de toutes
les communications et de l’Inter-
net ». Le Croissant-Rouge palesti-
nien a confirmé, de son côté, la
coupure du téléphone portable,
et même des lignes fixes, alertant
sur le fait qu’il est devenu impos-
sible d’appeler des ambulances,
ce qui oblige les sauveteurs à se di-
riger au jugé.
Depuis plus de deux semaines,
un contingent israélien constitué
de groupements tactiques avec
chars et transports de troupes
blindés avait été déployé le long de
la frontière avec la bande de Gaza.
Ce dispositif semblait n’attendre
qu’un ordre pour foncer en direc-
tion de l’enclave. Des responsables
américains avaient fait part de
leurs inquiétudes face à une opé-
role du Conseil de sécurité natio-
nale, John Kirby, le 26 octobre, tout
en « ne contestant pas » que des
milliers de Gazaouis aient été tués.
Les critiques se sont cristallisées
après l’explosion dans l’hôpital Al-
Ahli, le 17 octobre. Dans l’heure
qui suivit, l’autorité de santé de
l’enclave annonçait hâtivement
au moins 500 morts. Le bilan a été
revu à 471 personnes tuées le len-
demain. Mais Israël accuse le mi-
nistère palestinien d’avoir gonflé
ces chiffres. Les services de rensei-
gnement américains ont fait sa-
voir que leurs estimations se si-
tuaient entre 100 et 300 victimes.
Depuis, les bilans du ministère de
la santé de Gaza sont dénoncés.
En guise de réponse, celui-ci a
publié jeudi 26 octobre un docu-
ment de 212 pages recensant
7 028 Palestiniens tués à Gaza de-
puis le 7 octobre, dont 2 913 mi-
neurs. La liste inclut les détails sur
l’identité, le genre et l’âge de quel-
que 6 747 d’entre eux – 281 dé-
pouilles n’ont pas été identifiées.
ration menée dans la hâte, dans le
cadre d’une guerre urbaine s’an-
nonçant dure, longue, meurtrière
pour les soldats comme pour la
population de Gaza.
Samedi matin, le Hamas a af-
firmé que ses éléments étaient
engagés dans des combats dans le
nord-est de l’enclave, à Beit Ha-
noun, et dans la partie centrale,
vers Bureij. « Les Brigades Ezze-
dine Al-Qassam [elles ont mené
l’attaque du 7 octobre] et toutes
les forces de résistance palestinien-
nes sont prêtes à faire face avec
toute leur force aux incursions
d’Israël », ajoute le mouvement is-
lamiste dans un communiqué.
Risque de se faire piéger
Depuis la dernière opération is-
raélienne à Gaza en 2021, le Ha-
mas a eu tout le temps de parfaire
ses défenses pour piéger une ar-
mée classique déployée sur un
terrain de guerre urbaine. Ce ris-
que, considérable compte tenu
des forces de l’organisation pales-
tinienne, qui pourrait mobiliser
environ 30 000 hommes en plus
Figurent également les numéros
d’identité des personnes tuées, car
le ministère à Ramallah tient l’état
civil. Israël, en puissance occu-
pante qui délivre ces cartes d’iden-
tité, a donc accès à leur dossier. En
revanche, aucune distinction n’est
faite entre civils et combattants.
Ce recensement n’est évidem-
ment pas exhaustif. Les médecins
dans les hôpitaux et les morgues
travaillent dans des conditions de
précarité et de chaos absolues.
Corps encore sous les décombres
Dans une note introductive,
l’autorité de santé rappelle que ce
décompte ne comprend ni les
corps encore sous les décombres,
ni ceux « qui ont été enterrés direc-
tement sans avoir été transportés à
l’hôpital [ou] ceux dont les hôpi-
taux n’ont pas pu terminer leurs
procédures d’enregistrement ». Le
rapport en conclut donc que « plu-
sieurs centaines » de personnes
tuées ne figurent probablement
pas sur la liste. « Dans chaque con-
des forces de ses alliés du Jihad is-
lamique (quelques milliers), est
renforcé par le réseau souterrain
dont dispose Gaza. Des centaines
de kilomètres de conduits cou-
rent sur plusieurs niveaux, dont
certaines parties descendent à
une profondeur estimée entre
60 et 80 mètres.
Dans les heures qui ont précédé
le début de cette « extension » dé-
crite par l’état-major israélien,
une autre déclaration avait été
faite, sous la forme d’une anima-
tion en 3D diffusée et assortie
d’une carte détaillant des installa-
tions à caractère militaire du
Hamas construites sous le princi-
pal hôpital de Gaza, Al-Shifa. Des
accusations qui concernent
d’autres hôpitaux. Signe que ces
établissements pourraient faire
partie des cibles ? L’armée israé-
lienne a abondamment répété
que l’une des difficultés majeures
de toute intervention dans Gaza
est constituée par le mélange des
structures militaires et civiles.
Dans la foulée du choc de l’atta-
que du Hamas du 7 octobre, Israël
flit, épidémie, situation d’urgence,
et cela était le cas au moment du
Covid-19, nous nous appuyons sur
les données des autorités de santé
compétentes », rappelle
chard Peeperkorn, représen-
tant de l’Organisation mondiale
de la santé (OMS) pour les territoi-
Ri-
res palestiniens. Selon lui, des esti-
mations évoquent autour d’un
millier de corps encore sous les
gravats à Gaza. « Je trouve que c’est
une question un peu cynique. S’il se
trouve que c’est un millier de plus
ou un millier de moins, est-ce que
cela change le débat ? », a-t-il ajouté
lors d’un point presse.
L’OMS travaille depuis des dé-
cennies sur les statistiques du mi-
nistère de la santé palestinien, à
Ramallah et Gaza. Lors des précé-
dentes guerres à Gaza, les chiffres
du ministère et de l’ONU étaient
quasi identiques : en 2021, l’Auto-
rité palestinienne annonçait ainsi
260 morts, l’ONU 256. L’agence
onusienne du Bureau de la coordi-
nation des affaires humanitaires
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
a rappelé 360 000 réservistes.
Tous, loin de là, ne se trouvent pas
aux abords de Gaza. Leur nombre
est estimé à environ 50 000 pour
le front sud et à 65 000 pour le
front nord, le long de la frontière
avec le Liban, où des échanges de
tirs quotidiens ont lieu avec les
forces du Hezbollah. Une source
militaire dans le Nord, qui ne peut
être citée pour des raisons opéra-
tionnelles, résumait, vendredi :
« Le Hezbollah s’efforce de détour-
ner notre attention vers le nord,
mais nous avons la capacité de
faire deux choses à la fois : opérer
sur le front sud, et garder une pré-
sence sur le front nord pour éviter
qu’Israël ne soit exposé à une autre
attaque surprise. »
« Israël vient de lancer une
guerre terrestre contre Gaza », a
réagi, sur le réseau X (ex-Twitter),
le ministre des affaires étrangères
jordanien, Ayman Safadi, avertis-
sant que « le résultat serait une ca-
tastrophe humanitaire aux pro-
portions colossales pour les an-
nées à venir ». p
jean-philippe rémy
s’appuie aussi sur ces bilans. Les
ONG et organisations internatio-
nales, elles, sont entravées dans
leur travail : trop dangereux de se
déplacer d’un endroit à l’autre
dans l’enclave. Au moins 57 em-
ployés de l’agence onusienne en
charge des réfugiés palestiniens,
l’UNRWA, ont ainsi été tués depuis
le 7 octobre.
Les avions de chasse israéliens
bombardent la bande de Gaza
dans son intégralité, notamment
dans le Sud, censé être préservé.
Plusieurs centaines de milliers de
déplacés s’y entassent après l’ap-
pel de l’armée de l’Etat hébreu à
évacuer le nord de l’enclave. Ven-
dredi, l’Unesco a par ailleurs rap-
pelé qu’environ « 40 % du total
des établissements scolaires de la
bande de Gaza » avaient été en-
dommagés, en soulignant que
« leur ciblage ou leur exploitation
à des fins militaires sont contraires
au droit international ». p
clothilde mraffko
et piotr smolar
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Les Etats-Unis et Israël
isolés à l’Assemblée
générale des Nations
unies sur Gaza
Cent vingt pays, dont la France, ont voté
une résolution pour une « trêve humanitaire
immédiate » dans l’enclave palestinienne
new york, nations unies -
correspondante
A lors que l’armée israé-
lienne musclait son of-
fensive sur Gaza, au
même moment, vendredi 27 octo-
bre, la communauté internatio-
nale réunie en Assemblée géné-
rale à l’ONU a largement appelé à
une « trêve humanitaire immé-
diate », provoquant la colère d’Is-
raël, isolé malgré le soutien sans
faille de Washington. Le résultat
du vote a été accueilli sous les ap-
plaudissements : cent vingt pays
ont voté en faveur d’une « trêve
humanitaire immédiate, durable
et soutenue menant à la cessation
des hostilités » à Gaza, sans men-
tionner ni condamner les atta-
ques perpétrées par le Hamas le
7 octobre. Aux côtés d’Israël, treize
autres pays ont voté contre – dont
les Etats-Unis – et quarante-cinq
se sont abstenus. Ce scrutin révèle
des lignes de fractures différentes
de celles qui divisent la commu-
nauté internationale à propos de
la guerre en Ukraine, et des cliva-
ges plus nombreux que supposés
dans le camp occidental.
« Alors que nous sommes té-
moins d’une invasion terrestre
d’Israël au moment où nous par-
lons, en l’absence d’action détermi-
née du Conseil de sécurité, ce texte
a un objectif simple mais vital, en
ligne avec la raison d’être des Na-
tions unies : la paix », a déclaré
l’ambassadeur jordanien, Mah-
moud Daifallah Hmoud.
Après quatre échecs de posi-
tionnement du Conseil de sécu-
rité en quinze jours, dus notam-
ment à trois veto de Washington,
Moscou, Pékin, le groupe des
vingt-deux pays arabes avait de-
mandé à l’Assemblée générale de
se saisir du sujet. Même si les ré-
solutions votées dans ce cadre ne
sont pas contraignantes, cela per-
met de prendre le pouls de la
communauté internationale lors-
que le Conseil est paralysé par la
crispation d’un ou plusieurs de
ses membres permanents.
« Honte à vous »
Vendredi, la résolution de l’Assem-
blée générale était centrée sur la si-
tuation humanitaire à Gaza, et de-
mandait la fourniture immédiate
d’eau, nourriture, carburant, élec-
tricité, et l’accès « sans entrave » de
l’aide humanitaire. « Le système
humanitaire à Gaza fait face à un
effondrement total, avec des consé-
quences inimaginables pour plus
de 2 millions de civils », avait alerté,
un peu plus tôt, le secrétaire géné-
ral de l’ONU, Antonio Guterres.
En réaction, le Hamas s’est féli-
cité de ce vote, et a réclamé sa
« mise en œuvre immédiate afin de
permettre de fournir carburant et
aide humanitaire aux civils », tan-
dis qu’Israël l’a fustigé avec véhé-
mence. « Honte à vous ! », a lancé
l’ambassadeur israélien, Gilad Er-
dan, pour qui cette résolution est
une « infamie », et les bilans de
victimes avancés par le Hamas
« des mensonges ».
Sans surprise, Israël a pu comp-
ter sur son allié, les Etats-Unis,
dont la représentante, Linda Tho-
mas-Greenfield, s’est étonnée que
le texte ne mentionne ni le Ha-
mas ni les otages israéliens. L’am-
bassadrice américaine avait pour-
tant mis son veto au Conseil de sé-
curité, mercredi 18 octobre, à un
texte appelant à « la libération in-
conditionnelle des otages israé-
« EN DEUX SEMAINES, LES
ÉTATS-UNIS ONT PIÉTINÉ
TOUS LEURS EFFORTS
DE SÉDUCTION DES PAYS
DU SUD GLOBAL »
JÉRÔME DEVRON
spécialiste du djihad
liens » et qui condamnait « les at-
taques terroristes odieuses du Ha-
mas ». Mais Washington avait
alors sacrifié une expression forte
du Conseil de sécurité pour tenter
de négocier la mention du « droit
d’Israël à se défendre », et surtout,
n’avait souhaité aucune pertur-
bation le jour de la visite de Joe Bi-
den à Tel-Aviv.
Une occasion manquée coû-
teuse : les Etats-Unis se sont re-
trouvés avec Israël, vendredi, qua-
siment dans la même situation
d’isolement que la Russie au len-
demain de son invasion de
l’Ukraine. « En y regardant bien, les
Etats-Unis doivent se dire qu’il
aurait été plus intelligent de laisser
passer cette résolution au Conseil
de sécurité », analyse Richard
Gowan, directeur ONU du centre
de réflexion International Crisis
Group (ICG). « En deux semaines, ils
ont piétiné tous leurs efforts de sé-
duction des pays du Sud global en-
trepris ces dix-huit derniers mois »,
abonde Jérôme Devron, analyste
spécialisé sur le djihad à ICG.
Les pays arabes sont, en revan-
che, ressortis confortés de cette
séquence diplomatique des trois
premières semaines de guerre,
d’une part pour avoir poussé à dé-
passer les fractures du Conseil de
sécurité, et d’autre part pour avoir
résisté aux tentatives de récupé-
ration politique de Moscou. Ils
sont restés unis également en re-
jetant d’un bloc l’amendement
proposé par le Canada de con-
damner les « attaques terroristes
du Hamas », estimant que la res-
ponsabilité d’Israël aurait dû être
pointée par ailleurs pour un
meilleur équilibre du texte.
Les pays occidentaux se sont
montrés bien plus divisés, les
membres de l’Union européenne
en particulier. La moitié des Vingt-
Sept se sont abstenus, huit ont
voté en faveur de la résolution
(France, Belgique, Luxembourg,
Espagne, Portugal, Malte, Slovénie
et Irlande) et cinq ont voté contre
(Autriche, Croatie, République
tchèque, Roumanie et Hongrie).
Ceux qui ont voté en faveur de la
trêve l’ont fait pour ne pas tomber
dans le procès du « deux poids,
deux mesures » souvent fait aux
Occidentaux à cause de leurs dif-
férences de positionnement en-
tre l’invasion russe en Ukraine et
la guerre entre Israël et le Hamas.
« Il y va de notre crédibilité auprès
des pays du Sud global », confiait
un ambassadeur européen.
« Dans cette vue d’ensemble,
l’isolement des Etats-Unis et les
fractures européennes peuvent
sembler une victoire pour Mos-
cou », souligne Richard Gowan.
Sans compter que la Russie tente
de se positionner comme un ac-
teur depuis le début du conflit.
Malgré tout, les diplomates, y
compris ceux du Sud global, s’in-
dignent de cette tentative de récu-
pération, et de ses initiatives faus-
sement constructives. p
carrie nooten
Espagne: plus de 400000 victimes
d’actes pédocriminels dans l’Eglise
Une commission d’enquête mandatée par le Parlement s’est basée sur
un sondage d’ampleur, des archives judiciaires et des registres diocésains
madrid - correspondante
I
l aura fallu du temps, l’achar-
nement de victimes exi-
geant réparation et l’implica-
tion de journalistes du quoti-
dien El Pais, qui depuis 2018, re-
cherchent des témoignages, pour
briser le silence sur la pédocrimi-
nalité dans l’Eglise catholique es-
pagnole. Vendredi 27 octobre, la
première enquête indépendante
officielle chargée d’évaluer son
ampleur a été rendue publique.
Ses conclusions sont accablantes.
Pendant dix-huit mois, une
commission d’experts constituée
au sein du bureau du Défenseur
des droits s’est nourrie de plus de
500 entretiens, de dizaines d’ar-
chives judiciaires et de registres
des diocèses. Elle a aussi fait réali-
ser un sondage ambitieux, auprès
de plus de 8 000 personnes. Il res-
sort de cette enquête que 0,6 %
des Espagnols âgés de 18 à 90 ans
disent avoir été « agressés sexuelle-
ment par un prêtre ou un religieux
catholique » lorsqu’ils étaient mi-
neurs. Extrapolé à l’ensemble de la
population espagnole adulte, ce
pourcentage représenterait plus
de 220 000 victimes.
Par ailleurs, 0,53 % des sondés
assurent avoir été agressés par
des laïcs dans des institutions
catholiques, y compris les nom-
breux établissements scolaires
tenus par des congrégations reli-
gieuses. Au total, le nombre de
victimes d’agressions sexuelles
sur mineurs dans l’Eglise dépas-
serait ainsi les 400 000. Dans un
tiers des cas, elles ont souffert par
la suite de symptômes de stress
post-traumatiques.
L’enquête de la commission du
bureau du Défenseur des droits
Les Européens débusquent les espions russes
Depuis le printemps 2022, 200 demandes de visas ont été refusées à des « diplomates »
E n parallèle de la guerre
qu’elle mène en Ukraine
depuis le 24 février 2022, la
Russie multiplie, en secret, les
tentatives pour reconstituer ses
réseaux d’espions au cœur du
camp occidental. Moscou cher-
che, en effet, à compenser l’expul-
sion, dans le monde, de 452 offi-
ciers de renseignement russe
agissant sous couverture diplo-
matique, en guise de rétorsion
après l’agression contre le voisin
ukrainien. Depuis mars 2022, la
France a ainsi déclaré persona
non grata 41 membres du person-
nel diplomatique russe, con-
traints de quitter son territoire.
Selon les informations du
Monde, obtenues auprès de sour-
ces diplomatiques françaises, de-
puis le printemps 2022, ce sont
quelque 200 demandes de visas
faites par des diplomates russes
devant être affectés au sein de
l’Union européenne (UE) qui ont
été refusées par les pays concer-
nés. Les vingt-sept Etats membres
ont, en effet, renforcé les contrô-
les afin que les services secrets
russes, civils et militaires, ne puis-
sent renvoyer leurs agents en Eu-
rope en se faisant passer pour des
diplomates, bénéficiant, à ce titre,
de la protection consulaire.
Cette vigilance s’appuie sur des
procédures déjà en vigueur dans
le cadre de l’espace Schengen, qui
réglemente les modalités d’accès
au territoire européen. Chaque
demande de visa est examinée
par les services de renseigne-
ment, le ministère des affaires
espagnol est la première à corro-
borer les estimations livrées, en
France, par la Commission indé-
pendante sur les abus sexuels
dans l’Eglise (Ciase) en octo-
bre 2021. A la suite d’une enquête
en population générale, la com-
mission présidée par Jean-Marc
Sauvé avait alors estimé à 216 000
le nombre d’adultes ayant été vic-
times, mineurs, de violences
sexuelles de la part d’un prêtre,
d’un diacre ou d’un religieux,
chiffre qui s’élève à 330 000 si l’on
y ajoute les victimes d’agressions
de laïcs dans le cadre d’institu-
tions catholiques. Or à l’époque,
cette évaluation avait été contes-
tée jusqu’au Vatican par des sec-
teurs généralement conserva-
teurs de l’Eglise catholique.
Une institution très puissante
Au-delà de la magnitude de ces
chiffres, le rapport du Défenseur
des droits, le philosophe, ancien
recteur d’université et ancien
ministre de l’éducation Angel
Gabilondo, pointe du doigt les
manquements d’une institution
qui reste en Espagne très puis-
sante. L’Eglise catholique s’est
« distinguée durant de nombreu-
ses années par la négation ou la
minimisation du problème », al-
lant jusqu’à « culpabiliser [les vic-
times] des abus subis », a souligné
M. Gabilondo, regrettant « le si-
lence de ceux qui auraient pu faire
davantage pour éviter la pédocri-
minalité ». C’est d’ailleurs ce man-
que de volonté du clergé qui avait
poussé les députés espagnols, en
mars 2022, à lui confier cette com-
mission d’enquête.
« Nous sommes aujourd’hui un
pays un peu meilleur parce que
nous avons rendu publique une
étrangères et celui de l’intérieur
du pays auprès duquel les diplo-
mates ont déposé leur dossier.
« Le paysage de l’espionnage russe
reste très préoccupant, assure un
haut fonctionnaire français exer-
çant des responsabilités au sein
de la communauté du renseigne-
ment. Mais, désormais, nous esti-
mons que le bouclier est à la hau-
teur du glaive. »
Nombre d’officiers des services
secrets se retrouvent bloqués en
Russie, certains sans affectation,
car ils sont jugés suspects par
l’UE. D’autres sont considérés
comme « grillés », ayant vu, après
enquête, leur couverture diplo-
matique dévoilée. Dans les deux
cas, ils ne peuvent plus rejoindre
une représentation diplomati-
que dans l’espace Schengen. La
vigilance accrue des pays de
l’Union a donc contraint la Rus-
sie à tenter de contourner le bar-
rage des visas.
Recrutement à distance
Selon les autorités françaises, les
services russes de sécurité, le FSB,
seraient sortis de leur périmètre
domestique habituel pour com-
bler ces déficiences. Il leur a été,
notamment, demandé de recru-
ter et de gérer des sources à dis-
tance, depuis la Russie. Un travail
de recrutement réalisé grâce aux
seuls outils technologiques, par le
biais des réseaux sociaux et
d’autres groupes de messageries
cryptées. Une méthode plus aléa-
toire que l’enrôlement sur le ter-
rain. Elle viserait les « proxies »
international | 5
Selon
le Défenseur des
droits espagnol,
l’Eglise s’est
« distinguée par
la négation ou
la minimisation
du problème »
réalité que tout le monde connais-
sait depuis de nombreuses années,
mais dont personne ne parlait », a
réagi le président du gouverne-
ment espagnol en exercice, le so-
cialiste Pedro Sanchez.
L’Eglise espagnole a longtemps
tenté de réduire la question des
violences sexuelles à quelques
cas isolés. Ce n’est qu’en 2021,
alors que la France, l’Allemagne,
l’Irlande ou les Etats-Unis avaient
publié des conclusions alarman-
tes sur l’ampleur du phénomène,
que la Conférence épiscopale a re-
connu pour la première fois
l’existence de 220 cas d’agres-
sions sur mineurs. Deux ans plus
tard, son décompte fait état de
728 agresseurs et de 927 victimes.
Le quotidien El Pais a pour sa
part recensé plus de 2 200 victi-
mes et un millier d’auteurs. Il a
publié de nombreux articles sur
la façon dont les autorités ecclé-
siastiques ont souvent tenté
d’étouffer la parole des victimes
et de leur famille. Dans de nom-
breux cas, elles n’ont écarté les
agresseurs de leurs fonctions que
sous pression, se contentant de
les envoyer dans d’autres parois-
ses, voire de les muter dans des
pays d’Amérique latine.
présents en Europe, notamment
en France, les sympathisants à la
cause russe et les exilés.
L’autre enseignement tiré par
les services secrets européens sur
l’activité de leurs homologues
russes, depuis le printemps 2022,
porte sur la très forte mobilisa-
tion de leurs moyens techniques
et humains sur l’Ukraine et la
chasse aux traîtres de l’intérieur,
en Russie même. « Une grande
part de leurs outils de renseigne-
ment est orientée vers le soutien à
l’effort militaire actuellement sur le
sol ukrainien », constate le même
haut fonctionnaire français.
Les demandes de visas des di-
plomates russes ne sont pas les
seules à être examinées de près
par les membres de l’UE. La direc-
tion générale de la sécurité inté-
rieure (DGSI), par exemple, rend
également des avis sur les
dossiers déposés par des citoyens
russes ordinaires qui peuvent,
eux aussi, à l’occasion, dissimuler
des profils hostiles aux intérêts
français. C’est ainsi ce qui s’était
passé, au cours de l’été 2022, à la
suite de la demande de visa de
Ioulia Chifmanovitch.
Dans un premier temps, les ser-
vices consulaires français ne se
sont pas méfiés. La guerre en
Ukraine a conduit nombre de
Russes à vouloir partir un temps
pour échapper aux sanctions pro-
noncées contre Moscou, à la mo-
bilisation « partielle », ou simple-
ment pour voyager. Et puis les es-
pions les plus dangereux de Vla-
dimir Poutine, les tueurs et les
Les procès confirment ce
schéma. Le 19 octobre, l’Audience
provinciale de Leon a ainsi
condamné un prêtre à sept ans de
prison et 40 000 euros d’amendes
pour des abus sexuels commis en-
tre 2005 et 2007 sur un garçon
alors âgé de 12 à 14 ans. Bien que la
famille ait porté dès 2008 les faits
à la connaissance de l’archevêché,
aucune mesure n’a été prise. Le
prêtre n’a été muté qu’une fois
une plainte déposée devant la
justice, en 2016, d’abord dans
d’autres paroisses, puis dans un
séminaire au Pérou en 2020. Il n’a
été relevé de ses fonctions que
lorsqu’il a été inculpé.
Ces manquements ont provo-
qué « un grave problème social et
de santé publique », souligne le
rapport, qui insiste sur le fait qu’a
été « trahie la confiance déposée
par des personnes et une part im-
portante de la société dans une ins-
titution qui a eu un pouvoir inégalé
en Espagne ». Le rapport préconise
la création d’un fonds public, ali-
menté par de contributions de
l’Eglise, destiné au paiement de
compensations aux victimes.
La Conférence épiscopale a re-
fusé de réagir au rapport dans
l’immédiat. Elle devrait l’analyser
lundi 30 octobre lors d’une réu-
nion. Elle en profitera pour déci-
der si elle prolonge l’enquête in-
dépendante qu’elle a confiée à un
cabinet d’audit en février 2022 et
dont elle attend toujours les ré-
sultats. L’enquête a aussi dévoilé
l’ampleur des violences sexuelles
commises sur des mineurs hors
de l’Eglise : 11,7 % des sondés affir-
ment en avoir été victimes, prin-
cipalement au sein du cercle fami-
lial (3,36 %). p
sandrine morel
saboteurs, sont rarement des
femmes. Mais la prudence étant
de mise, ils ont attendu d’avoir
l’avis des services de renseigne-
ment pour donner leur réponse.
Or, Ioulia Chifmanovitch n’était
pas une inconnue pour la DGSI.
Elle s’est vu refuser l’obtention de
son visa du fait de sa proximité
avec son compagnon, Alexandre
Koulaguine, membre de l’unité
29 155 du 161e centre de formation
spéciale des services secrets mili-
taires russes, tête de pont de l’in-
gérence russe en Europe depuis
près de dix ans. Sa présence avait
même pu être retracée, sur le sol
français, au côté de son conjoint,
en 2017. Cette unité est tenue res-
ponsable, notamment, de la ten-
tative d’assassinat, en 2018, à Sa-
lisbury, dans le sud de l’Angle-
terre, au Novitchok, de Sergueï
Skripal, un transfuge réfugié au
Royaume-Uni.
La demande de visa pour la
France, en 2022, de Ioulia Chifma-
novitch, sur fond de guerre en
Ukraine, a démontré que l’unité
29 155 fonctionnait toujours mais
qu’elle optait, désormais, pour de
nouveaux profils, des femmes ou
des agents très jeunes, afin
d’échapper à la surveillance occi-
dentale et aux mandats d’arrêt
européens délivrés après l’affaire
Skripal. Les détails de sa de-
mande ont été partagés avec les
services alliés afin de nourrir la
liste des agents russes, itinérants
ou bien agissant sous couverture
diplomatique. p
jacques follorou
6 | planète
Planter un milliard d’arbres, une promesse risquée
L’engagement présidentiel pousserait à faire du chiffre au détriment des écosystèmes, selon des experts
P
lus que 939 millions. De-
puis 2020 et le lance-
ment du volet forestier
du programme France
Relance, environ 61 millions d’ar-
bres ont été plantés en France. A
l’époque, le plan, présenté
comme « un effort inédit », portait
sur 50 millions d’arbres. Depuis,
l’effort a changé de dimension :
fin octobre 2022, après un été
marqué par des incendies excep-
tionnels, Emmanuel Macron an-
nonçait vouloir en planter 1 mil-
liard en dix ans, un engagement
souvent cité depuis comme
preuve de l’engagement du gou-
vernement pour la biodiversité.
Renouveler 10 % de la forêt, « c’est
faisable, et c’est même ce que nous
devons faire, assurait le chef de
l’Etat. C’est un formidable chantier
écologique, environnemental et
d’aménagement ».
Sur le papier, la promesse est sé-
duisante. Les forêts, malmenées
par les incendies, les sécheresses
et les maladies, apparaissent plus
précieuses que jamais pour sé-
questrer du carbone, protéger la
biodiversité, fournir des maté-
riaux ou de l’énergie. Le président
français n’est d’ailleurs pas le seul
à s’engager en leur faveur : les
Etats-Unis, l’Union européenne
ou la Chine, où se trouvent 25 %
des superficies forestières appa-
rues depuis dix ans, ont lancé des
programmes de plantation.
Un an après l’annonce du prési-
dent français, des associations de
protection de la nature, des scien-
tifiques et des forestiers s’inquiè-
tent toutefois des conditions de
sa mise en œuvre. Ils redoutent
une approche « simpliste », qui
pousserait à faire du chiffre au dé-
triment de la préservation des
écosystèmes existants et de la
biodiversité. Des craintes nour-
ries par le bilan de France Relance
et par la publication d’un rapport
précisant les orientations du gou-
vernement en matière de renou-
vellement forestier.
Zones de déprise agricole
Intitulé « Objectif forêt » et rédigé
par un comité spécialisé du Con-
seil supérieur de la forêt et du bois
(CSFB), ce rapport, publié fin
juillet, justifie l’objectif de renou-
vellement de 10 % de la forêt.
« L’ampleur et la vitesse des chan-
gements globaux vont dépasser
les capacités d’adaptation natu-
relle de ces écosystèmes, écrivent
ses membres, qui représentent
l’ensemble des parties prenantes.
Les forêts doivent ainsi être adap-
tées ou reconstituées, au risque si-
non de ne plus pouvoir fournir à
l’avenir les différents services qu’el-
les rendent aujourd’hui. »
Mortalité des arbres en forte
hausse, dépérissements massifs,
croissance ralentie… Tous les si-
DE CAUSE
À EFFETS.
© Radio France/Ch. Abramowitz
Le magazine de
l’environnement
En partenariat
avec
Plantation d’un « îlot d’avenir », une sélection d’essences résistantes au changement climatique, dans la forêt de Tronçais (Allier), le 15 mars. VASSILI FEODOROFF
gnaux concernant l’état de santé
des forêts sont au rouge. Face à ce
constat, la plupart des acteurs
tombent d’accord sur la nécessité
d’intervenir davantage. « Cela fai-
sait longtemps que l’on demandait
un fonds stratégique, rappelle An-
toine d’Amécourt, le président du
syndicat des propriétaires fores-
tiers privés Fransylva. C’est encore
plus indispensable aujourd’hui
avec le réchauffement. Je ne suis
pas inquiet, il y aura de la place
pour tous ces arbres. »
Dans le cadre du plan d’investis-
sement France 2030, qui a pris le
relais de France Relance, le gou-
vernement mobilise, en 2023,
150 millions d’euros pour aider les
propriétaires, privés ou publics, à
renouveler leur forêt. Une
somme qui passera à 250 millions
d’euros en 2024, avec un objectif
affiché de « montée en puissance »
au fil des années.
« Qu’il faille intervenir davan-
tage, oui. Mais la question, c’est
Le mardi
21h – 22h
Aurélie
Luneau
L’esprit
d’ouver-
ture
Les ONG
de préservation
de la nature
demandent
qu’un seuil
maximal
de coupes rases
soit introduit
comment », considère de son côté
Christophe Chauvin, pilote du ré-
seau forêts de France Nature Envi-
ronnement. Où ce milliard d’ar-
bres sera-t-il planté ? Avec quelles
essences ? Et de quelle manière ?
En se basant sur des travaux de
modélisation, le comité du CSFB
identifie les territoires qui seront
concernés : les surfaces incen-
diées et dépérissantes, qui conti-
nueront à augmenter, mais aussi
des peuplements considérés
comme vulnérables, à adapter. Et
des « forêts pauvres mais avec un
fort potentiel de bois d’œuvre »,
qu’il est possible d’améliorer.
Au total, le rapport estime en-
tre 900 000 et 1 100 000 hectares
les surfaces où il y aura « vrai-
semblablement » une interven-
tion dans les dix prochaines an-
nées. Près de 90 000 hectares de
zones de déprise agricole, qui
aujourd’hui s’enfrichent natu-
rellement, sont également
désignés comme des espaces où
des « boisements volontaires »
pourraient être installés.
A propos de certaines de ces esti-
mations, six organisations de pro-
tection de la nature expriment,
dans une analyse conjointe, « de
fortes réserves ». Un autre point les
fait bondir : selon les hypothèses
retenues dans le rapport, les plan-
tations après coupes rases (appe-
lées « plantations en plein ») re-
présenteraient les deux tiers des
opérations à effectuer pour at-
teindre la cible de 1 milliard d’ar-
bres. Si ces pratiques sont parfois
inévitables sur des parcelles rava-
gées par un feu ou un pathogène,
les associations assurent qu’elles
ne doivent être utilisées qu’en
dernier recours, pour favoriser la
régénération naturelle et les plan-
tations d’enrichissement.
« Dans l’immense majorité des
peuplements, tout ne meurt pas et
on peut avoir l’espoir de garder
une ambiance forestière et que
l’écosystème se régénère », assure
Christophe Chauvin. Les coupes
rases entraînent des risques ac-
crus d’érosion des sols, de pertes
de carbone, de minéraux et de fer-
tilité. Elles ont aussi des effets né-
gatifs sur la biodiversité, avec un
appauvrissement en termes d’es-
pèces, comme le décrit une vaste
expertise collective de 2021.
Tout couper pour replanter
Pour les ONG, le système « pousse
au crime », en faisant en sorte
qu’il soit beaucoup plus simple et
avantageux, pour un proprié-
taire, de tout couper pour replan-
ter, ces plantations étant large-
ment subventionnées. « Dès que
l’on met comme objectif 1 milliard
d’arbres plutôt que des surfaces à
restaurer, on incite les gens à faire
du chiffre et donc de la plantation
en plein, regrette Sylvain Ange-
rand, coordinateur des campa-
gnes de l’ONG Canopée. Le fores-
tier qui dit : “Je ne vais planter que
100 arbres pour restaurer progres-
sivement ma forêt”, il va avoir très
peu d’argent, alors que, pour celui
qui remplit le fichier Excel en plan-
tant 5 000 arbres à l’hectare, dans
un beau quadrillage facile à véri-
fier, c’est le jackpot. »
« Il y a aussi un problème de
conflits d’intérêts lorsque la
personne qui conseille le pro-
priétaire a intérêt à vendre des
travaux lourds, parce que c’est
avec ça qu’elle fait son chiffre d’af-
faires, ajoute Sylvain Angerand.
C’est ce qui se passe avec les coopé-
ratives qui font à la fois du conseil
et des travaux. »
En mars 2022, Canopée révélait
que 87 % des projets financés par
le plan France Relance impli-
quaient des coupes rases. Une
proportion confirmée par le rap-
port « Objectif forêt », qui note
que la plantation en plein est lar-
gement choisie par les propriétai-
res. Le 23 octobre, le ministre de
l’agriculture, Marc Fesneau, a an-
noncé un projet de coopération
en matière de politique forestière
avec la Suède, qui pratique une
sylviculture fondée sur la mono-
culture et les coupes rases.
Interrogé au sujet du plan de re-
nouvellement français, le minis-
tère de l’agriculture assure pour-
tant que les coupes rases « ne sont
pas la solution ». « Il faut tordre le
cou à l’idée que le renouvellement
forestier, c’est encourager les cou-
pes rases, assure l’entourage de
Marc Fesneau. Nous encourageons
la gestion forestière : il faudra rac-
courcir les cycles, car les vieilles fo-
rêts absorbent moins de carbone. »
L’expert forestier Sylvestre Cou-
dert, qui a présidé le comité spé-
cial du CSFB et piloté la rédaction
d’« Objectif forêt », se veut aussi
rassurant. « Lors de plantations pu-
res et dures après coupes rases en
période de sécheresse, il y a de la
casse. Or les forestiers n’ont pas en-
vie d’échouer », explique-t-il.
En 2022, le taux d’échec des plan-
tations a atteint un record, notam-
ment en raison du réchauffement.
Canopée dénonce aussi le fait
que France Relance ait permis,
dans 83 % des cas, des plantations
en monoculture. Dans un rapport
de 2021 (non publié), des mem-
bres des académies des sciences et
de l’agriculture observent égale-
ment que la biodiversité et les
fonctionnalités écologiques appa-
raissent comme « un domaine né-
gligé » du volet forestier du plan,
et que la diversification des essen-
ces est « très insuffisante ». Selon
les scientifiques, la diversité est
un facteur de résilience majeur
face au dérèglement climatique.
Aujourd’hui, les ONG réclament
que le versement des aides pré-
vues dans le cadre de France 2030
soit conditionné à davantage de
garanties en matière de préserva-
tion de la biodiversité et de diver-
sification, et au maintien obliga-
toire d’éléments écologiques, tels
que le bois mort. Elles deman-
dent aussi qu’un seuil maximal
de coupes rases soit introduit.
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
LES CHIFFRES
80 %
C’est la hausse de la mortalité
des arbres depuis dix ans.
670 000 HECTARES
La superficie de forêt
dépérissante représente
4 % de la forêt française.
13,1 MILLIONS DE M3
C’est le volume annuel
des arbres morts entre 2013
et 2021 contre 7,4 millions
de m3 entre 2005 et 2013.
« On vit une révolution qui oblige
à tout repenser : la sylviculture, les
mélanges d’essences, la prise en
compte de la biodiversité, souligne
aussi Sylvestre Coudert. Les nou-
veaux modèles seront plus comple-
xes, c’est un challenge, mais, si on
ne s’adapte pas, il y aura très vite
un retour de boomerang. »
Parvenir à planter 1 milliard
d’arbres soulève d’autres défis.
Savoir quelles essences favoriser,
d’abord. Si des expérimentations
et des recherches sont menées
pour savoir lesquelles seront les
plus adaptées au climat des pro-
chaines décennies, le sujet est
éminemment complexe. La mo-
bilisation des propriétaires fores-
tiers ensuite, alors qu’une grande
partie d’entre eux ne gèrent pas
leur forêt – les trois quarts de la
forêt française appartiennent à
3,5 millions de propriétaires. Et la
structuration de toute une filière
enfin : en amont, la production
de plants devra être multipliée
par trois ; en aval, l’industrie de-
vra évoluer pour exploiter tous
les bois produits, et pas seule-
ment les résineux. « On ne main-
tiendra la diversité des essences
que s’il y a une diversité des usa-
ges du bois », prévient Antoine
d’Amécourt. p
perrine mouterde
8|
FRANCE
Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée, et les députés Marine Le Pen, Sébastien Chenu et Jean-Philippe Tanguy, à Paris, le 6 juin. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Budget 2024 : les mauvais comptes du RN
Alors qu’il prône l’apurement de la dette publique, le parti de Marine Le Pen propose des dépenses massives
L
a génétique animale a fait
d’incontestables progrès,
mais transformer une ci-
gale en fourmi reste une
opération complexe. Preuve en
est, en cette période d’examen au
Parlement du budget, le décalage
entre le discours fort du Rassem-
blement national (RN) sur la dette
de la France, et ses actes : des
amendements qui, s’ils étaient
adoptés, auraient plus de chances
d’aggraver l’endettement public
que de le réduire.
Lors du bref débat dans l’Hémi-
cycle sur la première partie du
projet de loi de finances pour
2024, l’extrême droite s’est fait
fort d’incarner un rempart con-
tre la dette. A la tribune, Jean-Phi-
lippe Tanguy, responsable des
questions économiques au RN, a
prononcé le mot à treize reprises
dans son discours, alors qu’à la
faveur d’un chiffre spectaculaire
− 3 000 milliards d’euros de dette
de l’Etat − et de l’envolée des taux
d’intérêt, le sujet revient dans le
débat public.
Particulièrement vindicatif, le
député de la Somme a accusé le
gouvernement de conduire « no-
tre pays à la banqueroute » et de
n’avoir pas profité de « l’argent
gratuit » des banques centrales
pour s’attaquer au déficit. Le rem-
boursement des intérêts consti-
tue le deuxième poste de dépen-
ses de l’Etat pour 2024 et pourrait
dépasser celui de l’éducation na-
tionale ces prochaines années.
Un phénomène aggravé par l’in-
dexation sur l’inflation d’un
dixième de la dette française.
Le Front national de Jean-Marie
Le Pen n’avait pas de discours sur
la dette et le RN n’en eut pas da-
vantage jusqu’à la sortie de la
pandémie de Covid-19, durant la-
quelle Emmanuel Macron a opté
pour la politique du « quoi qu’il
en coûte ». Marine Le Pen publie
alors, en 2021, une tribune dans
le quotidien L’Opinion, emprun-
tant aux discours orthodoxes et
En abordant
cette question,
l’objectif pour le
Rassemblement
national est
de gagner
en respectabilité
au bon sens populaire : « Oui, une
dette doit être remboursée. Il y a
là un aspect moral essentiel. »
Son objectif est alors d’enterrer
le souvenir du cafouillage sur la
coexistence de l’euro et de l’écu
lors du débat de l’entre-deux-
tours de 2017. Et de gagner en res-
pectabilité, notamment pour sé-
duire l’électorat âgé et les classes
moyennes supérieures votant à
droite. « Vous avez des moteurs de
vote émotionnels, comme le pou-
voir d’achat et l’immigration, ex-
pose M. Tanguy. Mais quand vous
confiez votre pays à un parti, vous
prenez aussi en compte ce qu’il dit
sur des sujets comme l’environne-
ment et la dette. Or, nous sommes
un peuple terrien catholique qui
croit encore que “qui paie ses dettes
s’enrichit”… Même si c’est faux. »
« L’arbre qui cache la forêt »
Malgré son abandon de la sortie
de l’euro et son renoncement à la
retraite à 60 ans pour tous, Ma-
rine Le Pen sait que la perception
d’un manque de sérieux écono-
mique lui coûte des voix. Alors
que la remontée des taux pour-
rait refaire de la dette un objet de
préoccupation, la triple candi-
date à l’élection présidentielle
compte sur ses troupes en com-
mission des finances pour dis-
tiller un discours de crédibilité
budgétaire. Son groupe a consa-
cré une part substantielle de son
enveloppe au recrutement d’un
magistrat financier, énarque,
Matthias Renault, comme con-
seiller dans cette commis-
sion. Mais, du côté des élus, Jean-
Philippe Tanguy, mis en avant
par le RN pour sa compétence
économique, est surtout, aux
yeux de Jean-René Cazeneuve,
rapporteur général Renaissance
sur le budget, « l’arbre qui cache
la forêt ».
Le sujet reste loin d’être maî-
trisé. Dans sa lettre au président
de la République, préparatoire
aux « rencontres de Saint-Denis »
en août, le président du RN, Jor-
dan Bardella, s’emmêlait les pin-
ceaux entre défiscalisation et
exonération de cotisations des
entreprises sur les hausses de sa-
laires. Le 4 octobre, interrogé sur
la flambée des taux d’emprunt
sur les marchés, le député RN de
l’Eure Kévin Mauvieux, pourtant
rapporteur de la commission des
finances sur la dette de l’Etat, ju-
geait la situation sous contrôle,
les taux étant, selon lui, « sur un
plateau ». En réalité, le taux
auquel la France emprunte à
dix ans (l’indicateur de référence
de la confiance des marchés dans
la dette française) venait de con-
naître un mois de hausse effré-
née. Il atteignait, ce jour-là, 3,6 %,
soit son niveau le plus élevé de-
puis douze ans.
En commission des finances,
Jean-René Cazeneuve observe le
comportement discret des trou-
pes lepénistes : beaucoup d’abs-
tention dans les votes et peu
d’amendements, jamais défen-
dus de manière outrancière. « Un
mélange de clientélisme et de dé-
magogie avec le vernis du sérieux
et de l’expertise », tacle le député
du Gers, qui peine à identifier
une ligne directrice. « La Nu-
pes [Nouvelle Union populaire
écologique et sociale] est as-
sez cohérente : plus de dépenses,
plus d’impôts. Chez Les Républi-
cains, ça part dans tous les sens
avec les amendements les plus
coûteux possible. Et le RN, ce n’est
pas simple. »
A écouter Jean-Philippe Tanguy
pourtant, tout est limpide : le RN
ferait des économies sur l’immi-
gration et la fraude sociale, que
Marine Le Pen désignait en 2022
comme les « gaspillages d’en
bas », généreusement évalués à
respectivement 18 et 15 milliards
d’euros. Une manière d’opposer
« la France des travailleurs » aux
étrangers qui profiteraient d’un
modèle social « dévoyé et ouvert
au monde entier ».
La même rhétorique populiste
vise ce que le RN nomme les
« gaspillages d’en haut », comme
la contribution nette à l’Union
européenne (UE), mais aussi
« l’évasion fiscale internationale,
la délinquance en col blanc, le co-
pinage des oligarques qui pillent
les biens publics », selon les mots
de Marine Le Pen en campagne
présidentielle. A cela s’ajoute la
rationalisation des administra-
tions et du « millefeuille territo-
rial ». Quant aux recettes nouvel-
les, elles proviendraient de la
taxation des multinationales et
du patrimoine financier.
Pour désendetter la France, le
RN n’avance guère de pistes nou-
velles d’économies depuis 2022.
Son programme « proposait des
mesures qui n’y conduisent pas du
tout », affirme François Ecalle,
ancien magistrat de la Cour des
comptes et président de Fipeco,
un site d’information spécialisé :
Le parti
d’extrême droite
propose
de rembourser
intégralement
les travaux
de rénovation
énergétique des
contribuables
il cite la réforme des retraites de
Marine Le Pen, les baisses de taxe
sur la valeur ajoutée ou l’exoné-
ration d’impôt sur le revenu et
sur les sociétés pour les jeunes de
moins de 30 ans. Autre mesure
coûteuse, le prêt public immobi-
lier aux jeunes couples, dont le
montant restant dû serait offert
à la naissance d’un troisième en-
fant, pour stimuler la nata-
lité. Les économistes de l’assu-
reur Allianz avaient calculé que le
programme de Marine Le Pen
pourrait générer quatre points
de PIB de déficit supplémentaire
d’ici à 2027.
Deux mesures très coûteuses
François Ecalle juge sévèrement
ces propositions du RN : « Comme
LR, ils proposent des baisses d’im-
pôts et de cotisations financées
par la lutte contre la fraude fiscale
et sociale et contre l’immigration.
Sur le premier point, il ne faut pas
se faire d’illusion sur les marges à
conquérir. Sur le second, les études
économiques sur l’immigration di-
sent, de manière générale, qu’elle
est bonne pour les finances publi-
ques, puisque les immigrés sont en
âge de travailler et ne reçoivent pas
encore de prestations. »
Epluchant le budget 2024,
M. Tanguy dit avoir trouvé des
pistes d’économies. Il pointe par
exemple du doigt la compensa-
tion par l’Etat des crédits carbone
de l’industrie électro-intensive,
pour environ un milliard d’euros.
Cette aide également critiquée
par La France insoumise bénéfi-
cie à des sites industriels expo-
sés, selon le gouvernement, à un
risque de délocalisation. « L’Etat
n’a pas à venir au secours de tout
comme il le fait depuis cin-
quante ans », tranche le député
de la Somme. Par amendement,
le RN propose des réductions
de la contribution française à
l’UE (2 milliards d’euros),
l’avance à l’audiovisuel public
(2,5 milliards, soit 60 % de la con-
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
tribution de l’Etat) ou la fin
d’un avantage fiscal au transport
maritime.
L’analyse des amendements du
RN fait toutefois apparaître des de-
mandes de dépenses nouvelles. Il
s’agit le plus souvent de niches fis-
cales à prolonger ou à créer, no-
tamment en faveur des propriétai-
res immobiliers ou de groupes
d’intérêts (agriculteurs, anciens
combattants, avocats, militai-
res…). Deux mesures engendre-
raient, pour l’Etat, un coût consi-
dérable. L’une propose de rehaus-
ser de près de 1 000 euros le seuil
du revenu imposable et d’abaisser
le taux de la première tranche
d’impôt sur le revenu, de 11 % à 9 %.
Cette tranche concerne la classe
moyenne au sens large : la moitié
des foyers français s’y situe.
La deuxième mesure propose
de rembourser intégralement les
travaux de rénovation énergéti-
que des contribuables, sur leurs
résidences principales comme
secondaires, dès lors qu’ils per-
mettent d’atteindre un diagnos-
tic de performance énergétique
de niveau D ou supérieur. Ce rem-
boursement se ferait sous la
forme d’une réduction d’impôt
(et non un crédit d’impôt), de
sorte que les plus modestes – le
tiers des 20 millions de foyers
non imposables – n’en bénéficie-
raient pas. En 2020, le gouverne-
ment italien de Giuseppe Conte,
du parti populiste Mouvement
5 étoiles, avait mis en place un
dispositif approchant. Giorgia
Meloni, la présidente d’extrême
droite du conseil italien, y a mis
un terme trois ans plus tard :
outre le fait qu’il a alimenté l’in-
flation et la fraude dans le secteur
de la construction, le système a
largement obéré les marges de
manœuvre financières de Rome
pour les années à venir. L’Etat ita-
lien déplore, en moins de
trois ans, 100 milliards d’euros de
pertes d’impôts. p
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10 | france
Banlieues: des annonces jugées «sans vision»
Après les mesures sécuritaires postémeutes, Elisabeth Borne a décliné, vendredi, le volet social de son projet
L
es applaudissements fu-
rent brefs et sans en-
train. Vendredi 27 octobre,
à Chanteloup-les-Vignes
(Yvelines), devant une centaine de
maires de banlieue et de représen-
tants d’association, la première
ministre, Elisabeth Borne, entou-
rée de treize ministres, a clos le
conseil interministériel des villes
(CIV) par un discours résumant
quelques-unes des principales
mesures annoncées en faveur des
quartiers populaires.
Le rendez-vous, maintes fois
reporté, était attendu depuis près
d’un an : c’est dans cette enceinte
que l’Etat dévoile son action en
matière de politique de la ville, qui
concerne près de 1 500 quartiers et
plus de 5 millions d’habitants.
Mme Borne l’a rappelé : ce CIV s’ins-
crit dans le cadre de la mise en
œuvre du plan Quartiers 2030,
présenté en juin par le chef de
l’Etat à Marseille, et destiné à
« donner aux habitants des quar-
tiers les moyens de choisir leur vie ».
Les acteurs de terrain espéraient
des mesures fortes. Des mesures
« avec du souffle, une vision et un
changement de méthode », déclare
Ali Rabeh, maire (Génération.s) de
Trappes (Yvelines) ; des mesures
« ambitieuses, à la hauteur des en-
jeux », lance Gilles Leproust, maire
(Parti communiste, PCF) d’Allon-
nes (Sarthe) et président de l’asso-
ciation Ville & Banlieue ; des me-
sures « qui montrent que le gouver-
nement a pris conscience de la pré-
carisation de nos territoires et des
difficultés des banlieues », souligne
Catherine Arenou, maire (divers
droite) de Chanteloup-les-Vignes.
« Une litanie de mesurettes »
Des mesures « sociales » aussi, afin
d’apporter un équilibre aux ré-
ponses postémeutes axées princi-
palement sur l’ordre et la répres-
sion dévoilées la veille par Elisa-
beth Borne, dans le grand amphi-
théâtre de la Sorbonne, à Paris.
Il est 12 h 45 lorsque la réunion
se termine, après plus de deux
heures de prises de parole succes-
sives des ministres (logement,
éducation, ville…). Les mines sont
fermées. Le grand soir n’a pas eu
lieu. La première ministre part
sans un mot à la presse. Et en
omettant de saluer Gilles Le-
proust, qui l’attendait à la sortie.
Le maintien par Fitch de la note française offre un répit à l’exécutif
L’agence s’est montrée clémente en ne dégradant pas la dette tricolore, vendredi, mais souligne que son niveau élevé reste « une faiblesse »
U ne bonne nouvelle, mais
pour combien de temps ?
Vendredi 27 octobre au
soir, on a poussé un ouf de soula-
gement dans les couloirs de
Bercy : Fitch, l’une des trois princi-
pales agences chargées d’évaluer
la solvabilité de l’Etat français, n’a
pas émis d’avis négatif. Elle a réaf-
firmé la note de la France, qu’elle
avait abaissée d’un cran en avril, à
AA- avec perspective stable ; non
sans préciser dans un communi-
qué que « les finances publiques,
et en particulier le haut niveau
de dette publique », constituent
« une faiblesse ».
L’agence pointe aussi « le risque
que des économies non précisées
ne soient pas réalisées », et ques-
tionne les 12 milliards d’euros
d’économies annuelles que le mi-
nistère des finances promet à par-
tir de 2025, alors que le pays pour-
rait faire face à « des dépenses plus
importantes que prévu en matière
de subventions énergétiques ou de
santé ». « Je prends acte de la déci-
sion de Fitch », a réagi le ministre
de l’économie, Bruno Le Maire,
assurant rester « totalement dé-
terminé à rétablir les finances pu-
bliques de la France ».
Certains
ménages les plus
en difficulté
ne se verront
plus attribuer de
logements dans
les quartiers
prioritaires
« On espérait un CIV historique et
nous avons eu une litanie de mesu-
rettes, technocratiques et sans
vision », tranche Ali Rabeh. Denis
Oztorun, maire (PCF) de Bonneuil-
sur-Marne (Val-de-Marne), parle
de « mesures réchauffées et recy-
clées », deux adjectifs qui revien-
nent beaucoup. Opérations de tes-
ting pour lutter contre les discri-
minations (« ça fait des décennies
que ça se fait… »), 1 000 postes
d’éducateurs sociosportifs (« trop
peu »), 1 000 billets à prix réduits
pour les Jeux olympiques (« un
nombre ridicule »), lancement des
« forces d’action républicaine »
(une mesure maintes fois annon-
cée et jamais mise en œuvre, et
promise de nouveau la veille par
Mme Borne), « colonies apprenan-
tes » (« déjà en place »)…
« Le CIV n’est pas pensé ni cons-
truit pour faire la révolution,
tempère Hélène Geoffroy, maire
(Parti socialiste) de Vaulx-en-Velin
(Rhône). Ce qu’il faudrait que le
gouvernement porte à un mo-
ment, en revanche, c’est un vrai
projet pour repenser la cohésion
nationale. Là, ce que nous avons, ce
sont quelques bonnes mesures qui
permettront d’améliorer le quoti-
dien des quartiers. » La plupart
concèdent en effet que certaines
demandes ont été entendues et
certains besoins pris en compte.
Ainsi du doublement de la part
du fonds vert (destiné à financer
des projets présentés par les col-
lectivités territoriales en matière
de performance environnemen-
tale, d’adaptation du territoire au
changement climatique et d’amé-
lioration du cadre de vie) investie
dans les quartiers – avec un objec-
tif de 15 % ; du déploiement d’un
fonds de 300 millions d’euros sur
trois ans en faveur des associa-
tions œuvrant pour remobiliser
Il y a une semaine, le 20 octobre,
Paris avait déjà échappé à la vin-
dicte d’une autre agence : Moo-
dy’s, qui avait maintenu la note de
la France à Aa2, l’une des meilleu-
res possibles, avec une perspective
stable. Un signe de « la crédibilité
de la signature française », selon
Bruno Le Maire.
Alors que la dette a dépassé le
seuil symbolique des 3 000 mil-
liards d’euros, et devrait représen-
ter, comme cette année, 109,7 %
du produit intérieur brut (PIB)
en 2024, le gouvernement s’est
engagé à ramener le déficit public
sous les 3 % du PIB en 2027, à 2,7 %.
Le projet de loi de finances (PLF)
2024, dont la première partie est
passée en première lecture par le
biais du 49.3, le 17 octobre,
trois jours avant la décision de
Moody’s, prévoit un déficit de
4,4 % en 2024, contre 4,9 % at-
tendu en 2023.
Si les agences ont été clémentes,
c’est que le gouvernement a pour
l’heure réussi à les convaincre.
« Ils ont su créer assez de confiance
sur la trajectoire. Les agences ont
“acheté” les prévisions de Bercy »,
estime Ludovic Subran, chef éco-
nomiste chez Allianz. La
Elisabeth Borne et Gabriel Attal (au centre), à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), le 27 octobre. BERTRAND GUAY/AFP
des publics les plus éloignés de
l’emploi, dont la moitié bénéfi-
ciera aux habitants des quartiers ;
du programme Entrepreneuriat
Quartiers 2030 porté avec
Bpifrance et la Banque des terri-
toires, doté de 456 millions
d’euros sur quatre ans ; de l’ins-
cription de la rénovation urbaine
dans la durée, c’est-à-dire au-delà
de 2030, année où doit s’achever
le deuxième volet du programme
de rénovation urbaine ; de
l’annonce d’un projet de loi d’ici à
la fin de l’année pour lutter contre
les copropriétés dégradées.
Concernant le logement, c’est
l’annonce d’une circulaire qui
sera adressée aux préfets leur de-
mandant de ne plus attribuer de
logements aux ménages DALO
(droit au logement opposable) les
plus en difficulté dans les quar-
tiers prioritaires qui a retenu l’at-
tention de tous. Une façon
d’œuvrer pour la mixité sociale et
de contenir la concentration des
France a également bénéficié de
la comparaison internationale :
l’Italie a vu ses taux d’intérêt bon-
dir après le dérapage de son défi-
cit, et l’Allemagne pourrait finir
2023 en récession.
En avril, l’agence Fitch avait dé-
gradé la dette française non seu-
lement en raison de ses doutes
sur la trajectoire de désendette-
ment, mais aussi de « l’impasse
politique et [des] mouvements so-
ciaux » après l’adoption de la ré-
forme des retraites par 49.3.
Une charge en hausse
Après ce coup de semonce, Bruno
Le Maire s’est attelé à refaire de la
dette un sujet politique. En juin, il
organisait en grande pompe des
Assises des finances publiques,
clamant l’urgence de réduire les
dépenses de santé ou celles liées
aux politiques de l’emploi. Il
n’a cessé, depuis, d’appeler à
leur maîtrise, allant jusqu’à de-
mander à la majorité de trouver
1 milliard d’euros d’économies
supplémentaires durant l’exa-
men du budget. Laquelle majo-
rité s’est fait fort de brocarder
l’« axe de l’irresponsabilité » bud-
gétaire formé, selon elle, par les
plus précaires dans les mêmes
quartiers. « Une mesure très posi-
tive dans le principe mais que les
préfets auront beaucoup de mal à
appliquer vu qu’il n’y aura nulle
part ailleurs où les loger, souligne
Catherine Arenou. Par ailleurs,
qu’est-ce que cela veut dire “les
DALO les plus précaires” ? » Cette
mesure est l’un des points forts de
ce CIV mais aussi le point faible.
Scolarisation dès 2 ans
« Ces mesures ne s’attaquent pas
aux vrais problèmes du logement :
le fait qu’il ne s’en construit plus et
que certaines communes refusent
de se conformer à la loi SRU, qui
leur impose de disposer d’un nom-
bre minimum de logements so-
ciaux, rien là-dessus », regrette
Gilles Leproust.
Le troisième volet d’actions
concerne l’accès aux services
publics dans lequel « l’école est
centrale ». Poursuite du dédouble-
ment de certaines classes en
oppositions de gauche comme de
droite dans leurs amendements –
selon la formule du rapporteur
général Renaissance Jean-René
Cazeneuve.
Mais pour l’avenir, rien n’est
joué, bien au contraire. Le 1er dé-
cembre, une troisième agence,
Standard & Poor’s, qui applique
déjà à la dette tricolore une pers-
pective négative et avait prévenu
en juin des « risques » relatifs à
l’exécution des objectifs budgé-
taires du gouvernement Borne,
doit rendre son verdict. De quoi
mettre la pression sur le pouvoir
exécutif, alors que les taux ne ces-
sent de grimper sur les marchés.
« A Bercy, ils sont obsédés par le fait
de ne pas dépasser les 5 % de déficit
[en 2023], c’est un combat de tous
les instants », glisse M. Subran.
« Cette fois-ci, c’était trop tôt pour
une dégradation, l’instant de vérité
sera plutôt le budget 2025. On com-
mencera à avoir les premiers élé-
ments pour savoir si la France res-
pecte ses engagements européens
ou pas », estime Patrick Artus, con-
seiller économique chez Natixis.
Les agences évaluent générale-
ment la crédibilité des prévisions
gouvernementales en termes de
éducation prioritaire, systémati-
sation des « stages de réussite »
fin août, en amont de la rentrée
scolaire, extension du temps
passé à l’école dans les quartiers
sensibles… Le chef de l’Etat avait
déjà annoncé, fin juin à Marseille,
les principales mesures énoncées
par Elisabeth Borne vendredi, no-
tamment la scolarisation des en-
fants dès 2 ans et l’accueil des élè-
ves de 8 heures à 18 heures dans
les collèges d’éducation priori-
taire à partir de la rentrée 2024.
Il avait aussi annoncé son ambi-
tion, confirmée vendredi, de gé-
néraliser le programme Cités édu-
catives à tous les quartiers priori-
taires de la politique de la ville
(QPV) d’ici à 2027. Ce programme,
qui consiste à articuler toutes les
politiques locales et à faire colla-
borer tous les acteurs mobilisés
autour de l’enjeu éducatif, sur
tous les temps de la vie de l’élève,
est aujourd’hui expérimenté
dans 208 QPV sur plus de 1 400.
Le gouvernement
« a su créer assez
de confiance
sur la trajectoire »
LUDOVIC SUBRAN
chef économiste chez Allianz
poids de la dette dans le PIB, de
déficit, de croissance et d’intérêts
à rembourser. « Là, entre le retour
des taux d’intérêt positifs et l’effet
boule de neige de dépenses socia-
les et climatiques, c’est la double
peine pour la France », prévient
Ludovic Subran.
Bercy a construit ses prévisions
budgétaires avec des taux d’inté-
rêt à dix ans de 3,4 % fin 2023. Or
« les émissions [de dette] des der-
nières semaines ont été placées en-
tre 3,3 % et 3,5 % », signale le minis-
tère. La France prévoit d’emprun-
ter un montant record de 285 mil-
liards d’euros sur les marchés
en 2024. Conséquence, la charge
(c’est-à-dire les intérêts) de la
dette ne cesse d’augmenter : elle
est attendue à 48,1 milliards
en 2024, et devrait encore gonfler
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Le gouvernement confirme éga-
lement que la carte de l’éducation
prioritaire sera redessinée pour
se calquer progressivement sur le
zonage des QPV, quand près de
40 % des élèves vivant dans l’un
de ces quartiers sont aujourd’hui
scolarisés hors éducation priori-
taire. Il y a quelques semaines, le
premier syndicat enseignant du
secondaire, le SNES-FSU, avait mis
en garde le nouveau locataire de
la Rue de Grenelle, Gabriel Attal,
contre le risque « qu’un ressenti-
ment s’installe durablement »
parmi les jeunes des quartiers, où
la mixité fait défaut et où se
concentrent les élèves en grande
difficulté sociale et scolaire.
Les mesures remises en avant
vendredi sont insuffisantes,
d’autant que l’enjeu central des
moyens nécessaires pour les met-
tre en œuvre reste en suspens. p
claire ané,
louise couvelaire
et éléa pommiers
de moitié d’ici 2027, à plus de
74 milliards d’euros.
Par ailleurs, si Bercy se vante
d’effectuer 16 milliards d’euros
d’économies dans le PLF 2024, l’es-
sentiel (14 milliards) provient de
l’arrêt de mesures d’urgences liées
aux précédentes crises, comme le
bouclier tarifaire. Entre l’inflation
persistante, les tensions géopoliti-
ques et la crise du logement, qui
peut dire si de nouveaux soutiens
sonnants et trébuchants ne seront
pas nécessaires pour protéger le
pouvoir d’achat des Français ?
Certes, le rôle prescripteur des
agences de notation s’est émoussé
depuis dix ans et la fin de la crise
des subprimes. En avril, la dégra-
dation par Fitch n’a pas à elle seule
suffi à faire bouger les taux d’inté-
rêt français. Mais elle avait sonné
comme un désaveu politique
pour Emmanuel Macron, notam-
ment vis-à-vis de ses partenaires
européens, en jetant le doute sur
son programme de réformes. Et
dans un environnement de mar-
ché nettement plus fébrile qu’il y a
six mois, une nouvelle dégrada-
tion ne pourrait qu’accroître la
tension sur les taux. p
audrey tonnelier
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
La dissolution des
Soulèvements
de la Terre devant
le Conseil d’Etat
Le rapporteur public s’est prononcé
pour le rejet de la requête en annulation
du mouvement écologiste, vendredi
Q
uatre dissolutions en
une seule session. Le
Conseil d’Etat a exa-
miné, vendredi 27 oc-
tobre, quatre requê-
tes en annulation de dissolutions
d’associations ou de groupements
de fait, dont la plus attendue était
celle des Soulèvements de la Terre
(SLT), prononcée par un décret du
21 juin. Une première visant un
mouvement écologiste et une or-
ganisation informelle de masse
disant représenter 150 000 per-
sonnes. Les trois autres requêtes
concernaient la Coordination con-
tre le racisme et l’islamophobie
(CRI), dissoute le 20 octobre 2021,
l’Alvarium, un groupuscule d’ul-
tradroite basé à Angers, dissous le
17 novembre 2021, et la GALE
(Groupe antifasciste Lyon et envi-
rons), dissoute le 30 mars 2022.
La décision de regrouper ces
quatre associations en une seule
et même session relève du prési-
dent de la section du contentieux
du Conseil d’Etat, qui a convoqué
pour l’occasion une formation
élargie de quinze juges – dont les
dix présidents de chambre de sa
section – afin de marquer « la so-
lennité » de l’audience mais aussi
« d’élaborer la doctrine du Conseil
d’Etat sur une question aux enjeux
essentiels pour la liberté associa-
tive », selon une source de la juri-
diction administrative suprême
installée au Palais-Royal, à Paris.
La dissolution des Soulèvements
de la Terre, suspendue par un ré-
féré lors de l’été, a occupé la plus
grande partie de l’audience. C’est
la plus épineuse et celle sur la-
quelle la Place Beauvau a présenté
le mémoire le plus fourni et le plus
argumenté. Mais le ministère de
l’intérieur n’était pas convié à
prendre la parole dans cette
Qatargate : «Mon rôle était de recevoir de l’argent et de le dispatcher »
« Le Monde » a eu accès aux procès-verbaux des auditions de deux mis en examen dans l’enquête sur l’attribution du Mondial de foot 2022
Q uels rôles ont joué le
consultant Jean-Charles
Brisard, spécialisé dans
l’intelligence économi-
que et les filières terroristes, et son
ex-épouse, l’avocate Géraldine
Lesieur, en marge de l’attribution
controversée, en décembre 2010,
de la Coupe du monde 2022 de
football au Qatar ? Les 12 et
13 septembre, les juges d’instruc-
tion Serge Tournaire et Virginie
Tilmont les ont mis en examen
pour « recel du délit de corruption
de personne n’exerçant pas une
fonction publique » et « escroque-
rie » dans le cadre de l’information
judiciaire ouverte en 2019 par le
Parquet national financier (PNF).
C’est dans le volet polynésien
du « Qatargate » que le tandem
est mis en cause, peu après la
mise en examen pour « corrup-
tion privée passive », de leur ex-
client : l’ancien vice-président ta-
hitien de la FIFA et ex-patron de la
Confédération du football d’Océa-
nie, Reynald Temarii. Celui-ci, qui
avait confié sa défense à Me Le-
sieur en 2010, est soupçonné
d’avoir scellé, fin 2010, un pacte
audience de fond qui a vu s’oppo-
ser le rapporteur public, chargé de
donner son avis en toute indépen-
dance sur les questions posées par
l’affaire, et les représentants des
requérants. Le rapporteur public,
Laurent Domingo, s’est prononcé
pour le rejet des requêtes en annu-
lation dans les quatre affaires exa-
minées ce vendredi. A commencer
par les Soulèvements de la Terre.
« Trouble grave à l’ordre public »
Concernant le mouvement
écologiste, M. Domingo a axé l’es-
sentiel de sa démonstration sur la
notion de « provocation », au sens
d’incitation. C’est le motif invoqué
par le décret de dissolution qui se
fonde sur le premier alinéa de l’ar-
ticle L212-1 du code de la sécurité
intérieure, modifié par la loi dite
« séparatisme » d’août 2021 : « Sont
dissous, par décret en conseil des
ministres, toutes les associations
ou groupements de fait (…) qui pro-
voquent à des manifestations ar-
mées ou à des agissements violents
à l’encontre des personnes ou des
biens ». L’Etat considère que le col-
lectif provoque des actions violen-
tes à l’encontre des biens.
Pour Laurent Domingo, tous ces
critères s’appliquent aux Soulève-
ments de la Terre, qu’il qualifie de
« groupement de fait » : « Les
provocations aux atteintes aux
biens sont documentées », avance-
t-il en citant des vidéos et tuto-
riels pour démanteler les méga-
bassines, par exemple. Tout
comme est documenté, selon lui,
notamment le fait que les SLT « se
félicitent » des actions menées sur
leurs réseaux sociaux, et donc les
revendiquent. Quant aux « ac-
tions de désarmement », revendi-
quées par les Soulèvements de la
Terre, comme le démontage de
corruptif avec le milliardaire qa-
tari Mohamed Ben Hammam, dit
« MBH », ancien vice-président de
la FIFA et ancien patron de la Con-
fédération asiatique de football.
La justice française soupçonne
« MBH » d’avoir tenté de « neutra-
liser un vote favorable aux concur-
rents du Qatar », le 2 décem-
bre 2010, en payant les frais de dé-
fense de M. Temarii dans le cadre
de son appel de sa suspension
pour « déloyauté » prononcée par
le comité d’éthique de la FIFA. En
déposant un recours le 30 no-
vembre 2010, M. Temarii ne pou-
vait être remplacé par un repré-
sentant de l’OFC lors du scrutin.
La somme de 305 000 euros a
ainsi été versée « de manière oc-
culte », selon la justice, par « MBH »
pour les frais d’avocat de M. Tema-
rii, en deux versements, en février
et avril 2011, sur le compte suisse
de JCB Consulting International,
société de M. Brisard. « Mon rôle
était de recevoir de l’argent et de le
dispatcher » pour régler les frais de
défense du Tahitien, a précisé aux
juges M. Brisard, lors de son audi-
tion, que Le Monde a consultée.
Rassemblement contre la dissolution des Soulèvements de la Terre, au Conseil d’Etat, à Paris, le 27 octobre. STEFANO RELLANDINI/AFP
canalisations, l’ensablement de
réservoirs de gasoil, l’arrachage
de plantations, le rapporteur pu-
blic considère que leur « caractère
récurrent », le « nombre important
de militants radicalisés » qu’elles
mobilisent et leurs conséquen-
ces, caractérisent « un trouble
grave à l’ordre public ». Pour le
rapporteur public, la « désobéis-
sance civile », revendiquée par les
SLT, « n’est pas consacrée par la
loi », ajoutant qu’elle « est considé-
rée par essence comme non vio-
lente » : « Les Soulèvements de la
Terre sont clairement hors du
champ de la désobéissance civile. »
Dans leur réponse, les avocats
des Soulèvements de la Terre et
des associations, organisations et
syndicats (Ligue des droits de
l’homme, Mouvement contre le
racisme et pour l’amitié entre les
peuples, Europe Ecologie-Les
Verts, Confédération paysanne,
La France insoumise, Utopia 56,
etc.) qui se sont joints à la requête
en annulation, ont insisté sur l’in-
terprétation extensive, et dange-
reuse à leurs yeux, de la notion de
« provocation » portée par le rap-
porteur public. Pour l’avocat au
Conseil Antoine Lyon-Caen, « ces
provocations doivent être direc-
tes ». Elles ne peuvent pas être « in-
directes, implicites ou insidieu-
ses », comme le prétend le rappor-
teur public. Pour Me Lyon-Caen,
« Je crois que M. Temarii ne sou-
haitait engager aucun denier
personnel dans le cadre de sa dé-
fense, ce qui m’avait d’ailleurs éton-
née », a observé devant les juges
Me Lesieur. « Ma cliente ne peut ac-
cepter que ses conseils et actes ac-
complis en sa qualité d’avocat[e]
pour son client soient mis en cause
et utilisés pour tenter de caractéri-
ser une prétendue escroquerie afin
de faciliter une corruption liée à
l’attribution de la Coupe du monde
au Qatar ! », déclare Pascal Garba-
rini, l’avocat de Me Lesieur.
Rémunéré 50 000 euros pour
son rôle d’intermédiaire auprès
de M. Temarii, M. Brisarda assuré
M. Brisard a
assuré aux juges
avoir effectué des
« vérifications »
concernant
la réputation
de « MBH »
« la plupart des agissements qu’il a
cités ne sont pas imputables aux
Soulèvements de la Terre ».
L’avocat a également rappelé
que le juge des référés avait souli-
gné dans sa décision du 11 août la
« modestie » des dommages cau-
sés par le mouvement. Selon lui,
seuls six événements leur sont re-
prochés. « Les membres du mou-
vement ne sont pas des saboteurs
qui valorisent la destruction pour
la destruction », a complété Me Ka-
tia Guermonprez, qui représente
19 associations membres du
mouvement.
« Effet dissuasif »
Me Paul Mathonnet, qui repré-
sente entre autres le Syndicat de la
magistrature et le Syndicat des
avocats de France, solidaires des
Soulèvements de la Terre, a porté
le débat sur le trouble à l’ordre pu-
blic, qui doit être « grave » et donc
toucher « le fonctionnement des
pouvoirs publics ». Les dégâts étant
réversibles, l’atteinte aux biens
opérée par les SLT ne saurait justi-
fier une dissolution : pour l’avocat,
il s’agit d’« actes expressifs » rele-
vant de la liberté d’expression,
comparables aux décrocheurs de
portraits du président de la Répu-
blique. Mais surtout, a-t-il mis en
garde, une telle dissolution aura
immanquablement un « effet dis-
suasif sur la liberté d’expression » :
aux juges avoir effectué des « véri-
fications » concernant la réputa-
tion de « MBH » « d’où il ressortait
qu’il n’avait jamais été inquiété ».
Personnage sulfureux, « MBH »
était pourtant étroitement lié à la
candidature de son pays à l’orga-
nisation du Mondial 2022 et sera
suspendu à vie en 2012 par la FIFA
pour des atteintes à la probité. « A
cette époque-là, son rôle n’avait
pas soulevé de question ni à l’inté-
rieur de la FIFA, ni à l’extérieur », a
martelé M. Brisard à propos de
« MBH », alors que M. Temarii a
accepté l’aide financière du Qa-
tari en janvier 2011. Le Tahitien a
toujours réfuté la moindre « con-
trepartie » en lien avec le Mondial.
Pourquoi a-t-il décidé de faire
appel de sa suspension ? Selon ses
dires, c’est une note confiden-
tielle envoyée par M. Brisard qui
l’aurait convaincu. A-t-il été
trompé par son contenu, comme
le suspectent les juges ? Dans la
note, M. Brisard l’alertait sur
l’ouverture d’une enquête préli-
minaire par le ministère public de
la Confédération suisse, suscepti-
ble de l’inquiéter. Il avertissait
Pour l’avocat Paul
Mathonnet, les
actions des SLT
sont des « actes
expressifs »
relevant
de la liberté
d’expression
« Si vous fermez la porte à ces
actions, vous risquez de basculer
vers l’extrémisme. »
Concernant la Coordination
contre le racisme et l’islamopho-
bie (CRI), le rapporteur public a
estimé que la dissolution se justi-
fiait au vu du 6e alinéa de l’arti-
cle 212-1 du code de la sécurité in-
térieure : il vise ceux qui « provo-
quent ou contribuent par leurs
agissements à la discrimination, à
la haine ou à la violence ». La CRI
« diffuse un sentiment de menace
et de persécution systématique
chez les musulmans », a estimé
M. Domingo qui a souligné les
« très nombreuses réactions hai-
neuses, racistes ou antisémites »
sur les réseaux sociaux de l’asso-
ciation. « Protester contre les hom-
mages après l’attentat contre Sa-
muel Paty et dénoncer ces
hommages ne sont pas une incita-
M. Temarii qu’une « renonciation
préalable » à faire appel équivau-
drait à une « reconnaissance de
culpabilité » dans le cadre de cette
procédure judiciaire supposée.
« Je ne suis jamais intervenue »
A la justice française, M. Brisard a
assuré avoir tenu ses informa-
tions, le 29 novembre 2010, de la
magistrate suisse Juliette Noto-
Lherminé, « procureure générale
adjointe chargée des délits finan-
ciers ». Or, auditionnée en mars,
elle a assuré que M. Brisard « ne l’a
jamais contactée au sujet de ces
affaires ». Des « allégations » ba-
layées par lui devant les juges.
Le contenu de cette note consti-
tue un point de désaccord entre ce
dernier et Me Lesieur. Laquelle a re-
connu avoir touché 135 000 euros
d’honoraires. Devant les juges, elle
a certifié n’avoir jamais « eu à vali-
der » la note, « adressée directe-
ment à M. Temarii », et n’avoir eu
« aucun moyen de vérifier la teneur
de ses propos ». M. Brisard a con-
firmé ne pas l’avoir fait valider par
son ex-épouse. Durant son audi-
tion, Me Lesieur a pris ses distan-
france | 11
tion à la haine et à la discrimina-
tion », a tenté de justifier Me Cou-
dray, l’avocat de la CRI.
Le rapporteur public a soutenu
la dissolution de l’Alvarium, qui
n’était représenté par aucun
avocat, par le même motif que
celle de la CRI, citant de nom-
breux messages du collectif assi-
milant « musulmans, migrants,
racailles et terroristes ».
Enfin, le rapporteur public a jus-
tifié la dissolution des antifas de la
GALE par leur « provocation aux
actes violents » en citant plusieurs
slogans tels que : « Vive la police qui
brûle », « mettez Paris à feu et à
sang ! », etc. Me Lyon-Caen, son
avocat, a demandé que soit faite la
distinction entre les messages
émis par la GALE et ceux qu’elle
relaye. Il a également souligné que
« la liberté d’expression d’un
groupe militant » ne pouvait être la
même que celle d’un simple qui-
dam. Il a enfin rappelé qu’à l’instar
des Soulèvements de la Terre, le
juge des référés avait suspendu la
dissolution du groupe en 2022.
A la fin de l’audience, les mili-
tants tentaient de se rassurer en
répétant que dans 80 % des déci-
sions, le juge de fond suit celui des
référés. Mais dans 80 % des cas, il
suit aussi l’avis du rapporteur pu-
blic… Les décisions seront ren-
dues dans les jours à venir. p
christophe ayad
ces avec les « prétendues investiga-
tions » de son ex-mari : « Encore
une fois, ce n’était pas mon dossier
et tout cela me paraissait très hypo-
thétique (…) [M. Brisard] a manifes-
tement oublié de m’aviser, ou omis
(…). Je ne suis jamais intervenue
auprès de M. Temarii concernant
d’éventuelles poursuites. (…) Com-
ment aurais-je pu imaginer que
M. Brisard avait donné des fausses
informations ? (…) »
« Prétendre à présent, que ma
cliente aurait participé à une es-
croquerie au travers d’une note,
établie par M. Brisard, dont elle
ignorait tout et qu’elle n’a jamais
validée, au prétexte qu[’il] est le
père de ses enfants est un postulat
sexiste qui est d’un autre temps,
développe Me Garbarini. La rela-
tion sentimentale est ainsi présen-
tée comme la preuve de sa partici-
pation à l’escroquerie. En fait, elle
ne pouvait pas ne pas savoir. »
L’avocate de M. Brisard, Julia
Minkowski, et celui de Me Lesieur
vont déposer une requête en
nullité de la mise en examen de
leur client. p
rémi dupré
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
12 | 0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023

Sanofi tourne la page du Doliprane

Le laboratoire abandonne son pôle de santé grand public pour se concentrer sur les traitements innovants

A
près plus d’un demi-
siècle dans le giron de
Sanofi, le Doliprane
s’apprête à quitter sa
maison mère pour voler de ses
propres ailes. Le laboratoire phar-
maceutique a annoncé, vendredi
27 octobre, son intention de se sé-
parer de son activité de santé
grand public, qui regroupe ses
médicaments vendus sans or-
donnance, dont sa célèbre mar-
que de paracétamol, et ses com-
pléments alimentaires.
Cette déclaration, saluée par les
investisseurs, n’a toutefois pas
suffi à dissiper la migraine des
marchés, occasionnée par une
autre annonce du groupe : l’aban-
don de son objectif visant à at-
teindre une marge opération-
nelle de 32 % en 2025. En Bourse, le
titre a cédé près de 19 % au cours
de la journée.
Le projet de scission du pôle de
santé grand public, qui compte
treize sites de production dans le
monde, dont deux en France, à Li-
sieux (Calvados) et à Compiègne
(Oise), 11 000 salariés, 125 mar-
ques environ, et pèse 5,1 milliards
d’euros de chiffre d’affaires, n’est
pas une surprise. En 2019, l’an-
nonce de la création d’une entité
commerciale autonome, abritant
sous une même bannière l’en-
semble des médicaments sans or-
donnance et des compléments
alimentaires vendus par le
groupe, avait semé le doute.
En 2022, celle du transfert du siège
de cette filiale, de Gentilly (Val-de-
Marne), où est installé le siège de
Sanofi France, à Neuilly-sur-Seine Sur l’une des chaînes de mise en conditionnement des boîtes de Doliprane, à l’usine Sanofi de Lisieux (Calvados), le 13 janvier. MARC OLLIVIER/OUEST FRANCE/MAXPPP
(Hauts-de-Seine), a achevé de con-
vaincre les derniers sceptiques.
Sanofi a livré peu de détails sur humaines, Florence Cauvet, il est gué syndical : « Tout le monde con- visions de médicaments sans or-
Craintes des salariés les modalités du divorce, qui de-
Ce projet de inquiet. L’industriel, lui, tempère. naît le Doliprane. Mais, demain, la donnance, moins rentables que
La décision présentée vendredi vrait être entériné « au plus tôt au scission devrait « Il s’agit de deux activités différen- France n’aura peut-être plus la les ventes de médicaments inno-
n’en a pas moins créé une onde de quatrième trimestre de 2024 ». S’il tes, avec des marchés différents. La main sur ce médicament majeur, vants. Dernier en date, le britanni-
choc parmi les salariés. « Les colla- précise étudier « les scénarios de
être entériné conjoncture n’est pas la même que alors même que l’on ne cesse de que GSK s’est séparé, en 2022, de
borateurs ne comprennent pas. Il y séparation possibles », une préfé- « au plus tôt celle d’Euroapi », assure-t-il. parler de souveraineté sanitaire. » son portefeuille en créant Ha-
a seulement quelques jours, Sanofi rence semble se dessiner pour Dans l’Hexagone, les craintes des leon. Avec le recentrage de son ac-
annonçait un nouvel investisse- une introduction en Bourse par le
au quatrième 1 600 salariés concernés demeu- Préparer l’avenir tivité sur les traitements et les
ment de 20 millions d’euros à Li- biais d’une société dont le siège trimestre 2024 » rent. « Qui va nous gouverner ? Selon nos informations, la santé vaccins innovants, Sanofi espère
sieux, où est fabriqué le Doliprane, serait installé à Paris. Une option Quelle sera la stratégie adoptée ? grand public ne serait pas la seule augmenter sa marge opération-
et, aujourd’hui, ils découvrent que qui n’est pas sans rappeler le Les emplois seront-ils mainte- entité vouée à quitter Sanofi. De- nelle, un indicateur financier
le groupe vend leur usine. Certains choix effectué par le laboratoire, « Aujourd’hui, on nous sert la nus ? », s’interroge Christophe puis plusieurs mois, le laboratoire scruté par les investisseurs.
salariés étaient en pleurs ce ma- en 2022, lorsqu’il s’était délesté même soupe qu’au moment de la Quillet, délégué syndical CGT du aurait engagé une réflexion sur Il s’agit aussi de prouver sa capa-
tin », raconte une source syndi- d’une partie de sa chimie pour création d’Euroapi, en nous disant site Sanofi de Lisieux. Bercy dit sui- l’avenir de ses centres de distribu- cité à préparer l’avenir, alors que
cale au sein d’Opella, la holding créer un champion européen des que la scission du pôle de santé vre le dossier. Le ministre délégué tion en France. Trois sites seraient son traitement vedette, le Du-
qui rassemble les activités de principes actifs, Euroapi. grand public lui permettra de da- chargé de l’industrie, Roland Les- concernés, à Amilly (Loiret), pixent, qui « s’approche des 11 mil-
santé grand public du laboratoire. Lancé il y a un an et demi, ce der- vantage se développer que s’il res- cure, et son collègue de la santé, Croissy-Beaubourg (Seine-et- liards d’euros de ventes annuel-
Les conditions de l’annonce ont nier, dont Sanofi est actionnaire à tait au sein de Sanofi. C’est Aurélien Rousseau, « vont recevoir Marne) et Saint-Loubès (Gironde). les », observe le directeur général
heurté les salariés, qui dénoncent hauteur de 30 %, et l’Etat de 12 % écœurant », s’indigne Jean-Louis rapidement Sanofi ». L’industriel envisagerait de les cé- de Sanofi, Paul Hudson, constitue
la « culture à l’anglo-saxonne » de par le truchement de Bpifrance, Peyren, coordinateur CGT au sein Ils « veilleront, de manière exi- der à l’allemand DHL et d’externa- sa principale source de revenus.
la direction. « On découvre les pro- n’a pas eu le destin flamboyant du groupe pharmaceutique. geante, à la continuité d’approvi- liser auprès du logisticien son ac- La société projette à cette fin d’ac-
jets de Sanofi dans la presse. Il n’y a qu’il espérait. Son cours de Comme la plupart des représen- sionnement de l’ensemble des mé- tivité de distribution de médica- croître ses investissements dans
eu aucune information préalable Bourse a dérapé de plus de 60 % tants syndicaux qui ont assisté à dicaments concernés pour les Fran- ments dans l’Hexagone. la recherche et le développement,
communiquée aux salariés. C’est depuis son introduction sur le la réunion à distance organisée çais, et à la préservation des capaci- En s’allégeant de son pôle de grâce à un programme de réduc-
un manque de respect total des marché, ce qui a conduit à l’évic- vendredi matin avec la présidente tés de production française et de santé grand public, le groupe ne tion des coûts de 2 milliards
collaborateurs du groupe », s’of- tion, mercredi 25 octobre, de son de Sanofi France, Audrey Derve- l’emploi », précise-t-on. Car là est fait qu’emboîter le pas de ses ri- d’euros en 2024 et en 2025. p
fusque cette même source. directeur général, Karl Rotthier. loy, et la directrice des ressources l’autre problème, relève un délé- vaux, qui, tous, ont cédé leurs di- zeliha chaffin

Le fragile regain de forme des compagnies aériennes américaines

American Airlines, United Airlines et Delta Air Lines sont confrontés à la hausse des prix des carburants et à des revendications salariales

C’ est un temps révolu,

mais pas si lointain. Au
printemps 2020, avec
l’arrivée de la pandémie de Co-
vid-19, les compagnies aériennes
américaines, plus encore que
leurs rivales européennes, ont es-
suyé de très lourdes pertes. Ame-
rican Airlines, le numéro un outre-
Atlantique, perdait alors plus de
100 millions de dollars (94,5 mil-
lions d’euros) chaque jour.
Pour éviter la faillite, le groupe
avait dû tendre la sébile à l’Etat,
qui lui avait versé 12 milliards de
dollars d’un généreux plan d’aide
de 50 milliards destinés à sauver
l’aéronautique. Delta Air Lines
avait aussi annoncé des pertes re-
cord : près de 12,4 milliards de dol-
lars en 2020, après un bénéfice de
6,2 milliards de dollars en 2019.
Requinquées par l’argent public,
les compagnies régulières améri-
caines ont vite retrouvé la grande
forme. En 2022, leurs résultats fi-
nanciers ont parfois dépassé ceux
de 2019, tandis que leur niveau
d’activité a flirté avec celui d’avant-
Covid. A l’inverse de l’Europe, où
ce sont les compagnies low cost
qui sont reparties le plus vite, por-
tées par la réouverture des court et
moyen-courriers. Leur secteur
d’activité de prédilection.
« Au plus fort de la crise, les com-
pagnies aériennes se sont placées
sous la protection du chapitre 11, la
loi américaine sur les faillites qui
permet de suspendre les créances et
obligent les sociétés à se restructu-
rer, explique Stéphane Albernhe,
président du cabinet de conseil
Archery Strategy Consulting. En
échange du gel des créances, les en-
treprises ont procédé à de profon-
des restructurations de leurs flot-
tes, de leurs réseaux, de leurs fré-
quences, de leurs lignes, de leurs ca-
bines d’avion et de leurs effectifs. »
Pilotes en position de force
Résultat, en 2023, les bénéfices des
grandes compagnies américaines
devraient doubler, pour atteindre
près de 10 milliards de dollars. Au
deuxième trimestre, Delta Air
Lines a enregistré les meilleures
performances de son histoire. Si-
gne de cette santé retrouvée, Uni-
ted Airlines, puis Delta Air Lines
ont convoqué la presse internatio-
nale. La première dans son fief de
Chicago, fin octobre, la seconde
dans son hub d’Atlanta, début no-
vembre. L’objectif est de mettre en
avant la modernisation de leur
flotte, avec, notamment, le renou-
vellement des cabines des avions.
Autre preuve de dynamisme,
United Airlines a, dès 2021, re-
commencé à commander de nou-
veaux appareils. Après l’achat de
270 avions, il y a deux ans, et en-
core 200 en 2022, la compagnie a
annoncé, début octobre, une
commande de 110 avions, dont
50 long-courriers 787 Dreamliner
et 60 moyen-courriers A321neo.
Des contrats estimés à plus de
40 milliards d’euros au total. De
son côté, Delta Air Lines avait
passé commande, en juillet, de
12 moyen-courriers A220 et, de-
puis le printemps, elle mènerait
des discussions avec Airbus pour
une commande géante de long-
courriers A330 et A350.
Cette période faste est-elle déjà
en passe de s’achever ? Les compa-
gnies sont confrontées à la hausse
des prix des carburants, qui repré-
sentent un tiers de leurs coûts
fixes, et aux revendications sala-
riales des personnels. Notam-
ment des pilotes, en position de
force, car pas assez nombreux sur
le marché pour accompagner la
vigoureuse reprise de l’activité. Se-
lon l’Association du transport aé-
rien international, les compagnies
du monde entier devraient trans-
porter 4,35 milliards de passagers
en 2023. Un résultat proche du
record de 2019 (4,54 milliards).
Ainsi, American Airlines est re-
tombée dans le rouge au troi-
sième trimestre, avec une perte de
plus d’un demi-milliard de dol-
lars, après avoir dû verser 980 mil-
lions de dollars de prime à ses
quinze mille pilotes cet été. Une
augmentation de plus de 46 % éta-
lée sur quatre ans. Les revendica-
tions des navigants risquent d’es-
saimer. C’est désormais au tour
des hôtesses et des stewards de ré-
clamer des hausses de leurs rému-
nérations : ils menacent de faire
grève s’ils n’obtiennent pas 50 %
d’augmentation sur quatre ans.
American Airlines n’est pas la
seule à devoir sortir le carnet de
chèques. Au printemps, Delta Air
Lines a consenti à verser 7 mil-
liards de dollars d’augmentation
pour ne pas perdre ses pilotes. Et,
en juillet, United Airlines accep-
tait 40 % de hausse des salaires,
soit une enveloppe de près de
10 milliards de dollars. p
guy dutheil
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023 économie & entreprise | 13

La voiture
électrique
abordable
se rapproche
Les constructeurs envisagent
de multiplier les lancements à
des prix inférieurs à 30 000 euros

E
n cassant les prix de la
ë-C3, la version tout élec-
trique de sa citadine at-
tendue au printemps
2024, Citroën (qui appartient au
groupe Stellantis) endosse enfin
son positionnement de construc-
teur populaire avec un petit mo-
dèle qui débutera à 23 300 euros,
avant déduction du bonus de
5 000 euros. Cette annonce inter-
vient alors que se profile l’arrivée
de nombreux véhicules électri-
ques d’entrée de gamme, signe
que l’industrie automobile euro-
péenne commence à prendre
conscience qu’il n’est plus possi-
ble de continuer à ne vendre que
des voitures électriques chères.
Pendant que le Model Y de
l’américain Tesla (45 000 euros)
caracole en tête des ventes en Eu-
rope et dans le monde, les modè-
les plus abordables vont se multi-
plier au cours des prochains
mois. La Renault 5 est attendue au
deuxième semestre 2024, mais
son autonomie comme son ni-
veau d’équipement laissent pré-
sager un prix un plus proche de
30 000 euros que de 25 000…
Outre la ë-C3, qui sera fabriquée
à Trnava (Slovaquie), Stellantis va
aussi proposer un modèle abor-
dable chez Opel ainsi que chez
Fiat, qui prépare une Panda élec-
trique. Du côté coréen, Hyundai
lancera un petit véhicule dérivé
de la Casper, et Kia envisage une
EV2, alors que Volkswagen com-
mercialisera en 2025 son ID.2, an-
noncée également à 25 000 euros.
Tesla, pour sa part, proposera un
Model 2 à 25 000 dollars (environ
23 600 euros).
Le ralentissement de la demande
des ménages, freinée par l’évolu-
tion du pouvoir d’achat, comme
les perspectives incertaines de
l’ensemble du marché automobile
font planer des menaces sur les
ventes de voitures électriques. Cel-
les-ci trouveraient un relais de
croissance avec le déploiement de
gammes moins élitistes, dont la
diffusion pourrait être stimulée
par le biais du futur « leasing so-
cial », formule de location longue
durée à partir de 100 euros par
mois sous conditions de ressour-
ces envisagée par le gouverne-
ment à partir de début 2024.
A l’heure actuelle, les ventes
sont dynamiques et atteignent
15 % des immatriculations
(20 % pour les particuliers), mais
elles sont dominées par les modè-
les de plus de 35 000 euros (le prix
de la Peugeot e-208, longtemps
en tête des ventes), qui se dispu-
tent un segment que la guerre des
prix engagée par Tesla rend insta-
ble. Proposition la moins chère
du marché aujourd’hui, la Dacia
Spring (20 800 euros) se présente
comme un modèle à dominante
Lors de la présentation de la nouvelle ë-C3 de Citroën, à Meudon (Hauts-de-Seine), le 17 octobre. ABDUL SABOOR/REUTERS
urbaine, alors que la ë-C3 ou la R5
sont plus polyvalentes. Et sa pro-
venance (elle est produite en
Chine) va la priver du bonus éco-
logique qui contribue largement
à sa compétitivité.
Concurrence chinoise
Si les constructeurs tirent les prix
vers le bas, c’est qu’ils ont trouvé
un nouvel allié : les batteries li-
thium-fer-phosphate. Fabriquées
avec peu de « matériaux criti-
ques », contrairement aux accu-
mulateurs conçus avec la chimie
nickel-manganèse-cobalt, elles
présentent l’intérêt d’être moins
coûteuses et moins exposées au
risque d’incendie. Elles dispose-
raient en sus d’une durée de vie
supérieure.
Cette technologie, à laquelle les
marques chinoises BYD et MG re-
courent massivement, comme
Tesla pour ses versions d’entrée
de gamme, a, par exemple, per-
mis à Smart de proposer en Alle-
magne une version de sa nouvelle
voiture baptisée « #1 » à un prix
(37 490 euros), en baisse de
5 000 euros. Les Citroën ë-C3 se-
ront, elles aussi, équipées de ce
type de batteries, dont les défauts
sont de disposer d’une moindre
densité énergétique et de ne pas
pouvoir s’intégrer dans un pro-
cessus de recyclage complet.
Développer des voitures électri-
ques moins élitistes offre à
Citroën, Renault, Fiat, Hyundai ou
Volkswagen l’occasion de devan-
cer la concurrence chinoise. Cel-
le-ci prend pied en Europe, en pri-
vilégiant les offres de milieu et de
haut de gamme, plus rentables et
plus proches de leur portefeuille
de modèles. De plus, la catégorie
des petites électriques constitue
une spécialité où les Européens
sont plus à l’aise que les nouvelles
marques asiatiques, lesquelles
vont devoir s’adapter aux goûts et
pratiques des automobilistes du
Vieux Continent.
Les fabricants
ont un nouvel
allié : les batteries
lithium-fer-
phosphate,
moins coûteuses
De manière plus large, l’irrup-
tion de voitures électriques à
20 000 euros capables d’être utili-
sées comme le véhicule unique
d’un ménage introduirait des
changements d’une portée non
négligeable dans le rapport à
l’automobile. Opter pour une
Citroën ë-C3, c’est prendre le vo-
lant d’une petite voiture confor-
table, quoique au rayon d’action
limité à 320 km (220 km pour la
version à 19 900 euros), ce qui ne
pose pas de difficulté pour les dé-
placements quotidiens (l’écra-
sante majorité des usages), mais
impose d’organiser son voyage à
l’avance dès que celui-ci dépasse
une certaine distance.
La contrainte de l’autonomie
mérite toutefois d’être relativisée
au regard du maillage de plus en
plus serré des réseaux de bornes
de recharge à forte puissance, sur-
tout sur les autoroutes, dont la
quasi-totalité des stations-service
sont désormais équipées.
Enfin, si les voitures électriques
sont plus onéreuses − ce qui expli-
que le succès du leasing, qui
concerne au total plus des trois
quarts de leurs immatricula-
tions −, elles imposent de moin-
dres dépenses de fonctionne-
ment, surtout lorsque la recharge
est effectuée à domicile. Le mode
de consommation de la « wat-
ture », plus chère à l’achat mais
moins coûteuse qu’une thermi-
que à l’usage, s’inscrit, lui aussi,
en rupture avec le modèle de
l’automobile thermique. p
jean-michel normand

I MMOBILIER MATIÈRES PREMIÈRES

Quand Nicolas Sarkozy
joue les DRH chez Hachette
L’ ancien président de la République
Nicolas Sarkozy prend décidément
très à cœur le rôle d’administrateur de
Lagardère qui est le sien depuis juin 2021. Trop
peut-être. Au point de s’introniser directeur
des ressources humaines, voire directeur gé-
néral, de sa filiale Hachette Livre. Selon la di-
rectrice générale adjointe d’Humensis,
Muriel Beyer, qui fut son éditrice pendant des
années au sein des éditions de l’Observatoire,
il lui a proposé de prendre la direction de
Grasset, une des plus prestigieuses maisons
d’Hachette. « Je l’ai remercié et lui ai dit qu’un
éditeur formidable, Olivier Nora, occupait déjà
fort bien la place », raconte au Monde l’intéres-
sée. Cette dernière a décliné l’offre, en rappe-
lant son attachement définitif à « son bébé »,
les éditions de l’Observatoire.
Contacté par Le Monde, Olivier Nora af-
firme : « Jusqu’à plus ample informé, je suis
PDG des éditions Grasset et entends le rester. Je
me refuse à commenter des rumeurs. » Par l’in-
termédiaire de son attachée de presse, Nicolas
Sarkozy ne confirmait pas, vendredi 27 octo-
bre, avoir fait cette proposition à Muriel Beyer.
Différend
Ce nouvel épisode illustre la tension qui existe
dans les relations entre l’ex-chef de l’Etat et Oli-
vier Nora. Nicolas Sarkozy avait été irrité par la
publication d’un ouvrage de Patrick Rambaud,
Chronique du règne de Nicolas Ier, paru
en 2008 chez Grasset. Et surtout par le choix
du bandeau de la couverture le représentant
en Tarzan, vêtu d’un maillot de bain léopard.
Avant que le groupe Vivendi de Vincent Bol-
loré n’avale officiellement Hachette, Olivier
Nora s’est aussi montré courageux mais bien
seul, fin juin, en signant une tribune de sou-
tien aux journalistes du JDD (filiale de Vivendi).
A la manœuvre, Nicolas Sarkozy, grand ami
de l’industriel breton, a déjà obtenu en
mars 2022 le départ de l’une des talentueuses
Le mètre carré sous les
10 000 euros à Paris PAR LAURENCE GIRARD
A Paris, le prix moyen au mè-
tre carré des appartements
devrait être, en octobre et
pour le deuxième mois d’affi-
Le cacao décroche
éditrices du groupe, Sophie de Closets, à la
tête de Fayard. Partie chez Flammarion
(Madrigall), elle a emmené avec elle une di-
zaine d’auteurs phares.
Dès le printemps, l’ancien locataire de l’Ely-
lée, en dessous de la barre des
10 000 euros, à 9 890 euros.
La diminution annuelle des
prix dans la capitale attein-
drait alors 5,7 % en un an, se-
le cocotier
Alors que les papillotes font déjà cabosses orangées accrochées au
sée, également auteur, avait prévenu Muriel lon la note conjoncturelle des leur entrée chez les commerçants tronc des cacaoyers sont coupées,
Beyer qu’il quitterait les éditions de l’Observa- Notaires du Grand Paris pu- les plus pressés, le client est tenté. puis tranchées pour livrer les pré-
toire, malgré le succès commercial de ses bliée vendredi 27 octobre. Sur Doit-il succomber deux mois cieuses fèves. Sans attendre, les
deux derniers ouvrages Passions (2019) et Le l’ensemble de l’Ile-de-France, avant les festivités ? Etre pré- marchés tentent de les soupeser.
Temps des tempêtes (2020), pour rejoindre la tendance baissière devrait voyant en achetant maintenant ? « Même si les cacaoyers conti-
Fayard (Hachette). Une maison désormais di- aussi être importante, avec un Seule certitude, les prix des confi- nuent de produire des cabosses et
rigée par Isabelle Saporta, recul de 2,4 % en trois mois. series chocolatées seront scrutés qu’il est donc difficile de faire des
qui s’était rangée derrière et les promotions prisées en ces prévisions, la production en Côte
Nicolas Sarkozy lors de L’EX-PRÉSIDENT SAN T É temps d’inflation débridée. d’Ivoire pourrait être inférieure à
son différend avec Sophie Ehpad : Medicharme Au moment des vœux pour deux millions de tonnes », estime
de Closets. Toutefois, son A PROPOSÉ visé par deux enquêtes 2024, certains pourraient former Pierre Ricau, analyste pour la so-
dernier ouvrage, Le Temps administratives l’espoir encore vague d’une dé- ciété de conseil N’Kalô Service. Il
des combats (2023), s’est
À MURIEL BEYER, Le groupe d’Ehpad privés Me- crue des prix. Le gouvernement évoque le coût élevé des engrais
nettement moins vendu QUI FUT SON dicharme, qui gère 43 établis- veut faire pression, incitant par et des pesticides, qui a contraint
que les précédents. sements en France et compte la loi industriels et distributeurs les planteurs à réduire les doses.
Nicolas Sarkozy a dit à ÉDITRICE, DE 1 300 salariés, fait l’objet de à anticiper les négociations tari- Les marchés ont aussi scruté la
Muriel Beyer qu’il savait deux enquêtes administrati- faires des produits alimentaires météo pluvieuse propice à la dif-
qu’Humensis allait être à DIRIGER GRASSET ves, dont les conclusions sont pour les boucler en janvier. fusion de maladies fongiques.
vendre, sans écarter l’hy- attendues pour le début de Faut-il croire au Père Noël ? Dans un contexte de craintes
pothèse qu’Hachette s’y intéresse. Le réassu- l’année 2024, a annoncé, Rien ne prédit que les discus- de déficit de l’offre, les planteurs
reur Scor n’a pas fait mystère de sa volonté de vendredi, le ministère des sions aboutiront à un repli des ivoiriens attendaient beaucoup
se séparer de cette filiale à laquelle tenait tant solidarités. L’inspection géné- prix. En tout cas, pas pour le cho- de la fixation des tarifs de la nou-
l’ancien patron Denis Kessler, mort le 9 juin. Le rale des finances et celle des colat. Et pour cause. Avec le cacao, velle campagne. Espoirs déçus.
personnel aurait été informé qu’Humensis se- affaires sociales vont exami- les spéculateurs ont tiré la fève. Le prix payé par kilo de fèves
rait cédé en totalité et non par appartements. ner notamment ses « prati- La poudre brune s’est enflammée bord champ est passé de 900 à
Nombre de candidats seraient sur les rangs, ques commerciales et finan- sur les marchés. Fin octobre, elle 1 000 francs CFA (de 1,37 à
sans qu’aucun n’ait confirmé puisque la vente cières ». – (AFP.) se négocie à près de 3 800 dollars 1,52 euro). Une hausse de 11 %,
n’a pas officiellement démarré. Albin Michel (3 600 euros) la tonne à New certes, mais sans comparaison
et Gallimard ont tout intérêt à en être : le pre- CON J ON CT U R E York, un plus haut depuis 1979. avec les 40 % de celle du cours du
mier est partenaire d’Humensis dans le por- Stabilité de la hausse Le cacao décroche le cocotier. cacao. Les planteurs sont tou-
tail éducatif Edulib, le second distribue ou dif- des prix aux Etats-Unis Pour expliquer cette envolée, jours chocolat. Les gourmands
fuse des maisons de ce petit groupe. Le milliar- L’inflation est restée stable il faut se tourner vers la Côte devront, eux, débourser plus,
daire tchèque Daniel Kretinsky, qui s’apprête à au mois de septembre d’Ivoire et le Ghana, les deux pays après la nouvelle année, pour
mettre la main sur Editis, n’a pas dit son der- aux Etats-Unis, pour pivot du cacao, qui fournissent s’offrir tablettes et confiseries
nier mot. Et la direction d’Hachette, plus pru- le troisième mois d’affilée, ensemble près de 60 % des volu- chocolatées. Ou peut-être se ra-
dente que l’administrateur de Lagardère, Nico- à 3,4 % sur un an, a indiqué, mes mondiaux. Or, dans les plan- tionner, en pensant : « Un carré
las Sarkozy, « ne fait aucun commentaire ». p vendredi, le département tations africaines, la grande ré- de chocolat croqué, c’est un arbre
nicole vulser du commerce. – (AFP.) colte a débuté le 1er octobre. Les qui craque. » p
14 | économie & entreprise
berlin - correspondance
E
n plein cœur de Ber-
lin, dans le quartier
de Moabit, la Gastur-
binenwerk (« usine
de turbines à gaz »)
est un imposant bâti-
ment de verre et de béton. Son
style épuré frappe par sa moder-
nité. Construit en 1909 par l’ar-
chitecte Peter Behrens pour l’in-
dustriel AEG, le site a été l’un des
tout premiers lieux de fabrica-
tion de turbines à gaz du monde.
Aujourd’hui classé, il rappelle
qu’avant d’être une métropole
culturelle et technologique Berlin
a été un haut lieu de l’industriali-
sation allemande, dès le XIXe siè-
cle. Siemens y a fait ses premiers
pas, en 1847.
Difficile de le croire de l’exté-
rieur, la Gasturbinenwerk n’a ja-
mais changé de fonction. Son pro-
priétaire, aujourd’hui Siemens
Energy, y fabrique toujours les fa-
meuses turbines à gaz, désormais
compatibles avec l’hydrogène.
Dans les ateliers, on peut observer
des ouvriers s’activer autour de
ces immenses moyeux hérissés
de pales de nickel, de titane et de
céramique, quasi emblématiques
de l’industriel allemand.
Actuellement en pleine renais-
sance, cette activité traditionnelle
évite à Siemens Energy une crise
encore plus dramatique qu’elle ne
l’est déjà. Le groupe a essuyé une
perte abyssale de 3 milliards
d’euros entre avril et juin, due à
des dysfonctionnements sur ses
éoliennes terrestres. Pour l’exer-
cice 2022-2023, clos le 30 septem-
bre, cette perte pourrait atteindre
le niveau historique de 4,5 mil-
liards d’euros.
Ces déboires sont d’autant plus
douloureux qu’ils sont liés à ce
qui devait être l’avenir du groupe,
l’éolien. Siemens Energy est né il y
a trois ans de la séparation d’avec
Siemens, avec l’ambition d’être le
« couteau suisse » des solutions
énergétiques, combinant des acti-
vités traditionnelles liées aux fos-
siles avec un puissant pôle éolien,
promis à un grand avenir.
COOPÉRATION MALHEUREUSE
La promesse s’est fracassée sur le
mur des pannes en cascade sur
des turbines à vent. Fin juin, le
groupe a publié un communiqué
dans lequel il reconnaissait des
problèmes de qualité sur des éo-
liennes terrestres déjà installées.
L’annonce avait fait chuter le
cours de près de 40 %. En août, la
direction a pu donner une pre-
mière évaluation des dommages :
le remplacement de composants
tels que les engrenages et les pales
de turbines devrait coûter 1,6 mil-
liard d’euros. A cela s’ajoutent
600 millions d’euros supplémen-
taires de perte de chiffre d’affai-
res, car la production d’éoliennes
en mer cale.
L’évaluation financière du
groupe a été dégradée par les
agences de notation. Pour Sie-
mens Energy, c’est un désastre in-
dustriel et financier : l’entreprise
a perdu les deux tiers de sa valeur
depuis son introduction en
Bourse, en 2020. Et la descente
aux enfers n’est pas terminée.
Jeudi 26 octobre au matin, le
cours a de nouveau dévissé de
plus de 39 %, après que la société a
confirmé des informations de la
presse selon lesquelles elle a de-
mandé l’aide de l’Etat allemand
pour pouvoir continuer à accep-
ter des commandes.
Des éoliennes en construction à l’usine Siemens Gamesa de Cuxhaven (Allemagne), le 31 janvier. FOCKE STRANGMANN/AFP
PLEIN CADRE
Chez Siemens Energy,
les éoliennes en berne
Le spécialiste allemand des solutions énergétiques, indépendant
depuis 2020, connaît une grave crise depuis qu’il a révélé
des dysfonctionnements massifs sur ses produits
Dans le communiqué, l’entre-
prise tente de rassurer, expli-
quant que « les résultats financiers
de Siemens Energy pour l’exercice
2023 devraient être entièrement
conformes aux prévisions », grâce
aux bonnes performances des ac-
tivités liées aux turbines à gaz et
aux réseaux électriques. Celles-ci
affichent des carnets de com-
mandes pleins, « ce qui entraîne
un besoin croissant de garanties à
long terme ». Ces garanties finan-
cières, habituelles dans les projets
d’infrastructures de cette enver-
gure, sont en principe assurées
par les banques.
Cependant, en raison des pertes
accumulées, Siemens Energy ris-
que de ne plus pouvoir obtenir le
soutien des banques, devenues ré-
ticentes face au risque encouru.
D’où le recours à l’Etat. Selon des
sources de presse, le besoin de ga-
rantie du groupe s’élève à 15 mil-
liards d’euros, sous peine de ne
plus pouvoir conclure de nou-
veaux contrats d’ampleur. Jeudi, le
ministre de l’économie, Robert
Habeck, a reconnu « des pourpar-
lers menés en confiance » avec l’in-
dustriel. Néanmoins, aucun ac-
cord n’a encore été trouvé. Pour-
tant, le temps presse.
Le groupe
a essuyé
une perte
abyssale
de 3 milliards
d’euros
entre avril et juin
Aux réparations d’ampleur à
mener sur les éoliennes problé-
matiques s’ajoute un problème de
production : la vente de la turbine
défectueuse a été interrompue.
Pour la remplacer, le groupe envi-
sage de mettre sur le marché une
toute nouvelle éolienne, qui pour-
rait être prête au plus tôt… dans
deux ans. Le champion allemand
de l’éolien se retrouve dans la si-
tuation ubuesque de ne plus pou-
voir servir le marché, au moment
où le monde, en particulier l’Alle-
magne, vit une accélération histo-
rique du développement des éner-
gies renouvelables.
Le désastre est lié à la coopéra-
tion malheureuse avec le fabri-
cant de turbines Gamesa, racheté
partiellement par Siemens
en 2017. L’idée était d’associer à
l’allemand, alors ultradominant
dans l’éolien en mer, le spécialiste
espagnol de l’éolien terrestre. La
nouvelle filiale Siemens Gamesa
devait devenir un champion mon-
dial des turbines à vent.
Mais, ces dernières années, les
problèmes et les pertes massives
se sont accumulés, en raison de
conditions de marché difficiles,
mais aussi de conflits internes in-
duits par la fusion. Dans l’espoir
de mieux imposer des restructu-
rations, Siemens Energy a décidé,
courant 2022, de prendre le con-
trôle total de la société. Quatre
milliards d’euros ont été dépen-
sés à cet effet, pour racheter le
solde des actions.
Le « deal », bouclé seulement
quelques mois avant la décou-
verte des pannes, pourrait rester
dans les annales comme une des
plus grandes bourdes de l’histoire
du géant industriel. Pour le patron
de Siemens Energy, Christian
Bruch, la pression des investis-
seurs pourrait se changer en fran-
che hostilité lors de la présenta-
tion annuelle des résultats, le
15 novembre. Aux Etats-Unis, des
plaintes collectives d’actionnaires
sont déjà en préparation.
« Siemens Energy doit mainte-
nant déterminer ce qu’il va faire de
sa filiale éolienne, quels éléments
de la chaîne de production il veut
conserver ou non, observe Felix
Schröder, analyste chez Union In-
vestment, vendredi 27 octobre au
matin. L’entreprise est un acteur in-
contournable de la transition éner-
gétique. Cela rend la situation ac-
tuelle d’autant plus dramatique. »
CONDITIONS INTENABLES
Pour sa défense, Christian Bruch
devrait argumenter que toute la
branche éolienne européenne est
confrontée aux mêmes difficultés,
qui pèsent sur les marges de tous
les constructeurs. Il y a d’abord le
problème de la lenteur des autori-
sations administratives, qui crée
un coûteux décalage entre les ap-
pels d’offres et la réalisation des
projets sur le terrain.
A cela se sont ajoutés la hausse
des taux d’intérêt et le renchéris-
sement de certains produits in-
termédiaires et matières premiè-
res. Ces effets ont ruiné le modèle
économique de projets qui fonc-
tionnent avec des prix de l’électri-
cité fixés à l’avance. Ces derniers
mois, plusieurs parcs éoliens en
mer en préparation ont été annu-
lés faute de rentabilité.
Les difficultés actuelles s’expli-
quent aussi par la course rui-
neuse à la technologie dans la-
quelle se sont lancés tous les ac-
La faiblesse des
constructeurs
occidentaux
tombe d’autant
plus mal que
la Chine pourrait
en profiter
pour s’imposer
sur le marché
teurs du secteur – Siemens Ga-
mesa, mais aussi le danois Ves-
tas, l’américain General Electric
(GE), les allemands Nordex et
Enercon. Avec des éoliennes tou-
jours plus grandes et plus com-
plexes, les constructeurs rivali-
sent d’innovation pour rempor-
ter les appels d’offres.
Les pannes constatées sont bien
souvent le reflet de conditions in-
tenables imposées par les indus-
triels à leurs sous-traitants. Mi-
octobre, des éléments d’une éo-
lienne GE située à Alfstedt-Ebers-
dorf, en Basse-Saxe, se sont
décrochés, tombant d’une hau-
teur de 161 mètres sur les champs
environnants. Selon l’exploitant,
ce n’est pas la première fois que ce
type de turbine rencontre des
problèmes de qualité.
Cette faiblesse des constructeurs
occidentaux tombe d’autant plus
mal que la Chine pourrait en profi-
ter pour s’imposer sur le marché.
En effet, ses fabricants produisent
des éoliennes à un prix deux fois
inférieur à celui des Européens et
proposent des conditions de fi-
nancement privilégiées.
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Beaucoup de constructeurs
européens redoutent une répéti-
tion du scénario vécu par le sec-
teur des panneaux solaires : un
contrôle progressif de toute la fi-
lière par la Chine, qui avait poussé
à la faillite ses concurrents euro-
péens, en inondant le marché de
produits à la limite du dumping.
Le corollaire dans l’éolien serait
une nouvelle dépendance à un
produit stratégique pour la sécu-
rité énergétique européenne.
« APPROCHE IDÉALISTE »
« Pendant longtemps, les fabri-
cants européens étaient ultra-
dominants mondialement. Main-
tenant, les Chinois sont en train de
les remplacer sur tous les marchés
tiers : Amérique du Sud, Afrique,
Moyen-Orient, et ils sont même en
train de gagner des marchés en Eu-
rope, grâce à des financements
très avantageux, s’agace un lob-
byiste à Bruxelles, qui a requis
l’anonymat. Les Chinois, les Amé-
ricains font de la politique indus-
trielle. Nous sommes les derniers à
maintenir une approche libre-
échangiste idéaliste, il est temps de
basculer vers autre chose. »
A Bruxelles, le vent semble avoir
tourné. Mardi 24 octobre, la Com-
mission européenne a présenté
un paquet de mesures destinées à
protéger la filière éolienne de la
concurrence étrangère. Il com-
bine une dizaine de propositions
incluant un renforcement de la
surveillance des subventions ac-
cordées aux constructeurs étran-
gers, l’instauration de standards
qualitatifs préalables pour l’attri-
bution des appels d’offres, comme
la teneur en carbone des construc-
tions, la cybersécurité, l’innova-
tion ou les efforts pour réduire
l’empreinte environnementale
des parcs éoliens. Le prix n’est
donc plus le critère absolu.
Des aides financières importan-
tes doivent en outre soutenir les
capacités de production des indus-
triels européens, qui se voient of-
frir des garanties facilitées pour
leurs projets. Le plan a été salué par
Siemens Energy. Mardi, Jochen
Eickholt, le directeur de Siemens
Gamesa, a appelé à ce que « les me-
sures soient immédiatement mises
en œuvre ». « Chaque seconde
compte maintenant », a-t-il ajouté.
On ne saurait mieux dire. p
cécile boutelet
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Li Keqiang
Ancien premier
ministre chinois
L
i Keqiang, premier minis-
tre chinois de mars 2013
à mars 2023, est mort
brutalement à 0 h 10,
vendredi 27 octobre. Agé de
68 ans, Li avait été victime d’une
crise cardiaque quelques heures
plus tôt alors qu’il se trouvait à
Shanghaï. Perçu à la fois comme
modeste et réformateur, voire
libéral, mais sans réel pouvoir
face au président Xi Jinping, Li
Keqiang jouissait d’une réelle po-
pularité. Ses obsèques constitue-
ront à n’en pas douter un mo-
ment politique important et déli-
cat pour les dirigeants actuels.
A bien des égards, Li est l’anti-
thèse de Xi. Alors que le numéro
un chinois est né en juin 1953
à Pékin dans une famille très pro-
che de Mao Zedong, Li, né en
juillet 1955 à Hefei, n’a rien d’un
« prince rouge ». Son père n’est
qu’un apparatchik du Parti com-
muniste dans la province de l’An-
hui. Comme Xi, Li sera néan-
moins envoyé à la campagne
pour y être rééduqué pendant la
Révolution culturelle. Mais il ne
le sera qu’en 1974, à une époque
où les « jeunes instruits », comme
on les appelle, sont envoyés près
de chez eux.
Le futur chef du gouvernement
chinois se retrouvera ainsi dans
un village à proximité du lieu
de naissance de sa mère et dans
un district qu’avait dirigé son
père dans les années 1950. Durant
la Révolution culturelle (1966
-1976), les écoles et universités
sont fermées mais, selon le Quoti-
dien du peuple, avant d’être en-
voyé à la campagne, Li a bénéficié
de l’enseignement d’un érudit, Li
Cheng, bibliothécaire dans l’An-
hui, mort en 1977. Vingt ans plus
tard, en 1997, Li Keqiang lui a
d’ailleurs rendu hommage dans
un quotidien de la province.
Les deux années qui le séparent
de Xi seront déterminantes pour
Li. Xi est officiellement entré à
l’université en 1975 pour étudier
la chimie mais, jusqu’en 1977, les
universités n’enseignaient que le
Christiane Collange
Journaliste et essayiste
C
ela n’a pas toujours été
facile d’être la qua-
trième des cinq enfants
d’Emile Servan-Schrei-
ber. Christiane Collange, journa-
liste et essayiste, est morte le
24 octobre, à Saint-Valery-en-
Caux (Seine-Maritime), quelques
jours avant ses 93 ans, a appris Le
Monde auprès de sa famille. L’aîné
de la fratrie, Jean-Jacques Servan-
Schreiber, allait être un grand
journaliste, fondateur de L’Ex-
press, et s’essayer à la politique. La
cadette, Brigitte Gros, sénatrice.
Et le benjamin, Jean-Louis, jour-
naliste et essayiste. Jean-Jacques
naît en 1924, Brigitte en 1925, Ber-
nadette en 1928, Christiane, la
quatrième donc, le 29 octo-
bre 1930, et Jean-Louis, en 1937.
Que faire après avoir terminé
son cursus à l’Institut d’études
politiques de Paris, en 1951 ? Jean-
Jacques Servan-Schreiber et
Françoise Giroud créent L’Ex-
press en 1953, et, tout naturelle-
ment, Christiane y entre. Elle a
23 ans et une joie de vivre qu’elle
gardera toujours. Elle prend le
pseudonyme de Collange et est
tout de suite propulsée à la direc-
maoïsme. Le président chinois a
fait partie de cette « génération
perdue » qui, en réalité, a fait peu
d’études.
En revanche, Li est entré à l’uni-
versité en février 1978. Ses résul-
tats au concours d’entrée étaient
tellement bons qu’il a même été
admis au sein de la prestigieuse
université de Pékin, à laquelle il
n’avait pas osé postuler. « Li Ke-
qiang fait partie de la première gé-
nération des étudiants après
la Révolution culturelle, ensuite il
a fait son doctorat avec le profes-
seur Li Yining, un économiste
très connu qui soutient la ré-
forme. Il a choisi ce professeur et
ce professeur l’a accepté, ce qui
veut dire qu’ils ont des points
communs », avait confié, en 2012,
Chen Shengluo, professeur au dé-
partement des études marxistes
de l’université de Pékin à Radio
France internationale.
Discours libéraux
Durant ses études, Li Keqiang
apprend suffisamment l’anglais
pour traduire en chinois The Due
Process of Law, un ouvrage rédigé
par lord Denning, considéré
comme un des juristes britanni-
ques les plus influents du XXe siè-
cle. C’est l’époque où Li, membre
de la Ligue de la jeunesse commu-
niste, surprend par ses discours
libéraux, inspirés des idées occi-
dentales. Li envisage même de
poursuivre ses études aux Etats-
Unis. Ce sont les dirigeants de
l’université qui l’en dissuadent,
lui faisant miroiter une brillante
carrière à Pékin.
De fait, Li a été repéré par Hu
Jintao, qui devient, en 1982, secré-
taire de la Ligue de la jeunesse.
Hu qui, en 2002 deviendra pour
une décennie secrétaire général
du Parti et président de la Répu-
blique fera de Li son protégé, l’in-
troduisant au comité central de
la Ligue dès 1983.
Les deux hommes incarnent
donc la Ligue de la jeunesse, une
faction composée de membres
du Parti d’origine plutôt modeste
tion de Madame Express, où
Françoise Giroud lui recom-
mande de « ne pas faire de jour-
nalisme féminin ». Elle y restera
jusqu’en 1969.
« Vie-priviste et familiologue »
Christiane Collange sera aussi ré-
dactrice en chef du Jardin des mo-
des, et chroniqueuse dans divers
médias, dont Europe 1 dès 1970,
mais aussi à Elle, et à la télévision
dans l’émission « Télématin » et
sur la chaîne LCI. Elle publie un
premier livre en 1961, La Française
d’aujourd’hui (Julliard). Une ving-
taine ont suivi, dont certains l’ont
rendue célèbre. Par exemple Ma-
dame et le management. Une
femme organisée en vaut deux
(Editions Tchou, 1969), où elle
tente d’appliquer des méthodes
managériales à « l’entreprise fa-
mille ». Ou Nous, les belles-mères
(Fayard, 2001) où, avec beaucoup
d’humour, elle explore les rela-
tions « belle-mère, belle-fille ».
Plus grave, pour cette femme
qui avait rejoint l’Association
pour le droit de mourir dans la di-
gnité, était la « deuxième vie des
femmes » (titre de son ouvrage
A Berlin, en 2014. THOMAS TRUTSCHEL/PHOTOTHEK VIA GETTY IMAGES
que l’on oppose aux « princes rou-
ges » qui, tel Xi Jinping, doivent
leur carrière à la proximité de
leurs parents avec Mao. Dès 1993,
à 38 ans seulement, Li devient
même secrétaire général de la Li-
gue, ce qui lui permet de tisser un
important réseau de relations.
En 1998, Li est muté dans la
province du Henan. Il y restera
six ans, comme vice-gouverneur,
gouverneur puis secrétaire du
Parti. S’il a su relancer l’économie
de cette région rurale, son pas-
sage sera surtout marqué par la
tragédie des « villages sida ». Des
dizaines de milliers de paysans
de la province poussés à vendre
leur sang dans des conditions hy-
giéniques douteuses ont en effet
été contaminés par le sida. Si ces
pratiques ont débuté avant l’arri-
vée de Li, celui-ci a été accusé de
ne pas y avoir mis fin et d’avoir
réprimé les militants des droits
humains qui dénonçaient ces
pratiques mafieuses.
En 2004, le Parti préféra en-
voyer Li dans le Liaoning, la
grande province sidérurgique du
nord-est du pays ravagée par la
fermeture de centaines d’usines.
Il parviendra à y attirer les pre-
paru chez Laffont, en 2005) : la
vieillesse, souvent en femme
seule. C’est pour Le Jeu des sept fa-
milles. Pour une cohabitation har-
monieuse entre les générations
(Laffont, 2011) que Christiane Col-
lange, qui se définissait comme
« vie-priviste et familiologue »,
avait donné un entretien au
Monde, revenant sur son parcours
et voyant dans ce livre « l’aboutis-
sement de toute [sa] réflexion sur
les relations familiales ».
« Dans ces relations se manifes-
tent à la fois une volonté d’indé-
pendance et des relations de dé-
pendance de plus en plus fortes, re-
marquait-elle. Avec une volonté
individuelle d’autonomie et des re-
lations de dépendance qui s’ac-
croissent entre les trois généra-
tions d’adultes. A 50-60 ans, on
peut assister ses vieux parents,
mais ils doivent admettre qu’on
n’est pas simplement leur enfant,
qu’on a aussi une vie à soi. De
même, on n’est pas seulement une
gentille grand-mère, on a sa vie,
ses amis, ses amours. En fait, tout
le monde revendique son indépen-
dance et tout le monde a besoin de
tout le monde. »
mières multinationales étrangè-
res et à reloger des dizaines de
milliers de personnes modestes
dans des immeubles construits
par les autorités locales.
Petite différence
En 2007, Li Keqiang et Xi Jinping
font tous les deux leur entrée
dans le saint des saints, le comité
permanent du bureau politique
du Parti, mais c’est Xi qui, cinq ans
plus tard, sera désigné numéro
un. Li ne sera que son premier
ministre. Les « princes rouges »
l’ont emporté sur la Ligue de la
jeunesse. Discret, Li joue pour-
tant, à partir de 2012, un rôle im-
portant dans la politique écono-
mique du pays, refusant de soute-
nir à tout prix la croissance et mi-
sant davantage sur les réformes
structurelles. Une politique qu’il
a maintenue de 2020 à 2022,
les trois années marquées par la
stratégie zéro Covid.
Loyal à Xi qui, en public, dai-
gnait rarement lui jeter un regard,
Li Keqiang savait toutefois faire
entendre sa – petite − différence.
En 2020, alors que le président se
vantait d’avoir vaincu la pauvreté,
Li Keqiang, au cours de sa confé-
29 OCTOBRE 1930
Naissance à Paris
1953 Entre à « Madame
Express »
1961 « La Française
d’aujourd’hui » (Julliard)
2011 « Le Jeu des sept
familles. Pour une coha-
bitation harmonieuse
entre les générations »
(Robert Laffont)
24 OCTOBRE 2023
Mort à Saint-Valery-en-
Caux (Seine-Maritime)
A Paris, en 2010. BRUNO CHAROY/PASCO
Elle recommandait de ne jamais
se fâcher totalement avec ses pa-
rents, ou avec ses enfants, et esti-
mait qu’il fallait repenser la no-
tion de transmission.
« Elle a changé. Autrefois elle ne
se faisait que des adultes vers les
disparitions | 15
rence de presse annuelle, fit re- 1ER JUILLET 1955
marquer que 600 millions de Chi- Naissance à Hefei (Anhui)
nois vivaient encore avec moins 1993 Devient secrétaire
de 1 000 yuans (130 euros) par général de la Ligue de
mois. Et, en mai 2022, quand Xi la jeunesse communiste
Jinping rappelait la nécessité de 2007 Entre au comité
maintenir la stratégie zéro Covid, permanent du bureau politi-
Li Keqiang inspectait la province que du Parti communiste
du Yunnan sans masque. 2013-2023 Premier ministre
Poussé à la retraite par Xi 27 OCTOBRE 2023
Jinping en mars 2023, Li Keqiang Mort à Shanghaï
s’était rendu en août dans le
Gansu, une province du grand
ouest chinois où il avait été cha-
leureusement applaudi par la po-
pulation. Une séquence que les
médias chinois avaient censurée.
De même, les Chinois n’ont
rien su de cette scène shakespea-
rienne du dernier congrès du
Parti communiste lorsque, le
22 octobre 2022, l’ancien numéro
un Hu Jintao, vieillissant, fut
contraint de quitter la tribune
officielle entouré de deux gar-
des du corps, et cela sans doute
sur ordre de Xi Jinping et pour
une raison inconnue. Passant
derrière Li, il tapa affectueuse-
ment sur l’épaule de son ami, le
premier ministre qui, tétanisé,
resta de marbre. p
frédéric lemaître
enfants, des anciens vers les plus portait sur elle-même et sur
jeunes. Aujourd’hui, à cause des les autres, et son rire après son
nouvelles technologies et des mo- entretien au Monde : « Depuis
des de vie, souvent les plus jeunes que j’ai eu une page entière,
montrent la voie aux plus âgés. » mon frère Jean-Louis me regarde
On ne peut conclure sans évo- différemment. » p
quer le regard moqueur qu’elle josyane savigneau
16 |
GÉOPOLITIQUE
Turquie
Erdogan s’approprie
un siècle d’histoire
istanbul - correspondant
I
l peut sourire, longuement même, en
regardant cette foule devant lui qui
n’en finit pas de crier sa joie.
L’homme qui vient de remporter
pour la troisième fois la présidentielle
turque, dimanche 28 mai, ne s’est pas
contenté, tout au long de sa vie, de faire
montre d’un sens aigu de la politique : il a su
imposer ses mots, sentir, à 69 ans, mieux
que quiconque l’air du temps et s’obstiner
dans ses convictions du moment. En endos-
sant une nouvelle fois l’habit de chef de
l’Etat, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir de-
puis 2003, sait qu’il vient de franchir un cap,
un marqueur singulier dans cette jeune his-
toire turque si mouvementée.
A lui, le passage du centenaire de la Républi-
que turque. A lui, ce fils du peuple, comme il
aime à le rappeler, les célébrations du 100e an-
niversaire de cette Turquie fondée, le 29 octo-
bre 1923, par Mustafa Kemal, plus tard appelé
Atatürk, le « père des Turcs », l’« unique » aussi.
« Nous avons ouvert la porte du siècle », tonne-
t-il sous les applaudissements pour célébrer
sa victoire, attribuant son succès aux combats
menés « tous ensemble » contre l’opposition,
les traîtres, les médias étrangers, les LGBT,
tous ceux, d’ici ou d’ailleurs, qui ont tendu des
pièges et autant de chausse-trappes. Il le ré-
pète : « Merci à Dieu de m’avoir fait naître pour
diriger ce peuple. » Et surtout : « Je l’ai toujours
dit, cette marche de félicité ne s’arrêtera jamais,
nous irons ensemble jusqu’au cimetière. »
Depuis longtemps, l’année 2023 est l’hori-
zon sur lequel s’inscrit le président. Il lui ar-
rive de mentionner aussi 2053, soit le
600e anniversaire de la prise de Constantino-
ple, et 2071, qui marquera le millénaire de
l’arrivée des Seldjoukides en Anatolie. Mais
cette date centenaire, il l’a érigée comme son
mantra, une formule sacrée à peine écornée
par une crise économique vertigineuse, un
Le président turc,
qui célèbre
le centième
anniversaire de la
république, réhabilite
sultans et hommes
forts du pays, tout
en s’appuyant sur
une dramatisation
du récit national
séisme dévastateur, des critiques toujours
plus vives à l’égard de sa dérive autoritaire ou
encore une réélection qui s’est, in fine et pour
la première fois, jouée au second tour.
C’est cette date qui fait le lien avec l’héritage
ottoman, un peu trop rapidement balayé par
le pouvoir kémaliste et ses thuriféraires. Elle
qui autorise la mise en œuvre d’une vaste
réinterprétation de l’histoire et qui nourrit ce
nouveau roman national si cher à Recep
Tayyip Erdogan, selon lequel la Turquie a un
rôle de tout premier plan à jouer au sein du
concert des nations. Sur le site de la prési-
dence, à peine quelques heures après le bain
de foule de son chef tout juste réélu, on pou-
vait lire : « Le siècle de la Turquie est une feuille
de route qui portera notre pays au-dessus du
niveau des civilisations contemporaines. »
Voilà, tout est dit. Depuis son accession à la
tête de l’Etat, le président turc a progressive-
ment ajouté à son pragmatisme des débuts
un ancrage idéologique, une forme de
métaphysique mystique aussi profondé-
ment désirée qu’intensément exprimée.
Exaltation du génie turc et musulman, réha-
bilitation des sultans et de certaines figures
de la République, mémoire retrouvée du
passé impérial et dénonciation de l’Occident
colonialiste : au fil des ans, Recep Tayyip Er-
dogan a mis en place un soft power redouta-
ble, un narratif mobilisateur s’appuyant sur
une dramatisation manifeste du récit natio-
nal et une volonté de renaissance d’inspira-
tion néo-ottomane. Une fusion presque or-
ganique entre politique, idéologie et histoire,
évidemment au détriment de cette dernière.
Encore le 9 octobre, deux jours après les atta-
ques menées par le Hamas contre Israël, le
président a publiquement soutenu que la Pa-
lestine était devenue un lieu de tensions, de
pleurs, d’occupation et de douleurs après le
retrait de l’Empire ottoman de la région, pen-
dant la première guerre mondiale.
DÉPASSER ATATÜRK
Cette obsession de 2023, selon les mots de
Jean-François Pérouse, auteur, avec Nicolas
Cheviron, d’Erdogan. Nouveau père de la Tur-
quie ? (Editions François Bourin, 2016), « tra-
duit bien sa volonté de prendre place dans la
grande histoire républicaine au même titre,
voire un peu plus, que le père fondateur. Recep
Tayyip Erdogan se voit comme le père refon-
dateur de la République turque, comme l’ex-
pression “Nouvelle Turquie”, très en vogue,
semble le suggérer. Un nouveau “père des
Turcs” en somme ».
Nouveau, non pas dans l’idée d’effacer
Atatürk, mais bien de le dépasser. « Si, au dé-
but de sa carrière, précisent les deux spécialis-
tes, le jeune Erdogan s’est autorisé des criti-
ques publiques du père fondateur, une fois de-
venu lui-même partie prenante du système et
installé dans l’appareil d’Etat, il a manifesté de
la déférence pour celui qui a institué la républi-
que. » Avec retenue certes – le président a tou-
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DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
jours refusé de prononcer le nom d’Atatürk,
préférant utiliser le qualificatif de gazi, le
« combattant » –, mais tout de même : Recep
Tayyip Erdogan, chantre de l’islam politique
devenu un temps pro-européen avant d’en-
dosser les habits tribunitiens du nationaliste
allié à l’extrême droite, est passé maître dans
l’art du revirement et des allers-retours. A
chaque période ses références et figures de
style, pour asseoir non seulement sa propre
stature de leader, mais aussi pour donner un
vernis et une profondeur à son « héritage »
national, nourri par un dosage variable des
identités turque et islamique.
L’essayiste Mehmet Altan répète, non sans
humour, que, bien que « le pays soit obnubilé
par l’histoire, la mémoire turque dure à peine
vingt-trois jours ». Un chiffre qu’il dit avoir
trouvé dans une vieille étude qui se voulait
scientifique, mais dont l’intérêt réside moins
dans le mode de calcul que dans la nature
même du résultat. Dans une Turquie où l’on
n’a pas, à proprement parler, d’enseignement
« LA TURQUIE de l’histoire contemporaine – en dernière an-
EST “CLIOMANE” née du collège et du lycée, l’histoire est rem-
placée par un cours sur les principes et réfor-
ET “CLIOPATHE”, mes de Mustafa Kemal Atatürk –, « on peut
aisément comprendre cette envie débordante
À LA FOIS FOLLE des dirigeants, quelle que soit l’époque, de réin-
ET MALADE venter en permanence l’histoire en comblant
ses vides et ses failles par leurs propres récits, un
D’HISTOIRE » exercice dans lequel excelle particulièrement
l’actuel président ». Selon les mots d’Olivier
EDHEM ELDEM Bouquet, historien ottomaniste, il serait
professeur à l’université même « l’enchanteur en chef de la Turquie ».
du Bosphore, à Istanbul C’est là que l’on mesure à quel point Recep
Tayyip Erdogan a su si bien jouer, jusqu’à
aujourd’hui, de cette maladie turque que dé-
finit admirablement Edhem Eldem, profes-
seur à l’université du Bosphore, à Istanbul, et
titulaire de la chaire d’Histoire turque et otto-
mane au Collège de France : « La Turquie est
“cliomane” et “cliopathe”, à la fois folle et ma-
lade d’histoire », a-t-il lancé, lors de sa leçon
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
inaugurale, le 21 décembre 2017. Folle par son
insistance à attribuer à l’histoire une mission
politique et idéologique, malade par « ses my-
thes et inventions, dit-il, mais surtout par ses
craintes, ses complexes, ses silences, ses ta-
bous, ses dénis, son négationnisme, révélant
un rapport extrêmement malsain, parfois
agressif, souvent enfantin, à tout récit qui ose-
rait remettre en question le moindre aspect de
la doxa alors en vigueur ».
Avec une remarque de taille, confie-t-il, eu
égard à la crise financière et économique de
ces dernières années : « La vraie surprise des
élections de mai, ce n’est pas la défaite du can-
didat de l’opposition kémaliste, mais le fait
qu’Erdogan ait gagné, malgré sa responsabi-
lité évidente dans la mauvaise gestion de
l’économie. Comment transcende-t-on une
telle bourde ? Eh bien avec de l’idéologie et des
sentiments, synonymes en Turquie de natio-
nalisme, de religion et de tout ce qui est iden-
titaire. » Et le spécialiste d’ajouter : « Plus lar-
gement, depuis le rejet européen de la candi-
dature turque (2007), la révolte [anti-Erdo-
gan] de Gezi (2013), le coup d’Etat raté (2016),
il y a, de fait, une volonté de construire une vi-
sion du passé qui soit utile politiquement, qui
réponde aux attentes d’une certaine majorité
silencieuse, permettant de contrecarrer le
Parti républicain du peuple (CHP), le principal
rival politique. Comme ce parti s’est enlisé et a
toujours été enlisé dans l’idéologie, la doc-
trine et l’histoire, il n’y a rien de plus naturel
que de voir la formation au pouvoir, le Parti
de la justice et du développement (AKP), se
lancer dans une construction parallèle, prati-
quement en miroir. »
« DRAMATISATION »
Afin de comprendre les dynamiques intellec-
tuelles dont use le chef de l’Etat et les consé-
quences de ces mutations successives, il faut
prendre un bateau d’Istanbul, une navette bi-
hebdomadaire (le samedi et le dimanche uni-
quement), et se rendre sur l’ancien îlot de
Yassiada, une des neuf îles de l’archipel des
Adalar (îles des Princes), situé dans la mer de
Marmara. Rebaptisée, le 27 mai 2020, par le
président lui-même, l’« île de la démocratie et
des libertés » est un précipité d’histoire offi-
cielle avec son musée, ses lieux de mémoire,
ses récits et ses mises en scène. Un espace
clos, tout de pierre et de béton, où le chef de
l’Etat a tenu à contrôler en personne l’ensem-
ble des panneaux de ce parcours mémoriel,
conçu comme la longue et laborieuse marche
turque vers la démocratie.
A l’époque byzantine, la petite île servait de
lieu de réclusion des prisonniers politiques.
En 1960, après le coup d’Etat militaire, s’y
sont déroulés les procès des dirigeants du
Parti démocrate, la première formation à
avoir ravi, et de façon éclatante, le pouvoir
aux kémalistes du CHP. Le premier ministre
Adnan Menderes y a été jugé et condamné à
mort l’année suivante. L’îlot est aujourd’hui
consacré à cet homme qui constitue une des
figures principales du panthéon d’Erdogan.
A plusieurs reprises, le chef de l’Etat a ra-
conté ce moment lorsqu’il découvre, alors en-
fant, dans le magazine Hayat, les photos de
Menderes suspendu à la potence, exécuté par
la junte, le 17 septembre 1961. Les images
montraient le premier ministre vêtu d’un lin-
ceul blanc, les mains liées dans le dos. « Je n’ai
pas compris grand-chose à ce moment-là, a-
t-il expliqué. Mais j’ai vu que mon père et ma
mère étaient très bouleversés de voir l’homme
qui avait tant servi conduit à la mort. » Le futur
président a 7 ans et pleure à la vue de son père
en larmes. Rétrospectivement, il dira qu’ils
avaient pleuré ensemble à cause de l’injustice
scandaleuse du procès. Un moment fonda-
teur pour le jeune Tayyip, qui ne l’empêchera
pas de préconiser, bien des années plus tard,
le rétablissement de la peine capitale, pour-
tant abolie à son arrivée au pouvoir.
Dès le pied posé sur le ponton, le visiteur se
retrouve devant une première citation, en
grandes lettres noires, du président Erdogan :
« Le flambeau de la démocratie que Menderes
et ses compagnons ont allumé, passé d’une
main à une autre, porté chaque jour plus haut,
est finalement parvenu jusqu’à nous
aujourd’hui. » Le parallèle entre les deux hom-
mes est d’emblée posé. Rappelons ici que les
« années Menderes », entre 1950 et 1960, re-
présentent un moment de remise en cause de
l’idéologie kémaliste par un apôtre de l’écono-
mie de marché et de la liberté religieuse, dans
un pays sorti de trois décennies de laïcité et
d’étatisme à marche forcée. Adnan Menderes
n’a pas seulement été le premier chef de gou-
vernement élu démocratiquement à avoir été
exécuté par les militaires. Il a été le premier
aussi à avoir poussé pour une libéralisation de
la foi. Devant les élus de son parti, il avait lâché,
en 1954, en pleine année électorale, que « s’ils
le voulaient on pourrait rétablir le califat ». Une
de ses premières actions avait été aussi de
pousser 275 généraux sur 300 à la retraite.
Dans la réécriture de l’histoire nationale pro-
posée par les différents lieux de mémoire re-
constitués sur l’île, « l’ancien premier ministre
est érigé en martyr de la liberté et de la
démocratie face aux milieux kémalistes, quand
bien même il était issu d’un courant conserva-
teur au sein du CHP », rappelle la chercheuse
Jeanne Léna, dans un article publié par l’Ob-
servatoire de la vie politique turque. « Cette
mémoire porte des valeurs nationalistes et reli-
gieuses, et s’inscrit dans une plus large politique
symbolique. La dramatisation ici insiste sur
l’héroïsme du personnage : sa popularité en
tant que premier ministre, son exemplarité mo-
rale, religieuse et patriotique, sa résilience lors
de son emprisonnement. »
Faisant référence au cliché d’Adnan
Menderes sur le banc des accusés lors de son
procès, le président Erdogan avait dit, un
jour : « Des événements de Gezi à la tentative
de coup d’Etat judiciaire-sécuritaire du 17 au
25 décembre [2013, en référence au scandale
de corruption au cours duquel quatre minis-
tres avaient été mis en cause], nous avons
maintes fois fait l’objet de tentatives d’intimi-
dation semblables à cette photo. »
« Il assimile ainsi différentes formes de re-
mise en question de son gouvernement à des
attaques antidémocratiques pour mieux les
décrédibiliser, estime la chercheuse. La per-
sonnalité d’Adnan Menderes entre dans le ré-
pertoire de figures auxquelles Recep Tayyip
Erdogan s’identifie politiquement, traçant une
lignée depuis les mythiques sultans ottomans
Abdülhamid II ou Mehmed II, jusqu’à Turgut
Ozal », l’homme qui ouvrira la Turquie à l’éco-
nomie libérale dans les années 1980.
Pour l’historien danois Mogens Pelt, cité
dans le récent ouvrage de la journaliste alle-
mande Çigdem Akyol Die gespaltene Republik
(« la république divisée », Fischer, 2023, non
traduit), Erdogan est convaincu que Mende-
res a été tué par des gens qui ont, eux aussi,
voulu le supprimer – l’Etat profond, les mili-
taires, les laïques kémalistes, les juges. « Pour
les politiciens conservateurs comme Erdogan,
Menderes a été exécuté pour ses convictions.
Sa pendaison a entraîné une sorte d’idéalisa-
tion de sa politique. Ses orientations économi-
ques confuses et sa répression contre les voix
critiques ont été effacées. » Pour ne prendre
qu’un exemple : 867 journalistes seront con-
damnés par la justice du temps d’Adnan Men-
deres. Une information absente de l’île.
S’ensuit la salle du procès du premier minis-
tre et de ses collaborateurs, un espace entiè-
rement reconstitué dans le gymnase de l’épo-
que, avec un tribunal et des mannequins
grandeur nature. Les lourdes charges portées
contre lui à l’époque sont affichées, une à
une, aux murs : Adnan Menderes avait été
notamment accusé d’avoir violé la Constitu-
tion et d’être à l’origine du pogrom d’Is-
tanbul, en 1955, contre les communautés
grecque, juive et arménienne.
Et puis, derrière, quasi sous terre, le labyrin-
thique Musée de la démocratie, ses textes
courts, son iconographie débordante et cette
impression d’avoir voulu tout embrasser de
manière définitive, avec, en guise de finale,
les clichés du président Erdogan entouré
Ces deux affiches de campagne
de Recep Tayyip Erdogan pour
les élections municipales turques
de 2019 sont extraites du livre
« Superdogan », du photographe
suisse Nicolas Righetti (éditions
Noir sur Blanc, 112 pages.,
32 euros). Spécialisé dans
les figures et représentations
de dirigeants autoritaires,
il se livre à « une étude du culte
de la personnalité du président
turc au pouvoir depuis 2003 »,
dont « la dérive autoritaire
s’accentue avec chaque
élection ».
NICOLAS RIGHETTI/ LUNDI13.CH
LE CHEF DE L’ÉTAT
A CONTRÔLÉ
EN PERSONNE
L’ENSEMBLE
DU PARCOURS
MÉMORIEL
CRÉÉ SUR « L’ÎLE
DE LA DÉMOCRATIE
ET DES LIBERTÉS »
géopolitique | 17
d’enfants tout sourire. Le musée fait commen-
cer l’avènement de la démocratie au XIXe siè-
cle. Si une place notable est consacrée à Mus-
tafa Kemal, tout en présentant l’arrivée au
pouvoir de l’AKP en 2002 comme une étape
plus que décisive, Abdülhamid II a droit à une
mise en images toute particulière. Scène re-
constituée, tableaux et récits, tout est fait pour
redonner une importance personnelle à cet
autre inspirateur de l’actuel chef d’Etat. Abdül-
hamid II passe, lui aussi, pour un réformiste.
C’est au début de son règne qu’est adoptée
une première Constitution (Loi fondamen-
tale). Celle-ci est toutefois suspendue dès la dé-
bâcle de 1878 contre la Russie. Le sultan dissout
le Parlement et démantèle les institutions de
l’Etat de droit. Fondant sa politique sur l’islam,
il tente de s’attacher les populations musul-
manes et de renforcer son pouvoir dans les
provinces arabes. En Europe, il prendra le sur-
nom de « sultan rouge » ou de « grand sai-
gneur », comme le baptisa Anatole France,
pour son régime autocratique et les massacres
contre les Arméniens dans les années 1890.
MENTOR CONTROVERSÉ
« Déjà après guerre, dans les années 1950, avec
Menderes et son parti qui puisent dans l’islam
le ferment de leur opposition aux kémalistes,
un déclic s’opère et permet de nourrir les dis-
cours des critiques du kémalisme avec une his-
toire un peu plus islamisante, d’alimenter
aussi les publications qui glorifient le passé ot-
toman, notamment le règne d’Abdülhamid II
(1876-1909), qui devient une sorte d’anti-Kemal,
souligne le professeur Edhem Eldem. L’en-
gouement pour le personnage est aujourd’hui
devenu tel que l’on en vient même à nier ses
pertes territoriales colossales ! » C’est sous le
règne hamidien que l’empire doit se séparer
de la Tunisie, de l’Egypte, de Chypre ou en-
core de la Thessalie.
« D’ailleurs, ce qui semble plaire particulière-
ment, ce n’est pas tant le fait de réunir tous les
musulmans, comme on l’entend un peu par-
tout, mais c’est celui d’avoir tenu tête à l’Occi-
dent, ajoute l’historien. Abdülhamid II n’a-t-il
pas giflé l’ambassadeur britannique ? » Un
geste lourd de sens, et d’une symbolique lim-
pide. « Avec lui, une conception turque de l’Etat
moderne naît : un Etat dirigé de main de maî-
tre et de fer, par un individu ou, au maximum,
par deux ou trois personnes, qui ont quasi-
ment un droit sacré sur l’Etat et sur toute la
machinerie du pouvoir qui va avec. A ce titre,
c’est lui le véritable père fondateur de la Tur-
quie. » L’héritage idéal en quelque sorte, en
droite ligne avec le pouvoir actuel. De quoi
mieux comprendre l’effacement progressif
de la notion de « révolution » kémaliste, dans
les discours officiels, au profit de « réformes »
de Mustafa Kemal, un terme moins couperet
et plus conciliant avec ce passé retrouvé.
Dans un bâtiment à part sur l’île, consacré à
la vie plus intime d’Adnan Menderes, avec
son lit, sa cellule reconstituée et quelques af-
faires personnelles, on peut lire sur un des
derniers panneaux d’exposition un poème
de Necip Fazil Kisakürek. L’auteur est le men-
tor intellectuel, islamiste et nationaliste de
Recep Tayyip Erdogan. Son « icône vénérée »,
selon l’écrivain et essayiste Kaya Genç, auteur
d’un article remarqué sur la fin de l’empire
dans le magazine américain New Lines. On ne
compte plus le nombre de fois où il a cité de-
puis un de ses vers ou mots d’écrivain.
Grand poète, mais aussi penseur et polé-
miste, traducteur du pamphlet antisémite
du Protocole des sages de Sion, Necip Fazil
Kisakürek jouit d’un prestige tout particu-
lier. « Si le kémalisme est l’une des mamelles
intellectuelles de la Turquie, Kisakürek est
l’autre », abonde Edhem Eldem. Sa revue,
Büyük Dogu (« Grand Est ») fut le principal
creuset de ceux qui allaient devenir les diri-
geants de l’islamisme turc. Même Adnan
Menderes a été accusé par les militaires
d’avoir financé sa publication, ce que l’inté-
ressé n’a jamais nié. En 1965, l’écrivain publie
une biographie d’Abdülhamid II. Surtout, il
se place comme le défenseur de son succes-
seur, Mehmed VI Vahideddin. Le dernier sul-
tan de l’Empire ottoman, qui a fui Istanbul
en 1922, a été accusé par Mustafa Kemal de
haute trahison. Pour Kisakürek, au contraire,
Vahideddin était celui qui avait lancé et dé-
fendu jusqu’au bout le mouvement nationa-
liste qui a combattu les forces alliées. Con-
temporain de l’époque, il prit le parti de ceux
qui critiquaient les Jeunes Turcs, dont est
issu Mustafa Kemal, en les qualifiant de
« juifs » et de « francs-maçons » lancés dans
une vengeance contre l’islam et son calife.
Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan a
élevé Kisakürek au rang de figure centrale de
la culture turque, avec un prix littéraire à son
nom, financé par le gouvernement. La pre-
mière pièce jouée lors de la réouverture du
Centre culturel Atatürk, à Istanbul, était l’une
de ses œuvres. « Que ce soit à travers les réfé-
rences historiques d’Erdogan dans ses discours
ou dans le flot des séries télévisées ancrées dans
cette période ottomane, l’empire n’évoque plus
le même genre de réaction négative ou de con-
damnation répandues à l’époque d’Atatürk »,
écrit l’historien Ryan Gingeras dans son der-
nier opus, The Last Days of the Ottoman
Empire (« les derniers jours de l’empire otto-
man », Allen Lane, 2022, non traduit).
« Si ce genre [de référence historique] reste
populaire, c’est parce que la tension entre
Vahideddin et Atatürk demeure latente, ajoute
Kaya Genç. A tous égards, leur guerre vieille
d’un siècle continue de définir aujourd’hui la
politique turque. » L’écrivain de rappeler qu’en
septembre 2022, quelques jours à peine après
que le maire d’Izmir, Tunç Soyer, personnalité
du parti d’opposition CHP, a dénoncé en pu-
blic Vahideddin comme « traître », des procu-
reurs ont ouvert plusieurs enquêtes contre
l’édile. Non sans qu’un journal progouverne-
mental a cru de bon ton de s’écrier : « Quicon-
que traite Vahideddin de traître est un traître ! »
De quoi achever de boucler la boucle et signi-
fier que les choses avaient bien changé depuis
un siècle. Le nouveau, si cher au président,
peut commencer. Du moins en apparence. p
nicolas bourcier
18 | géopolitique 0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine relance le corridor transcaucasien

pour diversifier les itinéraires des « nouvelles routes de la soie » en
i béri Vladivostok
LES POSSIBLES AXES TERRESTRES ZONES INSTABLES ET PAYS À RISQUES POUVANT Transs

ou r
POUR RELIER LA CHINE À L’EUROPE FAIRE OBSTACLE AUX ÉCHANGES

aïkal-Am
Corridor nord Zone de guerre
articulé autour du Transsibérien Blocus maritime

ale B
Pont terrestre eurasiatique Pays ou zones déconseillés par le ministère Zabaïkalsk
Eurasian Land Bridge des affaires étrangères français

Magistr
Corridor méridional
Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest Manzhouli
Corridor médian
Itinéraire plus court
de 2 000 kilomètres Pékin
Zamyn-Üüd
que celui du nord
l
RUSSIE Trans-Mongo
Erenhot
Irkoutsk
Corridor
nord
Krasnoïarsk MONGOLIE

Lorsqu’il lance le projet

des « nouvelles routes de la soie »,
Lanzhou
en 2013, Xi Jinping reprend des projets Novossibirsk

ie n
é r
de corridors eurasiatiques déja envisagés
s sib Chongqing
depuis la chute de l’URSS, avec ran
Xining

T
de nouvelles ambitions géopolitiques

Pont
eurasiatique Droujba
Urumqi C HINE
Golmud
Iekaterinbourg Astana
Kunming
Khorgas
RÉGION
AUTONOME Dali
Kazan KAZAKHSTAN Almaty
OU
OUÏGOURE
Moscou DU XINJIANG
Kachgar
KIRGHIZISTAN Hotan
Corridor Osh Shigatse
UNION médian
TADJIKISTAN
EUROPÉENNE OUZBÉKISTAN
UKRAINE Mer
Caspienne Aktaou Corridor
méridional
TURKMÉNISTAN
Constanta Tbilissi
GÉORGIE AFGHANISTAN
Bakou Sources : F. Lasserre, O. Alexeeva,
INDE
Mer Noire Batoumi DJAN
AZERBAÏDJAN Rozanak « Routes de la soie : le corridor
PAKISTAN ferroviaire médian. L’avènement
Istanbul Ankara Sivas Kars Khaf d’une alternative au rôle central
de la Russie ? », Diploweb.com,
2023 ; T. Eldem, « Russia’s War on
TURQUIE Ukraine and the Rise of the Middle
Corridor as a Third Vector of
IRAN
Eurasian Connectivity », SWP
Comment, 2022 ; Foreign Policy
Mer Méditerranée Research Institute, 2023

Carte réalisée avec l’aide

de Frédéric Lasserre,
professeur de géographie
à l’université Laval
de Québec (Canada)

De la Chine à l’Europe, une nouvelle route émerge

Avec la guerre en Ukraine, la Turquie en profite pour relancer le projet de corridor transcaucasien

La Turquie défend le corridor médian

qui renforce son rôle de pivot
La rupture de charge sur les rails
RUSSIE En Chine et en Europe prévaut l’écartement
Constanta standard de 1,435 mètre ; dans l’espace Vers
anciennement soviétique, c’est l’écartement l’Asie
dit « large » ou « russe » de 1,52 mètre centrale OUZBÉKISTAN
Aktaou Kouryk
Vers
l’Europe ABKHAZIE KAZAKHSTAN
OSSÉTIE
Mer Noire GÉORGIE DU SUD
Tbilissi
Akhalkalaki
Ankara s’appuie sur
Batoumi des accords régionaux...
Istanbul LGV Sivas-
Route transcaspienne lancée en 2016
Bilecik Ankara
ARMÉNIE AZERBAÏDJAN par le Kazakhstan, la Géorgie et l’Azerbaïdjan
inaugurée Kars
en 2023 TURQUIE Erevan Limite pour faciliter les exportations
Eskisehir du Haut-Karabakh Bakou d'hydrocarbures. La Turquie y entre en 2018
Sivas
Igdir Alat Organisation des Etats turciques,
Ankara Horadiz coopération entre pays de langue turque
Nakhitchevan
Aghbend Mer ... et des infrastructures existantes...
Corridor Ordoubad
LGV Ankara- Caspienne
médian IRAN Chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars,
Istanbul en bon état (2017)
inaugurée
en 2014 Ligne à grande vitesse (LGV)
Corridor hypothétique de Zanguezour
Modernisation du port d’Aktaou (2016)
Pour renforcer la capacité du corridor médian,
Inauguration du port de Kouryk (2016)
Mersin Ankara appuie le projet de l’Azerbaïdjan
de connecter la voie ferrée Bakou-Horadiz Ouverture du port d’Alat (2018)
vers Ordoubad (Nakhitchevan) via le corridor ... malgré les ruptures de charge
Mer Méditerranée SYRIE IRAK de Zanguezour arménien. Outre les tensions
géopolitiques avec l'Arménie, ce tronçon Rupture de charge liée à la différence
n'a pas été utilisé depuis 1991 et se trouve d’écartement des rails
Infographie Le Monde : Francesca Fattori, Delphine Papin et Floriane Picard 200 km dans un état délabré Transbordement maritime
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
ENTRETIEN
T
homas de Waal est spécialiste
du Caucase au centre de ré-
flexion Carnegie Europe et
l’auteur de Black Garden (NYU
Press, 2003, non traduit),
ouvrage de référence sur le
Haut-Karabakh, l’enclave séparatiste dont
l’indépendance, proclamée en 1991, n’a ja-
mais été reconnue par la communauté inter-
nationale, pas même par l’Arménie. Il revient
sur les raisons qui ont conduit, en septembre,
à la chute de l’enclave située en Azerbaïdjan
mais peuplée jusqu’ici en majorité d’Armé-
niens, et la manière dont cela reconfigure les
rapports de force dans la région.
Le sort du Haut-Karabakh, pour lequel
l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont livré
trois guerres en trente ans (1988-1994,
2016 et 2020), a basculé en quelques jours
après l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan,
le 19 septembre, qui a conduit à la
capitulation des autorités séparatistes
et à l’exode de 100 000 Arméniens.
Comment en est-on arrivé là ?
Quand on parle du Haut-Karabakh, on peut
se demander jusqu’où remonter dans le
temps. Il y a plusieurs dates-clés : 1921, lorsque
la région est devenue partie intégrante de
l’Azerbaïdjan soviétique [la région y a été rat-
tachée par Staline] ; 1988, quand les Armé-
niens ont tenté de faire sécession ; et 1991,
quand l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont deve-
nus indépendants après la dissolution de
l’URSS. Ce qui s’est passé en septembre était
écrit depuis la fin de la guerre de 2020, lorsque
l’Arménie a perdu presque tout le contrôle du
Haut-Karabakh, et que l’Azerbaïdjan a conquis
ou reconquis par la force les territoires entou-
rant l’enclave et une partie de celle-ci. Le sort
de la région est alors passé aux mains de
l’Azerbaïdjan et de la Russie [qui a chapeauté
la signature du cessez-le-feu à l’automne 2020
et déployé 1 960 soldats d’interposition].
Le 24 février 2022, lorsque la Russie a envahi
l’Ukraine, constitue une autre date-clé. Dès
lors, Moscou n’a plus considéré le Caucase du
Sud comme une priorité et s’est demandé
quel était le partenaire le plus important
dans la région, l’Azerbaïdjan ou l’Arménie
[son allié historique]. Or, l’Azerbaïdjan est de-
venu un partenaire plus important pour la
Russie, notamment parce que c’est une voie
de transit, à la fois terrestre et maritime, vers
le sud, l’Iran puis le Moyen-Orient.
L’offensive éclair de Bakou est survenue
alors que des négociations diplomatiques
– menées par l’Union européenne, les
Etats-Unis et la Russie, dans des initiatives
parallèles – étaient en cours pour tenter
de régler le conflit. Comment l’expliquer ?
L’Azerbaïdjan avait le choix entre le recours
à la diplomatie ou à la force pour régler le sort
du Haut-Karabakh. Il était communément
admis que l’avenir des Arméniens de l’enclave
se situait en Azerbaïdjan ; la seule question
était de savoir de quelle manière. Dans les né-
gociations diplomatiques, il était question de
garanties internationales pour veiller aux
droits et à la sécurité de la population. Des dis-
cussions avaient aussi commencé, pendant
l’été, entre Bakou et les Arméniens du Haut-
Karabakh, même si ce processus était très dif-
ficile, car ces derniers étaient divisés. Ce qui
est tragique, c’est que, juste avant l’offensive
du 19 septembre, une réunion secrète s’était
tenue, le 12 septembre, selon mes informa-
tions, au cours de laquelle les Arméniens du
Haut-Karabakh avaient commencé à accepter
les demandes de l’Azerbaïdjan. Bakou avait la
possibilité de réintégrer pacifiquement le
Haut-Karabakh. Une semaine plus tard, pour-
tant, il lançait son opération militaire.
Quel rôle la Russie a-t-elle joué
dans la chute du Haut-Karabakh ?
Il a été déterminant. Sur le terrain, les forces
russes de maintien de la paix étaient les seules
à pouvoir empêcher le recours à la force et
maintenir ouvert le corridor de Latchine, qui
relie le Haut-Karabakh à l’Arménie et permet-
tait d’acheminer la nourriture et le carburant.
Or, pendant l’offensive, elles se sont tenues à
l’écart et n’ont rien fait. L’attaque azerbaïdja-
naise a donc été au moins coordonnée avec la
Russie. De leur côté, les Arméniens compren-
nent que la Russie les a trahis, mais il leur fau-
dra de nombreuses années pour devenir plus
indépendants de Moscou.
Les Arméniens du Haut-Karabakh, effrayés
par l’arrivée des Azerbaïdjanais, ont fui en
quelques jours. S’agit-il d’un « nettoyage
ethnique », comme le dénonce Erevan ?
Oui, cela peut être considéré comme tel. Il
n’est pas nécessaire d’utiliser la force directe,
menacer d’y recourir suffit pour obliger les
gens à quitter leur maison. Les Arméniens
sont toutefois partis sans subir de violence
directe, ce qui exclut, je pense, le terme de « gé-
nocide » [employé par certains Arméniens].
Thomas de Waal
« L’utilisation de la force
par l’Azerbaïdjan a créé
un dangereux précédent »
La chute de l’enclave
séparatiste du Haut-Karabakh
rebat les cartes dans
la région, estime le chercheur
britannique. L’Arménie,
vulnérable, est désormais
elle-même menacée, et les
acteurs européens marginalisés
Le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev,
n’avait-il pas intérêt à ce qu’une partie
d’entre eux restent afin de vanter la « réin-
tégration pacifique » qu’il a promise ?
Pour M. Aliev, il est beaucoup plus facile
d’avoir le Haut-Karabakh sans Arméniens
plutôt qu’un long processus de discussion
avec la population locale. En menaçant de re-
courir à la force, comme il l’a fait, le signal
était clair. Tous les Arméniens du Haut-Kara-
bakh ont compris le message et pris la fuite.
D’une certaine manière, on pourrait dire que,
pour le président, le problème est résolu.
Mais Bakou a effectivement offert de réinté-
grer les Arméniens du Haut-Karabakh en
Azerbaïdjan au moment même où la popula-
tion est partie, ce qui est assez cynique. Une
réintégration soulèverait de nombreux pro-
blèmes, notamment parce que l’Azerbaïdjan
ne reconnaît pas la double citoyenneté. Les
habitants du Haut-Karabakh qui revien-
draient devraient ainsi renoncer à leur ci-
toyenneté arménienne. Surtout, depuis trente
ans, l’Azerbaïdjan véhicule une idéologie anti-
arménienne très forte dans les écoles et les
médias. Les Arméniens sont considérés
comme des ennemis. Il est donc très difficile
de croire qu’ils voudraient vraiment vivre en
Azerbaïdjan dans ce contexte.
Le premier ministre arménien, Nikol
Pachinian, a reconnu l’intégrité territo-
riale de l’Azerbaïdjan en octobre 2022 et
en avril 2023. Ce changement de discours
était-il une façon pragmatique de résoudre
géopolitique | 19
la situation, ou cela a-t-il incité Bakou
à considérer qu’il était désormais libre
de faire ce qu’il voulait ?
D’une certaine manière, M. Pachinian con-
sidère le Haut-Karabakh comme un fardeau,
et son objectif numéro un est de préserver la
sécurité de l’Arménie, car la question
aujourd’hui est de savoir si le pays peut survi-
vre. Le président Aliev a très bien su recourir
à l’escalade pour maintenir la pression sur
l’Arménie [où les soldats azerbaïdjanais occu-
pent plus de 150 kilomètres carrés de territoire
souverain, selon Erevan].
D’un autre côté, aucun dirigeant arménien
ne veut être celui qui a perdu le Haut-Kara-
bakh. M. Pachinian voulait faire traîner le
processus et que les Arméniens puissent res-
ter, si possible. La façon dont cela s’est ter-
miné a donc été aussi très difficile pour lui,
confronté depuis à des appels à la démission.
Rétrospectivement, il aurait peut-être pu
procéder différemment. Mais la réalité est
que tous les dirigeants arméniens ont eu une
influence très faible dans ce « jeu ».
L’Arménie redoute qu’après le Haut-Kara-
bakh l’Azerbaïdjan attaque son propre ter-
ritoire, notamment parce que Bakou s’est
dit prêt à obtenir par la force le « corridor
de Zanguezour », censé relier l’Azerbaïdjan
à son exclave du Nakhitchevan et offrir
une continuité terrestre avec la Turquie.
Comment évaluez-vous cette menace ?
Le discours du président Aliev est claire-
ment menaçant. C’est une façon de faire pres-
sion. Je pense que l’Arménie survivra, mais la
question est de savoir dans quelle mesure le
pays sera affaibli. La crainte est qu’il existe dé-
WILSON CENTER sormais une sorte de programme commun
entre l’Azerbaïdjan, la Russie et la Turquie, vi-
sant à garder une Arménie faible, à maintenir
les troupes russes sur place et à ce que le corri-
dor de Zanguezour soit surveillé par des gar-
des-frontières russes, excluant ainsi Erevan de
ces projets internationaux de connectivité.
L’Arménie pourra-t-elle ouvrir ses frontières et
exercer un contrôle souverain ?
Comment la chute du Haut-Karabakh
reconfigure-t-elle les rapports de force
dans le Caucase du Sud ?
Cela renforce à la fois la Russie et la Turquie
dans la région, tandis que l’Azerbaïdjan de-
vient l’acteur dominant. La Russie ne cherche
plus à contrôler le Caucase du Sud de façon
néo-impériale, mais à trouver des partenaires
« Vale of the Armenians »
(1944), graphite et craie de cire
sur papier, d’Arshile Gorky.
Musée Calouste Gulbenkian,
à Lisbonne. AKG-IMAGES
Arshile Gorky est né en 1904
à Hayotz Dzor, dans l’Empire
ottoman (aujourd’hui Turquie)
et mort en 1948 à Sherman
(Connecticut). Peintre arménien
naturalisé américain, il est une
figure de l’expressionnisme
abstrait américain dont le travail
s’ancre dans ses origines. Après
avoir connu la misère, la terreur
des massacres commis par les
troupes ottomanes et la mort
de sa mère du typhus, il rejoint,
à l’âge de 15 ans, son père
à Boston, où il étudie dans une
école de dessin. Professeur de
dessin à la Grand Central School
of Art de New York, où il
enseigne « l’universalité de l’art »,
Gorky développe son style
influencé par Cézanne, Picasso
puis l’automatisme surréaliste.
Il puise dans la mémoire
douloureuse du génocide
arménien, comme dans « Vale
of the Armenians », de la mort
de sa mère (« Agony », 1947)
ou de la mémoire nostalgique
d’une Arménie rurale, solaire
et généreuse (« Cornfield
of Health », 1941).
dans la région. Elle accepte cette nouvelle réa-
lité, qui est qu’elle ne retrouvera jamais sa do-
mination antérieure sur la région. Mais elle
pense toujours qu’elle est un acteur plus fort
que l’Occident et qu’elle a un intérêt commun
avec l’Azerbaïdjan et la Turquie pour mainte-
nir les Occidentaux hors de la région.
Nous voyons également que le président
turc, Recep Tayyip Erdogan, a aligné ses inté-
rêts sur ceux du président Aliev, et qu’il agit en
étroite coordination avec lui. Il l’a autorisé à
dicter les conditions du processus de normali-
sation de la Turquie avec l’Arménie, corrélé à la
création du corridor de Zanguezour.
Les Européens peuvent-ils encore peser
dans la région ?
Ils doivent être beaucoup plus proactifs et
soutenir fortement l’Arménie, surtout cet hi-
ver. C’est encore un gouvernement très inex-
périmenté : Nikol Pachinian agit parfois de
manière provocatrice aux yeux de la Russie,
alors même qu’il n’a aucun plan de secours
quand Moscou réagit mal.
C’est un moment très dangereux pour la ré-
gion. Depuis la chute de l’Union soviétique, on
considère que c’est une partie de l’espace euro-
péen, couverte par l’Organisation pour la sé-
curité et la coopération en Europe, le Conseil
de l’Europe et les normes européennes, même
si, évidemment, cela n’a pas toujours fonc-
tionné. Mais il existe une autre vision, qui re-
monte au début du XXe siècle, où les grandes
puissances voisines – la Russie, l’Iran et la Tur-
quie – prennent les décisions et où les acteurs
européens sont marginalisés. C’est ce que
l’Azerbaïdjan envisage peut-être aujourd’hui
et ce à quoi l’Arménie essaie de résister.
La chute de l’enclave séparatiste
marque-t-elle la fin du conflit ?
Elle marque la fin de la phase militaire ma-
jeure de ce conflit, même si la violence peut
continuer par d’autres moyens. Le fait que
l’Azerbaïdjan a utilisé la force plutôt que la di-
plomatie est une grande tragédie. Cela a créé
un dangereux précédent et engendré un nou-
veau cycle de nettoyage ethnique, de haine et
d’amertume, qui se poursuivra pendant une
autre génération. Ce n’est pas une bonne
chose non plus pour l’Azerbaïdjan, car cela ne
fait que renforcer l’autocratie dans ce pays.
Rien n’indique que le régime de Bakou soit en
train de s’ouvrir et de devenir plus libre à la
suite de cela. Au contraire, il est de plus en plus
fermé. Cela marque aussi l’échec des tentati-
ves visant à créer un Caucase européen, plus
ouvert et fondé sur les droits humains.
Vous travaillez depuis des décennies
sur le conflit dans le Haut-Karabakh.
A titre personnel, quel regard portez-
vous sur cette issue ?
Pour moi, c’est tragique. J’ai passé telle-
ment de temps en Arménie, en Azerbaïdjan
et dans le Haut-Karabakh… C’était un endroit
très spécial, avec une culture arménienne
orientale spécifique et un héritage arménien
très ancien. Il avait sa propre particularité,
avec ses influences culturelles perse et mu-
sulmane et ses très vieilles églises arménien-
nes. Le Haut-Karabakh que je connaissais a
désormais disparu. p
propos recueillis par faustine vincent
20 |
CULTURE
FRANCOPHONIE
ENQUÊTE
villers-cotterêts (aisne) -
envoyée spéciale
L
e fracas des marteaux
piqueurs s’est tu.
Dans l’enceinte du
château de Villers-
Cotterêts (Aisne), où
le roi François Ier a si-
gné en 1539 une ordonnance im-
posant l’usage du français dans
les actes judiciaires et administra-
tifs, rédigés jusque-là en latin, le
ballet des ouvriers s’est arrêté et la
fine poussière qui recouvrait les
planchers a été nettoyée. Après
quatre ans de travaux, construc-
tions modulaires et échafaudages
ont été démontés. La promesse
du candidat Emmanuel Macron,
lancée en mars 2017 lors de sa pre-
mière campagne présidentielle, a
pris forme : la Cité internationale
de la langue française sera inau-
gurée par le président de la Répu-
blique le lundi 30 octobre, à
10 heures, avant une ouverture,
le 1er novembre.
L’équipement de prestige, justi-
fiant un budget total de 211 mil-
lions d’euros, ne se limite pas au
parcours interactif de 1 600 mè-
tres carrés sur la langue française,
son expansion et son enrichisse-
ment grâce au monde franco-
phone. Il accueille des associa-
tions locales (club d’escrime, per-
manence d’écrivains publics…),
des résidences d’auteurs franco-
phones et, dans son vaste audito-
rium, des expressions actuelles
telles que rap, slam et seul-en-
scène. Le pari est d’attirer, autour
d’un parcours décliné de manière
ludique, des visiteurs aux profils
divers : étrangers francophones
et Picards, habitués des musées et
publics moins familiers.
Selon Marie Lavandier, qui a pris
en mai la suite de Philippe Bélaval
à la présidence du Centre des mo-
numents nationaux (CMN), la Cité
est « plus qu’un monument, plus
qu’un parc, davantage qu’un pro-
jet territorial ». Ouverte à des usa-
ges multiples, elle ambitionne de
traduire l’intuition présidentielle,
celle d’un ciment culturel ratta-
chant la Picardie désindustrialisée
à la capitale, mais aussi le vaste
monde francophone à l’Hexa-
gone. « Pour le président, la langue
fonde notre imaginaire, nos per-
manences et notre commun, c’est
l’instrument de lutte contre la déci-
vilisation », défend l’entourage
d’Emmanuel Macron.
Un grand dessein que l’actualité
a violemment percuté le 13 octo-
Un château pour penser
les mots de la France
Voulue par Emmanuel Macron lors de sa campagne en 2017, la très politique
Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, sera
inaugurée lundi 30 octobre dans l’ancienne demeure restaurée de François 1er
bre : un professeur de français,
Dominique Bernard, a été sauva-
gement assassiné à Arras. Son en-
terrement, le 19 octobre, auquel a
assisté Emmanuel Macron, a re-
poussé l’inauguration de la Cité,
prévue le même jour. « On ne peut
en faire abstraction, confie au
Monde la ministre de la culture,
Rima Abdul Malak. La langue, en-
seignée par des professeurs pas-
sionnés sur tout le territoire, c’est
ce qui nous unit, ce qui fait nation.
Plus il y a de crispation, de repli sur
soi, plus on a besoin d’espaces de
dialogue, d’éveil sensible et de ren-
contres comme celui-ci. » Et
d’ajouter : « Le français, c’est aussi
la langue de l’humour, de l’imper-
tinence, du second degré. On l’a en
tête depuis l’attentat contre Char-
lie Hebdo. »
C’est aussi un outil de soft
power – de géopolitique, en bon
français – de plus en plus contesté
dans le monde francophone. En
cela, ce projet de Cité internatio-
nale n’est pas exempt de para-
doxes. Est-il possible d’ériger le
français en « langue du panafrica-
nisme », comme le président l’a
martelé en 2022 au Sommet de la
francophonie, à Djerba (Tunisie),
au moment où les relations avec
une bonne partie de l’Afrique
sont au plus bas ? Peut-on s’ouvrir
au monde, tout en refusant d’ac-
corder des visas aux ressortis-
sants étudiants du Mali, du Bur-
« ON S’ATTENDAIT
À UN PROJET PLUS
STRUCTURANT,
AVEC UNE AMBITION
RÉELLE D’ANCRAGE »
DAVID LECOCQ
secrétaire général
de la CGT de l’Aisne
kina Faso et du Niger, trois pays
francophones qui ont récem-
ment connu des putschs militai-
res ? « Ce qui me chagrine, c’est de
voir à quel point les discours
d’hospitalité qui accompagnent la
Cité sont contredits par un con-
texte où la loi sur l’immigration
votée en novembre va se durcir, où
les visas délivrés aux étudiants
francophones se réduisent », se
désole ainsi la philosophe Nadia
Yala Kisukidi, maîtresse de confé-
rences à l’université Paris-VIII.
TOUT À IMAGINER
Comment, enfin, promouvoir la
langue française comme ferment
d’unité sans tomber dans le
chromo du roman national ?
En 2017, à Lyon, Emmanuel Ma-
cron l’avait dit sans ambiguïté :
« Il n’y a pas une culture française,
il y a une culture en France, elle est
diverse, elle est multiple. » L’acadé-
micienne Barbara Cassin, qui co-
signe le parcours permanent
consacré à la langue française, re-
vendique ce parti pris : « Nous ne
proposons en aucun cas l’histoire
d’une “identité française”. Ce n’est
pas une cité nationale mais inter-
nationale. Une langue n’appar-
tient à personne, et c’est tout le
bien qu’on peut lui souhaiter ! »
Dans une commune adminis-
trée depuis 2014 par un compa-
gnon de route de Jean-Marie
Le Pen, Franck Briffaut (Rassem-
blement national, RN), la dimen-
sion politique, inflammable, d’un
projet centré sur la langue fran-
çaise est évidente. C’est symboli-
quement qu’Emmanuel Macron
fait escale en mars 2017 dans ce
coin de Picardie frappé par un
taux de chômage et d’illettrisme
supérieur à la moyenne nationale,
pour vanter le « patriotisme ouvert
et généreux » de la France. Jacques
Krabal, alors député (Parti radical
de gauche) de l’Aisne, profite de la
venue du candidat d’En marche !
pour l’attirer dans la cour du châ-
teau. L’ancien logis de chasse de
François Ier n’est plus que l’ombre
de lui-même. Reconverti en
caserne puis en dépôt de mendi-
cité en 1808, l’édifice avait par la
suite, en 1889, abrité une maison
de retraite fermée en 2014. Cha-
rentaises et couches jonchent
encore les sols.
Du faste d’antan, il ne reste plus
que quelques vestiges, la chapelle
royale où François Ier a signé son
ordonnance, et deux splendides
escaliers de style Renaissance aux
caissons sculptés de salamandres.
Le soir même, le futur chef de
l’Etat annonce que, s’il est élu, il
rénovera le site pour en faire un
haut lieu de la francophonie.
Comme pour la Bibliothèque na-
tionale de France ou le Musée du
quai Branly, sous la présidence de
François Mitterand puis sous celle
de Jacques Chirac, toutes les res-
sources de l’Etat devront œuvrer
pour donner forme à l’impulsion.
Une restauration d’ampleur, un
contenu muséal, une administra-
tion, un budget : tout était à ima-
giner, à discuter, à arbitrer.
Au ministère de la culture, per-
sonne n’y croit. Trop flou, trop
cher, le projet risque de siphon-
ner les crédits de la Rue de Valois.
Les vétérans n’ont pas oublié le
fiasco de la « maison de l’histoire
de France » voulue par Nicolas
Sarkozy, décriée par les histo-
riens, qui redoutaient une récu-
pération politique avant d’être sa-
bordée par son successeur, Fran-
çois Hollande. Emmanuel Ma-
cron persiste et impose ses idées,
donne le tempo.
Avant de prendre en janvier les
fonctions de conseiller culture à
l’Elysée, Philippe Bélaval a été au
premier rang des fonctionnaires
qui ont entrepris la concrétisa-
tion du projet. L’énarque, qui pré-
side alors le CMN, suggère d’abord
de ne restaurer que la partie Re-
À L’HEURE
DE L’OUVERTURE,
LA PLUPART
DES ÉLUS LOCAUX
ACCUEILLENT
LA CITÉ AVEC
BIENVEILLANCE
naissance. La première ébauche,
relativement minimaliste, s’élève
à 30 millions d’euros. Pas assez
ambitieux, sermonne Emmanuel
Macron. Une nouvelle évaluation
affiche un coût de 85 millions
d’euros pour l’Etat. La somme doit
alors être complétée par du mécé-
nat privé. L’ancien président du
château de Chambord (Loir-et-
Cher) Jean d’Haussonville sug-
gère, dans un rapport, d’alléger la
tension sur les finances publiques
en y associant d’autres châteaux
du Valois, tels que ceux de
Compiègne et de Pierrefonds
(Oise). « On n’associe pas ensemble
des établissements déficitaires »,
riposte Philippe Bélaval, qui ob-
tient une intégration de la future
Cité dans le giron du CMN.
Un accord avec les Emirats ara-
bes unis, sur le modèle de celui
avec le Qatar pour l’hôtel de la Ma-
rine, à Paris, tombe à l’eau. Au mo-
ment où la crise engendrée par
le Covid-19 incite à réduire la
voilure, le projet de Cité bénéficie
en 2020 d’un coup de pouce déter-
minant du plan de relance
(100 millions d’euros supplémen-
taires) permettant, notamment,
de restaurer le clos et le couvert
dans les anciens espaces des logis.
« On répare un scandale patrimo-
nial de première importance », jus-
tifie Philippe Bélaval. Après tout, la
Pyramide du Louvre a bien coûté
304 millions d’euros, le Musée du
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
quai Branly 290 millions d’euros.
Et la pharaonique restauration du
Grand Palais a absorbé 466 mil-
lions d’euros d’argent public.
Le CMN, qui a engagé dès
2020 les travaux de restauration,
doit donner corps à ce qui passe
pour une lubie présidentielle. Et
convertir les Cotteréziens, habi-
tués à être déçus. A la brasserie
Alexandre-Dumas, comme au
comptoir du bar La Française et
au marché qui, chaque jeudi et
chaque dimanche, s’installe le
long du château, l’attentisme pré-
vaut. « Au début, il y avait un grand
scepticisme, reconnaît Philippe
Bélaval. Mais, progressivement, les
habitants ont vu des grues arriver,
des échafaudages se lever. Ils se
sont rendu compte que quelque
chose se pass[ait] au château. »
« PRESQUE ÉTRANGER »
Une association des Amis du châ-
teau est rapidement mise sur
pied. Des visites scolaires sont or-
ganisées dès 2017 dans la cour des
Offices, suivies, à partir de 2018,
d’une fête annuelle du château.
« Restaurer un château parmi des
milliers que compte la France, ça
peut se discuter, reconnaît Paul
Rondin, ancien directeur délégué
du Festival d’Avignon, nommé en
janvier à la tête de la Cité. Mais y
faire un équipement culturel et so-
cial, qui sert à tout le monde, c’est
l’avenir des politiques publiques. »
Une politique publique dont
David Lecocq, secrétaire général
de l’union départementale de la
CGT de l’Aisne, dénonce néan-
moins les limites en pointant
l’externalisation d’une quaran-
taine de postes d’accueil, d’entre-
tien et de sécurité, contre trente-
deux postes de salariés. « On rate
une occasion, par de l’emploi pu-
blic, d’ancrer territorialement des
fonctionnaires qui vont pouvoir
participer à l’activité économique
et sociale, déplore en septembre
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023 culture | 21

Pour le public, un parcours ludique et accessible

saviez-vous que le mot « ketchup » était
originaire de Chine, que « shampooing »
nous vient d’Inde et que le terme « robot »
a été emprunté au tchèque ? Les mots
voyagent d’un pays à un autre, enjambent
les continents et, dans leur voyage, se
transforment, nous rappelle un dôme nu-
mérique installé à mi-chemin du parcours
permanent de la Cité internationale de
la langue française, à Villers-Cotterêts
(Aisne). « C’est de l’import-export », s’en-
thousiasme la philosophe et philologue
Barbara Cassin. L’académicienne signe ce
voyage à travers les mots avec Xavier
North, l’ancien délégué pour la langue
française et aux langues de France, Zeev
Gourarier, conservateur au MuCEM, à Mar-
seille, et Hassane Kassi Kouyaté, metteur
en scène burkinabé et directeur du festival
Les Francophonies, à Limoges.
Le sujet est pour le moins sensible. Cha-
que modification de l’orthographe fait
l’objet de tribunes enflammées. Chaque
nouvelle entrée dans le dictionnaire de
l’Académie française est matière à pugilats.
« Rien de plus difficile, de plus dangereuse-
ment glissant, que le rapport d’une nation à
sa langue, avec ses caractérisations, ses
poncifs, ses caricatures », reconnaissent les
commissaires dans l’épais catalogue Le Li-
vre d’une langue (Editions du patrimoine,
328 pages, 42 euros), qui accompagne
l’ouverture de la Cité. Ces quatre mousque-
taires assurent avoir résisté à toute instru-
mentalisation politique – Emmanuel
Macron, qui s’est rendu à deux reprises à
Villers-Cotterêts, n’est pas intervenu dans
la scénographie. Le parcours qu’ils ont des-
siné pose d’ailleurs plus de questions qu’il
n’apporte de réponses.
Tester son orthographe
Ici, pas de chronologie : la langue comme
ciment national n’apparaît qu’à la toute
fin, avec le manuscrit de l’ordonnance de
François Ier, prêté par la Bibliothèque natio-
nale de France. Pas de grand magistère non
plus autour de la langue de Molière : on ne
déambule pas dans une exposition comme
on lirait un livre. L’idée étant plutôt d’abor-
der avec légèreté des sujets sérieux.
Déjouant les pièges de l’intellectualisme,
l’entrée en matière se veut tout public, de
plain-pied dans la réalité d’aujourd’hui,
avec des expressions d’ici et d’ailleurs. « On
veut montrer que la langue est l’affaire de
tous », souligne Paul Rondin, directeur de
la Cité. Si quelques œuvres prêtées par les
musées français jalonnent le voyage dans
la langue, les dispositifs interactifs sont do-
minants. Ainsi de la « bibliothèque magi-
que », où, après avoir répondu à cinq ques-
tions posées par une intelligence artifi-
cielle, on se voit proposer le livre qui nous
correspond. Ou de ces bornes numériques
qui permettent de tester son orthographe.
« Ça ressemble à une fête foraine des mots,
dit en souriant Paul Rondin. On veut
convaincre que la langue, c’est à la portée de
tous, que c’est du plaisir, que c’est la langue
de l’humour et de l’amour. » En témoignent
les extraits de sketchs de Raymond Devos
(1922-2006) et de Dany Boon.
Quoique ludique, le parcours n’élude
aucun sujet fâcheux ou grave. Une salle
vient rappeler que l’école, vecteur d’éman-
cipation, fut aussi l’outil de la contrainte
dans les pays colonisés, où le français fut
imposé par la force, et dans les régions de
France, où sa généralisation a éteint les pa-
tois locaux. Les commissaires prennent
enfin un malin plaisir à étriller le « glo-
bish », cette novlangue si prisée des publi-
citaires et des technocrates. Un petit pied
de nez à Emmanuel Macron qui, tout en
affectionnant les expressions désuètes
comme « carabistouille », abuse lui-même
d’anglicismes tels que « start-up nation »
ou « Pass culture »… p
r. a.

A gauche, le « ciel lexical », dans la cour du Jeu

de paume du château Renaissance de Villers-
Cotterêts (Aisne). Ci-dessus : des expressions
sur des écrans, le 11 octobre. FRANÇOIS NASCIMBENI/AFP

le syndicaliste sur France 3. On sera suivie de l’intervention de

s’attendait à un projet plus struc-
turant, avec une ambition réelle
d’ancrage et de résolution d’un
problème social et local. »
En mai, l’ancien député Jacques
Krabal avait dénoncé le risque
d’un équipement culturel hors-
sol. « Aujourd’hui, ce projet sem-
ble presque étranger à de nom-
breuses personnes, écrit-il dans
un mémo de vingt pages à la to-
nalité acide. Il pourrait même ap-
paraître imaginé et conçu davan-
tage pour une élite parisienne que
pour les Axonais, et encore moins
pour l’ensemble de la région des
Hauts-de-France. » Bien loin de la
promesse originelle d’utiliser ce
symbole pour renouer une
conversation entre la région péri-
phérique marginalisée et Paris.
DÉFICIT BUDGÉTÉ
Des liens ont toutefois été noués
avec le territoire. A tel point qu’à
l’heure de l’ouverture la plupart
des élus locaux accueillent la Cité
avec bienveillance. « Ça fait des
années qu’on se lamente, voyons le
côté positif avant de pointer ce qui
ne va pas », plaide Alexandre
l’écrivain Daniel Picouly, qui, dans présentent
son livre La faute d’orthographe
est ma langue maternelle (Albin
Michel, 2012), évoquait ses années
de primaire, quand il était mau-
vais en dictée. Une seule exposi-
tion sera organisée chaque année
– la première, sous la houlette du
critique musical Bertrand Dicale,
traitera au printemps 2024 de la
chanson française vue de l’étran-
ger. « Sur un territoire comme ce-
lui-ci, les gens n’iront pas sponta-
nément voir des expositions » , es-
time Paul Rondin.
Un déficit de 6 millions d’euros
est d’ores et déjà budgété les pre-
mières années (sur un budget de
8 millions d’euros), compensé
par la logique de péréquation
avec d’autres monuments plus
porteurs du CMN tels que l’Arc de
triomphe. « C’est une vraie protec-
tion pour l’avenir de Villers-Cotte-
rêts », insiste Rima Abdul Malak,
qui veut croire à l’attrait futur des
investisseurs privés. Pour le mo-
ment, l’hypothèse d’un hôtel et
d’un restaurant dans les anciens
bâtiments des logis est dans les
limbes : les groupes hôteliers

de Montesquiou, président de la
communauté de communes de
Retz-en-Valois. « Je suis un militant
politique, mais, à un moment, il ne
faut pas tirer contre son camp. Je
souhaite que ce projet fonctionne,
la ville a beaucoup à y gagner »,
concède le maire (RN) Franck Brif-
faut. Villers-Cotterêts deviendra-
7 NOVEMBRE 2023
consultés à l’automne 2022 atten-
dent les premiers chiffres de fré-
quentation avant d’investir, au
bas mot, 30 millions d’euros pour Auditorium du Monde, Paris 13e
rénover et aménager les espaces.
La faiblesse des infrastructures,
dans une ville qui ne compte que
17H-21H30
deux petits hôtels, avait d’ailleurs
jeté le doute sur la tenue dans la

DIRIGEZ VOTRE
t-elle une destination touristique Cité du Sommet de la francopho-
à part entière, aux côtés de nie, en octobre 2024. « Le bassin
communes tels que Château- d’hébergement sera plus large que

Thierry, ville natale de Jean de
La Fontaine, de Pierrefonds, de
Chantilly et de Compiègne ? « Des
monuments du CMN beaucoup
plus isolés ont trouvé place dans
notre paysage touristique, le projet
est sur de bons rails », veut croire
Rima Abdul Malak.
A l’Elysée, on table sur une
fréquentation optimiste de
200 000 visiteurs par an. « Je ne
considère pas que c’est un échec si
on n’atteint pas ce chiffre, relati-
vise Paul Rondin. Chercher ceux
qui ne viennent jamais demande
du temps. » Pour démystifier la
langue et attirer un large public, la
Cité est gratuite les dix premiers
jours suivant l’inauguration, le di-
recteur a concocté une program-
mation populaire, mêlant humo-
ristes et lecture de grands textes
francophones par les sociétaires
de la Comédie-Française. Le 11 no-
vembre, une lecture du Livre de
ma mère (Gallimard, 1954), d’Al-
bert Cohen, par Patrick Timsit,
CARRIÈRE
la ville, mais Villers-Cotterêts sera
bien le cœur battant de ce som-
met », promet toutefois l’entou-
rage d’Emmanuel Macron.
Le nouvel équipement contri- Conférences avec les journalistes
buera-t-il à réconcilier les Fran-
çais avec leur langue et à rappro- du Monde • Rencontres avec les
cher les francophones du monde établissements les plus reconnus
entier ? Jacques Toubon, lui, « y
croi[t] à fond ». « Ça fait qua-
rante ans que je m’occupe de la
langue et que les gens me disent “à
quoi bon”, soupire l’ancien minis-
tre, auteur, en 1994, d’une loi
veillant à protéger la langue
française dans la publicité,
l’audiovisuel, l’enseignement et
le travail. Ce qui me paraît impor-
tant à Villers-Cotterêts, c’est le
geste, la manifestation d’une vo-
lonté politique. » p
roxana azimi
1 place Aristide-Briand,
Villers-Cotterêts (Aisne). INSCRIPTION GRATUITE MBA-FAIR.GROUPELEMONDE.FR
Ouvert du mardi au dimanche,
de 10 heures à 18 h 30, 9 euros.
22 | culture
Les mille et une peaux gestuelles de James Carlès
Le danseur, chorégraphe et pédagogue fête les 25 ans de son festival Danses et continents noirs à Toulouse
DANSE
P
ar où commencer ? Par
aujourd’hui. James
Carlès, danseur, choré-
graphe, pédagogue,
chercheur autour de la question
décoloniale à l’université Toulou-
se-II, directeur du centre de for-
mation portant son nom (neuf
studios, cinquante professeurs,
2 500 élèves), à Toulouse, fête les
25 ans du festival Danses et conti-
nents noirs. « J’étais un peu
complexé il y a quarante ans par
tous ces visages de moi-même
mais je suis hyperactif, c’est
comme ça, souligne-t-il. Par
ailleurs, c’est un miracle que nous
soyons arrivés jusque-là car nous
avons traversé des moments diffi-
ciles. La manifestation ne tient
que grâce à l’école et aux tournées
[entre 45 et 80 dates par an] de
ma compagnie. » Et donc mille
mercis à la bougeotte irrépressi-
ble de Carlès qui maintient le ba-
teau à flot.
Jusqu’au 10 novembre, Danses
et continents noirs, à l’affi-
che dans sept salles toulousaines,
déplie un menu de spectacles et
de master class tellement hybride
qu’on se décarcasse littéralement
pour ne pas se marcher sur les
chaussons. Fauve Hautot, vedette
de l’émission « Danse avec les
stars », a donné des cours de latin
fusion ; la star de l’afro-dance
Badgyal Cassie est attendue, du
28 octobre au 1er novembre, tandis
que le maître de théâtre nô
Masato Matsuura enseignera ven-
dredi 3 novembre. Et pour solidi-
fier la pièce montée, des créations
de hip-hop, de contemporain, un
peu d’acupuncture à droite, d’os-
téopathie à gauche, et on repart
pour un tour de grand huit.
Cet apparent micmac n’en est
pas un. « Sa cohérence, c’est le
corps, ce dont il a besoin et la fa-
çon dont chacun trouve un che-
min pour le libérer, insiste-t-il. Ce
n’est pas un micmac, c’est un che-
minement. » Et question trajet, Ja-
mes Carlès en connaît un rayon.
Sa trajectoire époustouflante
d’homme et d’artiste, né au
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Comment légiférer sur la in de vie
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« Grâce à
la profondeur
historique de
ces artistes [Ailey
et Dunham], j’ai
retrouvé la fierté
d’être noir »
JAMES CARLÈS
Cameroun il y a cinquante-six
ans, et qui aurait dû y reprendre la
ferme de son père, se raconte en
filigrane de la programmation.
Il a 13 ans lorsqu’il débarque en
France, à Bordeaux. Il a déjà en lui
les danses et chants traditionnels
d’Afrique centrale. « J’ai été moulé
dans une culture de résistance, in-
dique-t-il. Mes grands-parents
ont connu l’esclavage et le colo-
nialisme. C’est ma vie. » Trois ans
plus tard, à Toulouse, il trempe
ses racines dans la street dance
avec ses potes Abdul Djouhri et
Tayeb Benamara. « Je danse le hip-
hop jusqu’au milieu des années
1990, précise-t-il. Lorsque je com-
mence, ce n’est pas tant une af-
faire technique et esthétique
qu’existentielle. Je me retrouvais
avec des gens qui me ressem-
blaient. J’étais très complexé. Le
racisme m’a beaucoup affecté. »
A 17 ans, alors qu’il prend des
cours de classique et de jazz, on
lui parle de l’Afro-Américain Alvin
Ailey (1931-1989). Il voit des films
sur ses œuvres, tombe sous
le choc et file à New York se
former dans ses studios. « Pour la
première fois de ma vie, je voyais
une scène avec rien que des
interprètes noirs, se souvient-il. Je
ne comprenais pas tous leurs
gestes mais j’étais frappé par leur
corps extrêmement travaillé.
C’était bouleversant. » Un docu-
mentaire inédit sur Ailey, réalisé
par Jamila Wignot, est présenté
lundi 30 octobre. « C’est un film
qui raconte sa vie, ce que sont de-
venus ses spectacles, explique-t-il.
Il y est aussi évoqué les raisons de
James Carlès, en mai 2022, au Centre chorégraphique James-Carlès, à Toulouse. ERNEST S MANDAP
son engagement en faveur de la
mixité sociale, ethnique, genrée…
Mais aussi la façon dont le racisme
et l’homophobie lui ont à la fois
donné la rage de créer tout en le dé-
vastant psychologiquement. »
Un solo de Carolyn Carlson
Auprès des danseurs d’Ailey,
Carlès, qui reste jusqu’en 1994 à
New York, découvre notamment
la technique et l’œuvre de
Katherine Dunham (1909-2006),
chorégraphe, anthropologue,
partie étudier les traditions des
Antilles et des Caraïbes qu’elle
retrace dans une thèse, puis sur
scène. Militante, elle fonde
en 1943 une compagnie unique-
ment afro-américaine. « Grâce à
la profondeur historique et à la
Oriane Lacaille et ses vibrations créoles
La chanteuse et musicienne présente sur scène « iViV », un premier album tout en poésie
MUSIQUE
D eux ukulélés, un luth awi-
cha, un kayanm (boîte en
tiges de fleurs de canne
remplie de graines), un tambour,
une valise pleine de petites percus-
sions… Oriane Lacaille ne voyage
pas léger. Elle arrive de Sète (Hé-
rault), où elle vit en famille, fait
une pause à Paris, avant de rejoin-
dre, le lendemain, Guyancourt
(Yvelines), pour une résidence. En
ce mois d’octobre, vient de paraî-
tre son gracieux et premier album,
iViV, enregistré en trio avec
Héloïse Divilly (percussions, batte-
rie, kayanm, chœurs) et Yann-Lou
Bertrand (contrebasse, trompette,
flûte traversière et chœurs).
Chanteuse, musicienne, autrice
et compositrice, elle le présente
sur scène début novembre, aux
Primeurs de Castres (Tarn) et de
Massy (Essonne), puis au Studio
de l’Ermitage, à Paris, le 16. Sur une
musique folk métissée d’influen-
ces, iViV rassemble un bouquet de
chansons, mélancoliques et vivi-
fiantes. Y cohabitent ou s’entre-
mêlent français et créole, images
oniriques et parcelles de vie. Indi-
gnation contre les violences do-
mestiques et celles faites aux mi-
grants, histoire d’un homme-pois-
son enfanté par l’océan, des mots
d’amour, sa fascination pour la
beauté des rides sur un visage…
Un fil conducteur dans cet éclec-
culture de ces artistes, j’ai
retrouvé la fierté d’être noir »,
glisse Carlès.
Les mille et une peaux gestuel-
les de James Carlès enveloppent
sa silhouette d’une aura toute
particulière. Figure unique et
précieuse d’une longue histoire
enracinée dans le triangle Afri-
que-Amérique-Europe, il s’est
aussi construit auprès de Carolyn
Carlson, qui lui écrit un solo sur
mesure, Concerto 5.31, en 2006.
« Elle m’a donné une légitimité
dans un contexte français très
contemporain qui n’acceptait pas
ma formation en danse moderne
et jazz et qui ne reconnaît
d’ailleurs toujours pas les ressour-
ces immenses du patrimoine afro-
diasporique. »
tisme d’inspirations ? La réponse
fuse dans un rire espiègle de petite
fille : « iViV est fait de tous mes res-
sentis, ce qui me fait vibrer, dans
mes rêves comme dans la réalité. »
Quelques invités sont de l’aven-
ture. Dont le musicien et compo-
siteur Loy Ehrlich (ami de longue
date, cocréateur de Hadouk Trio
et, avant cela, du groupe Carrou-
sel, qui a marqué la fin des années
1970 à La Réunion) et Piers Faccini,
son parrain artistique. Le guita-
riste et chanteur a publié, en 2022,
un EP quatre titres d’Oriane La-
caille dans sa collection « Hear My
Voice », sur son label Beating
Drum. Il avait aussi participé à l’al-
bum Cimetière créole (2021), de
Bonbon Vodou, le tandem que la
chanteuse forme avec JereM (Jéré-
mie) Boucris, son compagnon de
vie. Et puis il y a son père, premier
« influenceur » direct en musique.
Oriane Lacaille est née à Anne-
masse (Haute-Savoie), en 1986,
« Je ne suis pas
née à La Réunion,
mais j’ai une
double culture
et je me dis
“zoréole” »
ORIANE LACAILLE
« J’ai été moulé
dans une culture
de résistance.
C’est ma vie »
JAMES CARLÈS
Il n’a de cesse de faire connaître
les œuvres de ces chorégraphes
quasi inconnus en France. Il a
ainsi remonté différentes pièces
de Dunham, en complicité avec
sa fille, Marie-Christine Dun-
ham Pratt, que l’on peut voir sur
le site Numeridanse. « Je ne re-
vendique pas une identité noire à
tout prix mais c’est ma vie. » Et
pour affirmer sa passion pour les
d’une mère professeure de fran-
çais et d’un père accordéoniste et
chanteur, René Lacaille, une figure
de la musique réunionnaise
(soixante-dix ans de carrière
en 2024). Elle doit à sa mère son
goût des livres et de l’écriture en
français, à son père sa plongée
dans le créole, l’appel du séga et du
maloya, les styles musicaux em-
blématiques de La Réunion, dont
les rythmes traversent son album.
« Un lien très fort »
Elle a fait ses premières scènes
avec lui dès l’âge de 13 ans, tout en
jouant déjà dans le groupe Nota
Bene, créé par son frère Marco,
de trois ans son aîné. Le frangin
complice lui fait découvrir Alain
Péters (1952-1995), chanteur et
poète marginal, auteur de
chansons magnifiques inscrites
dans la mémoire collective de
La Réunion. « Sa poésie créole in-
fluence la mienne, comme sa ma-
nière d’écrire des chansons »,ana-
lyse aujourd’hui la chanteuse. « Je
ne suis pas née à La Réunion, je n’y
ai jamais vécu, mais j’ai une double
culture et je me dis zoréole. »
Sur l’île natale de son père, on
désigne ainsi celles et ceux qui
naissent d’une union entre zo-
reille (métropolitain) et créole. Ce
ressenti l’a incitée à inviter sur
iViV la chanteuse et musicienne
américaine d’origine haïtienne
Leyla McCalla. « J’aime sa relation
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
rapprochements inaccoutumés,
James Carlès a conçu un drôle
d’alliage au cœur du spectacle
Poesis, qui clôturera le festival.
Des musiciens et chanteuses
d’origine camerounaise ou chi-
noise revisitent des chansons
françaises populaires sur les-
quelles quatre phénomènes hip-
hop historiques, dont Stéphanie
Nataf, vont danser. « C’est lorsque
les extrêmes et les opposés se ren-
contrent qu’il peut vraiment se
passer quelque chose de jamais
vu, non ? », sourit-il. p
rosita boisseau
Festival Danses et continents
noirs. Centre chorégraphique
James-Carlès, Toulouse.
Jusqu’au 10 novembre.
avec sa créolité, ça résonne avec
ma propre quête. Son approche
entre le passé et le présent, sa ma-
nière d’être créole me parle énor-
mément. Comme elle, je porte la
musique, la culture d’un territoire
sans y avoir vécu. C’est un lien
peut-être un peu fantasmé, mais
très fort. » Elle lui a envoyé une
liste pêle-mêle de mots en créole
réunionnais, des noms de lieux,
de personnes, de plats, de fleurs,
d’instruments… « Des mots où se
place ma créolité, tout ce qui me
passait par la tête. » Puis a de-
mandé à Leyla McCalla de lui
transmettre en retour sa propre
liste en créole haïtien. Elle les a
fusionnées, puis elles se sont re-
trouvées toutes les deux au
studio de Jean Lamoot, à Paris. La
chanson iViV est née. Une « décla-
ration d’amour à la créolité »
choisie pour nommer ce premier
album d’une zoréole, à domi-
nante créole. p
patrick labesse
iViV, d’Oriane Lacaille,
Ignatub/PIAS.
En concert le 3 novembre,
aux Primeurs de Castres (Tarn) ;
le 4, aux Primeurs de Massy
(Essonne) ; le 11, au festival
Les Oreilles en pointe, à Firminy
(Loire) ; le 14, au festival Chants
d’elles, à Tourville-la-Rivière
(Seine-Maritime) ; le 16, au Studio
de l’Ermitage, à Paris…
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023 culture | 23

Avec « God Games »,

LOR EN ZO SOU LÈS
A L B U M S

Images…
Claude Debussy : Images. Olivier
Messiaen : Le Traquet rieur, L’Alouette

le retour en grâce de The Kills

calandrelle. Tristan Murail : La Mandra-
gore. Philippe Manoury : Réseaux et
Dérèglements. George Benjamin : Piano
Figures. Lorenzo Soulès (piano).
Enregistré en concert dans le prolongement du Concours inter-
national de piano d’Orléans, que Lorenzo Soulès a remporté,
en 2022, à 30 ans, ce disque a des allures de feu d’artifice. Son
Le duo mixte anglo-américain sort, après sept années d’absence,
S É L E C T I O N

programme, d’une grande cohérence, réunit des pièces à même

d’émerveiller et son interprétation, fidèle mais jamais servile,
un sixième album ambitieux, en partie émancipé des guitares
témoigne d’une forte personnalité. Le jeune Français ne se con-
tente pas d’exposer sa vision de l’univers debussyste ; il en révèle
la dimension multipiste à travers des éclairages qui conduisent
aussi bien au jazz qu’à certains compositeurs d’aujourd’hui. Les
MUSIQUE

L
Images, de Debussy, constituent bien la fontaine de jouvence de es dieux jouent avec la
la musique française du XXe siècle. Olivier Messiaen s’y est météo, ce mercredi
abreuvé et son Catalogue d’oiseaux le prouve sans excès d’allé- 13 septembre, et la cha-
geance sous les doigts de Lorenzo Soulès. p pierre gervasoni leur estivale perdure sur
B. records/Outhere Music. Paris. Alison Mosshart et Jamie
Hince, du duo rock incendiaire
SOPHI E ALOU R The Kills, sont installés dans la
Le Temps virtuose cour intérieure d’un hôtel huppé
Suite des dérives géographiques de du 10e arrondissement. Les deux
Sophie Alour (ténor, flûte) en quartette musiciens, très complices, arri-
cette fois : avec Anne Paceo (percussions, vent au bout d’une longue jour-
présence formidable), Guillaume Latil et née de promotion, sans trop
Pierre Perchaud (violoncelle et guitare). montrer de signes de lassitude.
Prêter une oreille alertée aux intensités Une serveuse apporte une marga-
comme aux titres : partant Des lendemains qui chantent pour rita et un thé matcha commandés
atteindre au Temps cannibale, on traverse Tout nu, Vent debout, par la chanteuse américaine. « Je
Ici et maintenant, comme autant de vibrations imaginaires. Le prends un cocktail différent pour
Temps virtuose, recueil essentiel de Sophie Alour. Série de chaque entretien », plaisante-t-
tableaux et de rêves qu’il serait idiot de célébrer comme œuvre elle, coiffée d’une casquette de ba-
de chambriste : meilleure manière d’esquiver ce qu’il y a d’écor- se-ball laissant dépasser des mè-
chée vive dans les délices feutrées de ces Musique pour Messieurs ches blondes, habillée d’un sweat
et Musiques pour Dames. La critique viriliste n’a pas fini de rater à capuche bleu ciel siglé Celine.
le coche avec la musique de « filles ». Même si elle préfère se Un verre de vin rouge est servi à
réfugier sous les jupes du Temps cannibale. Tous publics, tous son partenaire, le guitariste bri-
âges, tous genres. Seule recommandation, être capable de tannique Jamie Hince, de dix ans
chercher midi à quatorze heures. p francis marmande son aîné (54 ans), faux air de Tony
Music From Source/L’Autre Distribution. Montana (en plus souriant), très
élégant dans un pull-over couleur
RAPHAËLE L AN N AD ÈR E vert pomme.
Cheminement L’actualité des Kills, c’est la paru-
Voix douce, aux courbes qui expriment tion d’un sixième album, God Ga-
des sentiments, donnent un sens musical mes (« jeux divins »), qui semble
aux mots, Raphaële Lannadère, dite « L », avoir entendu les prières des fans
est de retour avec un cinquième album, du groupe. Voilà en effet sept ans
Cheminement, deux ans après Paysages. que l’un des duos garage rock les
L’on y entend, en développement de plus exposés et explosifs des an-
climats déjà abordés, de subtils arrangements de cordes et de nées 2000, au côté des White Stri-
claviers, des apports rythmiques qui tiennent plutôt d’ornemen- pes, n’a plus sorti d’album digne
tations de percussions. Raphaële Lannadère chante des lieux (La de ce nom. Exception faite, toute-
Rivière et des souvenirs de l’enfance, Colline où l’on danse), des fois, de Little Bastards (2020), une
femmes dont l’art, l’action l’ont touchée (Miriam, pour la chan- compilation exhumant des rare-
teuse et militante sud-africaine Miriam Makeba, morte en 2008, tés et inédits de leur première dé-
Greta, pour la jeune activiste écologique suédoise), les relations cennie de carrière. Juste de quoi
humaines (Je t’attends, Ensemble en duo avec Sandra Nkaké). faire patienter le public avant ce
Selon les compositions, la voix vient en avant ou se fait plus vrai retour aux affaires.
lointaine. Elle est toujours forte d’émotion. p sylvain siclier Le binôme n’a donné qu’une
L est au bois-Horizon Musiques/The Orchard. poignée de concerts en quatre
ans. Le traditionnel cycle « album-
VV BR OWN tournée » a été brutalement inter-
Am I British Yet ? rompu en mars 2020 par la pan-
Avec le carnaval antillais de Notting Hill, démie de Covid-19. « J’essaie main-
les Mobo Awards, cérémonie réservée aux tenant de voir les choses de ma- Jamie Hince et Alison Mosshart, à Los Angeles (Californie), en juin. MYLES HENDRIK
musiques noires en Angleterre, il était nière positive, explique Alison
presque admis que les jeunes Noirs Mosshart. Nous étions déjà en
anglais vivaient mieux leur double train d’écrire des chansons avant la ght Boom (2008), étaient des ins- leur premier ingénieur du son en
culture qu’en France. La chanteuse pandémie. Nous aurions pu sortir tantanés d’énergie rock primitive,
L’instrument roi, concert. « A l’époque, nous étions
VV Brown vient mettre un coup de pied dans la fourmilière avec un album il y a deux ans, mais il enregistrés sur un modeste huit- la guitare, le groupe le plus minimal qui soit,
ce nouvel album, Am I British Yet ? (soit en français « ne suis-je aurait été très différent. Avoir du pistes analogique. Un son brut et raconte Jamie Hince. Nous avions
pas britannique pourtant ? »). Dans ce disque, il y a le funk de temps fut vraiment précieux pour abrasif, brassage de garage punk
a été placé un ampli et deux micros, une gui-
Parliament, l’irrévérence de Grace Jones, la poésie d’un Kendrick être plus introspectif et pouvoir et de blues, propulsé par une boîte à la toute fin tare, parfois deux, et une boîte à
Lamar, la pop culture d’un Jackson version Bad. Avec ce disque, continuer à écrire. Finalement, à rythmes rudimentaire comme rythmes. Avec Paul, on tentait sim-
qui commence par un appel au mégaphone sur un beat boom c’était la première fois que nous on n’en avait plus entendu depuis
du processus plement sur scène d’imiter la sim-
bap irrésistible, VV Brown nous emmène dans sa conférence sur avions l’impression de ne pas être les aînés new-yorkais Suicide. d’enregistrement plicité de notre premier disque. »
l’identité des Noirs britanniques, qui ont survécu à l’esclavage, des hamsters courant éperdument Puis, avec les albums Blood Pres- Naturellement, leur collabora-
comme elle le raconte dans History, à la colonisation dans dans la roue de la vie. » sures (2011) et Ash & Ice (2016), Ja- tion se veut aujourd’hui beau-
Twisted, à la marginalisation dans le très rap Marginalised, mais Celle qui fut la chanteuse des mie Hince et Alison Mosshart ont qui semble avoir développé leur coup plus ambitieuse. Jamie
qui célèbre leur multiculturalisme dans le funk et gospel Black Dead Weather – un des groupes commencé à élargir leur horizon sensibilité mélodique, que ce soit Hince, par exemple, joue telle-
British. Avec le chanteur soul Liam Bailey, elle énumère les ques- emmené par Jack White, ex-White sonore, grâce à une production sur Blank, titre intimiste au piano, ment les caméléons avec son ins-
tions stupides, les remarques racistes qu’elle a pu entendre sur le Stripes – confie avoir beaucoup lu plus étoffée en studio, notam- ou sur d’autres morceaux plus trument sur LA Hex (une ode à Los
reggae dub Am I British Yet ? Des conférences aussi bien mises en durant cette période incertaine, ment par l’usage de samples. grandiloquents, comme 103, New Angeles), qu’il est même parfois
musique, on en écouterait tous les jours. p stéphanie binet de Tendre est la nuit (Scribner, York ou Love and Tenderness. Ce difficile de reconnaître ses parties
Virgin Music Group/Universal Music. 1934), de Francis Scott Fitzgerald Ancienne église dernier, hanté de cuivres sur un de manche, fondues dans une
(1896-1940). Plus récemment, les Cette absence prolongée fut béné- tempo poisseux façon trip-hop de section de cuivres, voire un
mémoires de l’actrice new-yor- fique pour expérimenter, bouscu- Bristol (Angleterre), est l’un des chœur gospel… Surprenant,
kaise Alexandra Auder, Don’t Call ler les habitudes d’écriture. Du- préférés d’Alison Mosshart. Un quand on sait que, dix ans aupara-
Me Home (Viking, 2023, non tra- rant la période de crise liée au Co- « accident heureux en studio », où vant, il a totalement dû réappren-
G A L E R I E

PEOPLE VS PEOPLE duit), ont été un coup de cœur. vid-19, le duo est séparé par la dis- la guitare de Jamie Hince a été dre à jouer, après s’être coincé la
Galerie Maïa Muller Côté musique, elle apprécie les tance – le guitariste britannique capturée le dernier jour des ses- main dans une portière de voi-
D’un côté, les chefs-d’œuvre nouveaux Queens of the Stone vit à Los Angeles (Californie), sa sions, en une seule prise. ture, une grave blessure paraly-
de Masaccio, du Caravage, de Age et Lana Del Rey. Jamie Hince moitié américaine se partage en- Les vieilles méthodes ont ainsi sant définitivement son majeur.
Pierre Paul Rubens, Eugène plussoie sur la diva californienne, tre Nashville (Tennessee) et Los été bousculées, en plaçant l’ins- « Je pense que je préfère la façon
Delacroix ou Pablo Picasso. dont il admire sa chanson A & W Angeles. Isolée et en panne d’ins- trument roi, la guitare, à la toute dont je joue aujourd’hui, car je dois
De l’autre, Kim Kardashian, (2023), tout en avouant ne rien piration, Alison Mosshart fait l’ac- fin du processus d’enregistre- travailler plus dur que les autres. »
Angelina Jolie, Johnny Depp avoir écouté de vraiment neuf de- quisition d’un petit synthétiseur ment, après celles de la section Et de livrer une anecdote récente :
REBECCA FANUELE ou le prince Harry. Mélangez. puis le rappeur Tyler, the Creator. sur les conseils de Jamie Hince. rythmique et même du chant. « Je « J’ai donné quelques concerts avec
Ajoutez des éléments décora- Les trois premiers albums des Une petite révolution pour cette n’arrêtais pas de retarder Iggy Pop cette année. On a com-
tifs tels que poissons, animaux et plantes exotiques, mais aussi Kills, Keep on Your Mean Side novice habituée à composer sur l’échéance, se remémore Hince, et mencé à répéter une chanson et je
tomates. Secouez. Servez glacé. Les dernières peintures d’Hassan (2003), No Wow (2005) et Midni- une guitare acoustique : « Je ne de leur dire de ne pas s’inquiéter. Et priais pour qu’il ne chante pas en
Musa sont denses, riches et terriblement amères. Chacune asso- sais pas lire la musique, mais je sais puis j’ai finalement posé mes par- clé de do, car j’ai du mal à jouer ces
cie une toile d’un maître ancien à un épisode de la vie des célé- comment écrire une chanson. En ties les deux dernières semaines. accords barrés. Et ça n’a pas raté !
brités d’aujourd’hui. Le prince Harry et Meghan Markle, chassés tant que guitariste, le clavier m’a J’ai adoré ça. » Les sessions de God J’ai heureusement réussi à m’adap-
de la cour royale, deviennent Adam et Eve chassés du paradis Leur absence apporté une approche d’écriture Games se sont déroulées dans un ter. » C’est finalement cela que l’on
terrestre, et l’actrice Angelina Jolie égorge Brad Pitt, dont elle est tout à fait différente, que ce soit au lieu tout prédestiné, appelé The retient de The Kills, cette capacité
divorcée, façon Judith et Holopherne, du Caravage. Ces rappro-
prolongée fut niveau des sons ou des rythmes. Church Studios. La bâtisse, une à se réinventer face à l’adversité. p
chements ne sont cependant pas seulement des chefs-d’œuvre bénéfique pour Tout d’un coup, des mélodies sur- ancienne église située dans le franck colombani
d’appropriation satirique brillamment peints. Dans le texte qui gissaient de nulle part. Je me suis nord de Londres, est la propriété
accompagne les œuvres, Hassan Musa oppose la futilité de
expérimenter, beaucoup amusée. Le piano a quel- du producteur britannique Paul God Games, de The Kills,
l’« actu » des people aux tragédies des peuples – « people » – bousculer que chose d’intuitif. Enfin, je veux Epworth (Depeche Mode, Adele, Domino. En concert
que l’Occident regarde souffrir loin de lui. p philippe dagen dire, n’importe quel enfant peut en Paul McCartney). L’homme est le vendredi 3 novembre
« People vs people ». Galerie Maïa Muller, 19, rue Chapon, Paris 3e.
les habitudes jouer, trouver des notes plaisantes surtout une vieille connaissance à la Gaîté-Lyrique, Paris 3e, dans
Jusqu’au 11 novembre, du mercredi au samedi de 11 heures à 19 heures. d’écriture qui vont ensemble. » Une méthode du duo. Vingt ans en arrière, il fut le cadre de l’Arte Concert Festival.
24 | télévision
La Turquie sous le règne de son inamovible président
A l’occasion du centenaire de la République turque, un documentaire fait le bilan des vingt années Erdogan
FRANCE. TV
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
C
omment expliquer la
fascination que le prési-
dent Recep Tayyip Erdo-
gan exerce sur une ma-
jorité de Turcs ? Sa popularité
semble inaltérable, la preuve, ni
le séisme du 6 février, qui a fait
50 000 morts, ni l’inflation galo-
pante (60 % en moyenne an-
nuelle), ni son autoritarisme for-
cené, ne sont parvenus à détour-
ner de lui sa base électorale,
conservatrice et pieuse.
Réalisé à l’occasion de la célé-
bration du centenaire de la créa-
tion de la République turque par
Mustafa Kemal Atatürk (le 29 oc-
tobre 1923), le documentaire de
Romain Besnainou, Erdogan, la
revanche du sultan, éclaire les
bouleversements survenus ces
vingt dernières années en Tur-
quie sous la houlette de son
inamovible président.
« Prophète » ou « bourreau »
Aux manettes depuis 2003, réélu
le 28 mai 2023 pour un troisième
mandat de cinq ans alors que
la Constitution n’en autorise que
deux, ce dirigeant hors norme
séduit autant qu’il divise. Consi-
déré comme un « prophète » par
ses adeptes, il est décrit comme
un « bourreau » par ses détrac-
Le retour à la vie difficile des résistantes, après l’enfer des camps
Un documentaire poignant, composé d’archives, entrelace les témoignages de quatre déportées françaises, rescapées de Ravensbrück
TOUTE L’HISTOIRE
LUNDI 30 - 13 HEURES
DOCUMENTAIRE
R ésistantes françaises ve-
nues d’horizons diffé-
rents, elles ont été dépor-
tées à Ravensbrück, en Allemagne,
le plus grand camp de concentra-
tion nazi pour femmes. Par
chance, mais aussi grâce à la soli-
darité, elles y ont survécu. Une fois
libérées s’est posée la question à la
fois fondamentale et complexe :
comment retrouver une vie nor-
male après une telle expérience ?
GRILLE N° 23 - 252
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I spatiale. Lassante et ennuyeuse par
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 251
HORIZONTALEMENT I. Charpentière. II. Hoqueter. Cor. III. Alu. Néma-
tode. IV. Poète. Eculés. V. Acuités. Rosi. VI. Raser. Ions. VII. Due. Ansée.
Fe. VIII. Es. Osa. Usuel. IX. Utes. Rif. Due. X. Reine-des-prés.
VERTICALEMENT 1. Chapardeur. 2. Holocauste. 3. Aqueuse. Ei. 4. Ru. Tie.
OSN. 5. Pénétras. 6. Eté. Nard. 7. Némésis. Ie. 8. Trac. Œufs. 9. Turnes.
10. Ecolos. UDR. 11. Rôdes. Feue. 12. Erésipèles.
Affiche de Recep Tayyip Erdogan pour le référendum sur le régime présidentiel, en 2017. FRANCE TV
teurs, prompts à lui reprocher sa
posture de sultan ainsi que la
modification radicale de l’ADN
du pays. Insubmersible, le père
de l’islam politique turc, 69 ans,
s’est sorti des mauvais pas, des
protestations de masse, des scan-
dales de corruption, d’une tenta-
tive de renversement en 2016,
des manquements de son gou-
vernement, notamment au mo-
ment du tremblement de terre
de février.
Ce documentaire poignant se
penche, à travers les témoignages
de quatre rescapées de Ravens-
brück, sur ce retour des ténèbres
et les immenses difficultés ren-
contrées dans la vie d’après au
sein de leur famille, au travail,
dans la rue, partout. Dans une
France qui ne veut plus entendre
parler des malheurs passés, la pa-
role d’une déportée n’est pas at-
tendue, encore moins entendue.
« A mon retour, j’étais maigre, pas
squelettique. Mais ce qui frappait
tout le monde, c’est le regard. Un re-
gard d’outre-tombe. On avait dit à
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
Des images tournées après
le tragique séisme dans la ville
millénaire d’Antakya, réduite
en poussière, montrent un Turc
en colère : « Où est l’Etat ? On est
restés trois jours sans aide, per-
sonne n’est venu ! » Il a perdu la foi
en Recep Tayyip Erdogan et as-
sure qu’il n’est pas le seul. « Per-
sonne, dans ces ruines, n’est prêt
à lui pardonner. »
Contre toute attente, le prési-
dent est réélu au second tour avec
ma sœur aînée : avec un regard pa-
reil, ta petite sœur, dans huit jours
elle sera morte », témoigne Marie-
Josée Chombart de Lauwe, restée
à Ravensbrück entre ses 20 et ses
22 ans, dans l’une des nombreuses
archives filmées des années 1950,
1960 et 1970, qui font aussi la ri-
chesse de ce documentaire.
Solitude et indifférence
Lucide, Marie-Claude Vaillant-
Couturier (1912-1996), qui témoi-
gnera des horreurs du camp au
procès de Nuremberg (1945-1946),
écrit : « Je crois qu’après la guerre,
HORIZONTALEMENT
I. Perd tout contact avec la réalité.
II. Coife le château et le char. Ama-
teur de vers et de trous d’arbres.
III. Forment un ensemble. A droite ou
12
à gauche sur le terrain. IV. Station
ses questions. V. Lassèrent par leurs
questions. Démonstratif. VI. Etat en
Allemagne. Traitée en surface
comme une commode ancienne.
VII. Rapprochées solidement. Pour les
plus proches. VIII. Négation. Note. Sur
la note. Font un beau carré à quatre.
IX. Augmenta la voilure. Au bout de
la lèche. X. Parturitions et créations.
VERTICALEMENT
1. Développera énergie et ardeur.
2. A régler au moment de l’adhésion.
3. Accueillirent fort mal. Récupère les
cadavres à la cave. 4. Pour tout voir
chez vous. Est tombée en même
temps que le Rideau. Donné par le
hautbois. 5. Arraché en surface pour
parfumer. Mouvement en tête. 6. En
Pologne. Fait vibrer clarinette et saxo.
7. Laissée sur place. Personnel.
8. Interroge. Gloire et notoriété.
9. Près d’un plan d’eau. 10. Défenses
naturelles. Encadrent le témoin.
11. Refus à Moscou. D’un auxiliaire.
12. Récupèrent la matière grasse.
52 % des voix quelques mois plus
tard. Les sondages le disaient per-
dant, l’opposition l’imaginait
quittant son palais aux allures de
« Sublime Porte », à la périphérie
d’Ankara – plus de mille pièces –,
or il a triomphé. Quelle est sa
recette ? Avant tout, ses partisans
lui sont reconnaissants pour « la
fierté retrouvée », disent-ils.
On comprend mieux la ferveur
qui les anime en pénétrant sur
les lieux de la Teknofest, une ex-
le monde souffrira d’une crise
morale. » Autre regard lucide, celui
de Gisèle Guillemot (1922-2013) :
« Notre retour à la vie sera sans
doute celui de la solitude. » De fait,
entre déportées et proches, on ne
se comprend pas. « Je n’en avais
rien à faire des restrictions. Faire
la queue pour du sucre ou du café,
il n’en était pas question. Quand je
voyais ces files d’attente, je pensais
aux interminables appels du camp.
Et ça, ma mère ne comprenait
pas », se rappelle Gisèle Guillemot.
Heureuse de revenir travailler
dans son usine, Thérèse Menot
SUDOKU
N°23-252
1 3
8 1 9 7 2
3 4 7 5 Chaque chiffre ne doit
6 9
5 1 4 6
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N° 99
NOVEMBRE
2023
MONGOLS
UN RÊVE UNIVERSEL
INFIRMIÈRES
En première ligne
depuis 14-18
position annuelle de l’armement
devenue la grand-messe du pou-
voir islamo-conservateur. Grou-
pes scolaires, ingénieurs, fans
de tech, hommes d’affaires, fa-
milles modestes, s’y pressent cha-
que année pour admirer les der-
nières réalisations de l’industrie
turque de défense, dont l’essor
est fulgurant. La star de la fête est
Selçuk Bayraktar, le concepteur
du drone du même nom. PDG
de l’entreprise familiale Baykar
Makina, qui produit ces engins
sans pilote utilisés par les Ukrai-
niens pour contrer l’invasion
russe, il est aussi le gendre du
président Erdogan, l’époux de
sa fille cadette, Sümeyye.
« Le drone donne l’espoir à notre
peuple (…) et peut être qu’un jour
on sera le numéro un mondial »,
explique, dans le documentaire,
cet ingénieur formé à Boston
(Massachusetts), pour qui la Tek-
nofest est un incubateur de ta-
lents. « Les personnes qui viennent
ici se disent qu’elles peuvent réussir
elles aussi… » Autour de lui, la
foule est dense. Des jeunes filles
réclament un selfie. De loin, un
jeune homme s’écrie : « Dieu te bé-
nisse ! Toi et papa Erdogan ! » p
marie jégo
Erdogan, la revanche du sultan,
de Romain Besnainou
(Fr., 2023, 70 min). Sur France.tv
jusqu’au 29 avril 2024.
(1923-2009) est confrontée à l’in-
différence de ses anciens collè-
gues. Pas une question, pas un re-
gard. « J’en ai pleuré. » Les revenan-
tes se heurtent souvent au mur du
silence, aux « nous aussi, on a été
malheureux avec les restrictions ».
Encore jeunes filles au camp,
elles rentrent femmes dans une
société patriarcale que la réalité
historique n’intéresse pas. Enta-
mer une nouvelle vie, avoir des
enfants ? « Nous avons toutes eu
des problèmes dans notre vie de
femme », résume l’une des resca-
pées. Pour ne pas sombrer dans
4 3 8 9 2 1 6 5
7 1 5 3 8 6 4 2
2 9 6 4 5 7 1 8
6 7 3 2 7 1 9 8 5 6
8 4 9 5 6 3 7 1
5 6 5 1 7 4 2 3 9 8
5 7 3 2 1 9 8 4
9 6 4 8 3 5 2 7
2 9 1 8 2 6 7 4 9 3
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MONGOLS
UN RÊVE UNIVERSEL
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DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIM AN CHE 29 O CTO BR E
Gulli
Beetlejuice
21.05 Deux jeunes mariés morts
veulent faire fuir de « leur » maison
les nouveaux propriétaires
en embauchant un exorciste. Avec
ce film délirant de 1988, Tim Burton
impose son univers burlesque.
France 5
Le Baron et l’Empereur.
Japon, la voie de la guerre
22.35 A l’aide du journal du
diplomate Makino Nobuaki,
devenu baron, cet inédit témoigne
du vain combat de ce conseiller
de l’Empereur Hirohito contre
les nationalismes, après 1854.
LU N D I 30 O CTO BR E
Arte
Moby Dick
20.55 Un classique de John Huston,
avec Orson Welles en curé et Gregory
Peck en capitaine (Achab) obsédé
par un cachalot géant. Si les effets
spéciaux sonnent vieux, la réflexion
psychologique reste intemporelle.
LCP
L’Histoire secrète
de « L’Archipel du goulag »
00.30 Après un Rembob’INA,
dimanche 29, sur le face-à-face
Bernard Pivot-Alexandre
Soljenitsyne, la genèse de son livre, à
l’aide de témoignages de victimes du
communisme soviétique. Se regarde
comme un film d’espionnage.
la dépression, certaines se regrou-
pent, comme au sein de l’Amicale
de Ravensbrück, où règnent fra-
ternité et chaleur humaine. Se re-
trouver fait du bien, mais cela
ne suffit parfois pas. Restent
le combat, le militantisme en fa-
veur des droits des femmes,
comme au sein de l’Union des
femmes françaises. Des survivan-
tes se battent pour se faire enten-
dre au nom de toutes les autres. p
alain constant
Le Retour des résistantes, de
Natacha Giler (Fr., 2023, 60 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
7
9 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
4 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
2
abojournalpapier@lemonde.fr.
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
6
1 Courrier des lecteurs
5 Par courrier électronique :
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Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
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sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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Directrice générale 75013 PARIS
Elisabeth Cialdella Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
Ken Loach « Je continue à m’identifier
au peuple, je parle sa langue »
ENTRETIEN
A vec The Old Oak, sorti en salle le
25 octobre, Ken Loach s’empare de la
question des migrants sur fond de
désindustrialisation dans le nord-est de l’An-
gleterre. Le cinéaste britannique de 87 ans, à la
fois humaniste et combatif, signe ainsi ce qu’il
présente comme son dernier film.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas bénéficié toute ma vie
d’une chance extraordinaire. Et cela, dès l’en-
fance. Cela peut vous paraître tordu, car la
guerre est synonyme de grandes souffrances,
mais je pense qu’être né en 1936 dans le centre
de l’Angleterre, avoir grandi pendant et juste
après la guerre, a été un privilège. Car l’après-
guerre a été une période de grande stabilité,
de solidarité et d’optimisme généralisé. On
comprenait que la victoire avait été acquise en
se serrant les coudes et que la paix devait se
bâtir dans cette même union. L’idée du « tous
ensemble » prévalait et elle a été à l’origine de
progrès incroyables. Un service public de
santé est né. Un programme massif de cons-
tructions de logements. La poste, l’énergie, les
transports, tout était service public, tout ap-
partenait au peuple, lequel était viscérale-
ment attaché à cette idée. Plus jamais il n’ac-
cepterait de revivre les hungry thirties, ces an-
nées 1930 où il avait connu la pauvreté et la
faim. Un petit garçon n’a pas conscience de
tout ça, mais il est porté par le climat ambiant.
Quelles images gardez-vous de la guerre ?
Je me souviens des bombardements. Des ali-
gnements de maisons détruites. Des courses
effrénées vers les abris, parfois en pleine nuit.
Et puis de ma collection de petits éclats
d’obus, dont j’étais très fier – les travailleurs
qui déblayaient les ruines les donnaient aux
enfants. Je me rappelle aussi ce jour où un
homme est entré dans notre abri en criant :
« Ils ont bombardé la cathédrale de Co-
ventry ! » Ce fut un choc incroyable. Des gens
ont fondu en larmes. Je n’avais que 4 ans mais
je n’ai jamais oublié.
Ce sont des souvenirs sombres…
Non, car j’avais la chance d’avoir une famille
aimante. Ma mère était coiffeuse, issue d’un
milieu dit « petit-bourgeois », puisque son
père avait une boutique de tailleur. Mais
comme beaucoup de femmes de l’époque, elle
avait dû abandonner son métier après son
mariage. Continuer aurait signifié que son
mari était incapable de subvenir aux besoins
du foyer, ce qui n’était pas le cas, même si mon
père venait d’une famille de mineurs de dix
enfants. A 11 ans, alors qu’il avait réussi l’exa-
men d’entrée en secondaire, sa mère l’avait
contraint à arrêter l’école : il n’y avait pas d’ar-
gent pour payer son uniforme de collégien,
l’heure était venue de gagner sa vie.
Il était donc devenu électricien, d’abord dans
la mine, puis dans une usine, où il avait gravi
les échelons jusqu’à devenir responsable de la
maintenance. Cela voulait dire travailler sept
jours sur sept. Il était remarquablement intel-
ligent, ce père taiseux qui lisait deux ou trois
livres par semaine rapportés de la bibliothè-
que par ma mère. Des ouvrages de droit, des
biographies d’avocats… Il avait une capacité de
travail extraordinaire, et le sentiment que, s’il
avait réussi, à force de labeur et de sacrifice,
d’autres aussi pouvaient le faire. Cela le con-
duisait à voter conservateur, lui qui avait
pourtant la classe ouvrière chevillée au corps.
En tout cas, inconsolable de n’avoir pu pour-
suivre ses études, il était déterminé à ce que
son fils unique ait une bonne instruction.
Etiez-vous bon élève ?
Oui. J’ai réussi à 11 ans l’examen d’entrée au
collège auquel presque tout le monde
échouait. Quand on y pense, c’est vertigineux
que l’avenir d’un enfant se dessine à un si
jeune âge ! A Nuneaton, la ville industrielle
des Midlands où je suis né, seuls soixante gar-
çons et soixante filles avaient réussi l’examen.
Douze ont continué l’école jusqu’à 16 ans, et
trois sont entrés à l’université, dont moi.
C’était un système impitoyable. Un système
de classes rigide, conçu pour assurer le renou-
vellement de la population ouvrière dont
avait besoin la région.
Vous-même, aviez-vous un rêve ?
J’adorais le théâtre. L’été, nous passions une
semaine de vacances à Blackpool, une station
balnéaire très animée, et chaque soir, nous
allions au spectacle. Il y avait des acteurs,
des chanteurs, des danseurs. Mais il y avait
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI… « Le Monde »
interroge une personnalité sur un
moment décisif de son existence.
Cette semaine, le réalisateur revient
sur son enfance heureuse dans
l’Angleterre de l’après-guerre
surtout des humoristes, mes préférés. Vous
n’imaginez pas le succès qu’ils avaient ! Les
sketches étaient simples et racontaient des
épisodes burlesques de la vie ouvrière. Un
vieux type perdait son dentier, courait auprès
de jeunes filles de cinquante ans de moins
que lui… et le public se gondolait. Je revois
mon père, si austère à la maison, pleurer
de rire devant la scène. Ma mère, pourtant
choquée par la vulgarité, riait elle aussi, en
se cachant le visage. C’était formidablement
contagieux et j’en ai gardé pour les comiques
un amour infini.
A l’adolescence, j’ai encore eu de la chance.
Nous habitions près de Stratford-upon-Avon,
la ville natale de Shakespeare, et ses pièces y
étaient jouées en permanence. A la sortie du
lycée, j’enfourchais mon vélo pour assister à
une représentation et je rentrais à la maison
sur le coup de 1 heure du matin, grisé. Je me
passionnais particulièrement pour les pièces
historiques, où il était question de guerre et
de pouvoir. Et j’ai découvert les plus grands
acteurs du moment, Laurence Olivier, Peggy
Ashcroft. Ces escapades ont été déterminantes
pour le reste de ma vie.
C’est pourtant le droit que vous êtes allé
étudier à Oxford !
Pour nous, qui étions la première génération
à aller à l’université, c’était une matière atti-
rante. Défendre la veuve et l’orphelin, plaider
pour un innocent risquant la pendaison, apos-
tropher la cour… Tout cela était très séduisant,
d’autant que les grands avocats jouissaient
d’une immense notoriété à l’époque. Et Ox-
ford était si magique, tellement somptueux !
Evidemment, c’était le choc des mondes. Aux
domestiques qui servaient les étudiants, je
disais respectueusement « monsieur ». Mais
eux, systématiquement, me répondaient :
« C’est à moi de vous appeler monsieur. Pas à
vous. » Cela me paraissait fou. Et puis j’ai re-
trouvé le théâtre. J’ai délaissé le droit pour
monter des pièces avec des jeunes gens pas-
rencontre | 25
A Saint-Denis
(Seine-Saint-
Denis), en février.
BRUNO LEVY/DIVERGENCE
sionnés. Des critiques influents se déplaçaient
de Londres pour assister à nos spectacles. Tout
cela était follement excitant. J’ai fini par avoir
mon diplôme, de justesse, mais j’étais définiti-
vement perdu pour le droit.
Votre père vous en a-t-il fait le reproche ?
Non. Il a été très déçu, mais il n’a rien dit, rien
montré. Tout juste a-t-il soupiré : « Tu n’auras
jamais un sou en poche ! » Vous savez, les hom-
mes de la classe ouvrière n’avaient pas pour
habitude d’exprimer des sentiments, quels
qu’ils soient. Il n’y avait jamais ni effusion ni
débordement. « C’est pas trop mal », était le
summum du compliment. On aurait d’ailleurs
été gênés d’en entendre davantage. Nos rap-
ports étaient empreints d’une telle pudeur !
Je le regrette aujourd’hui. Tant d’histoires qui
n’ont pas été racontées. Tant de non-dits… Et
puis voilà que je suis entré à la BBC. Et ça l’a ras-
suré. Ça au moins, c’était le service public, et
c’était du solide ! L’ironie, c’est qu’au bout de
ma première semaine j’ai gagné quatre fois
¶ son salaire. C’était si injuste que je n’ai pas osé
« The Old Oak », le lui dire. Cela l’aurait humilié.
film britannique
de Ken Loach. C’est donc à la BBC que vous faites
Avec Dave Turner, vos premières armes de réalisateur ?
Ebla Mari, Claire Encore la chance. Car à l’époque où j’y entre,
Rodgerson (1 h 50) en 1963, se monte une équipe chargée d’écrire
et de réaliser des fictions consacrées à des su-
jets contemporains et diffusées une fois par
semaine, juste après le journal télévisé. Vous
imaginez l’audience ? Dix, douze, quinze mil-
lions de téléspectateurs ! On découvrait la
puissance du média télé, c’était un défi formi-
dable. Non seulement j’ai appris le métier de
réalisateur, mais je me suis aussi politisé au
contact de confrères rebelles et archi-doués,
dans la foulée des mouvements soixante-hui-
tards. J’ai rejoint un groupe politique qui m’a
fait lire les grands textes classiques du socia-
lisme – Marx, Lénine, Trotski – et a procédé à
mon éducation politique. Ça n’a pas boule-
versé ma vision du monde, mais ça l’a beau-
coup éclairée. La société est divisée en classes
aux intérêts diamétralement opposés : les uns
vendent leur force de travail ; les autres, qui
possèdent le capital, veulent en tirer le maxi-
mum de profit. Et tout découle de là : les
conflits sociaux, les guerres, la destruction
de l’environnement. Cette prise de conscience
a été un moment-clé.
D’où le désir de traduire en films
votre vision du monde ?
Je n’ai pas réalisé des films pour faire de la
politique de façon détournée ! La seule chose
qui m’importait, c’était de raconter des histoi-
res, point. Mais des histoires authentiques, au
plus près des gens et de leur réalité sociale.
Des histoires humaines qui exposent nos
contradictions, nos souffrances, nos bêtises,
nos drôleries, l’obscénité de certains compor-
tements. Et des histoires qui, forcément, reflè-
tent notre vision du monde, la mienne et celle
du scénariste avec lequel je travaille. Car je ne
suis rien sans un bon auteur. Je refuse
d’ailleurs que les affiches annoncent un film
« de » Ken Loach, ce serait une idiotie. C’est un
travail d’équipe et mes auteurs, auxquels je
suis très fidèle, ont toujours été des partenai-
res géniaux. Plusieurs étaient d’ailleurs issus
de la classe ouvrière.
C’est elle que vous filmez constamment.
C’est à elle que vous donnez une voix…
Oui, j’ai une sincère affection pour le monde
ouvrier. Et pas du tout de façon condescen-
dante. Je suis partie prenante ! Je veux tout
sentir, tout comprendre, tout partager avec les
travailleurs, pas seulement pour les besoins
d’un film, mais par conviction et engagement
humain. Cela veut dire être perpétuellement
sur le terrain, s’impliquer dans les réunions
syndicales, les luttes, les piquets de grève.
Ecouter, batailler, prendre la parole. Ça ne peut
pas être autrement.
Vous n’êtes pourtant pas ouvrier !
Non. Je suis cinéaste et je mène une vie sim-
ple de classe moyenne. Mais je n’ai jamais
perdu de vue l’endroit d’où je venais, ni qui
j’étais. Je continue à m’identifier au peuple.
Je parle sa langue. Et je n’ai pas besoin de lire
le Guardian pour savoir ce qui le préoccupe.
Je l’entends de sa propre bouche. Mes histoires
viennent de là. C’est pour ça qu’elles sonnent
juste.
Et c’est pour ça que vous préférez
des acteurs amateurs à des stars ?
Mes films doivent avoir la même rigueur
qu’un documentaire. Tout doit y être authen-
tique, l’histoire, les personnages, les gestes,
le vocabulaire. Je mets un point d’honneur
à ne tricher en rien. C’est mon contrat de
confiance avec le public. Il me faut donc des
acteurs crédibles, qui apportent sur le tour-
nage l’épaisseur de leur expérience : pompier,
mineur, docker, travailleur social… A moi de
travailler avec eux pour les faire se sentir à
leur place, respectés et embarqués dans une
aventure qui a du sens.
Quel est votre souhait le plus profond ?
Etre une voix dans le brouhaha de la société.
Une voix qui interpelle : « Vous avez vu ?
Qu’est-ce que vous en pensez ? Nous, ça nous
met en colère, et vous ? » J’aimerais que le
spectateur vive une véritable expérience lors
de la projection du film, qu’il se sente intime-
ment connecté à l’histoire, que des questions
fusent, qu’il agite des idées, qu’il ait besoin
d’agir, qu’il ait envie de débat.
Chacun de vos films en a provoqué. Y com-
pris parfois au Parlement britannique !
L’avortement, la peine de mort, le chômage
et ses conséquences sur l’expulsion des loge-
ments, l’éclatement des familles à qui l’Etat
retire leurs enfants… Oui, dès le début, dans les
années 1960, mes films ont secoué l’opinion,
et forcé les parlementaires à se saisir de ces
sujets. C’est exaltant de provoquer des débats.
Et puis de révéler une réalité différente du récit
dominant. Le système économique peut dé-
truire des vies. Il faut se battre.
Avez-vous un regret ?
N’avoir plus dix ans devant moi ! J’ai 87 ans,
je ne me vois pas faire un nouveau film.
Un footballeur sait quand il doit raccrocher
les crampons, c’est la même chose pour un
réalisateur, hélas.
Quels conseils donnez-vous à vos enfants ?
Ne demandez pas conseil ! Savourez la vie,
comme je l’ai fait moi-même en travaillant
avec des amis et en tournant mes films dans la
joie. Surtout, assumez vos responsabilités.
C’est ce qu’a toujours fait mon père, pleine-
ment engagé dans sa tâche à l’usine, où il
travaillait sept jours sur sept, quitte à tomber
malade peu avant sa retraite. Cet exemple a été
pour moi un cadeau.
Il vous rêvait avocat. Ne l’avez-vous pas été
à votre manière, en défendant les plus
faibles par le cinéma ?
[Sourire.] Je crois que mon père aurait dit :
« Pas trop mal. » p
propos recueillis par annick cojean
26 |
IDÉES
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023

FINANCER LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE

Décarboner l’industrie, inciter à la sobriété, aider ceux qui vont
devoir se reconvertir, investir dans les énergies renouvelables…
il va bien falloir trouver l’argent quelque part !

Pour un Bretton Woods de la monnaie carbone

Un collectif de six économistes proposed’instituer et exprimant, dans chaque pays, la ges-
tion des émissions de gaz à effet de serre.
une monnaie qui fixerait un même montant de « points Ce mécanisme consiste à définir pour
carbone » à dépenser pour chaque consommateur chaque pays une masse de « mon-
naie carbone », égale à l’empreinte clima-
tique du pays, et à distribuer cette mon-
naie à parts égales à tous les habitants,
de réduction de 6 % par an (dans le cas
français) sur trente ans. Ce sont les con-
sommateurs, poussés à choisir les pro-
duits les moins carbonés, qui poussent
les entreprises à décarboner.
C’est aussi simple que la TVA. Prenons
l’exemple d’un vêtement. Une filature F
ble les gaz à effet de serre et responsabi-
lise les consommateurs qui, dans leurs
achats, doivent prendre en compte les
deux dimensions : leur pouvoir d’achat
et leur sobriété climatique. Cela leur ga-
rantit aussi liberté de choix et équité.
Ensuite, au niveau des entreprises, l’ar-

Le contexte
Selon le rapport Pisani-
Ferry - Mahfouz, la France de-
vra investir 66 milliards d’euros
supplémentaires par an d’ici
à 2030 pour atteindre les ob-
jectifs de la stratégie nationale
bas carbone. Mais comment
investir quand les finances
publiques sont contraintes par
les déficits, les règles euro-
péennes (dont on attend tou-
jours la révision) et les mar-
chés financiers, que le
gouvernement reste rivé à
ses promesses de ne pas alour-
dir la fiscalité et que l’industrie
de la finance n’est pas encore
convaincue de la rentabilité
d’un passage du brun au vert ?
Certains économistes appel-
lent à sortir du cadre de la
macroéconomie classique
pour imaginer d’autres disposi-
tifs, comme la « monnaie car-
bone », la « monnaie sans
dette », ou d’autres modes de
régulation de l’industrie finan-
cière pour la pousser à aller
au-delà du greenwashing .
D
e nombreuses ONG ont décidé
de boycotter la prochaine
COP28, prévue à Dubaï en dé-
cembre. Il y a de quoi ! Censée
relayer l’accord de Paris de
2015 – qui prévoyait l’arrêt de
l’utilisation du pétrole pour juguler le
chaos climatique –, la prochaine COP est
organisée par un pays pétrolier, et le
commissaire européen à l’action pour le
climat envoyé par Bruxelles, [le Néerlan-
dais Wopke Hoekstra,] est un ancien de
Shell et de McKinsey.
Proposons un puissant contre-feu.
Nous célébrerons bientôt le 80e anniver-
saire des accords de Bretton Woods, qui
ont organisé le système économique
mondial au lendemain de la seconde
guerre mondiale. En 1944, il fallait tout
repenser après l’effondrement causé par
la guerre dans les pays belligérants.
Aujourd’hui, l’effondrement est devenu
planétaire, avec déjà dix fois plus d’oura-
gans, d’inondations et d’incendies
qu’alors. Et ce n’est qu’un début, le chaos
climatique et l’effondrement de la biodi-
versité s’avèrent exponentiels.
Poussons la Banque mondiale, le
Fonds monétaire international, l’ONU,
l’OCDE – toutes ces institutions créées
dans la vague d’espoir d’après-guerre – à
convoquer un nouveau Bretton Woods
de tous les décideurs du monde. Osons
un mécanisme additionnel de « mon-
naie carbone » qui pourrait être proposé
à chaque pays, prêt à démarrer locale-
ment dès que l’opinion publique y sera
prête. Convoquons réellement la planète
entière pour adopter ce mécanisme
mondial de création de monnaies car-
bone nationales harmonisées entre elles
tout en fixant une réduction annuelle de
6 % ou 8 % de cette masse, selon le pays.
En France, par exemple, nous sommes à
604 millions de tonnes équivalents CO2
(CO2e), à répartir entre les 68 millions de
Français à raison de 9 tonnes par per-
sonne et par an, soit 9 000 « points car-
bone » (Ͼ) distribués à chacun. Simulta-
nément, il faudra tout étiqueter en dou-
ble, euros et points carbone (Ͼ), puisque
ces Ͼ seront nécessaires pour « payer »
les contenus carbone de tous les pro-
duits et services.
Démarrant pays par pays, le méca-
nisme peut devenir européen ou mon-
dial dès que convergeront les niveaux
d’empreinte climatique qui condition-
nent le taux de réduction annuel. Ce-
lui-ci doit être de 6 % pour la France qui
démarre à 9 tonnes de CO2e par per-
sonne et par an, alors que la Roumanie,
avec 5 tonnes, ne nécessite qu’une réduc-
tion annuelle de 4 %, l’Allemagne, avec
12 tonnes, de 7 %, et les Etats-Unis, avec
18 tonnes, de 8 %.
Le mécanisme proposé apporte une ga-
rantie de résultat par l’effet mécanique
LE CHAOS CLIMATIQUE
ÉTANT MONDIAL,
IL FAUT QUE LA
MONNAIE CARBONE
SOIT MONDIALE
vend son tissu à une entreprise de con-
fection C, qui produit des jeans vendus
par le détaillant D. Sur l’année, la filature
F est imputée par ses fournisseurs (éner-
gie, matières premières, services divers)
de 1 800 tonnes de CO2 pour produire
le tissu nécessaire à faire 100 000 jeans
pour le confectionneur C. Les machines,
transports et services divers du confec-
tionneur C ajoutent 400 tonnes de
CO2 pour 100 000 jeans, ce qui impute
2 200 tonnes de CO2 au détaillant D, le-
quel ajoute ses propres émissions. Le dé-
taillant D affichera donc sur chaque jeans
une étiquette carbone de 23 Ͼ.
Ni inflation ni distorsion de prix
Chaque entreprise tient un registre car-
bone qui doit s’équilibrer en fin d’année
entre entrées et sorties de carbone
(comme la TVA dans sa comptabilité) :
c’est neutre pour elle. Seul le consomma-
teur doit débourser le carbone de ses
achats. Pour cela, il reçoit une dotation
qui sera renouvelée chaque année avec
6 % de moins (dans le cas français) pour
satisfaire la nécessité d’équilibre plané-
taire en 2050. Un mécanisme d’amortis-
sement serait prévu pour l’acquisition de
biens d’équipement. La justice sociale de
cette monnaie tient à la possibilité de re-
vente de leurs points carbone par les plus
sobres (sobriété choisie) et par les plus
modestes (sobriété contrainte). Des bour-
ses régionales permettraient à un con-
sommateur trop « addict » au carbone de
leur acheter des surplus, mais ces surplus
seront de plus en plus coûteux, étant
donné la programmation de leur rareté.
L’intérêt de cette monnaie addition-
nelle est double. D’abord, elle rend visi-
bitrage carbone par le consommateur fi-
nal ou l’entreprise cliente ne peut être
ignoré. Pour choisir entre deux techni-
ques ou deux produits conduisant au
même résultat, à la dimension finan-
cière classique (le coût) s’ajoutera celle
du carbone engendré.
Enfin, en termes macroéconomiques,
la monnaie carbone présente les deux
avantages d’être fondante (la masse
monétaire diminue chaque année) et
non fongible (elle ne peut être échangée
contre de la monnaie « normale »), c’est-
à-dire qu’elle ne crée ni inflation ni dis-
torsion de prix.
Le chaos climatique étant mondial, il
faut que la monnaie carbone soit mon-
diale. En 1944, les accords de Bretton
Woods venaient en réaction à l’effondre-
ment mondial des guerres ; en 2024, il
peut répondre à l’effondrement climati-
que que veut éviter l’ONU. Traiter un
problème global par le biais du porte-
monnaie a une portée universelle. p
Pierre Calame, président de l’asso-
ciation Cités, territoires, gouvernance ;
Solène Morvant-Roux, professeure
de socioéconomie à l’université de
Genève ; Armel Prieur, président
de l’Association pour l’emploi sans
carbone ; Jean-Michel Servet, pro-
fesseur à l’Institut des hautes études
internationales et du développement,
à Genève ; Claude Simon, professeur
émérite de l’ESCP ; André Tiran, pro-
fesseur émérite de l’université Lyon-II

Aurélien Acquier priorité la plus élevée. Lancé

dans un contexte de guerre to-
tale, il n’a jamais eu à s’inquiéter
de son acceptabilité : pas d’oppo-
raient être résolues par la seule
mise en place d’un projet. La
mise en mouvement collective
est justement le problème à
ment diffus et difficile à identi-
fier : est-ce l’isolation des bâti-
ments, les Etats (lesquels ?), mon
voisin qui roule en SUV, les entre-
delà de son imaginaire de lutte
de tous contre tous, elle véhicule
l’idée que nous serions dans une
crise épisodique. Cette crise est

et Sylvain Lenfle sition, pas de débat démocrati-

que, aucune nécessité de con-
vaincre les citoyens de la perti-
nence du projet. Très peu de
résoudre…
En deuxième lieu, l’objectif du
projet Manhattan, bien qu’extra-
ordinairement complexe scienti-
prises fossiles, les consomma-
teurs, les modèles agricoles, les
systèmes alimentaires ? Il n’y a
aucune réponse univoque et
vue comme existentielle, certes,
mais temporaire : une fois le pro-
jet accompli, la question climati-
que serait résolue. C’est ignorer

La transition n’est pas personnes étaient au courant de

l’ensemble du projet. Un cloison-
nement très strict des équipes
avait été mis en place : la majo-
fiquement et industriellement,
était circonscrit. Il s’agissait de
concevoir et de fabriquer le plus
vite possible une bombe atomi-
consensuelle à cette question,
sauf à reconnaître que cette
guerre serait celle de l’humanité
contre elle-même et que l’en-
que le changement climatique
est une donnée structurelle, irré-
versible, appelée à s’amplifier
puis – éventuellement – à se sta-

la bombe atomique rité des acteurs ne savaient pas

dans quel but ils travaillaient. Il
était interdit de poser des ques-
tions sur les finalités du projet, et
Les deux professeurs de gestion s’élèvent les rares initiatives en ce sens ont
été très rapidement étouffées.
contre l’idée que la lutte pour le climat doive
se rapprocher du modèle du projet Manhattan L’humanité contre elle-même
Enfin, les nombreuses entrepri-
ses mobilisées sur le projet n’ont,
pour ainsi dire, pas eu le choix.
que. L’ennemi était clairement
identifié et incarné : Hitler et le
régime nazi, puis le Japon. Pour
relever ce défi colossal, les Améri-
cains ont effectivement déployé
des moyens exceptionnels : deux
énormes sites industriels à Han-
ford et Oak Ridge, le laboratoire
de Los Alamos dirigé par Robert
Oppenheimer, 130 000 person-
nes mobilisées, 2 milliards de
nemi est partout – à des degrés
divers –, dans chacun de nous,
dans nos usages et modes de vie.
Une guerre sans fin
Troisièmement, même s’il est né-
cessaire, l’effort en recherche et
développement est loin d’être
l’unique enjeu. Comme le rap-
pelle le Groupe d’experts inter-
gouvernemental sur l’évolution
biliser si nous parvenons à at-
teindre la neutralité carbone. Si
guerre il y a, il faut comprendre
qu’elle est sans fin, ou que son
dénouement apparaît très diffé-
rent des guerres classiques.
La référence au projet Manhat-
tan s’inscrit dans une logique
technologique et centralisée dont
de nombreux travaux ont mon-
tré les limites car elle ignore la na-

L
es appels répétés à la mise
en place d’un « projet Man-
hattan pour le climat »
sont déjà anciens mais
se poursuivent (comme dans
Le Monde, le 25 septembre). Ils
s’inscrivent dans une série d’ap-
pels à envisager la lutte contre le
changement climatique à l’aune
d’une situation de guerre. L’idée
est toujours la même : il s’agirait
d’organiser un effort de recher-
che massif, alliant science et
industrie, pour – enfin ! – déve-
lopper des technologies « ver-
tes » susceptibles de résoudre la
crise climatique.
Nous ne remettons pas en
cause la nécessité d’un effort
massif de recherche et de réo-
rientation radicale de nos écono-
mies. De même, nous partageons
le constat d’une grande insuffi-
sance des moyens actuels, ainsi
que la nécessité d’une mobilisa-
tion exceptionnelle dans une si-
tuation d’urgence inédite et exis-
tentielle sur le front du climat
et des limites planétaires. Néan-
moins, la référence au projet
Manhattan présente un certain
nombre de limites, déjà bien
identifiées par les chercheurs
en histoire des techniques et en
management de l’innovation.
La transition écologique n’est pas
la bombe atomique.
En premier lieu, Manhattan
était un projet militaire et secret,
totalement fermé, doté de la
Leslie Richard Groves, le direc-
teur du projet, n’a jamais eu le
moindre problème de ressources,
y compris quand il a fallu em-
prunter des stocks de métaux
précieux de la banque centrale
américaine. Autrement dit, il
n’y a jamais eu de détracteurs
du projet, de « Manhattan-scepti-
ques », et la question des incita-
tions à s’engager était d’emblée
résolue. On mesure ici l’écart avec
la lutte contre le changement cli-
matique, qui, au contraire, sup-
pose la mise en mouvement de
l’ensemble de la société dans un
cadre démocratique.
Les difficultés rencontrées
dans les négociations climati-
ques à tous les niveaux ne sau-
dollars de 1945 (équivalents à
plus de 30 milliards d’euros
aujourd’hui). Là encore, le paral-
lèle avec la lutte contre le ré-
chauffement est peu pertinent.
Le problème climatique est, a
contrario, extraordinairement
ouvert, systémique et multidi-
mensionnel. Contre quoi som-
mes-nous en guerre ? Le climat
entretient des relations comple-
xes et indissociables avec les en-
jeux de biodiversité, d’eau ou
d’artificialisation des sols.
Et contre qui serions-nous en
guerre ? Dès lors que l’on consi-
dère que 80 % du mix énergéti-
que mondial s’appuie sur les
énergies fossiles, on comprend
que « l’ennemi » est particulière-
du climat, une part significative
des technologies – qui relèvent
parfois de solutions simples – est
déjà disponible. C’est plutôt leur
rythme de diffusion qui pose pro-
blème ; on peut penser aux en-
jeux de rénovation des bâtiments
existants ou au développement
des mobilités douces. Par ailleurs,
au-delà de la création de nouvel-
les technologies, la réduction des
émissions de gaz à effet de serre
implique, dès aujourd’hui, de re-
penser ou de renoncer à certains
usages, d’aller vers plus de so-
briété, de questionner certains
développements technologiques
et certains marchés.
La métaphore guerrière com-
porte, enfin, d’autres limites. Au-
ture multidimensionnelle et irré-
versible du problème climatique,
ainsi que sa complexité politique
et sociale. Un grand projet tech-
nologique, fût-il doté de moyens
supérieurs à ceux engagés dans
le projet Manhattan, ne suffira
pas à répondre à ce défi. p
Aurélien Acquier est
professeur de management
à l’ESCP Business School ;
Sylvain Lenfle est professeur
en management de l’innova-
tion au Conservatoire national
des arts et métiers
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023 idées | 27

LA CHRONIQUE DE JÉZABEL
COUPPEY-SOUBEYRAN
Laurence Scialom institutions financières doivent
également gérer et assumer la res-
ponsabilité des impacts négatifs
La route ne s’arrête pas là.
L’étape suivante pour faire émer-
ger une finance vraiment durable
réels et potentiels de leurs déci- à grande échelle doit passer par
Pour une création
La finance peut-elle sions sur les personnes, la société
et l’environnement. Il s’agit d’un
changement de paradigme comp-
table qui réencastre l’entreprise
une action publique forte, qui,
sur cette base informationnelle
renouvelée, viserait à orienter les
flux financiers vers les activités et monétaire sans dette
être durable ? dans son environnement naturel
et social. L’UE promeut cette con-
les secteurs durables.
Plusieurs types de réglementa-

ception comme une étape essen-
tielle pour la réalisation du Pacte
vert, alors que les Etats-Unis sou-
Seul un radical changement des normes pourra tiennent l’approche développée
par l’International Sustainability
faire basculer l’industrie financière en faveur Standards Board (présidé par Em-
de la transition, explique l’économiste manuel Faber), qui a publié en
juin ses premières normes extra-
financières climatiques selon le
principe de simple matérialité.
tions et de mesures peuvent alors
se conjuguer. Les pouvoirs publics
pourraient interdire les pratiques
de best in class et imposer que les
fonds labellisés écologiques ne
puissent intégrer que des titres
émis par des entreprises ayant des
notations environnementales su-
périeures à un certain seuil. Le fi-
nancement des entreprises ayant
Q
u’y a-t-il de commun entre la dé-
sartificialisation des sols, la dépol-
lution des eaux, la collecte des dé-
chets océaniques, la création de ré- Jézabel Coup-
serves de biodiversité, le rétablissement pey-Soubeyran
de petites lignes de chemin de fer, les aides est maîtresse
à apporter pour que tous les ménages ac- de conférences
cèdent à la transition, etc. ? Ce sont autant en économie
de postes de dépenses nécessaires à une à l’université Paris-I
transition écologique juste, mais dépour- et conseillère

L
es marchés et les intermé-
diaires financiers peuvent-
ils contribuer à la lutte con-
tre le réchauffement clima-
tique par la réallocation des flux
financiers des secteurs et activi-
tés très carbonés vers les secteurs
et activités durables et vertueux ?
Autrement dit, la finance durable
l’est-elle réellement ? Il y a de sé-
rieuses raisons d’en douter, mais
tout espoir n’est pas perdu.
Il existe une confusion, bien
entretenue, sur ce qu’est la fi-
nance durable, car deux visions
s’opposent. Pour l’investisseur
soucieux de la préservation de la
planète, c’est l’impact des entre-
prises sur l’environnement qui
importe. Il cherchera donc à in-
vestir dans des entreprises atten-
tives à ne pas dégrader les écosys-
tèmes. Les financiers et les entre-
prises, en revanche, se soucient
principalement des conséquen-
ces financières de cette dégrada-
tion sur leurs comptes et sur leur
valorisation boursière.
Ces conceptions très différentes
sont source de confusion propice
au greenwashing. La question-clé
est donc celle de l’objectif de la fi-
nance durable (ou investisse-
ment « écologiquement respon-
sable »). Or, les normes mobili-
sées dans le champ de la finance
durable pour en « rendre
compte » ne sont pas neutres, el-
les en façonnent la réalité. Ces
normes font aujourd’hui l’objet
d’un conflit ouvert entre l’Union
européenne (UE) et les Etats-Unis,
dont l’issue décidera de ce que de-
viendra la finance durable : un
simple ersatz de la finance classi-
que, ou une finance réellement
capable de se mettre au service de
la transition écologique. La ques-
tion peut sembler technique,
mais il s’agit en réalité d’une ré-
flexion politique au sens où elle
reflète des conceptions opposées
quant aux relations que doit en-
tretenir le monde des affaires
avec le climat, la biodiversité et,
plus généralement, la nature.
Pour résumer, les Etats-Unis dé-
fendent la notion de « simple ma-
térialité », qui désigne l’impact de
l’environnement social et envi-
ronnemental sur les comptes de
l’entreprise. Alors que l’UE défend
celle de « double matérialité », qui
s’intéresse également aux consé-
quences sur l’environnement et le
monde social du comportement,
des choix stratégiques, des opéra-
tions et de la production de l’en-
treprise. La double matérialité re-
connaît que les entreprises et les
LES NORMES
DE LA FINANCE
DURABLE FONT
L’OBJET D’UN
CONFLIT OUVERT
ENTRE L’UNION
EUROPÉENNE
ET LES ÉTATS-UNIS
Réarmer les pouvoirs publics
Bien sûr, la double matérialité
n’assurera pas à elle seule une in-
flexion vers une finance vérita-
blement durable, car donner aux
marchés des informations sur les
dégâts que les entreprises font à
l’environnement n’a guère d’im-
pact sur le couple rendement-ris-
que du prêt octroyé à des entre-
prises nuisibles à l’environne-
ment. Pour autant, la double
matérialité constitue le socle in-
formationnel indispensable à une
réforme ambitieuse des nota-
tions extrafinancières à laquelle
s’attelle justement la Commis-
sion européenne. Aujourd’hui, de
bonnes notations ne sont pas un
gage de bonnes performances en-
vironnementales, du fait de la
prédominance de l’approche de la
simple matérialité.
Mais d’autres failles expliquent
cette confusion et doivent être
comblées. Ainsi, les critères E (en-
vironnement), S (social) et G (gou-
vernance) ne sont pas disjoints :
des entreprises peu performantes
sur le critère E peuvent obtenir
des notes ESG élevées grâce aux
facteurs S et G. Pour ajouter à la
confusion, ce sont souvent les
performances relatives (best in
class) et non absolues qui sont
mises en avant lors de la commer-
cialisation des produits finan-
ciers. L’investisseur peut donc en
toute bonne foi investir dans un
fonds qu’il croit durable, mais qui
intègre des titres émis par l’indus-
trie extractive ou la pétrochimie…
Il faut mettre fin à ces malenten-
dus propices au greenwashing.
une mauvaise notation environ-
nementale pourrait aussi être pé-
nalisé par des exigences pruden-
tielles plus fortes, actant le fait que
les activités nuisibles au climat
sont vouées à s’atrophier, et donc
à générer des pertes financières.
Cette pénalisation, via le ratio de
capital réglementaire, pourrait
s’étaler sur quelques années, de
manière à inciter les entreprises à
réorienter leur activité.
Dans la même veine, les titres
émis par les entreprises ayant
une bonne notation environne-
mentale seraient favorisés dans
l’accès à la liquidité de la banque
centrale, alors que ceux ayant
une mauvaise notation pour-
raient être pénalisés, voire inéli-
gibles comme collatéral, si la note
passe sous un seuil prédéfini.
Il s’agit de réarmer les pouvoirs
publics face à la finance de façon
à contraindre celle-ci à participer
à l’effort collectif et à accompa-
gner activement la bifurcation
écologique de nos économies.
Mais le prérequis à cette ambi-
tion est bien la constitution d’un
socle informationnel pertinent.
C’est pourquoi la bataille actuelle
sur les règles comptables de dura-
bilité ne doit pas être perdue. p
Laurence Scialom est
professeure d’économie
à l’université Paris-Nanterre
et membre du conseil d’admi-
nistration de l’Observatoire
de l’éthique publique
ÉCOLOGIQUE N’AURA
vues de retour financier, ce qui les rend scientifique
impossibles ou presque à financer par des à l’Institut Veblen
fonds privés. A petite échelle, on trouvera
bien des formes innovantes de finance
participative ou de mécénat, mobilisant des financeurs privés plus
soucieux de l’impact écologique et social de leur argent que de
rentabilité financière. Mais, à grande échelle, de telles dépenses
exigent beaucoup de fonds publics.
Etrangement, les estimations disponibles des besoins de finance-
ment de la transition font peu de cas de la part de ces dépenses non
rentables, et pourtant nécessaires à une transition non tronquée.
Or cette part est a priori massive. L’un des rares chiffrages émane
du cabinet McKinsey & Company, qui avait estimé en 2021 que la
moitié, en moyenne, des 1 000 milliards d’investissements an-
nuels (pendant au moins sept ans) nécessaires en Europe pour at-
teindre la neutralité carbone « ne présentaient pas de perspectives
de rentabilité suffisante pour les investisseurs privés ». Même si ledit
rapport visait surtout à obtenir un assouplissement du cadre régle-
mentaire et des aides publiques pour « viabiliser » les investisse-
ments privés, il démontre de fait que la transition écologique
n’aura pas lieu sans mobiliser une grande part de fonds publics !
Mais les sources classiques du financement public n’y suffiront
pas. La dette exige un retour financier pour être remboursée : l’aug-
mentation de la dette publique, fût-elle possible, ne financera donc
pas du non-rentable sans se heurter à un problème de soutenabi-
lité. Quant à l’impôt, son augmentation n’exige pas seulement d’en
finir avec la course au moins-disant fiscal, mais de continuer à faire
croître l’économie au détriment des limites planétaires. C’est donc
vers une forme nouvelle de création monétaire, sans dette, qu’il
faut se tourner pour financer l’indispensable non rentable.
L’institution doit changer
Notre système monétaire et financier repose sur l’institution maî-
tresse de la monnaie-dette, créée et mise en circulation par les ban-
ques lorsqu’elles octroient des crédits (on dit que « les crédits font
les dépôts ») sous l’égide de la banque centrale. Or un mode d’émis-
sion encastré dans le marché de la dette réserve la création moné-
taire aux activités financièrement rentables. A sa création par les
banques comme dans les échanges dont elle fait l’objet sur les mar-
chés financiers, la monnaie-dette, pilier du capitalisme, va à l’ar-
gent pour faire de l’argent. Cela exclut du bénéfice de la création
monétaire et de ces échanges tous les investissements socialement
ou environnementalement indispensables, mais qui ne sont pas
rentables d’un point de vue financier.
LA TRANSITION Or le mode d’émission de la mon-
naie n’est pas gravé dans le marbre,
l’histoire longue de la monnaie té-
moigne de sa malléabilité, qui épouse
PAS LIEU SANS les besoins de la société. Si l’on con-
MOBILISER UNE vient que le projet sociétal ne devrait

La monétisation, une fausse bonne idée GRANDE PART DE

L’émission monétaire massive
de la seconde guerre mondiale
a conduit à une inflation aux
effets délétères, rappellent
l’historien Patrice Baubeau
et l’économiste David Le Bris
affectant de multiples équilibres économi-
ques, par exemple en hypertrophiant le poids
de l’immobilier dans le budget et le patrimoine
des ménages, aux dépens des plus jeunes.
L’offre de capitaux a également été gonflée
par la création monétaire, comprimant les
taux de rentabilité de tous les investisse-
ments. Certes les banques ont pu accorder
des prêts à taux bas, mais du fait de leurs fai-
bles marges, elles se sont concentrées tou-
jours plus sur les projets générant des flux de
FONDS PUBLICS !
Comment échapper à la noyade dans cette
mer de liquidités ? Après la seconde guerre
mondiale, l’inflation a réduit à presque rien la
valeur réelle des dettes. Placements financiers
et immobiliers ont vu leur valeur s’effondrer
en raison des blocages des prix. Les épar-
gnants ont été ruinés, ce qui a d’ailleurs incité
à créer le système actuel de retraite par répar-
tition. Mais des générations entières de retrai-
tés ont été plongées dans une profonde dé-
tresse. Aujourd’hui, les banques centrales ten-
plus être l’accumulation à tout-va,
mais la satisfaction de nos besoins en
respectant les limites planétaires et la
dignité humaine, alors l’institution
monétaire doit changer.
Pour financer la part non rentable des investissements de transi-
tion et, au-delà de la transition, pour rendre possible la réalisation
d’objectifs collectifs sous les signes du non-marchand, du social et
de l’écologie, un mode complémentaire d’émission monétaire,
sans dette, est nécessaire et possible. Techniquement, rien n’empê-
cherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans
dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte
d’une société financière publique. Celle-ci la mettrait en circulation
non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions
(c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de
réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets

I
l y a encore quelques années, financer les
déficits publics par l’émission monétaire
de la banque centrale était une proposition
extrémiste. Pourtant, depuis 2015, la Ban-
que de France a acheté pour 800 milliards
d’euros de dette française, rendant apparem-
ment indolore sa hausse de 2 000 à 3 000 mil-
liards d’euros, et incitant certains économistes
à prôner une telle émission pour financer les
investissements de la transition, priorité si
existentielle qu’elle justifierait des pratiques si-
milaires à celles d’une « économie de guerre ».
Mais l’exemple historique de la seconde
guerre mondiale, lorsqu’il fallut financer la
guerre, puis l’occupation allemande, montre
précisément que l’injection de monnaie sup-
plémentaire a de lourdes conséquences. Après
1939, et malgré des contrôles exercés à la
pointe du fusil, les prix officiels ont augmenté
régulièrement, tandis que ceux du marché
noir s’envolaient. Si bien qu’en 1948, les prix
avaient été multipliés par plus de vingt par rap-
port à 1939 ! La création monétaire a alimenté
également la hausse du prix des actifs. Sous
la France occupée, les cours de Bourse ont été
multipliés par quatre et l’immobilier par cinq,
en dépit des bombardements.
Ces dernières années aussi, le prix des actifs
financiers et immobiliers s’est envolé,
revenus stables.
Avec cette faiblesse artificielle des taux
réels, les ressources sont mal allouées et des
entreprises zombies sont encore en vie, tan-
dis que l’Etat peut dépenser sans exercer de
choix politiquement douloureux. Certes,
quelques secteurs ont bénéficié de ce crédit
facile, mais la sclérose a progressivement at-
teint le reste. A la fin de la guerre, les épar-
gnants s’étaient aussi totalement détournés
de tout placement financier du fait des
pertes encourues, et préféraient détenir de
l’or ou des biens réels. Il a fallu des décennies
pour reconstruire la confiance dans les
marchés financiers.
Refonder la confiance
Enfin, cette politique monétaire a des im-
pacts sur le marché du travail, car la hausse
des prix dissuade les entreprises de produire
plus et dégrade le pouvoir d’achat, notam-
ment des faibles salaires. A la fin de la
guerre, la priorité de chacun consistait à dé-
penser au mieux ses abondantes liquidités
plutôt qu’à en obtenir davantage par le tra-
vail ou l’investissement. Les actuelles « pé-
nuries de main-d’œuvre » et « grande démis-
sion » sont peut-être, en réalité, le prélude
à une telle situation.
tent de réduire l’inflation en augmentant les
taux d’intérêt, ce qui entraîne mécanique-
ment la chute du prix des actifs et fragilise
de nombreux secteurs, dont les banques et
les assurances. Mais les taux élevés augmen-
tent aussi le coût du déficit public et creusent
les divergences entre pays de l’eurozone, dont
les situations budgétaires sont très variables.
Il est donc probable que, dès les premiers
orages, la monétisation de la dette reprenne,
entre déficits publics et perfusion monétaire
du système financier, galvaudant toujours
plus la monnaie. Puis, pour refonder la con-
fiance, il faudra imaginer de nouvelles pro-
messes de solidité, trouver de nouveaux ava-
tars de l’or, du capital national ou du travail
collectif, jadis mobilisés. p
Patrice Baubeau est enseignant-chercheur
en histoire à Paris-Nanterre ; David Le Bris
est enseignant-chercheur en finance
à Toulouse Business School. Ils ont coécrit
les chapitres sur la seconde guerre mondiale
et la IVe République, dans « Une histoire de
la dette publique en France » (Garnier, 2017)
d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’en-
vironnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité
financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entre-
prise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ména-
ges, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.).
L’incidence sur le bilan de la banque centrale serait proche de
celle d’une annulation des dettes publiques détenues par l’Eurosys-
tème, comme l’expliquent Nicolas Dufrêne dans La Dette au
XXIe siècle. Comment s’en libérer (Odile Jacob, 336 pages,
26,90 euros) et Matthieu Pigasse (actionnaire à titre individuel du
Monde) dans La Lumière du chaos (Editions de l’Observatoire,
280 pages, 20 euros). A la différence toutefois d’une opération
ponctuelle d’annulation, le financement monétaire sans dette, que
ces deux auteurs défendent aussi, serait une solution plus pé-
renne. La perte en résultant ne serait pas grave pour la banque cen-
trale, pas plus que celle qu’elle accuse déjà actuellement en versant
aux banques des intérêts sur leurs réserves, et serait assurément
plus légitime, car au service du bien commun.
Faut-il craindre l’inflation ? A la différence de la monnaie-dette
quis’autodétruit au moment de son remboursement à l’institu-
tion émettrice, la monnaieémise sans dette ne s’autodétruirait pas
(elle serait permanente). Assurément, il faudrait donc prévoir des
instruments permettant, quand cela est nécessaire, de la prélever
(avec par exemple des taxes sur les rejets polluants et les prélève-
ments de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les
transactions financières) et de la détruire (par des exigences de ré-
serves obligatoires, des restitutions de monnaie à la banque cen-
trale, etc.) pour, précisément, éviter un excès de monnaie disponi-
ble. Les solutions existent, la volonté politique pas encore ! p
28 | idées 0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023

Leila Seurat Le Hamas veut

que commencent les tentatives du Ha-
mas de rassembler l’ensemble des grou-
pes palestiniens sous une bannière
commune, qu’il s’agisse du « Haut Co-
mité national pour la marche du retour
qu’un petit noyau du Hamas à Gaza –, les
autres factions armées de la « Chambre
commune des opérations » ont toutes
rejoint les Brigades Al-Qassam peu de
temps après le déclenchement de l’opé-

parler au nom des Palestiniens et la fin du blocus » ou de la « Chambre

commune des opérations ».
Reste que, dans l’opinion palesti-
nienne, ces marches ont été interpré-
tées comme une manœuvre visant à
profiter au seul Hamas ou à assouplir
ration, suivies de nombreux individus
non encartés.

Une réponse coordonnée

La chercheuse retrace l’évolution du mouvement, notamment depuis l’arrivée au le blocus uniquement. C’est l’opération
« Epée de Jérusalem » en 2021 qui a
pouvoir de Yahya Sinwar, en 2017, qui a fait taire les voix dissidentes à Gaza et modifié permis au mouvement d’apparaître
la stratégie du groupe pour épouser un environnement palestinien prêt à se soulever comme le défenseur de la mosquée Al-
Aqsa à Jérusalem et de réunir les diffé-
rentes localités palestiniennes dans une
lutte commune. C’est aussi la première
fois que le Hamas déclenche l’affronte-
A Gaza comme en Cisjordanie, les Pales-
tiniens sont unanimes dans leur soutien
au Hamas et, en dépit du nombre de
Palestiniens tués, saluent ce qu’ils consi-
dèrent comme une victoire historique
contre Israël. Ils ne semblent pas, si ce
n’est de manière extrêmement margi-
nale, concernés par la condamnation
occidentale du Hamas pour avoir tué des
civils israéliens. Pour eux, le 7 octobre est

L’
injonction au qualificatif du
Hamas comme terroriste est
désormais un préalable à toute
discussion. Proportionnelle à la
déstabilisation que connaît Israël, cette
mise à l’agenda politico-médiatique ne
permet toutefois pas de saisir la nature
protéiforme de cet acteur politique (tout
à la fois mouvement social, groupe armé
et acteur gouvernemental), ni les rai-
sons de son irrésistible ascension. De-
puis 2013, le Hamas est parvenu à pro-
duire une réflexion sur l’évolution de la
lutte armée et de son rôle en Palestine.
Perçu comme l’incarnation même de la
résistance qui, pour les Palestiniens,
est une composante centrale de leur
identité, ce mouvement ne saurait donc
être considéré comme un groupe sec-
taire exogène à sa société.
Ouvrant une période de grandes diffi-
cultés diplomatiques et économiques, le
coup d’Etat du maréchal Al-Sissi, en
Egypte, en juillet 2013, favorise la rééva-
luation stratégique du mouvement. La
priorité pour le Hamas est l’établisse-
ment de bonnes relations avec ce pays,
qui dispose d’une frontière avec la bande
de Gaza. Pourtant à la tête de l’axe anti-
Frères musulmans, aux côtés de l’Arabie
saoudite et des Emirats arabes unis,
Le Caire trouve son intérêt à coopérer
avec le Hamas pour assurer la sécurité du
Sinaï. Ces relations de relatif bon voisi-
nage amènent les autorités égyptiennes
à supprimer le Hamas de sa liste des orga-
nisations terroristes. Ultime concession à
l’Egypte, le Hamas ne fait plus mention
de son affiliation aux Frères musulmans
LE HAMAS EST
PARVENU À PRODUIRE
UNE RÉFLEXION
SUR L’ÉVOLUTION
DE LA LUTTE ARMÉE
ET DE SON RÔLE
EN PALESTINE
dans son « Document de principes et de
politique générale » publié en 2017.
L’autre évolution qui caractérise
l’après-2013 est la volonté du Hamas de
se détacher des institutions officielles
palestiniennes. Dès l’accord de réconci-
liation d’Al-Shati conclu avec son rival du
Fatah au printemps 2014, le Hamas avait
laissé à ce dernier la responsabilité de
former à lui seul le gouvernement. Si
l’existence de divisions internes au Ha-
mas avait à l’époque empêché la mise en
œuvre de cet accord, l’arrivée au pouvoir
de Yahya Sinwar en 2017 ne permet plus
l’expression de voix dissidentes. Profon-
dément opposé à l’établissement d’un
mini-Etat à Gaza, le nouvel homme fort
de l’enclave impose la signature d’une
nouvelle réconciliation. Par cet accord si-
gné au Caire à l’automne 2017, le Hamas
réitère son souhait de se désengager des
structures de l’Autorité palestinienne. La
légitimation du mouvement ne peut
plus passer par ces institutions large-
ment discréditées.
Yahya Sinwar impose également une
autre vision relative aux usages de la
lutte armée : mobiliser plus « stratégi-
quement » l’outil militaire et sortir du
tempo imposé par Israël lors des opéra-
tions militaires contre Gaza (2009,
2012 et 2014) qui le faisaient systémati-
quement passer pour l’agresseur alors
qu’il n’était pas à l’initiative des affronte-
ments. Le Hamas modifie son approche
et décide désormais de déclencher les
hostilités. Contrairement à ses prédéces-
seurs, Sinwar, libéré à la faveur de
l’échange du soldat israélien Gilad Shalit
en 2011, est un militaire, fondateur de
l’organisation Al-Majd, ancêtre des Briga-
des Ezzedine Al-Qassam, la branche
armée du mouvement.
Prêter main-forte
Première étape de ce renouvellement, les
« marches du retour » du 2018 et 2019
[manifestations organisées à Gaza, sur la
frontière avec Israël] qui ont forcé Israël
à octroyer des concessions au Hamas.
Oscillant entre apaisement et confronta-
tion violente, cette stratégie a permis au
mouvement d’obtenir une augmenta-
tion de l’aide qatarie, passée lors d’un ac-
cord conclu le 1er avril 2019 de 15 millions
à 40 millions de dollars [de 14 millions à
près de 38 millions d’euros], sans inter-
rompre les mobilisations populaires aux
frontières. C’est aussi à ce moment-là
ment déjouant le Dôme de fer [le sys-
tème de défense antiaérien israélien] et
prouvant sa capacité à mettre en dé-
route le renseignement israélien.
Depuis, dans les discours, le Hamas
élude toute identification partisane voire
religieuse pour parler au nom de tous
les Palestiniens. A la différence des deux
premières Intifada de 1987 et de 2000, où
la résistance était largement islamique,
celle-ci est désormais palestinienne. Sur
le site des Brigades Al-Qassam, le dra-
peau palestinien a remplacé celui du Ha-
mas. Jérusalem permet tout particulière-
ment cette fusion entre islam et nation,
lorsque le porte-parole des Brigades,
Abou Ubayda, annonce, en mai, que
« Gaza, Jérusalem, la Cisjordanie, et les Pa-
lestiniens de 1948 ne sont qu’un seul corps,
une seule patrie, partageant un seul des-
tin et une seule résistance ».
Progressivement, systématiquement,
le Hamas a pu prendre le pouls d’un en-
vironnement palestinien prêt à se soule-
ver. Comme ce fut le cas en avril lorsque,
tirant des roquettes du Liban dans sa
stratégie d’unification des fronts, le Ha-
mas s’est vu prêter main-forte par des Pa-
lestiniens de Cisjordanie et d’Israël.
L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » du 7 oc-
tobre confirme ces évolutions. Sans en-
gager entièrement le Hezbollah, l’activa-
tion d’un front au nord limite le champ
d’action de l’armée israélienne dans la
bande de Gaza et fragilise l’option d’une
incursion terrestre. Si les sources ne per-
mettent pas à ce jour de préciser la ma-
nière dont la décision de l’attaque du
7 octobre a été prise – elle n’aurait engagé
une réponse coordonnée aux attaques
qu’ils subissent au quotidien et dans le
temps long de l’histoire de l’occupation.
Seul le président de l’Autorité palesti-
nienne, Mahmoud Abbas, a condamné
l’assaut contre des cibles non militaires.
A l’inverse, le pilonnage incessant de la
bande de Gaza ainsi que le bombarde-
ment de plusieurs hôpitaux entachent
durablement l’image d’Israël comme
celle de ses alliés occidentaux et arabes.
Les déplacements forcés de populations
ne manquent pas de soulever des inter-
rogations quant aux cibles et aux inten-
tions réelles des autorités israéliennes.
Sans être erronée, l’idée selon laquelle
Israël aurait sciemment favorisé l’ascen-
sion du Hamas devrait être réévaluée :
ce soutien est moins l’effet d’une fine
stratégie mise en œuvre par l’establish-
ment israélien que le résultat d’une
accélération de la colonisation en Cisjor-
danie et à Jérusalem et des agressions
contre les Palestiniens et les lieux saints.
L’ascension du Hamas se mesure donc
aussi en miroir d’un projet politique is-
raélien à la dérive. p
Leila Seurat est chercheuse au Centre
arabe de recherches et d’études politi-
ques de Paris et associée au Centre
de recherches sociologiques sur le droit
et les institutions pénales. Elle est
l’autrice de l’ouvrage « Le Hamas
et le monde » (CNRS Editions, 2015)

François Heilbronn Nous sommes face aux restes humains de

plus de cent cinquante victimes des massacres du 7 octobre
Parti en Israël avec d’autres dirigeants de la communauté juive de France, le vice-président du Mémorial de la Shoah témoigne de sa macabre visite

L
e doux ronronnement des
blocs électrogènes rythme
les paroles du colonel qui
nous reçoit. Nous sommes
sur la base de Choura en Israël.
Une porte s’ouvre, une deuxième,
puis une autre. Les fumées de la
réfrigération se dissipent douce-
ment par un chaud matin
d’automne. Nous découvrons
des brancards, des racks où
s’empilent dans des sacs des
corps, des dizaines de corps. Un
deuxième conteneur, plein, lui
aussi. Plus loin encore, un autre
où sont posés au sol et emballés
des têtes décapitées, des mem-
bres arrachés. Nous sommes
face aux restes humains de plus
de cent cinquante victimes des
massacres du 7 octobre commis
par le Hamas palestinien sur la
terre d’Israël.
Ces corps, ou ce qu’il en reste,
ont maintenant seize jours, seize
longs jours, où ils n’ont pu, mal-
gré le travail inhumain des méde-
cins, des dentistes, des rabbins,
Face à ces plus de cent cin-
quante corps d’Israéliens et
d’étrangers inconnus torturés,
violés, assassinés, nous, les
vingt-quatre dirigeants des prin-
cipales associations juives fran-
çaises, venus par solidarité et
pour témoigner, faisons silence
puis prononçons un kaddish
pour les filles et fils d’Israël as-
sassinés sauvagement par des
barbares d’un autre temps, de
tous les temps, ces tueurs de
masse de juifs.
Nous nous éloignons, l’odeur
tenace des corps décomposés
reste sur nos vêtements, le car
blindé descend lentement vers
les kibboutz martyrs du Sud.
Refuge illusoire
Le colonel Golan Vach, spécialiste
des sauvetages dans le monde
entier, nous accueille au kibboutz
Kfar Aza. Yeux bleus enfoncés et
fatigués, il nous reçoit en tenue
de combat, arme à l’épaule. Il
nous parle à l’ombre d’un arbre
éclats de balles, des portes enfon-
cées ou dynamitées, des fenêtres
arrachées. Au sol des vêtements
de tous âges piétinés, une robe de
petite fille maculée, des centaines
de douilles au sol.
Le 7 octobre, 7 heures du matin,
près de cent cinquante terroris-
tes du Hamas, lourdement armés
de mitrailleuses, de kalach-
nikovs, de lance-roquettes, de
pains de plastic, de grenades, par-
courent les 800 mètres qui sépa-
rent Gaza de ce kibboutz de sept
cents âmes créé en 1942. Ils font
sauter les trois barrières de sécu-
rité. Ofir, le responsable, dont le
rêve était un jour de bâtir une
zone industrielle israélo-palesti-
nienne, fut le premier à défendre
sa communauté. Il fut immédia-
tement tué. Peu de temps après,
son fils tombe en protégeant les
siens. Chaque homme avec un
simple pistolet défend sa maison,
son foyer. Ils verrouillent leurs
familles dans la pièce abri, refuge
illusoire face à des grenades et
son mur extérieur déchiqueté
par un tir de roquette et meurtri
de balles. Ils ont tous été assassi-
nés froidement dans le doux
confort d’un salon où un cerf-vo-
lant de la paix qui ce jour-là de-
vait voler au-dessus de Gaza res-
tera au sol pour l’éternité. Une
autre maison calcinée. Nous en-
trons. Là un matelas maculé de
sang où un terroriste a violé une
mère puis sa fille, les a menottées
et ensuite égorgées.
Une autre petite maison, de
bois et de plâtre. Netta et Irene,
un jeune couple, n’avaient pas
entendu l’alerte. Une grenade dé-
LES MILITAIRES ET
KIBBOUTZNIKS
NOUS DEMANDENT
goupillée atterrit dans la pièce où
ils dégustent leur café. Netta
n’hésite pas, il plonge, son corps
couvre la grenade. Irene le voit se
faire déchiqueter pour la sauver.
Un soldat entend l’explosion,
casse la fenêtre et extrait Irene au
moment où le terroriste surgit.
Nous y sommes entrés. Des
douilles au sol, des murs brûlés
et criblés de balles, au sol, le sang
de Netta, 21 ans, le sang de celui
qui s’est sacrifié pour la jeune
femme qu’il aime.
Filles et fils de l’humanité
Plus de cent maisons du kib-
boutz ont été reprises une à une
durant des combats qui ont duré
vingt-cinq heures. Plus de
cent terroristes ont péri, de nom-
breux réservistes israéliens ac-
courus dès les premières atta-
ques aussi. Dans tout le Sud, aux
premières heures du 7 octobre,
des centaines de jeunes ont
sauvé des milliers de vies.
Ethan Dana Picard, un jeune
de quarante tueurs. Il a perdu de
jeunes soldats qui ont protégé
une ville entière.
Nous nous séparons. Les mili-
taires et kibboutzniks nous
demandent de revenir quand
Kfar Aza sera reconstruit et que
retentiront à nouveau les rires
des enfants sur les balançoires.
Nous reviendrons, nous serons
là à leurs côtés. Sur sept cents
habitants à la veille du 7 octobre,
soixante-dix ont été assassinés,
treize ont disparu, sept ont
été enlevés.
Nous évoquons les otages.
« Vos enfants sont nos enfants »,
déclare le président du Conseil
représentatif des institutions jui-
ves, Yonathan Arfi. Les filles et les
fils d’Israël enlevés sont les filles
et les fils de l’humanité tout en-
tière. Nous revenons d’Israël por-
teurs de ce message, pour témoi-
gner des larmes et des braves qui
ont marché à nos côtés dans les
vallées d’Israël. p

des avocats, être encore identi-
fiés. Les chairs sont brûlées, les
corps carbonisés. Deux enfants
enlacés et calcinés, une mère en-
ceinte éventrée, son bébé sorti vi-
vant puis tué au couteau sous ses
yeux avant elle, des enfants et des
nourrissons décapités.
sur une pelouse au milieu des
fleurs. Là, un pick-up des as-
saillants criblé de balles, au sol un
moteur d’ULM calciné. Mon re-
gard se porte vers les petites mai-
sons blanches de ces fermes col-
lectives pacifiques et fraternelles.
Elles sont noires de suie. Là, des
des fusils d’assaut. Le combat
inégal est acharné, ils meurent
un à un. Puis les tueurs du Ha-
mas entrent dans plus de cent
maisons, équipés de GoPro pour
immortaliser leurs crimes.
Celle de la famille Kutz – un
couple et trois adolescents – a
DE REVENIR QUAND lieutenant-colonel d’origine fran-
çaise, barbe de quelques jours,
RETENTIRONT À yeux sombres, visage émacié et
creusé, nous raconte en français
NOUVEAU LES RIRES comment, avec quelques hom- François Heilbronn est
DES ENFANTS SUR mes, il a tenu un rond-point dans vice-président du Mémorial
la ville de Sdérot à 12 kilomètres de la Shoah, professeur
LES BALANÇOIRES de Gaza pour empêcher l’entrée associé à Sciences Po
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023 carnet | 29
Tunis. Paris. « Si nous habitons un éclair, Michèle Krum-Cyroulnik et Philippe
il est le cœur de l’éternel. » Cyroulnik, Anniversaire de décès
Jean Mehdi Chapoutot, René Char. Ethel Krum-Zoete et Didier Zoete,
Saint-Jean-d’Aulps. Publier.
son époux, ses illes et beaux-ils,
en vente Le Carnet Olivier et Dominique Galland, leurs enfants, Laura, Julia, Léa, Karel,
Anniversaire de décès de
actuellement Samy, Marie-Pascale Baehr, François et Thyl
Nous informons nos lecteurs son ils, Nadine Galland, et leurs petits-enfants,
Martine DORIOZ THENU.
et nos annonceurs son épouse, Amina Triki ses enfants, Les familles Krum, Cyroulnik, Zoete,
K En kiosque de la non parution de notre journal et leurs enfants, Neil et Leil, Clément, Lucie, Pierre, Clara, Coulibaly, Coupermant, Lesturgeon,
Six ans.
le mercredi 1er novembre 2023. Sonia, Romain, Marion et Victor, Gallou et Boli,
sa ille, leurs proches,
ses petits- enfants Ça y est, on a ini de compter les
Le Monde à paraître le mardi son époux, Lionel Tarroux Ses ami.e.s et collègues
Et ses cinq arrière-petits-enfants, étoiles : reviens !
31 octobre sera daté et leurs enfants, Inès et Elias, de l’université Paris-VIII-Vincennes-
HORS-SÉRIE

mercredi 1er - jeudi 2 novembre 2023. Saint-Denis,

ont la douleur de faire part du décès
Les familles parentes et alliées, Hommage
Une permanence sera assurée de ont la tristesse de faire part du décès,
UN LONG CHEMIN

par le service Carnet

VERS L'INFINI

ont la douleur de faire part du décès, survenu le 21 octobre 2023, de

le mercredi 1er novembre, à Paris, de Antoine
de 9 heures à 13 heures, GALLAND-BRZEZICKI, Malvina KRUM,
pour notre édition du Monde Mounira Rachida née le 9 décembre 1928.
CHAPOUTOT-REMADI, survenu à Paris,
datée du vendredi 3 novembre 2023.
commandeur le 24 octobre 2023, L’enterrement a lieu ce lundi
—————
dans l’ordre national du Mérite à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. 30 octobre, à 11 heures, au cimetière En agissant chaque jour
Hors-série Vous pouvez nous faire parvenir
(Tunisie), parisien de Bagneux, 45, avenue auprès des plus démunis,
vos textes
oicier La cérémonie religieuse sera Marx-Dormoy.
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr de l’ordre des Palmes académiques célébrée ce lundi 30 octobre 2023, les Petits Frères des Pauvres
HORS-SÉRIE
(en précisant impérativement votre numéro (France), à 10 h 30, en l’église Saint-Séverin, In Memoriam.
de téléphone et votre éventuel numéro militante progressiste 1, rue des Prêtres Saint-Séverin, se souviennent
d’abonné ou de membre de la SDL)
L’ATLAS
DES
6 000 ANS 150 CARTES
soit sur le site :
et anti-colonialiste,
agrégée d’histoire,
professeur émérite
Paris 5e, suivie de la crémation dans
l’intimité familiale.
Claire VOGEL
et
Rosa GRELLER,
de leurs idèles bienfaiteurs,
des personnes accompagnées,
D’HISTOIRE & INFOGRAPHIES
https://carnet.lemonde.fr des bénévoles et des salariés
de l’université de Tunis, galland.olivier@numericable.fr qui ont quitté cette terre.
L’équipe du Carnet reviendra ses grand-mère et mère, assassinées
membre de l’Académie tunisienne marie.baehr@neuf.fr
vers vous dans les meilleurs délais des sciences, des lettres et des arts, par les nazis à Auschwitz-Birkenau,
pour vous confirmer la parution. f.galland75@orange.fr Leur souvenir nous guide
pour continuer à agir.
survenu le dimanche 22 octobre 2023. Israël SZAFIR,
carnet@mpublicite.fr Vanessa Delvaux,
https://carnet.lemonde.fr Olivier Gloag, Petits Frères des Pauvres,
Hors-série L’inhumation a eu lieu à Tunis, le son père mort des suites de sa
ses enfants, 19, cité Voltaire,
25 octobre, à 15 heures. déportation,
Madeleine, Alice et Georges Delvaux, 75011 Paris.
AU CARNET DU «MONDE» 7, rue Taher-Kassar, ses petits-enfants, Joseph KRUM,
UNE VIE, UNE ŒUVRE
2092 El Manar 2, (1928- 1988), Livres
Décès Tunis (Tunisie). ont la tristesse de faire part du décès
ÉDITION
2023 de son époux. Que savez-vous de la
Vincent et Sébastien Bueb, mouni.chapoutot@gmail.com Guerre en France de 1939 à 1945 ?
ses ils, Julian GLOAG, Nous remercions les personnels
de la maison de retraite, Les Terrasses Pour en avoir une idée,
Michèle et Patrice van Eersel, Saint-Malo. Nantes. Paris. Dinan.
Léo des Lilas. allez sur le site
Ferré Ses sœurs, survenu le 11 septembre 2023,
www.SergeAngericLivres.com
L’indigné
Ses nièces et neveux, Françoise Cointot, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
qui vous fera découvrir son livre
Florence et Olivier Bouchard,
en 4 tomes après vingt ans
Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…

ont la tristesse d’annoncer le décès, ses enfants Michel Humbert, Charles SCHWACSINA
Hors-série de recherches sur le sujet.
survenu le 23 octobre, à l’âge de et leur maman, Geo Letort, son époux,
soixante-dix-sept ans, de Guillaume, Marion, Matthieu, Jean-Marc et Bérengère Humbert, est décédé ce 17 octobre 2023,
Pauline, Etienne et Clémence Humbert, à Ully-Saint-Georges. Communication diverse
ses petits-enfants Mathilde Humbert,
Francis BUEB,
Et toute la famille, Passionné par son métier, il rejoint
HORS-SÉRIE

citoyen d’honneur ses enfants,

Louise, Auguste, Simon, Henri et Guy-Claude François, François Decaux,
de la ville de Sarajevo, ont la tristesse de faire part du décès Bertrand Tavernier.
fondateur Ysé,
de
du Centre André Malraux ses petits-enfants,
LES La cérémonie a eu lieu dans
SECRETS pendant le siège de la ville, M. Jean-Pierre COINTOT, l’intimité à Méru (Oise).
DE LA
chevalier ont la profonde tristesse d’annoncer
MYTHOLOGIE le décès de
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
LES DIEUX DE BABYLONE de la Légion d’honneur. survenu le 26 octobre 2023, Paris. Montpellier. Metz. Foix.
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Les bénévoles de SOS Amitié
En partenariat avec

Une cérémonie à sa mémoire se Angelika HUMBERT,

Françoise, écoutent
tiendra le mardi 31 octobre, à 13 h 30, La cérémonie religieuse sera célébrée née BAYER,
Hors-série son épouse, par téléphone et/ou par internet
au crématorium du cimetière du ce lundi 30 octobre, à 14 h 30, en Antoine, Renaud,
rappelée à Dieu le 17 octobre 2023, ceux qui soufrent de solitude,
Père-Lachaise, Paris 20e. l’église de Saint-Ideuc, à Saint-Malo. ses ils,
dans sa quatre-vingt-troisième année. de mal-être et peuvent avoir
Samuel, Benjamin, Myriam, Laurene, des pensées suicidaires.
M. Cointot repose à la chambre ses petits-enfants,
HORS-SÉRIE
michelevaneersel@gmail.com
funéraire Lesacher, 11, boulevard de La cérémonie religieuse a été
l’Espérance, à Saint-Malo. célébrée dans l’intimité familiale, le Nous recherchons des écoutants
(Le Monde du 27 octobre.) font part du décès de
24 octobre, en l’église Saint-Lambert bénévoles
La famille remercie le personnel de de Vaugirard, Paris 15 e, suivie de Francis SUBRA sur toute la France.
INCLUS : Laurent, Étienne, Pierre, l’EHPAD Aolys pour leur gentillesse et l’inhumation au cimetière de L’écoute peut sauver des vies
DES ILLUSTRATIONS
INÉDITES,
(1939-2023),
ses enfants,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR
leur dévouement. Villeneuve-sur-Yonne. et enrichir la vôtre !
ZEPraconte 30 ans de
Marie-Claude, Nicole, Patou,
Cet avis tient lieu de faire-part et
ingénieur civil Choix des heures d’écoute,
ses belles-illes,
titeuf En partenariat avec
Ses sept petits-enfants, de remerciements.
La famille vous remercie pour vos
pensées et vos prières.
des mines de Paris. formation assurée.

Ses neuf arrière-petits-enfants, L’inhumation a lieu ce lundi En IdF RDV sur

Hors-série Pompes funèbres Lesacher, 12, villa Poirier, 30 octobre, à 16 heures, au cimetière www.sosamitieidf.asso.fr
35400 Saint-Malo. du Père-Lachaise, Paris 20e (entrée
ont la tristesse de faire part du décès 75015 Paris. En région RDV sur
Tél. : 02 99 82 23 25. des Amandiers, métro Père-Lachaise),
de www.sos-amitie.com
L’École pratique des hautes études boulevard Ménilmontant.
HORS-SÉRIE

Yvon CANIARD, (EPHE)

survenu à Paris, le 25 octobre 2023,
dans sa quatre-vingt-dix-huitième
année, dix ans après son épouse,
Christiane.
LA MORT EN FACE
Comment légiférer sur la in de vie
Une cérémonie d’adieu nous réunira
Hors-série le mardi 31 octobre, à 15 heures,
au crématorium de Champigny-sur-
Marne, 560, avenue Maurice-Thorez.
Francis FEHR,
auteur-réalisateur,
s’est éteint à Paris, le 22 octobre 2023,
dans sa quatre-vingt-huitième année.
Une cérémonie à sa mémoire aura
lieu le vendredi 3 novembre, à 14 h 30,
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
vgf@free.fr
a la tristesse de faire part du décès de
M. Jean-Pierre
PEYPOUQUET,
directeur d’études de la section
sciences de la vie et de la Terre
en paléocéanographie et
paléoenvironnements marins.
L’École s’associe à la douleur de la
famille.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président

100 GRILLES

PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 7

Magazine n°7

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30 | 0123
HUMANITÉS |
par p hil ip p e b e r nar d
La France n’est
pas le Proche-Orient
L
a France abrite les plus
importantes communau-
tés juive et arabe d’Eu-
rope. C’est une richesse, le
reflet de son histoire séculaire de
terre d’accueil et d’immigration,
mais aussi un risque, celui d’y
voir transposée le conflit Israël-
Palestine. Le danger n’est pas
nouveau. Le temps est loin où
Juifs et Arabes de France, après la
mort de Malik Oussekine (1986)
ou la profanation du cimetière
juif de Carpentras (1990) manifes-
taient ensemble leur émotion.
L’échec du processus de paix
d’Oslo, les attentats du 11 septem-
bre 2001, puis les conflits d’Irak
et surtout de Syrie, ont contribué
à exacerber frustrations et ran-
cœurs, jusqu’à susciter un djiha-
disme français. La substitution des
identités religieuses aux référen-
ces sociales, la montée de l’isla-
misme et, en parallèle, d’un antisé-
mitisme longtemps nié, les ambi-
guïtés de l’antisionisme dans un
contexte de ghettoïsation urbaine
et d’échec partiel de la promesse
républicaine d’égalité, ont ali-
menté une crise de la laïcité et frac-
turé partis de gauche et associa-
tions antiracistes. Sur fond de ten-
sions scolaires et urbaines, l’inter-
minable série d’attentats et
d’attaques djihadistes, certaines
ciblant des Juifs, a provoqué un ré-
flexe d’unité nationale, tout en
exacerbant les clivages et les peurs.
C’est donc une France résiliente
mais fragmentée et exposée qui,
depuis le 7 octobre, est confron-
tée au choc de l’attaque sans pré-
cédent du Hamas sur Israël. Pour
les Juifs de France, le trauma-
tisme est double : non seulement
il réveille la logique raciale de la
Shoah et ébranle le statut d’Israël
comme pays refuge, mais il pro-
voque, dans l’Hexagone, une
flambée d’actes antisémites qui
rappelle une histoire tragique.
Pour les Arabes de France, le dé-
ferlement d’images des victimes
des bombardements sur Gaza et
des attaques dans les territoires
occupés ne peut que susciter ma-
laise et colère.
Assignations religieuses
Est-il possible de rappeler que les
Juifs de France ne sont pas plus
responsables des exactions com-
mises par un gouvernement d’ex-
trême droite, que les Arabes de
France ne le sont du terrorisme
du Hamas ? Pas plus qu’on exige
d’un Français de culture ou de re-
ligion juive qu’il condamne
Benyamin Nétanyahou avant
d’exprimer son horreur des po-
groms du 7 octobre, on ne devrait
sommer un Français de culture
ou de religion musulmane de
s’excuser pour les crimes du Ha-
mas ou de désavouer ce dernier
pour avoir le droit de dire son
émotion sur les morts de Gaza.
De telles assignations à une
identité religieuse ou culturelle,
ignorent la diversité des parcours
individuels et des points de vue.
Elles alimentent un mécanisme
dangereux : en enfermant cha-
cun dans la douleur des « siens »,
on tend à minimiser celle des
« autres » et on encourage l’im-
portation du conflit. Ce que fait
Jean-Luc Mélenchon en refusant
de reconnaître les crimes contre
l’humanité commis le 7 octobre.
En enjoignant à chaque musul-
man de faire acte de loyauté et de
contrition, on accrédite le soup-
LA SALVE
DE DÉCLARATIONS
À L’EMPORTE-
PIÈCE DE GÉRALD
DARMANIN N’EST
PAS RASSURANTE
0123
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 OCTOBRE 2023
CHRONIQUE BANLIEUES :
LES LEÇONS
DES ÉMEUTES la première ministre a égrené une série de sance. Même le diagnostic posé par
RESTENT À TIRER
dispositions dans le registre de l’autorité,
largement populaire d’après plusieurs son-
dages, comme le renforcement du contrôle
Mme Borne − « l’inquiétante banalisation de
la violence, le manque de cadre (…) et une
crise de l’autorité », n’est pas à la hauteur. De-
judiciaire des délinquants mineurs − 30 %
des émeutiers gardés à vue le sont − ou la
possibilité d’infliger une peine de travail
puis le rapport de Jean-Louis Borloo et celui
des députés François Cornut-Gentille (Les
Républicains) et Rodrigue Kokouendo (La
d’intérêt général et des « stages de respon- République en marche), publiés en 2018, on
sabilité parentale » aux parents. Des mesu- sait que la République accorde aux quartiers
LES JUIFS DE FRANCE res à l’impact limité. Le renforcement des populaires dits « prioritaires » « quatre fois
NE SONT PAS PLUS « cités éducatives » et des « forces d’action ré-
publicaine », structures innovantes desti-
moins de moyens qu’ailleurs, rapporté au
nombre d’habitants ». A cette inégalité fla-
RESPONSABLES nées à mobiliser l’ensemble des acteurs, est grante et fondamentale, les annonces gou-
en soi positif, mais avait déjà été annoncé. vernementales ne s’attaquent que margina-
DE LA POLITIQUE Quant à l’appui aux femmes élevant seules lement, alors que sa résorption devrait figu-
D’ISRAËL
QUE LES ARABES
DE FRANCE NE LE
E mmanuel Macron, s’était gardé de
réagir à chaud après les émeutes du
mois de juin qui, dans plus de
550 communes, ont été marquées par des
pillages, de violents affrontements avec la
leurs enfants − 60 % des émeutiers vivent
dans des familles monoparentales −, il est
renvoyé aux travaux d’une commission.
En matière de logement, une circulaire va
demander aux préfets de ne plus attribuer
rer parmi les priorités nationales.
Comment oublier, d’autre part, que l’évé-
nement déclencheur des émeutes de juin
est lié à la pratique policière des contrôles,
et pose, plus largement, la question des dis-
police et la mise à sac de nombreux bâti- de logements dans les quartiers prioritai- criminations. Alors que le Conseil d’Etat
SONT DU TERRORISME ments publics, après la mort de Nahel M., le res aux ménages les plus en difficulté, afin vient de juger que le recours aux contrôles
DU HAMAS 27 juin à Nanterre, consécutive à un tir poli-
cier. Quatre mois plus tard, le président de
de favoriser la mixité sociale. Sur le papier,
l’orientation est positive pour enrayer la
policiers au faciès « ne peut être regardé
comme se réduisant à des cas isolés », le si-
la République, pourtant coutumier des ré- spirale de la paupérisation. Mais où seront lence de l’exécutif sur la question lanci-
çon d’une sympathie généralisée ponses immédiates et personnelles à l’ac- relogés ces ménages pauvres, si la cons- nante de la violence des rapports entre jeu-
avec le terrorisme et d’un lien mé- tualité, a laissé la première ministre, Elisa- truction de logements sociaux reste en nes et police, et ses annonces très limitées
canique entre immigration et is- beth Borne, annoncer, jeudi 26 et vendredi berne, et si aucune obligation d’accueil sur les discriminations, ne sont pas de bon
lamisme. Ce que fait implicite- 27 octobre, les mesures adoptées par l’exé- n’est imposée aux communes favorisées ? augure. La sécurité publique, dont les quar-
ment Marine Le Pen lorsque, sous cutif pour prévenir le retour d’événements Alors que ces mesures, dont l’annonce a tiers populaires sont aussi demandeurs, est
couvert d’une défense incondi- qui ont laissé le pays en état de choc. été plusieurs fois reportée, sont tardives, el- certes une question d’autorité, mais elle
tionnelle d’Israël, elle souffle sur Suivant la ligne présidentielle selon la- les dégagent une impression de réchauffé suppose de tenir un cap : la promesse répu-
les braises du racisme anti-arabe. quelle « la leçon c’est l’ordre, l’ordre, l’ordre », pour certaines, et, globalement d’insuffi- blicaine d’égalité. p
De ce point de vue, le débat sur
le projet de loi « immigration » du
gouvernement qui doit s’ouvrir
au Sénat le 6 novembre s’annonce
sensible, en pleine tragédie au
Proche-Orient et peu après l’as-
sassinat de Dominique Bernard,
enseignant à Arras, par un isla-
miste russe. La réforme envisagée
permettrait-elle de prévenir un tel
crime ? Comment concilier le res-
pect de l’Etat de droit et la protec-
tion des citoyens ? Indispensa-
bles, ces interrogations sont aussi
propices à la démagogie.
Si aucune loi sur l’immigration
ne saurait, en soi, offrir une ga-
rantie absolue contre des actes de
terrorisme, aucun gouvernement
ne peut se permettre de conforter
l’idée de son impuissance. La
vingtaine de « lois sur l’immigra-
tion » adoptées depuis les années
1980, parfois dans des périodes
marquées par le terrorisme, et
peu opérantes pour y faire face,
incitent cependant à la modestie
et à la méfiance à l’égard des ins-
trumentalisations politiciennes.
N’est-ce pas Nicolas Sarkozy qui,
en 2003, pour se ménager les
bonnes grâces de la gauche, avait
fait voter la suppression de la
« double peine », et protégé con-
tre l’expulsion certaines catégo-
ries d’étrangers, dont ceux entrés
en France avant l’âge de 13 ans,
celle-là même qui rendait difficile
l’expulsion du futur assassin de
Dominique Bernard ? Des dispo-
sitions que la gauche au pouvoir
avait refusées en 1998 dans sa
« loi Chevènement » et sur la-
quelle revient le projet de loi ac-
tuel. Comme M. Sarkozy en 2003,
M. Darmanin considère le vote de
« sa » loi sur l’immigration
comme un accélérateur de car-
rière. Ce n’est pas bon signe.
Plutôt que de faire des mouli-
nets en promettant dans un jour-
nal d’extrême droite (le JDD) le
« texte le plus ferme avec les mesu-
res les plus dures depuis ces trente
dernières années », le ministre de
l’intérieur devrait concentrer le
travail policier sur les grands dé-
linquants étrangers et les itiné-
raires de radicalisation, et sur la
délivrance par les pays d’origine
des laissez-passer indispensables
aux expulsions.
La salve de déclarations à l’em-
porte-pièce de M. Darmanin, ac-
créditant l’idée d’un lien non éta-
bli entre le drame d’Arras et les
événements de Gaza, ses propos
assimilant le footballeur Karim
Benzema aux Frères musul-
mans ou ceux où il dit n’avoir
« aucun tabou », y compris le mé-
pris envers la Convention euro-
péenne des droits de l’homme,
pour « protéger les Français », n’est
pas rassurante. « N’ajoutons pas,
par illusion ou par calcul, des frac-
tures nationales aux fractures in-
ternationales », avait pourtant pré-
venu le président de la République
dans son appel à l’unité du 12 octo-
bre, après l’attaque contre Israël. p
 Moi,
moi,
4

E N QUÊ TE
La fin des grandes
utopies politiques,
le commerce qui encourage
le narcissisme, la peur
croissante de l’autre :
tout concourt à faire de notre
nombril le nouvel horizon.
A quel prix ?
MARGUERITE BORNHAUSER POUR « LE MONDE »

mon moi
DIMAN C H E 29 - LU N DI 30 O C TO BRE 2023 C AHI ER DU « M O N DE » N O 24 5 16 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T
2 0123
DIM A N C HE 29 - L UN DI 30 O C TO BR E 2023
L A FR AN CE B UI S S O N N I ÈR E
A Bourges,
le resto gratuit
et l’art du camelot
Frédéric Potet
Pour vendre une literie hors de prix et parée
de toutes les vertus, un animateur offre un repas durant
lequel il tente de transformer les dîneurs en acheteurs
E
nvoyée par e-mail par un expéditeur appelé
« Mon resto gratuit », l’invitation était trop
tentante. Comment refuser de se faire réga-
ler à l’œil, dans un hôtel-restaurant de Bourges, en
contrepartie d’une « présentation commerciale » ?
La séance sera « sans obligation d’achat » et consis-
tera à découvrir les « derniers produits innovants
du sponsor » qui offre le couvert. On peut même y
amener ses copains, jusqu’à « six personnes ».
Seule condition : avoir plus de 45 ans.
O surprise ! Le « sponsor » en question n’est
autre que Physaro, une société spécialisée dans le
bien-être qui, au même endroit, il y a cinq ans, pro-
posait de tester et d’acheter des jambières anticellu-
lite et une station électronique censée remédier à
l’arthrose. Une trentaine de personnes appâtées
ont pris place dans un salon du Made In Café, mer-
credi 25 octobre. L’animateur se prénomme Ludo-
vic – « mais appelez-moi Ludo », lance-t-il, avant
d’aider certains des présents à couper la sonnerie
de leur téléphone. Son objectif : vanter les vertus
d’une literie dernier cri, « le meilleur produit au
monde ». Son art : convertir les invités en clients en
leur bourrant le crâne, trois heures durant.
« Combien êtes-vous prêt à dépenser quoti-
diennement pour bien dormir la nuit ? Est-ce que
3 euros par jour, soit trois baguettes de pain chez Lidl,
vous semble correct ? », ha-
rangue le camelot avant de
décrire le plumard high-
tech posé devant lui. Prio-
rité au sommier électri-
que, garni de rosaces et de
lattes réglables, de « rotu-
les en hytrel » (un élasto-
mère) et de « moteurs de
marque allemande » of-
frant une poussée de
250 kilos. Mieux : une cage
de Faraday intégrée éloi-
gnera les interférences re-
ALE GIORGINI doutées par les détenteurs
de pacemakers.
Vouée à « combat-
Voué à « combattre tre les ronflements et les re-
montées d’acide », l’arma-
les ronflements ture ne peut fonctionner
qu’avec un matelas lui
et les remontées aussi de pointe, dit « à mé-
moire de forme », qui « ren-
d’acide », le som- force le système immuni-
taire ». Branchez-le sur une
mier fonctionne prise électrique, et la tour-
maline (une pierre noire
avec un matelas qui de la famille des silicates)
dissimulée à l’intérieur
« renforce le système « renverra vers la terre les
ondes électromagnétiques
immunitaire » qui nous entourent, télé-
phone portable et comp-
teur Linky, entre autres ».
Exposez-le au soleil pour l’aérer, et « les acariens et
les bactéries » fuiront en courant.
Le démonstrateur au bagout éprouvé mul-
tiplie les piques indignées. Contre But et Confo-
rama, plus compétents dans la vente de luminaires
que de lits. Contre les médecins, coupables de pres-
crire des anti-inflammatoires pour un mal de dos,
puis des pansements gastriques pour soigner les
brûlures d’estomac qui en découlent. « Un bon lit,
dans lequel nous passons six à huit heures par jour,
n’est-il pas le meilleur investissement à faire dans
une vie ? », assène-t-il en convoquant le bon sens de
sa grand-mère qui, n’ayant « pas les moyens d’ache-
ter bon marché », préférait mettre le prix plutôt que
de racheter le même produit tous les ans.
Celle-ci se serait-elle néanmoins délestée
de 488 euros pour une paire d’oreillers ? Une
mousse « conçue par la NASA pour amortir la pres-
sion subie par les astronautes au décollage de leur
fusée » garnit les coussins par ailleurs indéforma-
bles. Complété par le sommier et le matelas, le lot
s’élève à 9 469 euros. « Le prix d’une Dacia pre-
mière génération, mais ce n’est pas une Dacia que
je vous propose : c’est une Rolls ! », s’enflamme
Ludo. Arrive l’heure des ristournes et des promo-
tions. Diminuée d’un peu moins de la moitié, l’ar-
doise pourra être réglée en… soixante mensuali-
tés, sur cinq ans, soit 89,95 euros par mois. « Soit
aussi 2,99 euros par jour ». Moins de 3 euros. CQFD.
Une petite poignée de retraités vont se lais-
ser tenter par ce crédit, interdit aux « chômeurs et
aux personnes inscrites au RSA », précise le maître
de cérémonie. Idem pour ceux qui « nous prennent
pour les Restos du cœur et viennent à six assister à
ces présentations, uniquement pour manger gra-
tuitement ». On sautera le repas (tartare de toma-
tes, filet de volaille, coupe tutti frutti, d’une valeur
théorique de 32,50 euros) en regrettant d’avoir
oublié de demander si la paillasse miracle effarou-
chait aussi les punaises de lit…
COMMENT JE ME SUIS DISPUTÉ
« Je vais chez mon copain pour
le quitter, et notre histoire bascule »
Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou
une engueulade professionnelle ont marqué leur vie… Ils le racontent à Clara Georges.
Cette semaine, Joseph, 33 ans, ingénieur à Bordeaux
J’ai 24 ans lorsque je m’installe à Paris. C’est l’été 2014, et je
viens de signer mon premier CDI, comme beaucoup de mes
amis qui rejoignent, eux aussi, la capitale. Paris, pour le
jeune homo célibataire que je suis, porte en lui la promesse
d’une grande fête. Une folie joyeuse, où l’on peut rencontrer
qui l’on veut. J’ai installé sur mon smartphone une appli de
rencontre. Je n’ai aucune envie d’être en couple. Je veux
des histoires fugaces, légères. Le premier garçon que je ren-
contre, après mon emménagement, c’est Federico [les pré-
noms ont été modifiés]. Je lui ai bien indiqué, sur l’appli, que
je ne cherche rien d’autre qu’un bon moment. Dès notre
premier rendrez-vous, pourtant, je me sens bien. Je suis
d’une nature plutôt réservée et timide, mais avec lui, tout
est simple, tout est fluide. Dieu sait pourtant que ce n’est pas
souvent le cas avec ces applis ! On décide de se revoir.
Les semaines passent, premier week-end à deux,
premiers mots doux, il rencontre mes potes, je rencontre
les siens. Le couple s’installe, et je suis en fait ravi de désins-
taller mon application de rencontre. Cela fait quatre mois
que nous sommes ensemble. A Noël, je parle de lui à mes pa-
rents. Après le Nouvel An, je prends rendez-vous chez mon
médecin et lui demande deux ordonnances de dépistage
pour le VIH, une pour chacun, dans l’idée de se passer de pré-
servatifs – nous avions fait très attention jusque-là.
J’avais pensé que nous pourrions aller faire le test
ensemble. Mais Federico travaille de nuit, en horaires dé-
calés, et c’est compliqué. Finalement, j’y vais seul, assez
rapidement, et je pose son ordonnance sur la cheminée,
dans sa petite chambre de bonne, où nous nous retrou-
vons toujours. A la lecture du résultat négatif, je lui envoie
un petit SMS avec des émojis « content » et je n’y pense
plus – pour moi, c’est une formalité. Pendant les semaines
qui suivent, je lui demande de temps à autre s’il a eu le
temps de le faire, mais je sais que ses horaires sont contrai-
gnants, et je ne me formalise pas.
L’été approche. En juin, je l’emmène voir ma famille.
C’est la première fois que je leur présente un garçon – même
s’ils savaient déjà que j’étais homo. J’appréhende un peu. J’ai
quatre belles-sœurs et, avec elles, mon père est toujours
resté très formel – il les vouvoie encore après des années. La
rencontre se passe en réalité hyper bien. Mon père est ado-
rable avec Federico, très à l’aise. Il le tutoie tout de suite.
L’été venu, nous décidons de partir en vacances
tous les deux pour la première fois, à la montagne. Cette
semaine est un fiasco. Nous ne sommes jamais d’accord
sur ce que nous voulons faire. Je me souviens d’une ran-
donnée trop longue pour lui, la fatigue nous met sur les
nerfs. La communication entre nous n’est pas fluide. J’ai
emporté des préservatifs dans la valise – puisqu’il n’a tou-
jours pas fait le test – mais nous n’avons pas de rapports.
Rien ne marche. La tension monte.
De retour à Paris, je repars au travail, et je prends la
décision de mettre fin à notre histoire. Je me dis que ces va-
cances étaient le véritable test de la solidité de notre rela-
tion, que ce test a échoué, et qu’il ne sert à rien de persévé-
rer. Ce soir-là, je suis déterminé, moi qui suis souvent indé-
cis. Quand j’arrive à la porte de son studio, la boule au ven-
tre, Federico voit tout de suite que quelque chose ne va pas.
Nous nous asseyons sur le petit canapé usé en cuir blanc. Je
lui dis que, de mon point de vue, la relation ne fonctionne
pas, et qu’il vaut mieux en rester là. Il accuse le coup, mais
très vite, il se reprend et me demande des explications. Je
ne m’y attendais pas. J’étais convaincu que, vingt minutes
plus tard, je serais sorti de chez lui.
« S’il veut
vraiment que
nous soyons
un couple,
pourquoi
s’obstine-t-il
à ne pas faire ce
foutu test VIH ? »
XAVIER LISSILLOUR
Federico et moi sommes tous deux des hommes très
calmes, avec une forte aversion pour la confrontation. Mais
cette fois, je vois qu’il ne compte pas se contenter de mes
quelques mots. Je lui parle des vacances. A chaque exemple,
il avance une explication, il argumente. Puis il se met à
pleurer, et me lance : « Tu ne te rends pas compte à quel point
il est difficile de trouver un garçon normal. » Federico m’ex-
plique qu’il est toujours tombé sur des hommes compli-
qués, peu fiables, qui l’ont fait souffrir. Il me dit que je suis
quelqu’un de calme, de stable, avec lequel il se sent en
confiance. Je me rends compte que je ressens la même
chose, et je me remémore nos premières rencontres, la flui-
dité de nos échanges. Je commence à pleurer moi aussi.
Mais je lui dis que, selon moi, ça ne suffit pas.
Mon regard accroche alors l’ordonnance, qui est
restée exactement là où je l’avais posée il y a neuf mois, sur
la cheminée – elle n’a pas bougé. Je la montre du doigt, et je
lui reproche de ne pas faire l’effort de se tester. Il esquive
une première fois la remarque, ce qui m’énerve encore plus,
et je finis par hausser le ton. Pour moi, cette histoire de dé-
pistage est devenue la preuve que quelque chose ne va pas
entre nous. Je me tourne vers lui, et lui pose une dernière
fois la question : s’il veut vraiment que nous soyons un cou-
ple, pourquoi s’obstine-t-il à ne pas faire ce foutu test ?
Il me regarde, et me répond : « Parce que je suis séropositif. »
Tout se met à bourdonner. Je ressens un coup violent der-
rière la nuque. La douleur s’installe immédiatement. Je
n’entends plus, et lui demande de répéter. Federico répète,
la voix étranglée par l’émotion : il ne fait pas le dépistage car
il connaît déjà le résultat, il vit avec le VIH depuis quatre ans
et a une charge virale indétectable, grâce à la trithérapie.
En un instant, en cinq mots prononcés par lui, toute
la colère et la tension de notre dispute disparaissent, rem-
placées par le silence et l’émotion. Je ne me souviens pas
vraiment des minutes qui ont suivi. Je sais qu’on a pleuré
énormément. Et que j’ai posé beaucoup de questions – com-
ment est-ce arrivé ? Est-ce qu’il est suivi par un médecin ?
Est-ce qu’il a des problèmes de santé ? Est-ce qu’on a eu des
pratiques à risque depuis notre rencontre ? Avant cela, si on
m’avait demandé si je pensais être bien informé sur le VIH,
j’aurais répondu oui, sans hésitation. J’étais un jeune homo
éduqué, politisé, sensible à la prévention contre le sida.
Pourtant, ce jour-là, je me suis rendu compte à quel point
j’étais ignorant de comment vivent les personnes séroposi-
tives. Je ne savais pas qu’on pouvait être un couple « sérodif-
férent ». Je ne connaissais d’ailleurs pas le terme.
En début de soirée, après des heures passées dans le
petit studio, l’air rendu irrespirable par nos larmes, j’ai
voulu rentrer chez moi pour la nuit. J’étais épuisé, et avais
besoin de me retrouver seul pour réfléchir. Federico m’a
alors agrippé le bras, et demandé de rester avec lui, « juste
pour dormir, pas de sexe ». Il m’a raconté cette fois où, après
avoir annoncé sa séropositivité à son copain de l’époque, le
gars était parti sans plus jamais donner de nouvelles. J’ai vu
dans ses yeux une immense souffrance. Alors je suis resté
pour la nuit, à le câliner. Je lui ai fait à mon tour un aveu : je
l’avais trompé cet été. Cela semblait bien secondaire.
Le lendemain, je suis parti travailler. J’ai pensé
toute la journée à Federico, et à ce que nous allions faire de
notre histoire. Le soir, une fois rentré chez moi, j’ai décidé
de lui envoyer un e-mail. J’ai mis beaucoup de temps à
l’écrire. Je l’ai rédigé à moitié en français, ma langue, à moi-
tié en espagnol, la sienne. Dans ces quelques lignes, je lui ai
dit que jamais je n’avais pensé un jour que cela m’arrive-
rait, et que j’allais avoir besoin de temps. Mais aussi que je
le trouvais courageux, et que j’étais fier de lui. Mon mes-
sage s’achevait ainsi : « La vie n’est pas facile, mais ça vaut la
peine qu’on essaie de la partager. Je t’aime. »
Tout ça s’est passé il y a huit ans. Nous sommes
toujours un couple sérodifférent, mais surtout deux
hommes heureux ensemble, avec nos trois chats. Ce soir
de septembre 2015, j’ai vécu un choc d’une intensité que
je n’ai plus jamais connue depuis, mais j’ai aussi pris la
meilleure décision de ma vie.
4 0123
DIM A N C HE 29 - L UN DI 30 O C TO BR E 2023

Propos recueillis par Valentine Faure ouverts sur autrui, plus le matérialisme prend de symptomatique de ce désir de repli performance, de la réussite : on se consume. De plus
l’importance. Deux tiers des Français estiment que poussé à l’extrême… en plus de gens préfèrent disparaître. Littéralement,

D
ans La Civilisation du cocon (2021) et
Millennial burn-out (2019), Vincent
Cocquebert observait les dérives
de notre époque. Avec Uniques au
monde. De l’invention de soi à la
disparition de l’autre (Arkhê, 168 pa-
ges, 17 euros), l’essayiste fait le constat d’une ère so-
ciale de repli sur soi qu’il baptise « egocène » faite
de « micromondes dépeuplés », créés sur mesure
par le système marchand.
Qu’est-ce qui caractérise ce que
vous appelez l’« egocène » ?
C’est cette période historique où, en l’absence de dis-
cours politique générateur d’utopie et de collectif,
l’individu est porté à se replier sur lui-même et à ne
concevoir qu’une utopie individuelle : l’épanouisse-
ment de soi. A partir des années 1980, la décennie du
culte du moi, de la performance, de la réussite per-
sonnelle, les discours politiques sont devenus beau-
coup plus catégoriels. Ce morcellement du discours
politique a alimenté le sentiment qu’il n’y avait plus
vraiment de destin commun, et que l’ultime quête
était intérieure. Aux « grands récits » se sont substi-
tués les petits récits du soi et du quotidien.
« l’on ne se méfie jamais assez d’autrui ». Autant
que ceux qui considèrent que « pouvoir acheter
contribue fortement au bonheur ». La défiance en-
tre les individus atteint des sommets, et en même
temps on souffre énormément de solitude. Une ré-
cente étude menée par SOS Amitié s’inquiétait du
nombre d’appelants de moins de 14 ans qui, entre
2020 et 2022, a bondi de 40 %. La rencontre, sur la-
quelle on n’a pas le contrôle, qui peut être inconfor-
table, décevante, devient quelque chose que l’on
ressent comme lourd, angoissant. Tout le monde
danse devant sa caméra sur TikTok, mais les boîtes
de nuit se vident. Les relations amoureuses nous
semblent dès lors de plus en plus anxiogènes, au
point que, comme dans la série de Blanche Gardin,
La Meilleure Version de moi-même [2021, Canal+], le
fantasme non dit finit par être celui de se lier, voire
de se marier à soi, comme une sorte de « romance
selfie », un amour non plus dirigé vers l’extérieur,
mais vers soi-même.
Soi-même, c’est aussi son corps. L’attention
portée au corps, dites-vous, est aussi
ENQUÊTE
Comme on n’a plus de prise sur le monde, on revient
à l’unité de base, le corps. On s’est replié sur ce qu’on
pourrait appeler notre « packaging identitaire », à
travers le sport, la chirurgie esthétique, le dévelop-
pement du muscle – qui n’a jamais été aussi ana-
chronique, puisqu’on n’en a plus besoin pour tra-
vailler. Le façonnage du corps permet une sorte de
reprise en main : on contrôle au moins ça. Le muscle
fait aussi office d’armure corporelle qui vient mettre
une sorte de barrière entre soi et le monde.
Comment passe-t-on de l’épanouissement
à l’« évanouissement » de soi ?
Dans les années 1990, le sociologue Alain Ehrenberg
parlait déjà de la « fatigue d’être soi », décrivant com-
ment l’individu conquérant, en quête de perfor-
mance, était un fardeau pour lui-même, et comment
cette quête nous menait à la dépression, la maladie
de la modernité. Aujourd’hui, on observe de nom-
breux états qu’on pourrait qualifier de « borderline »,
dans lesquels les gens ont l’impression qu’ils vont
craquer. Ce que l’on appelle le burn-out est une façon
de s’évanouir à soi, de s’expulser de cette quête de la
parfois : en France, chaque année, 13 000 personnes
« quittent leur vie », sans laisser de trace. Mais les jeu-
nes qui pratiquent le shifting – cette manière de
voyager par la pensée grâce à des techniques proches
de l’autohypnose en s’inventant des mondes imagi-
naires et des réalités alternatives – sont aussi dans
une façon de s’évader d’un quotidien trop dur, trop
déprimant ou qui n’est tout simplement pas à notre
mesure. On le voit aussi à travers le retour de l’intérêt
pour les drogues psychédéliques, comme le LSD. Ou
l’explosion de la pratique de la méditation, qui vise à
atteindre une suppression de l’ego. L’anthropologue
David Le Breton parle dans Disparaître de soi [Mé-
tailié, 2015] de cette volonté d’effacement face à l’obli-
gation de s’individualiser. Il appelle « blancheur » cet
état qui frappe insidieusement les individus « arri-
vant au bout de leurs ressources pour continuer à as-
sumer leur personnage ». C’est à une révolution de
nos affects et de nos représentations qu’il faut s’atte-
ler afin de sortir de cette ère mortifère de l’« ego-
cène », d’abord individuellement, puis collective-
ment, afin de retrouver le sens de notre dépendance
les uns envers les autres.

D’où un désir de repli : ce que j’ai appelé dans

mon précédent livre la « société du cocon » corres-
pond à une phase de repli domestique, idéologique,
psychologique et même territorial, où l’on entre en
quête de protection, de sécurité, de bien-être, d’en-
tre-soi. Le numérique nous a permis de réaliser cette
pulsion d’isolationnisme et de sécession domesti-

Bienvenue dans l’« egocène » !

que, en faisant entièrement venir le monde à nous.
Nous ne sommes plus seulement, comme l’analy-
sait le sociologue Norbert Elias, traversés par le
sentiment individuel d’être séparés du reste de la
société. Nous sommes désormais repliés sur nous-

Entre le consumérisme
mêmes et en lutte permanente avec un monde que
l’on souhaiterait soumettre à notre mesure. L’ego-
cène, c’est en quelque sorte la réponse à cette civili-
sation du repli : on n’accepte pas le monde tel qu’il
est, mais on ne veut plus le changer, on veut plutôt

qui nous propose un monde

le régler à notre mesure et faire en sorte qu’il nous
corresponde, qu’il soit un reflet du moi. Nous vivons
dans une réalité de plus en plus personnalisée, sur
mesure. Les personnes avec qui nous échangeons,
les produits ou les loisirs que nous consommons,

« sur mesure » et le sentiment

les fictions dans lesquelles nous nous immergeons,
et même les hommes et femmes politiques pour
lesquels nous votons – ou non – sont soumis à cette
obsession de l’« identification ».

qu’il n’y a plus de destin

Cette quête de singularité passe largement,
expliquez-vous, par la consommation…
Le sentiment de pouvoir « être soi » est plus que
jamais corrélé à l’acte d’achat – devenu logique-
ment un enjeu électoral de premier plan – et large-

politique commun, chacun

ment martelé par un marketing à vocation de plus
en plus égotique. Les marques, ayant bien compris
que, aujourd’hui, les consommateurs étaient dans
une quête de distinction, ont créé une sorte de mar-
keting relationnel : il s’agit de parler au cœur du

finit par se replier sur son

client, d’entretenir un dialogue avec lui. La dernière
campagne Adidas utilisait des images grand format
de consommateurs anonymes portant des modè-
les Gazelle, avec ce commentaire : « Nous avons
donné au monde un original. Vous nous en avez

nombril. « La fin de l’autre ? »,

rendu mille. » Autrement dit, on a beau vous don-
ner le même objet à tous, le rapport que vous allez
avoir avec cet objet exprime votre singularité. Les
marques sont venues se placer comme le dernier
champ de discours de valorisation de l’être, alors

s’interroge l’essayiste
que les champs de valorisation narcissiques habi-
tuels – le couple, le travail, la vie citoyenne – sont de
plus en plus incertains. A force de chercher à narcis-
siser le consommateur, on arrive à des proposi-
tions commerciales aussi absurdes que « créez la

Vincent Cocquebert
salade qui vous ressemble ! », comme nous invite à
le faire la marque Mix Buffet. On offre au consom-
mateur un peu de pouvoir, un peu de maîtrise, on
le transforme en petit tyran : on juge, on note, cha-
cun est le roi de cette petite sphère qui fait figure de
dernier monde enchanté.

Nous vivrions alors, écrivez-vous,

dans « des micromondes dépeuplés »…
A force de créer ces petits mondes dont nous som-
mes les grands ordonnateurs, on comprend de
moins en moins les représentations des autres. Se
confronter à la réalité d’autrui devient de plus en plus
difficile. Deux campagnes publicitaires illustrent
bien cette nouvelle ère sociale. Celle pour le site de
rencontre Happn disait : « Promis, ça vaut la peine
d’être vécu. » Comme si la rencontre d’une nouvelle
personne était d’abord probablement synonyme de
perte de temps, d’expérience foncièrement désagréa-
ble, et que l’on a besoin d’entendre : « Ne t’inquiète
pas, ça ne va pas être si horrible que ça. » Au même
moment, il y avait une autre campagne pour un ser-
vice de livraison ultrarapide dont le slogan martial
était : « C’est moi qui commande ! » On fait du
consommateur une sorte de petit dictateur qui
commande de son canapé. Les deux campagnes se
répondent : sur les sites de rencontre, il y a d’ailleurs
toute une liste des critères que l’on exige des autres,
avec l’idée qu’en effet « c’est moi qui commande ».

L’altérité apparaît comme de plus en plus

pesante, porteuse de frustrations. Pourquoi ?
Un rapport de l’Observatoire des perspectives uto-
piques a montré que, lorsqu’on demandait aux
gens ce qui fait une « vie réussie », seulement 13 %
des Français répondaient : une vie avec de multiples
rencontres, un enrichissement par la relation aux
autres. Ceux qui répondent : « l’aisance financière et
le confort matériel » à cette même question sont
deux fois plus nombreux. Moins on est confiants et

D’
aussi loin qu’elle s’en sou-
vienne, Valérie Bodocco a tou-
jours aimé faire de son exis-
tence une aventure truffée de canulars
et de petites bravades : appeler le gar-
dien de nuit de l’Académie française
pour se faire chuchoter la définition
d’un mot compliqué, passer les barrages
de CRS lors de la visite d’Etat de Xi
Jinping à Paris… « Le “what the fuck” ré-
git toute ma vie, reconnaît cette entre-
preneuse parisienne de 40 ans, qui gère
une salle de gym. Le monde est tellement
policé que faire des choses qui sortent de
l’ordinaire apporte tout de suite un peu
de magie. » En novembre 2022, la jeune
femme s’est lancé un défi d’ordre senti-
mental : se marier avec elle-même.
Autrement dit – si l’on réécrit légère-
ment l’article 212 du code civil – se de-
voir « personnellement » respect, fidé-
lité, secours, assistance. « J’ai toujours eu
envie de célébrer mon mariage, mais je
n’ai jamais voulu épouser quelqu’un. Il
me semble qu’un contrat officiel ne peut
qu’altérer l’amour. Selon moi, seul un en-
gagement pris tous les matins a de la va-
leur », explique-t-elle, dans une forme de
romantisme radical…
Sur sa lancée, Valérie Bodocco a
imprimé des cartons d’invitation desti-
nés à célébrer « le début de la nouvelle vie
ensemble de Val & Rie », réservé la char-
mante chapelle Saint-Nicolas, à Renne-
moulin, dans les Yvelines, bordée par le
ru de Gally et des champs à perte de vue,
engagé deux photographes profession-
nels, prévu trois bouteilles de vin par
personne, fait rédiger les discours des
témoins par ChatGPT et préparé un
hommage à ses parents et… à la mastur-
bation. « Les mariés finissent souvent par
être dépossédés de leur cérémonie à cause
des familles qui s’en mêlent, décrit-elle.
Mais là, comme c’est moi qui finance, j’ai
viré tout ce que je n’aimais pas – le mari,
les convenances, les plans de table –, et j’ai
gardé la fête, les amis et la robe. »
Popularisé par Carrie Bradshaw
dans la série Sex and The City, en 2003, le
monomariage, difficile à comptabiliser
puisqu’il n’est pas reconnu par la loi, se
fait de plus en plus présent dans la pop
culture et les médias. En 2015, Stromae
s’est passé la bague au doigt dans une vi-
déo pour le magazine Time, « parce que je
m’aime beaucoup trop », plaisantait-il. Le
31 mai dernier, la chaîne de télévision
CNN a livré le portrait de quatre Améri-
caines, de 30 ans à 77 ans, entrées en so-
logamie. « Une forme saine de narcis-
sisme », a commenté John Amodeo, psy-
chologue, spécialisé dans les thérapies
de couple. Affirmation « d’une capacité à
être heureuse par soi-même », comme l’a
vécue la toute première autoépousée,
Linda Baker – qui avait organisé sa céré-
monie, en décembre 1993, dans un bar
de Santa Monica, en Californie –, le ma-
riage avec soi-même reste davantage plé-
biscité par les femmes. Depuis quelques
années, il s’inscrit dans la mouvance fé-
ministe post-#metoo et la pratique du
self-help (auto-assistance) prêchée dans
les ouvrages de développement person-
nel. En 2019, l’actrice Emma Watson se
décrivait comme « self-partnered » (sa
propre partenaire) et la rappeuse Lizzo
chantait dans Soulmate : « Je suis mon
âme sœur (…)/Je sais comment m’aimer/
Non, je ne suis jamais seule… »
Après avoir vécu une dizaine d’an-
nées avec un homme, Valérie Bodocco
« P A R CE Q U E J E LE V A U X B I EN … »
Valérie s’est mariée…
avec elle-même
estime qu’il est temps de retrouver celle
qu’elle a perdue au fil des concessions
conjugales : elle-même. « C’est aussi une
façon de parodier la société d’ego hyper-
narcissique dans laquelle on vit », estime-
t-elle, à la suite de l’humoriste Blanche
Gardin, qui s’automariait en 2021 dans
sa série La Meilleure Version de moi-
même. Cette sympathique satire de
l’autovalidation qui pousse tout un cha-
cun à se remplir de lui-même est surtout
l’occasion de partager un bon moment
entre amis.
Samedi 3 juin. Une soixantaine
d’invités, vêtus de tenues coquettes et es-
tivales, parfois costumés, ont afflué dans
le village de Rennemoulin pour assister
aux noces hors norme de leur amie, ac-
cueillis par un buffet dressé dans les rè-
gles de l’art et décoré de fleurs de
lys. Rémi Rousset, gérant d’une pizzeria à
Aix-en-Provence, a séché la communion
du fils de son meilleur ami pour venir :
« Je me suis dit que j’allais rigoler ! » Les pa-
rents de Valérie, quarante-sept ans de ma-
riage dont trente dans le quartier huppé
du village d’Auteuil, dans le 16e arrondis-
sement de Paris, anciens patrons d’un ca-
viste Nicolas, sont habitués aux frasques
de leur fille : « Elle a arrêté le catéchisme, à
9 ans ! », rappelle la maman. A dix centi-
mètres de cette future belle-mère, un dé-
capsuleur en forme de pénis côtoie une
Vierge de Lourdes contenant de l’huile
d’olive… « extra-vierge ! », plaisante la té-
moin, Virginie Charpentier, responsable
du pôle responsabilité pénale du CNRS et
amie rencontrée au poney-club.
A 15 h 30, les regards convergent
vers la mariée, qui avance au bras de son
père dans l’allée centrale de la chapelle.
Sa robe longue midi en crêpe, fendue
sur la cuisse, légèrement drapée sur la
hanche, col bateau et petites manches
ballon, son chignon bas orné d’un bijou
en perles de verre imitant un brin de
gypsophile font forte impression.
L’émotion se lit dans les yeux embués de
sa belle-sœur, Soumia Bavière, déguisée
en lapin Playboy et chargée de s’opposer
au mariage « pour de rire ». Face à l’autel,
seule et resplendissante, Val & Rie sem-
ble vivre le plus beau jour de sa vie : « Il y
a, il y a eu et il y aura des hommes dans
ma vie », rassure-t-elle. « Mais comment
va-t-elle faire pour autocopuler ? », en-
tend-on dans l’assistance. « Elle s’auto-
suffit », glisse Juliette Richoux, ancienne
élève et amie, admirative.
Entrée fracassante du maître de
cérémonie : Maurice Barthélemy, ex-
membre de la troupe comique des Robins
des bois, connu pour son sens de l’ab-
surde et ses glissades, se prend les pieds
dans un pupitre et chute. Contacté par la
future mariée sur Instagram, il s’est
laissé prendre au jeu, entraînant son
ami, le comédien Philippe Dusseau, dans
le rôle de l’enfant de chœur. « Je pense
personnellement que j’ai dit oui parce que
j’étais persuadé que ce mariage ne se fe-
rait jamais », commence-t-il avant d’ho-
norer cette « union rare, puisqu’il s’agit de
l’union d’une personne… Quel engage-
ment ! » Pendant l’office, des serveurs
remplissent les verres des convives. La
D IM A N C HE 29 - L UN D I 30 O C TO BR E 2023
suite du sermon soulève des questions
de fond : « Valérie, as-tu conscience que
cette union est éternelle ? As-tu conscien-
ce que la vie à deux, c’est déjà compliqué ?
Mais que la vie à deux quand on est toute
seule est encore plus ardue ! Valérie, que
feras-tu si tu te disputes avec toi-même ?
As-tu pesé les conséquences d’un tel en-
gagement ? Réfléchis bien car, une fois
mariée à toi-même, que feras-tu si tu ren-
contres l’homme de ta vie ? Je refuse caté-
goriquement d’être celui qui te séparera
de toi-même. »
Après l’échange des consente-
ments et la promesse de se chérir, de se
protéger et de s’aimer, Val & Rie s’em-
brasse, en tournant ostensiblement la
langue dans sa bouche, saisit ses deux
alliances (la bague de fiançailles de sa
mère et une bague conçue sur mesure)
et fait un double doigt d’honneur en le-
vant ses annulaires. A la sortie de
l’église, le monocouple est aspergé de
grains de riz et de boîtes de riz, conci-
liant ainsi la solennité du moment au
gag. « S’aimer soi-même, c’est une leçon
de vie exceptionnelle, se réjouit Soumia
Bavière, psychologue du travail, qui s’est
dirigée vers les rafraîchissements. En
matière de thérapie, c’est mieux que
tout ! Faire le choix de se choisir, c’est le
premier acte d’amour qu’on puisse faire
pour aimer les autres. C’est une union
aussi forte qu’entre deux personnes… »
Alors que la mariée passe un coup de
balai pour essuyer des morceaux de ver-
res brisés dans la chapelle, les convives
s’accordent à dire que le sacrement du
lien à soi est particulièrement requin-
quant : « Ça me booste, d’avoir vécu quel-
que chose de décalé et drôle ! » ; « Quelle
liberté ! Quelle indépendance ! Ça me mo-
tive à fond ! » ; « C’est l’empowerment
[autonomisation] de la femme ! »…
Dans la foulée, Val & Rie a confir-
mé ses vœux, en robe courte cette fois, en
Vénétie, sur les terres italiennes de ses
grands-parents paternels. Summum de la
vie romantique, la cérémonie s’est dérou-
lée dans un restaurant sur la lagune où
les cygnes ont l’habitude de voguer deux
par deux au coucher du soleil. « Nous
étions en petit comité, décrit la jeune ma-
riée. La plupart de mes amis sont venus
sans conjoint… Cela s’est fait assez natu-
rellement. » La veillée nuptiale s’est pro-
longée par une semaine de vacances
dans la ville de l’amour : Venise. Au pro-
gramme : préparation de cicchetti (des
petites tartines), leçons d’italien, kayak
de nuit sur les canaux, apéro sur un cata-
maran, cours de pilotage de gondole…
« Nous n’avons pas eu le temps de faire les
collines du Prosecco, à vingt minutes de
là, regrette la mariée, qui s’était donné
pour mission de faire découvrir « sa »
La jeune épousée
assure que ce
n’est pas une crise
d’ego, mais
un « retour à soi »,
un « désir
d’indépendance »
MARGUERITE BORNHAUSER
POUR « LE MONDE »
0123
5
▶▶▶
Venise à sa bande. En couple, je me lais-
sais tout le temps guider par mon ex, qui
avait littéralement un GPS dans la tête !
Quand on a rompu, j’ai continué à venir
seule, et je me suis empressée de trouver
par moi-même des occupations… »
Après ce séjour collégial, Val & Rie
est partie en voyage de noces dans la
proche station balnéaire de Bibione.
Soudain, le silence, les yeux dans les
yeux, les prémices du quotidien conju-
gal… Comment Val, la fêtarde de Paris-
Ouest, allait s’entendre avec Rie, la Véni-
tienne, résiliente et ultrasensible ? « Au
début, cela m’a fait bizarre, avoue-t-
elle. L’ambiance festive était complète-
ment retombée. J’ai fini par prendre du
temps pour moi sans avoir à craindre
qu’un mec me le reproche ! Vélo, apéro,
resto… J’ai lu un livre par jour. »
Ces chastes réjouissances nuptia-
les derrière elle, Val & Rie a finalement re-
trouvé son appartement de l’île Saint-
Germain, à Issy-les-Moulineaux, dans les
Hauts-de-Seine. Un trois-pièces d’une
soixantaine de mètres carrés, où la jeune
épouse peut confortablement cohabiter
avec elle-même sans se marcher dessus.
Quand Val se sert un spritz sur le balcon,
Rie s’adonne aux joies du rameur à eau
qui lui rappelle le clapotis des canaux vé-
nitiens. Tous les matins, elle passe une
tête dans son dressing où sa robe de ma-
riée Lauren by Ralph Lauren est suspen-
due à un cintre recouvert de velours.
Un peu plus loin, une affichette
signée de l’artiste plasticien 100toni
annonce la couleur : « Je fais – ce que/
comme/quand/où – avec qui – je veux. »
« Ce n’est pas de l’ego, insiste-t-elle. Au
contraire, plus on est bien avec soi-même,
plus on a des relations de qualité avec les
autres. » Sa liste de mariage suggérait
des expériences à partager. A la place de
la vaisselle et du linge de lit, elle reçut
des bons pour des week-ends à Marseille
et à Londres, une soirée au Crazy Horse,
un atelier mozzarella, un soin dans un
spa, une visite du parc France Miniature
à Elancourt (Yvelines)… Val & Rie s’oc-
troie néanmoins une journée seule à
seule par semaine, sans collègues ni
amis, où il lui arrive d’écouter En tête à
tête, de M, face à la Seine. « Après le ma-
riage, j’ai eu des soucis au travail, et il y a
eu des problèmes de santé dans la fa-
mille, c’était une période difficile. Pour me
réconforter, je me disais : “Oh, tu t’es ma-
riée toute seule, tu peux t’en sortir !” » Ré-
gulièrement, la jeune femme s’offre des
produits de beauté commandés sur In-
ternet en prenant soin de les accompa-
gner d’un petit mot qui fait toujours
plaisir à son alter ego.
Près de quatre mois après les
noces, celle qu’on appelle désormais
« mesdames Bodocco » voit dans sa nou-
velle vie un retour à soi. « Tout cela ne
m’est pas arrivé par hasard, explique-t-
elle. Bien plus qu’une simple blague, ce
mariage à moi-même témoigne d’un
désir d’indépendance qui remonte très
loin… Quand j’étais en petite section de
maternelle, ma maîtresse me donnait
tout le temps des baffes. Résultat, je ne
mangeais plus. Après ce traumatisme, je
n’ai jamais pu supporter l’autorité et, plus
largement, les conventions sociales. En
CP, je refusais que mes parents lisent mon
cahier de textes. Adulte, je n’ai jamais pu
avoir de patron, et je n’ai jamais fait de le-
vée de fonds pour mes sociétés, préférant
suivre le modèle de l’autofinancement,
pour ne dépendre de personne. » Récem-
ment, en faisant un peu de rangement,
l’automariée est retombée sur son ca-
hier de français de 1re, dans lequel elle
s’était écrit à elle-même : « Relirai-je un
jour ce cours merveilleux ? C’est fort peu
probable. Si tel est le cas, bonjour moi + X
jours Y heures Z minutes. Aujourd’hui, la
vie est très bien. Et, aujourd’hui, tu en
penses quoi, moi ? »
Val & Rie serait heureuse d’an-
noncer à son moi du 21 septembre 1999
qu’elle se fait deux fois plus courtiser de-
puis qu’elle vit en couple avec elle-
même. « Les hommes doivent se dire que
je ne serai pas étouffante, suppose-t-
elle. A la différence des filles qui me de-
mandent tout le temps si j’ai fait vœu de
chasteté, les garçons captent assez natu-
rellement que ce n’est pas le cas. » Un
atout pour cette adepte du polyamour
dont le succès a été immédiat. « Pendant
le mariage, un homme est venu voir ma
mère pour lui dire qu’il m’aimait depuis
toujours. Elle a cru qu’il allait lui deman-
der ma main… » Puis, Val & Rie a décou-
vert une déclaration enflammée, à l’écri-
ture tremblante, au beau milieu des pa-
ges de son livre d’or : « Chère Val, je
t’aime. Il me faut cependant t’avouer que
je t’ai trompée. Oui, avec Rie, tu l’as deviné.
Entre vous deux, mon cœur et mon corps
ne peuvent choisir. » On ne croise pas sou-
vent des mariées suscitant un tel flot de
fantasmes le jour de leurs noces.
Maroussia Dubreuil
6 0123
DIM A N C HE 29 - L UN DI 30 O C TO BR E 2023
▶▶▶
O
n ne va pas m’en-
voyer un pschitt
d’air, là ? » Men-
ton et front ca-
lés par une ma-
chine d’un blanc
clinique, œil ébloui de lumière,
Julie en oublierait presque qu’elle
s’est assise sur le tabouret à vis
pour son seul plaisir. Ce n’est pas
une ordonnance ophtalmologi-
que mais une décoration murale
qu’est venue chercher, chez Iris
Galerie, la technicienne de labora-
toire de 23 ans, en robe fleurie,
baskets montantes et en bonne
compagnie amoureuse.
Leurs yeux sous le bras,
les deux vingtenaires quittent
quelques minutes plus tard la
boutique chic, en plein cœur his-
torique de Dijon. La photo de
leurs iris bleu et brun accolés,
quasi fusionnés même par la ma-
gie numérique, vient d’y être im-
primée puis encadrée. « Trop bien,
savoure Julie. C’est original, on di-
rait des planètes ! En plus, les yeux,
c’est la partie de soi qui ne vieillit
pas de toute la vie… »
Entre église Notre-Dame
et office du tourisme, l’Iris Galerie
dijonnaise a ouvert en juillet, cin-
quante et unième enseigne d’un
réseau qui, depuis 2021, s’est déve-
loppé en un clin d’œil sur tout le
territoire grâce à cette promesse :
transformer l’iris en œuvre d’art.
La membrane pigmentée circu-
laire et contractile de la face anté-
rieure du globe oculaire en tableau
digne de surplomber le canapé.
D’une même voix, Eric David et
Grégory Karas, les deux patrons
quinquagénaires de la galerie de
Dijon, se présentent comme « déjà
du métier au niveau des yeux ». La
paire d’opticiens, qui tient une
boutique Krys dans un centre
commercial de la périphérie de la
capitale de la Bourgogne, apprécie
d’être ici débarrassée des ordon-
nances et remboursements de
mutuelle. « On offre une expé-
rience bluffante, un bon moment,
garantit M. David. Les clients dé-
couvrent qu’ils possèdent tous une
beauté qu’ils ne soupçonnaient pas
et qui n’est pas liée à l’apparence
physique. »
L’effet « waouh ! » de la ré-
vélation de l’iris est soigneuse-
ment amené. Après avoir choisi
son œil préféré sous la loupe gros-
sissante fixée à l’entrée, puis avoir
été macrophotographié sous puis-
sant objectif et éclairages réduc-
teurs de pupille, il faut encore ré-
fréner sa curiosité le temps du
traitement de l’image sur ordina-
teur – les reflets des cils et des
« Duo », effet Splash,
sur fond noir, réalisation
Iris Photo. IRIS PHOTO. ART
De tous âges,
tous milieux,
les propriétaires
de ces iris ont
pour unique
point commun
d’avoir des yeux
flashs sont gommés. L’écran, en-
fin, est retourné, iris en gros plan.
« Waouh ! », donc, de l’intéressé,
peu coutumier du tête-à-tête avec
son œil. Et commentaires flat-
teurs du vendeur en boutique, Jé-
rémie Duhautoy : même les yeux
marron cochon révèlent leur côté
« velours », « très floral », leur « petit
grain de beauté, là… »
La discussion sur l’écrin
futur de cette merveille de la na-
ture débute alors sous de bons
auspices. La photo de 20 centimè-
tres de côté imprimée sur place
se vend 49 euros (63 euros une
fois encadrée), le fichier numéri-
que pour impression haute défi-
nition est à 79 euros, ensuite les
prix s’envolent avec l’élargisse-
ment du format, le support alu-
minium, tel vernis de finition…
Prix du panier moyen ? 180 euros.
Une centaine d’iris sont immor-
talisés chaque semaine. De tous
L’iris, nouveau
nombril
Se faire photographier l’œil,
afficher l’agrandissement sur les murs de
son salon et vivre sous son propre regard…
la dernière lubie de l’ego déco
âges, tous milieux, Dijonnais
comme touristes, seul, en couple,
en famille, leurs propriétaires ont
pour unique point commun
d’avoir des yeux. Vaste marché !
Ce premier mardi d’octo-
bre défilent surtout des couples
vingtenaires mus par l’impérieux
besoin d’afficher leur amour et
l’influence d’Instagram, TikTok ou
Facebook. Léa, agente immobi-
lière, et Damien, gendarme, en-
tendent « marquer le coup » du
premier anniversaire de leur pacs.
Ils hésitent entre « fusion » et
« éternité » comme effet numéri-
que final sur la photo des deux
iris. Choisissent le premier : « Pour
l’éternité, on reviendra pour notre
première année de mariage », tran-
che Damien, prudent. Ils repar-
tent avec un cadre de 40 × 40 cen-
timètres destiné à être installé au-
dessus de leur télé. « Quand on
aura des invités, ils pourront le
voir », anticipe Léa, tout sourire.
Lui aussi repart guilleret. Finale-
ment, ses yeux marron ne sont
pas si ordinaires : « Ça redonne une
petite image positive. »
Effet nouveauté dans une
société de consommation ne sa-
chant plus que consommer. Sin-
gularité du cadeau. Valorisation
de soi, même chez les plus réti-
cents à exposer leur corps… L’en-
gouement se nourrit évidem-
ment de narcissisme. Vivre sous
son propre regard, paroxysme de
l’ego déco. « Nous instaurons une
WAOUH !
Pascale Krémer
relation de confiance, d’intimité.
Nous disons aux gens qu’ils sont
beaux des yeux, alors qu’ils ne
s’aiment pas forcément. Nous leur
parlons d’eux. Ils veulent tous en-
tendre parler d’eux, convient Paul
Antoine Briat, cofondateur et co-
dirigeant d’Iris Galerie. Oui, ceux
qui accrochent leur iris en sphère
de 1,50 mètre de diamètre dans le
salon ont peut-être un problème
d’ego, ils ont besoin d’être rassurés.
Mais c’est souvent un achat que
l’on fait à plusieurs, un portrait de
famille revisité. Et esthétiquement,
sur fond noir, l’iris fonctionne, il y
a un équilibre. »
Des goûts et des couleurs
de l’iris… Certains pensent planète,
ananas, méduse ou volcan, ado-
rent le petit côté science-fiction à
la Blade Runner ou Minority Report
(films où l’iris est contrôlé), quand
d’autres rejettent le tape-à-l’œil
kitsch voire l’oppressante impres-
sion de surveillance digne du
« Big Brother is watching you » de
George Orwell. « Offrir son œil à sa
chérie, placer son iris dans la cham-
bre de l’enfant, cela dit “je garde un
œil sur toi” », admet Elie Szczupak,
à la tête de You & Eye, franchise de
douze magasins de photos d’iris
en France, et d’une trentaine pré-
vus d’ici à fin 2024. Car l’offre, par-
tout, émerge, révélant un désir jus-
que-là enfoui de se regarder l’iris
plutôt que le nombril – ainsi que
l’extrême rentabilité d’exploiter
une franchise dans ce secteur.
Il y a dix ans, les Alle-
mands, les premiers, offraient au
grand public la possibilité d’as-
souvir cette curiosité anatomi-
que. « Deux jeunes dans leur ving-
taine, photographe et ingénieur,
amis d’enfance à Dresde, ont déve-
loppé en 2013 un petit kiosque de
photographie d’iris qu’ils instal-
laient dans les foires, les festivals.
Ils ont fait des émules en Allema-
gne, mais la France est le seul pays
où ont ouvert autant de bouti-
ques », retrace Eric Dubray, l’un
des deux directeurs généraux
d’Eyemazy, franchise de ce pion-
nier allemand. La première des
dix boutiques françaises d’Eye-
mazy a été inaugurée à Lyon dès
2020. La même année naissait Iris
Photo, à Colmar, autre réseau de
franchisés avec huit boutiques en
France aujourd’hui.
L’iris a décollé avec l’arri-
vée des gros moyens financiers
de Paul Antoine Briat, l’un des
créateurs de YellowKorner, la
maison d’édition de photogra-
phies d’art aux 150 galeries dans
le monde. Associé à l’ingénieur,
photographe et entrepreneur
Emeric Wehbeh, fort des 7 mil-
lions d’euros investis en 2022 par
le fonds ArtNova, Paul Antoine
Briat sème, depuis lors, des Iris
Galerie « dans toutes les villes où
l’on aime se balader ». Soit 56 Iris
Galerie dans l’Hexagone d’ici à la
fin de l’année, 130 sous quatre
ans, 1 200 sur la planète avant
« Offrir son œil
à sa chérie,
placer son
iris dans
la chambre
de l’enfant,
cela dit
“je garde un
œil sur toi” »
Elie Szczupak,
fondateur de la franchise
You & Eye
2030. Pour une fois que les Fran-
çais ont pris l’avantage concer-
nant « un concept universel »,
s’emballe M. Briat, pas question
d’avoir froid aux yeux, surtout
avec un chiffre d’affaires excé-
dant déjà les 30 millions d’euros.
Miroir de l’âme et, plus
prosaïquement, du commerce,
désormais, l’iris a sans surprise dé-
clenché une bataille entre les qua-
tre réseaux d’enseignes spéciali-
sées : lutte pour les meilleures lo-
calisations, guerre des tarifs, sous-
entendus ravageurs… « Nous, nous
sommes photographes, pas busi-
nessmen, insiste Olivier Colin, qui
a lancé Iris Photo avec l’Allemand
Felix Mayrl. Nos photos sont net-
tes, nos couleurs réelles, pas ultra-
saturées. Nous ne vendons pas un
mensonge retouché à des clients
qui n’ont aucune référence sur ce
qu’est une photo d’iris. Encore
moins l’iris d’une autre personne. »
Du net, du naturel, du fait
par artisan et non par logiciel :
avec ces arguments, des photo-
graphes indépendants tentent de
riposter. Près d’une centaine d’en-
tre eux, depuis le début de l’an-
née, ont apprivoisé la capture
d’iris au sein de l’Atelier de Char-
les, à Metz, un organisme de for-
mation professionnelle. Comme
Anne Paccard, qui vit en Saône-et-
Loire mais se déplace pour ses
« portraits d’iris », avec son repose-
menton bricolé, jusqu’à Calais,
Annecy, Dijon, Pontarlier ou
Auxerre, le temps d’un week-end,
louant un quelconque Airbnb de
centre-ville. A peine sa venue an-
noncée sur les réseaux sociaux,
la page des rendez-vous affiche
complet. « C’est un portrait de fa-
mille qui ne s’use pas, affirme-t-
elle. Les enfants grandissent vite,
mais les iris ne bougent pas. » Eco-
nomique, même à 120 euros l’iris
(avec photo de 10 × 15 centimè-
tres, fichier numérique et tableau
sur support aluminium).
La photographe trente-
naire propose une option « ani-
maux de compagnie » trop salis-
sante pour les boutiques aux airs
de galeries d’art. « Je suis perchée
au-dessus de l’animal. On l’incite
à regarder au plafond grâce à un
bruit, une friandise, un jouet, dé-
crit-elle. Les chats sont assez cal-
mes mais les chiens, il faut capter
leur attention, et leur long mu-
seau fait des reflets sur l’iris, avec
le flash… Je cherche encore la
bonne méthode. »
Pour Iris Galerie, le coup
d’après se joue plutôt côté sup-
port, avec une gamme de bijoux
renfermant l’iris en médaillon. La
banque de données d’un million
d’iris déjà constituée donnera lieu
à un classement géographique, et
par teintes aussi, bref, « à toujours
plus de storytelling autour des
yeux », assure Paul Antoine Briat,
constant dans l’« “ego boosting”
du client ».
Un million d’iris en stock ?
Cette information-là interpelle,
davantage que le discours envi-
sagé sur le degré de rareté de la
teinte bleu lagon. « Pour l’instant,
l’iris n’est pas utilisé en biométrie,
c’est trop compliqué, précise dere-
chef M. Briat. Les rares fois où il
l’est, pour sécuriser des sites, c’est en
trois dimensions, pas en 2D. Nous
sommes hyperprotecteurs de nos
données, elles sont anonymisées,
dans des clouds régionaux. Quand
les inquiétudes sur la confidentia-
lité grandiront, nous pourrons
dire que nous, nous offrons cette
garantie. » A l’avenir, ouvrir l’œil.
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D IM A N C HE 29 - L UN D I 30 O C TO BR E 2023 7

GOÛT
La cuisine de gibier
fait peau neuve
Forums d’amateurs et boutiques en ligne rendent les produits
de la chasse accessibles et plus faciles à préparer
Léo Bourdin

LUCILE CASANOVA POUR « LE MONDE »

PLA T F ÉT I CHE

Le céleri-rave
pomme
d’Aurora Storari
Elvire von Bardeleben

Aurora Storari est la pâtisserie. Je ne me lance-

cheffe pâtissière d’Hémicy-
cle, nouveau restaurant
gastronomique parisien où
son compagnon, Flavio
Lucarini, opère en cuisine.
Cette Italienne de 31 ans
vient de remporter le prix
du meilleur dessert de l’an-
née du Guide Lebey.
« Mes plats ne por-
tent pas de nom, je les ap-
pelle par les ingrédients
principaux qui les compo-
sent. Le “céleri-rave-
pomme”, c’est essentielle-
ment du céleri-rave cuit
plusieurs heures avec du
STUDIO PARIS SE QUEMA POUR « LE MONDE » beurre noisette et de la
pulpe de citron jaune pour
rais pas dans un dessert aux
légumes si je ne savais pas
faire de pâte sucrée ou de
feuilletage. Ces bases sont
précieuses et j’en ai besoin
pour aller plus loin. Avec Fla-
vio, on veut donner l’impres-
sion aux clients qu’il n’y a
pas de rupture entre le salé
et le sucré. Mon plaisir, c’est
qu’ils continuent à progres-
ser dans le menu dégusta-
tion sans se rendre compte
qu’ils sont arrivés dans ma
partie pâtissière.
Je suis les saisons, je
travaille avec les produits
quand ils sont à 100 % de
leur potentiel. Donc je

L’
apéro venait de s’interrompre
brutalement pour une raison
assez incongrue. « On a tiré un
sanglier ! », s’exclama mon ami
Bastien en même temps qu’il
garait son 4 × 4 au bord d’une
petite route de montagne, juste devant la mai-
son de village dans laquelle j’étais venu passer
une semaine de vacances, en Haute-Corse.
Nous étions aux alentours du 15 août et, sur
l’île, la saison de la chasse venait d’ouvrir.
Depuis quelques jours déjà, des coups de cara-
bine troublaient le silence du maquis et on
entendait leurs grands boums tonner ici et là,
à intervalles irréguliers.
Par curiosité, je délaissais provisoire-
ment mon verre de pastis et mes tranches
de lonzu pour aller observer la bête de plus
près. Elle gisait les pattes en l’air, allongée
sur une bâche, à même le coffre du véhicule
tout-terrain ; un large trou situé à l’emplace-
ment du cœur me faisait dire – par pur acquit
de conscience – que la mort avait dû être ra-
pide, que la souffrance fut brève. Quelques
bras se chargèrent ensuite de transporter la
masse brune à l’intérieur de la vieille bâtisse
et, à l’aide de toiles cirées, la cuisine fut som-
mairement aménagée en un véritable petit
laboratoire de boucherie artisanal. En l’es-
pace de trente minutes, le sanglier de près de
80 kilos fut rapidement vidé, puis dépecé.
A l’aide d’un marrazzu (le nom donné
à la feuille de boucher, en Corse), quelqu’un
s’appliqua à découper l’animal en morceaux :
cuissots, épaules, train de côtes. Enfin, l’essen-
tiel de la carcasse fut enveloppé dans des sacs
et mis à faisander au frais dans un grand frigo.
Le surlendemain, après que l’on eut vérifié que
la viande était bel et bien propre à la consom-
mation, ce qu’il restait de l’ongulé sauvage
était prêt à être cuisiné. Pour le dîner, mes
hôtes allaient faire longuement rôtir quelques
morceaux d’échine au four avec des pommes
de terre, des feuilles de laurier et de l’origan
sauvage, avant d’arroser le tout d’un délicieux
jus de cuisson. « Du maquis à l’assiette : on ne
peut pas faire plus circuit court que cela », me
fit assez justement remarquer Bastien, en s’at-
A découvrir :
osso-buco
de cerf, ramen
de chevreuil,
kebab de sanglier
taquant à sa première bouchée. C’était la pre-
mière fois que je goûtais à de la viande chassée
par quelqu’un de mon entourage.
De retour sur le continent, le souvenir
de ce repas me poursuivait. Je me remémorais
l’expérience : étonnamment, la viande m’avait
paru relativement tendre et juteuse ; de sur-
croît, je ne lui avais pas trouvé de goût particu-
lièrement prononcé, comme l’on peut s’y at-
tendre avec du gibier – le sanglier de Haute-
Corse goûtait comme certains de ces cochons
d’élevage, issus de races rustiques, qu’il
m’avait déjà été donné de déguster. Le plat
avait résonné en moi parce que, dans mon
imaginaire, la viande de chasse me semblait
encore réservée à une élite : celle des grandes
tables d’apparat tenues par ces chefs qui sa-
vent comment la préparer et l’accommoder.
J’avais en tête des noms connus pour
leur savoir-faire giboyeux : Olivier Nasti (« chef
de l’année » 2022 pour Gault & Millau), Emma-
nuel Renaut (chef trois étoiles qui place le
gibier de montagne au centre de son « univers
gustatif »), Bruno Doucet (auteur d’un livre
référence, Gibier, paru en 2018 aux éditions de
La Martinière) ou encore Jérôme Banctel (qui
propose cette saison, pour la première fois, un
menu spécifique en six services au Gabriel,
son restaurant doublement étoilé parisien). Et
puis, je pensais à deux recettes du répertoire
culinaire cynégétique français, à la fois grandi-
loquentes et sophistiquées : le canard colvert
au sang (qui nécessite l’utilisation d’une
presse manuelle spéciale) ou bien le légen-
daire lièvre à la royale (un véritable bijou de
technicité, que certains chefs mettent parfois
des décennies à maîtriser).
En tombant sur un groupe Facebook
baptisé « Je cuisine ma chasse, ma pêche et
mes cueillettes », j’allais bientôt découvrir
tout un autre univers de la cuisine de gibier,
fait de recettes populaires assez simples à réa-
liser. Dans cette communauté forte de plus de
59 000 membres, les internautes s’échangent
des astuces et des modes d’emploi pour prépa-
rer et cuisiner la viande fraîche de gibier à la
maison. Parmi les milliers de discussions pu-
bliées depuis 2018, je trouvais quelques pépi-
tes : des terrines de foie de chevreuil ou de fai-
san aux cèpes, du pâté de cuissot de sanglier,
du filet d’isard au barbecue et même un tuto-
riel pour faire du jambon de chamois. Mais
comment réaliser ces recettes, et m’approvi-
sionner en matière première, si je ne suis pas
moi-même chasseur, me disais-je ? En pour-
suivant mes recherches, je découvrais que la
cuisine du gibier était en réalité accessible à
tout le monde – et de plus en plus plébiscitée.
En témoignent, les nombreuses mar-
ques de conserveries artisanales qui trans-
forment ces produits de la chasse. Les plus faire ressortir son côté anisé, change souvent la carte.
en vogue actuellement s’appellent Venandi, presque réglisse. Je le lie à Le céleri-rave-pomme vient
Gabaiti et Nemrod. En plus des traditionnel- une ganache montée classi- de rentrer en remplace-
les charcuteries, terrines et plats cuisinés que. L’autre élément impor- ment d’un plat à la pêche.
qu’elles conditionnent, ces enseignes ont la tant, c’est la compotée de C’est vrai que lorsque les
particularité de proposer à la vente de la coings et pommes redlove, clients voient écrit “céleri-
viande fraîche de gibier sauvage (chevreuil, une variété à la chair rose rave” au menu, ils se disent :
biche, cerf, sanglier) en s’approvisionnant mais acide comme des “Ça, c’est pas un dessert.”
auprès des chasseurs. Joint par téléphone, granny-smith. J’assaisonne Alors, quand j’annonce en
Vianney Baule, cofondateur de Nemrod, m’a avec du poivre de Sichuan plus qu’il y a de la pomme
exposé les différents avantages liés à la pour le piquant, une pointe de terre… Je ne veux pas
consommation de grand gibier sauvage : de Calvados pour la chaleur. faire de provocation, juste
« C’est une viande naturelle, disponible sur En dehors du céleri et ouvrir les esprits. Et puis
l’ensemble du territoire français, non émet- de la pomme, il y a aussi des j’aime voir la réaction des
trice de CO₂ et qui, à la différence de l’élevage petites tuiles nées par acci- clients quand ils mangent
intensif, préserve nos ressources en eau. En dent, un jour où j’avais fait quelque chose d’inattendu
plus de cela, est diététique, riche en fer et en un caramel au beurre salé et et que ça les rend heureux.
phosphore, et très peu calorique ! » cuit des patates au sel, et je Jusqu’ici, je n’ai eu
Le jeune entrepreneur, qui écoule me suis dit : pourquoi ne pas que des bons retours. J’ex-
300 tonnes de viande de gibier par an, a en- les mélanger ? Je les ai pas- plique ma démarche, les
suite insisté sur la dimension écoresponsable sées sous forme de tuiles au clients sont curieux et après
de sa démarche : « En 2022, selon les derniers four, et ça avait un goût rôti, avoir mangé quatre ou
chiffres de l’Office français de la biodiversité, les très bon. Pour finir, je rajoute cinq plats, ils n’ont pas tou-
chasseurs français ont prélevé un peu plus de toujours une sauce, un sou- jours envie de s’achever
1,5 million d’ongulés sauvages. On estime qu’ils venir du temps où j’étais cui- avec un dessert hyper lourd.
vont consommer à peu près 45 % du total, et en sinière. Ici, c’est une émulsion Le plus souvent, on me dit :
revendre plus ou moins 6 % à des ateliers de dé- de bergamote, citronnelle, “Oh, c’est agréable, c’est
coupe et de transformation agréés comme le gingembre et yaourt. léger.” Il ne s’agit pas d’im-
nôtre. En élargissant notre offre et en propo- Je n’aime pas trop poser ma vision de la pâtis-
sant de la viande fraîche aux consommateurs, parler de “dessert”, je dis serie, car je ne travaille pas
on espère augmenter cette part – et mettre en plutôt “fin de repas”. Des- pour moi, mais pour les
lumière une chasse plus raisonnée et durable. » sert, ça fait tout de suite clients. Ma carte est donc
Sur la boutique en ligne de Nemrod, on trouve penser au chocolat, au ca- assez démocratique : pour
des assortiments « prêts à cuisiner » et des sug- ramel, à la vanille. Alors que ceux qui n’ont pas envie de
gestions de recettes qui tordent le cou aux j’ai compris avec l’expé- céleri, en ce moment, j’ai
idées reçues sur la cuisine de gibier, réputée rience que la pâtisserie est aussi un baba et un dessert
vieillotte : ramen de chevreuil, kebab de san- réalisable avec n’importe au chocolat. »
glier ou encore osso-buco de cerf. quel ingrédient. Je ne me Hémicycle, 5, rue de
Il reste que, pour le commun des mor- mets pas de limites, je Bourgogne, Paris 7e. Menu
tels – comprendre, pour celles et ceux qui ne la prends des légumes, des à partir de 49 euros, dessert
pratiquent pas –, la chasse pose souvent un protéines… J’ai déjà utilisé à 20 euros. Hemicycle.paris
problème éthique lié à la sensibilité que l’on du foie de veau dans un
peut ressentir face à la mise à mort des ani- gâteau. L’important, c’est
maux. Dans son livre récemment paru, Recet- qu’on sente qu’on ne mange
tes de la nature (Tana, 216 pages, 30 euros), pas un plat salé, que le sucré
l’autrice culinaire Jill Cousin apporte sa part à prenne le dessus.
la réflexion : « Même si cela reste et restera diffi- Ça fonctionne aussi
cilement audible pour une partie de la popula- parce que je me sers des
tion, il existe des méthodes de chasse douces et techniques classiques de la
respectueuses de l’animal, où le résultat compte
moins que le moment passé à déambuler dans
la forêt pour le traquer. » Elle donne ensuite la La dégustation
voix à une chasseuse : « Un des problèmes de la C’est un petit dôme rose hérissé de tuiles complexes en goût,
chasse, c’est que la plupart des chasseurs et des entre l’amertume sucrée du caramel, la douceur de la patate
chasseuses ne savent pas transformer le gibier et le côté torréfié presque un peu brûlé. Le vrai plaisir
chassé. On assiste alors à de funestes tableaux est en dessous, un irrésistible tourbillon acide, épicé et sucré
de chasse dans lesquels la viande ne sera abso- qui emporte le palais, incapable de distinguer les éléments
lument pas anoblie et nourricière, et ça, ça de- habilement mélangés. Quoi, c’est déjà fini ? Encore du céleri !
vrait être répréhensible. » Il faut aussi appren-
dre à chasser les mauvaises habitudes.
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DIM A N C HE 29 - L UN DI 30 O C TO BR E 2023
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Ses prises de position progressistes et sa notoriété valent au curé
aux 1,2 million d’abonnés sur TikTok quelques ennemis au sein de l’Eglise. Confession devant un diabolo
Au bar Les Ondes,
Paris 16e, le 27 septembre.
MATHIEU ZAZZO
POUR « LE MONDE »
« Je n’ai pas eu d’illumination,
je n’ai pas vu la Sainte Vierge »
P
rendre l’apéro avec un curé ? Une première. Pour tout dire,
n’ayant pas été baptisée, on n’a guère eu le loisir d’en
croiser à la table familiale. Mais le père Matthieu,
l’évangéliste du Web aux yeux bleus ravageurs et au
sourire Ultrabrite, qui arrose la Toile de phrases is-
sues de la Bible, de saynètes de son quotidien ou de
vidéos plus ou moins poilantes, éveillait la curio-
sité. Ce prêtre de 38 ans, qui travaille une image mo-
derne et sympa, à l’opposé d’une Eglise vieillissante
et marquée par des scandales sexuels retentissants,
nous a donné rendez-vous aux Ondes, en face de la
Maison de la radio et de la musique, où il vient d’enregis-
trer une émission pour la sortie de son nouveau livre, Les
Histoires de cœur d’un jeune curé (Flammarion, 352 pages,
20 euros). Un titre un brin aguicheur. Les lecteurs qui s’at-
tendraient à un défilé de love stories vont être déçus, un
long baiser au clair de lune pendant son séminaire et
quelques œillades depuis qu’il est prêtre, rien de torride…
En langage catho, les « histoires de cœur », c’est en fait tout
ce qui concerne les émotions, autant dire que ça brasse
large, de la rencontre avec un SDF à la confession d’une
PLAYLIST paroissienne en passant par un jeune couple qu’il marie
et le dernier souffle d’une mourante…
> DERNIER LIVRE LU Matthieu Jasseron, de son vrai nom, arrive en
« Résurrection », chemise grise fermée par un col romain, discrète croix ar-
de Léon Tolstoï (1899) gentée accrochée à la poche, jean et paire de New Balance
orange aux pieds. Il a quitté le matin même Joigny en
> DERNIÈRE MUSIQUE Bourgogne (Yonne), où il officie depuis cinq ans, après
ÉCOUTÉE une réunion sur un projet de rénovation de son église et
« Quand on n’a sa messe quotidienne avec une quinzaine d’ouailles. Il a
que l’amour », ensuite pris la route avec son chien, l’a déposé chez sa
de Jacques Brel (1956) mère dans la banlieue sud de Paris, a enchaîné une émis-
sion pour France Bleu, un podcast et une autre interview
> DERNIER FILM VU avant notre rendez-vous.
« L’Evangile selon saint Pour l’apéro, il a commandé un diabolo grena-
Matthieu », de Pasolini dine, la boisson des enfants. C’est que, après, il refait le
(1964 ; un peu « chelou », trajet dans l’autre sens, sa mère, le chien, la route jusqu’à
selon lui) Joigny pour rouvrir l’église aux aurores. Il ne s’agirait
pas de se prendre un fossé, dit-il en plaisantant. Pas d’al-
> DERNIÈRES DEMANDES cool avant de prendre le volant, donc, mais, en temps
À CHATGPT normal, le prêtre n’a rien contre sa « petite bière du soir ».
Des citations de saint Et puis il y a le vin, celui de messe bien sûr, un petit fond
Vincent de Paul et de verre chaque matin, rien de bien méchant, mais sur-
le nom de grands saints tout au déjeuner et au dîner. Car on n’imagine pas ce
ayant combattu que c’est la vie d’un curé : des invitations par-dessus la
contre des dragons tête, un festival de mondanités. Tout le monde veut
l’avoir à sa table et on met les petits plats dans les
grands, apéro, vin et digestif, je vous en prie. « On peut
facilement tomber dans l’alcoolisme mondain, dit en
souriant le père Matthieu. Mon combat spirituel de cette
année, c’est d’ailleurs de diminuer les invitations. »
UN APÉRO AVEC…
PÈRE MATTHIEU
Vanessa Schneider
Sa dernière victoire : avoir réduit la cigarette à une
ou deux cibiches le dimanche. Dans son livre, il parle de
ses « addictions passées », on imaginait le pire. En fait, il
était accro au tabac et à la télé. Plus loin, il laisse entendre
avoir eu une adolescence à la limite de la délinquance,
« un passé tumultueux » plein de « bassesses inavouées ».
Quand on cherche à en savoir plus, il éclate de rire : « A
part avoir conduit une Mobylette sans casque, rien qui ne
mérite une garde à vue ! », nous rassure-t-il. On respire :
Matthieu Jasseron n’a apparemment rien d’un voyou,
mais tout d’un bon communicant.
Ses parents – mère ingénieure dans l’armée, père
pharmacien – ne l’avaient pas programmé pour devenir
curé. Le jeune Matthieu et sa sœur ont bien été baptisés, il
a fait sa communion, la messe une fois par an et basta.
« De 14 à 24 ans, je n’ai pas été au caté, j’ai dû me confesser
trois fois », raconte-t-il en détachant son col romain en
plastique. Après son bac, il s’installe avec sa petite amie,
choisit une école de commerce « où on nous fait miroiter
que le bonheur est dans le chiffre » et se fait embaucher
tout feu tout flamme dans un cabinet de conseil où il s’oc-
cupe de gestion de patrimoine. Ses collègues ont tout ce
qu’il croyait désirer : belles bagnoles, beaux apparte-
ments, belles vacances, mais, au bout de deux ans, il cra-
que : cette vie qui tourne autour du profit lui semble
vaine. Il démissionne, quitte Paris en 2009, s’achète un
terrain avec un étang dans l’Yonne, au milieu d’une forêt,
et passe une année à se construire un chalet avec pan-
neaux solaires, récupération d’eau de pluie, poêle à bois,
toilettes sèches, tout en dévorant des livres de philoso-
phie et de développement personnel. Il se lance ensuite
dans le bénévolat au sein d’une maison de retraite puis
au Secours catholique, où il rencontre un curé membre
des Frères de Saint-Jean. « Je n’ai pas eu d’illumination, je
« UN CURÉ PEUT
FACILEMENT TOMBER
DANS L’ALCOOLISME
MONDAIN. MON
COMBAT SPIRITUEL
DE CETTE ANNÉE,
C’EST DE DIMINUER
LES INVITATIONS »
n’ai pas vu la Sainte Vierge, j’ai juste rencontré des gens qui
m’ont donné envie de leur ressembler », résume-t-il. Les
Frères de Saint-Jean ? Cette congrégation qui a abrité des
abus sexuels à foison ? « C’est grâce à eux que je suis de-
venu chrétien. A cette époque, on ne savait rien sur les ab-
jects agissements qui y ont eu lieu. J’ai rencontré des saints
hommes et j’ai compris plus tard que j’avais aussi croisé
d’horribles personnes, des incarnations du Diable. » Après
une année passée dans un de leurs monastères comme
auditeur libre puis une autre en Russie, il comprend que
la vie monacale n’est pas faite pour lui et décide d’entrer
au séminaire, en 2013. C’est là-bas qu’il entend parler des
premiers témoignages qui le « sidèrent » . « Je condamne
100 000 fois ces ignominies », martèle-t-il, en reprenant
une gorgée de diabolo grenadine. On s’est sagement ali-
gné, avec un Perrier rondelle. Pas question de s’étourdir
car, entre deux anecdotes et de graves considérations, le
père Matthieu a tendance à partir sur des trucs un peu
abscons à propos de « la joie », « l’amour », « la sérénité »,
d’un ton un brin exalté, et nous, on n’a pas fait caté.
Celui qui se décrit comme « le petit loup de Wall
Street devenu curé de campagne » se met à faire des visios
avec ses paroissiens à l’occasion du premier confine-
ment. Quand TikTok démarre en France, cet « enfant de la
génération vidéo » se lance à fond. Le succès est immé-
diat. Dans son livre, le père Matthieu décrit la jouissance
de voir les abonnés se multiplier comme des petits pains.
Le missionnaire 2.0 n’hésite pas à se mettre en scène en
musique, dévoile son quotidien de curé décontracté, fait
des blagues, parle comme les jeunes : « le kif », « on
s’éclate », « sérieux ? », « chill », « ça le fait ». Et surtout se
montre ouvert, tolérant, souhaite un « bon ramadan »
aux musulmans et proclame qu’être homosexuel n’est
pas un péché. Une vidéo, postée en août 2021, qui ne lui a
pas valu que des amis. Il a notamment été pris pour cible
par la sphère catho intégriste.
S’il ne regrette rien, il a bien compris que le petit
monde du clergé n’est pas plus charitable que d’autres.
Même parmi ceux qui partagent ses positions progres-
sistes, tous ses collègues n’apprécient pas de le voir pren-
dre ainsi la lumière. Lorsque l’Elysée lui a proposé d’ac-
compagner Emmanuel Macron en voyage officiel à
Rome, le prêtre a demandé la permission à son supérieur.
Niet. La mort dans l’âme, il a obéi.
Pour ne pas trop agacer les jaloux, il a arrêté les
sketchs et a supprimé des vidéos « qui n’avaient pas été
comprises ». Le père Matthieu n’a pas l’intention de de-
venir le rebelle de l’Eglise. Sur ce, comme s’il estimait
en avoir assez dit, il reboutonne son col romain, nous
serre la main avec un grand sourire et prend congé : sa
« maman » l’attend à dîner.