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LA FEMINISATION
Thérèse Moreau et le débat sur la féminisation
En effet, Thérèse Moreau, bien que docteur ès lettres, fonde une partie de
son ouvrage sur des considérations sociologiques. Elle explique que le sexisme,
comme attitude discriminatoire fondée sur un stéréotype, est un élément
socioculturel qui, comme tel, s’apprend très tôt. En renvoyant à des analyses
sociologiques et statistiques – que nous examinerons dans une première partie,
elle montre comment l’école et les manuels scolaires véhiculent les valeurs d’une
génération dans une société précise, et tentent de les inculquer à la génération
suivante. Et, offrant au lecteur de brèves synthèses sur l’histoire de la famille et de
l’émancipation des femmes, y compris à un niveau légal, elle situe son livre dans
un combat ; elle en fait une arme. Arme d’ailleurs renforcée par ce qu’elle appelle
ses « conseil pratiques de rédaction » (p. 47), tournures de phrases, pistes
langagières permettant de redonner à la femme une légitime visibilité dans la
1
Cette dénomination, bien qu’encore absente des dictionnaires, est recommandée par Thérèse
Moreau (cf. 3.2). Nous avons jugé bon de lui être fidèle sur ce point.
2
langue. C’est sur ce dernier point que nous nous arrêterons plus longuement, dans
nos deuxième et troisième parties.
3
1. L’école et les manuels scolaires :
foyer et outils de la reproduction
1.1 L’école
D’autre part, filles et garçons sont confrontés dans le cadre scolaire à une
inégalité de traitement, et ce dès leur plus jeune âge. Thérèse Moreau soutient en
effet que les garçons « bénéficient d’un traitement préférentiel inconscient de la
part des enseignant-e-s » (p. 20) : plus soutenus, plus complimentés, les garçons
sont également plus souvent invités à participer. Leur réussite est attribuée à leur
intelligence et à leurs talents, contrairement à celle des filles, qui, semble-t-il, tient
de la chance ou d’un travail sérieux. Ainsi, « le langage et les comportements
2
Notre auteur renvoie ici à des statistiques tirées d’ouvrages datant pour la plupart de l’avant
1990, c’est pourquoi nous n’avons pas jugé pertinent de les reproduire ici.
4
éducatifs indiquent aux filles qu’elles doivent adopter le modèle masculin »
(Ibid.), en s’attachant par exemple à corriger leur ‘coquetterie’.
Thérèse Moreau rappelle en outre que les jeunes élèves trouvent dans les
manuels des modèles qui orientent de façon consciente et/ou inconsciente leur
psychisme en construction, et façonnent leur représentations mentales des rapports
hommes – femmes. Or ces modèles, dit-elle, se calquent souvent sur les
stéréotypes existants, et par là limitent au lieu d’élargir le champ des possibles
offert aux élèves. Les stéréotypes sont en effet essentiellement discriminatoires.
En tant que « modèles rigides et anonymes sur la base desquels sont reproduits, de
3
ADF-LAUSANNE 1984, cité par MOREAU 1994.
4
Thérèse Moreau précise en note que cet ouvrage a fait partie du corpus analysé par l’ADF-
Lausanne, mentionné ci-dessus, mais n’en fournit cependant pas les références bibliographiques.
5
façon automatique, des images ou des comportements »5 (p. 27), ils incitent à se
couler dans un moule, rejettent celles et ceux qui ne se conforment pas à la
conduite imposée et par là limitent le développement personnel de chaque
individu. Les stéréotypes sexistes reposent ainsi sur une représentation de la
« femme en tant que groupe dont les membres sont indifférencié-e-s » (p. 27),
offrant une image de la femme faible, craintive, instable et surtout biologiquement
destinée à s’occuper du foyer et des enfants. Thérèse Moreau propose ici de
nombreux exemples de stéréotypes sexistes trouvés dans les manuels scolaires :
dans les illustrations, tout d’abord les filles sont toujours représentées comme plus
petites, plus fragiles que leurs camarades garçons. Les femmes y sont très souvent
caricaturées et, les enfants étant pour la plupart incapables de saisir l’ironie d’un
discours et par là son rôle subversif, le message, reçu dans sa plus plate
dimension, finit par renforcer le stéréotype.
Le sexisme est par ailleurs présent dans le corps même du texte. Notre
ouvrage évoque par exemple le manuel Latinissimo6 (p.36), où l’on propose aux
élèves de traduire des phrases comme : « Je suis grand, tu es petite » ou « nous
n’avons pas été assez courageuses ». Les auteurs Silvie Durrer, Jean-Luc Giddey
et Jean-François Sonnay, eux, offrent dans leurs manuels les phrases d’exercices
suivantes : « Caroline a eu de la peine à suivre le cours de russe : le professeur
parlait trop vite pour elle »7 ; « Bien qu’elle soit trop lente de l’avis de professeur
pour traduire simultanément, Madeleine voudrait bien devenir interprète dans la
diplomatie »8 ; « Madame Manivelle a téléphoné au médecin au milieu de la nuit.
Elle voulait lui dire qu’elle allait un peu mieux » (p. 36). On voit donc, avec de
tels exemples, comment est esquissée une femme inférieure physiquement et
5
DUNNIGAN 1978, cité par MOREAU 1994.
6
Anonyme 1976, cité par MOREAU 1994 (Thérèse Moreau ne fournit pas le-s nom-s du-des
auteur-s du manuel Latinissimo).
7
DURRER 1990 : p. 17, cité par MOREAU 1994.
8
Ibid.
6
intellectuellement, confinée à la vie privée, exclue de la vie sociale qui reste
évidemment l’apanage de l’homme. Et par conséquent se dessine le répondant de
ce cliché sexiste : le stéréotype de la famille normée, « avec un père au travail,
une mère aux fourneaux, un fils aîné capable et débrouillard, et une petite fille
pleurnicheuse » (p. 39). Les familles monoparentales, divorcées, reconstituées, les
pères au foyer, les enfants adopté-e-s, et les familles multiraciales ou
pluriculturelles sont tout bonnement absentes du monde merveilleux des manuels
scolaires.
7
2. « Conseils pratiques de rédaction »
(p.47) : un langage non sexiste
Dans une deuxième partie (pp. 47-61), Thérèse Moreau expose une série
de procédés permettant de faire des manuels scolaires un lieu d’égalité et de
développement, pour tous, conformément aux diverses politiques éditoriales qui
ont d’ailleurs été adoptées en la matière – l’ouvrage renvoie ici à l’article 10 de la
Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des
femmes.
Pour qu’un manuel scolaire ne soit pas sexiste, nous dit-on, il faut qu’un
certain équilibre y soit respecté dans la représentation des deux sexes. Une
certaine attention devra donc être portée à plusieurs niveaux :
8
· elle préconise la mise au féminin et au masculin systématiques des noms
de métiers, fonctions honorifiques, grades et titres9 ;
· elle délaisse l’usage générique du mot ‘homme’, et lui préfère l’expression
différenciée « les femmes et les hommes » ou, plus simples, les mots
« humanité », « être humains », « personnes ». L’expression « Droits de la
personne » sera donc favorisée, aux dépens des « Droits de l’homme »,
ainsi que les expressions génériques du type « le personnel enseignant, le
corps estudiantin, etc. » ;
· elle recommande un recours limité au trait d’union (ex. « les étudiant-e-
s »), pratique en ce qu’il allège le texte mais pouvant à force devenir une
source d’erreurs orthographiques et d’incompréhension. Elle réprouve par
contre l’usage des parenthèses, rappelant que leur signification rhétorique
est d’indiquer « que l’on peut sauter ce fragment de phrase sans incidence
majeure pour la compréhension et la grammaire » (p. 51), ainsi que les
barres obliques qui signalent l’exclusion.
· avec une référence au Bon Usage de Maurice Grevisse, notre auteur
rappelle que l’accord des adjectifs et des participes peut se faire avec le
substantif le plus proche. Elle invite donc à écrire « un chien et cent
femmes sont allées se promener » ou « les vendeurs et les vendeuses sont
compétentes »
· enfin, elle déconseille l’usage du masculin universel « ils » et suggère de
lui préférer les expressions « elle et il », « chacun-e », « toutes et tous »,
etc.
9
cf. 3.2
9
3. La question de la féminisation
10
3.2 Procédés de féminisation et confrontation avec
d’autres théories grammaticales
10
ENGLEBERT 2007 : p. 87.
11
schéma sexiste où on tombe inévitablement dès lors qu’on pose l’existence
d’univers, de propriétés naturellement féminines ou masculines. Les exemples que
Damourette et Pichon proposent confirment d’ailleurs cette vision figée de la
nature et des rôles des femmes et des hommes. Dans les paragraphes consacrés à
la sexuisemblance inter-suffixale11, les auteurs postulent en effet que la répartition
de certains substantifs en noms masculins et noms féminins se calque sur
l’opposition activité/passivité, faisant de l’idée que l’activité se range, par
essence, dans le domaine masculin une évidence. D’autres exemples peuvent être
puisés dans les pages sur les substantifs primaires générescents francigènes où ils
affirment : « la frousse est féminine comme ses sœurs, la peur, la crainte, la
venette, la panique, l’horreur, la terreur, l’épouvante et la trouille. », juste après
avoir osé « la cliche, harcelante comme une femme acariâtre, est féminine et
reçoit de ce fait une aptitude métaphorique qui s’accorde avec son sens. »12 On
comprend donc que la démarche de l’EGLF, bien qu’originale à bien des aspects,
reste d’au moins deux manières figée dans un schéma sexiste : d’une part parce
que l’idée d’un mimétisme entre le genre du signifiant et le sexe du signifié
s’oppose implicitement à d’innovantes mises au féminin, d’autre part parce que
cette idée repose sur une vision stéréotypée des rôles et des natures
respectivement attribuées aux femmes et aux hommes.
11
DAMOURETTE 1911-1950 : § 321-9.
12
DAMOURETTE 1911-1950 : p. 375, cité par ENGLEBERT 2007 : p. 75.
13
BRUNOT 1922 : p. 87, cité par ENGLEBERT 2007 : p. 36.
12
· Les substantifs en –TEUR se féminisent en –TRICE lorsque le radical
français remonte à un nom se terminant par –TE, –TION, –TURE ou –
TORAT, ou lorsqu’il s’agit d’une transposition directe du latin :
administratrice ; lectrice ; rectrice ; autrice – transcription directe du latin
pour ces deux derniers termes. Thérèse Moreau, en adoptant ici un point
de vue historique, rejoint Brunot, qui cependant ne renvoie pas à
l’étymologie du « type en –trice » mais à la « langue de la science et de
l’industrie »14 : motrice ; bissectrice.
· Les substantifs en –EUR se féminisent en –EUSE lorsque le radical
remonte à un verbe. Cette règle s’applique également lorsqu’il s’agit d’une
transposition d’un terme d’origine anglaise : chauffeuse ; sapeuse ;
footballeuse ; rapporteuse ; entraîneuse ; cadreuse - aux dépens de
camerawoman. Le cas du « type en –euse », examiné conjointement au
« type en –eresse », est analysé chez Brunot par le biais de la grammaire
historique. Nombre de féminins en –ERESSE, issus de masculins en –
EUR, auraient en effet disparu avec l’effacement du –R final. Les
substantifs masculins en –EUR ne se distinguant plus des substantifs
masculins en –EUX, les féminins en –EUSE se seraient substitués aux
féminins en –ERESSE.
· Les substantifs en –EUR se féminisent en –EURE lorsqu’ils sont
dérivés d’un nom en –EUR exprimant étymologiquement une
comparaison, lorsqu’il n’existe pas de radical directement sous forme de
substantif, ou lorsque le radical est dérivé d’un nom se terminant par –
SSION, ou lorsque l’usage a imposé le terme : ingénieure ; professeure ;
procureure ; successeure ; proviseure. On peut ici invoquer l’analyse que
fait Brunot des « types en –e »15 dont le « comportement » se calque selon
lui sur celui des adjectifs. Pour le reste, le grammairien reste dans le flou et
l’implicite, propriétés caractéristiques de son style.
14
BRUNOT 1922 : p. 90, cité par ENGLEBERT 2007 : p. 41.
15
BRUNOT 1922 : p. 88, cité par ENGLEBERT 2007 : p. 39.
13
· Les substantifs épicènes restent invariables, le déterminant seul
devenant féminin, lorsqu’ils sont dérivés d’un nom se terminant par un E
muet, ou lorsqu’il s’agit d’un terme d’origine étrangère : une cinéaste ; une
fleuriste ; une médecin – l’auteur rappelle en note que « médecin » n’est
pas d’origine latine mais picarde ; une mannequin ; une prêtre.
· Féminisation en –ESSE lorsque le suffixe vient du latin – ISSA emprunté
au grec : contremaîtresse ; poétesse ; consulesse ; pastoresse. L’angle de
vue qu’adopte ici Brunot n’est pas étymologique. Il postule en effet que
les féminins du « type en –esse » désignent deux groupes de femmes :
Les autres féminins en –ESSE se seraient formés par analogie sur des mots
de ces deux catégories primordiales : ânesse ; tigresse. Brunot suggère par ailleurs
que ce type de substantifs procède souvent de la volonté de créer un féminin bien
distinct du masculin pour le cas des épicènes.
16
BRUNOT 1922 : p. 89, cité par ENGLEBERT 2007 : p. 40.
14
autre racine aussi proche que possible lorsqu’un substantif féminin ou
masculin de même origine n’existe pas, a une autre signification ou ne
s’utilise plus : intendant à la place de gouvernant ; moine donne moniale.
· Les titres, grades ou fonctions électives suivent généralement les règles
proposées ci-dessus, mais il arrive que ces mots se féminisent en suivant
d’autres règles établies par l’usage ou par des recommandations légales :
consoeur ; mairesse ; préfète ; députée.
· Les mots d’origine étrangère se féminisent selon les règles de la
langue-mère pour autant que ces mots n’aient pas été francisés : piccola ;
barmaid ; trobairitz (forme occitane de troubadour).
On voit, avec cette brève comparaison, que si Brunot est en accord avec
les thèses de notre ouvrage sur la disjonction entre genre des noms et sexe des
personnes, ainsi que sur l’importance de fournir à la langue des procédés de
féminisation, ces procédés eux-mêmes reposent souvent sur des logiques
distinctes. Quand Thérèse Moreau fonde une grande partie de son propos sur des
réflexions de type étymologique, Brunot, lui ne recourt jamais à cet angle de vue
et, bien que nettement inspiré par la grammaire historique, préfère regrouper les
mots en fonction de leur sens – les catégories sémantiques prennent donc le pas
sur les parentés étymologiques.
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Conclusion
La féminisation des noms de titres et de fonction est un ressort essentiel de
la lutte pour l’égalité des sexes et, comme telle, prend une importance
significative dans le cadre de l’enseignement. L’école est en effet un vecteur
essentiel de valeurs, et ainsi un facteur déterminant pour l’avenir de notre société.
Si on veut poursuivre l’émancipation des femmes, c’est aussi et avant tout dans
les classes et les cours de récréation que cela se passe. D’où l’importance de
rédiger des manuels scolaires qui redonnent à la femme la visibilité qui lui est
due. Illustrations, textes d’exercices, syntaxe, genre des noms,… C’est à tous les
niveaux qu’il faut féminiser, même s’il faut pour cela se mettre à dos linguistes,
professeur-e-s, politiques, auteurs-trices, Académicien-ne-s. Aucun changement
social ne s’est fait dans le calme, et c’est un bien !
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Bibliographie
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