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MIRBEAU ET SULLY-PRUDHOMME
Ce titre ne manquera sans doute pas d’intriguer les mirbeauphiles, dans la mesure où lenom de Sully-Prudhomme (1839-19!", #utur et premier pri$ %obel de litt&rature, sembletotalement absent de la produ'tion mirbellienne et n’apparat pratiquement )amais sur les&'rans des radars de la mirbeaulogie
1
* +e #ait, la matire est bien maigre* ais elle n’est pas'ompltement nulle, 'omme en t&moigne notamment 'ette lettre que )’ai eu l’heur de pou.oir a'heter et qui est d’autant plus pr&'ieuse qu’elle est la seule, / notre 'onnaissan'e, etqu’au'une lettre de Sully Prudhomme n’est signal&e dans le 'atalogue de la .ente de la bibliothque de irbeau, en 1919* 0$p&di&e de &risper, et non dat&e, selon la trs mau.aise habitude de
 nostre
 2'ta.e,elle peut n&anmoins tre dat&e, appro$imati.ement, de la #in #&.rier ou du d&but mars 1888*irbeau y remer'ie le pote de l’en.oi de son dernier .olume,
 Le Bonheur 
, y e$prime sonadmiration, un peu surprenante, quoique quali#i&e de 4
 sincère et profonde
 5, et annon'e unemissi.e plus d&taill&e il aura loisir de d&.elopper 4
les raisons critiques
 5 que lui4
 suggèrent 
 5 les 6u.res de son 'orrespondant* Cette lettre ainsi promise, nous ne la'onnaissons pas, et nous ignorons si elle a r&ellement e$ist&* 7e doute est permis, 'ar rien ne pr&dispose un &'ri.ain du got et de l’inspiration de irbeau / admirer un pote en g&n&ral,malgr& quelques notables e$'eptions 4
 La poésie n’a point mes préférences
, a.ouera-t-ildans une inter.ie: par Charles ;ogel publi&e dans le
Gil Blas
 du <= mai 19!*
 Je suis mêmed’avis que, le plus souvent, on n’écrit en vers que parce qu’on ne sait pas écrire en prose, ou parce qu’on n’a rien à dire
5 , ni, en parti'ulier, le genre de po&sie prosa>que / pr&tentionss'ienti#iques et philosophiques, telle que la pratique Sully-Prudhomme dans
 La Justice
 (18!8"et
 Le Bonheur 
 (1888", au risque de sa'ri#ier la
vis poetica
 / l’id&e qu’il entend e$primer* * ?l #aut bien re'onnatre que, au premier abord, l’
inventio
 du
 Bonheur 
, publi& en 1888'he@ Alphonse 7emerre, n’a rien de bien all&'hant* +eu$ amoureu$, qui n’ont pas r&ussi /s’unir au 'ours de leur .ie terrestre, Baustus et Stella, se retrou.ent, aprs leur mort, sur une plante qui 'omporte nombre d’ingr&dients emprunt&s / la ntre* ais '’est en #ait un
mundusinversus
 qu’ils y d&'ou.rent D la pai$ y rgne, la m&'han'et& y est in'onnue, les indi.idus ysont libres et ne 'onnaissent au'une des sou##ran'es morales et des douleurs physiquesin#lig&es au$ .i.ants, et leur en.ironnement est si beau que 'es tres sensibles )ouissentintens&ment de toutes leurs sensations* 0t, surtout, la mort en a disparu et la terri#iante 4
loidu meurtre
 5 y est superbement ignor&e* ais l’immortalit& #init par lasser, les )oies de la'onnaissan'e #inissent par s’&puiser, et les plaintes des humains, rest&s prisonniers sur Eerre,et qui s’&l.ent )usqu’/ leur plante prot&g&e, les in'itent / y retourner, par solidarit&, histoired’apporter au$ hommes le se'ours de leur s'ien'e, et / retrou.er, du mme 'oup, leur douloureuse 'ondition mortelle, 'omme si seul le sa'ri#i'e pou.ait autoriser une 'ertaine#orme de bonheur* 7eur nou.elle mort
<
, sur une Eerre d’où l’humanit& a #ini par disparatre,apparat 'omme une #orme suprme de 'ommunion et de renaissan'e*0st-il possible que, #a'e / 'ette philosophie d’un pessimisme radi'al, qui est aussi lasien, et / 'et id&alisme un peu na>#, qui ne saurait lui tre totalement &tranger, irbeau ait &t&un tant soit peu tou'h& par l’Fme du pote, qu’il y sentait .ibrer de spiritualit&, sans trop1
 A.ant 1888, on ne rel.e, sous la plume de irbeau, que deu$ mentions, plutt #a.orables, de Sully-Prudhomme, dont le nom est simplement 'it& parmi d’autres &'ri.ains au$quels irbeau re'onnat de la .aleur D dans son arti'le n&'rologique sur Eourguenie., en 1883, Sully-Prudhomme #ait partie de la quin@aine d’&'ri.ains #ranGais, en .oie de rar&#a'tion, qui sont 4
comme des phares
 5 (
 Les Grimaces
, 8 septembre 1883" H et, en 188I, dans 4 Jn 'rime d’amour 5, il est lou& d’a.oir, a.e' Kaudelaire, Luysmans et Kourget, #ait entendre 4
le cri de désespérance universelle
 5 (
 Le Gaulois
, 11 #&.rier 188I"*
<
 2n peut rappro'her 'e thme de 'elui de l’oratorio
 Lazare
, d’Mmile Nola, remarquablement mois en musique  par Al#red Kruneau*
 
s’attarder sur les d&tails de l’a##abulation, les lourdeurs dida'tiques et les platitudes etmaladresses de nombre de .ers
3
 O %ous ne saurions l’e$'lure, 'ar, entre la .aleur stri'tementlitt&raire d’une 6u.re et les .aleurs &thiques qu’il partage, il pourrait en e##et #ort bien tretent& d’a''order la priorit& au$ se'ondes, 'omme 'ela lui arri.era pendant l’a##aire +rey#us,notamment dans son stup&#iant arti'le sur
 écondité
, de Nola
=
, de.enu #igure 'hristique etde.ant lequel l’esprit 'ritique ne peut dor&na.ant que battre en retraite*7e doute est tout de mme de nou.eau permis, 'ar, en 1888, irbeau n’a pas a'he.&son &.olution politique et semble bien a''order en'ore la primaut& au$ 'ritres esth&tiquesquand il s’agit de )uger de la .aleur d’une 6u.re* 0n l’absen'e d’autres )ugements del’&poque permettant de tran'her, nous ne saurons don' pas a.e' 'ertitude si l’admiration pro'lam&e dans 'ette lettre in&dite de 1888 n’est qu’une simple politesse, pour remer'ier del’o##re inattendue et honori#ique d’un .olume po&tique, ou si elle e$prime sin'rement lasatis#a'tion de d&'ou.rir, 'he@ un pote pas 'omme les autres, des aspirations qui lui semblent bien.enues, dans un domaine litt&raire rgne trop sou.ent la sentimentalit& super#i'ielle,ou, au 'ontraire, l’arti#i'e pr&somptueusement a.ant-gardiste, qu’il ne 'essera plus de tourner en ridi'ule* 0n re.an'he, par la suite, il est 'lair que Sully-Prudhomme aura perdu toute esp'e de prestige / ses yeu$* Ainsi, lorsque l’A'ad&mie BranGaise le re'ommandera / son homologuede Sude pour le premier Pri$ %obel, en d&'embre 191, irbeau ne manquera pas de semoquer de l’arrogan'e et de la mal#aisan'e de 'es a'ad&mies qui n’a''ordent )amais der&'ompenses 4
au mérite, mais tou!ours à l’intrigue" et à la servilité
#
"
 
5* 0t d’&mettre 'e )ugement r&dhibitoire D 4
 
 $ans un temps o% vivent, dé!à immortels, des &olsto', des ()sen, des&homas *ard+, c’est avec - .ull+/0rudhomme qu’elles triomphent- - .ull+/0rudhomme, poète né)uleu1, penseur o)scur et tortueu1, péni)le écrivain
 3
 5 Si$ ans plus tard, irbeaun’a pas 'hang& d’a.is D 4
 Les dernières volontés de 4o)el ont été aussi peu respectées que lesdispositions testamentaires d5autres grands hommes- 6’est avant tout la faute de la méthodeadoptée pour choisir les candidats- 7n ne devrait pas laisser ce choi1 au1 académies, qui,comme on le sait, sont tou!ours réactionnaires- 8insi l58cadémie ran9aise avait proposé.ull+/0rudhomme pour le pri1 de littérature- ais il est de notoriété pu)lique que l58cadémie ran9aise est enfermée dans un esprit particulièrement étriqué et qu5elle prend plut:t enconsidération, chez ses candidats, leur camp politique que leur importance purement humaine et littéraire- ;n grand radical ou un grand révolutionnaire ne trouvera !amais gr<ceà ses +eu1- 65est ainsi que .ull+/0rudhomme est parvenu à recevoir le pri1, alors qu’il n’avait qu’un talent mo+en, parmi des milliers d’autres, mais certainement pas le grand talent quiaurait mérité de se voir décerner cette distinction avant ces milliers d’autres
-
 5ais il y a pire en'ore D en 189I, irbeau a eu la 'ruaut& de #abriquer le n&ologismede 4
 sull+/prudhommesque
 5, auda'ieuse synthse .erbale destin&e, en l’o''urren'e, /d&mon&tiser les pr&tentions s'ienti#iques de Qen& Rhil
8
 et, du mme 'oup, 'elles de l’auteur du
 Bonheur 
 D pour lui, il semble bien que la pseudo-s'ienti#i'it& de Rhil et de Sully-Prudhomme #asse bon m&nage a.e' la platitude senten'ieuse et ponti#iante des propos du3
 Par e$emple,
> Le souci de savoir, que nul front fier n’élude
 5 H ou bien D 4
6omme avec la douleur se fait la  !oie au ciel 
 5 H ou en'ore D 4
6omme avec la douleur se fait la !oie au ciel 
 5* 0t quantit& d’autres du mme tonneau*
=
 
 L’8urore
, <9 no.embre 1899*
 2'ta.e irbeau, 4 Sur les a'ad&mies 5,
 Le Journal 
, 1< )an.ier 19< (
6om)ats littéraires
, 7’Tge d’Lomme, <I, p* 3*
I
 2'ta.e irbeau, 4 Kulletin de l’art 5,
 Le Journal 
, <9 d&'embre 191 (arti'le re'ueilli dans
6om)ats esthétiques
, S&guier, 1993, tome ??, pp* 31<-31"* "*
!
 Berliner &age)latt 
, 1 d&'embre 19! (tradu'tion de Uieland Rrommes"*
 8
 4
 - ?ené Ghil, poète )iométrique et sull+/prudhommesque
 5, in 4 er.eilles de la s'ien'e 5,
 Le Journal 
, <1  )uin 189I (
6om)ats littéraires
, p* =<="*
 
 personnage de bourgeois 'ari'atural, stupide et tou)ours 'ontent de lui, in.ent& nagure par Lenry onnier et auquel irbeau a 'onsa'r& un )ubilatoire &loge parado$al dans sa #ar'e
 L’@pidémie
 (1898"* Point d’&loge, i'i, pas mme parado$al, mais une e$&'ution en rgle D unseul mot su##it*Au .u de 'es appr&'iations 'hangeantes
9
, il semble bien que irbeau ait &t& un tempssensible au$ aspirations &le.&es du pote du
 Bonheur 
, mais qu’il soit de.enu asse@ .ite'ritique, tant pour ses ambitions philosophi'o-s'ienti#iques, par trop pr&somptueuses, que pour son prosa>sme, qui #ait de lui un pote m&dio're parmi beau'oup d’autres, tout aussim&dio'res, qui se situent dans 'ette morti#re 4
mo+enne
5 qu’il e$'re
* 7a lettre in&dite de1888 pourrait bien se situer, 'hronologiquement, au milieu de 'ette &.olution, / un moment oùl’estime initiale  .oire une 'ertaine admiration  'ommen'e / se l&@arder* Pierre ?CL07VVV
Lettre inédite de Mirbeau à Sully-Prudh!!e
W&risper  #in #&.rier ou d&but mars 1888X onsieur,Y’arri.e de Paris, où )’ai pass& 'inq )ours, et, par un hasard pro.identiel, )e suis entr&au$ bureau$ du
Gaulois
, où l’on m’a remis
 Le Bonheur 
* +epuis mes d&pla'ements / tra.ersmonts et gr.es, les li.res me par.iennent rarement, quelque#ois a.e' des retards d’un an
* Ye .oulais .ous donner 'es e$pli'ations, onsieur, a#in que .ous ne m’a''usie@ pasd’indi##&ren'e et d’impolitesse
* +epuis trois )ours, )e suis en possession de .otre pome que.ous a.e@ eu la trs #latteuse pens&e de m’en.oyer, 'e dont )e suis in#iniment tou'h&* ais 'en’est pas en trois )ours qu’on lit un pote tel que .ous, onsieur* 0t, a.ant de .ous &'rire 'eque )e pense de .otre nou.elle 6u.re, )e .eu$, tout de suite, .ous remer'ier de l’honneur que.ous me #aites
 et qui me ra.it d’autant plus qu’il y a bien longtemps que )e .ous aime, que )e.ous admire* e permette@-.ous de .ous le dire, non plus s'hement 'omme en 'e mot hFti#,mais a.e' toutes les raisons 'ritiques que .os 6u.res me suggrent*9
 Yean-BranGois Qa##aZlli et Paul Kourget ont .u &galement leur 'ote baisser gra.ement / ses yeu$, et Kourget estmme de.enu la 'ible pr&#&r&e de irbeau, qui ne se pardonne d&'id&ment pas 'ertaines admirations pass&es* Sa #er.eur pour Ron'ourt et pour Uhistler s’est aussi att&nu&e au #il des ans* 0n re.an'he, Alphonse +audet, Mmile Nola et Catulle ends, un temps .ilipend&s, ont &t& rapidement r&habilit&s*
1
 4
 La mo+enne, c’est/à/dire ce qui flatte, ce qui caresse, ce qui ré!ouit l’<me )ornée du pu)lic  la mo+enne, cet a)omina)le niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait )on ni tout à fait mauvais et d’o% personne ne peut tenter de sortir seulement la tête, sans être vilipendé C la mo+enne, cette démocratie haineuse qui ne permet à aucune aristocratie de s’élever, à aucune supériorité de s’affirmer C la mo+enne qui tortura $elacroi1, illet, 6orot-
W***X
 &out ce qui pense par soi/même, tout ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui e1prime des formes d’êtres et de choses vus à travers ses rêves propres, tout cela n’e1iste pas- 0our conquérir le succès, il faut, au  peintre comme au littérateur, l’amour de la )analité compliquée, il doit avoir les qualités )asses, et le vil esprit du vaudeville, la tristesse pleurnicheuse de la romance
5 (4 7e Pillage 5,
 La rance
, 31 o'tobre 188="*
11
 Pome paru 'he@ 7emerre en 1888* 7e 'atalogue des deu$ .entes de la bibliothque de irbeau, en 1919, ne mentionne pas 'e .olume* Peut-tre tout simplement par'e qu’il n’a pas &t& reli& et ne 'omporte pas d’en.oi autographe*
1<
 irbeau donne la mme e$pli'ation de son retard dans des lettres / Paul argueritte et / Y*-L* Qosny an&, &'rites au retour de 'e mme s&)our parisien de 'inq )ours (
6orrespondance générale
, 7’Age d’Lomme, <3, t* ?, p* !3 et p* !9"*
13
 Cette 'rainte d’tre )ug& impoli pourrait bien impliquer que sa pro#ession d’admiration est a.ant tout une  politesse*
1=
 ?l n’est pas e$'lu, i'i, que 'ette #ormule ne soit pas pure politesse, 'ar, / 'ette &poque, irbeau n’a / son a'ti# qu’un seul roman,
 Le 6alvaire,
 et n’est pas un 'ritique litt&raire attitr&* 7’en.oi d’un pome philosophique n’en est don' que plus surprenant et honorable*

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