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MIRBEAU ET SULLY-PRUDHOMME

Ce titre ne manquera sans doute pas d’intriguer les mirbeauphiles, dans la mesure où le
nom de Sully-Prudhomme (1839-1907), futur et premier prix Nobel de littérature, semble
totalement absent de la production mirbellienne et n’apparaît pratiquement jamais sur les
écrans des radars de la mirbeaulogie1. De fait, la matière est bien maigre. Mais elle n’est pas
complètement nulle, comme en témoigne notamment cette lettre que j’ai eu l’heur de pouvoir
acheter et qui est d’autant plus précieuse qu’elle est la seule, à notre connaissance, et
qu’aucune lettre de Sully Prudhomme n’est signalée dans le catalogue de la vente de la
bibliothèque de Mirbeau, en 1919.
Expédiée de Kérisper, et non datée, selon la très mauvaise habitude de nostre Octave,
elle peut néanmoins être datée, approximativement, de la fin février ou du début mars 1888.
Mirbeau y remercie le poète de l’envoi de son dernier volume, Le Bonheur, y exprime son
admiration, un peu surprenante, quoique qualifiée de « sincère et profonde », et annonce une
missive plus détaillée où il aura loisir de développer « les raisons critiques » que lui
« suggèrent » les œuvres de son correspondant. Cette lettre ainsi promise, nous ne la
connaissons pas, et nous ignorons si elle a réellement existé. Le doute est permis, car rien ne
prédispose un écrivain du goût et de l’inspiration de Mirbeau à admirer un poète en général,
malgré quelques notables exceptions – « La poésie n’a point mes préférences, avouera-t-il
dans une interview par Charles Vogel publiée dans le Gil Blas du 24 mai 1907. Je suis même
d’avis que, le plus souvent, on n’écrit en vers que parce qu’on ne sait pas écrire en prose, ou
parce qu’on n’a rien à dire » –, ni, en particulier, le genre de poésie prosaïque à prétentions
scientifiques et philosophiques, telle que la pratique Sully-Prudhomme dans La Justice (1878)
et Le Bonheur (1888), au risque de sacrifier la vis poetica à l’idée qu’il entend exprimer. .
Il faut bien reconnaître que, au premier abord, l’inventio du Bonheur, publié en 1888
chez Alphonse Lemerre, n’a rien de bien alléchant. Deux amoureux, qui n’ont pas réussi à
s’unir au cours de leur vie terrestre, Faustus et Stella, se retrouvent, après leur mort, sur une
planète qui comporte nombre d’ingrédients empruntés à la nôtre. Mais c’est en fait un mundus
inversus qu’ils y découvrent : la paix y règne, la méchanceté y est inconnue, les individus y
sont libres et ne connaissent aucune des souffrances morales et des douleurs physiques
infligées aux vivants, et leur environnement est si beau que ces êtres sensibles jouissent
intensément de toutes leurs sensations. Et, surtout, la mort en a disparu et la terrifiante « loi
du meurtre » y est superbement ignorée. Mais l’immortalité finit par lasser, les joies de la
connaissance finissent par s’épuiser, et les plaintes des humains, restés prisonniers sur Terre,
et qui s’élèvent jusqu’à leur planète protégée, les incitent à y retourner, par solidarité, histoire
d’apporter aux hommes le secours de leur science, et à retrouver, du même coup, leur
douloureuse condition mortelle, comme si seul le sacrifice pouvait autoriser une certaine
forme de bonheur. Leur nouvelle mort2, sur une Terre d’où l’humanité a fini par disparaître,
apparaît comme une forme suprême de communion et de renaissance.
Est-il possible que, face à cette philosophie d’un pessimisme radical, qui est aussi la
sien, et à cet idéalisme un peu naïf, qui ne saurait lui être totalement étranger, Mirbeau ait été
un tant soit peu touché par l’âme du poète, qu’il y sentait vibrer de spiritualité, sans trop

1 Avant 1888, on ne relève, sous la plume de Mirbeau, que deux mentions, plutôt favorables, de Sully-
Prudhomme, dont le nom est simplement cité parmi d’autres écrivains auxquels Mirbeau reconnaît de la
valeur : dans son article nécrologique sur Tourgueniev, en 1883, Sully-Prudhomme fait partie de la quinzaine
d’écrivains français, en voie de raréfaction, qui sont « comme des phares » (Les Grimaces, 8 septembre 1883) ;
et, en 1886, dans « Un crime d’amour », il est loué d’avoir, avec Baudelaire, Huysmans et Bourget, fait entendre
« le cri de désespérance universelle » (Le Gaulois, 11 février 1886).
2 On peut rapprocher ce thème de celui de l’oratorio Lazare, d’Émile Zola, remarquablement mois en musique
par Alfred Bruneau.
s’attarder sur les détails de l’affabulation, les lourdeurs didactiques et les platitudes et
maladresses de nombre de vers3 ? Nous ne saurions l’exclure, car, entre la valeur strictement
littéraire d’une œuvre et les valeurs éthiques qu’il partage, il pourrait en effet fort bien être
tenté d’accorder la priorité aux secondes, comme cela lui arrivera pendant l’affaire Dreyfus,
notamment dans son stupéfiant article sur Fécondité, de Zola4, devenu figure christique et
devant lequel l’esprit critique ne peut dorénavant que battre en retraite.
Le doute est tout de même de nouveau permis, car, en 1888, Mirbeau n’a pas achevé
son évolution politique et semble bien accorder encore la primauté aux critères esthétiques
quand il s’agit de juger de la valeur d’une œuvre. En l’absence d’autres jugements de
l’époque permettant de trancher, nous ne saurons donc pas avec certitude si l’admiration
proclamée dans cette lettre inédite de 1888 n’est qu’une simple politesse, pour remercier de
l’offre inattendue et honorifique d’un volume poétique, ou si elle exprime sincèrement la
satisfaction de découvrir, chez un poète pas comme les autres, des aspirations qui lui semblent
bienvenues, dans un domaine littéraire où règne trop souvent la sentimentalité superficielle,
ou, au contraire, l’artifice présomptueusement avant-gardiste, qu’il ne cessera plus de tourner
en ridicule.
En revanche, par la suite, il est clair que Sully-Prudhomme aura perdu toute espèce de
prestige à ses yeux. Ainsi, lorsque l’Académie Française le recommandera à son homologue
de Suède pour le premier Prix Nobel, en décembre 1901, Mirbeau ne manquera pas de se
moquer de l’arrogance et de la malfaisance de ces académies qui n’accordent jamais de
récompenses « au mérite, mais toujours à l’intrigue… et à la servilité 5… ». Et d’émettre ce
jugement rédhibitoire : « Dans un temps où vivent, déjà immortels, des Tolstoï, des Ibsen, des
Thomas Hardy, c’est avec M. Sully-Prudhomme qu’elles triomphent. M. Sully-Prudhomme,
poète nébuleux, penseur obscur et tortueux, pénible écrivain 6 !… » Six ans plus tard, Mirbeau
n’a pas changé d’avis : « Les dernières volontés de Nobel ont été aussi peu respectées que les
dispositions testamentaires d'autres grands hommes. C’est avant tout la faute de la méthode
adoptée pour choisir les candidats. On ne devrait pas laisser ce choix aux académies, qui,
comme on le sait, sont toujours réactionnaires. Ainsi l'Académie Française avait proposé
Sully-Prudhomme pour le prix de littérature. Mais il est de notoriété publique que l'Académie
Française est enfermée dans un esprit particulièrement étriqué et qu'elle prend plutôt en
considération, chez ses candidats, leur camp politique que leur importance purement
humaine et littéraire. Un grand radical ou un grand révolutionnaire ne trouvera jamais grâce
à ses yeux. C'est ainsi que Sully-Prudhomme est parvenu à recevoir le prix, alors qu’il n’avait
qu’un talent moyen, parmi des milliers d’autres, mais certainement pas le grand talent qui
aurait mérité de se voir décerner cette distinction avant ces milliers d’autres7. »
Mais il y a pire encore : en 1896, Mirbeau a eu la cruauté de fabriquer le néologisme
de « sully-prudhommesque », audacieuse synthèse verbale destinée, en l’occurrence, à
démonétiser les prétentions scientifiques de René Ghil8 et, du même coup, celles de l’auteur
du Bonheur : pour lui, il semble bien que la pseudo-scientificité de Ghil et de Sully-
Prudhomme fasse bon ménage avec la platitude sentencieuse et pontifiante des propos du
3 Par exemple, « Le souci de savoir, que nul front fier n’élude » ; ou bien : « Comme avec la douleur se fait la
joie au ciel » ; ou encore : « Comme avec la douleur se fait la joie au ciel ». Et quantité d’autres du même
tonneau.
4 L’Aurore, 29 novembre 1899.
5 Octave Mirbeau, « Sur les académies », Le Journal, 12 janvier 1902 (Combats littéraires, L’Âge d’Homme,
2006, p. 535.
6 Octave Mirbeau, « Bulletin de l’art », Le Journal, 29 décembre 1901 (article recueilli dans Combats
esthétiques, Séguier, 1993, tome II, pp. 312-315). ).
7 Berliner Tageblatt, 10 décembre 1907 (traduction de Wieland Grommes).
8 « M. René Ghil, poète biométrique et sully-prudhommesque », in « Merveilles de la science », Le Journal, 21
juin 1896 (Combats littéraires, p. 424).
personnage de bourgeois caricatural, stupide et toujours content de lui, inventé naguère par
Henry Monnier et auquel Mirbeau a consacré un jubilatoire éloge paradoxal dans sa farce
L’Épidémie (1898). Point d’éloge, ici, pas même paradoxal, mais une exécution en règle : un
seul mot suffit.
Au vu de ces appréciations changeantes9, il semble bien que Mirbeau ait été un temps
sensible aux aspirations élevées du poète du Bonheur, mais qu’il soit devenu assez vite
critique, tant pour ses ambitions philosophico-scientifiques, par trop présomptueuses, que
pour son prosaïsme, qui fait de lui un poète médiocre parmi beaucoup d’autres, tout aussi
médiocres, qui se situent dans cette mortifère « moyenne » qu’il exècre10. La lettre inédite de
1888 pourrait bien se situer, chronologiquement, au milieu de cette évolution, à un moment où
l’estime initiale – voire une certaine admiration – commence à se lézarder.
Pierre MICHEL

* * *

Lettre inédite de Mirbeau à Sully-Prudhomme

[Kérisper – fin février ou début mars 1888]


Monsieur,
J’arrive de Paris, où j’ai passé cinq jours, et, par un hasard providentiel, je suis entré
aux bureaux du Gaulois, où l’on m’a remis Le Bonheur11. Depuis mes déplacements à travers
monts et grèves, les livres me parviennent rarement, quelquefois avec des retards d’un an12.
Je voulais vous donner ces explications, Monsieur, afin que vous ne m’accusiez pas
d’indifférence et d’impolitesse13. Depuis trois jours, je suis en possession de votre poème que
vous avez eu la très flatteuse pensée de m’envoyer, ce dont je suis infiniment touché. Mais ce
n’est pas en trois jours qu’on lit un poète tel que vous, Monsieur. Et, avant de vous écrire ce
que je pense de votre nouvelle œuvre, je veux, tout de suite, vous remercier de l’honneur que
vous me faites14 et qui me ravit d’autant plus qu’il y a bien longtemps que je vous aime, que je
vous admire. Me permettez-vous de vous le dire, non plus sèchement comme en ce mot hâtif,
mais avec toutes les raisons critiques que vos œuvres me suggèrent.
9 Jean-François Raffaëlli et Paul Bourget ont vu également leur cote baisser gravement à ses yeux, et Bourget est
même devenu la cible préférée de Mirbeau, qui ne se pardonne décidément pas certaines admirations passées. Sa
ferveur pour Goncourt et pour Whistler s’est aussi atténuée au fil des ans. En revanche, Alphonse Daudet, Émile
Zola et Catulle Mendès, un temps vilipendés, ont été rapidement réhabilités.
10 « La moyenne, c’est-à-dire ce qui flatte, ce qui caresse, ce qui réjouit l’âme bornée du public : la moyenne,
cet abominable niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais et d’où personne ne peut
tenter de sortir seulement la tête, sans être vilipendé ; la moyenne, cette démocratie haineuse qui ne permet à
aucune aristocratie de s’élever, à aucune supériorité de s’affirmer ; la moyenne qui tortura Delacroix, Millet,
Corot. [...] Tout ce qui pense par soi-même, tout ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui exprime des formes
d’êtres et de choses vus à travers ses rêves propres, tout cela n’existe pas. Pour conquérir le succès, il faut, au
peintre comme au littérateur, l’amour de la banalité compliquée, il doit avoir les qualités basses, et le vil esprit
du vaudeville, la tristesse pleurnicheuse de la romance » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).
11 Poème paru chez Lemerre en 1888. Le catalogue des deux ventes de la bibliothèque de Mirbeau, en 1919, ne
mentionne pas ce volume. Peut-être tout simplement parce qu’il n’a pas été relié et ne comporte pas d’envoi
autographe.
12 Mirbeau donne la même explication de son retard dans des lettres à Paul Margueritte et à J.-H. Rosny aîné,
écrites au retour de ce même séjour parisien de cinq jours (Correspondance générale, L’Age d’Homme, 2003, t.
I, p. 753 et p. 759).
13 Cette crainte d’être jugé impoli pourrait bien impliquer que sa profession d’admiration est avant tout une
politesse.
14 Il n’est pas exclu, ici, que cette formule ne soit pas pure politesse, car, à cette époque, Mirbeau n’a à son
actif qu’un seul roman, Le Calvaire, et n’est pas un critique littéraire attitré. L’envoi d’un poème philosophique
n’en est donc que plus surprenant et honorable.
Agréez, Monsieur, l’impression de ma sincère et profonde admiration.
Octave Mirbeau
Kérisper, par Auray (Morbihan)

Collection Pierre Michel.

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