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MARCEL MULLER

LES VOIX
NARRATIVES
DANS LA

RECHERCHE
DU TEMPS PERDU

GENéVE
LIBRAIRIE DROZ
11, RUE MASSOT

1983
© 1983 by Librairie Droz S.A.,
11, rue Massot, Gen•ve (Switzerland)
RŽimpression de lÕŽdition de Gen•ve, 1965
A MES PARENTS
TABLE DES MATIéRES

Liste des termes utilisŽs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8


Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
PREMIéRE PARTIE
LA DISSIMULATION OU LE PROTAGONISTE

Chapitre I : Le HŽros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Chapitre II : La mobilitŽ du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
La distance entre le HŽros et le Narrateur et
le r™le du Sujet IntermŽdiaire . . . . . . . . . . . 36
La position du Sujet IntermŽdiaire. . . . . . . . 43
La position du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . 45
Chapitre III : La prŽsence du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Narrateur et monologue intŽrieur. . . . . . . . . 53
Les valeurs de sympathie . . . . . . . . . . . . . . 59
LÕironie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
LÕhumour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
DEUXIéME PARTIE
LE FLAGRANT DƒLIT OU LÕƒCRIVAIN ET LE ROMANCIER

Chapitre I : LÕEcrivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Chapitre II : Les privil•ges du Romancier. . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Romancier et Protagoniste. . . . . . . . . . . . . . 106
LÕomniscience du Romancier . . . . . . . . . . . 109
La transparence des personnages . . . . . . . . . 120
Les alibis du Romancier . . . . . . . . . . . . . . . 123
Chapitre III : LÕalternance du Narrateur et du Romancier . . . . 132
TROISIéME PARTIE
LÕAVEU OU LE SIGNATAIRE

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
PRƒFACE

Nous tenons ˆ remercier Mlle Germaine BrŽe, qui a bien voulu


prendre ce travail en charge et le faire bŽnŽficier de toute sa compŽ-
tence. Nous ne pouvons dire ˆ quel point le fond et la forme de nos
exposŽs ont profitŽ de ses directives. Notre gratitude va Žgalement
ˆ M. Samuel Rogers, qui nous a ouvert par ses le•ons le monde
merveilleux du roman et dont les encouragements nous ont ŽtŽ
fort prŽcieux, ainsi quÕˆ M. Alfred Glauser, dont lÕenseignement et
les conseils ont toujours tant comptŽ pour nous.
Nous sommes reconnaissant au comitŽ de gestion de la fondation
Knapp et aux responsables du fonds Fulbright. Les bourses que ces
organismes nous ont octroyŽes nous ont permis de mener ˆ bien
nos recherches.
Nous nÕoublierons pas Mlle Anne P. Jones, chef de la section de
langues Žtrang•res de Lawrence University, qui nous a obtenu un
horaire compatible avec le travail intellectuel, et qui nous a si gŽnŽ-
reusement offert son aide pour dÕingrates corvŽes de vŽrification.
Enfin nous savons grŽ ˆ M. Philip Kolb dÕavoir si aimablement
rŽpondu ˆ une demande de renseignement que nous lui avions
adressŽe.
Pour la facilitŽ du lecteur et en vue dÕŽviter tout malentendu, voici une
liste de dŽfinitions des termes auxquels nous aurons recours :

Le HŽros : le je engagŽ dans sa propre histoire, dont lÕavenir lui est


inconnu.
Le Narrateur : le je qui porte sur son passŽ un regard rŽtrospectif.
Le Sujet IntermŽdiaire (qui est parfois lÕInsomniaque) : le je dont le relais est
indispensable pour que le Narrateur se souvienne du HŽros.
Le Protagoniste : le HŽros, le Narrateur, le Sujet IntermŽdiaire, lorsque la
distinction entre ces trois je est superflue.
Le Romancier : la prŽsence de lÕinventeur de lÕhistoire et de lÕomniscient
dans le roman, en tant que cette prŽsence est dŽcelable
par le lecteur.
LÕEcrivain : la prŽsence de lÕartiste en langage dans le roman, en tant
que cette prŽsence est dŽcelable par le lecteur.
LÕAuteur : Marcel Proust en tant quÕil avoue la prŽsence de son moi
crŽateur dans le roman. Cet aveu est peut-•tre mensonger.
LÕHomme : Marcel Proust en tant quÕil avoue la prŽsence de son moi
quotidien dans le roman. Cet aveu est peut-•tre mensonger.
Le Signataire : terme qui dŽsigne indiffŽremment lÕAuteur ou lÕHomme.

Proust, et (avec minuscule) le narrateur, le romancier, lÕŽcrivain, lÕauteur,


lÕhomme, dŽsignent le Proust historique sous diffŽrentes formes, tel quÕil nous
est connu par lÕŽrudition extŽrieure au roman. Bien entendu, nous respectons
dans les citations empruntŽes aux ouvrages consultŽs lÕusage des critiques
et Žrudits qui font un usage souvent moins rigoureux de ces termes.
INTRODUCTION

Les probl•mes soulevŽs par lÕidentitŽ du je de La Recherche du


Temps perdu 1 ont ŽtŽ discutŽs depuis de longues annŽes par la
critique proustienne. M•me si lÕon excepte Un Amour de Swann, qui
constitue une enclave dans cet immense roman ˆ la premi•re per-
sonne, lÕunitŽ de la pespective est en effet apparente et le je dissimule
un grand nombre de personnes diffŽrentes. Ç O• se trouve Proust,
en fin de compte ? È se demande Jean Pouillon. Ç ÔLongtemps je me
suis couchŽ de bonne heure.Õ Qui est ce je ? Celui qui se couchait
de bonne heure ? Celui qui sÕen souvient, mais quand et pourquoi ?
LÕun et lÕautre Žvidemment, cÕest-ˆ-dire ce funambule insaisissable
qui glisse ˆ sa guise, et dans toutes les directions, sur les fils du
temps. È 2
Les conclusions auxquelles nous avons abouti, on le verra, rŽv•lent
une complexitŽ plus grande encore que Pouillon ne semble le soup-
•onner. Le Ç funambule insaisissable È se rŽvŽlera possŽder sept voix
diffŽrentes. Les dŽmasquer, tenter de dŽterminer dans quelle mesure
le mouvement Ç sur les fils du temps È sÕop•re au grŽ dÕun pur
caprice, ou au contraire semble obŽir ˆ certaines lois, instinctives
ou conscientes, orienter notre investigation dans un sens propre ˆ
Žclairer cette Ïuvre romanesque en tant que telle et mettre en valeur
ses qualitŽs Žminentes dÕÏuvre littŽraire, cÕest-ˆ-dire Žcrite, tel a
ŽtŽ le souci directeur de notre travail.
La premi•re distinction ˆ opŽrer est celle dÕun je engagŽ dans
une histoire dans laquelle il entre ˆ reculons, et dÕun je arrivŽ au
terme de ce dŽroulement, dont il est non plus lÕacteur mais le chro-
niqueur. Nous appellerons HŽros et Narrateur respectivement ces

1 Notre Žtude porte sur cette Ïuvre et sur les brouillons publiŽs : A la

Recherche du Temps perdu (Gallimard, Ždition de la PlŽiade, [1954]) ; Ç Un


des premiers Žtats de Swann È, La Table Ronde, n¼ II (avril 1945) ; Le Balzac
de Monsieur de Guermantes avec quatre dessins de lÕauteur (Ides et Calendes,
Neuch‰tel, [1950]) et Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux MŽlanges. PrŽ-
face de Bernard de Fallois (Paris : Gallimard, [1954]). Nous renvoyons au
texte de La Recherche par la simple mention du volume et de la page (par
exemple : I, 121). Pour Contre Sainte-Beuve, nous usons du sigle CSB.
2 Jean Pouillon, Ç Les R•gles du Je È, Les Temps Modernes, XII (1956-

1957), 1594.
Ñ 10 Ñ

deux moments de la vie ou plut™t ces deux attitudes vis-ˆ-vis du


temps chez le personnage principal. 3 Cette distinction remonte ˆ
un essai de Leo Spitzer publiŽ en 1928 4 dans lequel il est question
dÕun Ç erzŠhltes Ich È et dÕun Ç erzŠhlendes Ich È : un je objet du
rŽcit et un je qui raconte (pages 449, 450, 454). Mais Spitzer
ne respecte pas toujours lui-m•me cette distinction ; il lui arrive
par exemple dÕŽcrire que le lecteur apprend tout ce quÕil est possible
de savoir touchant ce qui arrive ˆ ce je qui raconte. 5 Cette distinc-
tion ne prŽsente en thŽorie aucune difficultŽ, puisque nous avons
tous lÕexpŽrience de cette dualitŽ dÕoptique dans notre existence.
La question des rapports entre le HŽros-Narrateur (ou Protago-
niste, comme nous lÕappellerons quand nous voudrons oublier cette
distinction) et la personne de Marcel Proust est infiniment plus
compliquŽe.
Peut-on voir Marcel Proust lui-m•me dans ce HŽros-Narrateur ?
LÕabsence de prŽface prŽsentant le rŽcit comme lÕÏuvre dÕun tiers
(procŽdŽ utilisŽ par Benjamin Constant, Fromentin, Gide dans
LÕImmoraliste et m•me encore par lÕauteur de Jean Santeuil) a trop
facilement induit un tr•s grand nombre de critiques ˆ confondre
sans rŽserves le je du Protagoniste avec celui de Proust. LŽon
Pierre-Quint en 1925, Leo Spitzer en 1928 ont donnŽ lÕexemple,
suivi par toute une lignŽe de commentateurs. 6 La confusion Žtait
parfois consciente ; Leo Spitzer invoquait lÕusage du prŽnom Marcel
(Ç Dass Proust mit dem Ich sich selbst meint, kann man aus der
Ansprache mon pauvre Marcel in einem Briefe Albertinens folgern È) 7
et Cattaui Žgalement (Ç Je dis ÔMarcelÕ : nul nÕignore que cÕest le
prŽnom du hŽros ou du narrateur, aussi bien que celui de lÕauteur.
Proust est, comme Dante, le personnage central de sa ÔComŽdieÕ È). 8
Parfois, cette confusion rŽsultait dÕune Žtourderie dont se sont rendus

3 Chaque fois que nous userons des termes Protagoniste, HŽros, Narra-

teur, Sujet IntermŽdiaire, Insomniaque, Romancier, Ecrivain, Auteur, Homme


et Signataire Žcrits avec majuscule, cÕest que nous les prenons dans le sens
tr•s prŽcis de la terminologie ici dŽfinie. Les m•mes termes avec minuscule se
rŽf•rent au Proust historique, qui nous est connu par lÕŽrudition extŽrieure
au roman ou bien se trouvent dans des citations de critiques auxquels nous
laissons la responsabilitŽ du sens o• ces termes sont pris par eux.
4 Leo Spitzer, Ç Zum Stil Marcel Prousts È, Stilstudien, II (MŸnchen :

Hueber, 1928), pp. 365-497.


5 Ibid., p. 447.
6 LŽon Pierre-Quint, Marcel Proust. Sa vie. Son Ïuvre (Paris : Sagittaire,

[1925]).
7 Ç Zum Stil Marcel Prousts È, p. 448, note 1.
8 Georges Cattaui, Marcel Proust. Proust et son temps. Proust et le Temps

(Paris : Julliard, [1952]), pp. 195-196.


Ñ 11 Ñ

coupables, entre autres, LŽon Tauman, Charles Briand et Elizabeth


de Gramont. 9
Apr•s Souday, cÕest ˆ Martin-Chauffier que revient le mŽrite dÕavoir
protestŽ le premier contre cette confusion dans un profond essai
publiŽ en 1943, fort remarquŽ, mais pas toujours bien compris :
Cattaui, dans le passage que nous venons de citer, renvoyait en
effet ˆ cette Žtude comme si Martin-Chauffier mettait en Žquivalence
Proust et son HŽros. Aussi Germaine BrŽe a-t-elle ŽtŽ amenŽe ˆ
dŽnoncer ˆ nouveau cette erreur. 10
Cette mise en garde m•me a provoquŽ chez un critique Žpris de
paradoxe une reprise de la th•se de lÕŽquivalence : Jean-Fran•ois
Revel, en effet, nous montre Proust en conversation avec le baron
de Charlus (pages 14 et 31) et nous mettant au fait des conditions
dans lesquelles il se met au travail (page 30) et il voit dans Morel
le neveu dÕun domestique de lÕoncle Weil (page 48). Il ne sÕagit pas
ici de lapsus, mais de provocation :
Que les proustologues mÕexcusent si jÕŽcris indiffŽremment
Ç Proust È et Ç le narrateur È. Bien quÕil nÕy ait dans la Recherche,
selon Proust lui-m•me, aucune incorporation littŽrale et intŽgrale
dÕun personnage ou dÕun ŽvŽnement rŽels, il me semble Žgalement
indiscutable que rien, absolument rien, nÕy est crŽŽ de toutes
pi•ces, et que lÕauteur nÕy parle jamais que de ce quÕil a vŽcu ou
vu. 11
NÕy aurait-il donc entre le Ç tel quel È et lÕinvention pure aucune
forme intermŽdiaire ?
Le probl•me des rapports entre le Protagoniste et la personne
de Marcel Proust, on le voit, est loin dÕavoir ŽtŽ rŽsolu. Aussi
devrons-nous y consacrer la plus grande partie de cette introduction.
Que Proust nÕait pas eu le sot dessein de se peindre, cÕest ce
qui ressortirait dÕabord dÕun reproche adressŽ par le traducteur de
Ruskin ˆ Fromentin et Musset :
Fromentin, Musset, malgrŽ tous leurs dons, parce quÕils ont
voulu laisser leur portrait ˆ la postŽritŽ, lÕont peint fort mŽdiocre ;

9 Elizabeth de Gramont, Marcel Proust (Paris : Flammarion, [1948]) ;

LŽon Tauman, Marcel Proust, une Vie et une Synth•se (Paris : Colin, 1949)
et Charles Briand, Le Secret de Marcel Proust (Paris : Lefebvre, 1950).
10 Louis Martin-Chauffier, Ç Proust et le double ÔjeÕ de quatre personnes È,

Confluences, numŽro spŽcial intitulŽ Probl•mes du Roman (1943), pp. 54-69 ;


Germaine BrŽe, Du Temps perdu au Temps retrouvŽ. Introduction ˆ lÕÏuvre
de Marcel Proust (Paris : Les Belles-Lettres, 1950) et Ç New Trends in Proust
criticism È, Symposium, V, n¼ 1 (May 1951).
11 Jean-Fran•ois Revel, Sur Proust. Remarques sur Ç A la Recherche du

Temps perdu È (Paris : Julliard, [1960]).


Ñ 12 Ñ

encore nous intŽressent-ils infinement, m•me par lˆ, car leur Žchec
est instructif. De sorte que quand un livre nÕest pas le miroir dÕune
individualitŽ puissante, il est encore le miroir de dŽfauts curieux
de lÕesprit. PenchŽs sur un livre de Musset, nous apercevons au
fond du premier ce quÕil y a de court et de niais dans une certaine
Ç distinction È, au fond du second, ce quÕil y a de vide dans lÕŽlo-
quence. 12
DÕautre part, lÕargument tirŽ par Spitzer et Cattaui du prŽnom
Ç Marcel È rŽsiste mal ˆ un examen du texte. Spitzer lui-m•me
avouait que ce dŽtail nous Žtait communiquŽ de fa•on tout ˆ fait
accessoire. 13 Germaine BrŽe a parlŽ ˆ ce sujet dÕ Ç inadvertance È. 14
Le probl•me du prŽnom a ŽtŽ lÕobjet dÕune pŽnŽtrante Žtude de
Michihiko Suzuki, qui a consultŽ les manuscrits et dactylographies
de Proust, et dÕun article modeste, mais dÕune information sŽrieuse
et dÕune rŽelle sžretŽ de jugement dž ˆ Harold Waters. Sur la foi
des textes, ces deux critiques rejettent dÕun commun accord lÕattri-
bution du prŽnom Ç Marcel È au Protagoniste de La Recherche. 15
Nous avons ensuite plusieurs affirmations de Proust pour nous
rappeler que Ç je nÕest pas moi È 16 ainsi que le tŽmoignage de la
ni•ce de lÕŽcrivain sur les diffŽrences entre Marcel et le Protagoniste. 17
Un argument de poids est celui du choix du prŽnom central dans
le roman. Depuis la publication de Jean Santeuil, nous savons que

12 John Ruskin, SŽsame et les LysÉ Traduction, PrŽface et Notes de Mar-

cel Proust (Paris : Mercure de France, 1906), p. 50. Ce texte est repris sous
le titre Ç JournŽes de Lecture È dans Pastiches et MŽlanges (Gallimard, 1919),
p. 265. La ponctuation dans le texte de Pastiches est dŽfectueuse ; nous citons
dÕapr•s SŽsame et les Lys.
13 Ç wie nebenbei wird dies Detail gebracht È (article citŽ, p. 448, note 1).
14 Du Temps perduÉ, p. 14.
15 Michihiko Suzuki, Ç Le ÔjeÕ proustien È, Bulletin de la SociŽtŽ des Amis

de Marcel Proust et des Amis de Combray, n¼ 9, (1959), 69-82, et Harold


Waters, Ç The Narrator, not Marcel È, French Review, XXXIII, n¼ 4 (Feb.
1960), 389-392. On trouvera dans notre dernier chapitre (pp. 164 et 165) lÕexa-
men des ŽlŽments mis en Ïuvre dans ces deux articles. Aux considŽrations
textuelles qui militent contre lÕattribution du prŽnom Ç Marcel È au je du roman,
nous ajouterons ce dŽtail : dans Combray, la grand-m•re retourne ˆ Jouy-le-
Vicomte Ç par un jour bržlant È pour que lÕenfant ait un cadeau le jour de sa
f•te (I, 39). Or, cÕest le 16 janvier quÕon cŽl•bre la Saint-Marcel. Le petit gar-
•on devrait donc avoir un autre prŽnom. Mais cet argument nÕest pas sans
dŽfaut : Ç f•te È dŽsigne peut-•tre lÕanniversaire du Protagoniste (lequel serait
nŽ, comme Proust, un 10 juillet).
16 Pour la discussion de cette formule, voir la troisi•me partie de cette

th•se, pp. 159-164.


17 Suzy Mante-Proust et M. Yodono, Ç Marcel Proust au Japon È, Bulletin

de la SociŽtŽ des Amis de Marcel Proust, n¼ 9 (1959), 22. Voir aussi lÕarticle
de Philip Kolb, Ç ProustÕs Protagonist as a ÔBeaconÕ È, dans LÕEsprit crŽateur,
vol. V, n¼ 1 (Spring 1965), pp. 41-42. Kolb montre quÕil est tŽmŽraire de
confondre Marcel Proust avec le je aboulique du roman.
Ñ 13 Ñ

Proust avait commencŽ par faire dÕun Ç lui È le centre de son roman.
Le choix de cette perspective, Proust nÕy a pas renoncŽ tr•s t™t.
Il avait en effet Ç pensŽ construire toute son Ïuvre comme Un
Amour de Swann ˆ la troisi•me personne, objectivement È 18 et
Maurois fait Žtat de fragments dÕune version des Jeunes Filles en
fleurs Žcrite ˆ la troisi•me personne. 19 Et Germaine BrŽe concluait :
Le rŽcit ˆ la premi•re personne est donc le fruit dÕun choix
esthŽtique conscient, et non le signe de la confidence directe, de
la confession, de lÕautobiographieÉ Il nÕest pas aisŽ de dŽpartager
ce qui, sous couvert de ce Ç je È, revient directement ˆ Proust
de ce qui ne lui revient quÕindirectement ˆ travers son narrateur, au
m•me titre quÕˆ travers Swann, Elstir ou tout autre personnage. 20
Est-ce ˆ dire que le Protagoniste est un personnage aussi fictif
que Swann ou Elstir ? Gardons-nous aussi de cette simplification.
Ce je en effet, non seulement le romancier lui accorde tels quels
toute une nature, tout un tempŽrament, lÕappartenance ˆ une classe
sociale bien dŽfinie, lÕengagement dans toutes sortes dÕincidents et
dÕexpŽriences, sous forme directe ou transposŽe, peu importe, de sa
propre vie ; mais surtout Ñ on a trop peu insistŽ sur ce point Ñ
il mŽnage beaucoup dÕombre. En somme, rien de ce qui touche ˆ
lÕhomme nÕest niŽ quand il sÕagit du Protagoniste ; le Romancier se
contente dÕobserver le silence, et un silence est toujours ambigu :
la m•re est peut-•tre israŽlite ; le p•re est peut-•tre mŽdecin ; leur
fils a peut-•tre frŽquentŽ la Sorbonne et lÕEcole des Sciences Poli-
tiques ; il a peut-•tre un fr•re. (Mais ici, on se demandera si, en
crŽant Robert de Saint-Loup, le romancier nÕa pas voulu couvrir
lÕassassinat commis sur la personne de son fr•re Robert Proust.) 21
Et, au fond, nÕest-il pas (peut-•tre) homosexuel ? Ici, le lecteur
regimbe ˆ bon droit, car si la crŽation de Saint-Loup nÕest pas
nŽcessairement destinŽe ˆ oblitŽrer le visage dÕun fr•re cadet usur-
pateur de lÕaffection maternelle, il est certain que les jeunes filles
en fleurs transposent en les niant les souvenirs le lÕinverti. 22 A part

18
BrŽe, Du Temps perduÉ, p. 15.
19
AndrŽ Maurois, prŽface ˆ Jean Santeuil (Paris : Gallimard, [1952]),
p. 10. Voir aussi Germaine BrŽe, Ç Les Manuscrits de Proust È, French Review,
XXXVII, n¼ 2 (December 1963), 185.
20 BrŽe, Du Temps perduÉ, p. 15.
21 Voir E. Jones, Ç Marcel Proust et son fr•re È, Bulletin de la SociŽtŽ des

Amis de Marcel Proust, n¼ 12 (1962), 503-521.


22 Mais lÕimpossibilitŽ m•me o• se trouve le lecteur dÕattribuer au HŽros

des mÏurs sodomites nÕest-elle pas le signe dÕune Žtroite connivence entre
lÕhomme et la crŽature du Romancier ? Si lÕauteur veut rassurer le lecteur
quant ˆ son HŽros, nÕest-ce pas prŽcisŽment parce quÕun aveu sur celui-ci
serait aussi un aveu sur celui-lˆ ? Ainsi se trouve paradoxalement rŽintroduite
la confession. Quant ˆ ses origines juives, Proust aurait volontiers procŽdŽ ˆ
Ñ 14 Ñ

ce dernier point, le romancier nous laisse libres de rŽpondre par


oui ou par non ˆ toutes nos questions.
Ce Proust dŽcantŽ quÕest le Protagoniste ne bŽnŽficie dÕaucune
de ces additions empruntŽes ˆ dÕautres mod•les qui caractŽrisent les
autres personnages : on a reconnu chez Charlus, Albertine, Saint-
Loup et Swann, m•lŽes ˆ des traits provenant de Marcel Proust, des
rŽactions, des manies, des particularitŽs empruntŽes ˆ Montesquiou,
Agostinelli, FŽnelon, Boni de Castellane, Charles Haas etc. Ç Toute
une partie de lÕexpŽrience de Proust, Žcrit Germaine BrŽe, dŽpasse
son narrateur et va sÕincarner dans dÕinnombrables autres person-
nages. È 23 Mais cet apport de Marcel Proust va sÕy m•ler ˆ celui de
tel et tel quÕil a frŽquentŽs ; le fleuve du je sourd dÕun seul point. 24
CÕest donc surtout par occultation du vrai moi que le romancier
crŽe son moi apocryphe, non par invention, mensonge ou emprunt. 25
Et lÕon songe ˆ Ç cette sorte de pan lumineux, dŽcoupŽ au milieu
dÕindistinctes tŽn•bres, pareil ˆ ceux que lÕembrasement dÕun feu de
Bengale ou quelque projection Žlectrique Žclairent et sectionnent
dans un Ždifice dont les autres parties restent plongŽes dans la
nuit È (I, 43).
Il est d•s lors tentant de supposer, en lÕabsence de tout interdit
explicite dans le texte du roman, que toute la zone obscure du
Protagoniste recouvre la biographie et la personne de Marcel Proust.
DÕautant plus que le romancier lui-m•me ˆ lÕoccasion ira puiser dans
cette rŽserve (qui cumule ici ses deux sens : Ç silence È et Ç richesse
disponible È) pour attribuer au HŽros tel dŽtail dont il nÕest par
ailleurs jamais fait mention : premi•re communion (II, 517) ; le•on
de gymnastique (I, 414) ; le•on de danse (II, 368) ; sŽance de nata-
tion aux bains Deligny (III, 653) ; frŽquentation du coll•ge (I, 405 ;
II, 128 et 699) ; voyage en Allemagne (I, 718) ; voyage en Hollande
(II, 523) ; petit r™le dans une comŽdie de salon (II, 368) ; service
militaire (II, 327 et III, 808).

semblable maquillage, si joindre aux caricatures de Bloch et de Nissim Ber-


nard la transposition dÕune m•re juive en m•re catholique nÕavait ŽtŽ, aux
yeux de Proust, profaner le souvenir de la dŽfunte (restŽe fid•le ˆ sa religion).
Aussi se contente-t-il de ne pas souligner les convictions religieuses de la
m•re et de la grand-m•re. A Combray, elles vont ˆ la messe ; mais au chevet
de la grand-m•re mourante, ni pr•tre ni rabbin ne fera son apparition.
23 Du Temps perduÉ, p. 14.
24 Notons toutefois, comme nous le fait remarquer Germaine BrŽe, que

dans lÕincident de lÕadieu aux aubŽpines (I, 145), Proust utilise une attitude
qui fut celle de son fr•re Robert dans lÕŽpisode du chevreau (Contre Sainte-
Beuve, pp. 292-295).
25 CÕest assez tard que Proust sÕest dŽcidŽ ˆ ces soustractions. Germaine

BrŽe nous signale que les manuscrits dŽposŽs ˆ la Biblioth•que Nationale


font une grande place au voyage en Hollande et les textes publiŽs sous le
titre de Jean Santeuil mettent aussi en sc•ne le fr•re Robert.
Ñ 15 Ñ

Quel est le sens de cet estompement ? La direction dans laquelle


il convient dÕorienter nos rŽflexions nous para”t celle indiquŽe par
Sartre :
Il faut remarquer, en effet, que le caract•re nÕa dÕexistence
distincte quÕˆ titre dÕobjet de connaissance pour autrui. La cons-
cience ne conna”t point son caract•re Ñ ˆ moins de se dŽterminer
rŽflexivement ˆ partir du point de vue de lÕautre Ñ elle lÕexiste
[sic] en pure indistinction, non thŽmatiquement et non thŽtiquement,
dans lÕŽpreuve quÕelle fait de sa propre contingence et dans la
nŽantisation par quoi elle reconna”t et dŽpasse sa facticitŽ. CÕest
pourquoi la pure description introspective de soi ne livre aucun
caract•re : le hŽros de Proust Ç nÕa pas È de caract•re directement
saisissable ; il se livre dÕabord, en tant quÕil est conscient de lui-
m•me, comme un ensemble de rŽactions gŽnŽrales et communes ˆ
tous les hommes (Ç mŽcanismes È de la passion, des Žmotions,
ordre dÕapparition des souvenirs, etc.) o• chacun peut se recon-
na”tre : cÕest que ces rŽactions appartiennent ˆ la nature gŽnŽrale
du psychique. Si nous arrivons (comme lÕa tentŽ Abraham dans son
livre sur Proust) ˆ dŽterminer le caract•re du hŽros proustien (ˆ
propos par exemple de sa faiblesse, de sa passivitŽ, de la liaison
singuli•re chez lui de lÕamour et de lÕargent), cÕest que nous inter-
prŽtons les donnŽes brutes : nous prenons sur elles un point de vue
extŽrieur, nous les comparons et nous tentons dÕen dŽgager des
relations permanentes et objectives. Mais ceci nŽcessite un recul :
tant que le lecteur, suivant lÕoptique gŽnŽrale de la lecture, sÕiden-
tifie au hŽros de roman, le caract•re de Ç Marcel È lui Žchappe ;
mieux, il nÕexiste pas ˆ ce niveau. Il nÕappara”t que si je brise la
complicitŽ qui mÕunit ˆ lÕŽcrivain, que si je consid•re le livre non
plus comme un confident, mais comme une confidence, mieux
encore : comme un document. Ce caract•re nÕexiste donc que sur
le plan du pour-autrui. 26
Si le je est incomplet, cÕest donc, aux termes de lÕanalyse
sartrienne, parce que nous nÕexistons totalement que gr‰ce ˆ autrui,
alors que le HŽros est installŽ dans la pure subjectivitŽ.
Si nous poursuivons dans le sens indiquŽ par Sartre, nous serons
amenŽ ˆ nous demander en quoi ses remarques ne sont pas appli-
cables au je de nÕimporte quel roman Žcrit ˆ la premi•re personne.
Car ce je, outre ce quÕil prŽsente de commun avec celui dÕAdolphe
ou de lÕEtranger, par exemple, poss•de son secret propre, qui se
rŽvŽlerait rŽfractaire ˆ lÕanalyse dont les personnages de Benjamin
Constant et de Camus seraient justiciables, et cÕest ce secret qui en

26 Jean-Paul Sartre, LÕEtre et le NŽant (Paris : Gallimard, 1943), p. 416.

CÕest Sartre qui souligne.


Ñ 16 Ñ

fait lÕillustration r•vŽe des thŽories sur le pour-soi et le pour-autrui.


Le Protagoniste de La Recherche Žchappe comme Meursault et
Adolphe ˆ la connaissance objective (pour la m•me raison, celle
dÕ•tre Ç je È) ; mais il se prŽsente en plus comme un cas dÕesp•ce.
Il y a cette zone dÕombre dont nous avons parlŽ plus haut, dans
laquelle se dissimule tout un pan de la nature du Protagoniste. Et
cette zone, m•me si elle nous Žtait rŽvŽlŽe, le vŽritable secret du je
proustien ne serait pas entamŽ pour autant, car il y a lÕautre c™tŽ
de la lune, que lÕexposition la plus favorable ˆ la lumi•re solaire ne
rŽv•le jamais. CÕest de ce c™tŽ que se tiennent la voix, le visage et
le nom du Protagoniste.
Le HŽros ne laisse pas entendre sa voix. Celle quÕentend Picon
(Ç un moiÉ que nous reconnaissons ˆ son timbre de voix È) est celle,
non du HŽros, mais du Narrateur, lequel lÕemprunte ˆ lÕEcrivain. Et
aux dires de Paul Morand, la phrase Žcrite de Proust ressemble
Žtonnamment ˆ sa phrase parlŽe. 27 Imagine-t-on Proust inventant
apr•s La Recherche une autre voix, comme lÕa fait Camus avec La
Chute apr•s LÕEtranger, comme a essayŽ de le faire lÕauteur de
LÕImmoraliste avec La Symphonie pastorale ? Les propos du HŽros
ne sont pas transcrits comme ceux de Charlus, de Bloch ou de Mme
Verdurin. Quand le Narrateur par exception rapporte en discours
direct les paroles de ce HŽros, cÕest bri•vement et de fa•on incolore. 28
Sous quels traits pouvons-nous imaginer le HŽros ? A part une
description faite par CŽleste (II, 846-848), nous nÕavons aucune
indication sur son apparence physique. Est-il grand ou petit ? noir
ou blond ? myope ou presbyte ?
Quant ˆ son nom, il semble protŽgŽ dÕun interdit aussi sŽv•re
que celui qui frappe le nom de JŽhovah. Avoir un nom, cÕest •tre
pour autrui cet objet quÕautrui est pour nous ; dans une certaine
mesure, cÕest •tre le Vendredi de quelque Robinson et perdre la
ma”trise de son propre ”lot. La mention m•me voilŽe du nom du
Protagoniste est plus dÕune fois associŽe ˆ lÕidŽe dÕun danger : il
est dŽformŽ par les employŽs italiens (III, 641), hurlŽ par lÕaboyeur
qui va ameuter contre le roturier les larbins des Guermantes (II, 637),

27 Interview de Paul Morand dans Ç Proust tel que je lÕai connu È, film

rŽalisŽ par Roger StŽphane et Roland Darbois pour la tŽlŽvision.


28 Il y a bien les conversations avec Albertine, mais ce sont sans doute

des additions tardives. Voici, extrait de Combray, lÕexemple dÕune conversation


ˆ laquelle le HŽros prend part : Ç É Je nÕosai pas accepter, mais posai ˆ
Swann des questions sur Bergotte. ÔEst-ce que vous pourriez me dire quel est
lÕacteur quÕil prŽf•re ? Ñ LÕacteur, je ne sais pas. Mais je sais quÕil nÕŽgale
aucun artiste homme ˆ la Berma. LÕavez-vous entendue ? Ñ Non monsieur,
mes parents ne me permettent pas dÕaller au thŽ‰tre.Õ È (I, 97).
Ñ 17 Ñ

marquŽ dŽjˆ du sceau de la mort par les domestiques parlant du


Ç p•re untel È :
Ils avaient chuchotŽ mon nom, et m•me Ç dans leur langage È
raconta une dame, elle les avait entendus dire : Ç Voilˆ le p•re È
(cette expression Žtait suivie de mon nom) ; et, comme je nÕavais
pas dÕenfant, elle ne pouvait se rapporter quÕˆ lÕ‰ge.
III, 920

CÕest gr‰ce aux noms, ne lÕoublions pas, que le HŽros crŽera une
Žglise de Balbec, une Oriane, un milieu Guermantes dŽpossŽdŽs de
leur droit dÕ•tre le Balbec, lÕOriane, le milieu Guermantes quÕils sont,
et remplacŽs par des sŽcrŽtions internes du moi de ce HŽros, jusquÕau
moment o• la confrontation entre le r•ve et la rŽalitŽ provoquera les
dŽsillusions que lÕon sait.
Si je nÕa pas de nom et quÕen revanche les villes et les •tres
sont avant tout leur nom, cÕest que le rapport que ce je entretient
avec autrui nÕest pas rŽciproque. Le HŽros est un possesseur dÕautrui
qui ne comprend pas quÕaimer, cÕest autant donner que recevoir, et
qui con•oit en consŽquence lÕamour sur le mode dÕun avoir. Si notre
analyse est exacte, lÕanonymat tendrait donc ˆ consacrer la prŽŽmi-
nence du HŽros sur lÕautre ; lÕabsence de nom (et cette absence
rŽsume celle du visage et de la voix) lui accorderait de droit
la situation de fait quÕil rŽalise exceptionnellement quand il regarde
Albertine dormir, situation menacŽe d•s que la jeune fille se rŽveille,
quÕelle porte sur lui le regard qui fera dÕelle lÕŽgale du HŽros Ñ et
cÕest prŽcisŽment ˆ ce moment que ce HŽros va devenir Ç Marcel È :
LÕhŽsitation du rŽveil, rŽvŽlŽe par son silence, ne lÕŽtait pas par
son regard. Elle retrouvait la parole, elle disait : Ç Mon È ou
Ç Mon chŽri È suivis lÕun ou lÕautre de mon nom de bapt•me, ce
qui en donnant au narrateur le m•me prŽnom quÕˆ lÕauteur de ce
livre, ežt fait Ç Mon Marcel È, Ç Mon chŽri Marcel. È
III, 75
Elle entrÕouvrait les yeux, me disait dÕun air ŽtonnŽ Ñ et en effet
cÕŽtait dŽjˆ la nuit Ñ Ç Mais o• tu vas comme cela Marcel È, puis
se rendormait. 29

Mais il y a une autre interprŽtation exactement opposŽe, qui


prend pour point de dŽpart les m•mes faits, et notamment ce m•me
Žpisode Ç La regarder dormir È. CÕest celle avancŽe par M. Suzuki
dans lÕessai dont nous avons dŽjˆ fait Žtat. Dans un bel exposŽ, qui

29 Brouillons citŽs par Suzuki, p. 74. Dans le texte dŽfinitif, le prŽnom a

ŽtŽ supprimŽ (PlŽiade III, 15).


Ñ 18 Ñ

fait intervenir une connaissance fort sžre des rapports entre la


morale et lÕesthŽtique de Proust, le critique japonais soutient la th•se
suivante : la seule communication possible aux yeux de Proust entre
les autres et moi se fait par lÕart ; ainsi Elstir communique sa mani•re
individuelle de voir par ses toiles. Telle est lÕÏuvre dÕart, paradis
impersonnel o• tout le monde entre librement, et, dans le cas du
roman, centrŽ sur un archŽtype humain, qui est ˆ la fois Proust et
toute lÕhumanitŽ. LÕabsence de prŽnom ne tŽmoignerait donc pas
dÕune revendication solipsiste, mais au contraire elle serait le signe
dÕun solipsisme tournŽ. 30
Si nous avons bien compris la pensŽe de Suzuki (et celle de
Sartre et de Picon) (et il faut reconna”tre que nous nous trouvons
ici sur un terrain glissant o• le vocabulaire peut masquer de graves
confusions et des distinctions abusives), si nous avons ŽcoutŽ dÕune
oreille juste les rŽsonances en nous du je de La Recherche du Temps
perdu (car il sÕagit avant tout de sÕinterroger ˆ partir dÕune expŽrience
de lecteur pŽniblement intime), nous dirons que lÕintelligente dŽmons-
tration que nous venons de rŽsumer fort maladroitement ne prŽvaut
pas contre lÕimpression dominante dÕun je sui generis fort diffŽrent
de celui de chacun de nous ; lÕhumanitŽ gŽnŽrale de ce je nÕest
pas niable Ñ comme nÕest pas niable celle de tel maire de Bordeaux
contemporain de Henri III Ñ mais elle sÕŽtablit tant™t parce que
ce je est saisi au niveau de la pure subjectivitŽ, et tant™t par le biais
dÕun nous et dÕautres procŽdŽs quÕil faudra mettre en lumi•re.

30
Ga‘tan Picon a repris cette idŽe ; il parle dÕun ego transcendantal :
Ç En fait, le je proustien est un je impersonnel. Car le moi que cette Ïuvre
met en sc•ne, et qui lÕemplit, en effet, comme lÕeau emplit la vasque, nÕest
nullement (si lÕon y prend garde) lÕŽtroit sillage dÕune vie, et les Žchos quÕune
conscience personnelle en recueille, mais un miroir du monde aussi clair et
vaste que possible Ñ miroir dont le cadre est sans doute celui dÕune conscience
personnelle mais dÕune conscience visant le monde, travaillant ˆ se distendre
jusquÕˆ lÕŽgaler. È LÕUsage de la Lecture. III. Lecture de Proust (Paris : Mer-
cure de France, 1963), pp. 29-30. Notons que notre citation ne montre pas
que Picon reconna”t Žgalement le je biographique de Proust. Il faudrait
situer Picon en un point o• de fa•on subtile sÕop•re la synth•se entre les
vues de Suzuki et celles dÕun Spitzer ou dÕun Cattaui.
Pour rendre compte de la raretŽ des renseignements fournis sur la personne
physique du Protagoniste, Kolb invoque le caract•re particulier de lÕexpŽrience
que nous avons de notre propre •tre : Ç É when we look about us, unless
we use a mirror, the visual impression we receive will necessarily exclude our
own image. È (CÕest en somme ce que dit Sartre). Kolb montre dÕautre part
que lÕabsence de participation du je aux incidents quÕil rapporte est due ˆ
une certaine ressemblance entre le je et Marcel Proust, Ç a semi-invalid who
led a sedentary life È. Mais la th•se la plus plausible aux yeux de Kolb comme
aux yeux de Suzuki, est celle du propos dŽlibŽrŽ de Proust, dŽsireux de per-
mettre ˆ tout lecteur de sÕidentifier avec le je : Ç It is evident that the less
we know of his physical characteristics, the easier it is for us to imagine
ourselves in his place. È Voir Ç ProustÕs Protagonist as ÔBeaconÕ È, p. 40.
Ñ 19 Ñ

Le Protagoniste nous appara”t donc comme une crŽation fictive,


mais qui diff•re des autres personnages fictifs du roman en ce quÕil
est obtenu ˆ partir de Marcel Proust seulement alors que Swann par
exemple, esp•ce de Proust dŽpossŽdŽ lui aussi de bien des traits de
son crŽateur, est enrichi de toutes sortes de notations empruntŽes
ailleurs. DŽpossŽdŽ du visage, de la voix, du nom de Marcel Proust,
le Protagoniste est maintenu dans cette nuditŽ ontologique, non
pour devenir aux yeux de tous les lecteurs un Everyman pareil ˆ celui
de la moralitŽ anglaise, mais pour •tre saisi au niveau de la subjec-
tivitŽ et rŽaliser ainsi le r•ve solipsiste de son auteur.
Ni Jean-Jacques de nouvelles Confessions, ni Adolphe dÕun
nouveau rŽcit ˆ la premi•re personne, ni moi indirect semblable ˆ
celui qui sÕexprime par la voix de Madame Bovary, ni encore
Ç je-autre È dont il est question dans la cŽl•bre phrase de Rimbaud,
le Protagoniste de La Recherche est, depuis quÕil y a des hommes,
et qui Žcrivent des romans, la formule la plus subtile et la plus
originale dÕun personnage de fiction.
Le HŽros appara”t ˆ son tour sous deux modalitŽs : celle de
je et celle de nous. Notre premier chapitre sera consacrŽ au jeu qui
sÕŽtablit entre ces deux voix, de tonalitŽs fort dissemblables.
Une lecture attentive de Combray rŽv•le un relais entre le Narra-
teur chargŽ du rŽcit et le HŽros effectivement prŽsent dans la petite
ville : le Narrateur nous rapporte les souvenirs qui occupaient les
nuits de lÕinsomniaque quÕil avait ŽtŽ nagu•re et aux yeux duquel
Ç la vie dÕautrefois, ˆ Combray, ˆ Balbec, ˆ Paris, ˆ Donci•res, ˆ
Venise, ailleurs encore È (I, 9) appartenait ˆ un passŽ dŽjˆ lointain.
Nous avons donc affaire ˆ un je, qui se souvient dÕun je, lequel se
remŽmore ˆ son tour un je plus ancien encore. Nous appellerons
Sujet IntermŽdiaire lÕhypostase dÕun moment quÕon pourrait ˆ son
grŽ rapporter ˆ une forme antŽrieure du Narrateur, ou, au contraire,
ˆ celle dÕun HŽros vieilli.
HŽros-je, HŽros-nous, Sujet IntermŽdiaire, Narrateur : telles sont
les voix que nous entendons dans le rŽcit. On pourrait sÕen tenir lˆ
si A la Recherche du Temps perdu nÕŽtait pas une Ïuvre roma-
nesque et une Ïuvre Žcrite. Îuvre romanesque : en dŽpit de ses
ŽlŽments autobiographique, le rŽcit est une fiction, cÕest-ˆ-dire quÕil
dŽsigne hors de lui-m•me, de par sa seule existence, celle dÕun dieu
crŽateur de monde, douŽ de libertŽ, dÕomniscience, de toute-puis-
sance : un Romancier. Îuvre Žcrite : cet univers nÕest pas un rŽcit
cinŽmatographique, ni une prŽsentation dramatique destinŽe ˆ •tre
jouŽe ; il se prŽsente sous lÕesp•ce dÕune texture verbale, due ˆ un
artiste du langage, ayant ses moyens et ses fins propres, quÕil est
Ñ 20 Ñ

souvent utile et possible de distinguer des fins et des moyens dÕun


narrateur que ne guiderait aucun souci littŽraire. Nous appellerons
lÕEcrivain cet artiste quand il sera possible dÕisoler sans artifice sa
voix. AssurŽment, lÕEcrivain est, plus constamment quÕaucune des
autres instances, prŽsent dans chaque ligne de A la Recherche du
Temps perdu ; ce nÕest pas cette prŽsence-lˆ que notre travail,
nÕayant pas pour objet le style, doit dŽceler. LÕEcrivain retiendra
notre attention dans la mesure o• sa prŽsence se manifeste par un
Žclairage particulier, une optique qui nÕest pas celle du Narrateur ni
du Romancier. Faut-il rattacher ˆ cette optique celle de la Ç rŽvŽ-
lation È dont parle Germaine BrŽe, perspective dans laquelle la vie
se prŽsente dans son unicitŽ et sa valeur, en dŽpit du pessimisme des
lois formulŽes par le Narrateur et des jugements portŽs par le
HŽros ? Cet optimisme, dÕapr•s Germaine BrŽe, ne rŽsulterait pas
dÕune rŽfutation logique de ces lois, mais dÕune affirmation immŽdiate
de la qualitŽ de la vie per•ue enfin par lÕintuition esthŽtique et
communiquŽe au lecteur par des moyens qui transcendent les juge-
ments intellectuels. LÕexpŽrience subjective de la vie transcenderait
donc les jugements objectifs que nous formulons sur lÕexistence. 31
Nous en aurions fini avec ce je protŽiforme, si nous nÕavions pas
lÕoccasion de rencontrer au cours de notre lecture un •tre qui vient
ˆ nous le visage dŽcouvert. Il ne sÕagit plus dans ces cas dÕune
personne qui nous parle en quelque sorte le dos tournŽ (comme le
Protagoniste) ni de cette prŽsence devinŽe plut™t quÕaffirmŽe du
Romancier et de lÕEcrivain. Nous avons affaire ˆ quelquÕun qui nous
regarde. Nous appellerons Signataire ce personnage que Marcel
Proust nous invite ˆ confondre avec lui-m•me, sans quÕil soit toujours,
de fa•on vŽrifiable et certaine, le Marcel Proust historique. Le mot
Ç signataire È Žvoque pour nous la responsabilitŽ assumŽe (Ç cÕest
bien moi, Marcel Proust, qui vous parle dans ce roman È) tout en
maintenant la possibilitŽ dÕun acte de duplicitŽ : on peut imiter une
signature, ou apposer son nom sous un texte Žcrit par autrui.

31 J.M. Cocking a rendu compte de la traduction anglaise de lÕouvrage

de Germaine BrŽe dans The Modern Language Review, LVI, n¼ 1 (January


1961), pp. 117-120. Il oppose ˆ cette vue lÕobjection que voici : Ç the general
truth it reflects [lÕidŽe dÕune rŽvŽlation distincte des jugements du Narrateur]
is that the subjective experience of living does Ñ as a matter of experience Ñ
transcend the ÔobjectiveÕ judgements we make about it ; but this is not necessa-
rily what Proust set out to demonstrate. The evidence suggests rather that
although Proust meant to show us that the young MarcelÕs judgements were
naive and false he was quite serious about the validity of the older MarcelÕs
ÔlawsÕ È (p. 118).
Mais Ç transcender È signifie-t-il Ç remplacer È ? Nous avons tous connu
de ces pessimistes que leur philosophie professŽe (et sinc•rement tenue) nÕem-
p•chait pas de respirer le bonheur. Proust nous para”t •tre un de ces hommes.
Ñ 21 Ñ

Le Signataire se montre comme Auteur et comme Homme. Il est


difficile de ne pas dire un mot de cette distinction, que tout le
monde a prŽsente ˆ lÕesprit depuis la publication de Contre Sainte-
Beuve. Elle avait ŽtŽ formulŽe d•s 1937 par un critique allemand,
Eugen Winkler :
Avec Proust, le subjectivisme prend un tour particulier. La
conscience esthŽtique sÕhypostasie et divorce dÕavec le je personnel
et, dÕun point situŽ en dehors ou au-dessus de la personne,
assume seule la responsabilitŽ face au lecteur. Une seule question
est lŽgitime en face de lÕÏuvre de Proust : avons-nous affaire
ˆ un artiste ? LÕabsolutisme de lÕartiste Proust ne tol•re aucune
mise en question des Žventuelles insuffisances de sa personne
(nous songeons ˆ sa foi ou son incroyance, ˆ ses opinions) ; il ne
tol•re pas non plus les objections que lÕon pourrait adresser ˆ la
mati•re du roman en tant que mati•re. Il ne faut pas confondre
le Proust qui a vŽcu de 1871 ˆ 1922 et dont les gožts Žtaient aussi
regrettables que ridicules, avec le Proust qui Žcrit. 32

Cette distinction fait aussi le th•me dÕintŽressants dŽveloppements


dans lÕessai de Martin-Chauffier. Mais chez ces deux critiques, il
sÕagit des rapports entre le moi crŽateur et le moi quotidien dÕun
Marcel Proust qui se tient en dehors de son Ïuvre. Nous avons ˆ
lÕesprit lÕAuteur et lÕHomme restŽs immanents ˆ lÕÏuvre, bien quÕayant
renoncŽ aux masques du Protagoniste, aux faux-fuyants ou ˆ la
rŽserve de lÕEcrivain et du Romancier. CÕest Germaine BrŽe qui a,
la premi•re, montrŽ lÕimportance de cet ŽlŽment dans le texte m•me
de La Recherche.
On peut sÕŽtonner que lÕopposition entre un moi profond et un
moi banal, si essentielle aux yeux de Marcel Proust nÕintervienne pas
dans la structure du Protagoniste. Pourquoi ne voyons-nous jamais
dans la personne du HŽros ou du Narrateur dÕopposition entre ces
deux couches dÕ•tre observables chez Bergotte, Vinteuil, Elstir,
Chateaubriand (par le biais des souvenirs ŽvoquŽs par Mme de
Villeparisis) et Cottard (car cet imbŽcile, qui est un grand mŽdecin,
bŽnŽficie lui aussi de cette distinction) ? Elle sÕy trouve, mais lÕoppo-
sition nÕest pas dans lÕ•tre, elle se dŽveloppe dialectiquement dans
le temps. Vinteuil est encore une vieille b•te apr•s avoir composŽ la
sonate, Cottard est gŽnial le matin au chevet dÕun patient et ridicule
le soir chez Mme Verdurin. Le Protagoniste est dÕabord un mondain
oisif et paresseux, qui cache en lui un futur grand Žcrivain. Chez le
Protagoniste, lÕopposition entre le moi superficiel et le moi crŽateur

32 Eugen Winkler, Gestalten und Probleme (Leipzig, 1937), pp. 271-273.

CÕest nous qui traduisons.


Ñ 22 Ñ

recouvre donc lÕopposition entre le HŽros et le Narrateur. Il faut


bien reconna”tre toutefois une certaine coquetterie qui a amenŽ
Proust ˆ exempter son HŽros de dŽfauts par trop antipathiques : le
je nÕest jamais le causeur vulgaire quÕil nous est donnŽ dÕŽcouter en
la personne de Tiche ; sans doute est-il incroyable aux yeux du duc
de Guermantes que le jeune homme ait publiŽ un article dans les
colonnes du Figaro, mais cÕest sur le duc que retombe le ridicule ;
alors que Balzac et Baudelaire se seraient montrŽs mŽdiocres aux
yeux de Sainte-Beuve par leur conversation, lÕami de Saint-Loup
trouve lÕoccasion de briller devant les jeunes officiers de Donci•res
(II, 106-107) ; les fautes dont lÕenfant se rend coupable sont impu-
tables ˆ sa nervositŽ, or les nerveux appartiennent ˆ Ç cette famille
magnifique et lamentable qui est le sel de la terre È (II, 305), et sa
sensibilitŽ anormale nÕest ainsi que la ran•on du gŽnie. Le HŽros
nÕest quÕun jeune homme fort douŽ qui perd son temps parce que
sa vocation ne lui a pas encore ŽtŽ rŽvŽlŽe.
HŽros-je, HŽros-nous, Sujet IntermŽdiaire, Narrateur, Ecrivain,
Romancier et Signataire : en voilˆ assez pour saisir le funambule
avec le moins dÕambigu•tŽ possible. Il ne sÕagit pas, rŽpŽtons-le, de
compter combien de personnes peuvent danser sur la pointe dÕaiguille
du je. Dans un certain sens, toutes les instances que nous nous
effor•ons de distinguer communient par une union hypostatique dans
chaque phrase de lÕÏuvre. Mais une lecture minutieuse permet parfois
de discerner dans le chÏur une voix dominante, de la qualifier, de
la louer. 33

33 Avant de traiter ex cathedra de chacune des formes du je, nous serons

souvent obligŽ de les faire intervenir prŽmaturŽment dans nos commentaires.


Nous avons sacrifiŽ un idŽal dÕordre abstrait ˆ lÕintŽr•t que pouvait prŽsenter
telle remarque faite en marge de notre exposŽ.
PREMIéRE PARTIE

LA DISSIMULATION
OU LE PROTAGONISTE
CHAPITRE PREMIER

LE HƒROS

On sait que le HŽros de La Recherche du Temps perdu est un


•tre solitaire, m•me au milieu de la compagnie, m•me dans la joie
de lÕamour. Le caract•re problŽmatique des rapports entre les •tres
humains, les risques de malentendus et le caract•re stŽrile de la
conversation et de lÕamitiŽ ont ŽtŽ bien mis en lumi•re par la critique.
On a reconnu dans la solitude imposŽe ou recherchŽe un th•me
essentiel de la conception proustienne de lÕexistence. Chaque homme
poss•de sa propre vision du monde, par suite chacun est liŽ ˆ un
monde diffŽrent, telle est lÕŽvidente le•on qui se dŽgage de lÕÏuvre
de Marcel Proust.
Cette constation tend ˆ masquer un fait aussi vrai : cÕest que
peu de romanciers ont traitŽ avec autant de bonheur les phŽnom•nes
de rŽaction collective o• un je se solidarise avec ses semblables pour
jouir du sentiment dÕappartenir ˆ nous. Le dŽveloppement consacrŽ
ˆ lÕeffet du froid sur les clients et le personnel dÕun restaurant
(II, 402) par exemple, pourrait fournir mati•re ˆ des rŽflexions sur
un c™tŽ unanimiste de La Recherche du Temps perdu. Sans aller
jusque lˆ, on est certainement fondŽ ˆ parler dÕun HŽros-nous, qui
nÕest pas le nous illusoire de lÕamitiŽ et de lÕamour, et dont lÕappa-
rition intermittente offre ˆ Proust des possibilitŽs dont il a tirŽ le
meilleur parti.
Ce nous appara”t d•s le rŽcit du drame mettant aux prises lÕenfant
et la vieille servante chargŽe de porter ˆ la m•re un mot de celui-ci :
Elle possŽdaitÉ un code impŽrieux, abondant, subtil et intran-
sigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui
donnait lÕapparence de ces lois antiques qui, ˆ c™tŽ de prescriptions
fŽroces comme de massacrer les enfants ˆ la mamelle, dŽfendent
avec une dŽlicatesse exagŽrŽe de faire bouillir le chevreau dans le
lait de sa m•re, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse).
Ce code, si lÕon en jugeait par lÕent•tement soudain quÕelle mettait
ˆ ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions,
semblait avoir prŽvuÉ des raffinements mondains tels que rien
Ñ 26 Ñ

dans sa vie de domestique de village nÕavait pu les lui suggŽrer ;


et lÕon Žtait obligŽ de se dire quÕil y avait en elle un passŽ fran•ais
tr•s ancien, noble et mal compris, comme dans ces citŽs manufac-
turi•res o• de vieux h™tels tŽmoignent quÕil y eut jadis une vie de
cour et o• les ouvriers dÕune usine de produits chimiques travail-
lent au milieu de dŽlicates sculpturesÉ
I, 28-29

Le HŽros qui bl‰me chez la servante les distinctions Ç insaisis-


sables ou oiseuses È, cÕest Žvidemment lÕenfant rŽvoltŽ par lÕiniquitŽ
du code qui le prive du baiser maternel. Il parle en son nom
personnel, bien quÕaucun pronom ne lÕindique exactement : Ç Elle
possŽdaitÉ un codeÉ ce qui lui donnait lÕapparence de ces loisÉ È
Mais la phrase qui suit fait intervenir la premi•re personne du pluriel
(ou son Žquivalent on) : Ç si lÕon en jugeaitÉ certaines commissions
que nous lui donnionsÉ on Žtait obligŽ de se direÉ È Le HŽros
abandonne ici la premi•re personne du singulier pour se fondre
dans la collectivitŽ de la famille. Devenu membre ˆ part enti•re de
la famille, il nÕa plus rien ˆ voir avec le sujet anxieux qui attend
le baiser maternel. Le contact de sympathie avec lÕenfant est fort
compromis. On remarque la diffŽrence de ton : les Ç distinctions
insaisissables ou oiseuses È, la Ç dŽlicatesse exagŽrŽe È sont devenues
Ç des raffinements mondains È. Il y a en elle un passŽ Ç mal com-
pris È. Par qui ? Notamment par le HŽros-je qui, il y a un moment,
avait eu licence de sÕexprimer. La pauvre servante nÕappara”t plus sur
un fond dÕantiquitŽ juda•que, avec son mŽlange de sauvagerie et de
civilisation, mais Ñ gr‰ce aux dŽlicates sculptures qui reprŽsentent
le miracle de Saint ThŽophile ou les quatre fils Aymon Ñ sur un
fond mŽdiŽval, plus proche, plus humain, plus fran•ais. Voilˆ la
barbare transformŽe en belle statue et rachetŽe ˆ nos yeux. Nous
avons rompu avec lÕenfant. Le HŽros dont il sÕagit ici est ˆ lÕunisson
des autres personnages, ces adultes qui, moins menacŽs et plus mžrs
que lÕenfant, sont capables dÕun effort de comprŽhension vis-ˆ-vis
de Fran•oise. Ceux-ci peuvent raisonner et se rendre ˆ lÕŽvidence :
Ç on Žtait obligŽ de se direÉ È Le verbe ˆ lÕimparfait attribue le point
de vue sur Fran•oise aux contemporains des ŽvŽnements rapportŽs,
cÕest-ˆ-dire aux proches de lÕenfant. CÕest le point de vue de toute
la famille qui se refl•te ici. LÕenfant nÕen est dÕailleurs pas exclu,
au contraire. Le pronom on, ˆ la diffŽrence de ce qui se passait dans
les premi•res pages de Combray (Ç On avait bien inventŽ, les jours
o• on me trouvait lÕair trop malheureuxÉ È) est ici synonyme de
nous ; et ce nous englobe la personne du petit gar•on : Ç les commis-
sions que nous lui donnions È. Mais lÕenfant nÕest inclus dans ce nous
que dans la mesure o• il consent ˆ se vieillir et ˆ Žpouser la fa•on
Ñ 27 Ñ

de voir de ses parents. Aussi le nous nÕa-t-il quÕune existence provi-


soire. Le climat de poŽsie crŽŽ par la substitution de lÕimage de passŽ
fran•ais tr•s ancien ˆ lÕŽvocation des lois antiques est bient™t dissipŽ.
Revoici lÕenfant, et avec lui, lÕangoisse et lÕhostilitŽ latente vis-ˆ-vis
de Fran•oise :
É LÕarticle du code ˆ cause duquel il Žtait peu probable queÉ
Fran•oise all‰t dŽranger maman en prŽsence de M. Swann pour
un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect
quÕelle professait non seulement pour les parentsÉ mais encore pour
lÕŽtrangerÉ, respect qui mÕaurait peut-•tre touchŽ dans un livre
mais qui mÕirritait toujours dans sa bouche, ˆ cause du ton grave
et attendri quÕelle prenait pour en parler, et davantage ce soir o•
le caract•re sacrŽ quÕelle confŽrait au d”ner avait pour effet quÕelle
refuserait dÕen troubler la cŽrŽmonie.
I, 29

Quelles conditions doivent •tre rŽunies pour quÕait lieu ce vieil-


lissement ? Il faut que les membres de la famille se constituent en
clan. Si les personnages conservent leur individualitŽ, le HŽros reste
un •tre sŽparŽ de ses proches par sa sensibilitŽ : Ç Mais le seul
dÕentre nous pour qui la venue de Swann devint lÕobjet dÕune prŽoc-
cupation douloureuse, ce fut moi È (I, 23). Cette phrase qui situe le
HŽros dans son isolement douloureux et apparemment incurable
succ•de ˆ lÕexposŽ de la multiplicitŽ des opinions sur Swann au sein
de la famille. Celle-ci nous est apparue comme dŽsunie : le p•re
trouve absurde lÕidŽe quÕa la m•re de parler ˆ Swann de sa fille ;
les sÏurs de la grand-m•re se proposent de faire Žtat de la mention
de son nom dans le Figaro ; la grand-tante le leur dŽconseille ; la
grand-m•re opine tout haut que Swann a beaucoup de gožt et elle
se heurte ˆ la grand-tante ; le grand-p•re est enchantŽ dÕapprendre
que Swann frŽquente le duc de XÉ et il exprime lÕintention dÕinter-
roger le visiteur ; les sÏurs de la grand-m•re ainsi que la grand-tante,
qui interpr•te ce fait dans un sens dŽfavorable ˆ Swann, estiment
que le grand-p•re sÕintŽresse ˆ des niaiseries. Dans cette famille
dŽsunie, le moi du HŽros retrouve son indŽpendance, cÕest-ˆ-dire sa
solitude. Et dans cet isolement il rencontre lÕautre grand solitaire
du roman : Swann. Le voici seul ˆ seul avec Swann comme il Žtait
seul ˆ seul avec Golo.
Si, au contraire, les membres de la famille sÕunissent pour cons-
tituer un clan, il peut arriver que le je du HŽros se joigne ˆ eux et
le tout deviendra un nous.
Les soirs o•, assis devant la maison sous le grand marronnier,
autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardinÉ
Ñ 28 Ñ

le tintement de la clochette pour les Žtrangers, tout le monde


aussit™t se demandait : Ç Une visite, qui cela peut-il •tre ? È, mais
on savait bien que cela ne pouvait •tre que M. Swann.
I, 14

Nous Žtions tous au jardin quand retentirent les deux coups


hŽsitants de la clochette. On savait que cÕŽtait Swann ; nŽanmoins
tout le monde se regarda dÕun air interrogateur et on envoya ma
grandÕm•re en reconnaissance.
I, 23

Le vocabulaire montre indirectement ce qui fait taire les dis-


sensions intŽrieures et fonde lÕunitŽ : Swann est non seulement un
Žtranger, mais un Ç ennemi È sur les progr•s duquel on attend des
Ç nouvelles È que doit apporter la grand-m•re envoyŽe Ç en Žclaireur È
(I, 14) ou Ç en reconnaissance È (I, 23). Le groupe est donc divisŽ
dans ses opinions sur la personne de Swann, mais non sur lÕattitude
ˆ prendre au moment de son arrivŽe. On voit ce qui chez Proust est
le ferment de lÕunitŽ : cÕest la nŽcessitŽ pour un groupe de se resserrer
en face de lÕŽtranger. LÕexpŽrience douloureuse quÕa faite le jeune
snob roturier et demi-juif quÕŽtait Marcel Proust a dž jouer son r™le
dans la formation de ses idŽes sur ce sujet. Outre lÕennemi extŽrieur,
il faut Žgalement mentionner lÕennemi intŽrieur que constitue le schis-
matique :
Naturellement, toi du moment quÕil sÕagit dÕ•tre dÕun autre avis
que nous, rŽpondit ma grandÕtante qui, sachant que ma grandÕm•re
nÕŽtait jamais du m•me avis quÕelle, et nÕŽtant pas bien sžre que ce
fžt ˆ elle-m•me que nous donnions toujours raison, voulait nous
arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grandÕm•re
contre lesquelles elle t‰chait de nous solidariser de force avec les
siennes.
I, 22 (cÕest Proust qui souligne).

Mais le je contenu dans ce nous est-il vraiment le m•me que celui


qui dit : Ç le seul dÕentre nous pour qui la venue de Swann devint
lÕobjet dÕune prŽoccupation douloureuse, ce fut moi È ? Est-ce la
m•me voix angoissŽe ? Il semble que non. Proust hausse lÕenfant
au niveau de ses proches pour lui faire partager leur humeur, leurs
prŽjugŽs, leur sŽrŽnitŽ devant la nuit tombante : Ç É depuis quÕil
avait fait ce mauvais mariageÉ È (I, 13). Toute la dŽsapprobation
des bien-pensants de Combray se refl•te dans ce simple dŽmonstratif.
Il fait Žcho aux conversations quÕon devine entre Madame Sazerat,
Camus, Vinteuil, peut-•tre aussi le docteur Percepied et, certainement
aux propos qui se sont tenus entre la poire et le fromage ˆ la table
familiale et auxquels il semble que le HŽros ait pris part en dŽpit
Ñ 29 Ñ

de son jeune ‰ge. Tout le th•me de lÕopposition entre le clan et


lÕindividu Ñ th•me essentiel de lÕÏuvre proustienne Ñ se trouve
rŽsumŽ dans cette syllabe ; elle annonce la mŽfiance du petit noyau
pour le flirt dÕOdette, lÕintention que le prince de Guermantes a
peut-•tre de faire expulser un jeune bourgeois, lÕostracisme dont
Charlus sera la victime de la part de Madame Verdurin. Ici ce nÕest
plus par les yeux du HŽros-je que nous regardons ; cÕest toute la
famille rŽunie, voire tout Combray qui est notre tŽmoin.
LÕenfant joue m•me son r™le dans ce clan : voici quÕil va chercher
les sirops. Mais ne nous y trompons pas, cÕest un petit r™le de figu-
rant ; et cÕest surtout un Ç r™le È dans toute lÕacception du terme,
cÕest-ˆ-dire une attitude sans rapport avec la rŽalitŽ. De lÕangoisse
ŽprouvŽe dans la vie rŽelle (celle du je de Combray et celle du je
dÕIlliers) rien ne transpire dans le jeu de lÕacteur. NÕy a-t-il pas dŽjˆ
beaucoup de lÕadulte dans cet enfant ? Si le HŽros parvient ˆ faire
entendre sa voix dans le chÏur de nous, cÕest au pris dÕun certain
vieillissement.
La contre-Žpreuve nous est fournie par le rŽcit des moments o• le
clan perd de son homogŽnŽitŽ et o• lÕenfant recouvre son autonomie,
son angoisse et redevient je. Pendant que la grand-m•re part en
reconnaissance, les proches du HŽros ont un moment de rŽpit qui
leur permet de donner libre cours ˆ leur indŽpendance dÕesprit. Le
grand-p•re conseille ˆ ses deux belles-sÏurs de remercier Swann
pour le vin ; la grand-tante, ennemie des chuchotements, recommande
de parler haut ; le p•re ne pense quÕˆ la mŽtŽorologie ; quant ˆ la
m•re, elle voudrait effacer la peine faite ˆ Swann. Et voici le HŽros
immŽdiatement pris dans le sillage de sa m•re :

Ma m•re pensait quÕun mot dÕelle effacerait toute la peine que


dans notre famille on avait pu faire ˆ Swann depuis son mariage.
Elle trouva le moyen de lÕemmener un peu ˆ lÕŽcart. Mais je la
suivis ; je ne pouvais me dŽcider ˆ la quitter dÕun pas en pensant
que tout ˆ lÕheure il faudrait que je la laisse dans la salle ˆ manger
et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres
soirs la consolation quÕelle v”nt mÕembrasser.
I, 24

Mais il faut prendre son parti des contradictions que peut


prŽsenter une Ïuvre dÕart : un lecteur attentif pourra trouver des
passages qui infirment le caract•re de gŽnŽralitŽ quÕon serait tentŽ
de reconna”tre au principe du clan-nous et du hŽros-je. Voici, dans
le m•me Žpisode, une phrase qui nous montre le HŽros sÕisolant au
sein dÕun clan pourtant parfaitement constituŽ :
Ñ 30 Ñ

Nous nous ass”mes tous autour de la table de fer. JÕaurais voulu


ne pas penser aux heures dÕangoisse que je passerais ce soir seul
dans ma chambre sans pouvoir mÕendormirÉ
I, 24
Les dŽveloppements dont il vient dÕ•tre question nous ont montrŽ
la polaritŽ je-nous associŽe avec le th•me, fondamental chez Proust,
des rapports entre lÕindividu et le groupe. Un recours aux brouillons
de La Recherche du Temps perdu va nous montrer comment le
passage de je ˆ nous fait entrer en jeu tout un syst•me de symboles
et double lÕantinomie individu-groupe de lÕantinomie ŽternitŽ-temps.
Il sÕagit de cet Žpisode o• le HŽros vient de se livrer pour la premi•re
fois ˆ la masturbation :
A ce moment, je sentis comme une tendresse qui mÕentourait.
CÕŽtait lÕodeur du lilas, que dans mon exaltation jÕavais cessŽ de
percevoir et qui venait ˆ moi. Mais une odeur ‰cre, une odeur de
s•ve sÕy m•lait, comme si jÕeusse cassŽ la branche. JÕavais seulement
laissŽ sur la feuille une trace argentŽe et naturelle, comme fait le
fil de la Vierge ou le colima•on. Mais sur cette branche, il mÕappa-
raissait comme le fruit dŽfendu sur lÕarbre du mal. Et comme les
peuples qui donnent ˆ leurs divinitŽs des formes inorganisŽes, ce
fut sous lÕapparence de ce fil dÕargent quÕon pouvait tendre presque
indŽfiniment sans le voir finir, et que je devais tirer de moi-m•me
en allant tout au rebours de ma vie naturelle, que je me reprŽ-
sentai d•s lors pour quelque temps le diable.
CSB, pp. 65-66

Outre la crainte de mourir exprimŽe auparavant, le HŽros Žprouve


le sentiment de sa solitude : enfermŽ dans le cabinet, il croit avoir
transgressŽ lÕordre de la nature et sÕ•tre mis en marge de la sociŽtŽ.
Le diable, ŽvoquŽ dans une comparaison, et la branche cassŽe, o• il
est permis de voir le symbole dÕun contrat rompu, ajoutent sur le
plan de lÕexpression symbolique ˆ ce que la description littŽrale nous
donnait dŽjˆ. Mais le je va se voir rŽintŽgrŽ dans lÕordre :

MalgrŽ cette odeur de branche cassŽe, de linge mouillŽ, ce qui


surnageait, cÕŽtait la tendre odeur des lilas. Elle venait ˆ moi
comme tous les jours, quand jÕallais jouer au parc situŽ hors de
la ville, bien avant m•me dÕavoir aper•u de loin la porte blanche
pr•s de laquelle ils balan•aient, comme des vieilles dames bien
faites et maniŽrŽes, leur taille flexible, leur t•te emplumŽe, lÕodeur
des lilas venait au-devant de nous, nous souhaitait la bienvenue
sur le petit chemin qui longe en contre-haut la rivi•re, lˆ o• des
bouteilles sont mises par des gamins dans le courant pour prendre
le poisson, donnant une double idŽe de fra”cheur, parce quÕelles ne
Ñ 31 Ñ

contiennent pas seulement de lÕeau, comme sur une table o• elles


lui donnent lÕair du cristal, mais sont contenues par elle et en
re•oivent une sorte de liquiditŽ, lˆ o• autour des petites boules de
pain que nous jetions, sÕagglomŽraient en une nŽbuleuse vivante
les t•tards, tous en dissolution dans lÕeau et invisibles lÕinstant
dÕavant, un peu avant de passer le petit pont de bois dans lÕencoi-
gnure duquel, ˆ la belle saison, un p•cheur en chapeau de paille
avait poussŽ entre les pruniers bleus. Il saluait mon oncle qui
devait le conna”tre et nous faisait signe de ne pas faire de bruit.
Mais pourtant je nÕai jamais su qui cÕŽtait, je ne lÕai jamais
rencontrŽ dans la ville et tandis que m•me le chanteur, le suisse
et les enfants de chÏur avaient, comme les dieux de lÕOlympe, une
existence moins glorieuse o• jÕavais affaire ˆ eux comme marŽchal-
ferrant, crŽmier et fils de lÕŽpici•re, en revanche, comme je nÕai
jamais vu que jardinant le petit jardinier en stuc quÕil y avait dans
le jardin du notaire, je nÕai jamais vu le p•cheur que p•chant, ˆ la
saison o• le chemin sÕŽtait touffu des feuilles des pruniers, de sa
veste dÕalpaga et de son chapeau de paille, ˆ lÕheure o• m•me les
cloches et les nuages fl‰nent avec dŽsÏuvrement dans le ciel vide,
o• les carpes ne peuvent plus soutenir lÕennui de lÕheure, et dans un
Žtouffement nerveux sautent passionnŽment en lÕair dans lÕinconnu,
o• les gouvernantes regardent leur montre pour dire quÕil nÕest pas
encore lÕheure de gožter.
CSB, pp. 66-67 1

Ce qui touche de plus pr•s ˆ notre propos dans ce dŽveloppement,


cÕest le passage de la premi•re personne du singulier ˆ la premi•re
personne du pluriel : Ç Elle venait ˆ moi comme tous les jours, quand
jÕallais jouer au parcÉ lÕodeur des lilas venait au-devant de nous,
nous souhaitant la bienvenueÉ È 2 Le nous dont il sÕagit ici, Proust
ne dit pas ce quÕil reprŽsente. CÕest dÕabord sans doute le HŽros
accompagnŽ de Fran•oise. Mais cette transition de Ç je È ˆ Ç nous È
rŽsume aussi tout un mouvement de retour au monde Ç des autres È
dans le sens le plus gŽnŽral. Le HŽros se trouve rŽintŽgrŽ dans la
communautŽ. Avec les personnages ŽvoquŽs, il sÕagit moins de cer-
tains individus que des fonctions constitutives dÕun groupe rural : le
chanteur, le suisse, les enfants de chÏur, le marŽchal-ferrant, lÕŽpi-
ci•re, le crŽmier, le jardinier, le notaire, les gouvernantes sont des
r™les assumŽs par des •tres sans visage. Avec les gouvernantes,
lÕEcrivain aboutit ˆ une rŽhabilitation non seulement morale mais

1 La plupart des ŽlŽments de ce texte se retrouveront dans A la Recherche

du Temps perdu : voir I, 12, 158, 166-168 et III, 850.


2 La phrase peut sembler bizarre : le pronom elle dŽsigne Ç la tendre

odeur des lilas È qui rŽappara”t comme sujet plus bas. NÕoublions pas que
Contre Sainte-Beuve prŽsente un brouillon que Proust aurait revu avant de le
publier.
Ñ 32 Ñ

esthŽtique. Tout en affirmant quÕil ose parler du vice du HŽros, il


semble se croire obligŽ de revenir ˆ un ton de bonne compagnie,
gravement compromis par lÕŽvocation du fil dÕargent sous lÕapparence
duquel le HŽros se reprŽsentera dŽsormais le diable. CÕest pour cette
raison que le dŽveloppement sÕach•ve sur lÕŽvocation des gouver-
nantes, qui fait contrepoids ˆ celle du diable, sur laquelle se terminait
lÕalinŽa prŽcŽdent. LÕatmosph•re du rŽcit se trouve ainsi exorcisŽe.
Le HŽros se voit souhaiter la bienvenue Ç comme tous les jours È :
lÕexpŽrience du vice solitaire nÕa donc en rien altŽrŽ les rapports de
lÕadolescent avec le monde. LÕhabitude de gožter et dÕaller pratiquer
avec dÕautres le jeu innocent de la p•che arrache le gar•on au cabinet
o• il se livrait ˆ son vice derri•re les portes verrouillŽes.
La nature se joint ˆ la sociŽtŽ comme agent de rŽhabilitation :
lÕimage du fil dÕargent est chassŽe par celle de la rivi•re au courant
dÕeau cristalline. Les lilas, compromis dans la sc•ne dÕŽrotisme,
redeviennent les fleurs de la puretŽ : ils sont comparŽs ˆ de vieilles
dames innocentes de toute sensualitŽ. Ils viennent souhaiter la bien-
venue pr•s de la porte blanche, dont la couleur, qui est celle des
sensations poŽtiques rŽapparues dans le sommeil, est sans doute
symbolique. 3
Le p•cheur Žternel assis devant un dŽcor dÕoisivetŽ, o• les ani-
maux et les choses sÕhumanisent pour mieux exprimer lÕennui,
procure une sensation dÕapaisement, et le caract•re bourgeoisement
rassurant des occupations (notaire, jardinier, enfants de chÏur)
sugg•re lÕindiffŽrence bienveillante dÕun monde dÕadultes dont lÕado-
lescent nÕa pu troubler lÕordre Žtabli. 4
Le plaisir solitaire faisait accŽder le HŽros au sentiment de
lÕŽternitŽ. Avec la sociŽtŽ, revoici le temps des montres consultŽes
par les gouvernantes, tandis que la prŽsence des carpes, poissons
que la mort oublie, comme dit Apollinaire, semble promettre une
rŽconciliation de lÕexistence temporelle avec un mode transcendantal
de vie.

3 Ç É Ces sensations qui revenaient alors quelquefois dans mon sommeil É

y Žtaient apparues presque poŽtiques, dŽtachŽes de toute ma vie prŽsente,


blanches comme ces fleurs dÕeau dont la racine ne tient pas ˆ la terre. È
(pp. 63-64).
4 LÕŽtouffement nerveux ŽprouvŽ par les poissons est peut-•tre celui de

lÕasthmatique quÕŽtait lÕhomme Proust. Quant ˆ ce bond passionnŽ dans


lÕinconnu, nÕest-ce pas celui que fera le romancier ? Et est-il sans rapport
avec Ç lÕexploration que je fis en moi-m•me ˆ la recherche dÕun plaisir que je
ne connaissais pas È (p. 64) qui se rapporte ˆ lÕexpŽrience charnelle ? NÕavons-
nous pas ici une prŽfiguration de la qu•te dont toute lÕÏuvre sera ˆ la fois
le rŽcit et lÕaboutissement ?
Ñ 33 Ñ

Cette rŽhabilitation opŽrŽe gr‰ce ˆ la sociŽtŽ et ˆ la nature se


double dÕune rŽhabilitation ontologique, rendue nŽcessaire par lÕextase
Žrotique. En sÕaventurant dans le domaine des jeux interdits, lÕado-
lescent a en effet risquŽ, outre sa santŽ et son Žtat de gr‰ce, son
•tre m•me. Le danger ˆ redouter nÕest pas seulement la diminution
physique ou la rŽprobation, mais la rŽsorption de lÕ•tre individuel
dans une immortalitŽ qui nÕest quÕun autre mot pour le nŽant. 5 La
transcendance rŽalisŽe par lÕacte sexuel, comme toute transcendance,
risque de faire perdre au sujet son identitŽ. A devenir Žternel, ˆ
sÕaffranchir de ses limites, lÕ•tre ne va-t-il pas se voir privŽ de ce
qui le rend distinct des autres ? NÕallons-nous pas le voir cesser
dÕexister en tant que lui-m•me ? CÕest du moins ˆ cette crainte que
le symbole du jet dÕeau semble vouloir donner une rŽponse :
Enfin sÕŽleva un jet dÕopale, par Žlans successifs, comme au
moment o• sÕŽlance le jet dÕeau de Saint-Cloud, que nous pouvons
reconna”tre Ñ car dans lÕŽcoulement incessant de ses eaux, il a
son individualitŽ que dessine gracieusement sa courbe rŽsistante Ñ
dans le portrait quÕen a laissŽ Hubert Robert, alors seulement que
la foule qui lÕadmirait avait desÉ qui font dans le tableau du vieux
ma”tre de petites valves roses, vermillonnŽes ou noires.
CSB, p. 65 6

Si Proust est amenŽ ˆ faire allusion ˆ lÕopposition entre lÕŽcou-


lement du jet dÕeau et lÕindividualitŽ de la courbe rŽsistante, cÕest
que le m•me dilemme se pose pour Ç le jet dÕopale È. Le moi du
HŽros survit ˆ sa tentative dÕŽternisation par le jet dÕopale tout
comme lÕindividualitŽ du jet dÕeau ˆ son Žcoulement ; le HŽros
parvient ˆ se sentir Žternel sans faire pour autant le sacrifice de son
ipsŽitŽ.
Si cette interprŽtation est exacte, on est peut-•tre justifiŽ ˆ donner
aux mŽtiers et professions de Combray un sens qui nÕest pas de prime
abord Žvident. On pourrait y voir les symboles dÕun monde dÕentitŽs
limitŽes et dŽfinissables destinŽes ˆ rŽaffirmer lÕappartenance du
HŽros au monde fini, dont il aurait pu se craindre aliŽnŽ.
Dans lÕÏuvre de Proust, lÕextase Ñ quÕelle soit provoquŽe par
lÕŽrotisme, la mŽmoire involontaire ou la musique Ñ est une expŽ-

5 Dans un tout autre contexte, mais dans un sens qui rejoint celui que

nous tentons de dŽgager ici, lÕantinomie entre ŽternitŽ et existence est dŽnoncŽe
par Proust dans cet Žpisode de Sodome et Gomorrhe o• Morel reste pŽtrifiŽ
par le regard de Charlus le prenant en flagrant dŽlit de trahison : Ç On avait
lÕimpression de cette Žquivoque qui fait quÕune religion parle dÕimmortalitŽ,
mais entend par lˆ quelque chose qui nÕexclut pas le nŽant. È (II, 1081).
6 Entre Ç avait des È et Ç qui font È, il y a une lacune dans le manuscrit

de Proust, dÕapr•s Bernard de Fallois.


Ñ 34 Ñ

rience essentiellement solitaire. La fin du texte publiŽ sous le titre


Ç Un des premiers Žtats de Swann È peut para”tre faire exception.
Un je y raconte en effet la remontŽe dÕun souvenir affectif tout
semblable ˆ celui que la madeleine Ç dŽsancrera È, mais est remplacŽ
par nous sans transition ni prŽparation :
Quand le premier matin de mon arrivŽe ˆ Querqueville, É je
mÕŽtais levŽÉ faisant vingt fois le chemin de ma malleÉ ˆ la
toilette o• on venait de mettre un savon neuf, je suivais ce chemin
quand tout dÕun coup dans lÕodeur du savon nouveau, dans lÕodeur
que le soleil dŽgage des meubles inconnus, de la malle pleine de
v•tements ŽlŽgants, et du lit dŽfait aux draps fins o• notre chaleur
sÕest incorporŽe, nous respirons non pas cette premi•re matinŽe ˆ
Querqueville, non pas dÕautres matinŽes semblablesÉ mais une
sorte dÕexistence commune ˆ ces diverses matinŽes, permanente,
plus rŽelle quÕelles, extra-temporelle comme ces odeurs qui sont
ˆ la fois du passŽ et du prŽsent ou plut™t en dehors et au-dessus
du passŽ et du prŽsent et qui suscitent en nous pour en jouir, un
•tre Žchappant au temps, existant au-dessus du prŽsent et du passŽ,
un po•te. 7

Mais le temps du verbe dont nous est le sujet est le prŽsent des
vŽritŽs gŽnŽrales ; le nous dont il sÕagit ici est celui de la solidaritŽ
abstraite qui lie je ˆ tous les hommes, ce nÕest pas celui dÕune
sociŽtŽ close. 8 Le mouvement proustien dÕŽvasion dans lÕŽternitŽ,
comme lÕexpŽrience mystique auquel il est apparentŽ, est toujours
le fait dÕun solitaire : on a beau reconna”tre chez les autres le m•me
besoin de transcendance, on ne lÕŽprouve pas avec les autres : on
reste seul face ˆ lÕabsolu. La reconnaissance de lÕunitŽ concr•te
dÕun groupement humain est au contraire le signe que lÕextase a
pris fin. Cette fin co•ncide avec le retour dans un univers duquel
toute mŽtaphysique semble bannie par la na•vetŽ des Ç bonnes gens
du village È (I, 47) et du Ç petit jardinier jardinant dans le jardin È
(CSB, page 66). Le caract•re nettement dŽfini des emplois exercŽs
(marŽchal-ferrant, crŽmier, notaire) et des formes per•ues (Ç de petits
morceaux de papier jusque-lˆ indistincts quiÉ se diffŽrencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables È I, 47) interdit toute Žvasion dans lÕillimitŽ, et le
confort casanier (Ç vieille maison grise sur la rue o• Žtait sa cham-

7 Ç Un des premiers Žtats de Swann È, pp. 27-28. Pour faire ressortir

le dŽveloppement de la pensŽe, nous avons dž pratiquer quatre coupures dans


cette immense phrase.
8 Dans cette d¿uble conception du Ç nous È exclusif et du Ç nous È inclusif,

la pensŽe proustienne prŽsente un point de contact avec celle que devait


dŽvelopper plus tard lÕauteur des Deux Sources de la Morale et de la Religion.
Ñ 35 Ñ

breÉ petit pavillonÉ quÕon avait construit pour mes parentsÉ leurs
petits logis È (I, 47-48) rend impossible toute transcendance.
Cet univers du temps, des autres, il a nom Combray. Et lÕŽvo-
cation prend tout son sens, maintenant, de lÕŽglise
tenant serrŽs autour de sa haute mante sombreÉ comme une
pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblŽes
quÕun reste de remparts du moyen-‰ge cernait •ˆ et lˆ dÕun trait
aussi parfaitement circulaire quÕune petite ville dans un tableau de
primitif (I, 48).

Refuge de lÕenfant anxieux, garantie dÕexistence terrestre pour le


mystique, monde de la sŽrŽnitŽ, de lÕhumour, de lÕacceptation non
rŽsignŽe mais enthousiaste de la vie, ce Combray va dispara”tre au
cours du roman et ceci entra”nera pour le HŽros un recul du sens
de la communautŽ. LÕŽglise poŽtique mise en frontispice au rŽcit,
elle rŽappara”tra, mais sous la forme dÕune caricature grima•ante,
tout au dŽbut dÕUn Amour de Swann, car, pour faire partie du
Ç petit noyau È, du Ç petit groupe È, du Ç petit clan È des Verdurin,
il faut Ç adhŽrer ˆ un Credo È (I, 188). Ici, la foi vivante sÕest figŽe
en superstition ridicule et en bigoterie ; le monde de Ç eux È a fait
place ˆ celui de Ç nous È ; le petit clan sera le thŽ‰tre dÕune farce
et dÕune tragŽdie conjuguŽes qui auront respectivement pour person-
nage principal la patronne et Charles Swann. Le HŽros sera d•s
lors murŽ dŽfinitivement dans un je dont les ŽchappŽes sur autrui ne
seront plus gu•re que celles de la jalousie, de lÕironie et de la peur.
CHAPITRE II

LA MOBILITƒ DU NARRATEUR

La Distance entre le HŽros et le Narrateur


et le R™le du Sujet IntermŽdiaire.
Le sifflement des trains relevant les distances (I, 3), Ç la rumeur
des distances traversŽes È par le souvenir dŽsancrŽ (I, 46), ces deux
Žvocations nous font sentir d•s le dŽbut de lÕÏuvre lÕimmensitŽ de
lÕespace qui sŽpare le HŽros du Narrateur. Cette immensitŽ est telle
que le regard de celui-ci sur celui-lˆ est dans son principe indirect.
Le je dont il est question dans la phrase initiale de Combray nÕest
plus le HŽros : lÕenfance dans la petite ville de province, les sŽjours
ˆ Balbec, ˆ Venise, m•me les visites ˆ Tansonville chez une amie
devenue entre-temps Madame de Saint-Loup, tout cela appartient
dŽjˆ ˆ un passŽ rŽvolu, et, semble-t-il, depuis longtemps. Ce je
nÕest pourtant pas encore le Narrateur, car par rapport ˆ celui-ci,
il est situŽ ˆ une Žpoque que la phrase Ç longtemps je me suis
couchŽ de bonne heure È laisse supposer perdue dans la nuit des
temps. Il constitue un relais, qui assure la transmission au Narrateur
de souvenirs qui ont le HŽros pour objet. CÕest le Sujet IntermŽ-
diaire. Pour voir appara”tre des images de son passŽ sur lÕŽcran de
sa mŽmoire involontaire, le Sujet en est rŽduit Ñ jusquÕˆ lÕŽpisode
de la madeleine Ñ aux associations que son corps ˆ moitiŽ rŽveillŽ
Žtablit avec les chambres occupŽes jadis.
Nous disons bien Ç mŽmoire involontaire È. Le texte de Proust
ne laisse en effet subsister aucun doute sur ce point. Le Sujet se
souvient du drame quotidien du coucher ˆ Combray, mais il pourrait
en plus, en sÕadressant ˆ la mŽmoire volontaire, Žvoquer les autres
heures et les autres lieux de ce monde disparu :
A vrai dire, jÕaurais pu rŽpondre ˆ qui mÕežt interrogŽ que
Combray comprenait encore autre chose et existait ˆ dÕautres
heures. Mais comme ce que je mÕen serais rappelŽ mÕežt ŽtŽ fourni
seulement par la mŽmoire volontaire, la mŽmoire de lÕintelligence,
et comme les renseignements quÕelle donne sur le passŽ ne conser-
Ñ 37 Ñ

vent rien de lui, je nÕaurais jamais eu envie de songer ˆ ce reste de


Combray.
I, 44
Il y a donc Žquivalence entre les sensations du rŽveil et celles
ŽprouvŽes gr‰ce ˆ la madeleine ; si ces derni•res marquent sur les
autres un progr•s, cÕest par Žlargissement Ñ jusquÕˆ la totalitŽ Ñ
de la vision, et non par approfondissement. Ceci est confirmŽ par
une lettre adressŽe en 1913 ˆ RenŽ Blum, secrŽtaire du Gil Blas,
ˆ qui Proust demande de bien vouloir annoncer la parution prochaine
de Du C™tŽ de chez Swann :
CÕest un livre extr•mement rŽel mais supportŽ en quelque sorte,
pour imiter la mŽmoire involontaireÉ par une gr‰ce, un pŽdoncule
de rŽminiscences. Ainsi une partie du livre est une partie de ma
vie que jÕavais oubliŽe et que tout dÕun coup je retrouve en man-
geant un peu de madeleine que jÕai fait tremper dans du thŽÉ
Une autre partie du livre rena”t des sensations du rŽveil, quand
on ne sait pas o• on est et quÕon se croit deux ans avant dans
un autre pays. Mais tout cela nÕest que la tige du livre. 1

Le r•gne du Sujet IntermŽdiaire peut •tre divisŽ en deux Žpoques :


il y a le Sujet IntermŽdiaire situŽ avant lÕexpŽrience de la madeleine
(cÕest lÕInsomniaque gr‰ce auquel le Narrateur nous parle ˆ partir
du dŽbut et jusquÕˆ la phrase : Ç CÕest ainsi que, pendant longtemps
quand, rŽveillŽ la nuit, je me ressouvenais de Combray je nÕen revis
jamais que cette sorte de pan lumineuxÉ È I, 43). Il y a le Sujet
situŽ apr•s lÕexpŽrience de la madeleine, qui verra rena”tre aux
yeux de son souvenir Ç toutes les fleurs de [son] jardin et celles
du parc de M. Swann, et les nymphŽas de la Vivonne, et les bonnes
gens du village et leurs petits logis et lÕŽglise et tout Combray et
ses environs È (I, 48).
Le Sujet IntermŽdiaire sÕefface alors. Il rŽappara”tra deux fois
au cours de La Recherche du Temps perdu : dans la page finale
de Combray, quand le Narrateur, annon•ant Un Amour de Swann,
Žvoque ˆ nouveau les nuits passŽes jadis sans sommeil, et au dŽbut
de Noms de Pays : Le Nom.
Ce procŽdŽ, qui nÕest ni artificiel, ni conventionnel, Proust nÕen
use pourtant que pour introduire et conclure. Le Sujet Insomniaque,

1 LŽon Pierre-Quint, Proust et la StratŽgie littŽraire, avec des lettres de

Marcel Proust ˆ RenŽ Blum, Bernard Grasset et Louis Brun (Paris : Corr•a,
1954), pp. 50-51. Lettre datŽe par Kolb du dŽbut de novembre 1913. Voir Philip
Kolb, La Correspondance de Marcel Proust. Chronologie et Commentaire cri-
tique (Urbana : University of Illinois Press, 1949), pp. 260-261.
Ñ 38 Ñ

en ceci, nÕest gu•re quÕun cadre, qui soutient le rŽcit sans en faire
concr•tement partie. Le lecteur lÕa vite oubliŽ ; il nÕest plus conscient
que du Narrateur et du HŽros. Et ˆ partir de A lÕOmbre des jeunes
filles en fleurs, le Sujet dispara”t dŽfinitivement. Faut-il conjecturer
que la version originale de La Recherche du Temps perdu faisait
jouer ˆ lÕIntermŽdiaire un r™le plus constant, plus important, et que
les modifications apportŽes apr•s 1914 lÕont masquŽ ? LÕexamen de
la reconstitution tentŽe par Feuillerat nÕencourage gu•re cette hypo-
th•se. Par exemple, Le C™tŽ de Guermantes sÕouvrait originellement
par le dŽveloppement sur les Noms (II, 10), lequel est aujourdÕhui
prŽcŽdŽ dÕune page sur les impressions de Fran•oise dans la nouvelle
rŽsidence. 2 Certes, le lecteur qui aborde Le C™tŽ de Guermantes
retrouve dans la mŽdiation poŽtique des Noms un th•me familier : le
troisi•me volet du C™tŽ de chez Swann Žvoquait en effet un Insom-
niaque se souvenant de lÕŽpoque o• Balbec nÕŽtait encore quÕune
image verbale (I, 383). Mais cÕest prŽcisement le je clouŽ sur son
lit qui fait dŽfaut dans Le C™tŽ de Guermantes, et ceci d•s 1914. Le
Narrateur y est mis directement en contact avec son HŽros.
La tendance ˆ maintenir une distance entre le HŽros et le Narra-
teur est toutefois si forte, si instinctive chez Proust quÕil fait de
son Narrateur un personnage nettement plus ‰gŽ que lÕhomme quÕil
Žtait ˆ cette Žpoque. Au moment o• lÕÏuvre prend naissance, Proust
nÕa pas atteint la quarantaine. Or, on a le sentiment que la voix
qui nous parle est celle dÕun homme tr•s ‰gŽ. Certes, lÕ‰ge Žtant
avant tout un Žtat dÕesprit, lÕon peut supposer que ce malade qui
se croyait moribond et voulait Ç travailler tant quÕil y avait de la
lumi•re È crŽait dÕinstinct un Narrateur ˆ son image. Mais nous
croyons Žgalement ˆ un choix dŽlibŽrŽ de lÕauteur.
A quel point cette distance entre le prŽsent et le passŽ procŽdait
dÕun choix esthŽtique fait par lÕauteur et non de la santŽ ou du moral
de lÕhomme, cÕest ce quÕune lecture attentive de quelques pages de
Swann rŽv•le. Peu avant la publication de ce volume, Proust a
traversŽ le Bois de Boulogne pour aller ˆ Trianon et ˆ la suite de
cette promenade, il a modifiŽ la fin de la troisi•me partie pour y
consigner ses impressions. 3 Le Narrateur fait allusion ˆ cette prome-
nade :

2 Albert Feuillerat, Comment Marcel Proust a composŽ son roman (New

Haven : Yale University Press, 1934), p. 292.


3 CÕest en novembre 1913 quÕaurait eu lieu cette promenade dÕapr•s la

chronologie Žtablie par Clarac et FerrŽ (Recherche du Temps perdu, Ždition


de la PlŽiade, I, p. xxxix), mais Anthony Pugh, qui se rŽf•re ˆ Vigneron,
remonterait au moins ˆ septembre 1913 (allusion de Proust dans une lettre ˆ
Daudet). On a de plus des raisons de situer en 1912 et non en 1913 la sc•ne
ŽvoquŽe. Voir Anthony Pugh, Ç A Note on the Text of Swann È, Adam. Inter-
Ñ 39 Ñ

Cette complexitŽ du Bois de BoulogneÉ je lÕai retrouvŽe cette


annŽe comme je le traversais pour aller ˆ Trianon un des premiers
matins de ce mois de novembreÉ
I, 422

Il compare les automobiles modernes avec la victoria dans laquelle


Madame Swann faisait ses promenades en 1892, les grands chapeaux
avec le simple bŽret quÕelle portait, les tuniques grŽco-saxonnes avec
les belles robes dans lesquelles elle avait lÕair dÕune reine. La compa-
raison est dŽcevante. Ce qui Žtait, aux yeux de la mŽmoire Ç le
Bois È et Ç le Jardin ŽlysŽen de la Femme È, est devenu, aux yeux du
corps, un bois prosa•que (I, 425). En principe, le Narrateur rapporte
donc ˆ la fois ce quÕil vient de constater et ce dont il se souvient.
Mais lÕhabitude du souvenir est tellement contraignante, en dŽpit de
rep•res temporels prŽcis (Ç cette annŽeÉ un des premiers matins de
ce mois de novembre È I, 422) que le Narrateur Žvoque le Paris de
1913 comme si celui-ci Žtait aussi distant que le Paris de 1892.
Certains imparfaits (lˆ o• on attendrait un prŽsent) peuvent ˆ la
rigueur sÕexpliquer par une ellipse. Ç HŽlas ! il nÕy avait plus que
des automobiles conduites par des mŽcaniciens moustachus È (I, 425)
nÕest peut-•tre quÕune fa•on de dire : Ç je constatais lÕautre jour
quÕil nÕy a plus, ˆ lÕheure actuelle, que des automobilesÉ È tout
comme dans la phrase suivante : Ç Quelle horreur me disais-je :
peut-on trouver ces automobiles ŽlŽgantes comme Žtaient les anciens
attelages ? È (I, 425) Mais cette explication ne vaut certainement
pas pour le passage suivant :
HŽlas ! il nÕy avait plus que des appartements Louis XVI tout
blancs, ŽmaillŽs dÕhortensias bleus. DÕailleurs, on ne revenait plus
ˆ Paris que tr•s tard. Mme Swann mÕežt rŽpondu dÕun ch‰teau
quÕelle ne rentrerait quÕen fŽvrierÉ (I, 427).

Cette habitude des Parisiens de 1913, qui sont les contemporains


de Marcel Proust, le Narrateur nous en parle comme caractŽristique
dÕune Žpoque depuis longtemps rŽvolue et il sera amenŽ ˆ user du
passŽ dit historique alors que le dŽbut de ce rŽcit Žtait au passŽ
composŽ :
HŽlas ! dans lÕavenue des Acacias Ñ lÕAllŽe de Myrtes Ñ jÕen
revis quelques-unes, vieilles, et qui nÕŽtaient plus que les ombres
terribles de ce quÕelles avaient ŽtŽÉ (I, 427).

national Review, n¼ 260, 25th Year (1957) [novembre 1959], Marcel Proust Ñ
A World Symposium, pp. 103-104 et Robert Vigneron, Ç Structure de Swann.
PrŽtentions et dŽfaillances È, Modern Philology, XLIV (August 1946), 102-128.
Ñ 40 Ñ

CÕest la diffŽrence entre les deux temps grammaticaux qui marque


subtilement le changement dÕŽclairage.
Ce changement de temps a ŽtŽ remarquŽ par Anthony Pugh :
Ç He [Proust] added to this [cÕest-ˆ-dire ˆ la fin de Noms de Pays :
Le Nom] a new coda conceived from the present time of writing È,
mais il est bien entendu quÕil sÕagit du Ç present time of writing È
dÕun Narrateur fictif quÕon pourrait situer vers 1940, et non du point
de vue de lÕauteur rŽel. LŽon Guichard fait aussi Žtat de ce quÕil
appelle Ç un brusque changement de temps et de point de vue È du
Narrateur qui Ç se replace au temps du dŽbut, au point de vue de
celui qui Žcrit ses MŽmoires. È 4
Ce recul de la camŽra qui sÕop•re ici presque par inadvertance,
et sans que le lecteur en prenne conscience, est, en de nombreux
passages du roman, expressŽment notŽ par le Narrateur. LÕexemple
le plus poŽtique et le mieux rŽussi se trouve dans lÕouverture de
Combray. LÕenfant, terrorisŽ, voit monter son p•re :
Il Žtait encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche
sous le cachemire de lÕInde violet et rose quÕil nouait autour de sa
t•te depuis quÕil avait des nŽvralgies, avec le geste dÕAbraham dans
la gravure dÕapr•s Benozzo Gozzoli que mÕavait donnŽe M. Swann,
disant ˆ Sarah quÕelle a ˆ se dŽpartir du c™tŽ dÕIsaac.
I, 36-37
LÕauteur passe de la narration ˆ la description, fige lÕacteur dans
une attitude immobile, fait faire ˆ son Narrateur un mouvement qui
le ram•ne au prŽsent, et cÕest selon cette nouvelle perspective que
le drame du coucher est d•s lors racontŽ, comme un ŽvŽnement
appartenant ˆ une Žpoque extr•mement reculŽe :
Il y a bien des annŽes de cela. La muraille de lÕescalier o• je
vis monter le reflet de sa bougie nÕexiste plus depuis longtemps.
En moi aussi bien des choses ont ŽtŽ dŽtruites que je croyais devoir
durer toujours et de nouvelles se sont ŽdifiŽes donnant naissance
ˆ des peines et ˆ des joies nouvelles que je nÕaurais pu prŽvoir
alors, de m•me que les anciennes me sont devenues difficiles ˆ
comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon p•re a cessŽ de
pouvoir dire ˆ maman : Ç Va avec le petit. È La possibilitŽ de
telles heures ne rena”tra jamais pour moi.
I, 36
Tout en maintenant la distance qui le sŽpare de cette Žpoque,
le Narrateur reprend le rŽcit interrompu : le lecteur apprend que le

4 Pugh, ibid., p. 102 et LŽon Guichard, Introduction ˆ la lecture de Proust

(Paris : Nizet, 1956), p. 204.


Ñ 41 Ñ

HŽros contint dÕabord ses larmes, puis quÕil Žclata en pleurs quand
il se retrouva seul avec sa m•re. Tout ceci est vu de fa•on indirecte.
Le souvenir est prŽsentŽ comme objet de lÕaction de Ç se souvenir È ;
lÕŽlŽment romanesque est subordonnŽ ˆ lÕŽlŽment poŽtique.
Chez Proust, cet Žloignement dans le passŽ est toujours liŽ de
fa•on paradoxale ˆ la sensation de la proximitŽ :
É Je recommence ˆ tr•s bien percevoir si je pr•te lÕoreille, les
sanglots que jÕeus la force de contenir devant mon p•re et qui
nÕŽclat•rent que quand je me retrouvai seul avec maman. En rŽalitŽ
ils nÕont jamais cessŽ ; et cÕest seulement parce que la vie se tait
maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau,
comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de
la ville pendant le jour quÕon les croirait arr•tŽes mais qui se
remettent ˆ sonner dans le silence du soir.
I, 37

Une Žtude des exemples o• la distance entre le HŽros et le


Narrateur nous est rendue sensible par une rŽflexion nostalgique,
montre ˆ quel point ces souvenirs prŽsentent le caract•re dÕune image.
LÕalbum quÕon feuillette pour y retrouver un instantanŽ est le point
de comparaison prŽfŽrŽ de Proust quand il veut parler de lÕŽvocation
du passŽ. Nous nous contenterons de citer un exemple de ces
Ç images È :
CÕest ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son Ç polo È,
que je la revois encore maintenant, silhouettŽe sur lÕŽcran que lui
fait, au fond de la mer, et sŽparŽe de moi par un espace transparent
et azurŽ, le temps ŽcoulŽ depuis lors, premi•re image, toute mince
dans mon souvenir, dŽsirŽe, poursuivie, puis oubliŽe, puis retrouvŽe,
dÕun visage que jÕai souvent depuis projetŽ dans le passŽ pour
pouvoir me dire dÕune jeune fille qui Žtait dans ma chambre :
Ç CÕest elle ! È
I, 829-830 5

A mesure que nous progressons dans lÕÏuvre, le HŽros lui-m•me


voit son passŽ sÕŽpaissir et ceci lui permet de porter (comme plus
tard le Narrateur quÕil deviendra) un regard nostalgique sur tel ou
tel Žpisode de son histoire. Nous avons affaire ici ˆ nouveau ˆ un
Ç relais È semblable ˆ celui observŽ dans le cas de lÕInsomniaque :
le Narrateur raconte comment le HŽros ayant atteint un certain ‰ge
se retourne vers le HŽros plus jeune quÕil a ŽtŽ.

5
Voir aussi II, 346, 720 ; et III, 885-886.
Ñ 42 Ñ

Il y a toutefois une diffŽrence essentielle entre la situation du


Sujet et celle du HŽros : la mort, dont la menace va croissant,
rapproche les •tres et fait communier le HŽros avec ceux qui lÕentou-
rent dans la nostalgie du temps passŽ ; le Sujet est irrŽmŽdiablement
seut. Voici Albertine Žchangeant avec le HŽros des rŽflexions em-
preintes de nostalgie :
Elle Žtait devenue extr•mement intelligente et quelquefois dÕelle-
m•me, avec un bon rire, elle me disait : Ç Vous vous rappelez
mon cher Racine. È Je rŽpondais : Ç Oui, ˆ Balbec, sur la falaise.
Ñ Oui, mais ˆ ce moment-lˆ, vous ne mÕavez pas dit combien
jÕŽtais ridicule. Mais ˆ Paris, vous vous souvenez, le jour o• vous
mÕavez dit que cÕŽtait tellement stupide. QuÕest-ce quÕavait donc mis
Gis•le ? Mon cher ami. Ah ! cÕŽtait le bon temps ! È Ces derniers
mots mÕaffligeaient, mais jÕŽtais consolŽ en pensant quÕAlbertine
ne les disait que par un retour conventionnel vers le passŽ ; jÕŽtais
consolŽ surtout parce quÕelle ajoutait : Ç Maintenant, je me demande
comment jÕai pu •tre une petite fille aussi stupide, croire sŽrieusement
ˆ toutes ces choses-lˆ. Et je suis ŽpouvantŽe en pensant que sans
vous je serais restŽe stupide. È 6

Ailleurs, Gilberte Žvoque les avances quÕelle avait faites au


HŽros (III, 693-695), Saint-Loup se rappelle les conversations de
Donci•res (III, 759), Charlus remarque lÕaffiche identique ˆ celle de
Balbec et fait lÕappel de ses amis dŽcŽdŽs (III, 862), Morel se rap-
pelle le temps o• il avait vu le HŽros ˆ Balbec (Ç Ces souvenirs È,
note Proust, Ç avaient pour lui la poŽsie et la mŽlancolie de la
jeunesse È III, 956), Oriane de Guermantes sÕŽtonne du temps passŽ
depuis quÕelle a vu le HŽros (III, 1006). Dans tous ces cas, le je est
en conversation avec des amis ou des connaissances et il partage
avec eux le trŽsor des souvenirs. Parfois, il nÕy a aucun Žchange
dÕimpressions nostalgiques ; la prŽsence du HŽros suffit pour que
lÕautre se retourne vers son propre passŽ : ainsi Madame Verdurin,
lui faisant admirer les roses dÕElstir, songe ˆ la longue amitiŽ qui
lÕunissait au peintre et elle croit revoir Ç derri•re les fleurs autrefois
cueillies par lui pour elle-m•meÉ la belle main qui les avait peintes. È
(II, 943) Il arrive aussi que deux personnages se rappellent un passŽ
commun sans que le je intervienne en aucune fa•on : le duc rappelle
ˆ son fr•re Palam•de lÕanecdote du p•re Courveau (II, 717-718)
et le marquis de Norpois dŽježnant avec Madame de Villeparisis

6 CÕest la version de D 2 que Clarac et FerrŽ donnent dans leurs notes

(III, 1067). D3, que suivent Clarac et FerrŽ dans le texte dŽfinitif (III, 64), a
biffŽ le dŽveloppement se rapportant ˆ lÕŽvocation du passŽ par Albertine.
Pour ces sigles, voir lÕappareil critique de lÕŽdition de la PlŽiade.
Ñ 43 Ñ

regrette la cuisine dÕautrefois : Ç Les Ïufs au lait, cÕŽtait onctueux,


cela avait une patine, vous vous rappelez ? È (III, 1053).
Mais m•me si la prŽsence du Protagoniste nÕest pas nŽcessaire ˆ
ces Žvocations, elles sont toujours le fait dÕun contact avec autrui.
Par ce biais, le nous, dont on avait constatŽ la disparition, est rŽin-
troduit dans lÕÏuvre de fa•on sporadique.

La Position du Sujet IntermŽdiaire.

Le Sujet intervient de fa•on certaine pour quatre tranches du


rŽcit : pour lÕŽvocation ˆ laquelle se livre le je tout au dŽbut de
Combray, et en particulier pour lÕŽvocation de sa chambre dÕenfant ;
pour la deuxi•me partie de Combray ; pour Un Amour de Swann ;
et enfin pour Noms de Pays : Le Nom. A quel point de la ligne du
temps pouvons-nous situer ce Sujet ?
Le Sujet IntermŽdiaire qui revit le drame du coucher quotidien
a dŽjˆ sŽjournŽ ˆ Tansonville chez Mme de Saint-Loup (I, 6).
DÕautre part, il nÕa pas encore fait lÕexpŽrience de la madeleine,
a fortiori lÕexpŽrience de la deuxi•me rŽvŽlation dont la visite chez
la princesse de Guermantes sera lÕoccasion. Le r•gne du Sujet
sÕŽtend donc sur les annŽes de la vie du Protagoniste racontŽes
dans la section mŽdiane du Temps retrouvŽ (PlŽiade III, 722-854),
qui fait le pont entre le rŽcit du sŽjour ˆ Tansonville et la relation
de la visite chez la princesse. Bien quÕelle ne fasse lÕobjet que de
cent trente-deux pages, cette pŽriode est assez longue : le je passe
des annŽes ˆ se soigner, Ç loin de Paris, dans une maison de santŽ È
(III, 723). On pourrait supposer que cÕest dans la chambre de cet
Žtablissement que lÕInsomniaque se distrait en feuilletant son album
ˆ souvenirs.
Un jour, quÕil est impossible de fixer de fa•on prŽcise, mais qui
est situŽ ˆ cette Žpoque, la perspective du Sujet se trouve enrichie
par la remontŽe des souvenirs due ˆ lÕexpŽrience exaltante de la
madeleine. 7 Le Sujet se souvient alors des annŽes du passŽ que
le Narrateur raconte pour lui dans la deuxi•me partie de Combray.

7 Dans lÕŽpisode de la madeleine, le Sujet IntermŽdiaire dispara”t, ou, si

lÕon prŽf•re, il devient lui-m•me le HŽros dÕune action dans laquelle il est
engagŽ. Dans ces pages, la distinction entre le HŽros et le Narrateur semble
m•me abolie par moments : beaucoup de verbes au prŽsent historique et au
futur donnent lÕimpression que le Protagoniste nous raconte ce qui lui arrive
au moment o• cela lui arrive : Ç Je bois une seconde gorgŽe É la vŽritŽ que
Ñ 44 Ñ

Ceci est assez clair. Les deux autres interventions du Sujet


posent des probl•mes insolubles.
Il nÕest pas certain que le Sujet qui Žvoque Ç lÕamour de Swann È
ait dŽjˆ fait lÕexpŽrience de la madeleine. Cette histoire lui revient
ˆ lÕesprit Ç par associations de souvenirs È (I, 186). SÕagit-il dÕasso-
ciations avec le drame du coucher ? Dans ce cas, ce Sujet pourrait
•tre situŽ avant la premi•re rŽvŽlation de la mŽmoire affective, car il
a pu dŽjˆ ˆ ce moment sÕ•tre fait raconter cette histoire.
SÕagit-il au contraire dÕassociations avec le tableau total restituŽ
par la saveur de la tasse de thŽ ? Il faudrait alors situer le Sujet
apr•s la rŽvŽlation. DÕailleurs ces deux hypoth•ses ne sÕexcluent pas.
La phrase liminaire de La Recherche du Temps perdu donne ˆ
comprendre que cette pŽriode de la vie du je sÕŽtend sur de longues
annŽes ; la remŽmoration dont la liaison de Swann fait lÕobjet a pu
avoir lieu ˆ la fois avant et apr•s lÕexpŽrience de la madeleine.
La position du Sujet qui intervient dans Noms de Pays : le Nom
soul•ve la m•me question : lÕexpŽrience de la madeleine a-t-elle dŽjˆ
eu lieu ˆ ce moment ? Le Narrateur parle des Ç chambres dont
jÕŽvoquais le plus souvent lÕimage dans mes nuits dÕinsomnies. È
(I, 383) Avec cette remarque, nous pourrions •tre situŽs au m•me
point quÕau dŽbut de lÕouverture de Combray.
Le tableau suivant permettra de se faire une idŽe claire de la
position du Sujet.

je cherche É je recommence ˆ me demander É arrivera-t-il jusquÕˆ la sur-


face É ? È (I, 45-46).
DÕautre part, la prŽsence de la m•re et le fait que le je est chez lui ˆ ce
moment (I, 44) sont Žvidemment en contradiction avec lÕhypoth•se selon laquelle
le r•gne du Sujet co•ncide avec lÕŽpoque du sŽjour dans la maison de santŽ.
Ñ 45 Ñ

La Position du Narrateur.

La critique proustienne ne sÕest gu•re posŽ de questions sur la


position du Narrateur dans la structure de lÕÏuvre. On a en gŽnŽral
admis lÕexistence dÕun Narrateur immobile ayant dŽjˆ fait la dŽcou-
verte finale et se mettant en demeure de nous raconter dÕune traite
son passŽ, depuis son enfance jusquÕˆ cette dŽcouverte. Le HŽros
se muerait donc en Narrateur une seule fois, apr•s avoir ŽpuisŽ les
expŽriences que lui rŽserve la vie.
DÕautre part, Germaine BrŽe a proposŽ une interprŽtation aux
termes de laquelle le HŽros devient Narrateur une premi•re fois ˆ
une Žpoque de sa vie o• il nÕa pas encore bŽnŽficiŽ de la deuxi•me
rŽvŽlation : ce Narrateur qui est celui de tout le rŽcit jusquÕˆ lÕarres-
tation de Morel dŽserteur (III, 854) est un homme dŽcouragŽ, sans
foi dans sa vocation dÕŽcrivain. AprŽs •tre revenu de la matinŽe
Guermantes, le HŽros deviendrait une deuxi•me fois Narrateur pour
donner, sur un ton qui tranche par son optimisme avec celui des
pages qui prŽc•dent, un rŽcit de la dŽcouverte et des intentions
auxquelles cette dŽcouverte a donnŽ lieu. 8
En principe, puisque nous avons vu que lÕexpŽrience de la
madeleine divisait en deux le r•gne du Sujet, pourquoi ne pas
supposer que la deuxi•me rŽvŽlation aussi Žtablit dans lÕexpŽrience
du Narrateur une rupture et dŽtermine ainsi deux Ç Testaments È ?
Le plus fort argument quÕon puisse invoquer en faveur de cette
hypoth•se se trouve dans une lettre de Proust ˆ Jacque Rivi•re. 9
Proust y fŽlicite son correspondant dÕavoir compris que la philosophie
exprimŽe par le Narrateur dans la parenth•se sur le Bois de Boulogne
ˆ la fin du C™tŽ de chez Swann est tout le contraire de celle professŽe
par le Narrateur ˆ la fin de La Recherche, o• la pensŽe de Proust
m•me se trouvera exposŽe.
Je suis donc forcŽ de peindre les erreurs, sans croire devoir dire
que je les tiens pour des erreurs. Le second volume accentuera ce
malentendu. JÕesp•re que le dernier le dissipera. 10

8 Voir BrŽe, Du Temps perduÉ, pp. 23, 24, 27 et 28. G. BrŽe ne fixe

aucun point prŽcis pour la division du rŽcit en deux parties ; nous avons
indiquŽ III, 854 pour simplifier.
9 Marcel Proust et Jacques Rivi•re, Correspondance, 1914-1922, prŽsentŽe

et annotŽe par Philip Kolb (Paris : Plon, [1955]). Cette lettre, publiŽe apr•s
lÕouvrage de Germaine BrŽe, nÕavait pu •tre invoquŽe dans la dŽmonstration.
Il sÕagit de la lettre I, datŽe du 7 fŽvrier 1914. Le texte qui nous intŽresse se
trouve pp. 2 et 3.
10 Ç Second È et Ç dernier È volumes dŽsignent respectivement les deuxi•me

et troisi•me volets de la trilogie Grasset de 1914.


Ñ 46 Ñ

Ce texte nÕest pas aussi clair quÕon le voudrait : le mot je qui


revient plus de vingt fois dans cette lettre dŽsigne tour ˆ tour chacune
des hypostases que nous nous effor•ons de distinguer et il est souvent
malaisŽ (plus encore que dans le roman) de voir laquelle de ces
hypostases se trouve mise en jeu. Mais une chose ressort en tout
cas clairement de ceci : lÕauteur fait dŽlibŽrŽment lire ˆ son lecteur
des pages qui exposent une philosophie qui a ŽtŽ la sienne, mais
quÕil ne partage plus. Il semblerait donc que lÕauteur invente un
Narrateur situŽ comme son HŽros dans le temps, et composant son
rŽcit ˆ diffŽrents moments de sa vie. On pourrait imaginer le HŽros
se muant pŽriodiquement et temporairement en Narrateur, un peu
ˆ la fa•on de celui qui tient un journal intime. Dans le cas de La
Recherche du Temps perdu toutefois, il faudrait apparemment se
contenter de deux moments de rŽflexion : un o• le Narrateur nÕa
pas encore compris Ç les le•ons de la vie È et un autre, o• il est
revenu de ses erreurs et o• il partage la croyance de son auteur.
Il faut reconna”tre que cette emprise absolue du Temps sur le
Protagoniste, quÕil soit HŽros, Sujet IntermŽdiaire ou Narrateur
serait bien dans lÕesprit de lÕesthŽtique exposŽe dans Le Temps
retrouvŽ.
Un deuxi•me argument en faveur de la discontinuitŽ du rŽcit est
celui quÕon peut tirer de la diffŽrence de ton. Si cette diffŽrence doit
•tre attribuable ˆ un changement dans lÕŽtat dÕesprit du Narrateur,
cÕest que nous avons affaire ˆ un Narrateur pris ˆ deux moments
diffŽrents.
Mais rien ne nous emp•cherait au contraire de supposer que le
Narrateur, m•me en possession du secret sur lequel il nous dit
vouloir fonder lÕÏuvre ˆ Žcrire, sÕefface derri•re la personne du
HŽros lorsquÕil relate les annŽes antŽrieures ˆ la rŽvŽlation. Le
mŽrite quÕil faut prŽcisŽment reconna”tre ˆ Proust (Jauss a insistŽ
lˆ-dessus jusquÕˆ lÕexagŽration), cÕest dÕavoir inventŽ un Narrateur
qui consent ˆ abdiquer son savoir. RŽsoudre lÕŽnigme posŽe par le
changement de tonalitŽ en imaginant un Narrateur situŽ ˆ deux
moments de son existence, un Narrateur Ç ante revelationem È et
un second Ç post revelationem È, nÕest-ce pas faire fi de la facilitŽ
avec laquelle il passe sous silence ce dont la divulgation nuirait ˆ
lÕeffet quÕil veut obtenir ? Que de fois ne voyons-nous pas le
Narrateur nous faire croire que sa m•re va venir embrasser le HŽros,
que Gilberte va rŽpondre ˆ sa lettre, que Mlle de Stermaria va
arriver, alors que le Narrateur poss•de dŽjˆ sur lÕavenir du HŽros
le savoir qui tient ˆ ce que cet avenir est dŽjˆ un passŽ en ce qui
concerne le Narrateur. Et ceci serait conforme ˆ une autre interprŽ-
tation de la lettre ˆ Rivi•re, ˆ savoir que lÕauteur sÕexprime par le
Ñ 47 Ñ

truchement dÕun Narrateur dŽjˆ en possession de la sagesse, mais


tenu par consigne de garder pour lui cette sagesse encore Žtrang•re
au HŽros. 11 Si le ton change dans le Temps retrouvŽ, ne serait-ce
pas simplement en raison dÕun revirement dans lÕattitude du HŽros,
qui, pour la premi•re fois de sa vie, va travailler ? JusquÕici en effet,
le HŽros sÕest confinŽ dans la paresse ; sÕil agit, cÕest pour possŽder
les autres (comme quand il fait venir sa m•re ou quÕil fait Albertine
prisonni•re) ; et sa vie est beaucoup plus contemplative quÕactive.
Le rapport qui lÕunit au monde est souvent celui de lÕastronome face
ˆ la vožte ŽtoilŽe : la sortie aux Champs-ElysŽes, dont dŽpend la
rencontre avec Gilberte, est liŽe ˆ un phŽnom•ne mŽtŽorologique
(I, 396) ; la contemplation du ciel sert dÕoccupation avant le moment
redoutŽ o• le jeune homme devra entrer chez le prince de Guermantes
(II, 633) ; le passage des jeunes filles sur la digue devrait pouvoir
Žtre dŽfini par des lois semblables ˆ celles qui rŽgissent les mouve-
ments des com•tes (I, 791, 810-811 ; 824 et 831). DÕautre part, les
ŽvŽnements les plus marquants de son existence rŽsultent dÕun hasard
et non dÕune dŽcision : cÕest le cas de la rencontre imprŽvue de la
sensation-souvenir : Ç il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un
second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas
dÕattendre longtemps les faveurs du premier È (I, 44) ; le bourdon
nÕa de chance de recevoir le pollen que Ç gr‰ce ˆ un hasard si
improbable quÕon le pouvait appeler une esp•ce de miracle È (II, 628).
Cette idŽe de la contingence ne contredit pas celle du dŽterminisme
astronomique : ces deux idŽes se compl•tent en ce quÕelles marquent
la toute-puissance de lÕŽvŽnement en face duquel lÕhomme est rŽduit
ˆ nÕ•tre quÕun observateur. 12
Or, voici que, paradoxalement, cÕest lÕexercice fortuit de la
mŽmoire involontaire qui va mettre un terme au r•gne de lÕoisivetŽ
et faire franchir au HŽros le pas qui sŽpare la vie contemplative de
la vie active. Avec la dŽcouverte de la vocation, le naturaliste devient
crŽateur et lÕastronome dŽmiurge. LÕattente est remplacŽe par une
recherche ; de Ç personne È, lÕinitiative passe ˆ Ç la personne È : les
impŽratifs se multiplient (sous la forme du verbe falloir) ; les verbes

11 Il faut dÕautre part donner raison ˆ Ga‘tan Picon quand il Žcrit que

le Narrateur nous fait toujours sentir quÕil sait que lÕespoir du HŽros sera
dŽ•u (Lecture de Proust, p. 33). Le Narrateur fait comme sÕil ignorait ce qui
va se passer mais il trahit inconsciemment son secret. Ceci tient surtout ˆ
lÕinsistance quÕil met ˆ dŽcrire lÕŽtat dÕ‰me du HŽros qui esp•re. Sur cette
duplicitŽ voir Pouillon, Ç Les r•gles du ÔJeÕ. È
12 Les pages o• se multiplient les allusions ˆ lÕorganisation du cosmos

mettent dÕautre part en sc•ne un je prŽoccupŽ par la nŽcessitŽ dÕŽchapper ˆ


Ç un engrenage È (I, 814) et de Ç produire une Ïuvre È (I, 815). Ceci para”t
indiquer que les deux idŽes de fatalitŽ et dÕinitiative crŽatrice Žtaient liŽes
dans lÕesprit de Marcel Proust ˆ une m•me prŽoccupation.
Ñ 48 Ñ

qui avaient si souvent pour sujet une troisi•me personne, de laquelle


dŽpendait la rŽalisation ou la non-rŽalisation des espoirs du HŽros
(Ç Maman allait sans doute venirÉ È), sont remplacŽs par des verbes
ˆ la premi•re personne.
Un exemple de changement de ton tout ˆ fait parall•le nous est
dÕailleurs fourni par lÕŽpisode de la madeleine. Ici aussi, lÕaccable-
ment provoquŽ par Ç la morne journŽe et la perspective dÕun triste
lendemain È est remplacŽ par Ç un plaisir dŽlicieux È rendant Ç les
vicissitudes de la vie indiffŽrentes, ses dŽsastres inoffensifs, sa
bri•vetŽ illusoire È (I, 45). Cette premi•re rŽvŽlation, incompl•te
quant ˆ la signification que le Protagoniste en dŽgage, mais dŽjˆ
totale quant ˆ la fŽlicitŽ quÕelle lui prodigue, suit, en plus rapide,
la m•me courbe que celle dessinŽe par le rŽcit de lÕarrivŽe ˆ lÕh™tel
de la princesse. Le parallŽlisme est Žvidemment voulu par lÕauteur.
Or, les deux versants du rŽcit de la premi•re rŽvŽlation Ñ descen-
dant et ascendant Ñ ne peuvent sÕexpliquer par une solution de
continuitŽ au niveau du Narrateur. LÕargument par le ton nÕest donc
pas dŽcisif.
LÕhypoth•se de la discontinuitŽ du rŽcit se heurte par ailleurs ˆ
deux autres objections. DÕabord, cÕest que le Narrateur sait dŽjˆ
d•s Combray que le HŽros fera une deuxi•me dŽcouverte : 13
Et d•s que jÕeus reconnu le gožt du morceau de madeleine
trempŽ dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne
susse pas encore et dusse remettre ˆ bien plus tard de dŽcouvrir
pourquoi ce souvenir me rendait si heureux)É
I, 47

Il le sait aussi quand il nous raconte la visite ˆ Paris de Saint-


Loup, rentrŽ en congŽ du Maroc :
JÕŽprouvais ˆ les percevoir [il sÕagit de diffŽrences entre les
souvenirs de deux Žpoques] un enthousiasme qui aurait pu •tre
fŽcond si jÕŽtais restŽ seul, et mÕaurait ŽvitŽ ainsi le dŽtour de
bien des annŽes inutiles par lesquelles jÕallais encore passer avant
que se dŽclar‰t la vocation invisible dont cet ouvrage est lÕhistoire.
II, 397
Il est vrai que les mots Ç cet ouvrage È semblent indiquer que cÕest
lÕAuteur qui parle ici, plut™t que le Narrateur.
Ensuite, si lÕon imagine un rŽcit fait ˆ deux moments diffŽrents
de la vie du Narrateur, on doit pouvoir marquer nettement lÕendroit

18 A moins que la parenth•se que nous citons ne doive •tre portŽe au

compte du Romancier.
Ñ 49 Ñ

du texte o• se fait la division. Or le texte, tel que nous le possŽdons,


ne prŽsente en aucun endroit de faille o• lÕon puisse, sans faire
violence ˆ la vraisemblance, situer le point o• le Narrateur serait
relayŽ par son a”nŽ. En dŽpit du changement de tonalitŽ, on a au
contraire lÕimpression dÕun rŽcit fait dÕune coulŽe, exactement comme
dans le cas de lÕexpŽrience de la madeleine. 14
Une derni•re question ˆ considŽrer est celle de la situation du
Narrateur par rapport ˆ lÕÏuvre future. On admet gŽnŽralement que
le Protagoniste nous raconte comment a ŽtŽ con•u le projet dÕune
Ïuvre qui est encore ˆ rŽaliser. Il nÕest pourtant pas absurde de
situer le Narrateur apr•s la rŽalisation du projet. Au moment o• le
Narrateur rapporte les rŽflexions dŽcouragŽes du je, il sait dŽjˆ que
ce je va sortir de lÕorni•re. De m•me, le silence qui succ•de ˆ
lÕinterrogation finale (Ç Ai-je encore le temps ? È) pourrait •tre le
signe dÕune incertitude feinte en ce qui concerne le Narrateur, bien
que rŽelle en ce qui concerne le HŽros. En dÕautres termes, entre
le jour de lÕillumination et le moment o• le Narrateur revit ˆ notre
intention cette illumination avec les doutes, les craintes, les hŽsitations
qui furent les siennes, le Narrateur aurait menŽ ˆ bien son intention.
Pour soutenir cette hypoth•se, on est tentŽ dÕinvoquer le ton des
pages finales. Mais on risque dÕopŽrer ici une confusion entre Marcel
Proust et son Narrateur. Celui-ci hŽrite en effet de la bonne cons-
cience de lÕauteur qui, au moment o• il Žcrit ces pages, a au moins
entrepris le travail de composition. Au moment o• le Protagoniste se
montre pour la premi•re fois capable de volontŽ crŽatrice, Marcel
Proust lui fait cadeau du sentiment de rŽussite qui a dž •tre celui
de lÕhomme ˆ un moment donnŽ. La joie ressentie ˆ Žcrire enfin la
vŽritable Recherche du Temps perdu a ŽtŽ portŽe au compte du je
apocryphe quÕest le Narrateur. Celui-ci nÕŽprouve peut-•tre que par
une esp•ce dÕanticipation la joie de crŽer lÕÏuvre fictive dont la
composition reste alŽatoire.
En tout Žtat de cause, entre le jour de la rŽception chez la prin-
cesse, et celui o• le Narrateur raconte cette rŽception, toute une •re

14 Claude Mauriac situe aussi le Narrateur apr•s lÕextase finale : Ç [Au

tome XII du Temps perdu] nous ne sommes plus tr•s loin de lÕillumination
finale : celle que le Temps retrouvŽ, o• nous accŽdons maintenant, nous fera
conna”tre, Ñ ce qui ne signifie pas, rŽpŽtons-le, quÕelle soit jusque-lˆ demeurŽe
inconnue de lÕauteur-narrateur ; bien au contraire, puisque les livres o• nous
suivons la marche de son esprit vers la dŽcouverte nÕont prŽcisŽment pu •tre
rŽdigŽs quÕˆ partir de cette dŽcouverte. È Voir C. Mauriac, Proust par lui-
m•me (Paris : Ecrivains de toujours, Editions du Seuil, [1953]), p. 160.
DÕautre part, FerrŽ attribue ˆ lÕauteur le Ç tout reste ˆ faire È. Cette
formule nÕa de sens que pour le Narrateur. Voir Ç Si Marcel Proust Žtait
encore parmi nousÉ È, Adam. International Review, n¼ 260, Twenty-fifth Year
(1957) [novembre 1959], Marcel Proust Ñ A World Symposium, 104-106.
Ñ 50 Ñ

sÕŽtend qui maintient entre le HŽros et le Narrateur un intervalle


que rien ne permet de franchir : les formes verbales dans la conclu-
sion du Temps retrouvŽ sont toutes au passŽ. Si le HŽros rejoint le
Narrateur, cÕest ˆ la fa•on dÕune asymptote : la distance qui les
sŽpare tend vers zŽro ; elle ne sÕannulera jamais. 15
Avant de formuler nos conclusions, nous essayerons de rŽsumer
dans le tableau quÕon trouvera ˆ la page suivante les observations
que lÕon vient de lire.
O• le je qui raconte a-t-il lÕimpression dÕ•tre situŽ ? Il se sent
tr•s loin de son enfance, de son adolescence, et m•me des annŽes
de sa maturitŽ. Le recul rend nŽcessaire un dŽdoublement ˆ la faveur
duquel appara”t un je-Sujet ; et le Narrateur devient le souverain
dÕun royaume extensible ˆ volontŽ : lÕespace temporel ˆ lÕintŽrieur
duquel il se dŽplace nÕest pas lÕŽchiquier dÕune existence limitŽe par
des coordonnŽes chronologiques ; cÕest un univers dont les fronti•res
sont dŽfinies par la situation subjective occupŽe par le Narrateur.
O• le je qui raconte est-il situŽ en fait, cÕest-ˆ-dire par rapport
aux jalons que constituent les deux rŽvŽlations et la rŽalisation du
projet ? Cette question semble susceptible dÕune rŽponse plus prŽcise
que la premi•re : elle met en effet en jeu des donnŽes objectives.
PuisquÕon a tentŽ avec assez de bonheur de dresser le calendrier du
HŽros dÕapr•s la date de certains ŽvŽnements historiques, la chose
devrait •tre possible pour le Narrateur et le Sujet. Or, en ce qui
concerne lÕorganisation du temps du Narrateur, on constate une
incohŽrence dont on ne trouve pas lÕŽquivalent dans le calendrier
du HŽros ni dans les cartes et relevŽs topographiques, ni dans les
arbres gŽnŽalogiques des familles des personnages. Si Incarville est
situŽ entre Balbec-Plage et Donci•res et que Saint-Pierre-des-Ifs se
trouve entre Donci•res et Douville, on peut en conclure que Donci•res
est entre Incarville et Saint-Pierre-des-Ifs. Si la comtesse de Mar-
santes est la sÏur de Basin et de Palam•de, on peut en infŽrer que

15 Pourtant, aux yeux de certains critiques, la fin du rŽcit am•ne une iden-

tification parfaite entre le HŽros et le Narrateur. CÕest lÕopinion de Martin-


Chauffier : Ç Comme dans les mŽmoires, celui qui tient la plume et celui que
nous voyons vivre, distincts dans le temps tendent ˆ se rejoindre ; ils tendent
vers ce jour o• le cheminement du hŽros en action aboutit ˆ cette table o•
le narrateur, dŽsormais sans intervalle et sans mŽmoire, lÕinvite ˆ sÕasseoir
pr•s de lui pour quÕils Žcrivent ensemble le mot : Fin È (Martin-Chauffier,
Ç Proust et le double ÔJeÕÉ È, p. 156). CÕest aussi lÕopinion de Jean Rousset :
Ç On voit dans les derni•res pages le hŽros et le narrateur se rejoindre eux
aussi, apr•s une longue marche o• ils furent ˆ la recherche lÕun de lÕautre,
parfois tr•s proches, le plus souvent tr•s ŽloignŽs ; ils co•ncident au dŽnoue-
ment, qui est lÕinstant o• le hŽros va devenir le narrateur, cÕest-ˆ-dire lÕauteur
de sa propre histoire. È Voir Forme et Signification, Essais sur les structures
littŽraires de Corneille ˆ Claudel (Paris : JosŽ Corti, 1962), p. 144.
Ñ 51 Ñ
Ñ 52 Ñ

Basin et Palam•de sont fr•res. Les contradictions dÕordre topogra-


phique et gŽnŽalogique ne sont certes pas absentes, mais, peu
nombreuses, elles sÕexpliquent souvent par lÕimpossibilitŽ o• lÕauteur
sÕest trouvŽ dÕapporter les corrections rendues nŽcessaires par certains
changements. En tout cas, ces contradictions nÕoblit•rent jamais
lÕimpression gŽnŽrale dÕordre qui prŽvaut dans le roman.
Il nÕen va pas de m•me pour lÕorganisation des donnŽes chro-
nologiques surtout en ce qui concerne la position du Sujet et du
Narrateur. Pour peu quÕelle sÕarr•te ˆ cette question, la critique
est entra”nŽe dans des discussions qui peuvent sembler byzantines
et renvoient en fin de compte ˆ lÕinterrogation. Ceci tient ˆ la nature
m•me de lÕÏuvre proustienne. Il conviendrait de reconna”tre, en
effet, que lÕon sÕattaque ici ˆ un faux probl•me, soulevŽ par lÕadhŽ-
sion ˆ une conception trop objective de la temporalitŽ. La situation
univoque dÕun Narrateur ou dÕun Sujet ˆ tel point de la ligne du temps
nuirait ˆ lÕimpression gŽnŽrale de mouvance que Proust louait chez
Flaubert et quÕil sÕassignait comme idŽal dans Le Temps retrouvŽ.
LÕimpression dÕambigu•tŽ qui se dŽgage de lÕexamen de cette question
rŽsulte des intentions de Marcel Proust.
CHAPITRE III

LA PRƒSENCE DU NARRATEUR

Narrateur et Monologue intŽrieur.


Tout ce que le HŽros vit nous est relatŽ par un Narrateur qui
compose un rŽcit destinŽ ˆ un lecteur et soumis dans cette intention
aux lois de la grammaire et de la logique. En dÕautres termes, contrai-
rement ˆ ce que trop de lecteurs affirment, A la Recherche du Temps
perdu nÕest pas Ç un monologue intŽrieur È. 1 A vrai dire, les critiques
qui ont rŽflŽchi ˆ la question ne sÕy sont pas trompŽs. 2 Il sera nŽan-
moins utile de se demander dÕo• peut provenir le malentendu. Cela
nous permettra de mieux dŽfinir la mani•re de Proust.
La confusion tient ˆ la terminologie en usage et ˆ certains traits
du style de Proust qui pourraient passer pour caractŽristiques du
monologue intŽrieur.

1 C.-E. Magny sait ce quÕelle veut dire, mais elle risque dÕinduire en erreur

quand elle Žcrit :


Ç Jamais il [Proust] ne donne lÕimpression dÕ•tre Ôen reprŽsentationÕ, cÕest
le tout-venant de sa pensŽe quÕil nous livre, dans une sincŽritŽ surprise ˆ la
dŽrobŽe, au lieu de nous jouer une comŽdie de sincŽritŽ comme celle que ValŽry
dŽnonce (non sans quelque exagŽration) chez son comp•re Stendhal È, His-
toire du roman fran•ais depuis 1918 (Paris : Editions du Seuil, 1950), p. 175
ou encore :
Ç Aussi, la sŽduction immŽdiate de son Ïuvre est-elle celle dÕun livre sans
littŽrature qui dÕemblŽe nous restitue le discours intŽrieur que chacun de nous
se murmure ˆ soi-m•me, retrouve le rythme de nos r•veries les plus secr•tes
et nous le rend sans avoir besoin de recourir ˆ cette rhŽtorique qui, dans les
Ïuvres les plus fortes, vient nous emp•cher dÕoublier que tous ces prestiges
ne sont quÕartifice. È Ibid., p. 174. (CÕest nous qui soulignons.)
2 Ainsi Robert Humphrey dans Stream of Consciousness in the Modern

Novel (Berkeley : University of California Press, 1954), p. 4 et H. R. Jauss,


Zeit und Erinnerung in Prousts Ç A la Recherche du temps perdu È. Ein Beitrag
zur Theorie des Romans (Heidelberg : Carl Winter, 1955), pp. 89, 118, 120
et 142. Mais on ne sÕŽtonnera pas de trouver lÕopinion opposŽe dans Edward
Wagenknecht, Cavalcade of the English Novel From Elizabeth to George VI
(New York : Henry Holt, 1943), p. 505 et chez Hannah Arendt, qui Žcrit :
Ç Even in Kafka, as she [Nathalie Sarraute] has noted Ñ let alone in Dos-
toievsky or in Proust and Joyce, the earlier masters of the inner monologue Ñ
there are still the Ômoments of sincerity, these states of graceÕ, which are
absent from her own work. È Compte rendu de The Golden Fruits de Nathalie
Sarraute, The New York Review of Books, vol. II, n¼ 2 (5 March 1964), p. 5.
Ñ 54 Ñ

Les mots Ç stream È, Ç consciousness È et Ç intŽrieur È sÕassocient


fort aisŽment avec lÕimpression que laisse la lecture du roman. Quant
ˆ Ç monologue È, cÕest un mot qui nÕest pas fait pour dissiper le
malentendu : dans un certain sens, La Recherche du Temps perdu
est un monologue ; d•s la premi•re phrase, nous croyons entendre le
soliloque dÕune voix qui se parle plus quÕelle ne nous parle ; ceci a
ŽtŽ bien vu par les critiques. 3
DÕautre part, la longueur des pŽriodes, lÕattention microscopique
apportŽe aux Žtats de conscience, et le recours ˆ la mŽmoire involon-
taire qui aboutirait ˆ un dŽferlement incontr™lŽ de souvenirs si elle
nÕŽtait sous la surveillance de lÕEcrivain et du Romancier, tout cela
m•ne ˆ une confusion en ce qui concerne les rapports entre le
procŽdŽ narratif de Proust et celui dÕun James Joyce.
Trois exemples prŽcis vont montrer comment, en dŽpit des carac-
tŽristiques que nous venons dÕŽvoquer, se fait sentir la prŽsence dÕun
Narrateur peu enclin ˆ sÕabandonner au flux de la conscience du
HŽros.
Notre premier exemple relate un phŽnom•ne dÕaperception pure,
cÕest-ˆ-dire un phŽnom•ne qui se serait particuli•rement bien pr•tŽ ˆ
une traduction en monologue intŽrieur :
Tout dÕun coup, pendant la messe de mariage, un mouvement
que fit le suisse en se dŽpla•ant me permit de voir assise dans
une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus
et per•ants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et
brillante, et un petit bouton au coin du nez.
I, 174

Cette phrase remonte ˆ lÕexpŽrience du HŽros qui a pris cons-


cience immŽdiate de ce qui se passait en lui et autour de lui. Mais
entre le Ç monologue intŽrieur È tel quÕil sÕest dŽveloppŽ et le rŽcit
fourni au lecteur, le Narrateur est intervenu, un Narrateur-Ecrivain
qui sÕest livrŽ ˆ des additions, des suppressions et des transpositions.
La somme dÕŽlŽments ainsi obtenue a ŽtŽ organisŽe en un tout dont
le principe est le th•me dominant de cet Žpisode, ˆ savoir la dŽsillu-
sion causŽe au HŽros par le spectacle dÕune dame quÕil a, en vertu

3 Ainsi Germaine BrŽe note Ç la continuitŽ troublante de la voix unique

et persistante qui, de cette nuit, tire un monde È (Du Temps perduÉ, p. 10)
et pour Ga‘tan Picon, La Recherche, pareille en ceci ˆ La ComŽdie humaine,
est un soliloque portŽ dÕun bout ˆ lÕautre par une voix continue (Lecture de
Proust, pp. 85 et 189). Pour RenŽ Lalou, lÕÏuvre de Proust est un Ç immense
monologue È. Voir : Le Roman fran•ais depuis 1900 (Paris : Collection Ç Que
Sais-je ? È, Presses Universitaires de France, 1960), p. 20.
Ñ 55 Ñ

du nom ancien quÕelle porte (cÕest la duchesse de Guermantes), parŽe


de tous les prestiges de lÕimagination. LÕordre de succession des
substantifs introduits par la prŽposition avec ne correspond pas
nŽcessairement ˆ celui dans lequel les dŽtails sont apparus au HŽros.
Si Ç le petit bouton au coin du nez È est signalŽ en dernier lieu, ce
nÕest pas en vertu du hasard qui prŽside aux phŽnom•nes de percep-
tion, cÕest quÕune intention du Narrateur, qui songe au lecteur, veut
mettre ce dŽtail en Žvidence. Le petit bouton est amenŽ lˆ avec
prŽmŽditation de fa•on ˆ donner une impression de chute. 4
Le Narrateur sÕŽl•ve au-dessus du chaos mental ; il peut aussi
sÕabstraire dÕun moment particulier et opŽrer une synth•se ˆ partir
de plusieurs moments diffŽrents de la vie du HŽros.
Combray, de loin ˆ dix lieues ˆ la ronde, vu du chemin de fer
quand nous arrivions la derni•re semaine avant P‰ques, ce nÕŽtait
quÕune Žglise rŽsumant la ville, la reprŽsentant, parlant dÕelle et
pour elle aux lointainsÉ
I, 48

Cette phrase liminaire nÕest pas le rŽcit dÕune journŽe avant


P‰ques ; elle rassemble un nombre de Ç derni•res semaines avant
P‰ques È vŽcues par le HŽros. Il est inutile dÕinsister sur la frŽquence
de cet imparfait dÕhabitude chez Proust. Sur ce point, encore une
fois, nous sommes loin du monologue intŽrieur. QuÕon rapproche
cette optique tŽlescopante du procŽdŽ de Joyce, qui nous donne le
rŽcit de la seule journŽe du 16 juin 1904, et lÕon mesurera tout ce
qui sŽpare les deux Žcrivains.
Un crit•re qui permet de dŽfinir le monologue intŽrieur est la
libertŽ dans lÕassociation des reprŽsentations. Or on croit trop souvent
reconna”tre dans le mŽcanisme qui prŽside aux associations prous-
tiennes le jeu spontanŽ dÕune conscience en proie au r•ve ou livrŽe
aux caprices de la mŽmoire. Proust a eu lÕoccasion de se plaindre de
la mŽprise :
Dans Du C™tŽ de chez Swann, certaines personnes, m•me tr•s
lettrŽesÉ crurent que mon roman Žtait une sorte de recueil de
souvenirs, sÕencha”nant selon les lois fortuites de lÕassociation des
idŽes. 5

4 On pourra se reporter aussi aux commentaires judicieux que Leo Spitzer

donne du paragraphe sur le nom de Gilberte (I, 142) (Ç Ainsi passa pr•s de
moi ce nom de GilberteÉ È) qui montre lÕordre apportŽ par le ma”tre de
lÕanalyse psychologique quÕŽtait Proust dans lÕinventaire des pensŽes de
lÕenfant. Ç Zum Stil Marcel Prousts È, pp. 378-379.
5 Chroniques (Paris : Gallimard, [c 1927]), p. 209. Voir aussi les affir-

mations suivantes : Ç Je vois des lecteurs sÕimaginer que jÕŽcris, en me fiant


Ñ 56 Ñ

Rien ne montre comme la page de Contre Sainte Beuve citŽe plus


haut (pages 30 et 31) ˆ quel point le dŽclenchement des mŽcanismes
dÕassociation est subordonnŽ dans lÕÏuvre de Proust ˆ des intentions
littŽraires. Outre la rentrŽe en gr‰ce du HŽros, cette apparente
digression, introduite par le comme de Ç elle venait ˆ moi comme
tous les joursÉ È rŽpond ˆ une intention prŽcise du Narrateur. Il
sÕagit de nous renseigner sur les habitudes du HŽros, que nous
ignorions encore, et dÕintroduire deux personnages (le p•cheur non
identifiŽ et lÕoncle Ñ qui deviendra le grand-p•re dans A la Recher-
che du Temps perdu). Ce personnage du p•cheur est ˆ la fois familier
et Žtrange : il rŽappara”t chaque annŽe ˆ la belle saison au m•me
endroit et pourtant, le HŽros nÕa jamais su qui cÕŽtait. LÕanonymat
de ce p•cheur peut •tre pris pour symbolique du caract•re incon-
naissable de tous les personnages proustiens, et le geste quÕil fait
pour enjoindre ˆ lÕoncle de se taire semble interdire toute question sur
lÕidentitŽ de ces personnages. Ainsi est exprimŽ le souci qui anime
le Romancier de voir respecter le myst•re qui entoure ses crŽatures.
LÕŽvocation du chanteur, du suisse, des enfants de chÏur nous
donne en raccourci un tableau ˆ la fois poŽtique et humoristique
de Combray. La comparaison des officiants avec des dieux de
lÕOlympe nÕest pas sans beautŽ ; il sÕy m•le aussi une intention
malicieuse : les dieux Žtant soumis aux m•mes passions mesquines
que les mortels, la comparaison sugg•re lÕamusante disproportion
entre la nature des personnages et la dignitŽ dominicale, empruntŽe
chaque semaine avec le dŽguisement et remisŽe avec lui ˆ la sacristie.
Cette idŽe est poursuivie par lÕironique Ç moins glorieuse È du
membre suivant, qui sugg•re lÕinnocente vanitŽ que pouvaient
Žprouver les officiants ˆ se produire ainsi devant les autre villageois.
Le jardinier, tout en faisant assez heureusement Žquilibre aux dieux

ˆ dÕarbitraires et fortuites associations dÕidŽes, lÕhistoire de ma vie È dans


une lettre ˆ Paul Souday reproduite dans Robert Proust et Paul Brach,
Correspondance gŽnŽrale de Marcel Proust (Paris : Plon, 1930-1936), III, 69 ;
Ç JÕai si soigneusement b‰ti cet ouvrage que cet Žpisode du premier volume
[la sc•ne de sadisme ˆ Montjouvain] est lÕexplication de la jalousie de mon
jeune hŽros dans les quatri•me et cinqui•me volumes, de sorte quÕen arrachant
la colonne au chapiteau obsc•ne, jÕaurais fait plus loin tomber la vožte. CÕest
ce que des critiques appellent des ouvrages sans composition et Žcrits au
hasard des souvenirs È dans une lettre ˆ Mauriac reproduite dans Fran•ois
Mauriac, Du C™tŽ de chez Proust (Paris : Table Ronde, [1947]), pp. 21-22 ;
et Ç Ne croyez pas que mon livre soit un recueil dÕarticles. Les deux derniers
articles du Figaro en Žtaient des extraits, ce qui nÕa aucun rapport. Mes
autres articles du Figaro, jÕen ferai un recueil, si je peux les retrouver, mais
plus tard et chez un autre Žditeur. Quant ˆ ce livre-ci, cÕest au contraire un
tout tr•s composŽ, quoique dÕune composition si complexe que je crains que
personne ne le per•oive et quÕil apparaisse comme une suite de digressions.
CÕest tout le contraire È dans une lettre ˆ RenŽ Blum reproduite dans LŽon
Pierre-Quint, Proust et la StratŽgie littŽraire (Paris : Corr•a, 1954), pp. 35-36.
Ñ 57 Ñ

homŽriques, en ce quÕil est une esp•ce de dieu tutŽlaire du jardin,


nous permet dÕentrevoir un autre personnage : le notaire, douŽ dÕun
gožt dŽcoratif peu sžr.
Pourtant, en dŽpit de tous les liens entre cette page et le monde
romanesque de ce qui deviendra A la Recherche du Temps perdu,
ce qui ressort ˆ la premi•re lecture, cÕest le caract•re hŽtŽroclite
de lÕŽvocation : parc, porte blanche, lilas, rivi•re, bouteilles, gamins,
poissons, boules de pain, t•tards, pont de bois, p•cheur, pruniers
bleus, chanteur, suisse, enfants de chÏur, jardinier, notaire, veste
dÕalpaga, chapeau de paille, cloches, nuages, carpes, gouvernantes.
Cette avalanche de dŽtails peut sÕexpliquer par les lois classiques
de lÕassociation (ressemblance, contraste, contigu•tŽ dans le temps
ou dans lÕespace). Mais une lecture plus attentive rŽv•le la prŽsence
dÕune volontŽ directrice du mouvement : cÕest celle du Narrateur, qui
raconte sous la dictŽe de lÕEcrivain.
Le rapprochement des trois passages examinŽs nous aide ˆ voir
en quoi Proust diff•re dÕun romancier comme Joyce ou Larbaud :
lÕordre logique et esthŽtique de succession des ŽlŽments, la synth•se
de diffŽrents moments aboutissant ˆ un moment typique, les asso-
ciations mentales guidŽes par le souci constant de lÕartiste : tout
ceci nous permet de voir dans lÕauteur du Temps perdu un roman-
cier en somme traditionnel et non un technicien du Ç stream of
consciousness È. Loin de se lancer dans le courant du rŽcit pour
sÕy dissoudre, le Narrateur (comme lÕauteur quÕil reprŽsente) est un
Žclusier qui domine le fleuve du souvenir et par un jeu de savantes
manÏuvres permet tant™t ˆ tel canal, tant™t ˆ tel autre de dŽverser
des eaux destinŽes ˆ alimenter la navigation. Ce Narrateur nous
livre-t-il, comme le dit Claude-Edmonde Magny Ç le tout-venant de
sa pensŽeÉ dans une sincŽritŽ surprise ˆ la dŽrobŽe ? È 6 Sans doute,
un peu comme Fran•oise nous aurait permis de visiter sa cuisine,
mais apr•s y avoir mis un semblant dÕordre. Il nÕy a pas lˆ comŽdie,
mais art. Ayant ˆ lÕesprit ces intŽrieurs bourgeois o• un Vermeer
nous autorise ˆ pŽnŽtrer sans •tre annoncŽs, mais o• le balai, le
panier ˆ linges, les ustensiles de mŽnage ont ŽtŽ disposŽs en beau
dŽsordre avant que notre Ïil ne les dŽcouvre, nous dirons que
Proust est le Vermeer du monologue intŽrieur.
Il est pourtant arrivŽ ˆ Marcel Proust de recourir au procŽdŽ
sous une forme tr•s proche de celle pratiquŽe par Joyce. 7 Ces mor-
ceaux, rares dans lÕÏuvre, se trouvent ˆ la fin de Sodome et

6
Voir le passage citŽ plus haut, note 1, p. 53.
7
CÕest Jauss qui sÕen est avisŽ le premier. Cf. note 2.
Ñ 58 Ñ

Gomorrhe II, dans La Prisonni•re et au dŽbut de La Fugitive (III,


419-478). En voici une illustration :

Ces concerts matinaux de Balbec nÕŽtaient pas anciens. Et pour-


tant, ˆ ce moment relativement rapprochŽ, je me souciais peu
dÕAlbertine. M•me, les tout premiers jours de lÕarrivŽe, je nÕavais
pas connu sa prŽsence ˆ Balbec. Par qui donc lÕavais-je apprise ?
Ah ! oui, par AimŽ. Il faisait un beau soleil comme celui-ci. Brave
AimŽ ! Il Žtait content de me revoir. Mais il nÕaime pas Albertine.
Tout le monde ne peut pas lÕaimer. Oui, cÕest lui qui mÕa annoncŽ
quÕelle Žtait ˆ Balbec. Comment le savait-il donc ? Ah ! il lÕavait
rencontrŽe, il lui avait trouvŽ mauvais genre [É] Il mÕavait dit quÕil
lÕavait rencontrŽe, quÕil lui avait trouvŽ mauvais genre. QuÕavait-il
voulu dire par mauvais genre ? JÕavais compris genre vulgaire,
parce que, pour le contredire dÕavance, jÕavais dŽclarŽ quÕelle avait
de la distinction. Mais non, peut-•tre avait-il voulu dire genre
gomorrhŽen. Elle Žtait avec une amie, peut-•tre quÕelles se tenaient
par la taille, quÕelles regardaient dÕautres femmes, quÕelles avaient,
en effet, un Ç genre È que je nÕavais jamais vu ˆ Albertine en ma
prŽsence. Qui Žtait lÕamie ? O• AimŽ lÕavait-il rencontrŽ, cette
odieuse Albertine ?
III, 84-85

La bri•vetŽ des propositions, lÕabsence de subordonnŽes, lÕusage


du prŽsent de lÕindicatif (Ç il nÕaime par Albertine È), lÕŽchange de
questions et de rŽponses, un tour tel que Ç m•me, le tout premier
jourÉ È avec son air de fran•ais parlŽ, enfin les rŽpŽtitions donnent
ˆ ce passage le caract•re des soliloques que le HŽros a pu tenir
spontanŽment.
Ce monologue est dÕailleurs interrompu par une phrase cons-
truite dont la place est indiquŽe dans notre citation par des points
de suspension. Or cette phrase est beaucoup plus caractŽristique de
la mani•re de Proust. Elle nous permettra de mesurer ˆ nouveau
toute la distance qui sŽpare la restitution prŽtendument immŽdiate
dÕun roman Ç stream-of-consciousness È et la construction esthŽtique
avouŽe de La Recherche :

A ce moment abordant le rŽcit dÕAimŽ par une face autre que


celle quÕil mÕavait prŽsentŽe au moment o• il me lÕavait fait, ma
pensŽe, qui jusquÕici avait naviguŽ en souriant sur ces eaux bien-
heureuses, Žclatait soudain, comme si elle ežt heurtŽ une mine
invisible et dangereuse, insidieusement posŽe ˆ ce point de ma
mŽmoire.
III, 84
Ñ 59 Ñ

Nous avons affaire ici ˆ une phrase plus longue, moins haletante,
ˆ une phrase Žcrite. 8
Le fait que ces monologues ne se trouvent que dans Sodome et
Gomorrhe, La Prisonni•re et La Fugitive pourrait faire croire ˆ une
certaine nŽgligence de lÕauteur, ˆ laquelle il aurait remŽdiŽ sÕil avait
vŽcu quelques annŽes de plus. Mais ces morceaux nous paraissent
en rŽalitŽ fort bien venus, et particuli•rement aptes ˆ traduire
lÕaffolante jalousie dont souffre le je. DÕailleurs, la prŽsence Ñ au
sein du monologue citŽ Ñ dÕune phrase aussi construite que Ç A ce
moment, abordant le rŽcit dÕAimŽÉ È indique que lÕauteur est en
pleine possession de ses moyens et capable de changer dŽlibŽrŽment
de style. Il est concevable que Proust a voulu un moment essayer un
nouveau mode de narration. Il est dÕautre part possible que lÕauteur
dicte ici ˆ son Narrateur des pages inspirŽes par une jalousie toute
rŽcente dont lÕhomme aurait souffert. Une Žtude fondŽe sur les
manuscrits et la correspondance de Marcel Proust fournira peut-•tre
un jour une rŽponse ˆ ces questions.

Les Valeurs de Sympathie.

Un des modes les plus intŽressants de lÕintervention du Narrateur


est lÕouverture lyrique du rŽcit qui sÕŽpanouit dans un sentiment de
contact avec le lecteur. Nous citons un long extrait de Combray :
CÕŽtaient de ces chambres de province qui Ñ de m•me quÕen
certains pays des parties enti•res de lÕair ou de la mer sont
illuminŽes ou parfumŽes par des myriades de protozoaires que
nous ne voyons pas Ñ nous enchantent des mille odeurs quÕy
dŽgagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secr•te,
invisible, surabondante et morale que lÕatmosph•re y tient en
suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps
comme celles de la campagne voisine, mais dŽjˆ casani•res, hu-
maines et renfermŽes, gelŽe exquise, industrieuse et limpide de tous
les fruits de lÕannŽe qui ont quittŽ le verger pour lÕarmoire ; sai-
sonni•res, mais mobiliŽres et domestiques, corrigeant le piquant de
la gelŽe blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles
comme une horloge de village fl‰neuses et rangŽes, insoucieuses
et prŽvoyantes, ling•res, matinales, dŽvotes, heureuses dÕune paix
qui nÕapporte quÕun surcro”t dÕanxiŽtŽ et dÕun prosa•sme qui sert

8 Pour dÕautres exemples de monologue en style hachŽ, on se reportera

ˆ Sodome et Gomorrhe, II, 1119-1121.


Ñ 60 Ñ

de grand rŽservoir de poŽsie ˆ celui qui les traverse sans y avoir


vŽcu. LÕair y Žtait saturŽ de la fine fleur dÕun silence si nourricier,
si succulent, que je ne mÕy avan•ais quÕavec une sorte de gourman-
dise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine
de P‰ques o• je le gožtais mieux parce que je venais seulement
dÕarriver ˆ Combray : avant que jÕentrasse souhaiter le bonjour ˆ
ma tante, on me faisait attendre un instant dans la premi•re pi•ce
o• le soleil, dÕhiver encore, Žtait venu se mettre au chaud devant
le feu, dŽjˆ allumŽ entre les deux briques et qui badigeonnait toute
la chambre dÕune odeur de suie, en faisait comme un de ces grands
Ç devants de four È de campagne, ou de ces manteaux de cheminŽe
de ch‰teaux, sous lesquels on souhaite que se dŽclare dehors la
pluie, la neige, m•me quelque catastrophe diluvienne, pour ajouter
au confort de la rŽclusion la poŽsie de lÕhivernage ; je faisais
quelques pas, du prie-Dieu aux fauteils en velours frappŽ, toujours
rev•tus dÕun appui-t•te au crochet ; et le feu cuisant comme une
p‰te les appŽtissantes odeurs dont lÕair de la chambre Žtait tout
grumeleux et quÕavait dŽjˆ fait travailler et Ç lever È la fra”cheur
humide et ensoleillŽe du matin, il les feuilletait, les dorait, les
godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable g‰teau
provincial, un immense Ç chausson È o•, ˆ peine gožtŽs les ar™mes
plus croustillants, plus fins, plus rŽputŽs, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier ˆ ramages, je revenais toujours
avec une convoitise inavouŽe mÕengluer dans lÕodeur mŽdiane, pois-
seuse, fade, indigeste et fruitŽe du couvre-lit ˆ fleurs.
I, 49-50

Le point de dŽpart de ce dŽveloppement est une expŽrience


vŽcue par le HŽros 9 : il se trouve dans une des deux chambres
occupŽes tour ˆ tour par sa tante. QuÕest-ce qui dans cette page
provient du souvenir authentique que le je a gardŽ de ce moment ?
QuÕest-ce que ce souvenir gagne ˆ •tre traduit par lÕEcrivain ?
De lÕexpŽrience vŽcue par le HŽros vient dÕabord le caract•re
provincial de ces chambres. Le je dŽbarque en effet de Paris. La
diffŽrence entre la chambre dÕun citadin et celle dÕun campagnard
ne rel•ve pas seulement des impressions olfactives ou visuelles :
aux odeurs se m•lent les vertus Ç dÕune vie secr•te, invisible, sur-
abondante et morale È. Les ŽlŽments dus ˆ la sensualitŽ infantile

9 LÕexpŽrience du HŽros provient peut-•tre, en partie du moins, dÕun

souvenir de lecture de Marcel Proust. Celui-ci, qui a pratiquŽ Sainte-Beuve,


doit avoir lu le Ç Lundi È du 4 novembre 1850 consacrŽ aux Confessions de
Jean-Jacques Rousseau, o• le critique fait remonter au grand Genevois Ç le
sentiment de la vie domestique, de cette vie bourgeoise, pauvre, recueillie,
intime, o• sÕaccumulent tant de trŽsors vertueux et doux È, Causeries du Lundi
(Paris : Garnier, s.d. 3e Ždition), Tome Troisi•me, p. 83.
Ñ 61 Ñ

sont facilement discernables : ainsi lÕŽvocation de la gelŽe exquise,


du pain chaud et lÕenvahissement des impression gustatives vers la
fin du paragraphe : Ç les ar™mes plus croustillants, plus fins, plus
rŽputŽs, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier
ˆ ramages È ; enfin les impressions synesthŽsiques et la sensation
de Ç froid soleil È remontent ˆ ce que lÕenfant Žprouvait en pŽnŽtrant
dans une des deux chambres.
Mais ces souvenirs deviennent lÕobjet dÕun travail de lÕEcrivain
qui a lu les symbolistes et qui excelle ˆ exploiter littŽrairement ces
impressions en pr•tant au HŽros une sensibilitŽ qui surenchŽrit sur
la rŽceptivitŽ naturelle de lÕenfant : les odeurs y sont dŽgagŽes par
les vertus, elles sont Ç couleur du temps È ; le couvre-lit ˆ fleurs
dŽgage une odeur Ç poisseuse, fade, indigeste et fruitŽe È ; le
silence est Ç nourricier et succulent È. CÕest ˆ lÕEcrivain aussi, plut™t
quÕau Protagoniste, que nous devons les oxymorons : Ç oisives et
ponctuelles, fl‰neuses et rangŽes, insoucieuses et prŽvoyantes È o•
le mais a ŽtŽ remplacŽ par et. Un trait de style particuli•rement
intŽressant par lequel se trahit la prŽsence de lÕEcrivain est lÕaccu-
mulation des adjectifs : Ç vie secr•te, invisible, surabondante et
moraleÉ odeurs ling•res, matinales, dŽvotes, heureuses, odeur mŽ-
diane, poisseuse, fade, indigeste et fruitŽe È. Proust vise sans doute
ˆ dŽcrire lÕindescriptible complexitŽ des sensations olfactives. Mais
plut™t que lÕanalyse ou que lÕinventaire objectif des qualitŽs de ces
odeurs, on a ici une activitŽ gratuite gr‰ce ˆ laquelle sÕop•re une
transmutation de la joie de sentir en joie dÕŽcrire, qui se traduit
Žgalement par lÕaccumulation des verbes : Ç feuilletaitÉ doraitÉ
godaitÉ boursouflaitÉ È
Mais cette joie dŽborde. Il ne suffit pas au Narrateur-Ecrivain
de transmuer en activitŽ verbale une Žnergie latente ŽveillŽe par la
sensualitŽ. Le bonheur appelle la compagnie. De m•me que la r•verie
au lit donne naissance ˆ la femme capable de partager le plaisir,
comme Eve na”t dÕune c™te dÕAdam (I, 4), le souvenir du gourmand
invite les commensaux ˆ gožter avec lui ces odeurs appŽtissantes et
la r•verie de rŽclusion hivernale suscite un compagnon qui communie
avec le je dans lÕintimitŽ du foyer protŽgŽ contre les assauts de la
nature. La chambre nÕest pas dŽcrite comme Ç une chambre de
province qui mÕenchantait È mais comme Ç une de ces chambres de
province qui nous enchantentÉ È De m•me le manteau de cheminŽe
est Ç un de ces manteaux de cheminŽe de ch‰teaux sous lesquels on
souhaite que se dŽclarent dehors la pluie, la neige, m•me quelque
catastrophe diluvienneÉ È Les verbes au prŽsent (employŽ ici comme
temps Ç disponible È, non liŽ ˆ un moment particulier, donc intem-
Ñ 62 Ñ

porel), les pronoms nous et on, 10 le caract•re de gŽnŽralitŽ avec lequel


se prŽsentent les substantifs (Ç un de ces manteaux È) sont comme les
moyens mis en jeu par lÕEcrivain pour nous faire partager avec lui
de si beaux souvenirs. Nous, cÕest-ˆ-dire ses lecteurs. La commu-
nautŽ se fonde ici non plus sur le plan de la fiction entre le HŽros
inventŽ et ses proches, mais dans la rŽalitŽ de lÕacte de la lecture
entre la voix du Narrateur et ses auditeurs. Par ce biais, La Recherche
du Temps perdu devient un jeu dans lequel nous entrons. 11
Ce nÕest pas la premi•re fois dans le cours du roman Ñ et ce
ne sera pas la derni•re Ñ que le Narrateur ouvre au lecteur le
paradis des plaisirs les plus simples gožtŽs par le HŽros. Les toutes
premi•res pages contenaient dŽjˆ un dŽveloppement fort instructif
par la lumi•re quÕil jette sur le rapport entre le bonheur du HŽros
et la sympathie du Narrateur pour son lecteur. CÕŽtait dŽjˆ de
chambres quÕil sÕagissait ici :
Mais jÕavais revu tant™t lÕune tant™t lÕautre des chambres que
jÕavais habitŽes dans ma vie, et je finissais par me les rappeler
toutes dans les longues r•veries qui suivaient mon rŽveil : chambres
dÕhiver o• quand on est couchŽ, on se blottit la t•te dans un nid

10 Dans les textes pris ici en considŽration, ces deux pronoms sont syno-

nymes. Le Narrateur passe de lÕun ˆ lÕautre dans le m•me alinŽa (par exemple
pp. 1, 7 et 8, citŽes plus bas), et rien nÕindique que lÕusage de Proust sÕŽcarte
en ceci de celui du fran•ais moderne. Nous ne croyons pas devoir accorder
non plus de signification ˆ la question de lÕaccord de lÕadjectif attribut du
sujet Ç nous È : Proust Žcrit : Ç le parent qui nous a accostŽ È (I, 31), Ç nous
Žtions calme È (III, 92), mais Ç une fois que nous serons morts È (III, 916). Le
dŽtail nous para”t sans importance. Toutefois, le pronom on semble plus
frŽquent que nous dans les dŽveloppements consacrŽs ˆ lÕangoisse que nous
Žtudions plus bas. Sur ce point, voir p. 76.
11 Le dŽveloppement sur lÕarrivŽe ˆ Querqueville, dont un extrait a ŽtŽ

citŽ plus haut (Chapitre Premier, p. 34), prŽsente certaines affinitŽs avec
lÕŽvocation des chambres de province dans Combray (Ç É quand le premier
matin de mon arrivŽe É lÕodeur que le soleil dŽgage des meubles inconnus É È)
et dÕautre part avec lÕŽvocation des chambres o• lÕon a dormi confortablement
(I, 7-8) (Ç É lit dŽfait aux draps fins o• notre chaleur sÕest incorporŽe É È).
Ici aussi, un passage sÕop•re du je au nous. Une fois rŽalisŽe cette conver-
sion, le Narrateur introduit le th•me de la mŽmoire involontaire qui se trouve
ainsi traitŽ exceptionnellement sur le mode du nous : Ç nous respirons É une
sorte dÕexistence commune ˆ ces diverses matinŽes É comme ces odeurs qui
sont ˆ la fois du passŽ et du prŽsent É È Mais il sÕagit dÕun brouillon fort
ancien. La recherche du temps perdu, dans le texte qui porte ce titre, se
fera presque toujours au nom dÕun je qui sÕen rŽserve le monopole. La
mystique proustienne est essentiellement Žgo•ste. Seuls quelques passages du
roman ne tombent pas sous le coup de cette remarque : le morceau sur
Ç lÕhomme qui dort È et qui voyage dans un Ç fauteuil magique È (I, 5), par
exemple, et une rŽflexion du Narrateur notant, apr•s avoir ŽvoquŽ lÕexpŽrience
toute personnelle de la remontŽe des souvenirs, que Ç la fa•on fortuite, inŽvi-
table, dont la sensation avait ŽtŽ rencontrŽe, contr™lait la vŽritŽ du passŽ
quÕelle ressuscitait, des images quÕelle dŽclenchait, puisque nous sentons son
effort pour remonter vers la lumi•re, que nous sentons la joie du rŽel
retrouvŽ. È (III, 879).
Ñ 63 Ñ

quÕon se tresse avec les choses les plus disparates, un coin de


lÕoreiller, le haut des couvertures, un bout de ch‰le, le bord du lit
et un numŽro des DŽbats roses, quÕon finit par cimenter ensemble
selon la technique des oiseaux en sÕy appuyant indŽfiniment ; o•,
par un temps glacial, le plaisir quÕon gožte est de se sentir sŽparŽ
du dehors (comme lÕhirondelle de mer qui a son nid au fond dÕun
souterrain dans la chaleur de la terre) et o•, le feu Žtant entretenu
toute la nuit dans la cheminŽe, on dort dans un grand manteau
dÕair chaud et fumeux, traversŽ des lueurs des tisons qui se rallu-
ment, sorte dÕimpalpable alc™ve, de chaude caverne creusŽe au sein
de la chambre m•me, zone ardente et mobile en ses contours ther-
miques, aŽrŽe de souffles qui nous rafra”chissent la figure et
viennent des angles, des parties voisines de la fen•tre ou ŽloignŽes
du foyer et qui se sont refroidies ; Ñ chambres dÕŽtŽ o• lÕon aime
•tre uni ˆ la nuit ti•de, o• le clair de lune appuyŽ aux volets
entrÕouverts jette jusquÕau pied du lit son Žchelle enchantŽe, o•
on dort presque en plein air, comme la mŽsange balancŽe par la
brise ˆ la pointe dÕun rayonÉ
I, 7 et 8

Si le bonheur appelle la sympathie, lÕangoisse referme lÕ•tre sur


lui-m•me. La chambre o• lÕon a souffert, elle ne devient pas un lieu
ouvert ˆ la r•verie des autres. A lÕŽvocation des chambres dÕhiver et
dÕŽtŽ que nous venons de citer succ•de le souvenir de Ç la chambre
Louis XVI si gaie que m•me le premier soir je nÕy avais pas ŽtŽ trop
malheureux È et de Ç celle, petite et si ŽlevŽe de plafondÉ o•, d•s
la premi•re seconde, jÕavais ŽtŽ intoxiquŽ moralement par lÕodeur
inconnue du vŽtiver È (I, 8). Plus de nous, plus de gŽnŽralisation ici.
La solitude du HŽros entra”ne celle du Narrateur.
Les passages sont nombreux dans le roman, o• le rapport sÕŽtablit
dans les conditions que nous venons de dŽcrire entre lÕexpŽrience
du lecteur et celle que lÕauteur attribue ˆ son HŽros. Ce sont toujours
les m•mes procŽdŽs mis en Ïuvre. Dans certains cas, au lieu de
nous, et parfois ˆ c™tŽ de nous, cÕest vous qui Žtablit le lien de
communautŽ. Ainsi les mouches exŽcutant un concert qui est Ç comme
la musique de chambre de lÕŽtŽ È font sentir jusquÕˆ lÕintŽrieur de la
maison la splendeur de la lumi•re qui r•gne dans la rue :
Elle ne lÕŽvoque pas ˆ la fa•on dÕun air de musique humaine qui,
entendu par hasard ˆ la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle
est unie ˆ lÕŽtŽ par un lien plus nŽcessaire : nŽe des beaux jours,
ne renaissant quÕavec eux, contenant un peu de leur essence, elle
nÕen rŽveille pas seulement lÕimage dans notre mŽmoire, elle en
certifie le retour, la prŽsence effective, ambiante, immŽdiatement
accessible.
(I, 83. CÕest nous qui soulignons.)
Ñ 64 Ñ

Dans Le C™tŽ de Guermantes, les tapis qui viennent dÕ•tre


reclouŽs en prŽvision de lÕhiver Žvoquent par contraste le dŽsordre
annonciateur du printemps. On remarquera le passage du vous au
je, associŽ au passage du bonheur ˆ la tristesse :
CÕŽtaient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait
commencŽ de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses
matinŽes, quand parmi leur dŽsordre le soleil vous attend comme
un ami venu pour vous emmener dŽježner ˆ la campagne, et pose
sur eux le regard de la for•t, mais qui maintenant au contraire,
Žtaient le premier amŽnagement de la prison hivernale dÕo•, obligŽ
que jÕallais •tre de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne
pourrais plus librement sortir.
(II, 392. CÕest nous qui soulignons.) 12
Faut-il assigner une origine physiologique ˆ ce double mouvement
dÕexpansion vers autrui et de repli sur soi ? Etant donnŽ le r™le
jouŽ par lÕasthme dans la vie de Proust, il est tentant de voir dans
le double mouvement de lÕŽpanouissement dž au bonheur et de

12 La mise en jeu de valeurs de sympathie assurant la complicitŽ du lecteur

nÕest pas le fait du seul Narrateur rappelant les impressions du HŽros. Il


arrive que le Romancier, nous rapportant telle rŽflexion dÕun de ses person-
nages, se laisse aller lui aussi ˆ une envolŽe de caract•re lyrique. Dans La
Prisonni•re, lÕŽvocation de Ç la figure idŽale, immanente ˆ leurs logis succes-
sifs du salon des Verdurin È (III, 286) trouve son point de dŽpart dans une
remarque de Brichot sur lÕŽpoque de la rue Montalivet. Sous le couvert de la
formule Ç ˆ son sourire É je compris que É È lÕomniscience du Romancier
joue pour faire revivre une Žpoque riche en souvenirs pour lÕancien habituŽ
du salon, mais que le HŽros nÕa pas connue : Ç CanapŽ surgi du r•ve entre
les fauteuils nouveaux et bien rŽels, petites chaises rev•tues de soie rose,
tapis brochŽ de table ˆ jeu ŽlevŽ ˆ la dignitŽ de personne depuis que, comme
une personne, il avait un passŽ, une mŽmoire, gardant dans lÕombre froide du
salon du quai Conti le h‰le de lÕensoleillement par les fen•tres de la rue Monta-
livet (dont il connaissait lÕheure aussi bien que Mme Verdurin elle-m•me) et
par les portes vitrŽes de Doville, o• on lÕavait emmenŽ et o• il regardait tout
le jour, au-delˆ du jardin fleuriste [sic], la profonde vallŽe de la [blanc dans
le manuscrit] en attendant lÕheure o• Cottard et le violoniste feraient ensemble
leur partie ; bouquet de violettes et de pensŽes au pastel, prŽsent dÕun grand
artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant dÕune vie disparue sans laisser
de traces, rŽsumant un grand talent et une longue amitiŽ, rappelant son
regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant quÕil peignait ;
encombrement joli, dŽsordre des cadeaux de fid•les qui a suivi partout la
ma”tresse de la maison et a fini par prendre lÕempreinte et la fixitŽ dÕun trait
de caract•re, dÕune ligne de la destinŽe ; profusion des bouquets de fleurs,
des bo”tes de chocolat qui systŽmatisait, ici comme lˆ-bas, son Žpanouissement
suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets
singuliers et superflus qui ont encore lÕair de sortir de la bo”te o• ils ont ŽtŽ
offerts et qui restent toute la vie ce quÕils ont ŽtŽ dÕabord, des cadeaux du
Premier Janvier ; tous ces objets enfin quÕon ne saurait isoler des autres É È
(III, 285-286). Dans ce morceau, les souvenirs de Brichot ne sont pas gŽnŽralisŽs
par les pronoms nous, on ou vous ; ce sont les verbes au prŽsent de lÕindicatif
qui autorisent le lecteur ˆ sÕassocier ˆ lÕŽmoi ŽveillŽ par ces images.
Ñ 65 Ñ

lÕoppression anxieuse un phŽnom•ne liŽ aux difficultŽs respiratoires


ŽprouvŽes par lÕhomme. 13
La tristesse laisse donc captif de sa souffrance personnelle un
HŽros auquel la r•verie de bonheur permet au contraire de sÕŽpancher
dans la confiance. Le bonheur est une grande maison o• il y a
beaucoup de demeures ; on y re•oit. Mais chaque anxieux ayant sa
propre prison, il y a lˆ un trait commun ˆ tous les anxieux, donc une
possibilitŽ de contact entre eux. SÕil est interdit ˆ ceux qui souffrent
de se rŽunir et de partager leurs souffrances, du moins devrait-il
leur •tre permis dÕŽprouver le sentiment quÕils ne sont pas seuls ˆ
souffrir. Un contact avec autrui serait ainsi possible, qui sÕŽtablirait
non plus sous le signe de Ç avec È, comme dans la sympathie propre-
ment dite, mais sous le signe de Ç comme È.
Cette constatation dÕune nature humaine peut •tre lÕobjet dÕun
acte intellectuel. De ceci Marcel Proust a pris une conscience
expresse :

Certes, nous sommes obligŽ de revivre notre souffrance particu-


li•re avec le courage du mŽdecin qui recommence sur lui-m•me la
dangereuse piqžre. Mais en m•me temps, il nous faut la penser
sous une forme gŽnŽrale qui nous fait dans une certaine mesure
Žchapper ˆ son Žtreinte, qui fait de tous les copartageants de notre
peine, et qui nÕest m•me pas exempte dÕune certaine joie. Lˆ o•
la vie emmure, lÕintelligence perce une issue, car sÕil nÕest pas de
rem•de ˆ un amour non partagŽ, on sort de la constatation dÕune
souffrance, ne fžt-ce quÕen en tirant les consŽquences quÕelle com-
porte. LÕintelligence ne conna”t pas ces situations fermŽes de la
vie sans issue.
III, 905

On a reconnu dans cette rŽflexion le Proust auteur de maximes


et de pensŽes, si nombreuses dans le roman, par lesquelles il sÕappa-
rente aux moralistes du grand si•cle. A prendre ce texte au pied de
la lettre, il y aurait une antinomie insurmontable entre ces deux
termes : revivre une souffrance passŽe qui vous emmure ; penser
cette souffrance sous une forme gŽnŽrale et Žchapper ˆ son Žtreinte.
Or il arrivera souvent au Narrateur de dŽpasser cette antinomie, de
Ç recommencer sur lui-m•me la dangereuse piqžre È tout en se sous-
trayant ˆ la particularitŽ du cas ŽtudiŽ et dÕŽtablir ainsi le contact
avec les Ç copartageants È de sa peine. HŽros et lecteurs seront ainsi
confondus, sans que Proust ait dŽlaissŽ le style de la narration pour
celui de la maxime. Voici une illustration de ce procŽdŽ :

13
Cette remarque nous est suggŽrŽe par Germaine BrŽe.
Ñ 66 Ñ

La zone de tristesse o• je venais dÕentrer Žtait aussi distincte de


la zone o• je mÕŽlan•ais avec joie, il y avait un moment encore, que
dans certains ciels une bande rose est sŽparŽe comme par une ligne
dÕune bande verte ou dÕune bande noire. On voit un oiseau voler
dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir,
puis il y est entrŽ. Les dŽsirs qui tout ˆ lÕheure mÕentouraient,
dÕaller ˆ Guermantes, de voyager, dÕ•tre heureux, jÕŽtais maintenant
tellement en dehors dÕeux que leur accomplissement ne mÕežt fait
aucun plaisir.
I, 183

LÕŽclair dÕun instant, lÕŽtat dÕ‰me devient paysage, notre paysage ;


cet oiseau quÕintroduit une phrase au prŽsent, cÕest la tristesse, notre
tristesse. Elle nÕest pas le th•me dÕun chant ; elle est mise en acte ;
elle se dŽveloppe dans le temps ; il na”t de ceci un bref roman dont
le personnage central est un •tre abstrait, sans visage, qui peut •tre
le HŽros de La Recherche du Temps perdu, mais aussi nÕimporte
qui ; cÕest un miroir o• chaque lecteur reconna”tra ses propres traits.
LÕEcrivain aurait pu mettre : Ç La zone de tristesse o• je venais
dÕentrer Žtait aussi distincte de la zone o• je mÕŽlan•ais avec joie,
il y avait un moment encore, que dans certains ciels de Combray
une bande rose Žtait sŽparŽe comme par une ligne dÕune bande
verte ou dÕune bande noire. JÕy voyais un oiseau voler dans le
rose, il allait en atteindre la fin, il touchait presque au noir, puis
il y Žtait entrŽ. Les dŽsirs qui tout ˆ lÕheure mÕentouraientÉ etc. È
CÕežt ŽtŽ revendiquer pour le je lÕexclusivitŽ dÕune expŽrience et ne
permettre, entre le Protagoniste et le lecteur, que cette rencontre
qui peut toujours avoir lieu pour nÕimporte quel rŽcit. Le passage
ex abrupto de lÕimparfait au prŽsent et de je ˆ on (Ç on voit un
oiseauÉ È) marque la volontŽ dÕenlever au je le monopole de son
souvenir. Dans lÕespace de la narration faite au nom de la premi•re
personne, une zone est crŽŽe qui jouit dÕun statut ambivalent de
souverainetŽ et de temporalitŽ. Cette enclave est le domaine de on,
cÕest-ˆ-dire ˆ la fois du je et du non-je. Elle reste baignŽe dans le
temps concret o• est situŽ le HŽros, tout en participant dÕune tempo-
ralitŽ abstraite, pareille ˆ lÕespace abstrait des triangles exemplaires
dÕun manuel de gŽomŽtrie. Ce schŽma vide, chaque lecteur est conviŽ
ˆ le remplir du temps spŽcifique de ses propres souvenirs. 14

14 Ce besoin dÕŽlargir lÕhorizon du Protagoniste tendrait ˆ confirmer que

le je de La Recherche nÕest pas cet ego transcendantal que voient en lui Suzuki
et Ga‘tan Picon. CÕest par le truchement du nous que le je devient le porte-
parole de tous les lecteurs. (Pour cette question, on se reportera ˆ notre
introduction, pp. 17 et 18.)
Ñ 67 Ñ

Car les romans abstraits inspirŽs par lÕangoisse diff•rent ˆ cet


Žgard des dŽveloppements poŽtiques Žcrits sous la dictŽe du bonheur :
la sŽrŽnitŽ avait pour consŽquence dÕaffranchir le je de la tempo-
ralitŽ ; la souffrance accuse la conscience de la succession tempo-
relle. Le fait observŽ est vu comme un futur imminent (Ç il va en
atteindre la fin, il touche presque au noir È), puis de suite comme
un passŽ rŽcent (Ç il y est entrŽ È). Le prŽsent dont il sÕagit ici nÕest
pas celui de lÕŽternitŽ immobile. CÕest le temps actuellement vŽcu qui
est familier aux lecteurs de Bergson. Fait de la constante aspiration
dÕun ˆ-venir par un passŽ qui se lÕassimile, il est essentiellement liŽ
ˆ un mouvement, ici rendu sensible par le dŽplacement de lÕoiseau
sur le fond du ciel. Pour rendre raison de ceci, point nÕest besoin
de faire intervenir de profondes analyses philosophiques. Tout le
monde sait que lÕangoisse est liŽe au sentiment de lÕimminence, alors
que la bŽatitude exclut toute prŽoccupation pour lÕavenir.
Les rapports complexes que nous allons tenter de mettre en
lumi•re dans notre deuxi•me exemple seront mieux compris si nous
citons dÕabord le contexte dans lequel apparaissent deux dŽveloppe-
ments que nous nous proposons dÕŽtudier. Les sigles (1É) et (2É)
indiqueront la place respective des fragments omis qui touchent ˆ
notre propos :

Elle [Fran•oise] revint au bout dÕun moment me dire quÕon nÕen


Žtait encore quÕˆ la glaceÉ mais que, quand on serait aux rince-
bouches, on trouverait le moyen de la [la lettre] faire passer ˆ
maman. Aussit™t mon anxiŽtŽ tombaÉ mon petit mot allait me
faireÉ entrer invisible et ravi dans la m•me pi•ce quÕelleÉ Et puis,
ce nÕŽtait pas tout : maman allait sans doute venir ! (1É)
Ma m•re ne vint pas, etÉ me fit dire par Fran•oise ces mots : Ç Il
nÕy a pas de rŽponse È (2É) Ayant dŽclinŽ lÕoffre de Fran•oise de
me faire de la tisane ou de rester aupr•s de moi, je la laissai
retourner ˆ lÕoffice, je me couchai et je fermai les yeux en t‰chant
de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le cafŽ au
jardin.
I, 30-32

On voit que les dŽveloppements (1É) et (2É) peuvent •tre sautŽs


sans inconvŽnient pour la cohŽrence de la narration. QuÕest-ce que
le Narrateur ajoute ˆ ce rŽcit et quelle est la fonction des dŽvelop-
pements omis ? Le premier dŽveloppement donne une description
de lÕangoisse et de la joie trompeuse ŽprouvŽes par le personnage
sŽparŽ de la femme quÕil aime. Mais ce personnage nÕest plus
lÕenfant, cÕest Swann. Lui aussi a souffert ce tourment ; lui aussi a
connu cet espoir. Du tourment de Swann, le Narrateur passe ˆ
Ñ 68 Ñ

lÕexpŽrience gŽnŽrale de Ç cette angoisse quÕil y a ˆ sentir lÕ•tre


quÕon aime dans un lieu de plaisir o• lÕon nÕest pas È (I, 30), et de
la joie de Swann, il passe ˆ la joie de tout amoureux :
Cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent
de la femme que nous aimons, quand, arrivant ˆ lÕh™tel ou au
thŽ‰tre o• elle se trouve, pour quelque bal, redoute ou premi•re
o• il va la retrouver, cet ami nous aper•oit errant dehors, attendant
dŽsespŽrŽment quelque occasion de communiquer avec elle.
I, 30-31

Les propositions relatives se rapportant ˆ Ç cette angoisse È et


Ç cette joie È laissent entrevoir une sc•ne schŽmatiquement racontŽe.
Mais celle-ci reste subordonnŽe, de par la construction syntaxique,
aux groupes nominaux Ç cette angoisse È et Ç cette joie È et elle
garde le caract•re dÕune dŽfinition. La phrase qui suit immŽdiate-
ment va confŽrer au scŽnario une actualitŽ et une rŽalitŽ qui ne
sont plus celles dÕun exemple imaginaire destinŽ ˆ illustrer une
idŽe : Ç Il nous reconna”t, nous aborde famili•rement, nous demande
ce que nous faisons lˆ È (I, 31). Une rupture syntaxique sÕest opŽrŽe
ici avec ce qui prŽc•de. La narration du petit drame est passŽe de
la subordonnŽe ˆ une proposition indŽpendante qui ne soutient
aucun rapport syntaxique avec la phrase prŽcŽdente. Nous sommes
descendus du plan de la notation gŽnŽrale ˆ celui de la mise en
sc•ne dÕune petite pi•ce, o• le temps constitue le fond dÕun dŽcot
sur lequel se profilent trois personnages anonymes : lÕamoureux, la
femme (invisible, mais devinŽe) et lÕintermŽdiaire obligeant.
Il nous reconna”t, nous aborde famili•rement, nous demande ce
que nous faisons lˆ. Et comme nous inventons que nous avons
quelque chose dÕurgent ˆ dire ˆ sa parente ou amie, il nous assure
que rien nÕest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et
nous promet de nous lÕenvoyer avant cinq minutes. Que nous
lÕaimons Ñ comme en ce moment jÕaimais Fran•oise Ñ lÕintermŽ-
diaire bien intentionnŽ qui dÕun mot vient de nous rendre suppor-
table, humaine et presque propice la f•te inconcevable, infernale,
au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis,
pervers et dŽlicieux entra”naient loin de nous, la faisant rire de
nous, celle que nous aimons ! Si nous en jugeons par lui, le parent
qui nous a accostŽ et qui est lui aussi un des initiŽs des cruels
myst•res, les autres invitŽs de la f•te ne doivent rien avoir de bien
dŽmoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes o• elle allait
gožter des plaisirs inconnus, voici que par une br•che inespŽrŽe
nous y pŽnŽtrons ; voici quÕun des moments dont la succession les
aurait composŽes, un moment aussi rŽel que les autres, m•me peut-
•tre plus important pour nous, parce que notre ma”tresse y est plus
Ñ 69 Ñ

m•lŽe, nous nous le reprŽsentons, nous le possŽdons, nous y inter-


venons, nous lÕavons crŽŽ presque : le moment o• on va lui dire
que nous sommes lˆ, en bas. Et sans doute les autres moments
de la f•te ne devaient pas •tre dÕune essence bien diffŽrente de
celui-lˆ, ne devaient rien avoir de plus dŽlicieux et qui džt tant
nous faire souffrir, puisque lÕami bienveillant nous a dit : Ç Mais
elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir
de causer avec vous que de sÕennuyer lˆ-haut. È HŽlas ! Swann en
avait fait lÕexpŽrience, les bonnes intentions dÕun tiers sont sans
pouvoir sur une femme qui sÕirrite de se sentir poursuivie jusque
dans une f•te par quelquÕun quÕelle nÕaime pas. Souvent, lÕami
redescend seul.
I, 31

Le caract•re inattendu de ce dŽveloppement, lÕemploi du prŽsent


existentiel, orientŽ vers lÕavenir (Ç voici que nous y pŽnŽtronsÉ le
moment o• on va lui dire È) et soutenu par une Žpaisseur de passŽ
tout proche (Ç vient de nous rendre supportable È), le pronom nous
invitant le lecteur ˆ se mettre de connivence avec le personnage de
lÕamoureux, lÕintensitŽ de lÕŽmotion : on reconna”t lˆ les traits qui,
dans le premier exemple citŽ, dŽfinissaient la narration abstraite.
Quel r™le ce dŽveloppement est-il appelŽ ˆ jouer ici ? Tout en
tra•ant d•s le dŽbut du roman la ligne qui, passant par les souf-
frances de Swann, celles de lÕami de Gilberte, de lÕamant dÕAlbertine,
du protecteur de Morel, dŽfinit le mŽcanisme constant de la dŽception
amoureuse, 15 le dŽveloppement ouvre le roman au lecteur en prŽsen-
tant la situation du mal-aimŽ sous lÕesp•ce de la plus haute gŽnŽralitŽ.
Par delˆ le HŽros, Swann et Charlus, cÕest tout amant qui est ici
dŽpeint, et dans cet amant-type le lecteur est invitŽ ˆ se reconna”tre. 16
Le second dŽveloppement omis page 67 se greffe sur le fil du
rŽcit au moment o• la citation textuelle (Ç Il nÕy a pas de rŽponse È)
vient de provoquer le dŽsespoir du HŽros :

15 La lettre qui reste sans rŽponse est un motif qui fait plusieurs appari-

tions dans La Recherche du Temps perdu : lettres du HŽros ˆ Gilberte (I,


486 et 488 ; 586 ; 614) et ˆ Swann (I, 490-491) ; nombreuses lettres de Gilberte
au HŽros (Ç Édepuis des annŽes, jÕavais laisse toutes ses lettres sans rŽponse È
III, 134) ; dŽp•che tŽlŽgraphique que le HŽros croit signŽe Albertine et ˆ
laquelle il est rŽsolu ˆ ne pas rŽpondre (III, 641 et 644) ; lettre du chasseur ˆ
Charlus (III, 45) ; de Charlus ˆ Morel (II, 1065-1066) ; de la princesse de
Guermantes ˆ Charlus (II, 1184-1188, sous la note 4 se rapportant ˆ la
page 716). LÕintermŽdiaire obligeant entre lÕamoureux et la femme se retrouve
dans les Jeunes Filles (I, 587-588) sous les traits du ma”tre dÕh™tel des Swann.
16 Pour Leo Spitzer, qui regrette de voir faiblir ici lÕintŽr•t du lecteur pour

lÕenfant, ce dŽveloppement nÕest quÕune anticipation de Un Amour de Swann


(Ç Zum Stil È, p. 459).
Ñ 70 Ñ

Ces mots Ç il nÕy a pas de rŽponse È que depuis jÕai si souvent


entendus des concierges de Ç palaces È ou des valets de pied de
tripots, rapporter ˆ quelque pauvre fille qui sÕŽtonne : Ç Comment,
il nÕa rien dit, mais cÕest impossible ! Vous avez pourtant bien remis
ma lettre. CÕest bien, je vais attendre encore. È Et Ñ de m•me
quÕelle assure invariablement nÕavoir pas besoin du bec supplŽmen-
taire que le concierge veut allumer pour elle, et reste lˆ, nÕenten-
dant plus que les rares propos sur le temps quÕil fait ŽchangŽs
entre le concierge et un chasseur quÕil envoie tout dÕun coup, en
sÕapercevant de lÕheure, faire rafra”chir dans la glace la boisson
dÕun client Ñ ayant dŽclinŽ lÕoffre de Fran•oise de me faire de la
tisane ou de rester aupr•s de moi, je la laissai retourner ˆ lÕofficeÉ
I, 32

LÕamoureux est entre-temps devenu une amoureuse, et le Narra-


teur, au lieu de gŽnŽraliser sur le mode du nous, se contente de ces
deux cas particuliers : le HŽros et la jeune fille.
Pourquoi le Narrateur a-t-il renoncŽ ici ˆ la premi•re personne
du pluriel ? Au moment le plus cruel, il veut obtenir pour son HŽros
la pitiŽ du lecteur. Un mouvement de pensŽe confondant la jeune
fille et le nous exclurait un apitoiement inconditionnŽ, car on ne peut
pas sÕattendrir sur soi aussi librement que sur autrui. La jeune fille
a beau •tre anonyme, elle reste un personnage capable dÕŽveiller
notre pitiŽ spontanŽe, quÕune rŽfŽrence ˆ notre personne aurait
entravŽe.
A quelles raisons obŽit la mutation de lÕamoureux en jeune fille ?
Car cÕest bien du m•me •tre quÕil sÕagit : sous lÕesp•ce de deux
personnages, nous avons en rŽalitŽ deux stades du m•me schŽma
potentiel dÕune situation humaine ; cette amoureuse sans visage
succ•de ˆ lÕamoureux comme le malade au voyageur tout au dŽbut
de Combray (I, 3 et 4) : le voyageur est arrivŽ ˆ lÕh™tel ; il est pris
dÕune crise ; lÕ•tre aimant a fait parvenir ˆ lÕobjet de ses pensŽes
un message, la rŽponse escomptŽe lui est refusŽe. DÕun c™tŽ comme
de lÕautre, nous avons deux moments successifs dÕune m•me his-
toire. Pourquoi d•s lors ce changement de sexe ? Peut •tre le Narra-
teur veut-il continuer la sc•ne tout en Žvitant une reprise pure et
simple des m•mes ŽlŽments : nous sommes ici ˆ lÕentrŽe dÕun
Ç palace È ou dÕun Ç tripot È et non plus ˆ la porte dÕun h™tel ou
dÕun thŽ‰tre ; lÕami obligeant a fait place ˆ un concierge ou un
valet de pied. Mais plut™t que le souci dÕŽviter une redite, deux
autres facteurs ont dž jouer ici. DÕabord une femme, et surtout une
jeune fille, 17 attirent plus sžrement la pitiŽ quÕun homme. La Ç pauvre

17 Quand Proust sÕattendrit sur une femme en proie ˆ une douleur senti-

mentale (ce qui est rare : Odette, Gilberte, ni Albertine ne nous sont jamais
Ñ 71 Ñ

fille È est Žvidemment dans une situation plus humiliante que le


soupirant de tout ˆ lÕheure. Dans le premier dŽveloppement, cÕŽtait
le soupirant qui aurait pu comprendre lÕangoisse ŽprouvŽe par le je.
Ici, cÕest le je qui plaint la pauvre fille. Le mouvement de compassion
a changŽ de direction. Ainsi Baudelaire sÕattendrit sur Andromaque,
sur la nŽgresse amaigrie et phtisique pour chanter sa propre tristesse
dÕhomme exilŽ dans le temps. 18
Une deuxi•me raison de la transformation de lÕamant en jeune
fille ne devrait-elle pas •tre cherchŽe dans lÕidentification tout
instinctive de lÕhomme Proust, en ce moment de la plus cruelle
dŽtresse du HŽros, avec un personnage fŽminin ? Cette jeune fille
qui est un des personnages les plus Žmouvants de La Recherche du
Temps perdu, nous lui octroierons notre pitiŽ, mais par-delˆ elle,
notre compassion va en rŽalitŽ ˆ un enfant vouŽ ˆ une virilitŽ
dŽfaillante.
Cette hypoth•se se trouverait confirmŽe par un dŽveloppement
auquel il a ŽtŽ fait bri•vement allusion plus haut (note 17) :
Bien des t•tes de jeunes filles Ñ de jeunes filles moins oubli-
euses de lui quÕil nÕŽtait dÕelles Ñ souffrirent Ñ comme souffrit
longtemps encore la ni•ce de Jupien, continuant ˆ aimer Morel
tout en le mŽprisant Ñ souffrirent, pr•tes ˆ Žclater sous lÕŽlance-
ment dÕune douleur interne, parce quÕen chacune dÕelles, comme le
fragment dÕune sculpture grecque, un aspect du visage de Morel,
dur comme du marbre et beau comme lÕantique, Žtait enclos dans

montrŽes amoureuses), cÕest toujours de la ni•ce de Jupien quÕil sÕagit. Morel


ayant exprimŽ le dŽsir de se faire aimer par la jeune fille, de lui prendre sa
virginitŽ et de lÕabandonner le soir m•me, le baron scandalisŽ sÕŽcrie : Ç La
fille [pour : la ni•ce] de Jupien ! É Oh ! jamais É Jupien est un brave homme,
la petite est charmante, il serait affreux de leur causer du chagrin È (II, 1008-
1009). Quand le violoniste injurie grossi•rement sa fiancŽe en prŽsence du
HŽros, le Narrateur rapporte cette sc•ne avec une pitiŽ Žvidente (III, 164).
Revenant sur cet incident, Proust nous dit : Ç Ébien des t•tes de jeunes
filles Ñ de jeunes filles moins oublieuses de lui quÕil nÕŽtait dÕelles Ñ souffri-
rent Ñ comme souffrit longtemps encore la ni•ce de JupienÉ È (III, 197).
LÕamour malheureux de la princesse de Guermantes (femme dŽjˆ ‰gŽe) pour
Charlus nÕŽveille gu•re la compassion (III, 714-725 et 737-738).
18 Dans Contre Sainte-Beuve, Proust fait sur Baudelaire des remarques

qui viennent invinciblement ˆ lÕesprit quand on relit ces passages. Il y fait Ñ


en connaisseur Ñ la part de la cruautŽ et de la pitiŽ dans Les Fleurs du Mal,
citant par exemple ce vers qui pourrait •tre placŽ en exergue aux Žpisodes
o• Morel torture sa fiancŽe :
Le violon frŽmit comme un cÏur quÕon afflige
(Contre Sainte-Beuve, p. 181 ; cÕest Proust qui souligne). Chez Proust comme
chez Baudelaire le rapport symbolique entre je et lÕautre sÕŽtablit par un
verbe : Ç Andromaque, je pense ˆ vous É Lˆ, je vis É un cygne È ; Ç Ces mots É
que depuis jÕai si souvent entendu des concierges É ou des valets de pied É
rapporter ˆ quelque pauvre filleÉ È
Ñ 72 Ñ

leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez
droit Ñ formant protubŽrance pour un cr‰ne non destinŽ ˆ le
recevoir, et quÕon ne pouvait pas opŽrer. Mais ˆ la longue, ces
fragments si durs finissent par glisser jusquÕˆ une place o• ils
ne causent pas trop de dŽchirements, nÕen bougent plus ; on ne
sent plus leur prŽsence : cÕest lÕoubli, ou le souvenir indiffŽrent.
III, 197

Vers la fin de cette longue phrase, le Narrateur semble avoir


oubliŽ que la douleur dŽcrite est attribuŽe aux jeunes filles. Sans
doute le chagrin amoureux est-il suffisamment semblable dans les
deux sexes pour permettre la transposition ; il nÕen reste pas moins
vrai que lÕemploi du pronom on sous la plume dÕun homme, et dÕun
homme Žcrivant pour un public qui nÕest pas composŽ exclusivement
de femmes, est un peu bizarre dans ce contexte-ci. Le lapsus peut
sÕexpliquer par une certaine nŽgligence dont il y a bien des exemples
dans La Prisonni•re. 19 Mais les tendances homosexuelles de Proust
aident aussi ˆ comprendre quÕil ait pu se mettre aussi spontanŽment
ˆ la place dÕun personnage fŽminin.
Deux exemples particuli•rement intŽressants de romans abstraits
sont fournis par les dŽveloppements sur le voyageur et le malade.
Il sÕagit ici de r•veries attribuables au Sujet IntermŽdiaire plut™t
quÕau Narrateur, mais le mŽcanisme mis en Ïuvre est identique et
la diffŽrence entre Narrateur et Sujet IntermŽdiaire est si mince quÕil
nÕy a aucune difficultŽ ˆ traiter ici de ces dŽveloppements :
Je me demandais quelle heure il pouvait •tre ; jÕentendais le
sifflement des trains qui, plus ou moins ŽloignŽ, comme le chant
dÕun oiseau dans une for•t, relevant les distances, me dŽcrivait
lÕŽtendue de la campagne dŽserte o• le voyageur se h‰te vers la
station prochaine ; et le petit chemin quÕil suit va •tre gravŽ dans
son souvenir par lÕexcitation quÕil doit ˆ des lieux nouveaux, ˆ des
actes inaccoutumŽs, ˆ la causerie rŽcente et aux adieux sous la
lampe Žtrang•re qui le suivent encore dans le silence de la nuit,
ˆ la douceur prochaine du retour.
I, 3-4

Nous retrouvons dans la structure temporelle de ces quelques


lignes les m•mes caract•res constatŽs ailleurs : le prŽsent est senti

19 A lÕheure o• la mort est venue enlever Proust ˆ son Ïuvre, seul le

premier tiers du texte de La Prisonni•re avait ŽtŽ dactylographiŽ. Pour le


reste (exactement deux-cent-quatre-vingt-onze pages sur quatre-cent-six) nous
ne possŽdons que le texte des cahiers, qui est celui dÕune premi•re version
remaniŽe et enrichie dÕadditions. De nombreux dŽveloppements dans ces cahiers
ne doivent •tre quÕun premier jet. CÕest ˆ ce reste quÕappartient le morceau
citŽ.
Ñ 73 Ñ

intensŽment par lÕintŽrieur ; ce nÕest pas une catŽgorie artificielle de


la grammaire, mais lÕexpression dÕune expŽrience fondamentale, celle
de lÕŽcoulement dÕun temps senti comme Žternel prŽsent, appuyŽ sur
un passŽ immŽdiat et orientŽ vers un proche avenir : la causerie est
rŽcente ; le retour (qui est dit Ç prochain È) Žvoque un ˆ-venir qui se
fixera lui-m•me dans la mŽmoire (Ç va •tre gravŽ dans son sou-
venir È). Le verbe suivre, employŽ deux fois, insiste sur lÕidŽe de
position relative dÕun avant et dÕun apr•s, et rŽsume dans la m•me
image le passŽ de la mŽmoire et lÕavenir du projet : les souvenirs
Ç suivent È le voyageur ; lui Ç suit È le chemin.
Ce cas diff•re des prŽcŽdents par lÕacteur mis en sc•ne. Ç Le
voyageur È nÕengage pas la complicitŽ du lecteur de fa•on aussi
contraignante que nous ou que on. Il reste une Ç troisi•me personne È.
Il est par ailleurs plus proche de nous que Ç la pauvre jeune fille È,
dont lÕapparition avait pour but dÕŽtablir entre nous et le person-
nage la distance nŽcessaire ˆ la compassion. Le voyageur couvert de
lÕincognito, cÕest vous, moi ou nÕimporte qui. Comme dans les
dŽveloppements ŽtudiŽs plus haut, lÕidentification entre le lecteur
et le personnage a pour condition un Žcart par rapport ˆ la ligne
du rŽcit, ou, plus exactement, une coupure qui fait du dŽveloppement
une esp•ce de parenth•se irrationnelle. CÕest la conjonction et qui
assure la coupure, prŽcisŽment parce que cÕest une conjonction. LÕem-
ploi de cette particule o• aucune coordination nÕest possible fait en
effet ressortir lÕabsence de continuitŽ. Et relie-t-il le verbe va •tre
gravŽ ˆ se h‰te ? A dŽcrivait ? A jÕentendais ? Aucune de ces hypo-
th•ses ne satisfait la logique ni la syntaxe dÕun fran•ais normal. 20
En rŽalitŽ, le et disjoint le verbe va •tre gravŽ de se h‰te, qui Žtait
lui-m•me en rupture de temps par rapport ˆ dŽcrivait. 21
Le morceau sur le malade reprend en quelque sorte le dŽveloppe-
ment sur le voyageur :

20 Voici deux autres cas dans la littŽrature contemporaine o• une conjonc-

tion de coordination est utilisŽe au commencement dÕune Ïuvre : chez Apol-


linaire, dans la Ç Chanson du Mal-AimŽ È dont le vers initial de lÕexergue est
Ç Et je chantais cette romance È et dans Citadelle de Saint-ExupŽry qui
sÕouvre ainsi : Ç Car jÕai vu trop longtemps la pitiŽ sÕŽgarer È.
21 Cette double rupture dans le rŽcit du Sujet co•ncide avec la tentative

faite pour introduire le HŽros. Le et marque le bond en avant du Narrateur et la


crŽation ex nihilo du premier personnage par un Romancier exer•ant son
imagination ˆ vide, comme un pianiste faisant des gammes une heure avant
le concert. Ce dŽveloppement et le suivant nous montrent Ç lÕartiste au che-
valet È face ˆ une toile encore vierge, o• les r•veries que le Sujet brode sur
ses perceptions se confondent avec les essais timides et comme embarrassŽs
du dŽmiurge.
Ñ 74 Ñ

JÕappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de


lÕoreiller qui, pleines et fra”ches, sont comme les joues de notre
enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bient™t
minuit. CÕest lÕinstant o• le malade qui a ŽtŽ obligŽ de partir en
voyage et a dž coucher dans un h™tel inconnu, rŽveillŽ par une
crise, se rŽjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel
bonheur, cÕest dŽjˆ le matin ! Dans un moment les domestiques
seront levŽs, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. LÕespŽ-
rance dÕ•tre soulagŽ lui donne du courage pour souffrir. Justement
il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis sÕŽloignent.
Et la raie de jour qui Žtait sous sa porte a disparu. CÕest minuit ;
on vient dÕŽteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il
faudra rester toute la nuit ˆ souffrir sans rem•de.
I, 4

La transition entre le rŽcit ˆ lÕimparfait et le dŽveloppement au


prŽsent est ici plus naturelle. La vivacitŽ avec laquelle le drame du
malade solitaire est rendu prŽsent nÕen est pas pour autant diminuŽe.
Les verbes au passŽ (Ç É a ŽtŽ obligŽ É a dž coucher É a cru
entendre Éa disparu Éon vient dÕŽteindreÉ È) et au futur (Ç Éseront
levŽs É il pourra É on viendra É il faudra resterÉ È) et lÕimpression
dÕimminence produite par lÕidŽe des pas qui se rapprochent, jouent
ici le m•me r™le que dans le dŽveloppement consacrŽ au voyageur.
Le parallŽlisme entre les deux morceaux est manifeste. Manifeste
aussi la ressemblance entre les deux personnages anonymes et le
Protagoniste : la sensibilitŽ aux changements est commune au voya-
geur et au je Ñ il sera un peu plus loin question de lÕhabitude, et
par deux fois (I, 8 et 9) Ñ les souffrances du malade couchŽ dans
un h™tel inconnu rappellent celles du HŽros arrivŽ ˆ Balbec, et on
peut en dire autant du dŽsir de savoir lÕheure et de lÕerreur commise
sur le temps ŽcoulŽ depuis quÕon sÕest couchŽ (Ç Éˆ la premi•re
minute de son rŽveil, il ne saura plus lÕheure, il estimera quÕil vient
ˆ peine de se coucher È I, 5). Le voyageur et le malade sont comme
deux reflets du je. 22
Mais ce je est dŽpossŽdŽ de son individualitŽ et rŽduit ˆ nÕ•tre
que sa situation. De m•me quÕil y a une situation de lÕ•tre abritŽ
contre les intempŽries, de lÕ•tre tirant du bruit des mouches la certi-

22 Jauss a proposŽ une interprŽtation sŽduisante des rapports qui unissent

le je au voyageur et au malade : le voyageur, cÕest le je au dŽpart de son


itinŽraire dans le temps, ou le moi objet du souvenir (Ç das erinnerte Ich È)
(dans notre terminologie, le HŽros) ; le malade, cÕest Ç das erinnernde Ich È,
le je qui se souvient, ou le Narrateur (Zeit und Erinnerung, pp. 64-65). La
premi•re hypoth•se nous para”t fondŽe sur une intuition fort profonde. La
deuxi•me emporte moins lÕadhŽsion, surtout que Jauss la pose de fa•on
absolue et exclusive.
Ñ 75 Ñ

tude que la lumi•re resplendit dans la rue, de lÕamoureux pourchas-


sant la femme de ses r•ves, il y a une situation de voyageur et une
situation de malade. Nous avons affaire ici, non ˆ un personnage,
mais ˆ un faisceau de circonstances concr•tes susceptibles dÕ•tre
vŽcues par nÕimporte qui et transcendant, de ce fait, le cas particu-
lier du je. Nous nÕest pas citŽ nommŽment dans ces dŽveloppements ;
il ne sÕen trouve non plus jamais exclu.
On joindra ˆ ces exemples un dŽveloppement o• cÕest lÕAuteur
qui gŽnŽralise son expŽrience de crŽateur :
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux
dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille
quÕil fallait. Elle nÕŽtait plus belle, elle lÕest redevenue, car nous
sommes jaloux dÕelle, elle remplira ce videÉ
III, 916 23

Le mouvement atteint un paroxysme : Ç Les pinceaux, ivres de


fureur et dÕamour, peignent, peignent È, suivi dÕune chute subite : Ç Et
tout se compose bien, gr‰ce ˆ la prŽsence suscitŽ par la jalousie de la
belle fille dont dŽjˆ nous ne sommes plus jaloux et que nous nÕaimons
plus. È (III, 917).
Cet apaisement dž ˆ la fin de la souffrance, ˆ la rŽsignation, ou
ˆ lÕespoir, sÕobserve dans plusieurs de ces romans abstraits. Ainsi
chez le malade : Ç Il faudra rester toute la nuit ˆ souffrir sans
rem•de È (I, 4). Ou bien chez lÕamoureuse qui dit : Ç CÕest bien, je
vais attendre encore È (I, 32). Le r•veur du Bois de Boulogne, qui
ne pourra plus retrouver avant le printemps suivant la jeune fille
dont il est tombŽ amoureux, sÕattarde et finit par comprendre quÕelle
ne viendra pas :
Et le dernier Žquipage passŽ, quand on sent avec douleur quÕelle
ne viendra plus, on va d”ner dans lÕ”le ; au-dessus des peupliers
tremblants qui rappellent sans fin les myst•res du soir plus quÕils
nÕy rŽpondent, un nuage rose met une derni•re couleur de vie dans
le ciel apaisŽ. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur lÕeau
antique, mais, dans sa divine enfance, restŽe toujours couleur du
temps et qui oublie ˆ tout moment les images des nuages et des
fleurs. Et apr•s que les gŽraniums ont inutilement, en intensifiant
lÕŽclairage de leurs couleurs, luttŽ contre le crŽpuscule assombri, une
brume vient envelopper lÕ”le qui sÕendort ; on se prom•ne dans lÕhu-
mide obscuritŽ le long de lÕeau o• tout au plus le passage silencieux
dÕun cygne vous Žtonne comme dans un lit nocturne les yeux un

23 Nous ne pouvons citer tout le dŽveloppement, qui est fort long. Dans

la marge du manuscrit, Proust avait Žcrit : Ç Capitalissime È.


Ñ 76 Ñ

instant grands ouverts et le sourire dÕun enfant quÕon ne croyait pas


rŽveillŽ. Alors on voudrait dÕautant plus avoir avec soi une amou-
reuse quÕon se sent seul et quÕon peut se croire loin.
II, 385

Le ciel apaisŽ, la pluie tombant sans bruit, la brume, le passage


silencieux du cygne concourent ˆ produire lÕimpression dominante de
cette belle page. Un peu plus tard, le HŽros ayant brusquement senti,
ˆ voir les tapis prŽparŽs en prŽvision du retour des parents, que la
belle saison Žtait terminŽe, le Narrateur Žvoque aussit™t la longue
attente de on :
Bient™t lÕhiver ; au coin de la fen•tre, comme sur un verre de
GallŽ, une veine de neige durcie ; et, m•me aux Champs-ElysŽes,
au lieu des jeunes filles quÕon attend, rien que les moineaux tout
seuls.
II, 392 24

Il est ˆ observer que les dŽveloppements dictŽs par les souvenirs


dÕangoisse font intervenir le on ou un personnage anonyme de prŽ-
fŽrence au nous. Les po•mes sur le bonheur favorisent au contraire
le nous plut™t que le on et ne recourent jamais ˆ un personnage
anonyme. Ces deux phŽnom•nes ne sont pas fortuits. Ils sÕexpliquent
de la m•me fa•on. Si le bonheur procure un enrichissement du je,
qui se traduit par lÕemploi du nous, la souffrance provoque un
appauvrissement de la personne : devenu impuissant ˆ sÕimposer, le
je tend ˆ abdiquer son individualitŽ ; la solitude lÕoblige ˆ une
dŽmission. Ceci sÕexprime par le recours ˆ un personnage anonyme,
ou ˆ ce on qui en est en quelque sorte la rŽplique sous la forme
pronominale.
Le commerce du Narrateur avec son lecteur est donc instituŽ
tant™t gr‰ce ˆ un exc•s, tant™t par suite dÕun dŽfaut de richesse du
je. La gŽnŽrositŽ du bonheur ouvre un moi expansif pr•t ˆ devenir le
nous de lÕhumanitŽ enti•re. Ce nous nÕest pas celui dÕune collectivitŽ
concr•te, vŽcue dans le passŽ et fondŽe sur le plan de la fiction,
comme dans le cas de la famille rŽunie ˆ Combray ; cÕest une
gŽnŽralitŽ pensŽe dans lÕabstrait, un programme rŽalisable chaque
tois quÕun lecteur ouvrira La Recherche du Temps perdu. LÕariditŽ et
la sŽcheresse de la solitude forceront au contraire lÕ•tre ˆ se replier
sur lui-m•me. Le contact avec le lecteur ne sera pas interdit ˆ ce je ;

24 Notons dÕautre part un exemple o• lÕapaisement ne se produit pas :

Ç Elle nous avait promis une lettre, nous Žtions calme, nous nÕaimions plus.
La lettre nÕest pas venue, aucun courrier nÕen apporte, Ôque se passe-t-il ?Õ,
lÕanxiŽtŽ rena”t, et lÕamour È (III, 92).
Ñ 77 Ñ

mais ce sera un contact de ressemblance plut™t que de sympathie ou


de communion. Le mot qui caractŽrisera le rapport avec autrui ne
sera plus avec ; ce sera comme ; souvent le nous fera place ˆ on
et le dialogue sÕŽtablira avec un •tre sans visage.

LÕIronie.

Le rŽcit prend un tour particulier lorsque le Narrateur, non


content de voir la sc•ne par les yeux du HŽros, prend le tŽmoignage
m•me de celui-ci dans son champ de vision : dans ce cas le HŽros
est en m•me temps origine de regard et objet de regard. Le style
est caractŽrisŽ alors par un effacement apparent du Narrateur. Celui-
ci laisse sÕexprimer le HŽros par ses propres moyens, dans une sorte
de style direct qui intervient de fa•on intermittente, et quÕaucune
ponctuation ni aucune forme syntaxique ne dŽsigne comme tel.
LÕŽpisode de la projection lumineuse (I, 32), fournira le premier
exemple de ce procŽdŽ. Nous y voyons lÕenfant sÕŽmerveiller de la
docilitŽ que met Golo ˆ conformer son attitude aux indications du
texte ; il sÕŽtonne de la facilitŽ avec laquelle le corps astral subit la
Ç transvertŽbration È. On remarquera que le morceau consacrŽ ˆ la
description de Golo (depuis Ç Au pas saccadŽ de son chevalÉ È
jusquÕˆ Ç É ne laissait para”tre aucun trouble de cette transvertŽbra-
tion È) sÕins•re entre deux alinŽas o• domine le th•me du malaise
causŽ par le changement dÕŽclairage. Golo est dans un sens un
nŽgatif de lÕenfant, lequel souffre de la moindre dŽrogation ˆ ses
habitudes. Cette idŽe des difficultŽs ŽprouvŽes par le moi ˆ sÕadapter
fait lÕobjet de plus dÕune mention dans les premi•res pages de
Combray. LÕŽpisode de Golo a manifestement pour fonction de faire
ressortir lÕangoisse de lÕenfant, incapable Ñ ˆ la diffŽrence du
personnage projetŽ sur le bouton de la porte Ñ de sÕaccommoder
des changements apportŽs ˆ son milieu. LÕironie du Narrateur sou-
ligne la na•vetŽ quÕil y a ˆ sÕŽtonner dÕun Golo capable de supporter
sans trouble toutes les transformations, et ceci met en pleine lumi•re
la proposition suivante : si Golo ne souffre pas des changements,
cÕest quÕil est irrŽel. CÕest lÕexception qui confirme la r•gle. Le jargon
de LÕEtre et le NŽant conviendrait parfaitement pour le commentaire
de ce passage : le HŽros, •tre conscient, souffre dÕune faille entre
son en-soi et son pour-soi que lÕhabitude lui permet de ne pas sentir.
Golo est un pur en-soi auquel reste Žtrang•re toute souffrance. LÕer-
reur du HŽros consiste ˆ attribuer ˆ Golo une dualitŽ en-soi pour-soi.
Ñ 78 Ñ

Quels sont les moyens mis en Ïuvre pour exprimer cette ironie ?
Le Narrateur exag•re la na•vetŽ du HŽros ; il se livre lui-m•me ˆ
une petite comŽdie en faisant semblant de partager cette simplicitŽ
dÕesprit. Le mouvement de Golo nous est prŽsentŽ comme un fait
objectif, tel quÕil apparaissait ˆ lÕimagination de lÕenfant, et non
comme un reflet inconsistant sur le mur : Ç Golo sortait È. Il nÕy a
dans ce paragraphe aucune formule telle que Ç je croyais voir È ou
Ç il me semblait È, dont lÕusage entra”nerait trop clairement le carac-
t•re illusoire et subjectif de lÕimpression. LÕeffet ironique est soulignŽ
par lÕimparfait (Ç Golo sÕavan•ait È) qui, dans son aspect duratif,
note moins la lenteur du progr•s de Golo sur le mur que lÕextase
du tŽmoin immobile. 25 Chaque imparfait de cet Žpisode rend lÕatti-
tude contemplative de lÕenfant et il nous fait Žprouver avec le
Narrateur lÕamusement de lÕadulte en face dÕun enfant absorbŽ par
un spectacle que nous ne prenons pas au sŽrieux. Mais outre un
jugement ontologique, lÕironie vise Žgalement un jugement moral.
Avec Ç plein dÕun affreux dessein È et Ç la pauvre Genevi•ve de
Brabant È, les qualificatifs situent les acteurs du drame en deux
camps opposŽs : celui des bons et celui des mŽchants. Or, rien nÕest
moins proustien que cette rŽpartition morale. Tout le roman sÕinscrira
en faux contre une vue aussi simpliste des choses. Les mots
Ç affreux È et Ç pauvre È doivent dÕailleurs •tre prononcŽs avec une
mimique exagŽrŽe (de m•me que Ç avec Žvidence È dans Ç la sonoritŽ
mordorŽe du nom de Brabant me lÕavait montrŽ avec Žvidence È),
ce qui nÕest pas le cas dans Ç quelque pauvre jeune fille È (I, 321).
Il suffit de comparer les deux expressions pour voir la diffŽrence
entre les deux attitudes, de vŽritable compassion dans le cas de la

25 Il nÕest Žvidemment pas question dÕattribuer ˆ lÕimparfait en soi une

force comique. DÕailleurs, rien dans le style nÕa en soi de valeur dŽterminŽe.
Une partie du discours, un temps, un mode donnŽs sont susceptibles dÕatteindre
les effets les plus contradictoires. Ce que Grammont fait observer ˆ propos
des sons sÕappliquerait Žgalement bien ˆ la syntaxe : Ç Un moyen dÕexpres-
sion nÕest jamais expressif quÕen puissance, et ne devient impressif que si
lÕidŽe le lui permet et le met en Žvidence È. Voir Le Vers fran•ais, citŽ par
Yves Le Hir, EsthŽtique et Structure du vers fran•ais dÕapr•s les thŽoriciens,
du XVIe si•cle ˆ nos jours (Paris : Presses Universitaires de France, 1956),
p. 180.
LÕimparfait nÕa rien en soi qui provoque le rire, mais il suffit que la situa-
tion sÕy pr•te pour voir lÕaction sÕŽtaler, b•te, flasque, comme un personnage
endormi la bouche ouverte. CÕest Flaubert, le grand ma”tre dans lÕart dÕem-
ployer ce temps qui va nous fournir lÕexemple idŽal : Ç ÔLe lin, messieurs,
nÕoublions pas le lin, qui a pris dans ces derni•res annŽes un accroissement
considŽrable et sur lequel jÕappellerai plus particuli•rement votre attention.Õ
Il nÕavait pas besoin de lÕappeler : car toutes les bouches de la multitude se
tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. È (Madame Bovary, IIe partie,
ch. VIII). Il est clair que la sc•ne dŽcrite serait ironique m•me sans lÕemploi
de lÕimparfait, mais ce temps met ˆ la description du public une touche finale
toute sui generis.
Ñ 79 Ñ

jeune fille, de pitiŽ feinte pour Genevi•ve. La na•vetŽ de lÕenfant


Žclate quand est rŽvŽlŽ le sens moral que la lŽgende rev•t ˆ ses
yeux : Ç JÕavais h‰teÉ de tomber dans les bras de maman que les
malheurs de Genevi•ve de Brabant me rendaient plus ch•re, tandis
que les crimes de Golo me faisaient examiner ma conscience avec
plus de scrupules È (I, 10).
Cet Žpisode de la projection lumineuse poss•de une qualitŽ rare
dans La Recherche du Temps perdu. CÕest lÕenfant qui est tenu sous
le regard de lÕadulte ; lÕironie qui rŽsulte de cette situation particuli•re
est proche de lÕhumour, et dÕun humour secret, affectueux et subtil,
qui se doit de rester subtil sous peine de verser dans la mi•vrerie et
le cabotinage. On se souvient par contraste de telle page o• Anatole
France raconte avec une complaisance de mauvais gožt comment,
petit gar•on, il avait rŽsolu de devenir Ç un saint du calendrier È. 26
LÕouverture de Combray offre un autre exemple intŽressant
dÕironie qui prend pour cible une erreur portant sur lÕirrŽalitŽ dÕune
situation.
Puis renaissait le souvenir dÕune nouvelle attitude ; le mur filait
dans une autre direction : jÕŽtais dans ma chambre chez Mme de
Saint-Loup, ˆ la campagne ; mon Dieu ! il est au moins dix heures,
on doit avoir fini de d”ner ! JÕaurai trop prolongŽ la sieste que je
fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de
Saint-Loup, avant dÕendosser mon habit. Car bien des annŽes ont
passŽ depuis CombrayÉ
I, 6 et 7
Dans ce dŽveloppement, il y a trois voix dont il faut tenir
compte : celle du HŽros, h™te de Mme de Saint-Loup, celle du Sujet
Insomniaque qui se remŽmore ses sŽjours ˆ Tansonville ; enfin celle
du Narrateur. Une confusion sÕest opŽrŽe dans lÕesprit du Sujet entre
le prŽsent et le passŽ ; ˆ moitiŽ rŽveillŽ, il se croit couchŽ dans une
chambre de Tansonville. Une seconde confusion, qui est voulue, est
celle par laquelle le Narrateur, abandonnant lÕimparfait, prend ˆ son
compte les paroles prononcŽes par le sujet et mime un je victime
de la mŽprise en recourant au prŽsent du style direct.
Il sÕagit ici, en somme, dÕune erreur semblable ˆ celle touchant
Golo. Lˆ, le HŽros attribuait au personnage lŽgendaire une subjec-
tivitŽ. Ici, le Sujet pr•te ˆ un HŽros mort depuis longtemps une

26 Dans La Recherche du Temps perdu m•me, on ne sera pas loin de la

complaisance avec la sc•ne de lÕadieu aux aubŽpines (I, 145), avec celle qui
nous montre le HŽros essayant de sÕallonger le nez pour ressembler au p•re
de Gilberte (I, 414), ou encore avec celle o• il salue trop ostensiblement
Madame Swann au Bois de Boulogne (I, 421).
Ñ 80 Ñ

existence prŽsente, un peu comme, ˆ la faveur du sommeil, il devient


lui-m•me ce dont parlait lÕouvrage quÕil lisait : Ç une Žglise, un
quatuor, la rivalitŽ de Fran•ois Ier et de Charles-Quint È (I, 3).
Le procŽdŽ mis en jeu est aussi semblable ˆ celui observŽ dans
lÕŽpisode de Golo : le Narrateur fait mine dÕŽpouser le point de vue
du je victime de la mŽprise, et il le livre ainsi ˆ notre regard amusŽ.
Le HŽros et le Sujet sont donc souvent impuissants ˆ se distinguer
de ce qui nÕest pas eux ou de ce qui nÕest plus eux ; ils sont en
quelque sorte aveugles ; et cette cŽcitŽ les expose au regard ironique
du Narrateur. On pourrait peut-•tre parler dÕun th•me proustien de
la cŽcitŽ du je punie par le regard. 27
LÕintention autopunitive de lÕironie est Žvidente dans les dŽve-
loppements mettant en cause les rapports du HŽros avec la noblesse.
Lorsque celui-ci va en visite chez les Guermantes, les conversations
dont il est le tŽmoin lÕŽtonnent par leur banalitŽ. Le Narrateur
rapporte les impressions du je en ironisant aux dŽpens de la haute
sociŽtŽ. La lourdeur est telle quÕon devine une amertume profonde,
qui a dž •tre celle de lÕhomme Proust : humiliŽ dÕabord par lÕorgueil
du faubourg Saint-Germain, dŽ•u ensuite par les •tres quÕil y a
rencontrŽs, il semble que Marcel Proust ait ŽprouvŽ un vŽritable
dŽpit ˆ se souvenir de la na•vetŽ du jeune bourgeois quÕil avait ŽtŽ.
On dirait que pour le jeune Proust, comme pour le HŽros dans le
cas des Guermantes, le paillasson ˆ lÕentrŽe de lÕh™tel des Greffulhe
et des ChevignŽ avait formŽ le seuil dÕun palais magique, o• devaient
rŽgner non seulement lÕesprit de caste et de tradition, mais aussi
lÕŽlŽgance et le gožt les plus raffinŽs :
A plusieurs reprises dŽjˆ jÕavais voulu me retirer, et, plus que
pour toute autre raison, ˆ cause de lÕinsignifiance que ma prŽsence
imposait ˆ cette rŽunion, lÕune pourtant de celles que jÕavais long-
temps imaginŽes si belles, et qui sans doute lÕežt ŽtŽ si elle nÕavait
pas eu de tŽmoin g•nant. Du moins mon dŽpart allait permettre aux
invitŽs, une fois que le profane ne serait plus lˆ, de se constituer
enfin en comitŽ secret. Ils allaient pouvoir cŽlŽbrer les myst•res
pour la cŽlŽbration desquels ils sÕŽtaient rŽunis, car ce nÕŽtait pas
Žvidemment pour parler de Frans Hals ou de lÕavarice et pour en
parler de la m•me fa•on que font les gens de la bourgeoisie. On ne
disait que des riens, sans doute parce que jÕŽtais lˆ, et jÕavais des
remords, en voyant toutes ces jolies femmes sŽparŽes, de les emp•-

27 Au th•me de la cŽcitŽ punie se rattacherait lÕŽpisode du furet, o• le

HŽros est cruellement traitŽ par Albertine pour nÕavoir pas vu que lÕanneau
Žtait dans la main de la jeune fille (I, 918).
Ñ 81 Ñ

cher, par ma prŽsence, de mener, dans le plus prŽcieux de ses


salons, la vie mystŽrieuse du faubourg Saint-Germain.
II, 543
On remarque les adverbes de modalitŽ, les conjonctions et les
prŽpositions soulignant le caract•re dÕinŽluctable logique de suppo-
sitions Žvidemment fausses aux yeux du Narrateur : ˆ cause de,
sans doute (deux fois), car. 28
Un autre procŽdŽ dÕironie est lÕexagŽration : nous en voyons un
exemple dans lÕinsistance mise sur le vocabulaire religieux qui refl•te
lÕŽtat dÕesprit du profane. Avec le mot Ç enfin È (Ç se constituer enfin
en comitŽ secret È), le Narrateur imite le tŽmoin en train dÕimaginer
et de vivre lÕimpatience des habituŽs.
Cette ironie diff•re considŽrablement de celle qui a retenu notre
attention au dŽbut. Lˆ-bas, on Žtait proche de lÕhumour. Il y a ici de
lÕamertume. LÕironie dÕun tel dŽveloppement refl•te manifestement
des sentiments ŽprouvŽs vraiment par lÕhomme et ˆ peine transposŽs
par lÕEcrivain. Nous touchons peut-•tre ici ˆ une diffŽrence entre
lÕironie proustienne et lÕironie voltairienne. Celle-ci est au service de
la satire. Elle trouve son origine dans la constatation dÕun tort, dÕun
ridicule, dÕune erreur. Par elle, lÕauteur veut rendre le lecteur conscient
de lÕanomalie, et le faire passer des lumi•res aux rŽformes. Il crŽe ˆ cet
effet un personnage na•f, vouŽ aux dŽceptions et ˆ lÕŽtonnement. Ce
personnage est un procŽdŽ dÕexposition ; la na•vetŽ de Candide nÕest
pas nŽcessairement celle de Voltaire. Chez Proust, tout semble com-
mencer avec le na•f. A lÕorigine dÕune page comme celle que nous
avons citŽe, il y a une expŽrience personnelle de dŽniaisement et un
empoisonnement par lÕamertume. Pour se purger, lÕhomme nÕa dÕautre
ressource que de confier ˆ lÕauteur la t‰che dÕinventer un je capable
dÕinfliger un ch‰timent, qui prendra la forme de lÕironie. Pourtant
Ñ et cÕest une deuxi•me diffŽrence avec ce qui se passe chez
Voltaire Ñ les responsables de la dŽception sont moins visŽs que la
victime : le je de lÕhomme est en effet coupable de sÕ•tre laissŽ
prendre aux illusoires prestiges de la noblesse. CÕest sans doute ce
dŽmon ˆ exorciser qui conf•re une telle lourdeur ˆ lÕironie de Proust.
Le Narrateur peut aussi jeter un regard ironique sur le nous. Les
exemples sont nombreux, tant que le nous est prŽsent, mais on a

28 LÕŽcrivain use couramment du procŽdŽ dans cette intention. Voir, dans

Combray, le dŽveloppement sur la projection lumineuse, auquel il est fait


allusion plus haut : Ç É je nÕavais pas attendu des les voir pour conna”tre
leur couleur, car, avant les verres du ch‰ssis, la sonoritŽ mordorŽe du nom
de Brabant me lÕavait montrŽe avec Žvidence È (I, 9 ; cÕest nous qui soulignons)
et, dans A lÕOmbre des jeunes filles en fleurs, le dŽveloppement consacrŽ ˆ
la chambre de Balbec (I, 666-667).
Ñ 82 Ñ

vu quÕil disparaissait vite de La Recherche du Temps perdu. Voici


le double rŽcit des effets provoquŽs par la clochette annon•ant
lÕarrivŽe de Swann :
Les soirs o•, assis devant la maison sous le grand marronnier,
autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardinÉ le
double tintement timide, ovale et dorŽ de la clochette pour les
Žtrangers, tout le monde aussit™t se demandait : Ç Une visite, qui
cela peut-il •tre ? È, mais on savait bien que cela ne pouvait •tre
que M. Swann.
I, 13 et 14

Nous Žtions tous au jardin quand retentirent les deux coups


hŽsitants de la clochette. On savait que cÕŽtait Swann ; nŽanmoins
tout le monde se regarda dÕun air interrogateur et on envoya ma
grandÕm•re en reconnaissance.
I, 23

LÕŽclairage dans ce rŽcit est assez complexe. LÕarrivŽe de Swann


a pour tŽmoin le HŽros associŽ avec ses proches. CÕest le nous ou
le on. Derri•re ce tŽmoin collectif se tient le Narrateur, qui est
tŽmoin de lÕarrivŽe de Swann et des rŽactions du nous. Le groupe
dŽsignŽ par nous rŽagit comme sÕil pouvait ignorer lÕidentitŽ du visi-
teur. Cette impression de Ç comme si È est donnŽe extŽrieurement par
le mais et le nŽanmoins (Ç mais on savait bien È et Ç nŽanmoins tout
le monde se demanda È) ; il rŽsulte de ceci une contradiction comique
entre le comportement et lÕŽtat dÕesprit des personnages. LÕEcrivain
pr•te au Narrateur les ressources de son art pour faire passer cette
impression dans le style m•me. LÕarrivŽe de Swann en effet est
racontŽe deux fois (pages 14 et 23). Cette redite donne au lecteur
lÕimpression quÕil assiste ˆ une rŽpŽtition thŽ‰trale. Nous nÕavons pas
affaire, semble-t-il, ˆ des •tres rendus vraiment perplexes par un
vŽritable coup de sonnette dŽclenchŽ par un vŽritable visiteur, mais
ˆ des acteurs conscients de la diffŽrence entre les gestes que le texte
leur commande de faire et les sentiments quÕils Žprouvent au fond
dÕeux-m•mes. LÕobscuritŽ ajoute ˆ cette impression de salle de
reprŽsentation, o• le Narrateur vient de rejoindre son lecteur pour
juger avec lui de la mise au point de la pi•ce. Le coup de sonnette
fait Žgalement penser ˆ ces coups qui prŽc•dent et annoncent le
lever du rideau. Le contraste entre les temps (imparfait dans le
premier rŽcit et passŽ simple dans le second : Ç nous entendionsÉ
tout le monde se demandait È et Ç retentirentÉ tout le monde se
regarda È) compl•te lÕillusion. Sans verser dans de faciles jeux de
mots, on peut dire en effet que lÕimparfait est le temps de lÕaction
imparfaite, de la rŽpŽtition au sens ordinaire, et au sens que ce
Ñ 83 Ñ

mot a au thŽ‰tre ; le passŽ dŽfini prŽsente lÕaction comme douŽe de


contours temporels, achevŽe, mise au point ; cÕest le temps de la
reprŽsentation dŽfinitive. Le rŽcit au passŽ simple est prŽcŽdŽ dÕun
rŽcit ˆ lÕimparfait ; ainsi est obtenue cette impression dÕessai avec
ce que ceci comporte dÕirrŽalitŽ, qui est en contradiction avec le
caract•re bien rŽel de la visite de Swann. CÕest cette contradiction
qui est le ressort principal du comique dans cet Žpisode.
LÕironie du Narrateur intervient donc souvent dans le rŽcit pour
remplir diffŽrentes fonctions. Parfois, il sÕagit de mettre en lumi•re
une idŽe importante du roman, telle que celle des rapports entre la
conscience et le monde extŽrieur, ou celle du bien et du mal. Parfois
lÕintervention du Narrateur a pour but la satire mŽchante dÕun milieu
social et, par delˆ cette satire, la catharsis de lÕhomme. Parfois, il
sÕagit simplement de faire ressortir les c™tŽs amusants dÕun person-
nage ou dÕun groupe de personnages.

LÕHumour.

Cette constante disponibilitŽ qui caractŽrise le sens proustien


du comique, toujours pr•t ˆ servir une des intentions de lÕhomme,
comme ˆ sÕexercer de fa•on gratuite, sÕobserve bien entendu aussi
quand se manifeste lÕhumour du Narrateur.
Ainsi dans le passage o• Fran•oise est comparŽe aux lois anti-
ques :
Elle possŽdait ˆ lÕŽgard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas
se faire un code impŽrieux, abondant, subtil et intransigeant sur
des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait lÕappa-
rence de ces lois antiques qui, ˆ c™tŽ de prescriptions fŽroces
comme de massacrer les enfants ˆ la mamelle, dŽfendent avec une
dŽlicatesse exagŽrŽe de faire bouillir le chevreau dans le lait de
sa m•re, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse).
I, 28-29
Si Proust sÕŽtait contentŽ dÕŽcrire : Ç Elle possŽdaitÉ un code
impŽrieux sur des distinctions insaisissables ou oiseuses, ce qui lui
donnait lÕapparence de certaines lois antiques È, la comparaison
aurait exprimŽ fid•lement la rancÏur de lÕenfant ; pour •tre inconnus
de lui, les textes bibliques auxquels il est fait allusion font bien com-
prendre lÕimpression dÕarbitraire que donne ˆ lÕenfant la conduite de
la servante, tout comme lÕimage Žrudite des vitraux gothiques traduit
avec bonheur lÕŽmerveillement ŽprouvŽ devant lÕapparition de Golo par
un petit gar•on ignorant de lÕart mŽdiŽval. Le Narrateur nÕest alors
gu•re quÕun greffier imaginatif qui note les impressions du HŽros ;
Ñ 84 Ñ

il le dŽpasse sans doute par le choix des mots ; il lui reste fid•le quant
au fond. Dans la phrase que Proust ajoute pour dŽcrire les lois
antiques, le Narrateur fausse compagnie au HŽros ; les prescriptions
de lÕAncien Testament sont dŽcrites dans un esprit Žtranger ˆ celui
de la victime. Le Narrateur se laisse entra”ner par sa pitiŽ pour
lÕenfant et il le venge en tra•ant de la vieille servante une caricature.
En tant que vengeur du HŽros, le Narrateur voit Fran•oise du m•me
point de vue que celui-ci, mais sa vengeance prenant la forme de
lÕhumour, le Narrateur est plus pris par le plaisir du rire et de la
crŽation du rire que par le dŽsir de ch‰tier la responsable. 29
Les soup•ons du grand-p•re touchant les origines de tel camarade
du HŽros sont pour celui-ci une occasion dÕembarras. Pourtant cette
sc•ne que le HŽros ne peut trouver que dŽsagrŽable fournit au
Narrateur lÕoccasion dÕexercer sa verve :
Aussi quand jÕamenais un nouvel ami, il Žtait bien rare quÕil ne
fredonn‰t pas : Ç O Dieu de nos p•res È de La Juive, ou bien :
Ç Isra‘l, romps ta cha”ne È, ne chantant que lÕair, naturellement
(Ti la lam, talam, talim), mais jÕavais peur que mon camarade ne le
connžt et ne rŽtabl”t les paroles.
I, 91
Dans Combray, la chambre de Balbec est simplement dŽcrite
comme possŽdant des rideaux violets Ç hostiles È (I, 8). Dans A
lÕOmbre des jeunes filles en fleurs, les m•mes rideaux donneront ˆ
la m•me chambre Ç un caract•re quasi historique qui ežt pu la
rendre appropriŽe ˆ lÕassassinat du duc de Guise, et plus tard ˆ une
visite de touristes conduits par un guide de lÕagence Cook Ñ mais
nullement ˆ mon sommeil È (I, 667).
Dans Le C™tŽ de Guermantes, Albertine, sur le point dÕ•tre
embrassŽe par le HŽros, lui appara”t comme une Ç rose inconnue È,

29 LÕaccumulation des Žpith•tes telles que Ç impŽrieux, abondant, subtil et

intransigeant È sera lÕobjet de remarques dans un autre chapitre.


Dans les lignes qui succ•dent ˆ ce dŽveloppement, le Narrateur se rŽv•le
po•te sensible aux prestiges de lÕimmŽmorial, capable de voir dans les contra-
dictions dÕun •tre non une source de comique, mais le signe de la survivance
dÕŽpoques diffŽrentes. On sait le gožt de Proust pour les choses de la
noblesse (cÕest-ˆ-dire pour la permanence des titres derri•re lesquels se suc-
c•dent les individus), et pour les Žtymologies (intŽr•t quÕil attribue au curŽ
de Combray et ˆ Brichot). CÕest ce po•te qui, mis en joie par la premi•re
image se donne le plaisir dÕencha”ner et de donner cette belle comparaison
sur Ç un passŽ fran•ais tr•s ancien, noble et mal compris, comme dans ces
citŽs manufacturi•res o• de vieux h™tels tŽmoignent quÕil y eut jadis une vie
de cour et o• les ouvriers dÕune usine de produits chimiques travaillent au
milieu de dŽlicates sculptures qui reprŽsentent le miracle de Saint ThŽophile
ou les quatre fils Aymon È (I, 29). On remarque que le passage de lÕEcrivain-
caricaturiste ˆ lÕEcrivain-po•te est parall•le au changement dÕoptique qui nous
fait voir Fran•oise par les yeux du je (en lÕoccurrence, lÕenfant), puis par ceux
du nous (cÕest-ˆ-dire des adultes).
Ñ 85 Ñ

un Ç visage fleuri È susceptible de contenir le myst•re quÕelle avait


pour lui sur la plage avant quÕil la connaisse ; mais lÕacte du baiser
inspire au Narrateur des rŽflexions dÕun tout autre ordre, portant
sur les difficultŽs que prŽsente le dŽfaut dÕun organe spŽcialement
prŽvu pour cette fonction : Ç A cet organe absent il [lÕhomme]
supplŽe par les l•vres, et par lˆ arrive-t-il peut-•tre ˆ un rŽsultat
un peu plus satisfaisant que sÕil Žtait rŽduit ˆ caresser la bien-aimŽe
avec une dŽfense de corne È (II, 364).
Ces exemples prŽsentent un mariage souvent fort heureux
dÕangoisse et dÕhumour, qui conf•re au roman de Proust une qualitŽ
toute particuli•re. On comparera La Recherche avec Les Cahiers de
Malte Laurids Brigge de Rilke, qui font une place aussi large aux
souffrances dÕun nŽvrosŽ, sans que rien ne vienne allŽger lÕatmos-
ph•re du rŽcit. Or telle est souvent la fonction des parenth•ses
humoristiques dans Swann, Les Jeunes Filles et Guermantes : elles
rendent agrŽables des pages qui pourraient laisser une impression
fort pŽnible.
Il nÕen va pas de m•me dans de nombreuses sections des parties
suivantes de La Recherche. DŽjˆ dans Guermantes, lÕagonie et la
mort de la grand-m•re Žtaient lÕobjet dÕun rŽcit que des dŽveloppe-
ments comiques venaient interrompre plut™t quÕŽclairer par en-des-
sous : ainsi Fran•oise et le duc de Guermantes apparaissaient sous
leur jour le plus amusant, mais en interm•de (II, 314-345). Les Inter-
mittences du cÏur mŽritent deux fois leur nom : il sÕagit non seule-
ment de celles constatŽes en lui par le HŽros, mais aussi de celles
observables chez le Narrateur, pŽriodiquement mis en joie par les
cuirs du directeur de lÕh™tel (II, 751-779). Dans Sodome et Gomorrhe,
les inquiŽtudes causŽes par la vie secr•te dÕAlbertine nÕemp•chent nul-
lement le Narrateur de rapporter comment Fran•oise, prise en flagrant
dŽlit, sÕefforce de minimiser lÕimportance du repas que sa fille vient
de prendre (II, 726). La sc•ne du Casino dÕIncarville, o• lÕamant
dÕAlbertine voit la jeune fille danser avec AndrŽe, sert de point de
dŽpart ˆ une longue parenth•se fort amusante sur les mŽdecins (II,
796-797). Il sÕagit toujours de dŽveloppements qui semblent insŽrŽs
apr•s coup, et quÕon enl•verait sans nuire ˆ la continuitŽ du texte.
On nÕa plus lÕimpression dÕun Narrateur rŽagissant contre lÕangoisse
et la soulageant en faisant ressortir le c™tŽ comique dÕune situation ;
on dirait plut™t quÕil sÕagit dÕune succession de Narrateurs sÕignorant
les uns les autres. Il convient sans doute dÕattribuer cette impression
de marquetterie aux conditions dans lesquelles Proust a travaillŽ apr•s
1914. Le texte composŽ entre 1909 et 1912 Žtait dŽjˆ le produit dÕun
long travail. Au moment o• Marcel Proust a enfin entrevu les prin-
cipes qui allaient lui permettre de composer lÕÏuvre,
Ñ 86 Ñ

É les essais, les sc•nes, les Žpisodes, les fragments disparates


quÕil avait amassŽs depuis une quinzaine dÕannŽes, en allaient •tre
les matŽriaux quÕil sÕefforcerait dÕintŽgrer en un tout harmonieux,
en leur imposant rŽtrospectivement lÕunitŽ de lÕart ˆ la lumi•re de
ses impressions passŽes et de son expŽrience prŽsente. 30
Cette intŽgration harmonieuse, elle a eu lieu pour le texte de 1913.
Le reste de lÕÏuvre, enrichi apr•s 1914 de nombreuses additions, ne
prŽsente plus ce fondu.
*
Telles sont quelques-unes des formes que rev•t lÕintervention du
je qui raconte. On nÕen finirait pas de dŽnoncer la prŽsence du
Narrateur dans lÕorganisation, le traitement et le commentaire des
souvenirs. Sans doute lÕaccent est-il mis sur ces souvenirs ; le
Narrateur est un collectionneur dÕimages du passŽ plut™t quÕun
individu actuel ; le commerce du je avec sa propre personne, de
m•me que son commerce avec autrui, se prŽsente sous la forme
dÕun avoir plut™t que dÕun •tre. Jamais, ˆ la diffŽrence de Montaigne,
le Narrateur ne voit son expŽrience passŽe se concrŽtiser sous forme
dÕune sagesse prŽsente qui lui serait consubstantielle ; jamais les
gožts ou les rŽpugnances qui pourraient dŽfinir sa personne ne nous
sont prŽcisŽs. Les maximes, les romans abstraits et tous les passages
qui peuvent •tre considŽrŽs comme lÕexpression de la sagesse du
Narrateur ne sont jamais affectŽs de ce coefficient dÕindividualitŽ
et de prŽsence immŽdiate qui caractŽrise Ç mes songes que voici È.
Montaigne se confie ˆ nous dans son hic et nunc et il fonde ainsi
une sociŽtŽ de lecteurs de Montaigne dont il nÕy a pas lÕŽquivalent
pour Marcel Proust. Car Proust oscille entre lˆ-bas et partout, entre
alors et toujours. Ici et maintenant nÕappartiennent pas au vocabu-
laire de La Recherche. Vivre Žtait lÕaffaire du HŽros ; le Narrateur
entend seulement revivre. Et m•me cette fonction nÕest assumŽe que
par procuration : cÕest au Sujet quÕest confiŽe dÕabord la gestion de
lÕhŽritage. Si par exception le Narrateur vient de faire une prome-
nade Ç cette annŽeÉ un des premiers matins de ce mois de novembre È
(l, 421 et 422), voilˆ que, dans le cours de la narration, lÕacte, si
rŽcent quÕil est presque actuel, lui est subrepticement enlevŽ et placŽ,
comme derri•re une vitrine, dans la collection de souvenirs. 31 Et

30 Robert Vigneron, Ç Marcel Proust ou lÕangoisse crŽatrice È, Le Point.

Univers de Proust. LV et LVI (1959), p. 74.


31 Le dŽveloppement sur le r™le jouŽ par les deux Ç c™tŽs È dans la vie

intellectuelle du Protagoniste constitue une autre exception. Nous y voyons


en effet le Narrateur nous entretenir de son prŽsent : Ç Mais cÕest surtout
comme ˆ des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains
rŽsistants sur lesquels je mÕappuie encore, que je dois penser au c™tŽ de
Ñ 87 Ñ

pourtant, les rŽflexions auxquelles le Narrateur se livre devant nous


ne renvoient pas ˆ un simple rŽceptacle conventionnel, comme la bo”te
qui contient les projections de Genevi•ve de Brabant, ni m•me ˆ un
rŽcitant vivant mais impersonnel, comme la grand-tante qui lit le
boniment. Le Narrateur est bien la prŽsence constante dÕune voix
aux accents variables et Žmouvants et lÕon nÕest pas fondŽ ˆ parler,
comme Giacomo Devoto dÕun Ç io concepito como narratore et pensa-
tore impassibile È. 32 Le rapport qui unit le je qui raconte au HŽros
est intime, concret, authentique et constamment rŽaffirmŽ. 33

MŽsŽglise et au c™tŽ de Guermantes. CÕest parce que je croyais aux choses,


aux •tres, tandis que je les parcourais, que les choses, les •tres quÕils mÕont
fait conna”tre sont les seuls que je prenne encore au sŽrieux et qui me don-
nent encore de la joie É È (I, 184). Cette page montre dans quel sens Proust
aurait dž sÕengager pour que son Ïuvre devienne les Essais de notre temps.
DÕailleurs, la tendance centrifuge du Narrateur est tellement forte que, m•me
ici, dans les terrains rŽsistants dÕaujourdÕhui, ce sont les lilas dÕhier qui
prennent racine : Ç Quand par les soirs dÕŽtŽ le ciel harmonieux gronde comme
une b•te fauve et que chacun boude lÕorage, cÕest au c™tŽ de MŽsŽglise que
je dois de rester seul en extase, ˆ respirer, ˆ travers le bruit de la pluie qui
tombe, lÕodeur dÕinvisibles et persistants lilas È (I, 186).
32 Giacomo Devoto, Ç Il tempo proustiano : uno studio stilistico È, Lette-

ratura, IX, n¼ 6, p. 110. Leo Spitzer nous para”t aussi insister trop sur lÕobjec-
tivitŽ du Narrateur quand il Žcrit : Ç Dieser objektivierenden, das ErzŠhlte
distanzierenden Tendenz steht nun eine die Ereignisse mit den Figuren erle-
bende, sie von ihnen aus betrachtende ErzŠhlungsweise gegenŸber É È (Ç Zum
Stil Marcel Prousts È, p. 463).
33 Eugen Winkler avait bien vu ceci : Ç Die Vorgabe des Sicherinnerns stellt

hier nicht mehr nur einen Rahmen dar, in den eine im Ÿbrigen illusionistisch
geschŸrzte ErzŠhlung nun eigenspannt wird, sondern das ErzŠhlte verlŠuft als
eine bestŠndig gewusste Projektion eines sich erinnernden Helden É È (Ge-
stalten und Probleme, p. 273).
DEUXIéME PARTIE

LE FLAGRANT DƒLIT
OU LÕƒCRIVAIN ET LE ROMANCIER
CHAPITRE PREMIER

LÕƒCRIVAIN

Les passages humoristiques que nous venons dÕexaminer nous


ont permis dÕentrevoir un artiste du langage qui se rŽv•le tel. Si
nous lisons attentivement les passages comiques de La Recherche du
Temps perdu, nous aurons souvent lÕoccasion dÕy prendre cet Ecrivain
en flagrant dŽlit dÕintervention. Il semble alors que le Narrateur c•de
franchement sa place ˆ lÕEcrivain. Celui-ci nÕest plus le Ç souffleur È
invisible qui, des coulisses, soutenait le rŽcit du je. CÕest lÕEcrivain
lui-m•me qui prend la plume en main et sÕexprime pour son propre
compte.
Ainsi dans Combray, la caricature de Legrandin nous montre ce
personnage vu par les yeux du nous. Le nous sÕamuse beaucoup de
voir le snob pris entre le dŽsir de saluer ses voisins et la crainte
dÕavouer devant la ch‰telaine des relations avec des roturiers. Mais
lÕEcrivain prend le dessus sur le simple greffier quÕest le Narrateur
rapportant les impressions du nous. Le plaisir de voir (ŽprouvŽ par
le HŽros collectif) devient plaisir de dŽcrire ; le portrait de Legrandin
devient une caricature o• lÕEcrivain sÕamuse ˆ exagŽrer le contraste.
Un Ecrivain rigoureusement fid•le aux impressions dont se souvient
le Narrateur se serait contentŽ dÕŽcrire la phrase suivante, o• les
sigles (1É) (2É) et (3É) indiquent trois passages supprimŽs :
Il passa contre nous, ne sÕinterrompit pas de parler ˆ sa voisine,
et nous fit du coin de son Ïil bleu un petit signe en quelque sorte
intŽrieur aux paupi•res et qui, nÕintŽressant pas les muscles de son
visage, put passer parfaitement inaper•u de son interlocutrice ;
mais cherchant ˆ compenser par lÕintensitŽ du sentiment le champ
un peu Žtroit o• il en circonscrivait lÕexpression, dans ce coin dÕazur
qui nous Žtait affectŽ il fit pŽtiller tout lÕentrain de la bonne gr‰ce
qui dŽpassa lÕenjouement (1É) ; il subtilisa les finesses de lÕama-
bilitŽ jusquÕaux clignements de la connivence (2É), et finalement
exalta les assurances dÕamitiŽ jusquÕaux protestations de tendresse
(3É), illuminant alors pour nous seuls, dÕune langueur secr•te et
invisible ˆ la ch‰telaine, une prunelle enamourŽe dans un visage de
glace.
I, 125-126
Ñ 92 Ñ

Ainsi amputŽ, le passage est dŽjˆ lÕÏuvre dÕun Žcrivain, la chose


est Žvidente ; mais le texte complet nous permet de mieux voir
encore le plaisir de raconter Legrandin, de le camper ˆ traits aussi
exagŽrŽs, dŽborder dans le style et se muer en plaisir de manier
la langue. Proust Žcrit en effet : (1) Ç dŽpassa lÕenjouement, frisa la
malice È ; (2) Ç jusquÕaux clignements de la connivence, aux demi-
mots, aux sous-entendus, aux myst•res de la complicitŽ È ; et enfin :
(3) Ç jusquÕaux protestations de tendresse, jusquÕˆ la dŽclaration
dÕamour È. Ç Malice È est Žvidemment plus fort que Ç enjouement È.
Mais Ç les demi-mots È, Ç les sous-entendus È, Ç les myst•res de la
complicitŽ È ajoutent-ils vraiment quelque chose aux Ç clignements
de la connivence È ? Il ne faut voir ici que lÕexpression verbale dÕune
joie, obtenue pour lÕEcrivain par la virtuositŽ, et pour le lecteur par
lÕabondance.
Nous sommes ici en prŽsence dÕun phŽnom•ne semblable ˆ celui
qui sÕobserve dans la description du dŽjeuner, o• lÕon voit arriver
Ç des endives prŽcoces, une omelette de faveur, un bifteck immŽritŽ È
(I, 110). Car Proust conna”t dÕautres joies que celles du rire : il y a
le bonheur de vivre sous toutes ses formes, et notamment le plaisir
de la table. La virtuositŽ de la cuisini•re, qui semble sortir ces plats
comme un prestidigitateur sort dÕun chapeau un lapin, deux montres
et une douzaine de mouchoirs, correspond chez le lecteur (et le
gourmet) au plaisir de voir une corne dÕabondance dŽverser sa triade
de noms et dÕŽpith•tes. Dans ce dŽveloppement-ci, comme dans celui
consacrŽ ˆ la mimique de Legrandin, lÕabsence dÕŽlŽments de coordi-
nation dans les ŽnumŽrations accro”t lÕimpression de dŽsordre. Or,
le dŽsordre est la marque de la vraie richesse. Dans le m•me dŽve-
loppement, lÕEcrivain parle dÕun de Ç ces petits ŽvŽnŽments quiÉ
deviennent le th•me favori des conversations, des plaisanteries, des
rŽcits exagŽrŽs ˆ plaisir È :

D•s le matin, avant dÕ•tre habillŽs, sans raison, pour le plaisir


dÕŽprouver la force de la solidaritŽ, on se disait les uns aux autres
avec bonne humeur, avec cordialitŽ, avec patriotisme : Ç Il nÕy a
pas de temps ˆ perdre, nÕoublions pas que cÕest samedi ! È
I, 110

Ces accumulations rendent-elles les descriptions plus prŽcises ?


Sans doute. Mais lÕimpression dominante est celle dÕune prŽsence
nerveuse et verveuse de syllabes qui encombrent la phrase et produi-
sent un effet de bonne humeur. Voici, par exemple, un petit tableau
des rŽactions de Charlus au moment o• il observe Morel dans le
bordel de Maineville :
Ñ 93 Ñ

Mais une terreur mortelle le for•a de sÕappuyer au mur. CÕŽtait


bien Morel quÕil avait devant lui, mais, comme si les myst•res pa•ens
et les enchantements existaient encore, cÕŽtait plut™t lÕombre de
Morel, Morel embaumŽ, pas m•me Morel ressuscitŽ comme Lazare,
une apparition de Morel, un fant™me de Morel, Morel revenant ou
ŽvoquŽ dans cette chambre (o• partout, les murs et les divans
rŽpŽtaient des embl•mes de sorcellerie), qui Žtait ˆ quelques m•tres
de lui, de profil.
II, 1080

La rŽpŽtition du nom peint Žvidemment lÕaffolement du baron,


mais dans la mesure o• cet affolement donne ˆ lÕEcrivain le plaisir
de dŽcrire. Proust mime ici la terreur de Charlus, et cette mimique
a quelque chose dÕenthousiaste ; la description objective des senti-
ments du personnage est animŽe par la verve un peu mŽchante de
lÕartiste.
Un type particulier dÕaccumulation mis en Ïuvre pour traduire et
crŽer la bonne humeur, la joie, ou le plaisir, est la sŽrie de plus de
trois adjectifs. La critique proustienne sÕest intŽressŽe ˆ cette cons-
truction ; elle y a reconnu un procŽdŽ apparentŽ ˆ lÕimage, et dictŽ
comme celle-ci par la volontŽ de saisir une impression dans ce qui
lui est propre :
LÕimage devient lÕinstrument essentiel de la connaissance ; et la
mŽtaphore est le procŽdŽ indispensable pour atteindre ce quÕil y a
de plus subtil et de plus personnel dans une impression, cette partie
commune ˆ deux sensations o• Proust tendait ˆ voir quelque chose
de plus essentiel, de plus permanent, de plus intemporel que la
sensation globale et isolŽe. Celle-ci pourtant, il ne croit jamais la
prŽciser par trop de nuances, la singulariser par trop de circons-
tances : dÕo• les mŽandres de la phrase qui lÕenserrent, dÕo• la
multiplication des Žpith•tes, non seulement triplŽes mais parfois
quintuplŽes, comme dans cette phrase : Une image enchantŽe,
caressante, insaisissable, mystŽrieuse et confuse (III, 415). CÕest
quÕil sÕagit alors de retrouver ce qui nÕa existŽ quÕune fois, lÕinstant
absolu sombrŽ dans la mort et que lÕart peut retirer du gouffre
pour le fixer dans la prŽcaire et magnifique ŽternitŽ dÕune phrase
bien faite. 1

Ce souci de dŽfinir lÕessence la plus personnelle dÕune impression


nÕest certes pas Žtranger ˆ ce trait de style proustien. Mais les sŽries
de quatre (ou cinq, voire six) qualificatifs paraissent mŽriter une

1 Pierre-Henri Simon, Ç Stylistique proustienne È, Journal de Gen•ve, 13-

14 juillet 1957, n¼ 162.


Ñ 94 Ñ

observation particuli•re, qui soulignerait notamment ce qui les diffŽ-


rencie qualitativement des triades ŽtudiŽes par Yvette Louria. 2
La triade prŽsente un caract•re de stabilitŽ et de fixitŽ. Elle
semble vouloir donner ˆ la description les trois dimensions dÕun
volume. 3 On pourrait aussi la comparer ˆ un triangle dont les
sommets permettent de dŽfinir la position dÕun point. Pour Leo
Spitzer, un groupe de trois adjectifs prŽsente quelque chose de
catŽgorique. 4
La sŽrie de plus de trois adjectifs ne prŽsente pas ce caract•re
ˆ la fois dŽfini et dŽfinitif. Elle semble se dŽrouler comme un ruban ;
les adjectifs se succ•dent de fa•on irrationnelle, sans lien ni nŽcessitŽ,
comme des bulles de savon, en un jeu qui semblerait vouloir se
prolonger indŽfiniment et sÕarr•te sans raison, par Žpuisement.
Ce procŽdŽ est mis en Ïuvre dans de nombreux passages humo-
ristiques. Ainsi quand le HŽros sÕamuse ˆ voir le chÏur des serviteurs
de Balbec entrela•ant Ç leurs Žvolutions inutiles, respectueuses, dŽcora-
tives et quotidiennes È (II, 775). LÕimpression de bric-ˆ-brac produite
nous fait comprendre que nous sommes en prŽsence de lÕEcrivain en
vacances, sÕamusant pour son propre compte et non simplement dÕun
Narrateur t‰chant de rendre fid•lement les impressions du HŽros.
Dans lÕexemple suivant, cÕest encore lÕEcrivain qui sÕamuse en tant
quÕEcrivain, quand Proust met dans la bouche de Brichot les paroles
que voici : Ç CÕest ce que mÕa expliquŽ le doyen de Doville, homme
chauve, Žloquent, chimŽrique et gourmet È (II, 937).
Mais il y a dÕautres joies pour Marcel Proust que celle du rire.
Celle de la crŽation, par exemple. Dans le morceau qui suit, il semble
que Proust, sous le couvert de Vinteuil, nous parle de lui-m•me :
Mais comment comparer ˆ cet immobile Žblouissement de la
lumi•re ce qui Žtait vie, mouvement perpŽtuel et heureux ? Ce
Vinteuil que jÕavais connu si timide et si triste, avait, quand il
fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans

2 Yvette Louria, La Convergence stylistique chez Proust (Gen•ve : Droz,

1957).
3 A propos de ce quÕil appelle Ç a natural tendency in many persons to

run their adjectives together in triads È, Oliver Wendell Holmes remarque :


Ç It is, I suspect, an instinctive and involuntary effort of the mind to present
a thought or image with the three dimensions that belong to every solid, Ñ
an unconscious handling of an idea as if it had lenght, breadth, and thickness. È
Voir The Autocrat at the Breakfast Table (New York : Thomas Y. Crowell
and Co., 1900), p. 82, citŽ par Louria, p. 6. CÕest Holmes qui souligne.
4 Ç Wer etwas zweimal sagt, bezeugt seine Unsicherheit, wer etwas dreimal

sagt, duldet keinen Widerspruch. Die Trias hat eben durch den symmetrischen
Bau um ein Mittelglied herum etwas Abschliessendes. È (Ç Zum Stil Marcel
Prousts È, pp. 383 et 384).
Ñ 95 Ñ

tout le sens du mot, un bonheur sur lequel lÕaudition dÕune Ïuvre


de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causŽe telles
sonoritŽs, les forces accrues quÕelles lui avaient donnŽes pour en
dŽcouvrir dÕautres, menaient encore lÕauditeur de trouvaille en trou-
vaille, ou plut™t cÕŽtait le crŽateur qui le conduisait lui-m•me,
puisant dans les couleurs quÕil venait de trouver une joie Žperdue
qui lui donnait la puissance de dŽcouvrir, de se jeter sur celles
quÕelles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc dÕune
Žtincelle quand le sublime naissait de lui-m•me de la rencontre des
cuivres, haletant, grisŽ, affolŽ, vertigineux, tandis quÕil peignait sa
grande fresque musicale, comme Michel-Ange attachŽ ˆ son Žchelle
et lan•ant, la t•te en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond
de la chapelle Sixtine.
III, 254 5

Nous avons ici lÕexemple idŽal de la prŽsence de lÕEcrivain dans


lÕÏuvre : la joie dÕŽcrire se manifeste dans un passage o• est prŽci-
sŽment dŽcrite la joie de crŽer. LÕEcrivain devient le musicien parce
que le musicien est comme lui un artiste. LÕanalyse des sentiments
qui animent le compositeur, lÕEcrivain ne peut pas la faire sans
Žprouver lui-m•me la joie de crŽer.
La sonate nÕest pas seulement une source de joie pour son crŽa-
teur ; cette joie a si bien passŽ dans la musique que lÕauditeur en a
sa part : Swann sÕamuse ˆ suivre Ç la petite ligne du violon, mince,
rŽsistante, dense et directrice opposŽe ˆ la masse de la partie de
piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquŽe È (I, 208), chan-
geant de direction et Ç dÕun mouvement nouveau, plus rapide, menu,
mŽlancolique, incessant et doux È entra”nant Swann avec elle vers
des perspectives inconnues (I, 210), apparaissant enfin Ç dansante,
pastorale, intercalŽe, Žpisodique, appartenant ˆ un autre monde È
(I, 218).
Rien dÕŽtonnant ˆ ce que lÕintervention de la mŽmoire involontaire
soit lÕoccasion de pareilles sŽries : voici Ç lÕatmosph•re grenue, polli-
nisŽe, comestible et dŽvote È des chambres de Combray ŽvoquŽes
pendant les nuits dÕinsomnie (I, 383), Ç la nuance juste, oubliŽe, mys-
tŽrieuse et fra”che des jours que nous avons cru nous rappeler È
(II, 11), enfin lÕultime Žvocation du Ç tintement rebondissant, ferru-
gineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette È dans les
toutes derni•res pages du roman (III, 1046). Proche parent du sou-
venir est le dŽsir de voir une ville inconnue Ñ Venise par exemple Ñ

5 Nous soulignons les mots se rapportant ˆ lÕidŽe de joie et la sŽrie de

six qualificatifs.
Ñ 96 Ñ

Ç qui venait dÕinstant en instant fr™ler mon esprit dÕune image en-
chantŽe, caressante, insaisissable, mystŽrieuse et confuse È (III, 415) 6,
ou Parme :
Le nom de Parme, une des villes o• je dŽsirais le plus aller
depuis que jÕavais lu La Chartreuse, mÕapparaissant compact, lisse,
mauve et doux, si on me parlait dÕune maison quelconque de
Parme dans laquelle je serais re•u, on me causait le plaisir de
penser que jÕhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et
douceÉ
I, 388
Il sÕagit surtout de ces impressions qui, aux yeux de Marcel
Proust, Žtaient dotŽes dÕune valeur toute particuli•re : impressions
dues ˆ lÕart, ˆ la mŽmoire ou au dŽsir de voyager qui jouent dans
La Recherche du Temps perdu le r™le que lÕon sait. Sans doute la
joie est-elle partout prŽsente dans le style de Proust, 7 car penser
et, dÕune fa•on gŽnŽrale, Žcrire, Ç est pour lÕŽcrivain une fonction
saine et nŽcessaire dont lÕaccomplissement rend heureux, comme pour
les hommes physiques lÕexercice, la sueur, le bain È (III, 902), et
nous ne nous Žtonnons pas quand Proust, ˆ propos de la joie collec-
tive engendrŽe par le dŽjeuner du samedi, fait allusion ˆ lÕactivitŽ
littŽraire des t•tes Žpiques, crŽatrice des cycles lŽgendaires, prenant
prŽtexte dÕun ŽvŽnement qui devient le th•me de Ç rŽcits exagŽrŽs ˆ
plaisir È. On serait m•me tentŽ de reconna”tre lÕEcrivain dans la
vieille Fran•oise, dont on nous dit :
Parvenue ˆ ce point de son rŽcit, elle essuyait des larmes dÕhila-
ritŽ et pour accro”tre le plaisir quÕelle Žprouvait, elle prolongeait
le dialogue, inventait ce quÕavait rŽpondu le visiteur ˆ qui ce
Ç samedi È nÕexpliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions :

6 Rappelons aussi lÕexemple traitŽ dans un autre chapitre : Ç toute une

vie secr•te, invisible, surabondante et morale É odeurs ling•res, matinales,


dŽvotes, heureuses É lÕodeur mŽdiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitŽe du
couvre-lit ˆ fleurs È (I, 49), o• un ŽlŽment important est la nouveautŽ de cette
chambre de province aux yeux du Parisien.
7 Dans Ç Proust et le double ÔJeÕÉ È, Martin-Chauffier a parlŽ de Ç ce

ton dÕallŽgresse rebondissante È qui ne se dŽment pas un instant : Ç Et lÕÏuvre


enti•re accumulera les dŽfaites, Žtalera ce pessimisme sans que se dŽmente un
instant ce ton dÕallŽgresse rebondissante É È (p. 61) ; et plus loin : Ç Son Ïuvre
est une crŽation continue, une prolifŽration inŽpuisable É Il ne rature gu•re,
il ajoute ; ses manuscrits, les Žpreuves dactylographiŽes, les Žpreuves imprimŽes
sont surchargŽes dÕadditions qui sont la marque de la vie dans son plein
exerciceÉ Elle [cette seconde vie] est la projection de lÕŽlan vital de lÕauteur
en proie ˆ lÕinvention È (pp. 61-62).
NÕest-il pas curieux que le critique se mette lui-m•me ˆ enfiler les Žpith•tes
pour rendre cette allŽgresse ? : Ç É ces phrases ˆ longue tige, souples, foison-
nantes et fleuries, jaillies, pures et prŽcises, dÕun sol fŽcond, gonflŽes de tous
les sucs que distille la terre grasse dÕun cimeti•re bien nourri È (p. 61).
Ñ 97 Ñ

Ç Mais il me semblait quÕil avait dit aussi autre chose. CÕŽtait


plus long la premi•re fois quand vous lÕavez racontŽ. È
I, 111

Mais dans les sŽries dÕadjectifs que nous avons citŽes, tout se
passe comme si la joie sÕŽtait faite verbe ˆ la suite dÕun cumul. Le
bonheur chantŽ sÕest ajoutŽ au bonheur de chanter quÕil avait prŽci-
sŽment rendu possible, rŽalisant ainsi un accord exceptionnel entre
lÕEcrivain et son Protagoniste.
Ailleurs, la transposition verbale a pour objet la joie de tenir
Albertine prisonni•re et dÕavoir ainsi fondŽ ce qui ressemble ˆ un
foyer :
Contrastant avec lÕanxiŽtŽ que jÕavais encore il y a une heure,
le calme que me causait le retour dÕAlbertine Žtait plus vaste que
celui que jÕavais ressenti le matin, avant son dŽpart. Anticipant sur
lÕavenir, dont la docilitŽ de mon amie me rendait ˆ peu pr•s ma”tre,
plus rŽsistant, comme rempli et stabilisŽ par la prŽsence imminente,
importune, inŽvitable et douce, cÕŽtait le calme (nous dispensant
de chercher le bonheur en nous-m•mes) qui na”t dÕun sentiment
familial et dÕun bonheur domestique.
III, 165

Mes regards lÕenveloppaient encore tandis quÕelle sÕenfon•ait


devant moi sous la vožte, et cÕŽtait toujours ce m•me calme inerte
et domestique que je gožtais ˆ la voir ainsi lourde, empourprŽe,
opulente et captive, rentrer tout naturellement avec moi, comme
une femme que jÕavais ˆ moi, et, protŽgŽe par les murs, dispara”tre
dans notre maison.
III, 176

LÕaccumulation des adjectifs, comme la rŽpŽtition du nom de


Morel dans le morceau citŽ page 93 peut contribuer ˆ imiter une
action ou ˆ dŽcrire un objet ou une attitude. Ainsi la pluie tombe sous
nos yeux comme ˆ Combray quand lÕEcrivain Žvoque cette pluie
Ç sÕŽtendant, se rŽglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore,
musicale, innombrable, universelle È (I, 101-102), 8 et le Ç code impŽ-
rieux, abondant, subtil et intransigeant È de la vieille servante (I, 28)
Žvoque bien un labyrinthe de chicanes et dÕarguties, en plus de la joie

8 Les Brincourt parlent ˆ ce propos dÕune Ç transposition presque musicale

de la pluie È et ils Žcrivent : Ç La progression des cinq derniers adjectifs


marque, par leur crescendo, un mouvement qui aboutit peu ˆ peu ˆ un maxi-
mum dÕamplitude. È Voir A. et J. Brincourt, Les Îuvres et les lumi•res (Paris :
Table Ronde, [1955], p. 168).
Ñ 98 Ñ

un peu mauvaise que le Narrateur Žprouve ˆ ridiculiser un moment


la vieille Fran•oise. 9
Dans presque tous ces cas, il sÕop•re, ˆ partir dÕune joie vŽcue
par le Protagoniste, une transposition semblable ˆ celle souhaitŽe
par Albertine, dŽsireuse de voir sur sa table les fruits et les lŽgumes
vantŽs par les marchands de quatre-saisons :
Ç Faites-en acheter par Fran•oise. Elle fera les carottes ˆ la cr•me.
Et puis ce sera gentil de manger tout •a ensemble. Ce sera tous
ces bruits que nous entendons, transformŽs en un bon repas. È
III, 128

*
En dehors des Žpisodes humoristiques, lÕŽmergence de lÕEcrivain
est toujours tributaire dÕune expŽrience contemplative du HŽros.
Cette expŽrience dŽpend de la mise en congŽ de ce dernier. LÕarr•t
dans lÕactivitŽ extŽrieure du je peut rŽsulter dÕune dŽcision. Il peut
•tre consenti par les autres. Il peut •tre dictŽ par les circonstances :
cÕest le cas, tr•s frŽquent, o• le Ç congŽ È prend la forme de lÕattente.
Devoir attendre, cÕest en somme •tre momentanŽment relevŽ de

9 Ce procŽdŽ nÕatteint lÕeffet indiquŽ que si le contexte sÕy pr•te. La

remarque de Grammont, citŽe ˆ propos de lÕimparfait (page 78, note 25),


est ˆ rappeler ici. Ce qui, dans tel contexte, correspond ˆ une amusante
cabriole devient dans tel autre lÕexpression de la tristesse : Ç Et mes parents
du reste commen•aient ˆ lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, hon-
teuse et mŽritŽe des cŽlibataires È (I, 34) ; Ç É bien souvent la pensŽe des
agonisants est tournŽe vers le c™tŽ effectif, douloureux, obscur, viscŽral, vers
cet envers de la mort qui est prŽcisŽment le c™tŽ quÕelle leur prŽsente È (I, 82) ;
Ç É Mlle Vinteuil, dÕun air las, gauche, affairŽ, honn•te et triste, vint fermer
les volets et la fen•tre È (I, 163).
Il peut sÕagir de monotonie : Ç É ce grand Trottoir roulant que sont les
pages de Flaubert, au dŽfilement continu, monotone, morne, indŽfini È. Voir
Ç A propos du ÔstyleÕ de Flaubert È, Chroniques (Paris : Gallimard, [1927],
p. 194).
Ailleurs, Proust voudra faire ressortir la volontŽ de rŽsistance dÕAlbertine :
Ç É d•s quÕelle Žtait rentrŽe, sur la porte m•me de ma chambre, comme elle
avait encore son chapeau ou sa toque sur la t•te, jÕavais dŽjˆ vu le dŽsir
inconnu, rŽtif, acharnŽ, indomptable È (III, 88).
Parfois il sÕagit de cerner de plus pr•s une rŽalitŽ fort complexe ; la sŽrie
de quatre adjectifs joue alors le m•me r™le que la triade : Ç É une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante È (I, 174) ; Ç É mon salut
mÕŽtait rendu par un homme jeune, rude, petit, r‰blŽ et myope, ˆ nez rouge
en forme de coquille de colima•on et ˆ barbiche noire È (I, 547) ; Ç Il [Charlus]
lan•a sur moi une supr•me Ïillade ˆ la fois hardie, prudente, rapide et pro-
fonde È (I, 751 et 752) ; Ç É elle semblait naturellement fourrŽe, comme
certains vautours dont le plumage Žpais, uni, fauve et doux, a lÕair dÕune
sorte de pelage È (II, 62) ; Ç É ce signe du duc auquel avait rŽpondu le
dŽclenchement de cette vaste, ingŽnieuse, obŽissante et fastueuse horlogerie
mŽcanique et humaine È (II, 435).
Ñ 99 Ñ

toute obligation dÕinitiative. CÕest •tre libre. Quel quÕen soit le motif,
lÕinterruption lib•re le HŽros de deux sortes de servitudes : celles
qui dŽcoulent de son immersion dans la temporalitŽ, celles que lui
imposent les autres. Affranchi de ces servitudes, le je est en mesure
de vivre sur le mode de la contemplation ; ainsi est rendu possible
le travail de lÕEcrivain.
Le rapport vacances-contemplation sÕobserve dans tous les Ç mo-
ments privilŽgiŽs È : cÕest en attendant Fran•oise dans le pavillon
des Champs-ElysŽes que le jeune homme Žprouve un plaisir Ç dŽli-
cieux, paisible, riche dÕune vŽritŽ durable, inexpliquŽe et certaine È
(I, 492) ; cÕest en attendant lÕarrivŽe de Mme de Stermaria quÕil voit
rena”tre Ç cette heure inutile, vestibule profond du plaisir È qui, ˆ
Balbec, prŽcŽdait les d”ners de Rivebelle (II, 390). 10 Enfin, cÕest ˆ
la faveur des minutes dÕattente dans la biblioth•que du prince de
Guermantes quÕaura lieu la dŽcouverte la plus importante de la vie
du Protagoniste (III, 868). LÕexemple de la premi•re remontŽe des
souvenirs est peut-•tre moins probant. Pourtant le rŽveil des images
du passŽ a lieu aussi ˆ la faveur de la pause que le je sÕaccorde
pour boire le thŽ prŽparŽ par la m•re.
Les heures consacrŽes ˆ la lecture sont aussi privilŽgiŽes que les
moments dÕextase. Quand le je sÕisole avec un livre de Bergotte, il
gožte en effet le bonheur dÕ•tre soustrait ˆ la temporalitŽ : Ç LÕintŽr•t
de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donnŽ le
change ˆ mes oreilles hallucinŽes et effacŽ la cloche dÕor sur la
surface azurŽe du silence È (I, 88). Cet affranchissement est aussi
le fait dÕune activitŽ de loisir :
Je trouve des plaisirs dÕun autre genre, celuiÉ de voir tomber
morceau par morceau ce qui de lÕapr•s-midi Žtait dŽjˆ consommŽ,
jusquÕˆ ce que jÕentendisse le dernier coupÉ apr•s lequel le long
silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu,
toute la partie qui mÕŽtait encore concŽdŽe pour lire jusquÕau bon
d”ner quÕappr•tait Fran•oiseÉ
I, 87 11

Les sc•nes o• le HŽros assiste ˆ la rencontre entre deux homo-


sexuels prŽsentent aussi ce caract•re de contemplation. 12 Et la
contemplation, dans ce cas-ci comme dans celui des moments privi-

10 Sur ceci, voir Pierre Clarac, Ç Les ÔCroyances intellectuellesÕ de Marcel

Proust (Textes inŽdits) È, Bulletin de la SociŽtŽ des Amis de Marcel Proust,


n¼ 8, pp. 460-461.
11 CÕest nous qui soulignons.
12 On trouvera le dŽtail de cette question dans la deuxi•me partie, Cha-

pitre III, pp. 145-148 et 151-152.


Ñ 100 Ñ

lŽgiŽs, est liŽe ˆ la mise en congŽ du HŽros 13 : Ç CÕŽtait par un temps


tr•s chaud ; mes parents, qui avaient dž sÕabsenter pour toute la
journŽe, mÕavaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais È. Ainsi
sÕouvre le rŽcit de la rencontre entre les deux lesbiennes (I, 159). 14
Il peut sÕagir dÕune attente : la rencontre entre Charlus et Jupien
a lieu alors que le Protagoniste sÕest postŽ pour voir rentrer le duc
et la duchesse (II, 601-632). Plus tard, le baron fera la connaissance
de Morel dans la gare de Donci•res, o• le je attend son train pour
La Raspeli•re (II, 860-863). Nous ne verrions pas Albertine et AndrŽe
danser ensemble, si le Protagoniste nÕavait ŽtŽ arr•tŽ ˆ Incarville par
une panne de tram (II, 794).
Enfin les nombreuses expŽriences de contemplation esthŽtique
dans La Recherche du Temps perdu ont Žgalement lieu ˆ la faveur
dÕun entracte. Le vitrail vacillant et momentanŽ qui raconte lÕhistoire
de Golo est projetŽ par Ç une lanterne magique dont, en attendant
lÕheure du d”ner, on coiffait ma lampe È (I, 9). CÕest lorsque lÕenfant
a dŽcidŽ dÕattendre la venue de sa m•re quÕil se penche ˆ la fen•tre
pour admirer le paysage : de m•me que Golo conforme son attitude
aux indications du texte, les choses semblent Ç figŽes en une muette
attention ˆ ne pas troubler le clair de lune È (I, 32) et le regard de
lÕenfant, semblable ˆ celui dÕun chef dÕorchestre, obtient du feuillage
Ç un frissonnement minutieux, total, exŽcutŽ jusque dans ses moindres
nuances et ses derni•res dŽlicatessesÉ comme ces motifs en sourdine
jouŽs par lÕorchestre du Conservatoire È (I, 33). Avant que le jeune
Parisien entre souhaiter le bonjour ˆ sa tante, on le fait attendre un
instant dans la premi•re pi•ce ; il per•oit alors ces odeurs Ç heu-
reusesÉ dÕun prosa•sme qui sert de grand rŽservoir de poŽsie ˆ celui
qui les traverse [les chambres] sans y avoir vŽcu È (I, 49). En se
sŽparant de son p•re et de son grand-p•re, cÕest-ˆ-dire en faisant
pour quelques minutes lÕŽcole buissonni•re, le je contemple Tanson-
ville et il Žcoute lÕoiseau Ç ayant arr•tŽ pour toujours lÕinstant quÕil
avait cherchŽ ˆ faire passer plus vite È (I, 137-138). Si la pluie force
le promeneur ˆ sÕabriter sous le porche de Saint-AndrŽ-des-Champs,
le voilˆ qui admire le caract•re fran•ais de cette Žglise (I, 150). Assis
dans le petit salon en attendant le repas, le je entend dŽgoutter lÕeau
des marronniers et il Žvoque Ç les pavillons de soie violette ou blanche
des lilas hissŽs par le beau temps sous-jacent et fixe È (I, 152). En

13 Notons aussi que le hasard prŽside ˆ la fois ˆ la conjonction du tŽmoin

et des invertis et ˆ lÕextase du Protagoniste.


14 La sc•ne o• M. Vinteuil met en Žvidence le morceau de musique sert

de prŽface ˆ la sc•ne de sadisme ; or lˆ aussi, le tŽmoin est mis en libertŽ :


Ç Le jour o• mes parents Žtaient allŽs chez lui en visite, je les avais accompa-
gnŽs, mais ils mÕavaient permis de rester dehors È (I, 113).
Ñ 101 Ñ

attendant le moment de partir avec Saint-Loup, il regarde la mer


(I, 835). Quand Albertine lÕinvite ˆ assister ˆ son d”ner ˆ c™tŽ de
son lit (ce qui permettra au jeune homme dÕadmirer Ç les seins
bombŽs des falaises de Maineville È) elle lui dit : Ç Venez t™t pour
que nous ayons de bonnes heures ˆ nous È (I, 931). Assis dans la
chambre de Saint-Loup ˆ la caserne de Donci•res o• il attend le
retour du sous-officier, le je gožte Ç la chastetŽ du silence È et il
imagine tous les effets produits par la suppression des sons (II,
74-78). Le jour o• il est invitŽ chez les Guermantes, la contemplation
des Elstir lui fait oublier lÕheure du d”ner (II, 418). Au moment o•
il arrive ˆ lÕh™tel du prince, il reste Ç oisif dehors È, car il nÕest pas
pressŽ dÕarriver ; ceci lui donne le temps de contempler lÕobŽlisque
de la place de la Concorde (II, 633). Durant lÕheure qui prŽc•de
le retour dÕAlbertine, il feuillette un album dÕElstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil (III, 56). De son lit, alors que la
journŽe nÕest pas encore commencŽe pour lui, il regarde quelques-
uns des tableaux de brume que sa mŽmoire a acquis (II, 346), ou
il Žcoute avec ravissement Ç lÕouverture pour un jour de f•te È que
composent les appels du raccomodeur de porcelaine, du chevrier et
du rempailleur de chaises (III, 116). 15 On nÕen finirait pas de citer
les cas o• la libertŽ est associŽe dans lÕexpŽrience du Protagoniste
au plaisir de la contemplation. 16
Ces contemplations ne fournissent pas toutes un prŽtexte ˆ jeu
littŽraire. Ce serait dŽcidŽment forcer les choses que de voir ˆ tout
prix un po•me en prose dans le rŽcit de la sc•ne de Montjouvain,
par exemple, ou de celle dÕIncarville, ou m•me dans le rŽcit de
lÕextase finale. Mais la relation entre la contemplation et lÕacte
littŽraire sÕobserve toujours dans lÕautre sens : lÕapparition de lÕEcri-
vain est invariablement liŽe ˆ ce que Proust appelle Ç un moment

15 Comme tant dÕautres th•mes du roman, celui-ci est illustrŽ par dÕautres

personnages que le Protagoniste : Fran•oise sÕab”me dans la lecture du livre


de mŽdecine alors quÕon lÕattend pour administrer un rem•de ˆ la fille de
cuisine (I, 122) ; la m•re admire le chapeau et le manteau de la servante avant
le dŽpart du train de une heure vingt-deux (I, 649).
16 Ces moments de farniente sont eux-m•mes situŽs dans le cadre dÕune

vie singuli•rement oisive. Ce sont des vacances au deuxi•me degrŽ. Tout


Combray est lÕhistoire dÕun estivant, et par surcro”t, la trame du rŽcit est
essentiellement faite dÕŽvŽnements dominicaux. Le troisi•me volet du C™tŽ de
chez Swann nous montre le collŽgien dans ses moments de libertŽ. Les sŽjours
ˆ Balbec et ˆ Venise sont des sŽjours de vacances. Et lÕŽvocation des souvenirs
est elle-m•me suspendue ˆ lÕinsomnie, cÕest-ˆ-dire au loisir que procure
lÕattente du sommeil. Il est dÕailleurs significatif que lÕannŽe de volontariat
au 76e rŽgiment dÕinfanterie ait fourni ˆ Marcel Proust les ŽlŽments de la
visite ˆ Donci•res, o• le je est un civil apparemment libre de toute obligation
militaire.
Ñ 102 Ñ

de dŽtente contemplative È 17 : la description musicale du clair de


lune, le chant na•f et gai sur Ç les bonnes gens du village et leurs
petits logis È, les po•mes sur les chambres de province, sur le rou-
coulement du tonnerre dans les lilas ou sur lÕoiseau de Tansonville,
le chant de reconnaissance pour les beaux apr•s-midi du dimanche,
le dithyrambe sur lÕŽglise si fran•aise de Saint-AndrŽ-des-Champs,
les Ç tableaux hollandais È vus de la fen•tre de lÕh™tel, le rŽcit de la
rencontre entre Charlus et Jupien, le plaidoyer passionnŽ pour les
invertis qui accompagne ce rŽcit, la page sur lÕobŽlisque et la lune,
lÕŽlaboration prŽcieuse des impressions matinales procurŽes par les
appels des marchands de quatre-saisons : tous ces moments de littŽ-
rature co•ncident avec des moments de loisir. La crŽation par lÕEcri-
vain a pour condition la rŽcrŽation du HŽros. M•me lÕimpossibilitŽ
dÕŽcrire, exprimŽe paradoxalement de fa•on si lyrique, le HŽros la
constatera Ç ˆ un arr•t du train en pleine campagne È : Ç Arbres,
pensais-je, vous nÕavez plus rien ˆ me dire ; mon cÏur refroidi ne
vous entend plus È (III, 855).
Mais lÕŽternitŽ retrouvŽe nÕa pas plut™t inspirŽ un chant de
reconnaissance quÕelle sÕach•ve ; cette fin est souvent marquŽe par
une de ces successions dÕŽpith•tes qui sont comme la signature de
lÕEcrivain, marquant ˆ la fois sa prŽsence et sa disparition :
Beaux apr•s-midi du dimancheÉ vous mÕŽvoquez encore cette
vie quand je pense ˆ vous et vous la contenez en effet pour lÕavoir
peu ˆ peu contournŽe et encloseÉ dans le cristal successif, lente-
ment changeant et traversŽ de feuillages, de vos heures silencieuses,
sonores, odorantes et limpides.
I, 88

Le caract•re ŽphŽm•re de ces Žtats de conscience mŽrite dÕ•tre


signalŽ ; il explique pourquoi la prŽsence de lÕEcrivain est inter-
mittente. Il ne sÕagit jamais que dÕun rŽpit : la m•re, en montant,
met fin au plaisir esthŽtique du petit gar•on et provoque la crise de
larmes ; la fille du jardinier interrompt la lecture du je en signalant
le passage des soldats ; le jeune promeneur est rappelŽ par son p•re
et son grand-p•re ; lÕinvitŽ sÕaper•oit quÕil sÕest trop attardŽ devant
les Elstir ; lÕami de Saint-Loup doit sortir et se trouve Ç rejetŽ dans
lÕamitiŽ È ; Albertine sonne ; le train se remet en marche : contem-
plation, extase et mŽditation prennent fin. Et de m•me que Ç le doigt
levŽ du jour È suffisait ˆ mettre en fuite la demeure reb‰tie dans

17 Dans un dŽveloppement sur les serviteurs du Grand-H™tel (II, 774).

Rappelons que les Žpisodes humoristiques ne tombent pas sous le coup de cette
remarque.
Ñ 103 Ñ

les tŽn•bres, les obligations que la sociŽtŽ imposent au Protagoniste


le forcent ˆ se rŽengrener dans le temps. LÕEcrivain dispara”t ou, du
moins, se rŽsorbe dans la texture de lÕÏuvre, et la voix du je revient
ˆ ce ton si juste de naturel, aussi Žtranger ˆ la littŽrature quÕˆ
lÕalittŽrature, qui est celui de la phrase liminaire de Combray.
Le caract•re transitoire de lÕŽtat contemplatif nÕest pas fortuit :
la contemplation se dŽfinit par rapport ˆ lÕaction. Le beau nÕest
per•u comme tel que sur un fond de laideur ou de banalitŽ. LÕŽternitŽ
nÕappara”t que comme une nŽgation du temps. Il importe donc que
la contemplation ait un dŽbut et une fin. Aux limites qui lui sont
imparties dans le temps correspondent dans lÕespace les limites de
lÕobjet de la contemplation : dans le champ visuel du je, une zone
privilŽgiŽe sÕŽtablit, que dŽfinissent la fen•tre, le miroir ou le tableau.
Au niveau du style, lÕEcrivain se manifestera dans un Ç morceau È
ou un Ç passage È.
Mais lÕŽternitŽ ainsi retrouvŽe sera donc ŽphŽm•re. Ce sera une
ŽternitŽ pour rire. Proust a-t-il ŽtŽ conscient de ce dilemme ? Il est
difficile de rŽpondre ˆ cette question. En tous cas, il a dž se heurter
ˆ la difficultŽ et les remarques du Narrateur sur les deux mani•res
de Bergotte refl•tent peut-•tre des rŽflexions de lÕauteur sur ce
probl•me. Le jeune homme remarque en effet dans la prose de
Bergotte Ç certains moments o• un flot cachŽ dÕharmonie, un prŽlude
intŽrieur, soulevait son style È (I, 94). Il note aussi :
Un de ces passages de Bergotte, le troisi•me ou le quatri•me que
jÕeusse isolŽ du reste, me donna une joie incomparable ˆ celle que
jÕavais trouvŽe au premier, une joie que je me sentis Žprouver en
une rŽgion plus profonde de moi-m•me, plus unie, plus vaste, dÕo•
les obstacles et les sŽparations semblaient avoir ŽtŽ enlevŽs.
I, 94
Mais dans les livres de Bergotte qui suivent, lÕŽcrivain
interrompait son rŽcit et dans une invocation, une apostrophe, une
longue pri•re, il donnait un libre cours ˆ ces effluves qui dans ses
premiers ouvrages restaient intŽrieurs ˆ sa prose, dŽcelŽs seulement
alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-•tre
encore, plus harmonieuses quand elles Žtaient ainsi voilŽes et quÕon
nÕaurait pu indiquer dÕune mani•re prŽcise o• naissait, o• expirait
leur murmure.
I, 95

On a donc des passages que seules dŽsignent ˆ lÕadmiration du


lecteur Ç les ondulations de la surface È, dÕautre part des morceaux
qui constituent une parenth•se dans un rŽcit franchement interrompu
Ñ 104 Ñ

et qui am•nent le lecteur ˆ dire : Ç JÕŽtais dŽ•u quand il reprenait


le fil de son rŽcit È. (I, 95) 18
LÕŽternitŽ prŽcaire se voit donc opposer une fin de non-recevoir.
CÕest pour cette raison que lÕauteur Ñ par une sorte de subterfuge Ñ
a tenu ˆ garantir au je une Žmancipation dŽfinitive par rapport au
temps dans les deux Žpiphanies fondamentales de lÕÏuvre. Il y a une
origine, donc un commencement, au bonheur causŽ par la saveur de
la madeleine, comme ˆ celui ŽprouvŽ dans la biblioth•que du prince.
Mais, dans un certain sens, ce bonheur ne prend jamais fin.
Certes, nous lÕavons vu, le je revient ˆ lÕimmanence apr•s avoir
fait sa premi•re dŽcouverte. Mais cette immanence nÕest pas celle du
prŽsent. Ç Les petits logis È dont lÕŽvocation marque la fin de lÕextase
abritent les braves gens dÕune Žpoque depuis longtemps rŽvolue.
Quant au retour du Protagoniste au monde du prŽsent, il a Žvidem-
ment lieu ; mais il tombe dans un temps mort du rŽcit, entre la fin
de Combray I et le dŽbut de Combray II. Nous nÕassistons pas ˆ
la reprise de contact avec lÕexpŽrience ordinaire. CÕest lÕEcrivain qui
a le dernier mot. 19
Dans le cas de la matinŽe Guermantes, le Protagoniste passe de
la biblioth•que ˆ son cabinet de travail sans que sÕinterrompe la
mŽditation sur la fin, les moyens, les difficultŽs du projet. Les
moments qui sont accordŽs ˆ la rŽception mondaine, entre la dŽcou-
verte de la vocation et la mise ˆ exŽcution du projet, ne le sont que
parce quÕils fournissent de la mati•re ˆ lÕŽcrivain futur. Comme tels,
ces moments sont dŽjˆ prŽvus dans lÕŽconomie de lÕÏuvre ˆ Žcrire ;
ils appartiennent au plan de lÕŽternel et de la transcendance. En
quittant la biblioth•que, le HŽros nÕabdique donc pas sa situation
exceptionnelle ; d•s le moment o• le souvenir de Venise lui envoie
le premier avertissement, le HŽros est de plain-pied avec le Narra-
teur. Il le restera jusquÕˆ la fin du roman. Rien, ˆ proprement parler,
ne vient interrompre son extase.

18 Cette rŽflexion est ˆ rapprocher de remarques sur les fins de romans

dans Les Jeunes Filles (I, 483) et dans Ç JournŽes de lecture È, Pastiches et
MŽlanges, pp. 238-241.
19 A ce point de vue, on notera un parallŽlisme curieux (bien que peut-•tre

fortuit) entre la structure de Combray et celle de Sodome et Gomorrhe. DÕun


c™tŽ comme de lÕautre, on a une br•ve ouverture qui contient le rŽcit dÕune
rŽvŽlation ; on passe du plan de la narration ˆ celui dÕune Žloquente envolŽe,
qui masque lÕabsence de conclusion du rŽcit. La rŽvŽlation initiale est en rapport
avec les dŽcouvertes qui jalonnent la deuxi•me partie : moments privilŽgies
dans Combray, Žpisodes dÕinversion dans Sodome.
Ñ 105 Ñ

La Recherche du Temps perdu Žtant un• Ïuvre littŽraire, il est


Žvident que lÕEcrivain est prŽsent dans chaque ligne du texte. Comme
Dieu, il est partout dans sa crŽation. Mais comme Dieu aussi, dont
les miracles, dŽrangeant par exception lÕordre naturel, introduisent
un degrŽ supŽrieur de prŽsence divine dans le monde, lÕEcrivain de
La Recherche semble par moments se dŽtacher du Narrateur et se
trahir dans un Ç morceau È ou un Ç passage È plus manifestement
littŽraires.
Cet Ecrivain nÕest jamais en contradiction avec le Protagoniste ;
il est plut™t en prolongement et en solidaritŽ avec lui : de nombreux
rapports sÕŽtablissent entre la joie du HŽros et du Narrateur et celle
de lÕEcrivain, quÕil sÕagisse de rire, de manger, dÕŽvoquer des souve-
nirs ou dÕŽcouter de la musique.
Pourtant, en dŽpit de lÕaccord qui lie le Protagoniste et lÕEcrivain,
la distinction entre le je et lÕauteur, si nŽcessaire dans le cas du
Protagoniste, ne sÕimpose pas dans le cas de lÕEcrivain. Il est vrai
que ce dernier ne se donne jamais ouvertement pour Marcel Proust.
Il ne sÕentoure non plus jamais dÕun myst•re destinŽ ˆ prŽserver son
incognito. Qui est lÕEcrivain ? Cette question a moins de sens peut-
•tre que celle que nous nous posions sur le Protagoniste. Car
lÕEcrivain est plut™t une prŽsence quÕune personne. Il a, semble-t-il,
moins droit ˆ lÕusage du pronom je que lÕ•tre qui est constamment
au centre du roman. Mais, moins visible que le Protagoniste, il est
aussi moins dissimulŽ ; et lÕidentification entre lÕEcrivain et le moi
littŽraire de Marcel Proust ne para”t faire aucune difficultŽ.
CHAPITRE II

LES PRIVILéGES DU ROMANCIER

Romancier et Protagoniste.

Ce moi littŽraire ou crŽateur de Marcel Proust est prŽsent dans


lÕÏuvre dÕune autre fa•on : sous la forme du je qui crŽe les person-
nages, suscite les incidents, prŽvoit les destinŽes. CÕest le Romancier.
A vrai dire, peut-on parler ici dÕun je ? LÕusage de ce pronom est
aussi illŽgitime dans le cas du Romancier que dans le cas de lÕEcri-
vain ; le Romancier nÕusurpe dÕailleurs jamais le masque dÕun •tre
personnel ; si, ˆ la suite dÕune analyse des procŽdŽs narratifs, on
peut le rendre responsable de certains tŽmoignages, ceux-ci ne sont
presque jamais couverts de lÕautoritŽ dÕun je. Le Romancier nÕavoue
jamais sa prŽsence ; seul ce quÕil dit le trahit. DÕautre part, si
lÕEcrivain est le porte-parole du Protagoniste, aucun mandat nÕauto-
rise les interventions du Romancier. Il prend le compte rendu en
charge de son propre chef et en vertu de privil•ges quÕil ne tient
de personne.
Ces privil•ges font du Romancier un •tre radicalement diffŽrent
du je qui vit et se souvient. Car le Protagoniste est une conscience
humaine, cÕest-ˆ-dire avant tout un corps. On sait le r™le que la
personne physique joue pour Proust dans lÕexistence : lÕimportance
accordŽe aux sensations, et notamment dans le mŽcanisme de la
mŽmoire involontaire en fait foi. 1 Ce corps permet le contact avec
le monde extŽrieur actuel et avec le passŽ. Il impose dÕautre part
certaines restrictions. Le Protagoniste doit compter avec lÕunivers
physique. QuÕune fen•tre se ferme et voilˆ le spectacle des deux
lesbiennes dŽrobŽ ˆ son regard. Que Gilberte sÕŽloigne et il vivra
dans les affres de la jalousie avivŽe par lÕignorance. QuÕAlbertine
se dŽrobe devant lÕinterrogatoire et le je sera incapable de franchir

1 LÕassujettissement du je ˆ son corps est mis en lumi•re dans lÕŽpisode

de Golo. Sur le r™le du corps, voir Germaine BrŽe, Du Temps perduÉ,


pp. 232-233.
Ñ 107 Ñ

les distances qui le sŽparent de la jeune fille ŽlevŽe par lÕamie de Mlle
Vinteuil. Car la nature Ç en institutant la division des corps, nÕa
pas songŽ ˆ rendre possible lÕinterpŽnŽtration des ‰mes È (III, 387).
Aussi le Protagoniste est-il un •tre curieux et tendu dans un effort
de perception et de remŽmoration. 2 De plus, jetŽ dans la contingence,
il doit compter avec le hasard : les expŽriences les plus importantes
de sa vie dŽpendent de la chance.
Le Romancier, lui, est une conscience idŽale, exemptŽe de tout
effort et affranchie des servitudes dÕun corps. Il ne per•oit pas un
monde capable de lui opposer des surfaces opaques ; il lÕapprŽhende
ˆ la fa•on dÕun concept. Il ne se remŽmore rien, puisquÕil nÕa rien
vŽcu. Il nÕest pas soumis aux alŽas des rencontres. Le monde nÕa
pour lui aucun secret.
Il y a lieu de remarquer toutefois que lÕidŽe de roman est associŽe
dans lÕesprit de Marcel Proust ˆ celle de secret. Voici comment le
Narrateur rapporte les impressions du HŽros qui fait la connais-
sance de la dame en rose et devine que celle-ci m•ne une vie
immorale :
LÕimmoralitŽ mÕen troublait peut-•tre plus que si elle avait ŽtŽ
concrŽtisŽe devant moi en une apparence spŽciale, Ñ dÕ•tre ainsi
invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandaleÉ
I, 77
Certains dŽtails vestimentaires de la robe portŽe par Mme Swann
Ç insinuant sous la vie prŽsente comme une rŽminiscence indiscernable
du passŽ È m•lent ˆ sa personne Ç le charme de certaines hŽro•nes

2
La curiositŽ est une caractŽristique de beaucoup de personnages, et en
particulier du HŽros. Il y a la curiositŽ de lÕamoureux jaloux ; il y a lÕintŽr•t
pour ce qui est nouveau, inconnu, diffŽrent : le thŽ‰tre aux yeux de lÕadolescent
(I, 73), les choses de lÕarmŽe aux yeux du civil ˆ Donci•res (II, 109-112),
lÕhomosexualitŽ et le sadisme aux yeux de lÕhomme normal, le peuple et la
sociŽtŽ des Guermantes aux yeux du bourgeois : Ç [Le milieu dÕune petite
bourgeoisie fort riche, du monde de lÕindustrie et des affaires] Žtait celui
qui, de prime abord, mÕintŽressait le moins, nÕayant le myst•re ni du peuple,
ni dÕune sociŽtŽ comme celle des Guermantes È (I, 844). Le HŽros Žprouve
aussi le besoin de conna”tre ce qui lui ressemble : Ç Je me suis souvent fait
raconter bien des annŽes plus tard quand je commen•ai ˆ mÕintŽresser ˆ son
caract•re [il sÕagit de Swann] ˆ cause des ressemblances quÕen de tout autres
parties il offrait avec le mienÉ È (I, 193).
Pour lÕeffort qui accompagne un acte de perception, voir par exemple la
premi•re rencontre avec Gilberte : Ç Je la regardais, dÕabord de ce regard qui
nÕest pas que le porte-parole des yeux, mais ˆ la fen•tre duquel se penchent
tous les sens, anxieux et pŽtrifiŽs, le regard qui voudrait toucher, capturer,
emmener le corps quÕil regarde et lÕ‰me avec luiÉ È (I, 141).
LÕeffort est nŽcessaire ˆ lÕexercice de la mŽmoire involontaire (I, 45 et 46 ;
II, 12) et de la mŽmoire volontaire (remŽmoration du vers de Ph•dre : II, 38,
et du nom de Mme dÕArpajon : II, 650-651).
Ñ 108 Ñ

historiques ou romanesques È (I, 621). 3 Dans ses commentaires sur


Balzac, Proust note :
La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de
Balzac parce quÕelle donne une idŽe de lÕart de Mme de Cadignan,
quÕelle nous fait conna”tre lÕimpression que celle-ci peut produire
sur dÕArthez et quelques-uns de ses Ç secrets È. 4

Prous, qui montre le romancier passant des heures avec des


criminels repentis, aurait pu reprendre ˆ son compte la formule de
Gide selon laquelle cÕest la curiositŽ dÕautrui qui fait le vrai roman-
cier. 5 Dans un sens, le Protagoniste est donc plus Ç romancier È que
le Romancier. Il se fait raconter lÕhistoire de Swann. Les secrets de
ce personnage sont obtenus bien facilement, semble-t-il, mais cette
facilitŽ est toute relative. La prŽcision dans les dŽtails Ç semble
impossible È (I, 186). On peut rattacher ˆ cette curiositŽ celle dont
il est question ˆ propos du jeune homme arr•tŽ devant le nŽnuphar
É pareilÉ ˆ quelquÕun de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se rŽp•te indŽfiniment durant lÕŽternitŽ, excitait la curiositŽ de
Dante, et dont il se serait fait raconter plus longuement les parti-
cularitŽs et la cause par le suppliciŽ lui-m•me, si Virgile, sÕŽloignant
ˆ grands pas, ne lÕavait forcŽ ˆ le rattraper au plus vite, comme moi
mes parents.
I, 169

Les confidences bŽnŽvoles dÕOdette ne trouvent gu•re dÕŽcho dans


le roman ; elles sont rapportŽes sans autre commentaire que : Ç Puis,
cÕŽtait une autre histoire È et Ç CÕŽtait peut-•tre vrai È (III, 1021).
Ici, le HŽros refuse son audience ˆ un personnage qui se livre trop
facilement. Odette est beaucoup plus intŽressante quand elle sÕentoure
de fleurs qui ont avec elle des entretiens particuliers Ç dont on
essayait en vain de lire le secret en fixant des yeux la couleur
dŽlavŽe, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme È (I, 594).
De naturel curieux, lÕhomme Proust a fait de son Protagoniste
un •tre passionnŽ par le myst•re dÕautrui. Mais les conqu•tes de la
curiositŽ de lÕhomme, les secrets arrachŽs, dŽchiffrŽs, patiemment
devinŽs, Proust en fait pour une part le don gratuit au Romancier.

3 Dans Combray, Legrandin Žvoque Ç une simple maison solitaire, plut™t

laide, lÕair timide mais romanesque, qui cache ˆ tous les yeux quelque secret
impŽrissable de bonheur et de dŽsenchantement È (I, 132). Mais dans ce texte-ci,
le mot Ç romanesque È nÕa peut-•tre plus son sens Žtymologique.
4 Pastiches et MŽlanges, p. 190.
5 Gide, dans une lettre ˆ Proust, ˆ propos de Gabory, dans Marcel Proust,

Lettres ˆ AndrŽ Gide (Neuch‰tel et Paris : Ides et Calendes, 1949), p. 89.


Ñ 109 Ñ

Celui-ci nÕa pas obtenu morceau par morceau une image de lÕunivers.
LÕunivers lui a ŽtŽ donnŽ, et donnŽ dans sa totalitŽ.
Cette relation entre le Romancier et le monde de La Recherche se
traduit, dans le compte rendu des faits, par certaines libertŽs. Quelles
sont-elles ?

LÕOmniprŽsence du Romancier.

La situation privilŽgiŽe du Romancier est dŽfinie dÕabord par la


libertŽ de dŽplacement dans le temps et de dŽplacement dans lÕespace.
Ces deux formes de libertŽs sont le plus souvent associŽes. Proust
use rarement de la concomitance : le Romancier nÕest presque jamais
le tŽmoin dÕincidents exactement contemporains de ceux qui dŽfilent
dans le champ perceptif du HŽros. Il est rare aussi que sÕop•re dans
le temps un mouvement qui ne soit pas combinŽ avec un dŽplacement
dans lÕespace.
Un example de la premi•re situation narrative est fourni par la
sc•ne du coucher, au moment o• lÕenfant assiste de sa fen•tre au
dŽpart de Swann. Les parents du HŽros ont accompagnŽ leur invitŽ
jusquÕˆ la porte qui, en se refermant, dŽclenche le grelot (I, 34). Nous
entendons les propos ŽchangŽs par le p•re, la m•re, la grand-tante,
le grand-p•re, les tantes Flora et CŽline. La sc•ne se prolonge jus-
quÕau moment o• lÕenfant entend sa m•re ouvrir la porte treillagŽe
du vestibule qui donne sur lÕescalier (I, 35). Il est Žvident quÕentre ces
deux moments, les personnages sont rentrŽs dans la maison ; on
nous dit m•me : Ç Mon p•re et ma m•re rest•rent seuls et sÕassirent
un instant È (I, 35). Ils sont donc sortis du champ perceptif de
lÕobservateur. Seul le Romancier est ˆ m•me de rapporter les paroles
ŽchangŽes sur lÕ‰ge de Swann, sur sa tristesse, sur la fa•on dont il a
ŽtŽ remerciŽ pour le vin dÕAsti. Aucun lecteur ne se rend compte de
ce changement dÕoptique. En rŽalitŽ, nous nÕavons pas quittŽ la
maison ; le tŽmoin effectif quÕŽtait lÕenfant a ŽtŽ remplacŽ par un
tŽmoin idŽal, mais les personnages principaux (le p•re et la m•re)
sont restŽs ; et cÕest toujours de Swann quÕil sÕagit. Il y a lˆ une
certaine continuitŽ qui masque le changement apportŽ dans lÕŽclairage.
Le seul exemple que nous ayons relevŽ dÕun dŽplacement sur la
ligne du temps qui ne soit pas accompagnŽ dÕun mouvement dans
lÕespace se trouve dans Sodome et Gomorrhe. De la gare de Maine-
ville, on voit se dresser le Palace qui sert de maison de prostitution.
LÕauteur profite de la prŽsence du HŽros ˆ cet endroit pour raconter
un incident relatif ˆ Morel et ˆ M. de Charlus et qui a eu ce Palace
Ñ 110 Ñ

pour dŽcor (II, 1075). On ne nous dit pas exactement quand a eu


lieu cet incident. Sans doute se situe-t-il ˆ lÕŽpoque ˆ laquelle le
Narrateur est arrivŽ dans son rŽcit. Mais le moment prŽcis o• se joue
la sc•ne est autre que celui o• le train stationne ˆ Maineville. On a
donc ici un dŽplacement dans le temps, mais il nÕy a pas de dŽpla-
cement dans lÕespace, si lÕon admet que la gare et le palace de
Maineville constituent Ç une unitŽ de lieu È. Mais en rŽalitŽ, seuls
sont visibles du train les murs extŽrieurs et les fen•tres fermŽes de
la maison. Seul le Romancier passe-murailles est en mesure de
rapporter ce qui sÕest passŽ. Cet exemple est donc une illustration
imparfaite du cas que nous avons dŽfini thŽoriquement. 6
SÕil est difficile de trouver des cas dans lesquels lÕubiquitŽ
spatiale ou la libertŽ de mouvement sur la ligne du temps soit seule
en cause, en revanche, il y a ŽnormŽment de dŽveloppements o• le
Romancier recourt ˆ ces deux privil•ges en m•me temps. Ainsi au
cours dÕune conversation avec le HŽros, Charlus fait allusion aux
confŽrences de Brichot, que le baron va parfois Žcouter (III, 290-
291). Le Romancier trouve ici le point de dŽpart dÕun dŽveloppement :
il y Žvoque le jeu de sc•ne o• le professeur reconna”t son noble
auditeur et le recommande aux huissiers chargŽs de le placer. Le
lecteur, qui Žtait installŽ avec le Romancier chez les Verdurin, fait
ainsi un dŽplacement dans lÕespace et dans le temps. 7
Il arrivera souvent que cette parenth•se serve elle-m•me de cadre
ˆ une seconde. Dans lÕexemple citŽ plus haut, lÕŽpisode de la Sor-
bonne, insŽrŽ par le Romancier dans le rŽcit du Narrateur, sert de
prŽtexte ˆ une deuxi•me digression, o• lÕon voit Brichot suggŽrer ˆ
ses amis dÕenvoyer leur femme ou leur fille assister ˆ son cours pour
y voir Ç le baron de Charlus, prince dÕAgrigente, descendant des
CondŽ È (III, 292).
Parfois, le rŽcit ˆ la premi•re personne est coupŽ dÕun interm•de
Ç objectif È constituŽ par une grappe de dŽveloppements qui peut
prŽsenter une grande complexitŽ. Reportons-nous ˆ cette tranche du
rŽcit o• le HŽros rend visite ˆ sa voisine la duchesse afin dÕobtenir
des conseils sur la fa•on dÕhabiller Albertine. Au moment o• il
quitte la duchesse, il croise dans la cour Charlus et Morel qui vont

6 Nous laissons bien entendu de c™tŽ les cas, assez nombreux, o• le

Narrateur anticipe sur ce qui est encore lÕavenir du HŽros en puisant dans
ce qui est son passŽ ˆ lui, Narrateur. Il nÕest pas question dans de tels cas
dÕomniscience du Romancier.
7 LÕomniscience du Romancier ne sÕarr•te dÕailleurs pas lˆ : non seule-

ment il voyage, mais il est ˆ m•me de nous faire part des sentiments de
timiditŽ qui animent le professeur au moment de faire son entrŽe dans lÕamphi-
thŽ‰tre (II, 292).
Ñ 111 Ñ

prendre le thŽ chez Jupien ; il rentre chez lui et il retrouve la prison-


ni•re (III, 44-54). LÕapparition de Charlus et de Morel a lieu dans
le champ visuel du HŽros. Mais cet incident est dominŽ par une
conscience qui le replace dans un ensemble dont la connaissance
Žchappe au Protagoniste. Nous apprenons dÕabord que Charlus et
Morel font ˆ Jupien une visite quotidienne. Fid•le au procŽdŽ qui
consiste ˆ aborder les personnages par le versant de leurs habitudes,
Proust fait sur les relations entre Charlus, Morel et la ni•ce de Jupien
un exposŽ dont les donnŽes dŽpassent de loin celles de lÕincident. Ce
dŽveloppement en commande deux autres : le rŽcit de la col•re du
baron ˆ propos de lÕexpression Ç payer le thŽ È dont sÕest servi la
jeune fille, et le rŽcit des difficultŽs survenues entre Morel et Bloch
ˆ Balbec. Ces deux rŽcits ne constituent pas ˆ proprement parler des
digressions ; ils compl•tent le dŽveloppement sur les rapports entre
les membres du trio en nous permettant de mieux comprendre les
personnages. Mais le dŽveloppement sur la col•re de Charlus sert
ˆ son tour de cadre ˆ deux vŽritables digressions dont lÕune est
embo”tŽe dans lÕautre : il y a lÕanecdote de la lettre adressŽe au
baron par un chasseur, et le rŽcit de la visite ˆ Vaugoubert, dont les
mani•res affectŽes irritent Charlus.
Le schŽma suivant permettra de prendre une vue immŽdiate des
rapports que soutiennent entre eux ces ŽlŽments :
Ñ 112 Ñ

Deux de ces cinq dŽveloppements ne peuvent pas •tre rapportŽs ˆ


un point dŽterminŽ de lÕespace-temps ; les relations entre les trois
personnages principaux ne sont pas dŽfinis par un incident dŽter-
minŽ ; cÕest un conglomŽrat dÕhabitudes qui dŽfinit une situation. Il
en va de m•me des succ•s remportŽs par la jeune fille dans le monde.
LÕenvoi de la lettre par le chasseur, la confidence du baron ˆ Vau-
goubert, la col•re de Charlus et la rencontre de Morel et Bloch sont
au contraire des faits dont la position dans lÕespace-temps serait
dŽfinie par des coordonnŽes diffŽrentes de celles qui situeraient sur
une carte et un calendrier lÕincident initial qui motive la mention
de ces faits. Le souvenir partiel du je-tŽmoin, prisonnier de lÕespace
et du temps, est ŽclairŽ par le savoir total dÕun esprit qui con•oit
lÕorganisation topographique et chronologique de lÕhistoire. Le je qui
invente vient seconder le je qui se souvient.
En gŽnŽral, les dŽplacements du Romancier dans lÕespace restent
inaper•us. Seul un lecteur curieux des procŽdŽs narratifs en prend
conscience. Voici pourtant un cas o• le dŽplacement attire lÕattention
du lecteur : vers la fin du Temps retrouvŽ, nous pŽnŽtrons en compa-
gnie du HŽros chez la princesse de Guermantes. Et voilˆ que subi-
tement le Romancier, abandonnant le HŽros, enfile ses bottes de sept
lieues et nous transporte chez la Berma : Ç Pendant ce temps avait
lieu ˆ lÕautre bout de Paris un spectacle bien diffŽrent È (III, 995).
Ce procŽdŽ tranche par sa soudainetŽ sur ceux dont nous venons de
voir des exemples (notamment celui qui est extrait de Combray). Il
nous donne une idŽe de lÕampleur prise par le r™le du Romancier
balzacien au cours de lÕŽlaboration du Temps perdu. A lÕorigine, tout
en professant pour la ComŽdie Humaine lÕadmiration que lÕon sait,
Proust dŽnon•ait certains travers de Balzac. Sans sÕattaquer direc-
tement ˆ la question de lÕomniscience, Proust sÕamusait des Ç voici
pourquoi È, gr‰ce auxquels son grand devancier faisait sortir du
passŽ toute une tranche de vie destinŽe ˆ fournir lÕexplication dÕune
situation prŽsente. 8 Or, ˆ mesure que nous avan•ons dans la lecture
de La Recherche, nous constatons que ce procŽdŽ se retrouve de plus
en plus souvent sous la plume du Romancier. Ç Voici pourquoi È
nÕappara”t quÕune fois dans Un amour de Swann (I, 208), mais les
exemples de ce que lÕon appellerait volontiers Ç lÕomniscience Žhon-
tŽe È vont se multiplier dans les parties du roman qui font suite ˆ
Du C™tŽ de chez Swann. 9

8 Contre Sainte-Beuve, p. 210. Voir aussi le pastiche de Balzac, o•


cette
formule est judicieusement employŽe (Pastiches et MŽlanges, p. 16).
9 Le prŽsent travail Žtant dÕessence critique plut™t quÕhistorique,
nous
nÕavons pas lÕintention de traiter cette question avec lÕampleur quÕelle mŽri-
terait. Ce serait tout le probl•me de lÕinfluence de Balzac sur Proust quÕil
Ñ 113 Ñ

A quoi peut-on attribuer cette Žvolution ? D•s lors que Marcel


Proust sÕŽtait mis en demeure de prŽsenter ses personnages selon
deux optiques, celle du Protagoniste et celle du Romancier, il Žtait
Žvidemment obligŽ de donner en premier lieu la relation du Narrateur.
Une autre raison est la dŽcision de retarder lÕapparition de
lÕhomosexualitŽ dans le roman, ou Ñ plus exactement Ñ de rendre
progressive la rŽvŽlation des mÏurs sodomites et gomorrhŽennes. Or,
que le HŽros soit ou non tŽmoin des Žpisodes dÕamours anormales,
le Romancier est appelŽ ˆ jouer un r™le considŽrable dans la relation
de ces Žpisodes.
Telle Žtait dŽjˆ la situation en 1913. Mais lÕinterruption apportŽe
par la guerre ˆ la publication de lÕÏuvre a donnŽ ˆ Proust lÕocca-
sion de retravailler Ñ cÕest-ˆ-dire de grossir Ñ tout ce qui vient
apr•s Du C™tŽ de chez Swann, donc prŽcisŽment les parties o• le
Romancier Žtait appelŽ ˆ jouer un r™le de plus en plus important.
Les digressions du Romancier par rapport au rŽcit du Narrateur
seraient plus nombreuses encore si Proust nÕavait veillŽ ˆ concentrer
le dŽcor du roman dans un espace restreint au maximum. Proust
Žtait dŽsireux de mettre en sc•ne un tr•s grand nombre de person-
nages appartenant ˆ diffŽrentes classes sociales et vivant de longues
annŽes. Cet effet de foisonnement (qui est un des c™tŽs ComŽdie
Humaine de La Recherche) aurait pu •tre obtenu en condamnant
le HŽros ˆ des dŽplacements constants. Mais il aurait ŽtŽ invraisem-
blable de faire courir aux quatre coins de la France un personnage
incapable de supporter sans malaise le voyage de Paris ˆ Balbec.
Proust aurait pu dÕautre part fausser compagnie ˆ son Protagoniste
et faire intervenir ˆ tout bout de champ le Romancier omniscient.
CÕežt ŽtŽ rŽduire le r™le de la premi•re personne dans le roman.
CÕest peut-•tre pour rŽsoudre ce dilemme que Proust a en quelque
sorte rassemblŽ la sociŽtŽ fran•aise dans un nombre minimum de
villes.

faudrait Žtudier. Il faudrait dÕabord tenter dÕŽtablir une chronologie des


passages intŽressants.
Un autre dŽfaut balzacien dŽnoncŽ dÕabord puis imitŽ, est la confusion
entre les personnages fictifs et les personnages historiques. Dans Contre Sainte-
Beuve, nous voyons Proust regretter que La ComŽdie Humaine soit faite dÕune
Ç rŽalitŽ ˆ mi-hauteur, trop chimŽrique pour la vie, trop terre ˆ terre pour
la littŽrature È et citer ˆ lÕappui la phrase suivante : Ç Il avait le gŽnie des
Claude Bernard, des Bichat, des Desplein, des Bianchon È (pp. 202-203). Mais
dans La Recherche, Proust se complaira ˆ ce procŽdŽ ; il citera p•le-m•le
Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan et Jeanne Samary (I,
75), Cottard et Potain (I, 188), la marquise de SŽvignŽ et Madame de Beau-
sergent (I, 652), Bakst, Nijinski, Benoist, Strawinski, la princesse Yourbeletieff,
Diaghilew et Madame Verdurin (II, 743) ; les violonistes Thibaud et Morel
(III, 54), Elizabeth, future reine des Belges et Ç la patronne È (III, 247),
Brichot et Gaston Maspero (III, 328).
Ñ 114 Ñ

Il y a deux p™les, deux lieux essentiels, o• lÕon vit et regarde


vivre : Combray et Paris. A ces deux endroits viennent sÕajouter, au
bout des vecteurs de la nostalgie, Balbec et Venise enfin visitŽes.
Cette restriction dans les dŽcors entra”ne dÕassez invraisemblables
rencontres. Les Guermantes sont seigneurs de Combray et ainsi
voisins de campagne du je ; ils se trouvent Žgalement possŽder ˆ
Paris lÕimmeuble o• le je emmŽnagera. Saint-Loup est parisien ; il
est aussi casernŽ pr•s de la ville que le HŽros visite sur les conseils
de Swann. Dans le sillage du jeune Marsantes rŽappara”tra Charlus,
dŽjˆ prŽsent ˆ Combray et ˆ Paris. Madame de Villeparisis, amie
dÕenfance de la grand-m•re, sŽjourne en m•me temps que celle-ci
ˆ Balbec ; la voici ˆ Venise ˆ lÕŽpoque o• le HŽros et sa m•re entre-
prennent le voyage en Italie. A Venise aussi, nous nous heurtons ˆ
Madame Sazerat, vieille connaissance de Combray. Les Verdurin sont
de Paris et de Balbec ; comme AimŽ, ma”tre dÕh™tel dans la petite
ville c™ti•re et, plus tard, dans le restaurant parisien o• le HŽros
dŽjeune en compagnie de Robert et de Rachel. Legrandin, que le je
frŽquente ˆ Combray, se trouve avoir une sÏur, Mme de Cambremer,
ˆ Balbec. La princesse de Luxembourg est non loin de cette ville,
ce qui am•ne le prince de Guermantes ˆ faire une visite sur la c™te.
Le ch‰teau louŽ par le p•re Bloch est situŽ dans la m•me rŽgion.
Morel, fils du domestique du grand-oncle est lui aussi militaire ˆ
Donci•res. CÕest ˆ Balbec que la femme de chambre de la baronne
Putbus doit passer la saison avec sa ma”tresse ; cette circonstance
motivera le second sŽjour du HŽros dans cette ville. CÕest ˆ croire
que la rŽgion de Balbec soit la seule de France et de Navarre o•
nobles et bourgeois trouvent ˆ villŽgiaturer et ˆ faire leur service
militaire.
Dans chacun de ces lieux, Proust mŽnage des observatoires. A
Combray, cÕest la chambre de Mme Octave, dÕo• la malade surveille
la rue :

Elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour
se dŽsennuyer, ˆ la fa•on des princes persans, la chronique quoti-
dienne mais immŽmoriale de Combray.
I, 53

Ou bien cÕest le trottoir qui fournit un poste de surveillance :

Nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la


grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se
faisaient voir dÕeux.
I, 88
Ñ 115 Ñ

La digue de Balbec vient ˆ point pour les curieux qui souhaitent


voir dŽfiler les estivants : 10
CÕŽtait lÕheure o• dames et messieurs venaient tous les jours
faire leur tour de digue, exposŽs aux feux impitoyables du face-ˆ-
main que fixait sur euxÉ la femme du premier prŽsident, fi•rement
assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangŽe de
chaises redoutŽe, o• eux-m•mes tout ˆ lÕheure, dÕacteurs devenus
critiques, viendraient sÕinstaller pour juger ˆ leur tour ceux qui
dŽfileraient devant eux.
I, 788 11
A Paris, le Bois de Boulogne joue le m•me r™le que la digue de
Balbec. Proust nÕinvente rien. Le Baedeker de 1887 prŽcise quÕon va
au Bois pour voir et •tre vu, ce qui Žtait vrai de la digue de Balbec. 12
Ce m•me caract•re de rŽciprocitŽ du regard est notŽ aussi dans le
passage de Combray (I, 88) citŽ plus haut.
Paris poss•de aussi lÕOpŽra, o• Proust rŽunit sous le regard du
HŽros, la Berma, une actrice jalouse m•lŽe au public, Mme de
Cambremer et la haute sociŽtŽ gravitant autour de la princesse et de
la duchesse de Guermantes (II, 37-54).
Mais lÕobservatoire le plus ingŽnieusement et le plus artificielle-
ment con•u est sans conteste lÕh™tel o• se croisent et se devinent le
Protagoniste, Fran•oise, Jupien, le duc et la duchesse de Guermantes,
le baron de Charlus, le baron et la baronne de Norpois et un mŽnage
de cousins des Guermantes. CÕest ce dispositif scŽnique qui permet
au Protagoniste dÕassister ˆ la conjonction initiale entre Charlus et

10 On peut voir la terrasse de Cabourg, qui a servi de mod•le ˆ Proust,

sur une photo reproduite dans Le Point. Univers de Proust, p. 39, LV-LVI
(1959).
11 Proust exploite ici ˆ ses fins de romancier cette curiositŽ quÕa aussi

observŽe et dŽcrite Thomas Mann dans La Mort ˆ Venise : Ç [Rien nÕest plus
bizarre en effet] que les relations des gens qui se connaissent seulement des
yeux, qui m•me se croisent journellement ˆ toute heure, sÕobservent sans
mot dire et sans se saluer, contraints par les circonstances ou par leur propre
humeur ˆ maintenir lÕapparence quÕils sont Žtrangers et indiffŽrents lÕun ˆ
lÕautre. Il na”t entre eux une inquiŽtude et une curiositŽ surexcitŽe, lÕhystŽrie
dÕun refoulement contre nature, dÕun besoin insatisfait de faire connaissance
et dÕŽchanger des propos. È T. Mann, La Mort ˆ Venise, citŽ et traduit par
Edouard Gill, Ç Tadzio È, PrŽtexte, janvier-fŽvrier 1958, p. 11.
12 Ç Le bois est surtout animŽ ˆ partir de 3 h., et les allŽes les plus

frŽquentŽes sont celles qui m•nent de lÕavenue du Bois-de-Boulogne aux lacs.


Le beau, sinon toujours le grand monde, y vient alors faire son tour des lacs
avant le d”ner. Les voitures y sont quelquefois si nombreuses quÕelles sont
obligŽes de marcher ˆ la file et au pas, et cÕest lˆ que se rencontrent les plus
riches Žquipages et les toilettes les plus ŽlŽgantes. Le bois est pour bien des
gens un lieu de parade ; ils y vont pour voir et pour •tre vus. È K. Baedeker,
Paris et ses environs. Manuel du Voyageur (Leipzig : K. Baedeker ; Paris :
Ollendorff, 1887), pp. 143-144.
Ñ 116 Ñ

Jupien, plus tard aux visites que font Charlus et Morel au giletier
(III, 44), et enfin ˆ lÕŽclat de Ç nervositŽ mŽchante È auquel se livre
le violoniste contre sa fiancŽe (Ç grand pied de grue È, III, 164).
La concentration des personnages est grandement facilitŽe par
la frŽquence des rŽceptions dans La Recherche du Temps perdu.
Quand on pense ˆ ces rŽceptions, on songe aussit™t ˆ lÕimportance
quÕelles ont dž rev•tir aux yeux de lÕhomme Proust. Il faudrait
toutefois se garder dÕexagŽrer dans ce sens. Il nÕest pas douteux
que les souvenirs de Proust en ce domaine expliquent dans une
certaine mesure la place prise par ces mondanitŽs dans la vie du je.
Mais ce sont surtout des raisons dÕordre esthŽtique qui ont jouŽ.
Les rŽceptions permettent de rassembler dans un espace restreint un
tr•s grand nombre de personnages. 13 Il suffit au Protagoniste de
quelques visites pour assister aux avanies que M. Verdurin fait subir
ˆ Saniette, •tre tŽmoin des manÏuvres destinŽes ˆ sŽparer Charlus
de Morel, voir le grand-duc Wladimir Žclater de rire devant Mme
dÕArpajon aspergŽe par le jet dÕeau, admirer lÕaisance avec laquelle
la princesse de Guermantes passe dÕun cercle dÕinvitŽs ˆ lÕautre en
faisant pivoter sa chaise, ou sÕŽtonner de la nullitŽ des conversations
tenues dans un salon cŽl•bre. On dirait que le HŽros a ŽtŽ conviŽ
dans lÕintention expresse de devenir le tŽmoin des contemporains dont
le Narrateur aura ˆ rendre compte devant la postŽritŽ.
Les six grandes rŽceptions auxquelles le je est invitŽ sont la
matinŽe chez Mme de Villeparisis (II, 183-284), le d”ner chez le
duc et la duchesse de Guermantes (II, 416-547), la soirŽe chez la
princesse de Guermantes (II, 633-717), la soirŽe ˆ la Raspeli•re chez
les Verdurin (II, 880-974), la rŽception chez les Verdurin ˆ Paris
(III, 193-327) et la matinŽe chez la princesse de Guermantes (ancien-
nement Mme Verdurin) (III, 920-1048). 14

13 Bien entendu, ce nÕest pas la seule fonction de ces rŽceptions : Ç Le

monde humain intŽgrŽ ˆ la durŽe de lÕauteur au point de sÕen trouver disloquŽ,


perdrait ses formes et ses contours tout en demeurant prisonnier de lÕimpres-
sion, si on ne lui assurait ˆ certains tournants de lÕÏuvre des lieux de rassem-
blement en lui confŽrant pour quelque temps une immobilitŽ relative. Les
rŽceptions de Proust ne sont pas seulement des planches anatomiques mou-
vantes, ou encore des sc•nes amŽnagŽes pour lÕinstinct thŽ‰tral du lecteur ;
ses Ç rŽunions È sont vŽritablement des rŽunions dans lÕespace des person-
nages qui marquent une certaine Žpaisseur de durŽe, un moment, une coupe
du temps. È Ainsi sÕexprime Ramon Fernandez dans Ç La vie sociale dans
lÕÏuvre de Marcel Proust È, in Charles Daudet, RŽpertoire des personnages
de Ç A la Recherche du temps perdu È. Les Cahiers Marcel Proust. [Tome]
II (Paris : Gallimard, [1927]), pp. XXI et XXII.
14 La soirŽe chez la marquise de Saint-Euverte et les rŽceptions du clan

Verdurin dans Un Amour de Swann nÕentrent Žvidemment pas en ligne de


compte, puisquÕelles ont lieu avant la naissance du je.
Ñ 117 Ñ

Un autre moyen de concentration est fourni par les itinŽraires.


Les promenades du c™tŽ de chez Swann et du c™tŽ de Guermantes
suffisent pour mettre le Protagoniste en contact avec Gilberte et
Charlus, Vinteuil et sa fille.
LÕitinŽraire du Ç tortillard È, moins chargŽ de pouvoir poŽtique
que les promenades, joue un r™le Žgalement intŽressant dans la
technique narrative. Le train am•ne chez la patronne tous les invitŽs
des Verdurin, car Ç il Žtait sans exemple quÕun des fid•les, ˆ moins
dÕexciter les plus graves soup•ons de bamboche, ou m•me ne pas
•tre venu Ôpar le trainÕ, nÕait pas retrouvŽ les autres en cours de
route È (II, 867). Une inconnue partage le compartiment occupŽ par
le HŽros ; elle a tout lÕair dÕune maquerelle, encore quÕelle lise La
Revue des Deux Mondes ; elle se rŽvŽlera •tre la princesse Sherbatoff
(II, 858). Le HŽros est ainsi mis en contact avec les fid•les avant
m•me le dŽbut de la soirŽe ˆ la Raspeli•re. Ceci fournit au Narrateur
le prŽtexte qui lui permet dÕanticiper sur le rŽcit de cette soirŽe.
DÕautre part, le procŽdŽ du Ç tortillard È fait entrer en sc•ne des
personnages Žtrangers au petit clan : Mme de Villeparisis monte
un jour dans le m•me compartiment que le Protagoniste (II, 1045) ;
ˆ Grattevast, cÕest Pierre de Verjus, comte de CrŽcy (II, 1082) ;
enfin les Cambremer, malgrŽ leur brouille avec la patronne, ne sont
pas mal avec les fid•les et montent volontiers dans le wagon o•
ceux-ci ont pris place (II, 1095).
Le long du trajet, il y a les gares. Ç Lieux merveilleux et tragi-
ques È (I, 645), ce sont aussi, prosa•quement, des endroits o• il est
commode de se rencontrer : Ç un cadre de vie mondaine comme un
autre, en somme, que ces arr•ts du petit chemin de fer È (II, 1110-
1111). Il y a les rencontres fortuites : Monsieur Nissim Bernard,
lÕÏil pochŽ, attend le tram ˆ Balbec (II, 855) ; en gare de Donci•res,
Charlus attend le train pour Paris ; Morel est lˆ aussi. Il y a les
visites que le je re•oit aux Žtapes : ˆ Hermenonville, voici M. de
Chevregny ; ˆ Donci•res, cÕest Saint-Loup ou un de ses charmants
amis envoyŽ par lui pour transmettre une invitation du capitaine
de Borodino, du mess des officiers au Coq Hardi, ou des sous-
officiers au Faisan dorŽ ; ˆ la m•me station, voici Bloch et son
p•re (II, 1100-1101) ; ˆ Saint-Vast ou ˆ Harambouville, voici M. de
Cambremer, qui veut enlever le HŽros aux Verdurin ; ˆ Incarville,
cÕest le marquis de Montpeyroux, ou bien M. de CrŽcy, sollicitant
une invitation (II, 1109).
Outre le procŽdŽ qui consiste ˆ rŽunir en un m•me endroit un
grand nombre de personnages, il y a une autre raison pour laquelle
les dŽplacements sont rarement nŽcessaires dans La Recherche du
Ñ 118 Ñ

Temps perdu, ou du moins pourquoi ils sont peu apparents : cÕest


la conception proustienne dÕun romanesque fondŽ sur les •tres et non
sur les ŽvŽnements. Dans le roman traditionnel, le lecteur Žtait conviŽ
ˆ suivre une intrigue, ˆ sÕintŽresser ˆ une action dont les personnages
Žtaient les agents responsables ou les victimes. La substance du
roman proustien est fournie par des Ç natures È, vues tant™t comme
figŽes, tant™t en Žvolution. Nous touchons lˆ ˆ une caractŽristique
commune au roman de Marcel Proust et ˆ bien des Ïuvres du XXe
si•cle, qui a ŽtŽ mise en lumi•re par Ortega y Gasset. 15 Que fait
tel personnage ? Que lui arrive-t-il ? AppliquŽes ˆ La Recherche du
Temps perdu, comme aux romans de Joyce, de Virginia Woolf, de
Thomas Mann, ces questions nÕont gu•re de sens. Leurs personnages
donnent rarement le spectacle dÕun vŽritable acte ; m•me les coups
du destin semblent vouloir les Žpargner. Proust rŽussit ˆ nous intŽ-
resser ˆ Oriane de Guermantes, ˆ Fran•oise, ˆ la tante LŽonie, ˆ
Legrandin sans leur faire jouer un r™le actif, ni les rendre victimes
dÕune tragŽdie. Il arrive par exception quÕun personnage fasse
quelque chose : le HŽros se jette sur le chapeau du baron pour le
piŽtiner, Saint-Loup administre une gifle au journaliste. Le seul
effet de ces Žpisodes est de faire ressortir par contraste lÕabsence
dÕŽvŽnements dans le roman. Le peu qui sÕy passe est en gŽnŽral
communiquŽ apr•s coup, alors que lÕacte est figŽ comme situation :
le dŽmŽnagement de la famille est Ç chose faite È quand sÕouvre le
rŽcit de Guermantes ; Swann et Saint-Loup sont dŽjˆ morts depuis
un certain temps quand nous apprenons leur dŽc•s ; Albertine est
faite prisonni•re dans un temps mort du rŽcit. Les personnages
proustiens sont dŽfinis par leurs habitudes, par le Ç traintrain È de
leur vie quotidienne, plut™t que par tel acte exceptionnel quÕil leur
arrive de poser ou tel incident auquel ils se trouvent m•lŽs.
Or les habitudes, ˆ la diffŽrence des incidents, ne peuvent pas
•tre rapportŽs ˆ un point prŽcis de lÕespace-temps. La nature dÕun
personnage est partout o• ce personnage se trouve. Il suffit quÕil
se tienne devant nous pour que transparaissent les constantes de

15 Ç La esencia de lo novelesco Ñ adviŽrtase que me refiero tan s—lo a

la novela moderna Ñ no est‡ en lo que pasa, sino precisamente en lo que no


es Ôpasar algoÕ, en el puro vivir, en el ser y el estar de los personajes, sobre
todo en su conjunto o ambiente. Una prueba indirecta de ello puede encon-
trarse en el hecho de que no solemos recordar de las mejores novelas los
sucesos, las peripecias por que han pasado sus figuras, sino s—lo a Žstas, y
citarnos el titulo de ciertos libros, equivale a nombrarnos una ciudad donde
hemos vivido algœn tiempo ; al punto rememoramos un clima, un olor peculiar
de la urbe, un tono general de las gentes y un ritmo t’pico de existencia. È
Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote e Ideas sobre la novela (Madrid :
Revista de Occidente, [1958], Quinta Edici—n en castellano, p. 174, dans la
section intitulŽe Ç La Novela como Ôvida provincianaÕ È.
Ñ 119 Ñ

son caract•re. Le Romancier nÕest pas obligŽ de faire un vŽritable


dŽplacement pour nous rendre tŽmoins de tel comportement habituel.
Ainsi dans la sc•ne de la rencontre entre Charlus et Jupien, le Roman-
cier qui pr•te peu dÕattention au giletier conna”t au moins une chose
sur Jupien : son gožt permanent pour les vieux messieurs (II, 607).
A la rŽception chez la princesse de Guermantes au dŽbut de Sodome
et Gomorrhe, le Romancier peut nous renseigner sur la nature intime
de M. de Vaugoubert, qui se tient devant nous, sans que le lecteur
devienne conscient dÕavoir quittŽ le lieu de la rŽception : le diplomate
veut sembler ravi de lÕexistence ; il est intŽrieurement dŽ•u ; il vou-
drait •tre jeune et viril ; il nÕose plus se regarder dans la glace ;
ses ambitions lui ont fait renoncer ˆ la satisfaction dÕinstincts peu
avouables :
Ayant passŽ dÕune dŽbauche presque infantile ˆ la continence
absolue, datant du jour o• il avait pensŽ au Quai dÕOrsay et voulu
faire une grande carri•re, il avait lÕair dÕune b•te en cage, jetant
dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, lÕappŽtence
et la stupiditŽ. La sienne Žtait telle quÕil ne rŽflŽchissait pas que
les voyous de son adolescence nÕŽtaient plus des gamins et que,
quand un marchand de journaux lui criait en plein nez : La Presse !
plus encore que de dŽsir, il frŽmissait dÕŽpouvante, se croyant
reconnu et dŽpistŽ.
II, 643

Sur ce point, La Recherche du Temps perdu diff•re profondŽ-


ment de La ComŽdie humaine. Balzac est guidŽ avant tout par le
souci de tenir son lecteur en haleine ; dans cette intention, il inter-
rompt le rŽcit de lÕaction en un point donnŽ et il se transporte ailleurs.
On verra un exemple de ce procŽdŽ dans les pages consacrŽes ˆ
Camusot dans Splendeurs et mis•res des courtisanes. 16 Par ailleurs,
Balzac tient ˆ la cohŽrence immŽdiate de son rŽcit, ce qui lÕoblige
souvent ˆ suspendre la narration pour introduire toute une tranche
de passŽ destinŽe ˆ faire comprendre tel geste, telle situation, tel
silence. Ainsi le dŽpit de Monsieur de Chessel fait lÕobjet dÕune
explication en cinq pages. 17 Comment, devant de tels dŽcoupages,
oublier quÕon lit le rŽcit dÕun narrateur idŽal qui, dÕune hauteur
panoramique, domine le spectacle Žtendu de sa fiction ? Chez Proust,
les mouvements ne sont jamais aussi Žvidents ; le lecteur est laissŽ

16 La ComŽdie humaine (Paris : Gallimard, Collection de la PlŽiade, [1935-

1937]), V, pp. 938-963. On sait que Sainte-Beuve a reprochŽ ˆ Balzac la


dispersion de sa narration dans lÕespace. Le critique y voyait un procŽdŽ
destinŽ ˆ attirer des lecteurs de toutes les provinces.
17 Le Lys dans la vallŽe, ComŽdie humaine, VIII, 803-813.
Ñ 120 Ñ

dans lÕignorance ou lÕincomprŽhension, du moins provisoires ; le


roman est fait pour •tre relu, la cohŽrence Žtant a posteriori. 18 De
plus, dans La Recherche, on est toujours ramenŽ ˆ ce je du Prota-
goniste qui est ˆ la fois un cadre et un centre.

La Transparence des Personnages.

Non seulement le Romancier est omniprŽsent dans le temps et


dans lÕespace ; cÕest aussi une esp•ce de voyant qui pŽn•tre dans
lÕesprit de ses personnages, y lit les intentions les moins avouŽes,
parfois m•me celles dont les intŽressŽs nÕont pas conscience.
Ainsi dans La Prisonni•re, nous assistons ˆ la mort de Bergotte.
Le HŽros nÕest pas aux c™tŽs du grand homme quand il visite lÕexpo-
sition hollandaise. Le Narrateur tient-il ce rŽcit dÕun tŽmoin ? La
chose est possible. Mais m•me si cette relation est celle dÕun tŽmoin
oculaire, il est incontestable que celui-ci serait impuissant ˆ nous
dire les impressions ŽprouvŽes par lÕŽcrivain au moment o• il va
sÕeffondrer :
Il se rŽpŽtait : Ç Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit
pan de mur jaune. È Cependant il sÕabattit sur un canapŽ circu-
laire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie Žtait en jeu
et, revenant ˆ lÕoptimisme, se dit : Ç CÕest une simple indigestion
que mÕont donnŽe ces pommes de terre pas assez cuites, ce nÕest
rien. È
III, 187

Dans Sodome et Gomorrhe, les rŽactions de certains personnages


en visite chez Mme Verdurin sont rapportŽes par une sorte de pur
esprit : Madame Verdurin redoute en secret de voir l‰cher dÕŽventuels
visiteurs (II, 932) ; Saniette, en butte ˆ lÕhostilitŽ de la patronne, est
plein de gratitude pour M. Verdurin qui vient de prononcer une
phrase Ç o• on ne pouvait trouver trace de mŽchancetŽ È (II, 934) ;
Brichot rougit jusquÕaux deux oreilles : il sÕimagine avoir offensŽ par
inadvertance le philosophe norvŽgien ; or, si celui-ci a un air mal-
heureux, cÕest quÕil cherche ˆ identifier Ç quel vŽgŽtal pouvait •tre

18 Sur cette double lecture, voir Jauss, Zeit und ErinnerungÉ, p. 41, et

pp. 193-194. Thomas Mann aussi demande ˆ son lecteur de lire deux fois
La Montagne magique. Voir son Ç EinfŸhrung in den Zauberberg fŸr Studenten
der UniversitŠt Princeton È reproduite comme prŽface au Zauberberg (S.
Fischer Verlag, 1950). Le passage se rapportant ˆ cette double lecture se
trouve p. XIV.
Ñ 121 Ñ

le buis que Brichot avait citŽ tout ˆ lÕheure ˆ propos de Bussi•re È


(II, 935) ; plus loin, nous apprenons que Saniette cherche ˆ placer
un trait dÕesprit Ç qui pžt le relever de son effondrement de tout ˆ
lÕheure È (II, 937). 19 Et pourtant dÕautres ŽlŽments sont vus dans la
restriction de perspective qui renvoie au tŽmoin effectif :
Ç Ne vous montez pas le bourrichon, cÕest une bien pauvre cou-
ronne È, rŽpondit Ski ˆ mi-voix, et il ajouta quelque chose de
confus avec un verbe, o• je distinguai seulement les derni•res
syllabes Ç arder È, occupŽ que jÕŽtais dÕŽcouter ce que Brichot
disait ˆ M. de Charlus.
II, 932-933

Dans la sc•ne de la rencontre entre Charlus et Morel, le baron


est dÕabord vu de lÕextŽrieur par le HŽros :
A ce moment, É je vis passer lentement, suivi ˆ quelque distance
dÕun employŽ qui portait ses valises, M. de Charlus. ÉLa cruautŽ
du grand jour dŽcomposaitÉ tout ce qui aux lumi•res ežt semblŽ
lÕanimation du teint chez un •tre encore jeune.
II, 860-861

Le je est stupŽfait que Charlus ne dise m•me pas bonjour ˆ celui


quÕil prŽtend •tre un ami ; il sÕŽtonne que le voyageur, sur le point de
partir pour Paris, demande ˆ entendre de la musique (II, 862). Le je
essaye de comprendre et son effort trouve enfin sa rŽcompense :
Ç Tout dÕun coup jÕeus un Žclair et compris que jÕavais ŽtŽ bien na•f.
M. de Charlus ne connaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel
M. de CharlusÉ È (II, 862). JusquÕici, le lecteur a participŽ ˆ lÕaction
gr‰ce au tŽmoignage du je qui a vŽcu lÕŽvŽnement sur le quai de la
gare. LÕexplication qui est fournie du comportement de Charlus reste
tributaire des perceptions et de lÕintelligence du Protagoniste. Mais
ce je est bient™t relayŽ par un narrateur impersonnel installŽ dans un
observatoire mythique, dÕo• lÕendroit et lÕenvers du dŽcor sont Žgale-
ment visibles : le lecteur sait maintenant que M. de Charlus trouve
quelque douceur ˆ demander ˆ Morel son appui et quÕil admire Ç le
geste autoritaire et viril È du violoniste (II, 863).
Il y a lieu de remarquer que la transparence des personnages
nÕentra”ne pas lÕobjectivitŽ du rŽcit. Pour •tre faite par une autre

19 Pour dÕautres exemples, voir les propos ŽchangŽs entre Charlus et son

fr•re, avec lÕallusion involontaire ˆ Mme de Surgis et aux mÏurs du baron


(II, 717-719), la conversation de Mme de Mortemart avec Charlus et les
craintes de Mme de Valcourt, qui devine quÕon prŽpare une soirŽe ˆ laquelle
elle ne sera pas invitŽe (III, 269-271) et, dans Le Temps retrouvŽ, la rŽaction
de Bloch pressŽ de fŽliciter Rachel (III, 1001).
Ñ 122 Ñ

personne que le je, la relation des incidents nÕest pas impartiale. Le


Romancier nÕest pas un photographe dont Ç lÕobjectif È enregistre
passivement tout ce qui se trouve dans son champ de vision. Quand,
dans le dernier exemple, il note : Ç ÔVoilˆ quelquÕun par qui jÕaime-
rais •tre accompagnŽ dans mes voyages et aidŽ dans mes affaires.
Comme il simplifierait ma vie !Õ se dit M. de Charlus È (II, 863-864),
ce nÕest pas sans intention ironique, car les Morel, les Odette de
CrŽcy, les Albertine ne simplifient pas la vie de leur amant. De plus,
il faut compter avec la subjectivitŽ du personnage promu au rang de
tŽmoin. Quand Proust Žcrivait : Ç Je vis passerÉ M. de Charlus È,
il assignait lÕorigine du regard au je. Avec une formule telle que :
Ç M. de Charlus vit avec ravissementÉ È cÕest le baron qui devient
lÕorigine du regard. Du rŽcit qui baignait dans la subjectivitŽ du je,
le lecteur est passŽ ˆ un rŽcit Žgalement subjectif, dont lÕŽclairage
tendancieux est fourni en partie par une Ç troisi•me personne È. Pour
le HŽros, Morel Žtait un militaire inconnu, ensuite un musicien, ˆ en
juger dÕapr•s les lyres brodŽes sur son col, enfin le fils du domes-
tique de lÕoncle Adolphe. Vu par Charlus, ce m•me musicien inconnu
devient Ç un adolescent encore imberbe È ; il a Ç lÕair dÕun jeune
David capable dÕassumer un combat contre Goliath È. Proust aurait
pu choisir Morel comme tŽmoin. Nous aurions connu les sentiments
ŽprouvŽs par le violoniste au moment o• il va •tre Ç levŽ È. Morel
se trouvant derri•re la camŽra, le geste qui para”t Ç autoritaire et
viril È ˆ Charlus nÕaurait pas ŽtŽ filmŽ. CÕest la personne physique
du baron qui aurait ŽtŽ dŽcrite. Notre perception aurait ŽtŽ affectŽe
dÕun coefficient personnel dŽfini par lÕattitude affective du violoniste.
En dÕautres termes, Morel aurait ŽtŽ prŽsent plut™t comme conscience
que comme acteur. 20
Que le Romancier prenne ainsi parti, il ne faut pas sÕen Žtonner.
En dŽpit de ce que nous avons dit sur le caract•re Ç abstrait È de la
personne du Romancier, il est Žvident que celui-ci doit beaucoup ˆ
lÕhomme Proust. LÕomniscience Ç divine È du Romancier appara”t
souvent comme une forme de la perspicacitŽ Ç diabolique È du Pro-
tagoniste, et en ceci, le Protagoniste est bien semblable ˆ son crŽa-
teur. Les tŽmoignages abondent sur le don de divination quÕavait

20 La subjectivitŽ dÕautrui dans La Recherche pourrait faire lÕobjet de toute

une Žtude. Quel est le personnage choisi comme origine du regard ? Pour
quelles raisons est-il choisi ? Quelles sont les consŽquences de ce choix pour
le ton du rŽcit ? Voilˆ des questions quÕil faudrait se poser. En r•gle gŽnŽrale,
chez Proust, la sc•ne de conqu•te amoureuse est vue par les yeux du
sŽducteur, sauf, bien entendu, quand lÕobjet du dŽsir se trouve •tre le je.
LÕintŽr•t de Charlus pour le HŽros est vu ˆ travers lÕŽtonnement, la crainte
et lÕincomprŽhension du jeune homme.
Ñ 123 Ñ

Proust. Voici, fondŽ sur des tŽmoignages de contemporains, le por-


trait quÕAndrŽ Maurois trace de lÕhomme :
Ç Marcel Proust, cÕest le Diable È, avait dit un jour Alphonse
Daudet, ˆ cause de sa pŽnŽtration inquiŽtante et surhumaine des
mobiles des autres. É On lÕavait quittŽ ˆ deux heures du matin et,
au rŽveil, on trouvait sur le plateau du dŽjeuner une Žpaisse enve-
loppe, apportŽe par sa concierge, et une lettre o• il analysait avec
une impitoyable luciditŽ ce quÕon avait dit et ce quÕon avait tu. Sa
vie de malade, ses Ç interminables nuits dÕinsomnie È favorisaient
le travail de lÕimagination sur les mobiles de ses propres actes,
sur ceux de ses proches, de ses amis, et engendraient chez lui ce
gŽnie du soup•on signalŽ par tous ses familliers. 21
Sur ce point, les confidences de Reynaldo Hahn, peu connues,
mŽritent dÕ•tre rappelŽes :
Ceux qui nÕont pas connu Proust sourient lorsque lÕon parle ˆ
son propos de seconde vue, de sorcellerie, et nous disent que Ç ce
nÕest pas sŽrieux È. Mais ce voyant donnait sans cesse des preuves
dÕune facultŽ divinatoire dŽpassant singuli•rement le sens commun.
DÕun monsieur vu de dos, et aper•u pour la premi•re fois, il dŽclara
un jour : Ç CÕest un ingrat. È Et cÕŽtait vrai ! EnfermŽ dans sa
chambre de malade, il me dit un soir dÕaller fermer la porte coch•re
de lÕimmeuble, quÕil sentait entrouverte. Et cÕŽtait vraiÉ 22

Les Alibis du Romancier.

Les portions du rŽcit dans lesquelles lÕhorizon du Protagoniste


est dŽbordŽ par le Romancier ne sont jamais autonomes : ce sont
des parenth•ses dans le rŽcit du Narrateur. CÕest en somme lÕinverse
de ce qui se passe dans bien des romans, en particulier chez Stendhal,
o• le rŽcit Ç total È sert de cadre ˆ des rŽcits inscrits dans le registre

21 AndrŽ Maurois, A la Recherche de Marcel Proust (Paris : Hachette,

[1949]), pp. 86 et 87.


22 Robert de Saint-Jean, Ç Confidences de Reynaldo Hahn È, Le
Figaro littŽraire, 14 novembre 1959, p. 6. Reynaldo Hahn prŽtend m•me que
Proust, qui ignorait lÕanglais, sÕest laissŽ en partie guider par son intuition
pour traduire Ruskin. Citons encore une anecdote, rapportŽe sans indication
de source par J. Boulanger, Ç Un cas dÕinversion coupable È, LÕUnion mŽdicale
du Canada, avril 1951, p. 487 : Ç CÕest plut™t ˆ vous de me dire la bonne
aventure È aurait rŽpondu ˆ Proust une chiromancienne consultŽe par lui.
M•me si elle est apocryphe, lÕanecdote confirme la rŽputation dont Proust
jouissait. Sur le regard diabolique de Marcel Proust, voir aussi J. E. Blanche,
Paul Morand et Henri Bardac dans Hommage ˆ Marcel Proust, pp. 53, 82, 91,
92 et 93.
Ñ 124 Ñ

de la premi•re personne. On con•oit que ceci soul•ve un probl•me


thŽorique : dÕune part la vision hors de perspective prŽsuppose la
vision partielle ; dÕautre part, elle transcende cette vision partielle :
elle nÕest pas induite de celle-ci comme une loi gŽnŽrale ˆ partir de
cas particuliers. Le Romancier ignore un Narrateur auquel il reste
subordonnŽ.
Marcel Proust a-t-il pris conscience de cette contradiction ? Quel-
ques remarques dans Combray permettraient peut-•tre de rŽpondre
par lÕaffirmative. Avant m•me dÕentamer lÕŽpisode du coucher quoti-
dien, Proust se croit obligŽ de faire prŽciser au Narrateur la source
de ses connaissances :
Je passais la plus grande partie de la nuit ˆ me rappeler notre
vie dÕautrefois ˆ Combray chez ma grandÕtante, ˆ Venise, ailleurs
encore, ˆ me rappeler les lieux, les personnes que jÕy avais connues,
ce que jÕavais vu dÕelles, ce quÕon mÕen avait racontŽ.
I, 9

Et au moment dÕentreprendre le rŽcit de lÕamour de Swann pour


Odette, le Romancier, dŽguisŽ en Narrateur, prend la prŽcaution de
dire quÕil va raconter ce quÕil a appris :
CÕest ainsi que je restais souventÉ ˆ songerÉ ˆ ce queÉ jÕavais
appris au sujet dÕun amour que Swann avait eu avant ma naissance,
avec cette prŽcision dans les dŽtails plus facile ˆ obtenir quelquefois
pour la vie de personnes mortes il y a des si•cles que pour celle de
nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impos-
sible de causer dÕune ville ˆ une autre Ñ tant quÕon ignore le biais
par lequel cette impossibilitŽ a ŽtŽ tournŽe.
I, 186

LÕexpression Ç on mÕa racontŽ È ou une formule Žquivalente


reviendra de nombreuses fois au cours de La Recherche du Temps
perdu. 23
La Ç prŽface È ˆ Un Amour de Swann remplit une fonction ana-
logue ˆ celle qui est dŽvolue aux introductions dans lesquelles les
romanciers ont accoutumŽ de dŽlŽguer ˆ un inconnu la responsabilitŽ
du rŽcit : confidence faite par un tiers, manuscrit oubliŽ dans une
chambre dÕh™tel. Proust se met toutefois en frais dÕimagination pour
inventer une formule nouvelle de prŽsentation. Ceci suffirait dŽjˆ ˆ
indiquer que le Romancier nÕa pas la conscience tranquille. On dirait
quÕil veut prŽvenir des questions embarrassantes. Malheureusement,

23 I, 193 ; II, 475, 1009, 1082, 1200 (note 1 se rapportant ˆ la page 943) ;

III, 198-199, 201, 203, 788, 864, 985.


Ñ 125 Ñ

lÕexplication fournie est mal faite pour endormir notre mŽfiance.


CÕest un peu comme si lÕauteur nous disait : Ç Je ne veux pas vous
en faire accroire ; nos anc•tres trouvaient des manuscrits, cÕŽtait par
trop facile. Moi, jÕai dž me faire raconter cette histoire par plusieurs
tŽmoins. È Tant de modestie risque dÕ•tre suspecte. LÕauteur sÕen
rend compte. Comme Odette et Albertine soumises ˆ lÕinterrogatoire
de lÕamant, Proust ajoute une explication qui est censŽe renforcer la
premi•re et qui, en fait, la contredit : elle fait appel au fantastique,
alors que la tactique adoptŽe dÕabord Žtait celle de la simplicitŽ. On
nous demande de croire ˆ une invention qui serait au temps ce que
le tŽlŽphone est ˆ lÕespace. Proust sait que lÕ•re du soup•on dans
le domaine du roman co•ncide avec lÕ•re de la crŽdulitŽ dans le
domaine de la technologie. Ne vient-on pas de faire les premiers
essais de navigation aŽrienne ? DÕinventer lÕŽclairage Žlectrique ?
Tout le crŽdit que le lecteur de 1913 accorde dŽjˆ au gŽnie inventif
des techniciens, Proust veut le mobiliser au profit des littŽrateurs.
Nous entrons dans le domaine de la science-fiction. Malheureusement,
cÕest une traite sur un inconnu que lÕauteur nous demande dÕaccepter :
il Žtait en effet inconcevable quÕon se parle dÕune ville ˆ lÕautre avant
lÕinvention du tŽlŽphone, mais on a inventŽ le tŽlŽphone ; tandis que
Proust se garde bien de prŽciser quel est ce Ç biais È gr‰ce auquel il
sait sur Swann, et sur tant dÕautres personnages, ce que les intŽressŽs
eux-m•mes ignoreront souvent.
Pour rŽsoudre le probl•me, il a en somme manquŽ ˆ Proust une
solution aussi originale que celle apportŽe par la mŽmoire involontaire
au dilemne suscitŽ par lÕambition dÕŽcrire un roman ˆ tendances mys-
tiques. LÕextase mnŽsique fera pŽnŽtrer le je dans un domaine o•
lÕaventure spirituelle nÕexclut pas les plus humbles souvenirs, o•
lÕŽternitŽ se concilie avec la temporalitŽ, o• le salut personnel ne
sŽpare pas le je des autres. Marcel Proust rŽclame ainsi pour le
romancier le droit de faire appel ˆ lÕinspiration, ˆ lÕŽpoque m•me
o• Paul ValŽry fait la part la plus modeste ˆ ce qui, dans la poŽsie,
nÕest pas Ç poiein È. Il y a lˆ de sa part une vŽritable innovation
dans lÕhistoire du roman. Mais la voyance, cÕest-ˆ-dire le don de voir
et de savoir des choses dont personne nÕa ŽtŽ le tŽmoin, le Romancier
ne la poss•de que gr‰ce ˆ la convention accordŽe depuis toujours ˆ
lÕhomme qui raconte.
LÕauteur a-t-il vraiment cherchŽ une rŽponse ˆ cette question et
lÕallusion au Ç biais È masque-t-elle un Žchec ? Nous inclinerions
plut™t ˆ croire que Proust, peu portŽ aux rŽflexions sur les probl•mes
techniques de son art, est restŽ indiffŽrent ˆ cette question, qui est
dÕailleurs insoluble.
Ñ 126 Ñ

Mais, quÕon le veuille ou non, cette question de technique implique


une prise de position philosophique. Dominer lÕespace comme le
gŽnŽral domine la carte dÕŽtat-major, disposer les dŽcors du roman
comme ces maquettes reprŽsentant des maisons, des pavillons, des
immeubles dont on peut soulever les toits ou supprimer les murs,
nÕest-ce pas nier toute difficultŽ ŽpistŽmologique ? Or, lÕŽpistŽmo-
logie du philosophe Marcel Proust, aucun doute nÕest possible sur
ce point, sÕinscrit en faux contre la conception dÕun univers connais-
sable dans sa totalitŽ. Aussi la pratique du Romancier para”t-elle se
ressentir dÕune certaine g•ne. Le Romancier est souvent mis ˆ contri-
bution ; ses interventions se font m•me de plus en plus frŽquentes.
Et pourtant, il ne semble pas user de ses privil•ges avec le naturel
quÕon attendrait de lui. Son omniscience est rarement totale. Le
Protagoniste nÕest jamais vraiment ŽvincŽ. M•me dans les Žpisodes
traitŽs dans la plus vive lumi•re, nous voyons rŽappara”tre de temps
ˆ autre un je rŽduit ˆ ses perceptions et ˆ ses conjectures. Le myst•re
se reforme aussit™t dissipŽ.
Ainsi, dans Un Amour de Swann, nous voyons le Romancier
suivre son personnage jusquÕˆ lÕintŽrieur de lÕh™tel. Apr•s avoir fait
refermer la porte coch•re, lÕamant dÕOdette sÕŽcrie : Ç Je crois que
jÕai trouvŽ le moyen de me faire inviter demain au d”ner de Chatou È.
Proust ajoute aussit™t : Ç Mais le moyen devait •tre mauvais, car
Swann ne fut pas invitŽ È (I, 288-289). Le lecteur ne saura jamais ˆ
quel stratag•me le personnage sÕest livrŽ : ici, le Romancier nÕest au
fond quÕun Narrateur rŽduit ˆ Žtudier des documents, peser des
tŽmoignages et combler les lacunes par des suppositions.
Dans La Prisonni•re, le HŽros assiste ˆ la sc•ne o• Jupien
insulte sa fiancŽe. Le Protagoniste ignore certains dŽtails nŽcessaires
ˆ lÕintelligence de cette sc•ne :

Je comprenais, dÕailleurs, tr•s mal ce qui sÕŽtait passŽ, et cÕest


dÕautant plus naturel que M. de Charlus lui-m•me ignorait enti•-
rement que depuis quelques jours, et particuli•rement ce jour-lˆ,
m•me avant le honteux Žpisode qui ne se rapportait pas directement
ˆ lÕŽtat du violoniste, Morel Žtait repris de neurasthŽnie.
III, 194

Mais gr‰ce au Romancier lÕ‰me de Morel, avec ses intentions les


plus secr•tes, est un livre ouvert devant nous : la rŽsistance inattendue
que lui a opposŽe sa fiancŽe a fait tomber son dŽsir ; il a rŽsolu de
rompre et de fuir, mais des raisons financi•res le font hŽsiter ˆ
quitter le baron. D•s lors, puisque nous pŽnŽtrons si loin dans la vie
intime de ce couple, comment Proust peut-il se demander si la
Ñ 127 Ñ

fiancŽe sÕest montrŽe chaste ou au contraire sÕest donnŽe ? (III, 195)


CÕest que le rŽcit est repassŽ sous le contr™le du Narrateur.
Les adverbes de modalitŽ et les expressions dubitatives jouent ici
un r™le important : les peut-•tre, les sans doute, les disait-on. Ainsi,
Mme Verdurin fait allusion aux circonstances dans lesquelles elle a
suscitŽ des brouilles entre Brichot et ses ma”tresses. A la suite de
ces brouilles, Ç Brichot Žtait devenu presque compl•tement aveugle
et, disait-on, morphinomane È (III, 281). Dans la sc•ne de la ren-
contre entre Charlus et Morel, le Romancier, apr•s avoir ŽtŽ ausi
loin quÕil se peut dans lÕintimitŽ du personnage, renonce au privil•ge
en vertu duquel Charlus est dŽcrit de lÕintŽrieur. CÕest ˆ travers les
spŽculations auxquelles se livre le je que sont connus les motifs du
comportement de Charlus :
Peut-•tre, lÕemployŽ de chemin de fer nÕŽtant pas encore tr•s
loin, M. de Charlus ne tenait-il pas ˆ avoir une nombreuse audience,
peut-•tre ces phrases incidentes permettaient-elles ˆ sa timiditŽ
hautaine de ne pas aborder trop directement la demande de rendez-
vous.
II, 863
CÕŽtait la premi•re fois peut-•tre que dans ses amours il allait
donner le nom dÕhomme non plus ˆ un hermaphrodite, mais ˆ un
m‰le.
II, 1198, note 2 se rapportant ˆ la page 863.
Il r•gne ici une certaine ambigu•tŽ. Sommes-nous en prŽsence
dÕun Narrateur perspicace en voie de dŽcouvrir le dernier secret dÕune
personne quÕil a frŽquentŽe ? SÕagit-il du Romancier qui conna”t
depuis toujours le secret quÕil hŽsite ˆ divulguer ? 24
Il est significatif quÕune des hypoth•ses Žmises se rapporte au
passŽ du personnage. Les remarques de ce genre, en effet, sont en
gŽnŽral assez timides. Dans la sc•ne de sadisme ˆ Montjouvain, on
nous dit que la fille de Vinteuil rŽp•te Ç sans doute une phrase
quÕelle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie È (I, 161).
Le Romancier Žprouve moins de scrupules ˆ nous dire ce qui se
passe dans lÕesprit des personnages en sc•ne quÕˆ faire intervenir sa
connaissance du passŽ. La seule fois que Proust se croira tenu de
donner de son omniscience une justification, ce sera ˆ propos de
Un Amour de Swann, cÕest-ˆ-dire dÕun Žpisode qui remonte ˆ une

24 Pour dÕautres exemples de Ç peut-•tre È, voir : I, 117 (sur Fran•oise) ;

I, 222 (sur Swann) ; I, 223 (idem, quatre Ç peut-•tre È) ; II, 653 (sur les motifs
de lÕimpolitesse dont Charlus fait preuve envers Adalbert de Gallardon) ; II,
993 (sur les relations platoniques de Charlus avec Morel) ; III, 1014 et 1015
(sur Rachel).
Ñ 128 Ñ

Žpoque trop ancienne pour que le je ait pu en •tre tŽmoin. A quoi


tient cette diffŽrence ? Sans doute ˆ ce que le viol des consciences
pratiquŽ par le Romancier peut sÕautoriser de lÕexceptionnelle pers-
picacitŽ de lÕhomme. La projection du Romancier dans le passŽ
pourrait seule sÕexpliquer par lÕexistence dÕune machine ˆ remonter
le temps, telle que la concevait Wells et ˆ laquelle, semble-t-il,
Proust veut faire obscurŽment allusion. Devant les difficultŽs quÕil y
aurait ˆ obtenir notre crŽance, lÕauteur prŽf•re renoncer ˆ ce que le
Protagoniste appelle ces Ç impossibles voyages dans le temps È (I, 41)
et prendre son parti dÕune relative ignorance.
Un moyen que Proust affectionne particuli•rement pour maintenir
le personnage dans la pŽnombre est la sŽrie des Ç soit È par groupe
de trois, le plus souvent, voire de quatre, comme dans lÕŽpisode du
bordel de Maineville :
Soit maladresse de Jupien quand il Žtait allŽ sÕentendre, soit
puissance expansive des secrets confiŽs qui fait quÕon ne les garde
jamais, soit caract•re indiscret de ces femmes, soit crainte de la
police, on avait prŽvenu MorelÉ
II, 1081 25

Ce moyen ne nous para”t pas tr•s heureux. Il semble suggŽrer


que, tout incomprŽhensible que soit le comportement dÕun person-
nage, il est toujours justiciable dÕune explication rationnelle. Le
myst•re est poursuivi jusque dans ses derniers retranchements et
doit trouver sa solution dans lÕun ou lÕautre des motifs suggŽrŽs.
On regrette que le secret de chaque •tre soit ainsi remplacŽ par une
sŽrie de petits secrets. Aux yeux de certains lecteurs, aucun person-
nage de Proust ne semble aussi mystŽrieux que Julien Sorel ou que
ThŽr•se Desqueyroux. Plut™t quÕune impression de myst•re fonda-
mental de lÕ•tre, on a lÕimpression dÕune ignorance quÕun complŽment
dÕinformation suffirait ˆ dissiper.
Ce procŽdŽ a ŽtŽ vivement critiquŽ par Claude-Edmonde Magny
pour dÕautres raisons. LÕauteur de LÕHistoire du roman fran•ais
depuis 1918 reproche ˆ Proust dÕŽnumŽrer toutes les raisons imagi-
nables qui ont pu provoquer un acte

m•me celles qui sont contraires ˆ ses thŽories habituelles p•le-m•le


et sans les rapporter ˆ leurs diffŽrents plans, comme sÕil Žtait

25 Pour dÕautres exemples de Ç soit È, voir : I, 233 (sur Swann) et III,

195 (sur les rapports entre Morel et sa fiancŽe).


Ñ 129 Ñ

incapable de discerner lesquelles sont profondes et authentiques,


lesquelles superficielles et de pure convention. 26

Il nÕest que trop vrai que lÕon est fondŽ ˆ regretter


le caract•re curieusement abstrait des divers mondes Ç ˆ deux
dimensions È que nous laisse entrevoir Proust ˆ chacune de ses
incidentes, mondes entassŽs en une pyramide vŽritablement leibni-
zienne, dont chacun, comme dans la ThŽodicŽe, ne diff•re du prŽ-
cŽdent que par un dŽtail infime et pourtant capital.

Claude-Edmonde Magny continue :


Il y aurait ainsi un monde o• ce serait par coquetterie quÕAlber-
tine a refusŽ le baiser de Marcel, un autre o• cÕest par pusillani-
mitŽ, un autre o• au lieu de refuser elle lÕembrasserait, mais par
gentillesse, par sensualitŽ dans un quatri•me univers ; et dans
chacune de ces sph•res closes demeure emprisonnŽ un reflet de la
jeune fille que nous connaissons Ñ ou plut™t que nous ne connais-
sons pas, puisque son •tre profond nous Žchappe invinciblement. 27
Ces observations nous paraissent judicieuses ; il nous semble
toutefois que lÕexemple destinŽ ˆ illustrer ce que le critique appelle
Ç la cŽcitŽ È de Proust est mal choisi. 28 Il sÕagit du silence du liftier
ˆ Balbec :
Mais il ne me rŽpondit pas, soit Žtonnement de mes paroles,
attention ˆ son travail, souci de lÕŽtiquette, duretŽ de son ou•e,
respect du lieu, crainte du danger, paresse dÕintelligence ou consigne
du directeur.
I, 665
Il est Žvident que le vŽritable personnage proposŽ ici ˆ notre
intŽr•t, ce nÕest pas le liftier, dont les mobiles nous sont indiffŽrents,
mais le Narrateur (ou m•me lÕEcrivain), qui exŽcute devant nous une

26 Pp. 189-190. Voici, donnŽ par C.E. Magny, un exemple dÕexplication en

conflit avec les thŽories habituelles de Proust : parmi les raisons possibles
de la dŽsaffection du HŽros pour Albertine, le Narrateur donne le fait que la
jeune fille se trouve avoir ˆ ce moment des boutons sur le visage. Or, dÕapr•s
Proust, la beautŽ et la sŽduction physique ne sont pour rien dans le fait
dÕŽprouver de lÕamour.
27 Cette citation et celle qui prŽc•de sont empruntŽes ˆ LÕHistoire du roman

fran•ais É, p. 190. On trouvera Žgalement des remarques intŽressantes sur


lÕaccumulation de Ç peut-•tre È et de Ç soit que È dans Spitzer, Ç Zum Stil
Marcel Prousts È, p. 399 et dans LŽon Pierre-Quint, Marcel Proust. Sa Vie.
Son Îuvre. Nouvelle Ždition augmentŽe de plusieurs Žtudes (Marseille : Le
Sagittaire, [1935]), p. 137.
28 Ç LÕabsolue impartialitŽ Žquivaudrait ˆ la cŽcitŽ È (Histoire du roman

fran•ais É, p. 336).
Ñ 130 Ñ

gymnastique mentale amusante par la multiplicitŽ m•me des gestes


qui se succ•dent. LÕexplication est devenue ici prŽtexte ˆ un effet
comique de style.
Proust est-il parvenu ˆ faire oublier la prŽsence du Romancier ?
Il semble que oui. Plusieurs critiques fort autorisŽs se sont en effet
dŽclarŽs pr•ts ˆ fournir au Romancier un alibi, et ˆ voir dans La
Recherche du Temps perdu une Ïuvre tout enti•re tissŽe sur le mŽtier
du Narrateur. 29
*
Des deux instances qui contr™lent le rŽcit, seul le Narrateur est
habilitŽ ˆ faire la relation des incidents. Son savoir rŽsulte de ses
perceptions et des tŽmoignages quÕil a recueillis. Le Romancier nÕa
pas de lettres de crŽance ˆ nous prŽsenter ; il nÕest dÕailleurs lui-m•me

29 La critique para”t avoir sous-estimŽ le r™le du Romancier dans La

Recherche du Temps perdu. Pour Winkler, le rŽcit est constamment le fait


dÕun hŽros qui se souvient : Ç das ErzŠhlte verlŠuft als eine bestŠndig
gewusste Projektion eines sich erinnernden Helden È. Pour Maurois, la forme
m•me de lÕÏuvre imposait ˆ Proust Ç de ne peindre de lÕintŽrieur aucun
personnage autre que le Narrateur È. Au terme dÕune longue analyse, H.R.
Jauss affirme que les personnages de La Recherche sont toujours vus tels
quÕils apparaissent au Protagoniste. CÕest ce que le critique appelle lÕÇ uni-
personaler Perspektivismus der Erinnerung È. PrŽtendant voir la r•gle dans
lÕexception, Jauss invoque le cas de la fugitive, dont les rapports avec les
femmes et la disparition subite restent un myst•re m•me apr•s les rŽvŽlations
dÕAndrŽe. A en croire Gerda Zeltner-Neukomm, Proust est Ç der franzšsische
Romancier, der zum ersten Male jenen Standpunkt oberhalb seines Stoffes
radikal aufgab È. Plus rŽcemment, Ga‘tan Picon Žcrivait : Ç LÕÏuvre
dit ce qui arrive ˆ un individu, et ne dit rien que cela. CÕest lui qui voit et
subit ce quÕensuite il raconte È. Picon ajoute que seul Un Amour de Swann
fait exception ; encore cette enclave lui para”t-elle susceptible dÕ•tre ramenŽe
au syst•me de rŽfŽrence du Narrateur, lÕaventure de Swann et dÕOdette Žtant
recomposŽe par le je en fonction des souvenirs et des tŽmoignages recueillis,
et vue comme prŽfiguration de la liaison avec Albertine. Enfin, en plein
accord avec AndrŽ Maurois, John Porter Houston affirme que chez Proust
Ç since the personality of others cannot be fathomed, all considerations of
motive remain hypothetical [É] ProustÕs form of subjective idealism rejects
the possibility of working out the psychology of other men. È Voir les ouvrages
et articles suivants : Eugen Winkler, Gestalten und Probleme, p. 273 ; Mau-
rois, A la Recherche de Marcel Proust, p. 231 ; Jauss, Zeit und Erinnerung É,
p. 69, note 34 et p. 127 ; Gerda Zeltner-Neukomm, Das Wagnis des fran-
zšsischen Gegenwartsromans. Die neue Welterfahrung in der Literatur (Ham-
burg : Rohwolt, 1960), p. 84 ; Ga‘tan Picon, LÕUsage de la lecture. III. Lecture
de Proust, p. 85 ; John Porter Houston, Ç Literature and Psychology : the
Case of Proust È, LÕEsprit crŽateur, vol. V, n¼ 1 (Spring 1965), 5.
Le seul critique qui ait osŽ parler dÕomniscience est Georges PirouŽ. Nous
renvoyons le lecteur au fort intŽressant dŽveloppement dans Proust et la
musique du devenir (Paris : Deno‘l, [1960]), pp. 92-94. M•me si lÕon nÕest
pas tout ˆ fait dÕaccord avec la fa•on dont PirouŽ rŽsoud lÕŽnigme du je,
il faut reconna”tre le bien-fondŽ de ses observations touchant lÕambigu•tŽ de
la perspective dans laquelle la musique de Vinteuil est prŽsentŽe.
Ñ 131 Ñ

personne, et cÕest en vertu de cette inexistence m•me quÕil a droit ˆ


un savoir total et gratuit.
LÕanalyse des procŽdŽs narratifs permet de dŽgager ce qui carac-
tŽrise le mode de relation du Romancier. Il Žvolue ˆ son grŽ dans
le temps et dans lÕespace ; il sonde les reins et les cÏurs de ses
personnages. Son omniscience joue toutefois un r™le restreint. Proust
se fait du romanesque une conception telle que les dŽplacements sont
rarement nŽcessaires ; plut™t que dÕenvoyer son Romancier en un
endroit o• le Protagoniste nÕest pas, Proust prŽf•re convoquer les
personnages devant la camŽra immobile du Protagoniste. M•me
quand notre regard vient plonger dans lÕintŽrieur des personnages,
Proust ne renonce jamais ˆ la subjectivitŽ qui caractŽrise le rŽcit
du je : le Romancier nÕest pas un observateur neutre ; de plus il
avantage un r™le plut™t quÕun autre et fait faire le rŽcit par les
yeux dÕun personnage. Loin de dispara”tre, la subjectivitŽ gagne
ainsi en complexitŽ.
Bien que dŽpourvu de la caution du Narrateur, le Romancier
nÕintervient que dans le cadre fourni par la narration de celui-ci.
Des difficultŽs dÕordre thŽorique dŽcoulent de cette subordination du
tout ˆ la partie. Il se peut que Proust ait pris conscience de ces
difficultŽs ; il semble en tout cas avoir voulu les pallier en limitant
soigneusement le contr™le exercŽ par le Romancier sur la narration.
CHAPITRE III

LÕALTERNANCE DU NARRATEUR ET DU ROMANCIER

Quand on tente de dŽfinir le Romancier par rapport au Narrateur,


on est donc bient™t amenŽ ˆ voir dans lÕun comme le nŽgatif de
lÕautre. Aux dŽfauts et aux qualitŽs du premier rŽpondent les qualitŽs
et les dŽfauts opposŽs du second. En thŽorie, Romancier et Narrateur
sÕexcluent mutuellement. Quelles sont les raisons qui ont conduit
Proust ˆ mette en jeu dans la m•me Ïuvre deux modes antithŽtiques
de narration ?
LÕexplication de la dualitŽ de perspective para”t devoir •tre cher-
chŽe dans la complexitŽ des intentions de Marcel Proust. 1 Ces
intentions sont susceptibles dÕ•tre rapportŽes soit au mode de narra-
tion o• lÕauteur sÕen tient ˆ lÕexpŽrience sensible dÕun je, soit au
mode opposŽ o• lÕauteur extrapole par rapport ˆ cette expŽrience.
Parmi les intentions de Marcel Proust, il y a certainement eu celle
dÕŽcrire le roman des rapports entre un je et le monde extŽrieur. Nous
lisons dans Combray que le HŽros cherchait un sujet o• il pžt Ç faire
tenir une signification philosophique infinie È (I, 173) et Ç un sujet
philosophique pour une grande Ïuvre littŽraire È (I, 179). Quelle est
cette signification philosophique ? Quel est ce sujet philosophique ?
En ce qui concerne le je, cette question trouve sa rŽponse dans le
dernier chapitre du Temps retrouvŽ. Et sans doute aussi, dans une

1 Cette complexitŽ dÕintentions tient en partie ˆ lÕhistoire de la composition

du roman. Il appara”t en effet de plus en plus que La Recherche du Temps


perdu telle que nous la connaissons est le fruit dÕun travail de nombreuses
annŽes. Feuillerat avait dŽjˆ montrŽ que nous nÕavons pas entre les mains
un roman Žcrit dÕun jet, mais une Ïuvre o• lÕon reconnaissait, sans pouvoir
toujours les dater, des couches dÕŽpoques diffŽrentes. Les rŽcentes recherches
sur les manuscrits mettent de plus en plus en lumi•re le caract•re hŽtŽrog•ne
de lÕÏuvre.
Marcel Proust fait-il allusion ˆ son texte quand il dŽcrit les souvenirs du
Narrateur ? Ceux-ci, dit-il, ne forment plus quÕune masse, mais Ç non sans
quÕon pžt distinguer entre eux É sinon des fissures, des failles vŽritables, du
moins ces veinures, ces bigarrures de coloration qui, dans certaines roches,
dans certains marbres, rŽv•lent des diffŽrences dÕorigine, dÕ‰ge, de Ôforma-
tionÕ È (I, 186).
Ñ 133 Ñ

grande mesure, en ce qui concerne Marcel Proust. Mais il y a un


th•me Ñ ou un faisceau de th•mes Ñ qui est celui de La Recherche
et que la mŽditation du Temps retrouvŽ ne met pas clairement en
lumi•re. CÕest le th•me de la conscience aux prises avec le monde
objectif. QuÕil sÕagisse du sentiment amoureux, dans sa naissance,
dans son dŽveloppement, dans les crises quÕil traverse, quÕil sÕagisse
du myst•re des personnages dont le HŽros fait la connaissance, quÕil
sÕagisse des rapports entre le je et les clans, quÕil sÕagisse de la
nostalgie pour un pays lointain, ou encore de la dŽcouverte dÕune
Ïuvre musicale, nous avons toujours affaire au m•me th•me : celui
dÕune subjectivitŽ face ˆ un objet quÕelle essaie de conna”tre par les
sens. Cet objet se soustrait ˆ la connaissance, ou il sÕy livre, mais
cÕest alors pour dŽcevoir ou se rŽvŽler diffŽrent de lÕobjet que lÕim-
pression annon•ait. Certes, le Narrateur ne va pas jusquÕˆ lÕimpres-
sionisme radical dont il rel•ve des manifestations ˆ la fois chez
Elstir et Madame de SŽvignŽ. 2 LÕobŽlisque de Louqsor est dÕabord
reconnu comme obŽlisque avant de devenir un morceau de Ç nougat
rose È et un Ç bijou È. La lune est vue comme lune avant dÕ•tre
dŽcrite comme Ç un quartier dÕorange pelŽ È, puis un objet fait Ç de
lÕor le plus rŽsistant È (II, 633). Les formes de lÕespace sont correc-
tement interprŽtŽes, ou, du moins, le stade de la toute premi•re
impression est escamotŽ dans la relation du Narrateur. Mais au delˆ
de cette impression initiale, le je est victime dÕillusions. Il prend sa
m•re pour sa grand-m•re (II, 1128) ; il lit Ç Albertine È pour Ç Gil-
berte È ˆ la fin du tŽlŽgramme (III, 641) ; il se mŽprend sur les
caract•res et les intentions des personnages. On peut appliquer au
Narrateur ce quÕil dit lui-m•me de Dosto•evski : Ç Au lieu de prŽ-
senter les choses dans lÕordre logique, cÕest-ˆ-dire en commen•ant
par la cause È, il tend ˆ nous montrer Ç dÕabord lÕeffet, lÕillusion
qui nous frappe È (III, 379). 3
Cette insistance sur la relativitŽ du monde ˆ un je et surtout la
fa•on dont Marcel Proust a compris cette relativitŽ, autorisent ˆ
voir dans La Recherche du Temps perdu la mise en Ïuvre roma-

2 Dans les toiles du peintre, Ç la mer a lÕair dÕ•tre dans le ciel È (III,

379). LÕŽpistoli•re voit dans un paysage nocturne Ç mille coquecigrues, des


moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jetŽ
par-ci par-lˆ, des hommes ensevelis tout droits contre des arbres È (I, 654).
3 Voir aussi I, 653 : Ç CÕest de la m•me fa•on que lui [Elstir] quÕelle

[Madame de SŽvignŽ] nous prŽsente les choses dans lÕordre de nos perceptions,
au lieu de les expliquer dÕabord par leur cause. È On sÕŽtonne que Proust
nÕŽvoque pas lÕexemple de Stendhal, qui dŽcrit ainsi lÕeffet des boulets tel
quÕil appara”t ˆ Fabrice : Ç Le fond des sillons Žtait plein dÕeau, et la terre
fort humide, qui formait la cr•te des sillons, volait en petits fragments noirs
lancŽs ˆ trois ou quatre pieds de haut È (La Chartreuse de Parme, Chapitre III).
Ñ 134 Ñ

nesque de quelques-unes des vues fondamentales de la phŽnomŽ-


logie. 4
Or la mise en Ïuvre romanesque dÕune telle philosophie m•ne assez
naturellement ˆ lÕemploi du je. 5 Il est vrai que les romans de Sartre, ˆ
lÕexception de La NausŽe, ne sont pas Žcrits ˆ la premi•re personne ;
mais les exposŽs de Sartre, comme dÕailleurs ceux de Merleau-Ponty
ou de Gabriel Marcel, font souvent intervenir le je quand il sÕagit de
dŽcrire une expŽrience ou de rendre un exemple vivant, et un certain
nombre dÕexemples invoquŽs par ces penseurs sont empruntŽs ˆ
lÕÏuvre de Proust. Avant ces philosophes, Marcel Proust a senti la
nŽcessitŽ de recourir au je. Il fallait que le lecteur non seulement
comprenne dans lÕabstrait la dialectique du sujet et de lÕobjet, mais
quÕil la vive. Il importait que lÕauteur sÕexprime par le truchement
dÕun je, que ce je ne soit pas seulement le Narrateur qui, ayant tout
vŽcu, ne vit plus rien, mais aussi le HŽros, cÕest-ˆ-dire le je na•f.
Il fallait donc que lÕauteur se remette dans cet Žtat de virginitŽ intel-
lectuelle qui Žtait celui de lÕhomme-Proust avant chaque expŽrience.
Au besoin, il fallait imaginer cette innocence : Marcel Proust lui-
m•me a dit quÕil avait fait effort pour se mettre dans la peau dÕun
HŽros qui ne connaissait pas de duchesse. 6
Mais lÕÏuvre de Marcel Proust est Žgalement un roman dans un
sens plus traditionnel du mot et, ˆ cet Žgard, le grand prŽdŽcesseur
de Proust est sans contredit Balzac. Un brouillon nous fournit un
Žpisode extr•mement rŽvŽlateur sur ce point. Un personnage nommŽ
dans cette Žbauche marquise de Cardaillec, nŽe Forcheville, habite ˆ

4 Pauline Newman a pu Žcrire tout un livre intitulŽ Marcel Proust et

lÕexistentialisme (Paris : Nouvelles Editions latines, [1952]). La phrase sui-


vante de Merleau-Ponty montre plus clairement que nous ne pourrions le
faire en quoi lÕÏuvre de Proust peut •tre rattachŽe ˆ la phŽnomŽnologie :
Ç Une bonne part de la philosophie phŽnomŽnologique ou existentielle consiste
ˆ sÕŽtonner de cette inhŽrence du moi au monde et du moi ˆ autrui, ˆ nous
dŽcrire ce paradoxe, et cette confusion, ˆ faire voir le lien du sujet et des
autres, au lieu de lÕexpliquer, comme le faisaient nos classiques, par quelque
recours ˆ lÕesprit absolu È. Ç Le cinŽma et la nouvelle psychologie È, dans
Sens et Non-Sens (Paris : Nagel, 1948), p. 120.
5 Renvoyons une fois de plus ˆ lÕarticle tr•s dense de Louis Martin-

Chauffier : Ç LÕunivers ainsi crŽŽ est un univers intŽrieur dont la rŽalitŽ rŽside
non point dans les objets mais dans leur perception et leurs mŽtamorphoses.
Il ne peut sÕexprimer que dans le langage direct. È Il faudrait lire tout le
paragraphe dont nous ne pouvons citer que la phrase finale. Voir Ç Proust et
le double ÔjeÕ É È, p. 63.
6 Ç JÕai toujours eu soin, quand je parlais des Guermantes, de ne pas

les considŽrer en homme du monde, ou du moins qui va ou a ŽtŽ dans le


monde, mais avec ce quÕil peut y avoir de poŽsie dans le snobisme. Je nÕen ai
pas parlŽ avec le ton dŽgagŽ de lÕhomme du monde, mais avec le ton Žmer-
veillŽ de quelquÕun pour qui ce serait tr•s loin, sans cela on fait du *** et
m•me pas. È Voir Lucien Daudet, Autour de soixante lettres de Marcel Proust
(Paris : Gallimard, [1928]), p. 157. CÕest Proust qui souligne.
Ñ 135 Ñ

Alen•on lÕh™tel de Mademoiselle Cormon, hŽro•ne balzacienne. Cette


dame invite le jeune homme que nous pouvons identifier avec le
HŽros, et lui promet de voir Ç rallumer le lustre, ce qui causa, vous
vous en souvenez, tant dÕŽmotion ˆ Lucien de RubemprŽ È. 7 Proust
ironise peut-•tre ici. Toutefois, le geste de la marquise peut symbo-
liser lÕambition de Proust au moment o• il compose lÕessai sur
Sainte-Beuve ; celle de rouvrir les salons de La ComŽdie humaine,
de poursuivre par-delˆ deux gŽnŽrations la destinŽe interrompue des
familles balzaciennes et de rŽvŽler au public Ç les dessous de lÕhis-
toire contemporaine È. Voici La ComŽdie humaine qui reprend. Le
titre choisi rappelle m•me deux titres balzaciens : La Recherche de
lÕabsolu et Les Illusions perdues, et seul le lecteur qui a pratiquŽ
Balzac comprendra pourquoi Charlus est comparŽ ˆ un archev•que.
Le Temps perdu est donc non seulement le roman philosophique des
rapports entre le sujet et lÕobjet. CÕest Žgalement une chronique. Cette
chronique est Žvidemment imaginaire quant ˆ lÕidentitŽ des person-
nages et il lui manque prŽcisŽment une chronologie : ˆ quelques
exceptions pr•s (1878 : III, 948 et 950 ; 1892 : III, 950 ; 1914 : III,
723, 725 et 737 ; 1916 : III, 723-725, et mars 1918 : III, 981), les
dates ont ŽtŽ soigneusement effacŽes ; le calendrier a ŽtŽ remplacŽ
par le sentiment de lÕŽcoulement du temps. Mais cette chronique est
au fond rŽelle, aux yeux de Proust en tout cas, quant au mouvement
gŽnŽral dÕhistoire sociale quÕelle retrace, et elle dispense un plaisir
semblable ˆ celui quÕont peut chercher dans la contemplation de la
sociŽtŽ recrŽŽe par Balzac. 8 Il sÕagit, en un sens, dÕune histoire de
mÏurs, dans laquelle Proust, pour nous dŽcrire le Temps nous dŽcrit

7
Le Balzac de Monsieur de Guermantes, p. 129. Voir aussi Contre Sainte-
Beuve, pp. 244 et 245. Il est curieux de voir lÕinsistance mise sur le r™le de
la vie sociale dans la gen•se de lÕÏuvre du Protagoniste. Dans Combray,
le je sÕimagine que la duchesse lÕinvite dans son ch‰teau et lui pose des
questions sur ses projets littŽraires ; dans les brouillons, nous voyons le jeune
homme invitŽ ˆ assister ˆ une rŽsurrection du monde balzacien ; enfin dans
Le Temps retrouvŽ, cÕest ˆ lÕoccasion de la rŽception chez la princesse de
Guermantes que le je dŽcouvre sa vocation.
8 Sur les rapports entre le roman proustien et le genre de la chronique,

voir Pierre Abraham, Proust. Recherches sur la crŽation intellectuelle (Paris :


Rieder, [1930]), pp. 50-57 ; Feuillerat, Comment Marcel Proust a composŽ son
roman, p. 266 ; Winkler, Gestalten und Probleme, p. 276 ; C.E. Magny, Histoire
du roman fran•ais É, pp. 176-177 et Jauss, Zeit und Erinnerung É, p. 112 et
p. 136, note 23, avec la citation dÕune lettre de Proust ˆ G. Astruc o• lÕauteur se
dŽfend dÕ•tre Ç un historien des mÏurs È. Abraham a Žcrit des pages fort
denses sur la filiation Balzac-Proust. DÕapr•s la courbe quÕil trace, lÕinfluence
exercŽe sur Marcel Proust par lÕauteur de La ComŽdie humaine se manifeste
ˆ partir de A lÕOmbre des jeunes filles en fleurs. Mais nous savons aujourdÕhui,
gr‰ce aux brouillons publiŽs depuis, quel r™le lÕadmiration pour Balzac a
jouŽ dans la germination du roman de Proust.
Ñ 136 Ñ

son temps. 9 La remarque suivante fera le mieux saisir lÕidŽe que


Proust se faisait des affinitŽs possibles entre lÕÏuvre de Balzac et
le roman auquel il devait bient™t sÕatteler. Il sÕagit dÕune observation
publiŽe en 1905, donc peu avant que lÕauteur ne se mette dŽfiniti-
vement au travail. AmenŽ ˆ parler des livres Ç qui ne sont pas dÕima-
gination pure et o• il y a un substratum historique È, Proust donne
comme exemple ceux de Balzac. LÕÏuvre de celui-ci, dit-il, Ç en
quelque sorte impure est m•lŽe dÕesprit et de rŽalitŽ trop peu trans-
formŽe È. 10 La Recherche du Temps perdu nÕest-elle pas une esp•ce
de ComŽdie humaine Ç exonŽrŽe È, cÕest-ˆ-dire libŽrŽe du poids du
substratum historique qui lui a servi de mati•re premi•re ?
Peu importe dÕailleurs que Proust soit ou non un historien des
mÏurs ; du point de vue des procŽdŽs narratifs, tout se passe comme
sÕil lÕŽtait, et voilˆ ce qui justifie les privil•ges accordŽs au Roman-
cier et refusŽs au Narrateur, qui est le centre du roman phŽnomŽno-
logique. On passe dÕune perspective ˆ lÕautre selon que lÕobjet du
regard est lÕunivers translucide que domine lÕhistorien, ou au contraire
le monde opaque dans lequel se meut le HŽros.

9 La conception balzacienne du roman est ainsi dŽtournŽe au profit dÕune

entreprise romanesque dont lÕobjet principal est la temporalitŽ. Faut-il dire


que, appliquŽe ˆ lÕÏuvre de Proust, la distinction proposŽe entre Ç roman
dÕinspiration balzacienne È et Ç roman ˆ prŽtentions phŽnomŽnologiques È nÕa
rien dÕabsolu ? La perception de lÕŽcoulement du temps est aussi du ressort
du phŽnomŽnologue. La distinction se justifie surtout par les commoditŽs de
lÕexposŽ.
On ajoutera que, dans lÕÏuvre de Balzac m•me, le contr™le exercŽ par le
romancier omniscient nÕest pas aussi exclusif quÕon a lÕair de le croire ici.
Selon le critique qui la juge, La ComŽdie humaine est susceptible dÕ•tre
rattachŽe au subjectivisme ou ˆ une philosophie opposŽe. Ainsi Robbe-Grillet,
ayant ˆ sÕexpliquer sur les intentions des Ç nouveaux romanciers È, a insistŽ
sur le c™tŽ objectiviste de la littŽrature du si•cle passŽ. Bien que Balzac ne
soit pas nommŽ, Robbe-Grillet a certainement pensŽ ˆ lÕauteur de La ComŽdie
humaine quand il a fait la dŽclaration suivante : Ç [Dans LÕImmortelle] mon
domaine est celui de beaucoup dÕŽcrivains modernes. Prenez Maurice Blan-
chot, Claude Simon, Robert Pinget, Michel Leiris, Raymond Queneau, ils
sÕintŽressent tous comme moi ˆ la rŽalitŽ telle quÕelle est per•ue, transformŽe,
mŽtamorphosŽe par lÕesprit qui se souvient ou qui imagine. Au dix-neuvi•me
si•cle au contraire, les romanciers con•oivent leurs Ïuvres en se rŽfŽrant ˆ
une rŽalitŽ qui existe en dehors de lÕesprit humain. Ils veulent donner lÕimage
dÕun monde cohŽrent et ferme. Nous, la vie que nous peignons, cÕest celle
de lÕesprit. È (Interview accordŽe au Monde et citŽe par Claude Mauriac,
Le Figaro littŽraire, 8 juin 1963). DÕautre part, Michel Butor a pu montrer
quÕune certaine forme de relativisme qui passe pour fort moderne (celle de
Lawrence Durrell), avait des antŽcŽdents dans La ComŽdie humaine et m•me
dans le roman par lettres du XVIIIe si•cle. Voir F.C. St-Aubyn, Ç Entretien avec
Michel Butor È, The French Review, XXXVI, n¼ 1 (October 1962), p. 13.
Il nÕy a aucune contradiction entre ces deux jugements. Comme lÕa dit Mal-
raux : Ç Balzac tente encore la mise en ordre dÕun tohu-bohu. È (Ç Entretien
avec Malraux È, Les Nouvelles littŽraires, 4-52, citŽ par Brincourt, p. 200).
10 Ç JournŽes de lecture È, Pastiches et MŽlanges, p. 240, note. Cet essai

a ŽtŽ publiŽ pour la premi•re fois dans La Renaissance latine du 15 juin 1905.
Ñ 137 Ñ

Les illustrations les plus dŽcisives de cette libertŽ dans le choix de


la perspective, on les trouvera dans les Ç romans dÕamour È de La
Recherche. Dans Les Jeunes Filles, le HŽros est tombŽ amoureux de
Gilberte (I, 608-625). Or pour Marcel Proust, •tre amoureux, cÕest
•tre jaloux. Pour subsister et se dŽvelopper, la jalousie dŽpend dÕune
certaine ignorance du HŽros. CÕest donc par les yeux de lÕadolescent
que nous voyons la jeune fille. En revanche, tout ce qui concerne
Odette et son mari est vu dans lÕoptique du Romancier anonyme. Quel
est le sujet de cette querelle entre Gilberte et son p•re dont le visiteur
per•oit les Žchos par delˆ les portes fermŽes ? Gilberte lÕaime-t-elle ?
Lui Žcrira-t-elle ? Quel est ce jeune homme avec qui elle descend
lÕavenue des Champs-ElysŽes ? Autant de points dÕinterrogation. Mais
quÕil sÕagisse dÕun autre couple, de Swann et Odette, voilˆ les portes
qui sÕouvrent comme par magie. Nous pŽnŽtrons dans la chambre ˆ
coucher de Swann, nous y reconnaissons, dans un portrait dŽjˆ
ancien, le visage dÕune Odette encore jeune, que le mari prŽf•re aux
plus rŽcents ; nous faisons irruption dans la salle de bain o• Odette
sÕŽbroue sensuellement sous la douche.
Dans la m•me partie, Albertine fait son apparition dans la vie
du je. Lorsque la jeune fille lÕinvite ˆ venir lui rendre visite dans sa
chambre, nous suivons lÕaction du point de vue du jeune homme :
par anticipation dÕabord, ensuite au moment m•me o• lÕincident a
lieu, enfin rŽtrospectivement. Les supputations quant aux chances de
rŽussite aupr•s de la jeune fille (Ç je me disais que ce nÕŽtait pas
pour ne rien faire quÕune jeune fille fait venir un jeune homme en
cachette È), la stupŽfaction devant le coup de sonnette, enfin les
rŽflexions sur lÕhypoth•se de la Ç vertu absolue È dÕAlbertine, tout
cela est vu dans lÕangle du Protagoniste et la connaissance que nous
prenons de lÕincident est affectŽe dÕun coefficient dÕincertitude (I, 931-
934 et 940-941). Mais entre le moment o• la sc•ne de sŽduction prend
fin et celui o• le HŽros revit cette sc•ne pour tenter de sÕexpliquer la
rŽsistance inattendue dÕAlbertine, Proust tourne son attention vers la
m•re dÕAndrŽe. Cette dame exhorte sa fille ˆ inviter Albertine dans
leur villa Ç parce que, disait-elle, cÕŽtait une bonne Ïuvre dÕoffrir un
sŽjour ˆ la mer ˆ une fille qui nÕavait pas elle-m•me les moyens de
voyager et dont la tante ne sÕoccupait gu•re È (I, 935-936). Derri•re
cette prŽtendue gŽnŽrositŽ se dissimule une grande curiositŽ pour le
monde :

Chaque soir ˆ d”ner, tout en prenant un air dŽdaigneux et indif-


fŽrent, elle Žtait enchantŽe dÕentendre Albertine lui raconter ce qui
sÕŽtait passŽ au ch‰teau pendant quÕelle y Žtait, les gens qui y
Ñ 138 Ñ

avaient ŽtŽ re•us et quÕelle connaissait presque tous de vue ou de


nom.
I, 936
Proust op•re avec beaucoup dÕadresse la conversion de lÕoptique
du Narrateur ˆ lÕoptique du Romancier : la sonnette dont Albertine
avait menacŽ le HŽros ayant retenti, le dŽsir se dŽtache de la prude
et se reporte sur AndrŽe. Le Narrateur remarque ˆ ce propos quÕAl-
bertine Ç plaisant plus quÕelle ne voulait et nÕayant pas besoin de
claironner ses succ•s È fut discr•te aupr•s de ses amies au sujet de
lÕŽchec essuyŽ par le jeune homme. CÕest ˆ partir de ces deux points
(la personne dÕAndrŽe, nouvel objet du dŽsir, et la facilitŽ des succ•s
dÕAlbertine) que le rŽcit dŽserte le plan sur lequel les •tres sont
apprŽhendŽs ˆ travers les impressions dÕun personnage mystifiŽ et
perplexe pour passer au plan sur lequel le lecteur est muni de clŽs
qui ont ŽchappŽ au Protagoniste.
La m•me r•gle, ou, si lÕon prŽf•re, absence de r•gle, prŽvaudra
dans La Prisonni•re. Les projets que font en cachette les Verdurin
en vue dÕostraciser le baron, les questions que se pose lÕamant de
Morel, les secrets touchant les rapports entre le violoniste et sa
fiancŽe, tout cela est rapportŽ par un informateur anonyme pour qui
peu de choses restent inconnues (III, 193-247 et 266-327). DÕautre
part, la vie dÕAlbertine est lÕobjet de lÕinterrogation angoissŽe dÕun
je impuissant ˆ se renseigner (III, 248-264).
Un dernier exemple fera voir clairement le rapport entre la curio-
sitŽ et la prŽsence du je. Lorsque, ˆ Balbec, le HŽros voudrait faire
la connaissance des estivants, tout est vu par les yeux du je. Dans
le texte que nous citons, et qui se rapporte surtout aux jeunes gens
et aux jeunes filles que le Protagoniste voudrait frŽquenter, on remar-
quera que les formes pronominales de la premi•re personne apparais-
sent onze fois :
Dans la vie de bains de mer on ne conna”t pas ses voisins. Je
nÕŽtais pas encore assez ‰gŽ et jÕŽtais restŽ trop sensible pour avoir
renoncŽ au dŽsir de plaire aux •tres et de les possŽder. Je nÕavais
pas lÕindiffŽrence plus noble quÕaurait ŽprouvŽe un homme du
monde ˆ lÕŽgard des personnes qui dŽjeunaient dans la salle ˆ
manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles passant sur la
digue, avec lesquels je souffrais de penser que je ne pourrais pas
faire dÕexcursions, moins pourtant que si ma grandÕm•re, dŽdai-
gneuse des formes mondaines et ne sÕoccupant que de ma santŽ,
leur avait adressŽ la demande, humiliante pour moi, de mÕagrŽer
comme compagnon de promenade. Soit quÕils rentrassent vers quel-
que ch‰let inconnu, soit quÕils en sortissent pour se rendre raquette
en mains ˆ un terrain de tennis, ou montassent sur des chevaux
Ñ 139 Ñ

dont les sabots me piŽtinaient le cÏur, je les regardais avec une


curiositŽ passionnŽe, dans cet Žclairage aveuglant de la plage o• les
proportions sociales sont changŽes, je suivais tous leurs mouve-
ments ˆ travers la transparence de cette grande baie vitrŽe qui
laissait passer tant de lumi•re.
I, 674-675

De suite apr•s ce dŽveloppement, un groupe dÕestivants que le


HŽros nÕaspire pas ˆ conna”tre fait lÕobjet dÕune description telle quÕen
pourrait donner un sociologue apr•s avoir dŽpouillŽ un questionnaire
dÕenqu•te : une certaine partie de la population de lÕh™tel prŽsente
Ç un caract•re rŽgional assez accentuŽ È ; ce sont des Ç personnalitŽs
Žminentes des principaux dŽpartements de cette partie de la France È :
un premier prŽsident de Caen, un b‰tonnier de Cherbourg, un grand
notaire du Mans. Un grand avocat et un grand mŽdecin de Paris se
sont adjoints ˆ leur groupe. Ces clients conservent toujours les m•mes
chambres. Ces provinciaux Ç auraient pu comme dÕautres venir ˆ
Paris Ñ on avait plusieurs fois offert au premier prŽsident de Caen
un si•ge ˆ la cour de cassation È (I, 675-676). Plus haut, les condi-
tions matŽrielles de lÕacte de voir Žtaient ŽvoquŽes : Ç Žclairage aveu-
glant de la plage, transparence de cette grande baie vitrŽe qui laissait
passer tant de lumi•re È. Ces conditions renvoyaient ˆ un je sensible,
facilement humiliŽ, dont le cÏur Žtait Ç piŽtinŽ È par les sabots des
chevaux. On nÕapprenait presque rien sur le compte des jeunes gens.
Les personnalitŽs Žminentes de la Normandie sur lesquelles Proust
arr•te un moment notre attention sont au contraire dŽcrites avec
prŽcision. Mais cette prŽcision est en quelque sorte la ran•on dÕun
manque de participation. Le je sÕabsente de cette partie du rŽcit et,
avec le je, la curiositŽ dispara”t. 11
Dans les exemples quÕon vient de lire, le changement dÕŽclairage
est liŽ ˆ un changement dÕobjet. Gilberte, Albertine, les jeunes joueurs
de tennis sont vus dans lÕangle projectif du je ; les parents de Gil-
berte, la m•re dÕAndrŽe, le groupe dÕestivants rassemblŽs autour du
premier prŽsident de Caen sont montrŽs en dehors de toute perspec-
tive particuli•re. Mais il arrive aussi que lÕŽclairage du Narrateur et

11 On pourrait multiplier les exemples. Dans Le C™tŽ de Guermantes, la

soirŽe ˆ lÕOpŽra permet ˆ la fois au Narrateur de nous rapporter les impres-


sions du jeune homme hypnotisŽ par la baignoire des Guermantes et au
Romancier de nous faire pŽnŽtrer dans lÕesprit de Mme de Cambremer (II,
56-57). Lorsque le HŽros arrive ˆ la rŽception que donne la princesse de
Guermantes dans Sodome et Gomorrhe (II, 633 et suivantes), il redoute dÕ•tre
expulsŽ comme indŽsirable, car il se croit la victime dÕune farce ; en m•me
temps, le Romancier sait que Ç lÕaboyeur È et le duc de Ch‰tellerault se sont
reconnus comme invertis quelques jours auparavant.
Ñ 140 Ñ

celui du Romancier sÕexercent successivement sur le m•me person-


nage. Quand Proust raconte la visite que le Protagoniste fait ˆ
Charlus, le rŽcit sÕinscrit dÕabord dans le registre subjectif des sensa-
tions incompl•tement ou incorrectement interprŽtŽes du HŽros. La
folle coll•re du baron reste inexpliquŽe. CÕest beaucoup plus tard
que nous comprendrons le rapport entre cette conduite bizarre et le
sadisme de Charlus. Pourtant, dans le m•me Žpisode, le Narrateur
se voit enlever le contr™le de la perspective ; des donnŽes nous sont
communiquŽes qui ont ŽchappŽ ˆ lÕintŽressŽ, lÕauteur est explicite sur
ce point :
Je mÕapprochai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la
main, ne me rŽpondit pas, ne me demanda pas de prendre une
chaise. Au bout dÕun instant je lui demandai, comme on ferait ˆ
un mŽdecin mal ŽlevŽ, sÕil Žtait nŽcessaire que je restasse debout.
Je le fis sans mŽchante intention, mais lÕair de col•re froide quÕavait
M. de Charlus sembla sÕaggraver encore. JÕignorais du reste que,
chez lui, ˆ la campagne, au ch‰teau de Charlus, il avait lÕhabitude
apr•s d”ner, tant il aimait ˆ jouer au roi, de sÕŽtaler dans un
fauteuil au fumoir, en laissant ses invitŽs debout autour de lui. Il
demandait ˆ lÕun du feu, offrait ˆ lÕautre un cigare, puis au bout
de quelques instants disait : Ç Mais, Argencourt, asseyez-vous
donc, prenez une chaise mon cher, etc. È, ayant tenu ˆ prolonger
leur station debout, seulement pour leur montrer que cÕŽtait de lui
que leur venait la permission de sÕasseoir. Ç Mettez-vous dans le
si•ge Louis XIV È, me rŽpondit-il dÕun air impŽrieux et plut™t pour
me forcer ˆ mÕŽloigner de lui que pour mÕinviter ˆ mÕasseoir.
II, 553-554

Pourquoi le Romancier, si prodigue de renseignements sur le sens


aigu que Charlus a des prŽsŽances, reste-t-il dÕautre part muet sur
les motifs qui expliquent lÕinvitation et la col•re ? CÕest que lÕorgueil
de caste (Ç Mais, Argencourt, asseyez-vousÉ È) fait partie des notions
que le HŽros poss•de a priori sur le compte des Guermantes. Cet
orgueil ne fait pas lÕobjet dÕune lente dŽcouverte. Il en va autrement
des mÏurs des invertis. Le je est initiŽ progressivement ˆ ces mÏurs,
et cette initiation, le Narrateur nous la racontera en suivant lÕaxe de
la dŽcouverte. Au moment o• le je est re•u par Charlus, le baron nÕa
pas encore ŽtŽ dŽmasquŽ. CÕest un noble particuli•rement imbu des
prŽrogatives de sa classe ; ce nÕest pas encore Ç une tante È. Le
Romancier ne g‰te donc rien en supplŽant ˆ lÕignorance du jeune
homme en ce qui concerne les prŽtentions nobiliaires du personnage. 12

12 Est-il bien nŽcessaire de faire appel au Romancier pour justifier la

parenth•se sur le jeu de sc•ne entre Charlus et Argencourt ? On pourrait en


discuter. La formule Ç JÕignorais È peut signifier Ç JÕai appris depuis È, et
Ñ 141 Ñ

A c™tŽ du Romancier balzacien, un deuxi•me Romancier est ˆ


lÕÏuvre dans le Temps perdu : cÕest lÕhumoriste. LÕhumour suppose
en effet une forme supŽrieure de luciditŽ. Cette luciditŽ ne prŽsuppose
pas lÕomniscience. Pour atteindre ˆ la vision comique, il suffit de
prendre une certaine distance par rapport ˆ la situation dans laquelle
on est engagŽ. On a vu plus haut que le Protagoniste y excellait.
Toutefois, la luciditŽ est grandement accrue par le recours au privi-
l•ge en vertu duquel les diffŽrentes faces dÕun m•me incident, ou
lÕintŽrieur et lÕextŽrieur dÕun personnage se trouvent exposŽs ˆ une
Žgale lumi•re. Ce savoir qui dŽpasse les donnŽes immŽdiates de la
conscience en situation, Proust y recourt frŽquemment pour introduire
un interm•de comique dans le rŽcit du Narrateur.
CÕest gr‰ce ˆ lÕhumoriste omniscient que nous surprenons par
exemple les propos que Fran•oise tient sur ses ma”tres :
Ñ Ah ! Combray, Combray, sÕŽcriait-elle. É Quand est-ce que
je pourrai passer toute la sainte journŽe sous tes aubŽpines et nos
pauvres lilas, en Žcoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme
le murmure de quelquÕun qui chuchoterait, au lieu dÕentendre cette
misŽrable sonnette de notre jeune ma”tre qui ne reste jamais une
demi-heure sans me faire courir le long de ce satanŽ couloirÉ
II, 17-18

Un peu plus loin, nous assistons ˆ la conversation entre Fran•oise


et ses pairs, accompagnŽe en contrepoint par les paroles de la ma”-
tresse. Cette vue cavali•re permet ˆ Proust dÕatteindre un effet du
plus haut comique :
Ç Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y
aura des ma”tres pour nous faire trotter et des domestiques pour
faire leurs caprices. È En dŽpit de la thŽorie de cette trotte perpŽ-
tuelle, dŽjˆ depuis un quart dÕheure ma m•re, qui nÕusait probable-
ment pas des m•mes mesures que Fran•oise pour apprŽcier la
longueur du dŽjeuner de celle-ci, disait : Ç Mais quÕest-ce quÕils
peuvent bien faire, voilˆ plus de deux heures quÕils sont ˆ table. È
II, 27

avec ces deux je, nous serions sans contredit maintenus dans le plan du
Protagoniste. LÕambigu•tŽ est frŽquente et le choix entre le Romancier et le
Narrateur dans lÕattribution dÕune donnŽe est souvent arbitraire. On voit
lÕauteur sÕingŽnier ˆ mettre le Narrateur en possession dÕŽlŽments dont seul
le Romancier devrait pouvoir disposer : cÕest le cas avec Un Amour de Swann.
DÕautre part, lÕauteur laisse anonymes des tŽmoignages quÕil lui serait facile
de faire endosser par le Protagoniste.
Ñ 142 Ñ

Proust renonce ici ˆ la myopie quÕil impose au HŽros chaque fois


que celui-ci est prŽsentŽ dans ses dŽm•lŽs avec lÕinconnaissable ; il
place les personnages dans une optique telle que tout est Žgalement
visible, lÕoffice et le salon, le c™tŽ des domestiques et celui des
ma”tres. CÕest la juxtaposition de ces deux mondes et de leurs
prŽjugŽs respectifs qui rend cette situation comique.
LÕhumoriste doit souvent sÕoctroyer la libertŽ de dŽplacement dans
lÕespace ; il est encore plus frŽquent quÕil obtienne dÕapercevoir les
personnages par le dedans. CÕest le cas au cours de la rŽception finale
chez la princesse de Guermantes, o• Rachel rŽcite des vers. La sc•ne
est vue par les yeux du Protagoniste, qui ne reconna”t pas dans
lÕactrice lÕancienne ma”tresse de Saint-Loup. Pourtant au moment
o• Bloch, ˆ la fin de la lecture du premier po•me, se prŽcipite vers
Rachel, le je est relayŽ par le Romancier, qui nous rend transparentes
des rŽgions dŽrobŽes ˆ lÕÏil du HŽros :

Bloch nÕavait songŽ quÕˆ faire ses prŽparatifs pour pouvoir,


d•s la fin de la poŽsie, bondir comme un assiŽgŽ qui tente une
sortie, et, passant sinon sur le corps du moins sur les pieds de ses
voisins, venir fŽliciter la rŽcitanteÉ
III, 1001

Enfin dans lÕexemple suivant, tous les privil•ges du Romancier


entrent en jeu : M. Nissim Bernard, que le Protagoniste et Albertine
voient ˆ la station Balbec, a un Ïil pochŽ. Ce dŽtail sÕexplique par
une histoire burlesque dont toutes les circonstances sont exposŽes
en marge du rŽcit que fait le Narrateur. Le gar•on de ferme dont
M. Bernard obtient les faveurs a un fr•re jumeau de gožts tout
diffŽrents qui administre une Ç tournŽe È ˆ M. Bernard chaque fois
que celui-ci lui demande par erreur un rendez-vous. Le lecteur
apprend m•me que, les deux jumeaux ayant une figure rougeaude,
M. Bernard en est arrivŽ ˆ reporter sur les tomates servies au Grand-
H™tel le dŽgožt causŽ par la confusion entre Ç la tomate no. 1 È et
Ç la tomate no. 2 È et quÕil dŽconseille ces lŽgumes ˆ tous les clients
qui veulent lÕentendre (II, 854-855).
Dans les passages o• lÕhistorien des mÏurs et lÕhumoriste exer-
cent leur droit ˆ lÕomniscience, on a lÕimpression que les personnages
(en tout cas les personnages masculins) ressemblent surtout ˆ Marcel
Proust, tandis que ces m•mes personnages vus par le je doivent
beaucoup aux mod•les qui ont servi ˆ lÕauteur. Le visiteur des soirs
dÕŽtŽ ˆ Combray, cÕest sans doute pour une grande part une synth•se
dÕimages conservŽes dans le souvenir de lÕhomme Proust. Mais sous
le masque de lÕamant dÕOdette, nÕest-ce pas Proust lui-m•me qui nous
Ñ 143 Ñ

est dŽcrit, avec son penchant ˆ la jalousie ? Bergotte, au moment


o• le jeune homme lui est prŽsentŽ chez Mme Swann, est peut-•tre
un Žcrivain cŽl•bre rencontrŽ dans le monde par Marcel Proust, tandis
que le rŽcit de la mort de Bergotte est nourri des impressions ressen-
ties par Proust quand il a visitŽ lÕexposition hollandaise. Il semble
que, pour bien des personnages, la vŽritable Ç clŽ È, celle qui ouvre
sur lÕintŽrieur, ce soit Marcel Proust. Les rŽactions intimes des
personnages sont probablement celles que Proust avait eues, quÕil
croyait avoir eues, ou celles dont il se sentait capable. Il nÕy aurait
lˆ rien de bien remarquable. CÕest ainsi quÕen usent tous les grands
romanciers et la consultation des manuscrits confirme cette impres-
sion. 13
Ces considŽrations nous am•nent tout naturellement ˆ poser la
question de la part accordŽe dans lÕŽlaboration de lÕÏuvre aux souve-
nirs homosexuels. On soup•onne depuis longtemps que la honte et
les remords ŽprouvŽs par lÕauteur ont jouŽ un r™le important dans
la gen•se du roman. On peut donc sÕattendre ˆ voir dŽcouler de ceci
certaines consŽquences pour la technique narrative mise en Ïuvre
dans les Žpisodes dont lÕhomosexualitŽ fait lÕobjet explicite et exclusif.
Quelles sont les fonctions dŽvolues au Narrateur et au Romancier
dans ces Žpisodes ?
LÕincident de ce genre auquel lÕauteur a fait la place la plus
belle est la rencontre entre Charlus et Jupien. Le Protagoniste a
assistŽ ˆ cette rencontre ; il en fait une relation Ç behavioriste È. 14
LÕ‰me des personnages se lit sur leur visage. Par exemple, M. de
Charlus, ne se croyant regardŽ par personne, se montre tel quÕil est :
Je regrettais pour lui quÕil adultŽr‰t habituellement de tant de
violences, dÕŽtrangetŽs dŽplaisantes, de potinages, de duretŽ, de
susceptibilitŽ et dÕarrogance, quÕil cach‰t sous une brutalitŽ pos-
tiche lÕamŽnitŽ, la bontŽ quÕau moment o• il sortait de chez Mme de
Villeparisis, je voyais sÕŽtaler si na•vement sur son visage.
II, 603-604

La physionomie de Jupien aussi exprime les sentiments quÕil


Žprouve : Ç ÔEntrez, on vous donnera tout ce que vous voudrezÕ, dit

13 CÕest ˆ Germaine BrŽe que nous devons ce renseignement sur les manus-

crits non publiŽs.


14 On sait que le behaviorisme se donne pour t‰che dÕŽtudier le comporte-

ment extŽrieur du sujet (rŽactions corporelles, gestes) sans tenir compte des
Žtats dits Ç de conscience È. Ce terme a acquis droit de citŽ dans la langue
des critiques fran•ais. Voir Nathalie Sarraute, LÕEre du soup•on (Paris :
Gallimard, [1956]), Arthur Sandauer, Ç La RŽalitŽ dŽgradŽe È, Les Lettres
nouvelles, n¼ 68 (1959), pp. 256 et suivantes, citŽ par Zeltner-Neukomm, Das
WagnisÉ, p. 25, et Ga‘tan Picon, Lecture de Proust, p. 201.
Ñ 144 Ñ

le giletier, sur la figure de qui le dŽdain fit place ˆ la joie È (II, 607).
Plus loin, le Narrateur note :
M. de CharlusÉ adressa ˆ Jupien, trop bas pour que je distin-
guasse bien les mots, une pri•reÉ qui toucha assez le giletier pour
effacer sa souffrance, car il considŽra la figure du baronÉ de
lÕair noyŽ de bonheur de quelquÕun dont on vient de flatter profon-
dŽment lÕamour-propre, É etÉ dit au baron dÕun air souriant, Žmu,
supŽrieur et reconnaissant : Ç Oui, va grand gosse ! È
II, 610

Mais par moments, Proust dŽpasse lÕexpŽrience du je ; la descrip-


tion de lÕextŽrieur fait place ˆ lÕanalyse de lÕintŽrieur : le baron
cherche ˆ dissimuler lÕimpression ressentie, il affecte lÕindiffŽrence,
il regarde dans le vague de la fa•on qui, pense-t-il, mettra le plus en
valeur la beautŽ de ses prunelles (II, 604), il tremble de perdre sa
piste (o• Ç tremble È a Žvidemment perdu son sens behavioriste) ;
il est dŽcidŽ ˆ brusquer les choses (II, 606).
Si on ne consid•re que cette alternance de points de vue, il nÕy
a rien ici que lÕon nÕait dŽjˆ pu observer. Mais ce qui est curieux,
cÕest que la situation du HŽros prŽsente avec celle des personnages
une certaine ressemblance. Charlus et Jupien ont ŽtŽ imprudents et la
chance les a servis. 15 Leur tŽmŽritŽ a ŽtŽ rŽcompensŽe par le plaisir.
Or, ces trois points (danger, chance, tŽmŽritŽ rŽcompensŽe) se retrou-
vent dans le cas du tŽmoin. LÕobservation ˆ laquelle il se livre est
Ç un acte plein de risques, quoique en partie clandestin È (II, 608).
Le tŽmoin a ŽtŽ favorisŽ par les circonstances : pour atteindre la
boutique contigu‘ ˆ celle de Jupien, il lui aurait suffit de remonter ˆ
son appartement et de gagner par la cave le sous-sol de cette bou-
tique :
CÕŽtait le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que jÕadoptai,
mais, longeant les murs, je contournai ˆ lÕair libre la cour en
t‰chant de ne pas •tre vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le
dois plus au hasard quÕˆ ma sagesse.
II, 607

Enfin, dans le cas du tŽmoin comme dans celui des invertis, le


risque assumŽ est rŽcompensŽ : Ç de telles rŽvŽlations È, dit le Narra-
teur, sont Ç la rŽcompenseÉ dÕun acte plein de risques È (II, 608).

15 Voir II, 609 et aussi les affirmations rŽpŽtŽes touchant lÕidŽe de miracle :

Ç le bourdon providentiellement survenu É È (II, 604), Ç la possibilitŽ miracu-


leuse de se conjoindre É, les providentiels hasards È (II, 607), Ç CÕŽtait un
miracle É auquel je venais dÕassister É È (II, 628).
Ñ 145 Ñ

Ces circonstances sÕexpliquent fort bien en ce qui concerne les


deux invertis ; elles sont moins comprŽhensibles dans la situation du
tŽmoin. Le danger auquel est exposŽ le HŽros, en particulier, est
difficile ˆ comprendre. Pourquoi a-t-il peur dÕ•tre dŽcouvert ? Craint-
il dÕ•tre interrompu dans lÕobservation ˆ laquelle il se livre ? Redoute-
t-il les reprŽsailles des coupables, dont il surprend le secret ? Si
cÕŽtait le cas, le je nÕaurait aucune raison de se dissimuler aux yeux
de Jupien avant m•me lÕapparition de Charlus, ni de se rejeter brus-
quement de c™tŽ par peur dÕ•tre vu du baron (II, 602) avant dÕavoir
compris que les deux personnages Žtaient des invertis.
Il semble quÕon ait ˆ faire ici ˆ une participation dÕun genre
spŽcial, m•me ˆ une complicitŽ, entre le je et les deux personnages,
fort diffŽrente de la participation quÕimplique toujours lÕacte de voir.
Paradoxalement, cÕest lÕampleur des moyens mis en Ïuvre pour
emp•cher la confusion entre le je et les autres acteurs qui attire
notre attention sur cette complicitŽ. Qui sÕexcuse, sÕaccuse. On a
lÕimpression que lÕauteur voit dŽjˆ son je en butte ˆ la malveillance
du lecteur.
Une premi•re manifestation de la g•ne de lÕauteur est le besoin
quÕil Žprouve de parler lui-m•me dÕinvraisemblance. On dirait quÕil
veut dŽsarmorcer lÕincrŽdulitŽ du lecteur en la prenant ˆ son compte :
Ç Les choses de ce genre auxquelles jÕassistai È, dit-il, Ç eurent
toujoursÉ le caract•re le plus imprudent et le moins vraisemblable È
(II, 608).
La mauvaise conscience de lÕauteur se manifeste en outre par le
mode de prŽsentation particulier et particuli•rement complexe auquel
il recourt pour raconter cet Žpisode. Tout a ŽtŽ prŽparŽ de longue
main, bien avant lÕentrŽe en sc•ne des deux invertis. A la fin du C™tŽ
de Guermantes, le tŽmoin a ŽtŽ apostŽ sous le prŽtexte dÕattendre le
retour du duc et de la duchesse. Ce tŽmoin est un amateur de
tableaux. De son observatoire, il jouit dÕun point de vue Ç sur plu-
sieurs maisons ˆ la fois È, pareil ˆ ceux qui ont tentŽ les peintres ;
il contemple le spectacle des Ç cent tableaux hollandais È que lui
offrent les croisŽes de la cour (II, 572). LÕh™tel de BrŽquigny lui
appara”t Ç chimŽriquement ŽloignŽ comme un paysage alpestre È et il
lui procure le m•me plaisir quÕun paysage de Turner ou dÕElstir
(II, 573). Le Narrateur annonce alors la dŽcouverte dÕun paysage
Ç non plus turnŽrien mais moral È (II, 573). D•s avant lÕouverture
de Sodome et Gomorrhe, lÕauteur place donc son HŽros dans une
situation de contemplateur. Le moment venu, nous serons pr•ts ˆ
accepter cette situation pour le HŽros, et m•me ˆ la faire n™tre. Or
lÕart et la morale Žtant rŽputŽs domaines Žtrangers lÕun ˆ lÕautre, le
lecteur est censŽ •tre immunisŽ contre la tentation de porter un juge-
Ñ 146 Ñ

ment Žthique sur le spectacle auquel il va assister. Tel para”t •tre


le sens de lÕexpression Ç paysage moral È : il ne sÕagit pas dÕun
paysage douŽ de caract•re humain ; mais dÕune situation humaine
vue comme simple paysage. 16
Lorsque le Narrateur reprend le rŽcit de lÕŽvŽnement dans Sodome
et Gomorrhe I, le HŽros a adoptŽ un autre dŽguisement : le voici ento-
mologiste et botaniste. Son intŽr•t va tout entier ˆ la plante prŽcieuse
et au petit arbuste de la duchesse Ç exposŽs dans la cour avec cette
insistance quÕon met ˆ faire sortir les jeunes gens ˆ marier È (II, 601).
Il se demande si lÕinsecte improbable viendra Ç par un hasard provi-
dentiel, visiter le pistil offert et dŽlaissŽ È. Descendant jusquÕˆ la
fen•tre du rez-de-chaussŽe, il se livre ˆ des rŽflexions sur la vie
sexuelle des plantes et des insectes ; il compare la fleur-femme ˆ
Ç une jouvencelle hypocrite et ardente È (II, 603). LÕattention que porte
le HŽros ˆ ce phŽnom•ne est bient™t dŽtournŽe par lÕarrivŽe de Char-
lus au moment o• le giletier sÕappr•te ˆ sortir. Jupien reste Ç clouŽ
subitement sur place devant M. de Charlus, enracinŽ comme une
plante È ; il prend ensuite des poses Ç avec la coquetterie quÕaurait
pu avoir lÕorchidŽe pour le bourdon providentiellement survenuÉ È
(II, 604). Tout le jeu de reconnaissance et dÕapproche entre les deux
invertis est ainsi dŽcrit par rŽfŽrence au monde des insectes et des
plantes. 17 Ce monde Ç lŽpidoptŽrien et vŽgŽtal È, comme dira Co-
lette, 18 est m•me prŽsentŽ comme rev•tant plus dÕintŽr•t aux yeux

16 Ce nÕest pas la seule fonction de cette prŽsentation. Il sÕagit non seule-

ment de faire admettre au lecteur la curiositŽ du HŽros, mais de la lui faire


partager ; il faut que le lecteur surmonte la rŽpugnance que cette sc•ne peut
lui inspirer. LÕauteur en use ici comme le HŽros, ˆ qui il fait dire : Ç Quand
je ne suivais que mon instinct, la mŽduse me rŽpugnait ˆ Balbec ; mais si
je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de lÕhistoire naturelle
et de lÕesthŽtique, je voyais une dŽlicieuse girandole dÕazur. È (II, 626). NÕallons
toutefois pas jusquÕˆ oublier ce quÕil y a de malsain dans la curiositŽ du je
et Žcrire, comme le fait F.C. Green : Ç He [Proust] approaches it [unnatural
vice] É in the spirit of a purely disinterested artist whose sole object is to
present his vision of a certain aspect of life and by sheer art to force us as
did Racine in Ph•dre to lose our moral revulsion in our admiration for
the genius of the artist. È The Mind of Proust. A detailed Interpretation of
ÔA la Recherche du Temps perduÕ (Cambridge : Cambridge University Press,
1949), pp. 184-185.
17 Cette comparaison rŽappara”t ˆ la page 627. On trouve aussi une

allusion ˆ la vie sexuelle des fleurs dans Un Amour de Swann (I, 221), lorsque
Odette affecte de rougir de lÕindŽcence des orchidŽes et, de fa•on plus sub-
tile, dans lÕŽpisode des cattleyas : Ç Voyez, il y a un peu É je pense que
cÕest du pollen qui sÕest rŽpandu sur vous È dit Swann au moment o• il
entreprend de sŽduire la jeune femme (I, 232).
18 On aime que Ç lÕamie des b•tes È ait ŽtŽ sŽduite par lÕouverture de

Sodome et Gomorrhe. Voici dans quels termes elle a exprimŽ ˆ Marcel Proust
son admiration : Ç Qui oserait toucher, apr•s vous, ˆ lÕŽveil lŽpidoptŽrien,
vŽgŽtal, ornithologique dÕun jupien ˆ lÕapproche dÕun charlus ? È Ç Dixi•me
anniversaire de la mort de Colette È, Le Figaro littŽraire, 23 juillet 1964, p. 1.
Ñ 147 Ñ

du tŽmoin que le monde de lÕhomosexualitŽ : Ç JÕŽtais dŽsolŽ dÕavoir,


par attention ˆ la conjonction Jupien-Charlus, manquŽ peut-•tre de
voir la fŽcondation de la fleur par le bourdon È (II, 632). Notons
en passant que le Narrateur Ç se coupe È ici : tout ˆ lÕheure, la ren-
contre Charlus-Jupien se prŽsentait par chance dans le secteur
dÕobservation du je ; la rŽvŽlation Žtait une rŽcompense. CÕest main-
tenant de malchance quÕil sÕagit ˆ propos du m•me incident.
LÕŽlŽment esthŽtique, qui jouait un r™le prŽpondŽrant dans la sc•ne
de lÕattente, nÕest pas nŽgligŽ : la sc•ne de la rencontre est Ç empreinte
dÕune ŽtrangetŽ ou, si lÕon veut, dÕun naturel dont la beautŽ va crois-
sant È. Les Ïillades du baron face ˆ Jupien sont comparŽes aux
Ç phrases interrogatives de Beethoven È (II, 605). Le Narrateur dit
aussi que cette sc•ne est Ç prŽŽtablie È. Il y a lˆ un ŽlŽment dÕart dont
on trouve dÕautres exemples dans La Recherche : on se rappelle que
Golo conformait son attitude aux indications du texte et que le fris-
sonnement du feuillage Žtait Ç exŽcutŽ È comme un passage de sym-
phonie, cÕest-ˆ-dire quÕil Žtait prŽvu par une partition.
Pourquoi dŽployer un dispositif dÕapproche indirecte aussi compli-
quŽ ? Par crainte de choquer ? Sans doute. Il sÕagit notamment de
faire accepter au lecteur un Žpisode scabreux sous couvert dÕart et
dÕhistoire naturelle, un peu comme on ferait passer une image obsc•ne
en la glissant dans une collection de nus artistiques ou de planches
anatomiques. Mais si lÕon traduisait en langage clair les intentions
manifestŽes, on obtiendrait aussi un message de lÕauteur au lecteur
dont les termes seraient les suivants : Ç Il est incroyable que jÕaie pu
assister ˆ cette rencontre sans y avoir participŽ. Je le sais fort bien.
JÕen fais moi-m•me la remarque : les rencontres de ce genre ont
toujours ŽtŽ invraisemblables. Quant ˆ mon intŽr•t pour les choses
de lÕhomosexualitŽ, il ne faudrait pas en exagŽrer la portŽe : cÕest
par hasard que jÕai assistŽ ˆ cette sc•ne. Je suis en rŽalitŽ un esth•te,
un botaniste, un entomologiste. LÕarrivŽe de Charlus et de Jupien a
m•me ŽtŽ fort malencontreuse : elle mÕa emp•chŽ dÕobserver un phŽno-
m•ne du r•gne vŽgŽtal qui aurait davantage intŽressŽ le naturaliste
que je suis. È Mais ce langage nÕa de sens que si lÕauteur, Ç prenant
le taureau par les cornes È comme on dit famili•rement, devance
lÕobjection dÕun lecteur, et cette objection pourrait se formuler ainsi :
Ç Je veux bien croire que vous avez vŽcu cette sc•ne, mais cÕest en
acteur et non en tŽmoin. CÕest ˆ lÕintŽrieur de la boutique de Jupien
que vous vous trouviez. È Il est clair que lÕauteur a mauvaise cons-
cience. Mais il ne sÕagit pas de cette mauvaise conscience dont nous
lÕavons vu tŽmoigner au moment de raconter lÕhistoire de Un Amour
de Swann. Lˆ, il sÕagissait de simple vraisemblance. Ici, les craintes
de lÕauteur portent sur un autre point : la fiction ne va-t-elle pas se
Ñ 148 Ñ

dŽchirer comme un dŽcor en papier et laisser entrevoir une vŽritŽ


inavouable ? CÕest lÕinnocence du je qui est en cause par-delˆ la
crŽdibilitŽ du Narrateur.
Les remarques quÕon vient de faire ˆ propos de la rencontre
Charlus-Jupien sÕappliquent aussi ˆ la sc•ne de sadisme ˆ Montjou-
vain. Le rŽcit est fait alternativement par le Narrateur et par le
Romancier. Le Narrateur sÕen tient ˆ ce quÕil a pu voir, ou en tout cas
deviner. Les deux lesbiennes restent pour lui un objet extŽrieur.
Leurs attitudes, leurs gestes, leurs dŽplacements sont notŽs ; les
adverbes de mani•re garantissent lÕauthenticitŽ cinŽmatographique
dÕune relation o• rien nÕest ajoutŽ ˆ ce qui sÕimprime sur la pellicule :
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminŽe, Žtait posŽ
un petit portrait de son p•re que vivement elle alla chercher au
moment o• retentit le roulement dÕune voiture qui venait de la route,
puis elle se jeta sur un canapŽ, et tira pr•s dÕelle une petite table
sur laquelle elle pla•a le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait
mis ˆ c™tŽ de lui le morceau quÕil avait le dŽsir de jouer ˆ mes
parents. Bient™t son amie entra. Mlle Vinteuil lÕaccueillit sans se
lever, ses deux mains derri•re la t•te et se recula sur le bord opposŽ
du sofa comme pour lui faire une placeÉ Reprenant toute la place
sur le sofa, elle ferma les yeux et se mit ˆ b‰illerÉ MalgrŽ la
familiaritŽ rude et dominatrice quÕelle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obsŽquieux et rŽticents, les brusques scru-
pules de son p•re. Bient™t, elle se leva . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.........................................................
Elle poussa un petit cri, sÕŽchappa et elles se poursuivirent en
sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et
gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle
Vinteuil finit par tomber sur le canapŽ. É Celle-ci [son amie]
tournait le dos ˆ la petite tableÉ Elle sauta sur les genoux de son
amie, et lui tendit chastement son front ˆ baiserÉ Son amie lui
prit la t•te entre ses mains et lui dŽposa un baiser sur le frontÉ
Mlle Vinteuil, dÕun air las, gauche, affairŽ, honn•te et triste, vint
fermer les volets et la fen•treÉ
I, 160-163

Ç Elle alla chercherÉ elle vint fermer les volets È : ces verbes indi-
quent des mouvements dont la direction est dŽfinie par rapport ˆ un
point privilŽgiŽ : cÕest le point occupŽ par le je. Le HŽros se trouvant
tout pr•s de la fen•tre, Mlle Vinteuil sÕŽloigne de lui pour prendre le
portrait qui se trouve Ç au fond du salon È ; elle vient vers lui pour
fermer les volets. Dans Ç au moment o• retentit È, la locution conjonc-
tive indique la contemporanŽitŽ ˆ lÕexclusion de lÕidŽe de cause, ˆ la
diffŽrence de Ç quand È, qui implique presque le rapport causal. La
relation entre le mouvement de la jeune fille et le bruit de la voiture
Ñ 149 Ñ

est prŽsentŽ en marge de toute interprŽtation qui ferait intervenir des


ŽlŽments sur lesquels seule la jeune fille pourrait nous renseigner.
Proust Žcrit : Ç au moment o• retentit È. CÕest la notation dÕun bruit
pris ˆ son origine comme phŽnom•ne physique, avant m•me quÕil ait
ŽtŽ captŽ par lÕexclusive subjectivitŽ du personnage de la lesbienne. Il
aurait pu Žcrire : Ç au moment o• elle entendit È ce qui aurait prŽsentŽ
le bruit comme rŽverbŽration dans la conscience. LÕauteur aurait pu
nous dire ce que le personnage Žprouve en entendant le bruit, car il est
clair quÕil Žprouve une certaine Žmotion. Le bruit est ainsi pris comme
chose plut™t que comme cause. De m•me, au lieu de Ç son amie
entra È, on aurait pu avoir : Ç elle vit entrer son amie È, ce qui
nÕaurait rien ajoutŽ ˆ la prŽsentation du fait, mais aurait invitŽ le
lecteur ˆ Žpouser la subjectivitŽ du personnage. En choisissant
dÕŽcrire : Ç elle se recula comme pour lui faire une place È, lÕauteur
prŽcise quÕil sÕabstient de toute interprŽtation : le fait brut doit
suffire. Quand lÕamie insulte la mŽmoire du p•re en lÕappelant Ç le
vilain singe È, la fille a des paroles de doux reproche qui pourraient
faire croire ˆ son indignation, sÕil nÕŽtait Žvident (entendons : mani-
feste aux yeux du tŽmoin) quÕelle avait fait taire ce sentiment. Et le
Narrateur de se demander Ç ˆ lÕaide de quels sophismes È elle avait
rŽduit au silence la voix de sa conscience. Comme dans lÕŽpisode de
la rencontre Charlus-Jupien, le Narrateur cite les paroles entendues,
mais il note que certaines lui ont ŽchappŽ : Ç Et elle murmura ˆ
lÕoreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus pas entendre È
(I, 163). Le regard des personnages Žchappe aussi parfois au HŽros :
Ç Aussi son regard que je ne pouvais distinguer dut-il prendre lÕex-
pression que ma grand-m•re aimait tantÉ È (I, 161).
Mais de nombreuses fois au cours du rŽcit, le lecteur est intŽ-
riorisŽ ˆ lÕexpŽrience de Mlle Vinteuil et, plus rarement, ˆ celle de
lÕamie : Ç Elle sentit quÕelle semblait ainsi lui imposer une attitude qui
lui Žtait peut-•tre importune È. Le lecteur Ç devient È ainsi Mlle Vin-
teuil, il Žprouve par le dedans le sentiment de la fille du musicien.
Il suffira de relire lÕŽpisode pour trouver un tr•s grand nombre de
notations portant sur lÕŽtat dÕesprit des deux femmes : Ç Elle pensa
queÉ, elle se trouva indiscr•teÉ, certains autres mots quÕelle avait
en effet le dŽsir dÕentendreÉ, au fond dÕelle-m•me une vierge timide
et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vain-
queurÉ È Le vocabulaire ici employŽ est fort diffŽrent de celui dont
use le Narrateur dans ses constats descriptifs. Il est question de
pensŽes, de sensations, de dŽsirs, dÕintentions. On remarquera Žgale-
ment que la prŽfŽrence du Narrateur dans lÕemploi des temps va au
passŽ dŽfini (Ç elle allaÉ au moment o• retentitÉ elle se jetaÉ et
tiraÉ elle pla•a le portraitÉ son amie entraÉ etc. È), tandis que
Ñ 150 Ñ

le Romancier use plut™t de lÕimparfait : Ç Elle taisait les mots prŽmŽ-


ditŽsÉ ses habitudes de timiditŽ paralysaient ses vellŽitŽs dÕaudaceÉ,
cette scŽlŽratesse quÕelle cherchait ˆ sÕassimilerÉ È CÕest que le passŽ
dŽfini est le temps de lÕaction, donc de la manifestation extŽrieure ;
lÕimparfait sert souvent ˆ noter les mouvements internes. La propor-
tion est de trois passŽs dŽfinis pour un imparfait quand cÕest le
Narrateur qui parle, et lÕinverse quand le rŽcit est menŽ par le
Romancier. 19
Les ressemblances entre les acteurs et le tŽmoin sont aussi Žvi-
dentes dans cet Žpisode que dans celui de la conjonction Charlus-
Jupien. Ces ressemblances portent non sur la situation des person-
nages, mais sur leur •tre m•me. Mlle Vinteuil est frileuse comme
le HŽros. LÕallusion aux ch‰les supplŽmentaires (I, 113) et au manteau
que le p•re voudrait faire mettre ˆ Mlle Vinteuil rappelle la sc•ne de
La Prisonni•re o• Charlus sÕoffre ˆ aller chercher Ç la pelure È du
HŽros (III, 288). La fille de Vinteuil a, nous dit-on, ˆ peu pr•s tuŽ son
p•re (I, 160). On apprendra plus tard que le HŽros se sent coupable
dÕavoir laissŽ mourir sa grand-m•re, crime pour lequel il demande
ˆ souffrir longtemps (III, 902). DÕautre part, le p•re Vinteuil donne
des soins de m•re et de bonne dÕenfant (I, 159) ˆ sa fille ; ceci fait
Žvidemment penser aux soins que la m•re par excellence, celle du
HŽros, prodigue ˆ son fils. La m•re du je partage Žgalement avec le
musicien cette politesse et cette bontŽ qui consistent ˆ se mettre ˆ la

19 Il y a exactement trente et une formes de passŽ simple contre dix

imparfaits dans le rŽcit du Narrateur et sept passŽs simples contre vingt-deux


imparfaits dans celui du Romancier.
Un examen attentif de la sc•ne entre Charlus et Jupien rŽvŽlerait au
contraire un tr•s grand nombre dÕimparfaits dans les portions du rŽcit attri-
buables au Narrateur. CÕest que cette sc•ne, du moins jusquÕau moment o•
le giletier force le baron ˆ le poursuivre, est caractŽrisŽe par la lenteur et la
rŽpŽtition des gestes et des regards : Ç É le baron regardait avec une attention
extraordinaire lÕancien giletier É cependant que celui-ci É contemplait dÕun air
ŽmerveillŽ lÕembonpoint du baron vieillissantÉ M. de Charlus avait beau
prendre un air dŽtachŽ, baisser distraitement les paupi•res, par moment il
les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif É chaque fois que
M. de Charlus regardait Jupien É il sÕarrangeait pour que son regard fžt
accompagnŽ dÕune paroleÉ etc. È Cette lenteur et cette rŽpŽtition sont nŽces-
saires ˆ la vision esthŽtique que lÕauteur essaye de nous imposer : la lenteur
tend ˆ lÕimmobilitŽ, qui est une des caractŽristiques de toute Ïuvre picturale,
et la rŽpŽtition est un des procŽdŽs constitutifs de tout art du mouvement
(musique, poŽsie ou danse). LÕauteur sugg•re lui-m•me le rapprochement avec
une symphonie quand il compare les questions muettes que Charlus semble
adresser ˆ Jupien avec Ç ces phrases interrogatives de Beethoven, rŽpŽtŽes
indŽfiniment, ˆ intervalles Žgaux, et destinŽes Ñ avec un luxe exagŽrŽ de
prŽparations Ñ ˆ amener un nouveau motif, un changement de ton, une Ôren-
trŽeÕ È (II, 605). DÕautre part, les regards des personnages tirent leur beautŽ
de ce quÕils ne semblent pas avoir pour but de conduire ˆ quelque chose (II,
605). Or le temps grammatical de lÕaction qui ne m•ne ˆ rien, cÕest prŽcisŽ-
ment lÕimparfait.
Ñ 151 Ñ

place des autres (I, 24 et 113). La profanation dont Vinteuil est


lÕobjet atteint indirectement la m•re ou la grand-m•re par le jeu dÕune
triple ironie. La sc•ne de sadisme qui succ•de dans lÕordre de lÕexposŽ
ˆ une question de la m•re touchant Ç le salaire È que le musicien peut
espŽrer de sa fille est une rŽponse ˆ cette question ; il y a lˆ une
ironie cruelle dont la m•re est la victime. 20 Le Narrateur note que le
regard de la lesbienne prend ˆ un moment donnŽ lÕexpression qui pla”t
tant ˆ la grand-m•re (I, 161, qui est un rappel de I, 113). Le souvenir
de lÕa•eule est ici profanŽ, un peu comme sera profanŽ plus tard le
souvenir de la tante LŽonie quand le je donnera les meubles de la
vieille dame ˆ la tenanci•re de la maison de passe. Enfin, quand la
m•re veut faire admirer au je le spectacle du soleil levant dans une
pensŽe o• lÕaffection sÕallie ˆ la pieuse mŽmoire de la grand-m•re,
cÕest lÕimage obsc•ne qui appara”t dans le cadre de la fen•tre :
Apercevant le soleil levant, elle sourit tristement en pensant ˆ
sa m•re, et pour que je ne perdisse pas le fruit dÕun spectacle
que ma grandÕm•re regrettait que je ne contemplasse jamais, elle
me montra la fen•tre. Mais derri•re la plage de Balbec, la mer, le
lever du soleil, que maman me montrait, je voyais avec des mouve-
ments de dŽsespoir qui ne lui Žchappaient pas, la chambre de
Montjouvain o• Albertine, rose, pelotonnŽe comme une grosse
chatte, le nez mutin, avait pris la place de lÕamie de Mlle VinteuilÉ
II, 1129

Il semble donc quÕon puisse poser une double Žquation Mlle


Vinteuil-Protagoniste et M. Vinteuil-m•re (ou grand-m•re) du Prota-
goniste.
Si lÕon applique le principe Ç Dis-moi qui tu regardes et je te
dirai qui tu es È, on trouvera une confirmation de ces Žquations dans
la relation entre lÕorigine et lÕobjet du regard. Mlle Vinteuil est vue
exclusivement par le je, et cÕest presque exclusivement sur elle que se
fixe le regard du je. Elle appara”t en grand deuil aux yeux du gar•on
qui vient de se rŽveiller en face de la fen•tre ouverte. Ce dŽtail vesti-
mentaire fournit la transition gr‰ce ˆ laquelle on passe du rŽcit
proprement dit ˆ une digression o• le p•re de la jeune fille est vu
par les yeux de la m•re du je :
Ma m•re se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout
absorbŽe dÕabord par les soins de m•re et de bonne dÕenfant quÕil

20 Dans La Fugitive, le HŽros apprend que Robert de Saint-Loup sÕest un

jour enfermŽ avec le liftier sous prŽtexte de dŽvelopper des photographies


de la grand-m•re (III, 681). Bien que le HŽros nÕy soit pas m•le, cet incident
rappelle la sc•ne de la profanation par le dŽtail de la photo.
Ñ 152 Ñ

donnait ˆ sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait
causŽes ; elle revoyait le visage torturŽ quÕavait eu le vieillard
tous les derniers temps ; elle savait quÕil avait renoncŽ ˆ jamais ˆ
achever de transcrire au net toute son Ïuvre des derni•res annŽesÉ
I, 159-160
On remarque lÕinsistance sur le r™le maternel du vieillard. CÕest
le c™tŽ parental du personnage que la m•re du HŽros voit surtout. Il
est sans doute tout naturel que la m•re du je soit sensible avant tout
aux tracas que M. Vinteuil a comme p•re. Mais cet intŽr•t particu-
lier de la m•re recouvre peut-•tre une intention de lÕauteur : celle
de marquer un rapport symbolique dÕŽquivalence entre la m•re du je
et M. Vinteuil. 21
La sc•ne de sadisme ˆ Montjouvain ne fait pas intervenir un
appareil de justification aussi complexe que celui mis en Ïuvre au
dŽbut de Sodome. Pourtant, ici aussi, lÕauteur munit le je dÕun alibi
fort circonstanciŽ, comme si le je risquait de donner prise aux soup-
•ons. Que faisait-il lˆ ? Il Žtait allŽ jusquÕˆ la mare de Montjouvain
pour y revoir les reflets du toit de tuile (I, 159). 22 Comment sÕest-il
trouvŽ face ˆ la fen•tre ? Il sÕest endormi dans les buissons du talus
qui domine la maison, il faisait presque nuit quand il sÕest rŽveillŽ.
Pourquoi est-il restŽ ? En sÕen allant, il aurait fait craquer les buis-
sons, Mlle Vinteuil lÕaurait vu et elle aurait pu croire quÕil sÕŽtait
cachŽ lˆ pour lÕŽpier (I, 159). NÕa-t-il vraiment ŽtŽ que tŽmoin ?
Certainement, ˆ telles enseignes quÕil est incapable de tout rapporter.
Les lacunes de son rŽcit en garantissent lÕauthenticitŽ. 23 LÕauteur joue
m•me avec lÕidŽe dÕinvraisemblance quand il fait dire ˆ la compagne
de Mlle Vinteuil : Ç Oui, cÕest probable quÕon nous regarde ˆ cette

21 Le passage que notre citation interrompt se poursuit par un dŽveloppe-

ment sur le musicien en tant que tel et lÕaccueil rŽservŽ ˆ son Ïuvre par la
postŽritŽ. Le point de vue de la m•re se confond alors avec celui du HŽros.
Dans le nous est ŽvoquŽ ce Combray si coutumier de faux jugements de
valeur aux dŽpens duquel le Narrateur exerce volontiers son ironie. Le Narra-
teur revient ensuite aux rapports entre le p•re et la fille, et cÕest encore par
les yeux de la m•re que ce Vinteuil-lˆ nous est montrŽ (depuis Ç ma m•re
pensait ˆ cet autre renoncement plus cruel encoreÉ È jusquÕˆ la fin de lÕalinŽa).
22 Le promeneur qui prend la direction de Montjouvain est donc un esth•te

comme le tŽmoin de la rencontre entre Charlus et Jupien. LÕŽlŽment esthŽtique


est presque toujours m•lŽ ˆ ce genre de sc•nes. Le souvenir de la profanation
est rendu au Protagoniste au moment o• la m•re lÕinvite ˆ contempler le
spectacle du soleil levant (II, 1129-1130). Le jour o• Charlus voit Morel pour
la premi•re fois, cÕest ˆ lÕartiste quÕil sÕadresse : Ç Je dŽsirerais entendre
ce soir un peu de musiqueÉ È (II, 861). Notons aussi que la rencontre avec
la p•cheuse a lieu au moment o• le HŽros vient dÕadmirer lÕŽglise de Carque-
ville (I, 715-716).
23 Ces lacunes sont en outre un moyen commode de censurer les passages

trop osŽs pour •tre rapportŽs.


Ñ 153 Ñ

heure-ci, dans cette campagne frŽquentŽe È (I, 161). Remarque Ç iro-


nique È, dit le Narrateur. Certes. Mais la vŽritable ironie, cÕest celle
que le Romancier exerce ˆ ses propres dŽpens.
Outre la sc•ne de la rencontre entre Charlus et Jupien, qui se
pr•terait ˆ un commentaire semblable, le roman contient un troisi•me
Žpisode quÕil convient dÕŽvoquer ici : cÕest la visite du HŽros ˆ lÕh™tel
de Jupien dans Le Temps retrouvŽ (III, 809-840). Les remarques
qui viennent dÕ•tre faites sur le r™le du Narrateur et du Romancier
sont, en gros, applicables ˆ cet Žpisode. Ici, lÕidentitŽ entre le Prota-
goniste-spectateur et les acteurs sÕaffirme plus ouvertement : cÕest
ˆ lÕintŽrieur que le je se trouve ; cÕest lui qui cherche une place sur
le sofa. Mais Proust ne va pas pour autant attribuer des motifs
immoraux ˆ la prŽsence du HŽros parmi cette p•gre : cÕest par erreur
que le je est entrŽ dans la maison de dŽbauche, dans lÕespoir dÕy
prendre une consommation. 24
LÕambigu•tŽ quÕon vient dÕobserver sous diffŽrentes formes chaque
fois que Proust traite des mÏurs anormales Žclate dans lÕutilisation
dÕun ŽlŽment de dŽcor qui est commun aux trois Žpisodes. Il sÕagit
de la surface opaque qui sÕinterpose entre le HŽros et les homo-
sexuels : fen•tres, vasistas, portes et cloisons. Il y a les volets de
lÕescalier o• le HŽros se poste pour voir rentrer le duc et la duchesse
(II, 573 et 601), la fen•tre du rez-de-chaussŽe Ç ouverte elle aussi
et dont les volets nÕŽtaient quÕˆ moitiŽ clos È (II, 602), la porte de
la boutique de Jupien, qui se referme sur les deux partenaires (II, 607),
la Ç cloison extr•mement mince È sŽparant cette boutique de celle qui
lui est contigu‘ et o• le HŽros sÕest glissŽ (II, 607), le vasistas que le
HŽros hŽsite ˆ ouvrir de crainte de trahir sa prŽsence (II, 609) ; la

24 Outre la ressemblance entre les situations et les procŽdŽs gŽnŽraux

dÕexposition dans les trois Žpisodes, on constate un parallŽlisme de dŽtail fort


curieux entre la sc•ne de Montjouvain et celle de la Ç maison È :
a) Ç Mlle Vinteuil É se recula sur le bord opposŽ du sofa comme pour lui
faire une placeÉ È (I, 160).
Ç ÔLe 43 doit •tre libreÕ, dit le jeune homme É Et il se poussa lŽg•re-
ment sur le sofa pour me faire une place È (III, 812).
b) Ç Bient™t elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de nÕy pas
rŽussir.
Ñ Laisse donc tout ouvert, jÕai chaud, dit son amie.
Ñ Mais cÕest assommant, on nous verra, rŽpondit Mlle Vinteuil.
Ñ Oui, cÕest probable quÕon nous regarde ˆ cette heure-ci dans cette
campagne frŽquentŽe, dit ironiquement son amieÉ È (I, 160-161).
Ç ÔSi on ouvrait un peu la fen•tre, il y a une fumŽe ici !Õ dit lÕaviateur ;
et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. ÔOui, mais alors, fermez
dÕabord les volets, vous savez bien que cÕest dŽfendu dÕavoir de la
lumi•re ˆ cause des zeppelins. Ñ Il nÕen viendra plus de zeppelins.
Les journaux ont m•me fait allusion sur ce quÕils avaient tous ŽtŽ
descendus.Õ È (III, 812-813).
Ñ 154 Ñ

fen•tre de la chambre o• Mlle Vinteuil re•oit son amie (I, 159), la


fen•tre de la maison de dŽbauche (III, 812-813), enfin lÕÏil-de-bÏuf
par lequel le HŽros assiste ˆ la flagellation du baron (III, 815).
Ces dispositifs fonctionnent toujours de la m•me fa•on. Ouverte,
la fen•tre encadre la sc•ne et marque le rapport exclusif de conni-
vence entre le tŽmoin et les acteurs. CÕest un symbole dÕidentitŽ.
FermŽe, elle marque le dŽsaveu qui sŽpare le tŽmoin et les coupables.
Le tŽmoin pousse si loin le rŽcit que le lecteur peut •tre tentŽ de
confondre acteur et spectateur. La position de simple tŽmoin est alors
rŽaffirmŽe par lÕinterposition dÕun obstacle dans le champ visuel et
auditif du je. 25
Cette volontŽ ambigu‘ de compromettre le je et en m•me temps
de le dŽsolidariser des invertis rend compte de la fa•on dont lÕauteur
utilise la fen•tre et les accessoires semblables. Elle explique Žgalement
la prŽsence du HŽros. La culpabilitŽ et lÕinnocence du je sont tour ˆ
tour postulŽes par la position quÕil occupe. QuÕest-ce que le Roman-
cier ajoute au proc•s-verbal du Narrateur ? De la psychologie. Quand
le Narrateur dit : Ç Je visÉ È ou Ç JÕentendisÉ È, il se rŽf•re ˆ une
expŽrience rŽelle, donc limitŽe, et dÕautant plus limitŽe que le tŽmoin
est un individu pour qui ces mÏurs sont Žtranges. Et cette expŽrience
devient encore plus fragmentaire quand le tŽmoin cesse de voir et
dÕentendre. La psychologie du sadisme, du masochisme et de lÕhomo-
sexualitŽ ne peut •tre mise en jeu que par le recours ˆ un spectateur
hors jeu qui pourra Žclairer de lÕintŽrieur lÕesprit des coupables sans
risquer de se voir basculer de leur c™tŽ. Seul le Romancier peut
sÕappuyer sur lÕintelligence quÕil a de certaines formes de perversion
sans passer pour •tre Ç dÕintelligence È avec les sujets qui sÕy adon-
nent. Tout ce quÕil serait imprudent de porter au compte du je est
confiŽ au Romancier inexistant, donc innocent. Ç Vous pouvez tout
raconter, mais ˆ condition de ne jamais dire : Je. È 26 Ce principe,
Marcel Proust lÕa appliquŽ de deux fa•ons : le mal est commis par
Ç elles È, par Ç eux È, ou par Ç lui È. Il est compris par le Ç on È dÕun
observateur anonyme.
Tels sont les ŽlŽments immanents au texte. Mais pourquoi lÕauteur
se montre-t-il aussi ambigu ? Pour rŽpondre ˆ cette question, on sera
amenŽ ˆ Žmettre une hypoth•se qui dŽborde le texte. On supposera

25 De plus, la fen•tre joue un r™le de censure. Comme la suppression dont

font lÕobjet certains des propos ŽchangŽs par les lesbiennes ou par Charlus
et Jupien, les partenaires sÕentretenant ˆ voix basse, lÕoffuscation de la sc•ne
par la fermeture de la fen•tre permet de sauter ce quÕil aurait ŽtŽ embarrassant
de rapporter.
26 Voir les propos rapportŽs par AndrŽ Gide, Journal (Paris : Gallimard,

Biblioth•que de la PlŽiade, [1939]), p. 692, ˆ la date du 13 mai 1921.


Ñ 155 Ñ

que lÕambivalence de lÕauteur en face de lÕinnocence du je fictif est,


transposŽe, lÕhŽsitation de lÕhomme entre deux attitudes ˆ prendre
vis-ˆ-vis de sa vie privŽe. Va-t-il se confesser ? ou au contraire
essayer de se disculper ? Cette hŽsitation peut seule rendre compte
de lÕinsistance que Marcel Proust met ˆ dire tour ˆ tour dans le
langage de la fiction : Ç le je, cÕest, dans un sens, Charlus ou Mlle
Vinteuil È, et Ç le je nÕest en aucune fa•on Charlus ni Mlle Vinteuil. È
Car la vigueur mise ˆ appuyer ces affirmations nÕa de sens que si,
sur un certain plan, Ç le je, cÕest moi È.
Et de fait, dans un des Žpisodes au moins, la ressemblance entre
le je et Marcel Proust est assez frappante. On constate dans la sc•ne
de sadisme ˆ Montjouvain que les traits communs au je et ˆ Mlle
Vinteuil sont des traits de Marcel Proust, et dÕautre part, que les
traits communs ˆ la m•re du je (ou sa grand-m•re) et ˆ M. Vinteuil
sont des traits de Madame Adrien Proust. Proust Žtait frileux, par
exemple ; Madame Proust a ŽtŽ veuve les deux derni•res annŽes de
sa vie ; comme Vinteuil (I, 159) elle Žtait occupŽe par Ç des soins de
m•re et de bonne dÕenfant È quÕelle devait donner ˆ lÕŽternel malade
quÕŽtait Marcel Proust ; la compassion que la m•re du je Žprouve
pour le musicien pourrait avoir Mme Proust pour objet, car, comme
M. Vinteuil, elle avait des raisons de se plaindre ; enfin lÕart joue
dans la vie des Vinteuil et des Proust un r™le comparable : le septuor,
nŽ de la douleur du musicien ˆ voir la dŽchŽance de sa fille, est
editŽ dÕapr•s les brouillons par lÕamie de la fille et jouŽ en premi•re
audition au cours dÕun concert organisŽ par Charlus pour mettre
Morel en vedette. Dans ses origines et son succ•s, lÕÏuvre dÕart est
ainsi liŽe ˆ lÕhomosexualitŽ. Mais elle rach•te en m•me temps les
coupables. Ceci semble avoir eu son Žquivalent dans la vie de Marcel
Proust. 27
La double prŽsence du Narrateur et du Romancier dans les
Žpisodes dÕhomosexualitŽ aurait donc pour but de rendre possible
lÕutilisation directe de certains ŽlŽments autobiographiques tout en
respectant une volontŽ de secret, sans rien sacrifier de la psychologie
des cas pathologiques prŽsentŽs.
*

27 CÕest lÕopinion de PirouŽ : Ç On ne peut sÕemp•cher de comparer cette

gen•se dÕune Ïuvre dÕart et sa promotion ˆ la gloire ˆ la destinŽe secr•te dÕA la


Recherche du temps perdu. Il semble que le travail de pŽnitence de lÕamie de
Mlle Vinteuil soit une prŽmonition du long effort de crŽation romanesque du
narrateur. Le m•me drame qui liait le couple p•re-fille lie le couple m•re-
narrateur, ˆ cette diffŽrence pr•s que le livre (et non la musique) qui en
sortira nÕest pas lÕÏuvre additionnŽe du profanŽ et du profanateur, mais du
profanateur seul. È Georges PirouŽ, Par les Chemins de Marcel Proust. Essai
de critique descriptive (Neuch‰tel : A la Baconni•re, [1955]), p. 29.
Ñ 156 Ñ

Une lecture attentive de La Recherche permet donc de dŽfinir,


entre le personnage fictif du je et la personne de Marcel Proust, un
palier intermŽdiaire occupŽ par lÕEcrivain et le Romancier.
Les interventions de lÕEcrivain se faisant au nom dÕun Narrateur
qui avoue des ambitions littŽraires, sa prŽsence dans le roman ne
soul•ve aucune difficultŽ.
Il nÕen va pas de m•me du Romancier. Il a fallu esquisser une
analyse des fins poursuivies par lÕauteur pour faire comprendre la
coexistence du Romancier et du Narrateur. On a vu que le roman de
la subjectivitŽ exigeait un rep•re par rapport auquel le monde se
voyait relativisŽ. On a vu aussi que lÕautobiographie dŽguisŽe, sous
peine de voir neutraliser des sentiments de culpabilitŽ auxquels il
sÕagissait prŽcisŽment de faire face, nÕŽtait concevable quÕˆ partir
dÕun je. On a dÕautre part reconnu dans La Recherche le rŽsultat de
trois entreprises romanesques distinctes : la pseudo-chronique balza-
cienne dÕune sociŽtŽ en voie de dŽcomposition, le roman humoristique,
le roman de lÕhomosexualitŽ. Ces entreprises sont grandement faci-
litŽes par le recours ˆ un Ç Ïil de Dieu È, cÕest-ˆ-dire par la rŽinves-
titure du monde romanesque dans lÕabsolu. Ce sont ces intentions
divergentes que lÕauteur a servies en maintenant, en dŽpit de toute
exigence de cohŽrence thŽorique, deux modes inconciliables de rela-
tion : celui du Narrateur, celui du Romancier.
LÕanalyse des parties du roman consacrŽes ˆ lÕhomosexualitŽ
nous a ramenŽ indirectement ˆ lÕŽtude du Protagoniste. Le je fictif
que lÕon avait tentŽ de dŽfinir dans la prŽface a semblŽ par moments
vouloir cŽder la place ˆ un je moins anonyme. Pourtant, le contrat
qui lie tout auteur de roman ˆ son lecteur a toujours ŽtŽ respectŽ.
La fiction a constamment ŽtŽ maintenue. Si la personne de Marcel
Proust sÕest trouvŽe directement m•lŽe ˆ ces Žpisodes, cÕest avant
tout sur lÕinitiative des critiques par une sorte dÕindiscrŽtion quÕon ose
espŽrer perspicace. Proust lui-m•me se dŽfend contre cette intrusion.
Il invoque des prŽtextes, prŽvient les questions, invente des explica-
tions plus ou moins maladroites. Il arrivera pourtant que le masque
glisse pour de bon. Marcel Proust sÕadressera alors ˆ son lecteur par
le truchement dÕun je que plus rien ne semblera distinguer du je de
Marcel Proust. Ce sera celui que nous appelons le Signataire, ˆ
lÕŽtude duquel il faut maintenant passer.
TROISIéME PARTIE

LÕAVEU OU LE SIGNATAIRE
LE SIGNATAIRE

La meilleure fa•on dÕaborder lÕŽtude du Signataire dans La


Recherche du Temps perdu est dÕexaminer les tŽmoignages explicites
de Marcel Proust sur les rapports entre le je apocryphe et le je vrai.
Presque tous ces tŽmoignages sont extŽrieurs ˆ lÕÏuvre romanesque.
Ils proviennent de lettres et dÕessais, cÕest-ˆ-dire de textes qui, par
leur nature, renvoient au je de Marcel Proust sans passer par la
mŽdiation dÕun je fictif. Le je de Proust est parfois amenŽ dans ces
textes ˆ faire allusion au je du Protagoniste. Or, il est facile de le
prŽvoir, cette co•ncidence doit fatalement donner lieu ˆ certaines
ambigu•tŽs. LÕauteur va-t-il laisser subsister ces ambigu•tŽs ? Va-t-il
au contraire chercher ˆ clarifier sa pensŽe ? Dans un sens comme
dans lÕautre, le comportement de Proust ne peut que mettre dans la
plus vive lumi•re les ŽlŽments du probl•me qui nous occupe.
Les textes les plus catŽgoriques sur la distinction ˆ observer
entre le Protagoniste et Marcel Proust font intervenir la formule Ç Je
qui nÕest pas moi È ou une formule semblable. CÕest le cas, par
exemple, dans la longue lettre que Proust charge Antoine Bibesco de
remettre ˆ Gide, Copeau et Schlumberger en novembre 1912. Au
moment o• il soumet le manuscrit de Swann au triumvirat de la
Nouvelle Revue Fran•aise, lÕauteur sÕexplique dans les termes que
voici sur les intentions du roman :
DŽjˆ dans ce premier volume, le personnage qui raconte, qui
dit : Ç Je È (et qui nÕest pas moi), retrouve tout dÕun coup des
annŽes, des jardins, des •tres oubliŽs, dans le gožt dÕune gorgŽe
de thŽ, o• il a trempŽ un morceau de madeleineÉ 1

1 Lettres de Marcel Proust ˆ Bibesco. PrŽface de Thierry Maulnier (Lau-

sanne : Guilde du Livre, [1949]), p. 176. Voir aussi dans une lettre ˆ RenŽ
Blum : Ç Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre Žtait un roman. Du moins
cÕest encore du roman que cela sÕŽcarte le moins. Il y a un monsieur qui
raconte et qui dit : Je ; il y a beaucoup de personnages É È (citŽ dans LŽon
Pierre-Quint, Proust et la stratŽgie littŽraire, p. 39 ; cet ouvrage a Žgalement
ŽtŽ publiŽ sous le titre Comment parut Ç Du C™tŽ de chez Swann È ; dans cette
Ždition, la lettre se trouve p. 43). LÕinterview accordŽe en novembre 1913 ˆ
Elie-Joseph Bois du journal Le Temps reprend presque textuellement la lettre
qui devait •tre remise ˆ Gide en 1912 par Bibesco. Proust y prŽsente Ç le
personnage qui raconte, qui dit ÔJeÕ (et qui nÕest pas moi). È Voir Le Temps,
Ñ 160 Ñ

Avec cette affirmation, comme avec celles que nous citons en note,
nous sommes sur un terrain fort sžr : la distinction est nette entre
le personnage central de La Recherche du Temps perdu et Proust
(homme et auteur). Il en va de m•me dans une lettre adressŽe ˆ
Jacques Rivi•re en 1914. 2 En apparence, la confusion est totale dans
ce texte. Proust use des pronoms Ç je È et Ç moi È pour dŽsigner
tour ˆ tour sa propre personne et les diffŽrentes instances que nous
nous sommes efforcŽ jusquÕici de distinguer. En rŽalitŽ, la confusion
ne sÕop•re que sur le plan de la grammaire et elle est fort comprŽ-
hensible, la langue nÕayant prŽvu aucun moyen dÕexpression pour les
subtilitŽs dont nous traitons ici, et qui font lÕobjet explicite de la
lettre. Proust y remercie Rivi•re dÕavoir devinŽ que Le Temps perdu
Žtait Ç un ouvrage dogmatique et une construction È. Il sÕŽtend ˆ
ce propos sur les dangers dÕune mŽprise contre laquelle il met les
lecteurs en garde. De quelle mŽprise sÕagit-il ? PrŽcisŽment de celle
qui consisterait ˆ confondre le HŽros et Marcel Proust.
Ailleurs, la distinction ne prŽsente pas le m•me caract•re incondi-
tionnel ; elle fait lÕobjet dÕune remarque ajoutŽe Ç en post-scriptum È.
Dans lÕarticle sur Flaubert, il est fait mention des pages de Swann
Ç o• quelques miettes de ÔmadeleineÕ, trempŽes dans une infusion me
rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit ÔjeÕ et qui
nÕest pas toujours moi) tout un temps de ma vieÉ È 3 Et de m•me
dans une parenth•se de Sodome et Gomorrhe, o• Proust, engageant
le dialogue avec son lecteur, lui pr•te les propos que voici :

12 novembre 1913. Cette interview est reproduite par Robert Dreyfus, Souve-
nirs sur Marcel Proust (Paris : Bernard Grasset, 1926), pp. 287-292. Le
passage qui nous intŽresse se trouve p. 290. CÕest Henri Bonnet qui a fait
remarquer la similitude entre les deux textes et Žmis lÕhypoth•se quÕil nÕy
avait peut-•tre jamais eu dÕinterview. Quant ˆ la lettre destinŽe au comitŽ
directeur de La Nouvelle Revue Fran•aise, Bonnet suppose que le prince lÕa
gardŽe par devers lui, Gide nÕen faisant nulle part Žtat. Voir Henri Bonnet,
Marcel Proust de 1907 ˆ 1914 (Essai de Biographie critique) (Paris : Nizet,
1959), p. 122. Enfin, dans une lettre ˆ Paul Souday, Proust Žcrit : Ç Je suis
un peu effrayŽ de voir que M. de Charlus semble seulement au lecteur un
noble plein de prŽjugŽs. CÕest en effet la premi•re impression quÕil fait et
continuera pendant quelque temps de faire au Ç narrateur È que vous avez
avec tant de finesse distinguŽ de moi, mais en rŽalitŽ, M. de Charlus (et cÕest
ce qui explique cette misanthropie, ces sauts [sic] brusques de caract•re avec
Ç moi È) est une vieille Tante É È Voir Robert Proust et Paul Brach, Corres-
pondance gŽnŽrale de Marcel Proust (Paris : Plon, 1930-1936), III, pp. 75-76.
2 Marcel Proust et Jacques Rivi•re, Correspondance, 1914-1922, prŽsentŽe

et annotŽe par Philip Kolb (Paris : Plon, [1955]), pp. 1-3. Le texte est trop
long pour •tre citŽ. Le lecteur voudra bien se reporter au volume.
3 Ç A propos du ÔstyleÕ de Flaubert È, Nouvelle Revue fran•aise, XIV,

n¼ 76 (janvier 1920), p. 89. Cet article est reproduit dans Chroniques. Le pas-
sage citŽ se trouve p. 210.
Ñ 161 Ñ

Ç É Puisque vous vous •tes si longtemps arr•tŽ, laissez-moi,


monsieur lÕauteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous
dire quÕil est f‰cheux que, jeune comme vous lÕŽtiez (ou comme
Žtait votre hŽros sÕil nÕest pas vous), vous eussiez dŽjˆ si peu de
mŽmoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom dÕune dame que
vous connaissiez fort bien. È
II, 651

Chacun de ces deux textes est susceptible de deux interprŽtations


divergentes. On peut •tre frappŽ surtout par le mouvement spontanŽ
qui porte lÕAuteur ˆ parler de son HŽros comme de lui-m•me ; on
insistera alors sur le fait que cÕest par rŽflexion seulement quÕil se
rappelle la dualitŽ des je. On soulignera aussi le caract•re dubitatif
de la remarque. Ou au contraire, on accordera plus dÕimportance ˆ
la vigilance de Proust, toujours pr•t, semble-t-il, ˆ corriger lÕimpres-
sion erronŽe quÕil risque de faire na”tre dans lÕesprit du lecteur.
Dans dÕautres textes encore, aucune remarque explicite ne vient
contredire lÕimpression de confusion. Ainsi, dans la dŽdicace ˆ Mme
ScheikŽvitch, Proust donne une analyse dŽtaillŽe des rapports entre
le HŽros et Albertine depuis lÕŽpoque de Balbec jusquÕˆ lÕoubli
progressif qui suit la mort de la jeune fille. Ce rŽsumŽ dÕun rŽcit
qui fera la mati•re de La Prisonni•re et de La Fugitive met en sc•ne
un je quÕaucune marque extŽrieure ne distingue du je qui signe la
lettre-dŽdicace. Les quelques phrases que nous extrayons de ce texte
tr•s dŽveloppŽ donnent une idŽe de la dŽsinvolture avec laquelle
Proust fait alterner les deux je :
É Mais jÕaimerais mieux vous prŽsenter les personnages que
vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le grand
r™le et am•ne la pŽripŽtie, Albertine. Vous la verrez quand elle nÕest
encore quÕune Ç jeune fille en fleurs È, ˆ lÕombre de laquelle je
passe de si bonnes heures ˆ BalbecÉ
Vous verrez la terrible nuit que je passeÉ ˆ la fin de laquelle
je viens en pleurant demander ˆ ma m•re la permission de me
fiancer ˆ AlbertineÉ 4

Il en va de m•me dans une lettre ˆ Montesquiou :


Si vous vous rappeler vaguement A lÕOmbre des jeunes filles en
fleursÉ au moment o• M. de Charlus me regarde fixement et

4 Lettres ˆ Madame ScheikŽvitch (Paris : Librairie des Champs-ElysŽes,

1928), pp. 57-66. Cette lettre est reproduite presque in extenso dans Feuillerat,
Comment Marcel Proust a composŽ son roman, pp. 204-209.
Ñ 162 Ñ

distraitement pr•s du Casino, jÕai pensŽ un instant ˆ feu le baron


DÉ, habituŽ du salon Aubernon et assez dans ce genre. 5
Il est probable que Proust considŽrait ici la distinction comme
allant de soi et que, en consŽquence, toute remarque dans ce sens
lui paraissait superflue. Il Žtait capable de verser dans un langage
ambigu au moment m•me o• la distinction Žtait le plus prŽsente
ˆ son esprit. La lettre ˆ Rivi•re le dŽmontre. Notons dÕailleurs que
les formes verbales de ces deux textes sont au prŽsent. On en use
ainsi quand on raconte Ç de lÕextŽrieur È lÕintrigue dÕun roman, dÕun
film, dÕune pi•ce de thŽ‰tre, cÕest-ˆ-dire dÕune suite dÕincidents ima-
ginaires prŽsentŽs comme tels. Le prŽsent de lÕindicatif est le temps
dÕun narrateur qui, mis en disponibilitŽ, ne peut plus ou ne veut plus
faire de dupes. Le romancier fera imprimer : Ç La marquise sortit ˆ
cinq heures È. Aux journalistes venus sÕentretenir avec lui apr•s
lÕattribution du Goncourt, il dira : Ç Dans mon roman, la marquise
sort ˆ cinq heures È, ˆ moins quÕil ne veuille faire croire ˆ tout prix
ˆ lÕexistence autonome de ses crŽatures et dire, comme Mauriac : Ç Je
nÕai jamais su pourquoi ThŽr•se Desqueyroux avait empoisonnŽ son
mariÉ È 6 Comment rendre compte de cette valeur paradoxale du
prŽsent appliquŽ aux faits rŽvolus ? Allons-nous Ñ imitant les mŽde-
cins de Moli•re Ñ attribuer au prŽsent de lÕindicatif quelque Ç vertu
dŽrŽalisante È ? LÕexplication para”t •tre la suivante : une fois sorti de
la juridiction o• sÕexerce le pouvoir du romancier, lÕauteur est bien
obligŽ dÕadmettre que les ŽvŽnements de son roman nÕont par eux-
m•mes aucun poids de rŽalitŽ. Si la marquise a pu sortir, cÕest gr‰ce ˆ
lÕhomme qui raconte, et ˆ lui seul. Or lÕacte de raconter est toujours
au prŽsent. Dans : Ç JÕinvente que la marquise est sortie ˆ cinq
heures È, un transfert sÕop•re dÕun verbe ˆ lÕautre dans lÕemploi des
temps. Quand Proust dit : Ç Charlus me regardeÉ È ou : Ç Je viens
demander la permissionÉ È, il se situe ˆ lÕextŽrieur dÕune fiction
reconnue comme telle. SÕil sÕŽtait identifiŽ avec le Protagoniste, la
transposition des temps nÕaurait pas eu lieu. En dŽpit de lÕŽquivoque
dans lÕemploi du pronom de la premi•re personne, le je dont il est
ici question, cÕest le je de Combray, ce nÕest pas celui dÕIlliers.
En revanche, lÕŽquivoque est indŽniable dans les textes suivants.
Dans une lettre adressŽe ˆ Jacques Boulanger, Proust se dŽfend des
reproches de snobisme en invoquant la conduite du Protagoniste :
Je ne peux rectifier tout ce quÕon Žcrit sur moi. Je vous prie
seulement de ne pas me croire snob. Si vous faites attention ˆ

5 Robert Proust et Paul Brach, Correspondance gŽnŽrale de Marcel Proust,

I, p. 282, lettre CCXLVII. LÕinitiale dŽsigne ici le baron Jacques Doasan.


6 Le Figaro littŽraire, 29 aožt 1959, p. 7.
Ñ 163 Ñ

Swann et aux autres livres, vous verrez que jÕy donne toujours ˆ
ma famille et ˆ moi la situation la plus modeste, que les ducs
nÕŽblouissent, ni ne mettent en col•re. Vous pourrez demander ˆ
Guiche qui me conna”t bien. 7

Dans Pastiches et MŽlanges, Proust dŽclare sÕ•tre abstenu de


reproduire les nombreuses pages Žcrites sur des Žglises, ˆ lÕexception
de la page consacrŽe au clocher de Martinville. Il ajoute :
Si jÕai fait une exception pour celle-ci, cÕest que dans Du C™tŽ de
chez Swann, elle nÕest que citŽe, partiellement dÕailleurs, entre guil-
lemets, comme un exemple de ce que jÕŽcrivis dans mon enfance. 8

Enfin, une br•ve note ajoutŽe au manuscrit du Temps retrouvŽ


compl•te cette ŽnumŽration : en marge de Ç Bergotte avait trouvŽ
mes pages de collŽgien parfaites È (III, 1041), Proust a Žcrit :
Ç allusion au premier livre de lÕauteur, Les Plaisirs et les Jours È
(III, 1148). 9 LÕidentitŽ entre lÕAuteur et le Protagoniste nÕa jamais
ŽtŽ aussi totale.
On rattachera ˆ ces exemples de confusion les nombreuses paren-
th•ses dans le roman, o• lÕAuteur comme tel et son ouvrage sont
dŽsignŽs ˆ lÕattention du lecteur : Ç Mais ici il faut dÕabord que je
note une circonstanceÉ È (II, 634) ou : Ç Les proportions de cet
ouvrage ne me permettent pas dÕexpliquer iciÉ È (II, 642) ou encore :
Ç Dans ce livre o• il nÕy a pas un seul fait qui ne soit fictifÉ È
(III, 846). Plus dÕune fois, ces interruptions sont motivŽes par un
souci de justification :
Avant de revenir ˆ la boutique de Jupien, lÕauteur tient ˆ dire
combien il serait contristŽ que le lecteur sÕoffusqu‰t de peintures
si Žtranges. DÕune part (et ceci est le petit c™tŽ de la chose), on
trouve que lÕaristocratie semble proportionnellement, dans ce livre,
plus accusŽe de dŽgŽnŽrescence que les autres classes sociales. Cela
serait-il, quÕil nÕy aurait pas lieu de sÕen Žtonner. É Ce serait une
objection plus grave, si elle Žtait fondŽe, de dire que tout cela nous
est Žtranger et quÕil faut tirer la poŽsie de la vŽritŽ toute proche.
III, 46-47

7 Correspondance gŽnŽraleÉ, III, pp. 202-203.


8 Pastiches et MŽlanges, p. 92, note 1. Pour AndrŽ FerrŽ, Marcel Proust
parle ici en son propre nom en m•me temps quÕau nom du narrateur et invite
explicitement ˆ confondre celui-ci avec lui. Voir Ç La Vocation dans la vie et
dans lÕÏuvre de Marcel Proust È, Cahiers de lÕAssociation internationale des
Etudes fran•aises, n¼ 12, (juin 1960), p. 239.
9 Cette note figurait en pied de page dans les premi•res Žditions du

Temps retrouvŽ.
Ñ 164 Ñ

Parfois, Proust engage le dialogue avec son lecteur, lui donnant


lÕoccasion de formuler lui-m•me des objections ˆ la crŽdibilitŽ de
lÕhistoire : Ç Une jeune couturi•re dans le monde ? dira-t-on, quelle
invraisemblance !É È (III, 48) Ç Comment, M. de Charlus vainement
attendu tous les jours de lÕannŽe par tant dÕambassadeurs et de
duchessesÉ tout le temps quÕil dŽr˜be ˆ ces grandes dames, ˆ ces
grands seigneurs, le passait ch•z la ni•ce dÕun giletier !É È (III, 50).
Feuillerat a notŽ ˆ ce propos :
Tout au cours du roman, censŽment non encore Žcrit, il [Proust]
a constamment, soit rappelŽ ce quÕil avait dŽjˆ racontŽ, soit annoncŽ
ce qui allait se produire. Dans bien des cas, il parle en homme pour
qui lÕart dÕŽcrire Ñ cet art quÕil ne doit dŽcouvrir que plus tard Ñ
nÕa plus de secrets. Il est m•me allŽ jusquÕˆ analyser les sentiments
quÕil avait ŽprouvŽs en composant son Ïuvre et jusquÕˆ discuter les
jugements portŽs sur les premiers volumes. 10

On peut donc affirmer que Proust, dans son roman m•me et dans
les commentaires extŽrieurs au roman, a eu vis-ˆ-vis du je roma-
nesque deux attitudes opposŽes, qui se rŽsument respectivement dans
les formules Ç Je nÕest pas moi È et Ç Je est moi È. Ces deux attitudes
correspondent-elles ˆ deux moments diffŽrents de la vie de Proust ?
CÕest une question quÕon se posera tout ˆ lÕheure. Contentons-nous
pour lÕinstant de constater la dualitŽ des formules et examinons la
fa•on dont Proust en use avec le nom du Protagoniste. Si Ç je nÕest
pas moi È, il ne peut pas se prŽnommer Marcel. DÕautre part, si Ç je
est moi È, il doit se prŽnommer Marcel. Effectivement, lÕindŽcision
entre les deux formules se refl•te dans lÕhŽsitation en face du pro-
bl•me du nom ˆ donner au Protagoniste. Dans ce roman o• la vie
sociale est lÕoccupation principale des personnages, les occasions sont
nombreuses o• le je doit •tre annoncŽ ou prŽsentŽ. On voit alors
Proust respecter scrupuleusement lÕanonymat du je et lui faire dire
Ç mon nom È comme si ce dŽtail avait ŽtŽ fourni auparavant. 11 Pour-
tant ce principe a ŽtŽ violŽ trois fois dans La Prisonni•re. Voici ces
passages :
Elle retrouvait la parole, elle disait : Ç Mon È ou Ç Mon chŽri È,
suivis lÕun ou lÕautre de mon nom de bapt•me, ce qui, en donnant
au narrateur le m•me prŽnom quÕˆ lÕauteur de ce livre, ežt fait :
Ç Mon Marcel È, Ç Mon chŽri Marcel È.
III, 75

10 Comment Marcel Proust a composŽ son roman, pp. 259-260. Voir dans

La Recherche, III, pp. 904 et 1041.


11 Voir I, 76 et 699 ; II, 637, 650 et 773 ; III, 641 et 920.
Ñ 165 Ñ

Il [mon mouvement de reconnaissance] fut plus grand encore


quand un cycliste me porta un mot dÕelle pour que je prisse
patience, et o• il y avait de ces gentilles expressions qui lui Žtaient
famili•res : Ç Mon et cher Marcel, jÕarrive moins vite que ce
cycliste dont je voudrais bien prendre la bŽcane pour •tre plus t™t
pr•s de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse •tre f‰chŽe
et que quelque chose puisse mÕamuser autant que dÕ•tre avec vous ?
Ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil
de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idŽes vous faites-
vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute ˆ vous, ton Alber-
tine. È
III, 157 12
Enfin, Proust avait Žcrit dans un brouillon : Ç ElleÉ me disait :
ÔMais o• tu vas comme cela Marcel ?Õ È. 13
On retrouve dans le premier passage citŽ une tournure hypothŽ-
tique du genre de celles que contenaient parfois les phrases sur Ç le
ÔjeÕ qui nÕest pas moi È. Suzuki a lÕimpression que lÕauteur a dž
longtemps arr•ter sa pensŽe sur la sc•ne du rŽveil dÕAlbertine. On
trouve en effet sur la dactylographie deux autres passages qui, ˆ
de petites diffŽrences pr•s, reprŽsentent la m•me sc•ne ; mais dans
la dactylographie, la clause restrictive est absente. Proust a biffŽ ces
passages, puis il les a ressuscitŽs sous une forme lŽg•rement modifiŽe,
notamment apr•s avoir introduit la condition : Ç en donnantÉ ežt
faitÉ È Quant ˆ notre troisi•me citation, elle a aussi subi une
correction. Apr•s avoir Žcrit : Ç ElleÉ me disait : ÔMais o• tu vas
comme cela Marcel ?Õ È, Proust a fait imprimer : Ç ElleÉ me disait :
ÔMais o• tu vas comme cela mon chŽri ?Õ (et en me donnant mon
prŽnom)É È (III, 115). LÕŽtude des entorses que lÕauteur a fait subir
au principe de lÕincognito confirme donc lÕimpression que Proust
a parfois tergiversŽ devant les probl•mes posŽs par lÕidentitŽ du je
et permis que sÕeffacent ˆ lÕoccasion les limites entre le fictif et le
rŽel.
Un rel‰chement de la discipline du romancier est aussi manifeste
lorsquÕune personne ayant servi par ailleurs de mod•le pour un
personnage est dŽsignŽe par son vŽritable nom. Ainsi, dans Sodome
et Gomorrhe (II, 846-850), CŽleste Albaret, qui a pr•tŽ tant de traits

12 Dans Ç Mon et cher Marcel È, Harold Waters voit un oubli de lÕimpri-

meur et il propose de rŽtablir ainsi : Ç Mon chŽri et cher Marcel È (Ç The Nar-
rator, not Marcel È, pp. 389-390, note 4). Mais Suzuki, dont le tŽmoignage est
prŽcieux puisquÕil a ŽtudiŽ la question du prŽnom sur les manuscrits et
dactylographies, ne signale aucun hiatus entre le texte de Proust et le texte
imprime. Voir Ç Le ÔJeÕ proustien È, Bulletin de la SociŽtŽÉ, (1959), pp. 73-74.
13 Suzuki, p. 74.
Ñ 166 Ñ

ˆ Fran•oise, est courri•re au Grand-H™tel de Balbec. Bertrand de


FŽnelon, un des prototypes de Saint-Loup, 14 est citŽ sous son propre
nom dans le m•me roman :
Elle ežt eu peur de brusquer le doux chantre de TŽlŽmaque en
lÕappelant rudement FŽnelon Ñ comme je le faisais moi-m•me en
connaissance de cause, ayant pour ami le plus cher lÕ•tre le plus
intelligent, bon et brave, inoubliable ˆ tous ceux qui lÕont connu,
Bertrand de FŽnelon Ñ et elle ne disait jamais que Ç FŽnŽlon È
trouvant que lÕaccent aigu ajoutait quelque mollesse.
II, 771
Charles Haas, qui a ŽtŽ un des mod•les de Swann, est nommŽ
dans Le C™tŽ de Guermantes ; 15 de plus, il est ŽvoquŽ dans La
Prisonni•re :
Swann ŽtaitÉ une remarquable personnalitŽ intellectuelle et artis-
tique ; et bien quÕil nÕežt rien produit, il eut la chance de durer un
peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que jÕai si peu connu
quand jÕŽtais encore si jeune et vous pr•s du tombeau, cÕest dŽjˆ
parce que celui que vous deviez considŽrer comme un petit imbŽcile
a fait de vous le hŽros dÕun de ses romans, quÕon recommence ˆ
parler de vous et que peut-•tre vous vivrez. Si dans le tableau de
Tissot, reprŽsentant le balcon du Cercle de la rue Royale, o• vous
•tes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle
tant de vous, cÕest parce quÕon voit quÕil y a quelques traits de vous
dans le personnage de Swann.
III, 200 16

14 Le probl•me des clŽs chez Proust est loin dÕ•tre simple. Pour celles de

Saint-Loup, voir Guichard, pp. 164 et 203, qui, outre Bertrand de FŽnelon,
signale Boni de Castellane et Jean Cocteau. DÕautre part, un critique anglais,
dans une Žtude dÕinspiration psychanalytique, a fait remarquer que Saint-Loup
porte le m•me prŽnom que le fr•re de Proust. (Voir E. Jones, Ç Marcel Proust
et son fr•re È.)
15 Ç Swann Žtait habillŽ avec une ŽlŽgance qui, comme celle de sa femme,

associait ˆ ce quÕil Žtait ce quÕil avait ŽtŽ. SerrŽ dans une redingote gris
perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gantŽ de gants blancs rayŽs
de noir, il portait un tube gris dÕune forme ŽvasŽe que Delion ne faisait plus
que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis
de Mod•ne, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. È (II,
579).
16 Charles Haas nÕest pas nommŽ ici, mais Proust fait plus que le nommer ;

il le dŽsigne avec tout un luxe de dŽtails descriptifs. On dirait quÕil a craint


de voir son roman tomber entre les mains de lecteurs incapables de recon-
na”tre Haas dans le personnage de Swann. Pourtant, il nous avertit ailleurs
de ne pas confondre son Ïuvre avec un roman ˆ clefs. Voir la mise en garde
dans La Recherche, III, 846, que nous citons plus bas, et, dans une lettre ˆ
Mme Emile Straus : Ç É celui que vous appelez Swann-Haas (quoique ce ne
soit pas Haas et quÕil nÕy ait nulle part clefs ni portraits) È. Correspondance
gŽnŽrale, VI, p. 167, lettre LXXXVIII ˆ Madame Emile Straus.
Ñ 167 Ñ

CÕest le professeur Georges Dieulafoy, cŽl•bre mŽdecin contem-


porain du Dr Adrien Proust, qui est mandŽ au chevet de la grand-
m•re (II, 337 et 342-343). Enfin, Le Temps retrouvŽ contient un
mŽmorial que lÕAuteur, dans un Žlan de patriotisme, a dressŽ ˆ ces
personnages rŽels que sont les cousins millionnaires de Fran•oise :
Dans ce livre o• il nÕy a pas un seul fait qui ne soit fictif, o• il
nÕy a pas un seul personnage Ç ˆ clefs È, o• tout a ŽtŽ inventŽ par
moi selon les besoins de ma dŽmonstration, je dois dire ˆ la louange
de mon pays que seuls les parents millionnaires de Fran•oise ayant
quittŽ leur retraite pour aider leur ni•ce sans appui, que seuls
ceux-lˆ sont des gens rŽels, qui existent. Et persuadŽ que leur
modestie ne sÕen offensera pas, pour la raison quÕils ne liront jamais
ce livre, cÕest avec un enfantin plaisir et une profonde Žmotion que,
ne pouvant citer les noms de tant dÕautres qui durent agir de m•me
et par qui la France a survŽcu, je transcris ici leur nom vŽritable :
ils sÕappellent, dÕun nom si fran•ais dÕailleurs, Larivi•re.
III, 846 17
Les incidentes dans lesquelles le texte cesse dÕ•tre lÕhorizon du
je pour devenir un objet que le je peut dŽsigner du doigt, les passages
o• Ç Marcel È sort des coulisses, les entractes au cours desquels, toute
fiction abolie, les acteurs CŽleste Albaret, FŽnelon, Haas, Dieulafoy
et Larivi•re sont prŽsentŽs au public, voilˆ des moments de lÕÏuvre
o• aucun doute nÕest possible quant ˆ lÕidentitŽ de la personne qui
parle : cÕest le Signataire.
Il semble quÕil faille en outre attribuer ˆ celui-ci les pages o•
est mis en Ïuvre le th•me du tragique de la destinŽe humaine. Quand
il parle de la mort, Marcel Proust semble sÕadresser directement ˆ
son lecteur sans passer par le truchement du Protagoniste. 18 Dans
Sodome et Gomorrhe, le je se dŽcrivait dŽjˆ ainsi :

17 Dans lÕimpossibilitŽ o• nous nous trouvons de vŽrifier les dires de

Marcel Proust, nous le croyons sur parole quand il affirme nous prŽsenter ici
des personnes rŽelles sous leur vŽritable nom. Il est pourtant possible, Ga‘tan
Picon lÕa remarquŽ, que Proust Ç imagine È ce dŽtail vrai. CÕest eu Žgard ˆ
lÕŽventualitŽ dÕune telle supercherie quÕil est prudent de sÕen tenir aux termes
Homme, Auteur et Signataire dans le sens strict que nous leur donnons.
Rappelons que ces termes dŽsignent lÕhomme, lÕauteur, le signataire dans la
mesure o• ceux-ci nous sont connaissables par le texte m•me du roman.
18 CÕest, par exemple, lÕopinion de Germaine BrŽe : Ç En fait, il est certains

passages Žcrits vers la fin de sa vie et insŽrŽs dans son texte, en particulier
toute une partie du Temps retrouvŽ o•, pressŽ par la mort et dŽlaissant son
rŽcit fictif, Proust semble prendre directement la parole. È (Du Temps perduÉ,
pp. 15-16.) Voir aussi, du m•me auteur : Ç La Conception proustienne de
lÕesprit È, Cahiers de lÕAssociation des Etudes fran•aises, n¼ 12 (juin 1960),
p. 199. Germaine BrŽe fait ici allusion ˆ cette Ç mŽditation sur la mort o•,
lÕauteur rejoignant le narrateur, cÕest Proust m•me qui nous parle È. Pour
Ñ 168 Ñ

Moi lÕŽtrange humain qui, en attendant que la mort le dŽlivre,


vit les volets clos et ne sait rien du monde, reste immobile comme
un hibou et, comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les
tŽn•bres.
II, 982
Mais cÕest surtout dans Le Temps retrouvŽ que lÕidŽe de la mort,
intimement associŽe ˆ lÕidŽe de lÕÏuvre ˆ Žcrire, fournit le th•me des
dŽveloppements les plus Žmouvants. Dans la page quÕon cite plus bas,
la compagne ŽvoquŽe rappelle le moi-hibou par son immobilitŽ. Mais
ici, la mort nÕest plus un danger extŽrieur, cÕest une prŽsence, une
fraternitŽ, presque un amour : on songe ˆ la prisonni•re.
Cette idŽe de la mort sÕinstalla dŽfinitivement en moi comme fait
un amour. Non que jÕaimasse la mort, je la dŽtestais. Mais apr•s y
avoir songŽ sans doute de temps en temps, comme ˆ une femme
quÕon nÕaime pas encore, maintenant sa pensŽe adhŽrait ˆ la plus
profonde couche de mon cerveau si compl•tement que je ne pouvais
mÕoccuper dÕune chose, sans que cette chose travers‰t dÕabord lÕidŽe
de la mort, et m•me si je ne mÕoccupais de rien et restais dans un
repos complet, lÕidŽe de la mort me tenait une compagnie aussi inces-
sante que lÕidŽe du moi.
III, 1042
Que ces rŽflexions aient un caract•re tout personnel, cÕest ce
que prouve la lecture de la correspondance. Il r•gne entre certaines
lettres de Proust et de nombreux passages du Temps retrouvŽ une
harmonie de ton frappante. Ces passages refl•tent manifestement
lÕŽtat dÕesprit de lÕhomme Proust au moment o• il les a composŽs,
tout autant que lÕŽtat dÕesprit du Protagoniste fictif. A Montesquiou,
Proust dit que sa vie est devenue Ç une meditatio mortis È ; il parle
de Ç contact avec la Mort È, se plaint des Ç semaines passŽes sans
pouvoir ouvrir les yeux ni remuer les mains È. Il se dit Ç plus que
centenaire È et il annonce sa mort pour bient™t. A Walter Berry,
Proust parle de Ç mes forces (!) chaque jour plus envahies par la
mort È et il ajoute en post-scriptum : Ç La mort emp•che tout et
je vis avec elle. È Dans une lettre ˆ Emile M‰le, on trouve : Ç Je viens
de passer de longues annŽes vŽritablement au tombeau, o• je suis
toujours. È 19 LÕarticle sur Baudelaire trahit la m•me obsession.

Claude Mauriac, Ç les cŽl•bres pages sur lÕattaque, lÕagonie et la mort de la


grand-m•re du narrateur sont pour Marcel Proust lÕoccasion dÕune mŽditation
dÕautant plus Žmouvante que cÕest, on le sent bien, de la prŽsence de sa
propre mort quÕil y parle en rŽalitŽ. È (Proust par lui-m•me, p. 117.)
19 Voir la Correspondance gŽnŽrale de Marcel Proust, I, pp. 275, 291, 285,

lettres CCXLI, CCLII, CCLI, et CCXLVII ˆ Montesquiou ; V, p. 71, lettre


XXXVII ˆ Walter Berry et la lettre reproduite dans Robert de Billy, Marcel
Proust, Lettres et conversations (Paris : Editions des Portiques, [1930]), p. 118.
Ñ 169 Ñ

LÕauteur a beau ne pas faire allusion ˆ sa propre personne Ñ le genre


de lÕessai ne lÕy autorise gu•re Ñ il est indŽniable que cÕest son Žtat
de santŽ et son moral qui lui ont dictŽ la remarque, si rilkŽenne de
ton, sur la nŽcessitŽ de contenir la mort prochaine en soi pour pouvoir
Žcrire certains vers des Fleurs du Mal :
Hugo nÕa cessŽ de parler de la mort, mais avec le dŽtachement
dÕun gros mangeur, et dÕun grand jouisseur. Peut-•tre hŽlas ! faut-il
contenir la mort prochaine en soi, •tre menacŽ dÕaphasie comme
Baudelaire, pour avoir cette luciditŽ dans la souffrance vŽritable,
ces accents religieux, dans les pi•ces sataniques :
Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
ÉAvez-vous donc pu croire, hypocrites surpris
QuÕon se moque du ma”tre et quÕavec lui lÕon triche,
Et quÕil soit naturel de recevoir deux prix,
DÕaller au ciel et dÕ•tre riche.
peut-•tre faut-il avoir ressenti les mortelles fatigues qui prŽc•dent
la mort, pour pouvoir Žcrire sur elle le vers dŽlicieux que jamais
Victor Hugo nÕaurait trouvŽ :
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus.
Si celui qui a Žcrit cela nÕavait pas encore ŽprouvŽ le mortel
besoin quÕon ref”t son lit, alors cÕest une Ç anticipation È de son
inconscient, un pressentiment du destin qui lui dicta un vers
pareil. 20
La critique voit dans toutes ces interventions du Signataire le
fait dÕadditions tardives. Ainsi, pour Feuillerat, les incidentes o•
lÕAuteur fait allusion ˆ son livre sont le rŽsultat dÕun Ç obsŽdant
besoin dÕenrichissements È. 21 Pour Germaine BrŽe, certains des
passages o• Proust semble prendre directement la parole ont ŽtŽ
Ç Žcrits vers la fin de sa vie et insŽrŽs dans son texte È. 22 Des
recherches que nous avons faites concernant les interventions tendent
ˆ confirmer cette th•se, comme le montrent les faits que nous allons
examiner.
Prenons par exemple lÕinterpellation au lecteur que nous citons
page 161. Cette interpellation se trouve dans un long alinŽa dont le
point de dŽpart est fourni par le rŽcit de la difficultŽ ŽprouvŽe par
le HŽros ˆ retrouver le nom de Mme dÕArpajon. Or un rŽcit fort
semblable se trouve dans Le C™tŽ de Guermantes, o• lÕon voit le

20 Ç A propos de Baudelaire È, Nouvelle Revue fran•aise, n¼ 93 (juin 1921),

repris dans Chroniques. Le passage citŽ se trouve pp. 215-216.


21 Feuillerat, pp. 259-260.
22 Du Temps perduÉ, pp. 15-16. Voir la citation dans notre note 18.
Ñ 170 Ñ

HŽros sÕefforcer de retrouver un vers de Ph•dre (II, 38). Le dŽvelop-


pement du C™tŽ de Guermantes Žtait dŽjˆ composŽ tel quel en juin
1914. Les formes successives que lÕalinŽa consacrŽ ˆ Mme dÕArpajon
a pu rev•tir avant la prŽ-originale de novembre 1921 ne nous sont
pas connues. 23 Cet alinŽa remonte-t-il ˆ la version pr•te pour lÕimpri-
meur en 1914 ? Si oui, a-t-il ŽtŽ enrichi dÕadditions entre 1914 et
1921 ? Nous lÕignorons. Mais la comparaison avec lÕŽpisode homo-
logue de Guermantes permet de supposer que lÕon est en prŽsence
dÕun texte ayant bŽnŽficiŽ de Ç surnourriture È. Dans Guermantes, le
rŽcit de lÕŽmergence du souvenir se termine simplement par cette
phrase : Ç Et en effet, cette ŽnormitŽ avec laquelle jÕavais luttŽ nÕŽtait
que dÕun seul pied. È (II, 38). Dans Sodome et Gomorrhe, la constata-
tion : Ç Enfin dÕun seul coup le nom vint tout entier : ÔMadame dÕAr-
pajonÕ È est suivie de remarques sur les facteurs nÕayant pas jouŽ dans
la rŽcupŽration du souvenir, puis dÕune dissertation sur le phŽnom•ne
psychologique, enfin du dialogue entre lÕAuteur et le lecteur. La
comparaison sugg•re que, m•me si lÕŽpisode de Mme dÕArpajon
remonte ˆ 1914, le texte finalement publiŽ prŽsente plusieurs couches
dÕ‰ge diffŽrent. 24 En particulier le dialogue entre le je et le lecteur
est manifestement venu ˆ lÕesprit de lÕAuteur au moment o• il se
mettait ˆ la place de son lecteur, donc au moment o• il se relisait.
LÕapartŽ a ŽtŽ ajoutŽ en pleine connaissance de lÕŽcart commis par
rapport au droit fil de la narration : la formule Ç Laissez-moi

23 LÕaffirmation touchant le fragment du C™tŽ de Guermantes est fondŽe

sur lÕexamen du texte dont on prŽparait la publication en 1914. On sait que


Feuillerat a retrouvŽ les placards imprimŽs dans la typographie de Charles
Colin pour le compte de Grasset du 6 au 22 juin 1914 en vue de la publication
du deuxi•me volet du tryptique originel. DÕapr•s Feuillerat, ce volet Žtait
intitulŽ Le C™tŽ des [sic] Guermantes. Ces placards nous donnent la premi•re
version de ce qui est devenu A lÕOmbre des jeunes filles en fleurs et la pre-
mi•re moitiŽ ˆ peu pr•s du C™tŽ de Guermantes (jusquÕˆ la page 296 dans
lÕŽdition de la PlŽiade).
La premi•re version qui nous soit connue de lÕalinŽa consacrŽ ˆ Mme
dÕArpajon se trouve dans Jalousie, titre donnŽ ˆ lÕŽdition prŽ-originale de
fragments de Sodome et Gomorrhe dans Les Îuvres libres de novembre 1921
(p. 29). La parenth•se qui fait lÕobjet de notre examen est dŽjˆ contenue dans
cet alinŽa.
24 Si lÕon dŽsigne par A le dŽbut de lÕalinŽa (depuis Ç Celle dÕune dameÉ È

jusquÕˆ Ç Enfin dÕun coup le nom vint tout entier : ÔMadame dÕArpajonÕ. È), par
B le texte qui va de Ç JÕai tort de direÉ È jusquÕˆ Ç Éaient servi en quoi que
ce soit ˆ le renflouer È, par C la dissertation sur le phŽnom•ne psychologique
depuis Ç Dans ce grand Ôcache-cacheÕ qui se joueÉ È jusquÕˆ Ç Énous accro-
cher au nom exact È, et enfin par D le dialogue entre le lecteur et lÕAuteur Ñ
cÕest la partie du texte qui nous intŽresse Ñ nous pourrions rŽsumer lÕhistoire
hypothŽtique de ce long alinŽa par une des trois formules suivantes : AB + C
+ D ; ou : A + BC + D, ou encore : A + B + C + D. En dÕautres termes,
C et D semblent •tre des additions venues se greffer successivement sur AB.
Il se peut m•me que le texte primitif ait ŽtŽ limitŽ ˆ A, que seraient venus
grossir ˆ trois moments diffŽrents B, C et D.
Ñ 171 Ñ

reprendre mon rŽcit È, qui cl™t le dialogue, lÕindique assez ; dÕailleurs,


lÕinterpellation est faite sur un ton plaisantin qui diff•re du ton
dogmatique des rŽflexion relatives ˆ la mŽmoire.
Les autres incidentes o• le je fait allusion ˆ son livre pr•tent ˆ de
semblables observations. Les recoupements que nous avons faits ne
nous autorisent certes pas ˆ affirmer de fa•on catŽgorique que ces
incidentes sont des adjonctions ; on peut seulement parler de com-
mencements de preuve, et souligner que nous nÕavons mis au jour
aucun indice susceptible dÕinfirmer la th•se soutenue par les critiques
citŽs plus haut.
CÕest Žgalement vrai des passages dans lesquels Proust a donnŽ
ˆ son HŽros le nom de Marcel. A quelle date ces pasages ont-ils ŽtŽ
Žcrits ? On ne poss•de sur ce point aucun indice sžr. Mais il est
peut-•tre significatif que ces trois passages de La Prisonni•re se
rattachent aux th•mes conjoints de la jalousie et des mÏurs gomor-
rhŽennes. A en juger par la lettre-dŽdicace ˆ Mme ScheikŽvitch de
novembre 1915, lÕhistoire de la sŽquestration ˆ cette Žpoque Žtait le
rŽcit dÕune accalmie dans les relations entre la jeune fille et le je :
Ç Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fian•ailles,
lÕesclavage auquel ma jalousie la rŽduit, et qui, rŽussissant ˆ calmer
ma jalousie, fait Žvanouir, du moins je le crois, mon dŽsir de
lÕŽpouser. È La mŽfiance du je para”t assoupie jusquÕau moment o•
Albertine dispara”t. LÕemploi du prŽnom Žtant associŽ ˆ lÕidŽe des
soup•ons pesant sur les mÏurs dÕAlbertine, les passages o• il est
question de Ç Marcel È nÕont-ils pas ŽtŽ dictŽs par les besoins de
dŽveloppements romanesques postŽrieurs ˆ 1915 ? CÕest ce que nous
dira peut-•tre un jour lÕŽtude des manuscrits. 25
CŽleste Albaret nÕa pu jouer un r™le dans le roman quÕapr•s
1913 : cÕest en 1913 que la jeune femme est entrŽe au service de
lÕŽcrivain. 26 La fa•on dont il est parlŽ dÕelle dans le roman ne laisse
gu•re de doute quant ˆ la familiaritŽ qui sÕŽtait Žtablie entre la
servante et lÕŽcrivain au moment o• celui-ci composait le passage.
Il semble donc que quelques annŽes ont dž sÕŽcouler entre-temps. La
parenth•se sur Bertrand de FŽnelon doit •tre postŽrieure au moment
o• Marcel Proust a eu la certitude de la mort de son ami : cÕest vers
1916 quÕil a pu considŽrer cette disparition comme dŽfinitive. 27 Les
allusions ˆ Charles Haas aussi, sÕil faut en croire FerrŽ, sont tardives :

25 Pour le texte de la lettre-dŽdicace, voir Feuillerat, pp. 204-209. Suzuki

nÕajoute aucun ŽlŽment dÕinformation susceptible dÕaider ˆ rŽsoudre le probl•me.


26 A la Recherche du temps perdu, p. XL et Richard Baker, Marcel Proust :

a Biography (New York : Criterion Books, [1958]), p. 232.


27 FŽnelon est tombŽ au champ dÕhonneur le 12 ou le 13 janvier 1915.

Un doute a planŽ longtemps sur lÕidentitŽ du soldat, dont le corps Žtait


mŽconnaissable ; seules les photos de familles quÕil portait sur lui ont permis
Ñ 172 Ñ

Il [Proust] nÕa osŽ sÕadresser au fant™me de Charles Haas (en des


lignes qui ne font pas partie du manuscrit primitif, mais y greffent
un ajoutŽ marginal) que lorsquÕil fut assurŽ du sort de son livre, et
bien certain quant ˆ lui, dÕavoir ŽtŽ autre chose quÕun Haas ou un
Swann. 28
Enfin, la citation des Larivi•res Ç ˆ lÕordre du jour de la nation È est
Žvidemment postŽrieure ˆ aožt 1914. Il resterait ˆ rendre compte de
la prŽsence du Dr Dieulafoy dans La Recherche. Les ŽlŽments de
dŽmonstration font malheureusement dŽfaut. LÕillustre praticien Žtant
mort en 1911, il nÕest pas exclu que le passage ait ŽtŽ rŽdigŽ peu
apr•s cette date. Notons cependant que Feuillerat voit ici une addi-
tion inspirŽe, dit-il, comme dÕautres pages Ç par le scepticisme
grandissant de lÕauteur, dŽsespŽrant de jamais trouver le rem•de qui
guŽrirait son mal. È 29

lÕidentification. CÕest le 13 mars 1915 seulement que Le Figaro annon•ait cette


mort comme presque certaine. Voir Kolb, CorrespondanceÉ, p. 134. DÕapr•s
Feuillerat, cÕest seulement en 1916-1917 que Marcel Proust a perdu tout espoir
de revoir FŽnelon. Feuillerat sÕappuie sur une lettre du 31-5-1916 o• Proust
parle de Ç lÕincertitude, aujourdÕhui ˆ peu pr•s une certitude sur son sort È.
Voir Comment Marcel Proust a composŽ son roman, p. 155.
De fait, il nÕy a apparemment aucune place pour lÕallusion directe ˆ lÕami
de Proust dans la version de 1914 telle que Feuillerat lÕa reconstruite hypo-
thŽtiquement. (Voir Comment Marcel Proust a composŽ son roman, p. 190).
On peut supprimer sans rompre en rien la continuitŽ du rŽcit tout lÕalinŽa se
rapportant ˆ Mme Poussin dans lequel intervient la parenth•se sur FŽnelon
(II, 771 et 772). DÕapr•s lÕŽdition de la PlŽiade (II, 1193, note n¼ 3 relative
ˆ la page 771), ce paragraphe ne figure ni dans le manuscrit, ni dans les
placards imprimŽs, lesquels sont postŽrieurs ˆ juin-juillet 1921. (Sur la date
des placards, voir les Lettres ˆ la NRF, Cahiers Marcel Proust, VI, p. 144.
Proust Žcrit ˆ Gaston Gallimard : Ç Voilˆ plusieurs mois que vous mÕavez
pris mon manuscrit de Sodome II sans mÕenvoyer pour cela dÕŽpreuves. JÕai
passŽ sans travail, faute de mati•re, des semaines fŽcondes. È Cette lettre est
datŽe par Kolb de juin-juillet 1921 ; voir Philip Kolb, Correspondance É, p. 221.)
Clarac et FerrŽ signalent quÕil r•gne de grandes diffŽrences entre les placards
m•me corrigŽs par Proust, et le texte de Sodome et Gomorrhe tel quÕil a ŽtŽ
livrŽ au public en 1922. Ils en concluent quÕÇ il manque au moins un cha”non
entre ces placards et les Žpreuves sur lesquelles Proust a donnŽ son bon ˆ
tirer È (II, 1176). Cette version pŽnulti•me qui nous fait dŽfaut est sans doute
celle dans laquelle Proust a fait intervenir pour la premi•re fois Bertrand
de FŽnelon sous son vŽritable nom.
28 AndrŽ FerrŽ, Ç La VocationÉ È, p. 242. Notons aussi que le tableau de

Tissot ŽvoquŽ dans La Prisonni•re (passage citŽ plus haut p. 166) a ŽtŽ repro-
duit dans LÕIllustration du 10 juin 1922. Paul Brach a envoyŽ cette repro-
duction ˆ Proust. (Catalogue de lÕexposition Marcel Proust de 1965, p. 26).
LÕallusion ˆ ce tableau est donc presque certainement de 1922.
29 Comment Marcel Proust a composŽ son roman, p. 187. Ce nÕest quÕune

hypoth•se. Les placards ne permettent pas de dater ce passage puisquÕils


sÕarr•tent ˆ lÕendroit du texte qui se trouve ˆ la page II, 296 de lÕŽdition de
la PlŽiade. Des extraits du chapitre consacrŽ ˆ la maladie et ˆ la mort de
lÕa•eule ont paru en prŽ-originale dans La Nouvelle Revue fran•aise de juillet
1914 sous le titre Ç A la Recherche du temps perdu (Fragment 2e ; extraits
de Le C™tŽ de Guermantes) È. Ils ne contiennent pas dÕallusion ˆ Dieulatoy.
Mais puisquÕil sÕagit dÕextraits, cet argument ex silentio nÕest pas dŽcisif.
Ñ 173 Ñ

Quant aux dŽveloppements sur la mort, on peut sÕautoriser des


ressemblances quÕils prŽsentent avec certains passages de la corres-
pondance de Marcel Proust et de lÕarticle sur Baudelaire. Les lettres
dont nous avons fait Žtat plus haut sont de 1919, 1920 et 1921.
LÕarticle sur Baudelaire est dÕavril 1921. 30
Les donnŽes chronologiques quÕon vient dÕinvoquer sont Žvidem-
ment loin de prŽsenter toutes des garanties sŽrieuses. En particulier,
les remarques sur les ajoutŽs sont sujettes ˆ caution puisque nous
savons que lÕauteur incorporait ˆ son texte des pages dŽjˆ composŽes
depuis longtemps. 31 Mais en tout Žtat de cause, on constate quÕaucun
des textes du Signataire ne peut •tre datŽ formellement dÕavant juin
1914, puisque ni Du C™tŽ de chez Swann, ni les Žpreuves retrouvŽes
par Feuillerat ne contiennent un seul de ces textes. Portant sur un
nombre ŽlevŽ de passages, la valeur dÕune telle constatation, on en
conviendra, dŽpasse celle dÕun simple argument ex silentio. Il semble
donc quÕon soit fondŽ ˆ souscrire ˆ lÕimpression des critiques que ne
vient dŽmentir aucun indice formel : en ce qui concerne les intrusions
du Signataire, lÕhistoire de la composition du roman se distribue sur
deux versants ; cÕest sur le deuxi•me versant que le Signataire fait
son apparition. On risquera une hypoth•se sur la date approximative
de la Ç ligne de fa”te È : cÕest vers 1915 que lÕauteur se serait dŽparti
du principe de non-intervention. LÕintroduction du Signataire dans
lÕÏuvre participerait de lÕŽvolution qui a fait, de la trilogie prŽvue
en 1913, le roman-fleuve que nous lisons.

*
Les interventions du Signataire-Homme, surtout dans les dŽvelop-
pements sur la mort, nÕimpliquent pas un changement des r•gles du
jeu. Les apparitions du Signataire-Auteur, au contraire, sont autant
de dŽrogations aux conventions de lÕart romanesque, et en particulier
aux conventions propres ˆ La Recherche du Temps perdu : lÕÏuvre

30 Voir, pour la lettre CCXLI ˆ Montesquiou, Kolb, Correspondance É,

p. 63, pour les lettres CCLI et CCLII, Kolb, p. 64, pour la lettre CCXLVII,
Kolb, p. 65, pour la lettre XXXVII ˆ Walter Berry, Kolb, pp. 429 et 449, et
pour la lettre ˆ Emile M‰le citŽe par Robert de Billy, Kolb, p. 259. Pour lÕarticle
sur Baudelaire, voir Marcel Proust et Jacques Rivi•re, CorrespondanceÉ, p. 186.
31 LÕauteur pense-t-il ˆ son propre cas quand il fait lÕŽloge de Wagner

Ç tirant de ses tiroirs un morceau dŽlicieux pour le faire entrer comme th•me
rŽtrospectivement nŽcessaire dans une Ïuvre ˆ laquelle il ne songeait pas au
moment o• il lÕavait composŽ È et quand il professe son admiration pour
Ç tel morceau composŽ ˆ part, nŽ dÕune inspiration, non exigŽ par le dŽvelop-
pement dÕune th•se, et qui vient sÕintŽgrer au reste È, comme Ç lÕair de chalu-
meau ˆ demi oubliŽ dÕun p‰tre È que le musicien a eu la joie de dŽcouvrir
dans sa mŽmoire au moment o• il composait Tristan (III, 161) ?
Ñ 174 Ñ

se donnant pour le rŽcit dÕune vocation littŽraire tardive, cÕest dÕune


certaine fa•on rompre le pacte conclu avec le lecteur que de prŽsenter
le roman comme dŽjˆ Žcrit, ou dŽjˆ sur le mŽtier. Allons-nous, avec
Feuillerat, regretter ces contraventions ? Apr•s avoir comparŽ lÕÏuvre
publiŽe et la version de 1913 telle quÕil croyait •tre ˆ m•me de
lÕentrevoir, Feuillerat, songeant aux parenth•ses o• lÕAuteur anticipe
sur la dŽcouverte du Narrateur, Žcrit : Ç Il ne reste pas grandÕchose
du voile qui avait ŽtŽ si soigneusement jetŽ sur la composition du
roman et qui, primitivement, produisait un si heureux effet de
surprise quand lÕauteur le soulevait dans les derni•res pages È. 32
Mais y avait-il vraiment effet de surprise ? Le voile Žtait-il si soi-
gneusement jetŽ ? En fait, si lÕordonnance gŽnŽrale de lÕÏuvre se
laisse pressentir avant les derniers volumes, cÕest gr‰ce ˆ de mul-
tiples indices, dont les plus Žloquents sont dŽjˆ dans la version de
1913. Ç La simple annonce des titres des tomes ˆ para”tre È, Žcrit
AndrŽ FerrŽ, Ç suggŽrait le sens gŽnŽral du long rŽcit : le temps perdu
sÕy rŽsolvait en temps retrouvŽ, et lÕon pouvaitÉ conjecturer que si
perdre son temps, cÕŽtait pour lÕauteur vivre sans Žcrire, le retrouver
ne pouvait •tre quÕŽcrire ce quÕil avait vŽcu apparemment en vain È. 33
Si lÕon ne fait pas grief ˆ lÕAuteur de trahir ainsi lÕartificiel du
procŽdŽ initialement choisi en sÕaffirmant comme personne rŽelle,
il importe au moins de se poser une question.
Certaines conventions qui sont ici bafouŽes nous avaient paru
rev•tir un sens particulier. La fiction du Protagoniste anonyme
marquait, croyions-nous, le refus de laisser tomber le je sous la
tutelle objectivante dÕautrui. On avait supposŽ que lÕŽveil de la pri-
sonni•re co•ncidait avec une revendication dont lÕobjet Žtait le droit,
pour Albertine, dÕ•tre vis-ˆ-vis de son ami ce quÕil Žtait vis-ˆ-vis
dÕelle. Comment cette rŽvolte est-elle possible ? Telle est la question
quÕon se posera. Proust a-t-il, avec le temps, renoncŽ au solipsisme ?
A-t-il rŽsolu de figurer au titre de Ç Marcel È aux c™tŽs dÕAlbertine,
de Gilberte, de Robert, de Fran•oise, personnage parmi dÕautres
personnages, entretenant avec eux des relations rŽciproques et dis-
tinguŽ dÕeux par le seul emploi de la premi•re personne ? Evidem-
ment non. La rŽvolte de lÕAutre, on sÕen aper•oit maintenant, nÕest
possible quÕˆ la faveur dÕun mouvement gŽnŽral de recul portant non

32 Comment Marcel Proust a composŽ son roman, pp. 259-260. Feuillerat

ajoute : Ç JusquÕˆ la fin, Proust a vŽcu dans lÕillusion quÕil avait conservŽ cette
fiction. Il a Žcrit ˆ M. Martin-Chauffier : ÔRemarquez É que la seule chose
que je ne dise pas du personnage narrateur, cÕest quÕil soit ˆ la fin un Žcrivain,
car tout le livre pourrait sÕappeler une vocation, mais qui sÕignore jusquÕau
dernier volumeÕ. È (Correspondance gŽnŽrale, III, 306.)
33 Ç La Vocation É È, p. 235.
Ñ 175 Ñ

seulement sur lÕanonymat du je, mais aussi sur le caract•re fictif de


quelques personnages, ainsi que sur le th•me de la vocation qui
sÕignore. Ce qui a faibli, ce ne sont pas les convictions de Marcel
Proust, cÕest la discipline nŽcessaire ˆ lÕexpression des convictions.
Il est malaisŽ de maintenir ˆ portŽe de bras, loin de soi, un je inventŽ
ˆ partir de soi. La langue m•me, par sa structure, invite ˆ la confu-
sion. Que lÕauteur nÕy prenne garde, ou quÕil estime la fiction suffi-
samment Žtablie pour que lÕintrusion de la rŽalitŽ ne risque plus de
la subvertir, et lÕon retombera dans la Ç sincŽritŽ È.
Mais ne nous y trompons pas : cette sincŽritŽ est toute relative.
Le je quÕil nous est donnŽ dÕentrevoir, cÕest lÕHomme et lÕAuteur.
Ce nÕest jamais lÕhomme, cÕest-ˆ-dire lÕ•tre quotidien et par certains
c™tŽs banal, ha•ssant et ha•ssable, le locataire de la chambre enfumŽe
dÕun immeuble du Boulevard Haussmann, bref ce moi que Proust
reproche ˆ Sainte-Beuve de consulter pour interprŽter lÕÏuvre. Ce
nÕest pas davantage lÕauteur. Il y a deux sc•nes de La Recherche du
Temps perdu quÕil convient dÕŽvoquer ici pour faire comprendre notre
pensŽe. Dans Le C™tŽ de Guermantes, nous voyons le duc se raser
devant sa fen•tre ouverte. Dans Les Jeunes Filles, nous mettons au
jour avec le HŽros lÕŽtude de Miss Sacripant quÕElstir sÕest contentŽ
de retourner, et nous dŽcouvrons dans la jeunesse de lÕartiste un
Žpisode que celui-ci avouera ˆ regret. Marcel Proust nÕa pas le sans-
g•ne dont fait preuve le duc. Il ne se rend pas non plus coupable de
lÕimprudence dÕElstir. Le Marcel Proust qui sÕavance sur le proscŽ-
nium pour nous parler est lÕobjet dÕune composition pareille ˆ celle ˆ
laquelle se livre Odette : Ç Disciplinant ses traits, elle avait fait de
son visage et de sa taille cette crŽation dont, ˆ travers les annŽes,
ses coiffures, ses couturiers, elle-m•meÉ devaient respecter les
grandes lignes È. (I, 861). Pour sÕadresser ˆ nous, le signataire a
rev•tu le masque du Signataire. LÕaveu qui nous est fait nÕest peut-
•tre, ˆ tout prendre, quÕune forme plus subtile de dissimulation.
LÕenvers de la tapisserie est encore une Ïuvre dÕart.
CONCLUSION

Il y a une Ïuvre dÕart dont le souvenir nous a hantŽ au cours


de notre mŽditation, cÕest Ç LÕAllŽgorie de la peinture È de Vermeer.
Ce Ç tableau du tableau È, dont le personnage central est un peintre
tournŽ vers sa toile, pourrait •tre considŽrŽ comme une allŽgorie de
La Recherche du Temps perdu. Qui est au centre du tableau ? Qui
est le je ? Qui est le nous ? Comment dŽfinir le on ? CÕest ˆ ces
questions que nous avons essayŽ de rŽpondre. Dans la mesure o•
nous espŽrions dŽfinir la loi unique du roman proustien, notre attente
a certainement ŽtŽ dŽ•ue : lÕanalyse nous a entra”nŽ dans des sens
divergents ; elle a mis au jour une multiplicitŽ de probl•mes ayant
re•u chacun de Proust sa solution propre, tant™t dictŽe par le pragma-
tisme, tant™t empruntŽe ˆ la tradition de lÕart romanesque, tant™t
inspirŽe par les vues philosophiques de lÕŽcrivain. Dans la mesure
aussi o• lÕon attendait une rŽponse catŽgorique aux questions soule-
vŽes, il faut avouer un sentiment dÕinsatisfaction. Non quÕon ait espŽrŽ
dissiper enti•rement le myst•re de la voix qui nous parle dans La
Recherche du Temps perdu ; ce myst•re, inhŽrent ˆ toute Ïuvre
littŽraire, se situe sur un plan o• la rŽflexion nÕa pas prise, et un
reliquat dÕobscuritŽ en ce domaine prouve plus la valeur de lÕÏuvre
que les insuffisances de la critique. Ce qui donne une impression
dÕinach•vement, cÕest que des questions formulables en termes intel-
ligibles restent sans rŽponse dŽfinitive. Ç Cet artiste de dos qui ne
tient pas ˆ •tre vu de la postŽritŽ et ne saura pas ce quÕelle pense
de lui est une admirable idŽe poignante È. Tel est le sentiment de
Marcel Proust sur le mod•le de Vermeer. A lÕignorance de lÕartiste
rŽpond lÕincertitude de la postŽritŽ. Mais cette incertitude est provi-
soire. Bien des points restŽs obscurs recevront demain leur Žlucida-
tion. Il faut aussi sÕattendre ˆ voir soumettre ˆ un nouvel examen
des propositions qui ne paraissaient faire aucune difficultŽ. La mise
au point quÕon offre ici est surtout un point de dŽpart pour dÕautres
Žtudes.
Dans quel sens sÕorienteront ces Žtudes ? Dans le sens des
recherches dÕŽrudition. Sauf dans le dernier chapitre, nous nous
sommes placŽ de prŽfŽrence au point de vue du lecteur, pour qui
Ñ 178 Ñ

le roman est une Ïuvre achevŽe. Nous nÕavons toutefois pu faire


taire notre curiositŽ et nous abstenir de nous interroger ˆ lÕoccasion
sur les circonstances dans lesquelles lÕÏuvre avait ŽtŽ con•ue et
crŽŽe. CÕest ˆ ce genre de questions que les travaux de demain seront
consacrŽs. Le jour approche o• lÕon entreprendra, gr‰ce aux manus-
crits, une histoire de lÕÏuvre unique de Marcel Proust, depuis Jean
Santeuil jusquÕˆ la phrase ultime dictŽe par lÕŽcrivain quelques heures
avant sa mort, en passant par les traductions de Ruskin, les pastiches
et les Žtudes critiques. Ces recherches dŽpasseront nos conclusions en
les intŽgrant. Si notre th•se aide ˆ dŽfinir avec plus de clartŽ et de
prŽcision certains des buts de ces recherches, elle aura trouvŽ sa
justification.
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