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Les Voix Narratives Dans La Recherche Du Temps Perdu PDF
Les Voix Narratives Dans La Recherche Du Temps Perdu PDF
LES VOIX
NARRATIVES
DANS LA
RECHERCHE
DU TEMPS PERDU
GENéVE
LIBRAIRIE DROZ
11, RUE MASSOT
1983
© 1983 by Librairie Droz S.A.,
11, rue Massot, Gen•ve (Switzerland)
RŽimpression de lÕŽdition de Gen•ve, 1965
A MES PARENTS
TABLE DES MATIéRES
Chapitre I : Le HŽros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Chapitre II : La mobilitŽ du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
La distance entre le HŽros et le Narrateur et
le r™le du Sujet IntermŽdiaire . . . . . . . . . . . 36
La position du Sujet IntermŽdiaire. . . . . . . . 43
La position du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . 45
Chapitre III : La prŽsence du Narrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Narrateur et monologue intŽrieur. . . . . . . . . 53
Les valeurs de sympathie . . . . . . . . . . . . . . 59
LÕironie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
LÕhumour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
DEUXIéME PARTIE
LE FLAGRANT DƒLIT OU LÕƒCRIVAIN ET LE ROMANCIER
Chapitre I : LÕEcrivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Chapitre II : Les privil•ges du Romancier. . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Romancier et Protagoniste. . . . . . . . . . . . . . 106
LÕomniscience du Romancier . . . . . . . . . . . 109
La transparence des personnages . . . . . . . . . 120
Les alibis du Romancier . . . . . . . . . . . . . . . 123
Chapitre III : LÕalternance du Narrateur et du Romancier . . . . 132
TROISIéME PARTIE
LÕAVEU OU LE SIGNATAIRE
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
PRƒFACE
1 Notre Žtude porte sur cette Ïuvre et sur les brouillons publiŽs : A la
1957), 1594.
Ñ 10 Ñ
3 Chaque fois que nous userons des termes Protagoniste, HŽros, Narra-
[1925]).
7 Ç Zum Stil Marcel Prousts È, p. 448, note 1.
8 Georges Cattaui, Marcel Proust. Proust et son temps. Proust et le Temps
LŽon Tauman, Marcel Proust, une Vie et une Synth•se (Paris : Colin, 1949)
et Charles Briand, Le Secret de Marcel Proust (Paris : Lefebvre, 1950).
10 Louis Martin-Chauffier, Ç Proust et le double ÔjeÕ de quatre personnes È,
encore nous intŽressent-ils infinement, m•me par lˆ, car leur Žchec
est instructif. De sorte que quand un livre nÕest pas le miroir dÕune
individualitŽ puissante, il est encore le miroir de dŽfauts curieux
de lÕesprit. PenchŽs sur un livre de Musset, nous apercevons au
fond du premier ce quÕil y a de court et de niais dans une certaine
Ç distinction È, au fond du second, ce quÕil y a de vide dans lÕŽlo-
quence. 12
DÕautre part, lÕargument tirŽ par Spitzer et Cattaui du prŽnom
Ç Marcel È rŽsiste mal ˆ un examen du texte. Spitzer lui-m•me
avouait que ce dŽtail nous Žtait communiquŽ de fa•on tout ˆ fait
accessoire. 13 Germaine BrŽe a parlŽ ˆ ce sujet dÕ Ç inadvertance È. 14
Le probl•me du prŽnom a ŽtŽ lÕobjet dÕune pŽnŽtrante Žtude de
Michihiko Suzuki, qui a consultŽ les manuscrits et dactylographies
de Proust, et dÕun article modeste, mais dÕune information sŽrieuse
et dÕune rŽelle sžretŽ de jugement dž ˆ Harold Waters. Sur la foi
des textes, ces deux critiques rejettent dÕun commun accord lÕattri-
bution du prŽnom Ç Marcel È au Protagoniste de La Recherche. 15
Nous avons ensuite plusieurs affirmations de Proust pour nous
rappeler que Ç je nÕest pas moi È 16 ainsi que le tŽmoignage de la
ni•ce de lÕŽcrivain sur les diffŽrences entre Marcel et le Protagoniste. 17
Un argument de poids est celui du choix du prŽnom central dans
le roman. Depuis la publication de Jean Santeuil, nous savons que
cel Proust (Paris : Mercure de France, 1906), p. 50. Ce texte est repris sous
le titre Ç JournŽes de Lecture È dans Pastiches et MŽlanges (Gallimard, 1919),
p. 265. La ponctuation dans le texte de Pastiches est dŽfectueuse ; nous citons
dÕapr•s SŽsame et les Lys.
13 Ç wie nebenbei wird dies Detail gebracht È (article citŽ, p. 448, note 1).
14 Du Temps perduÉ, p. 14.
15 Michihiko Suzuki, Ç Le ÔjeÕ proustien È, Bulletin de la SociŽtŽ des Amis
de la SociŽtŽ des Amis de Marcel Proust, n¼ 9 (1959), 22. Voir aussi lÕarticle
de Philip Kolb, Ç ProustÕs Protagonist as a ÔBeaconÕ È, dans LÕEsprit crŽateur,
vol. V, n¼ 1 (Spring 1965), pp. 41-42. Kolb montre quÕil est tŽmŽraire de
confondre Marcel Proust avec le je aboulique du roman.
Ñ 13 Ñ
Proust avait commencŽ par faire dÕun Ç lui È le centre de son roman.
Le choix de cette perspective, Proust nÕy a pas renoncŽ tr•s t™t.
Il avait en effet Ç pensŽ construire toute son Ïuvre comme Un
Amour de Swann ˆ la troisi•me personne, objectivement È 18 et
Maurois fait Žtat de fragments dÕune version des Jeunes Filles en
fleurs Žcrite ˆ la troisi•me personne. 19 Et Germaine BrŽe concluait :
Le rŽcit ˆ la premi•re personne est donc le fruit dÕun choix
esthŽtique conscient, et non le signe de la confidence directe, de
la confession, de lÕautobiographieÉ Il nÕest pas aisŽ de dŽpartager
ce qui, sous couvert de ce Ç je È, revient directement ˆ Proust
de ce qui ne lui revient quÕindirectement ˆ travers son narrateur, au
m•me titre quÕˆ travers Swann, Elstir ou tout autre personnage. 20
Est-ce ˆ dire que le Protagoniste est un personnage aussi fictif
que Swann ou Elstir ? Gardons-nous aussi de cette simplification.
Ce je en effet, non seulement le romancier lui accorde tels quels
toute une nature, tout un tempŽrament, lÕappartenance ˆ une classe
sociale bien dŽfinie, lÕengagement dans toutes sortes dÕincidents et
dÕexpŽriences, sous forme directe ou transposŽe, peu importe, de sa
propre vie ; mais surtout Ñ on a trop peu insistŽ sur ce point Ñ
il mŽnage beaucoup dÕombre. En somme, rien de ce qui touche ˆ
lÕhomme nÕest niŽ quand il sÕagit du Protagoniste ; le Romancier se
contente dÕobserver le silence, et un silence est toujours ambigu :
la m•re est peut-•tre israŽlite ; le p•re est peut-•tre mŽdecin ; leur
fils a peut-•tre frŽquentŽ la Sorbonne et lÕEcole des Sciences Poli-
tiques ; il a peut-•tre un fr•re. (Mais ici, on se demandera si, en
crŽant Robert de Saint-Loup, le romancier nÕa pas voulu couvrir
lÕassassinat commis sur la personne de son fr•re Robert Proust.) 21
Et, au fond, nÕest-il pas (peut-•tre) homosexuel ? Ici, le lecteur
regimbe ˆ bon droit, car si la crŽation de Saint-Loup nÕest pas
nŽcessairement destinŽe ˆ oblitŽrer le visage dÕun fr•re cadet usur-
pateur de lÕaffection maternelle, il est certain que les jeunes filles
en fleurs transposent en les niant les souvenirs le lÕinverti. 22 A part
18
BrŽe, Du Temps perduÉ, p. 15.
19
AndrŽ Maurois, prŽface ˆ Jean Santeuil (Paris : Gallimard, [1952]),
p. 10. Voir aussi Germaine BrŽe, Ç Les Manuscrits de Proust È, French Review,
XXXVII, n¼ 2 (December 1963), 185.
20 BrŽe, Du Temps perduÉ, p. 15.
21 Voir E. Jones, Ç Marcel Proust et son fr•re È, Bulletin de la SociŽtŽ des
des mÏurs sodomites nÕest-elle pas le signe dÕune Žtroite connivence entre
lÕhomme et la crŽature du Romancier ? Si lÕauteur veut rassurer le lecteur
quant ˆ son HŽros, nÕest-ce pas prŽcisŽment parce quÕun aveu sur celui-ci
serait aussi un aveu sur celui-lˆ ? Ainsi se trouve paradoxalement rŽintroduite
la confession. Quant ˆ ses origines juives, Proust aurait volontiers procŽdŽ ˆ
Ñ 14 Ñ
dans lÕincident de lÕadieu aux aubŽpines (I, 145), Proust utilise une attitude
qui fut celle de son fr•re Robert dans lÕŽpisode du chevreau (Contre Sainte-
Beuve, pp. 292-295).
25 CÕest assez tard que Proust sÕest dŽcidŽ ˆ ces soustractions. Germaine
27 Interview de Paul Morand dans Ç Proust tel que je lÕai connu È, film
CÕest gr‰ce aux noms, ne lÕoublions pas, que le HŽros crŽera une
Žglise de Balbec, une Oriane, un milieu Guermantes dŽpossŽdŽs de
leur droit dÕ•tre le Balbec, lÕOriane, le milieu Guermantes quÕils sont,
et remplacŽs par des sŽcrŽtions internes du moi de ce HŽros, jusquÕau
moment o• la confrontation entre le r•ve et la rŽalitŽ provoquera les
dŽsillusions que lÕon sait.
Si je nÕa pas de nom et quÕen revanche les villes et les •tres
sont avant tout leur nom, cÕest que le rapport que ce je entretient
avec autrui nÕest pas rŽciproque. Le HŽros est un possesseur dÕautrui
qui ne comprend pas quÕaimer, cÕest autant donner que recevoir, et
qui con•oit en consŽquence lÕamour sur le mode dÕun avoir. Si notre
analyse est exacte, lÕanonymat tendrait donc ˆ consacrer la prŽŽmi-
nence du HŽros sur lÕautre ; lÕabsence de nom (et cette absence
rŽsume celle du visage et de la voix) lui accorderait de droit
la situation de fait quÕil rŽalise exceptionnellement quand il regarde
Albertine dormir, situation menacŽe d•s que la jeune fille se rŽveille,
quÕelle porte sur lui le regard qui fera dÕelle lÕŽgale du HŽros Ñ et
cÕest prŽcisŽment ˆ ce moment que ce HŽros va devenir Ç Marcel È :
LÕhŽsitation du rŽveil, rŽvŽlŽe par son silence, ne lÕŽtait pas par
son regard. Elle retrouvait la parole, elle disait : Ç Mon È ou
Ç Mon chŽri È suivis lÕun ou lÕautre de mon nom de bapt•me, ce
qui en donnant au narrateur le m•me prŽnom quÕˆ lÕauteur de ce
livre, ežt fait Ç Mon Marcel È, Ç Mon chŽri Marcel. È
III, 75
Elle entrÕouvrait les yeux, me disait dÕun air ŽtonnŽ Ñ et en effet
cÕŽtait dŽjˆ la nuit Ñ Ç Mais o• tu vas comme cela Marcel È, puis
se rendormait. 29
30
Ga‘tan Picon a repris cette idŽe ; il parle dÕun ego transcendantal :
Ç En fait, le je proustien est un je impersonnel. Car le moi que cette Ïuvre
met en sc•ne, et qui lÕemplit, en effet, comme lÕeau emplit la vasque, nÕest
nullement (si lÕon y prend garde) lÕŽtroit sillage dÕune vie, et les Žchos quÕune
conscience personnelle en recueille, mais un miroir du monde aussi clair et
vaste que possible Ñ miroir dont le cadre est sans doute celui dÕune conscience
personnelle mais dÕune conscience visant le monde, travaillant ˆ se distendre
jusquÕˆ lÕŽgaler. È LÕUsage de la Lecture. III. Lecture de Proust (Paris : Mer-
cure de France, 1963), pp. 29-30. Notons que notre citation ne montre pas
que Picon reconna”t Žgalement le je biographique de Proust. Il faudrait
situer Picon en un point o• de fa•on subtile sÕop•re la synth•se entre les
vues de Suzuki et celles dÕun Spitzer ou dÕun Cattaui.
Pour rendre compte de la raretŽ des renseignements fournis sur la personne
physique du Protagoniste, Kolb invoque le caract•re particulier de lÕexpŽrience
que nous avons de notre propre •tre : Ç É when we look about us, unless
we use a mirror, the visual impression we receive will necessarily exclude our
own image. È (CÕest en somme ce que dit Sartre). Kolb montre dÕautre part
que lÕabsence de participation du je aux incidents quÕil rapporte est due ˆ
une certaine ressemblance entre le je et Marcel Proust, Ç a semi-invalid who
led a sedentary life È. Mais la th•se la plus plausible aux yeux de Kolb comme
aux yeux de Suzuki, est celle du propos dŽlibŽrŽ de Proust, dŽsireux de per-
mettre ˆ tout lecteur de sÕidentifier avec le je : Ç It is evident that the less
we know of his physical characteristics, the easier it is for us to imagine
ourselves in his place. È Voir Ç ProustÕs Protagonist as ÔBeaconÕ È, p. 40.
Ñ 19 Ñ
LA DISSIMULATION
OU LE PROTAGONISTE
CHAPITRE PREMIER
LE HƒROS
odeur des lilas È qui rŽappara”t comme sujet plus bas. NÕoublions pas que
Contre Sainte-Beuve prŽsente un brouillon que Proust aurait revu avant de le
publier.
Ñ 32 Ñ
5 Dans un tout autre contexte, mais dans un sens qui rejoint celui que
nous tentons de dŽgager ici, lÕantinomie entre ŽternitŽ et existence est dŽnoncŽe
par Proust dans cet Žpisode de Sodome et Gomorrhe o• Morel reste pŽtrifiŽ
par le regard de Charlus le prenant en flagrant dŽlit de trahison : Ç On avait
lÕimpression de cette Žquivoque qui fait quÕune religion parle dÕimmortalitŽ,
mais entend par lˆ quelque chose qui nÕexclut pas le nŽant. È (II, 1081).
6 Entre Ç avait des È et Ç qui font È, il y a une lacune dans le manuscrit
Mais le temps du verbe dont nous est le sujet est le prŽsent des
vŽritŽs gŽnŽrales ; le nous dont il sÕagit ici est celui de la solidaritŽ
abstraite qui lie je ˆ tous les hommes, ce nÕest pas celui dÕune
sociŽtŽ close. 8 Le mouvement proustien dÕŽvasion dans lÕŽternitŽ,
comme lÕexpŽrience mystique auquel il est apparentŽ, est toujours
le fait dÕun solitaire : on a beau reconna”tre chez les autres le m•me
besoin de transcendance, on ne lÕŽprouve pas avec les autres : on
reste seul face ˆ lÕabsolu. La reconnaissance de lÕunitŽ concr•te
dÕun groupement humain est au contraire le signe que lÕextase a
pris fin. Cette fin co•ncide avec le retour dans un univers duquel
toute mŽtaphysique semble bannie par la na•vetŽ des Ç bonnes gens
du village È (I, 47) et du Ç petit jardinier jardinant dans le jardin È
(CSB, page 66). Le caract•re nettement dŽfini des emplois exercŽs
(marŽchal-ferrant, crŽmier, notaire) et des formes per•ues (Ç de petits
morceaux de papier jusque-lˆ indistincts quiÉ se diffŽrencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables È I, 47) interdit toute Žvasion dans lÕillimitŽ, et le
confort casanier (Ç vieille maison grise sur la rue o• Žtait sa cham-
breÉ petit pavillonÉ quÕon avait construit pour mes parentsÉ leurs
petits logis È (I, 47-48) rend impossible toute transcendance.
Cet univers du temps, des autres, il a nom Combray. Et lÕŽvo-
cation prend tout son sens, maintenant, de lÕŽglise
tenant serrŽs autour de sa haute mante sombreÉ comme une
pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblŽes
quÕun reste de remparts du moyen-‰ge cernait •ˆ et lˆ dÕun trait
aussi parfaitement circulaire quÕune petite ville dans un tableau de
primitif (I, 48).
LA MOBILITƒ DU NARRATEUR
Marcel Proust ˆ RenŽ Blum, Bernard Grasset et Louis Brun (Paris : Corr•a,
1954), pp. 50-51. Lettre datŽe par Kolb du dŽbut de novembre 1913. Voir Philip
Kolb, La Correspondance de Marcel Proust. Chronologie et Commentaire cri-
tique (Urbana : University of Illinois Press, 1949), pp. 260-261.
Ñ 38 Ñ
en ceci, nÕest gu•re quÕun cadre, qui soutient le rŽcit sans en faire
concr•tement partie. Le lecteur lÕa vite oubliŽ ; il nÕest plus conscient
que du Narrateur et du HŽros. Et ˆ partir de A lÕOmbre des jeunes
filles en fleurs, le Sujet dispara”t dŽfinitivement. Faut-il conjecturer
que la version originale de La Recherche du Temps perdu faisait
jouer ˆ lÕIntermŽdiaire un r™le plus constant, plus important, et que
les modifications apportŽes apr•s 1914 lÕont masquŽ ? LÕexamen de
la reconstitution tentŽe par Feuillerat nÕencourage gu•re cette hypo-
th•se. Par exemple, Le C™tŽ de Guermantes sÕouvrait originellement
par le dŽveloppement sur les Noms (II, 10), lequel est aujourdÕhui
prŽcŽdŽ dÕune page sur les impressions de Fran•oise dans la nouvelle
rŽsidence. 2 Certes, le lecteur qui aborde Le C™tŽ de Guermantes
retrouve dans la mŽdiation poŽtique des Noms un th•me familier : le
troisi•me volet du C™tŽ de chez Swann Žvoquait en effet un Insom-
niaque se souvenant de lÕŽpoque o• Balbec nÕŽtait encore quÕune
image verbale (I, 383). Mais cÕest prŽcisement le je clouŽ sur son
lit qui fait dŽfaut dans Le C™tŽ de Guermantes, et ceci d•s 1914. Le
Narrateur y est mis directement en contact avec son HŽros.
La tendance ˆ maintenir une distance entre le HŽros et le Narra-
teur est toutefois si forte, si instinctive chez Proust quÕil fait de
son Narrateur un personnage nettement plus ‰gŽ que lÕhomme quÕil
Žtait ˆ cette Žpoque. Au moment o• lÕÏuvre prend naissance, Proust
nÕa pas atteint la quarantaine. Or, on a le sentiment que la voix
qui nous parle est celle dÕun homme tr•s ‰gŽ. Certes, lÕ‰ge Žtant
avant tout un Žtat dÕesprit, lÕon peut supposer que ce malade qui
se croyait moribond et voulait Ç travailler tant quÕil y avait de la
lumi•re È crŽait dÕinstinct un Narrateur ˆ son image. Mais nous
croyons Žgalement ˆ un choix dŽlibŽrŽ de lÕauteur.
A quel point cette distance entre le prŽsent et le passŽ procŽdait
dÕun choix esthŽtique fait par lÕauteur et non de la santŽ ou du moral
de lÕhomme, cÕest ce quÕune lecture attentive de quelques pages de
Swann rŽv•le. Peu avant la publication de ce volume, Proust a
traversŽ le Bois de Boulogne pour aller ˆ Trianon et ˆ la suite de
cette promenade, il a modifiŽ la fin de la troisi•me partie pour y
consigner ses impressions. 3 Le Narrateur fait allusion ˆ cette prome-
nade :
national Review, n¼ 260, 25th Year (1957) [novembre 1959], Marcel Proust Ñ
A World Symposium, pp. 103-104 et Robert Vigneron, Ç Structure de Swann.
PrŽtentions et dŽfaillances È, Modern Philology, XLIV (August 1946), 102-128.
Ñ 40 Ñ
HŽros contint dÕabord ses larmes, puis quÕil Žclata en pleurs quand
il se retrouva seul avec sa m•re. Tout ceci est vu de fa•on indirecte.
Le souvenir est prŽsentŽ comme objet de lÕaction de Ç se souvenir È ;
lÕŽlŽment romanesque est subordonnŽ ˆ lÕŽlŽment poŽtique.
Chez Proust, cet Žloignement dans le passŽ est toujours liŽ de
fa•on paradoxale ˆ la sensation de la proximitŽ :
É Je recommence ˆ tr•s bien percevoir si je pr•te lÕoreille, les
sanglots que jÕeus la force de contenir devant mon p•re et qui
nÕŽclat•rent que quand je me retrouvai seul avec maman. En rŽalitŽ
ils nÕont jamais cessŽ ; et cÕest seulement parce que la vie se tait
maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau,
comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de
la ville pendant le jour quÕon les croirait arr•tŽes mais qui se
remettent ˆ sonner dans le silence du soir.
I, 37
5
Voir aussi II, 346, 720 ; et III, 885-886.
Ñ 42 Ñ
(III, 1067). D3, que suivent Clarac et FerrŽ dans le texte dŽfinitif (III, 64), a
biffŽ le dŽveloppement se rapportant ˆ lÕŽvocation du passŽ par Albertine.
Pour ces sigles, voir lÕappareil critique de lÕŽdition de la PlŽiade.
Ñ 43 Ñ
lÕon prŽf•re, il devient lui-m•me le HŽros dÕune action dans laquelle il est
engagŽ. Dans ces pages, la distinction entre le HŽros et le Narrateur semble
m•me abolie par moments : beaucoup de verbes au prŽsent historique et au
futur donnent lÕimpression que le Protagoniste nous raconte ce qui lui arrive
au moment o• cela lui arrive : Ç Je bois une seconde gorgŽe É la vŽritŽ que
Ñ 44 Ñ
La Position du Narrateur.
8 Voir BrŽe, Du Temps perduÉ, pp. 23, 24, 27 et 28. G. BrŽe ne fixe
aucun point prŽcis pour la division du rŽcit en deux parties ; nous avons
indiquŽ III, 854 pour simplifier.
9 Marcel Proust et Jacques Rivi•re, Correspondance, 1914-1922, prŽsentŽe
et annotŽe par Philip Kolb (Paris : Plon, [1955]). Cette lettre, publiŽe apr•s
lÕouvrage de Germaine BrŽe, nÕavait pu •tre invoquŽe dans la dŽmonstration.
Il sÕagit de la lettre I, datŽe du 7 fŽvrier 1914. Le texte qui nous intŽresse se
trouve pp. 2 et 3.
10 Ç Second È et Ç dernier È volumes dŽsignent respectivement les deuxi•me
11 Il faut dÕautre part donner raison ˆ Ga‘tan Picon quand il Žcrit que
le Narrateur nous fait toujours sentir quÕil sait que lÕespoir du HŽros sera
dŽ•u (Lecture de Proust, p. 33). Le Narrateur fait comme sÕil ignorait ce qui
va se passer mais il trahit inconsciemment son secret. Ceci tient surtout ˆ
lÕinsistance quÕil met ˆ dŽcrire lÕŽtat dÕ‰me du HŽros qui esp•re. Sur cette
duplicitŽ voir Pouillon, Ç Les r•gles du ÔJeÕ. È
12 Les pages o• se multiplient les allusions ˆ lÕorganisation du cosmos
compte du Romancier.
Ñ 49 Ñ
tome XII du Temps perdu] nous ne sommes plus tr•s loin de lÕillumination
finale : celle que le Temps retrouvŽ, o• nous accŽdons maintenant, nous fera
conna”tre, Ñ ce qui ne signifie pas, rŽpŽtons-le, quÕelle soit jusque-lˆ demeurŽe
inconnue de lÕauteur-narrateur ; bien au contraire, puisque les livres o• nous
suivons la marche de son esprit vers la dŽcouverte nÕont prŽcisŽment pu •tre
rŽdigŽs quÕˆ partir de cette dŽcouverte. È Voir C. Mauriac, Proust par lui-
m•me (Paris : Ecrivains de toujours, Editions du Seuil, [1953]), p. 160.
DÕautre part, FerrŽ attribue ˆ lÕauteur le Ç tout reste ˆ faire È. Cette
formule nÕa de sens que pour le Narrateur. Voir Ç Si Marcel Proust Žtait
encore parmi nousÉ È, Adam. International Review, n¼ 260, Twenty-fifth Year
(1957) [novembre 1959], Marcel Proust Ñ A World Symposium, 104-106.
Ñ 50 Ñ
15 Pourtant, aux yeux de certains critiques, la fin du rŽcit am•ne une iden-
LA PRƒSENCE DU NARRATEUR
1 C.-E. Magny sait ce quÕelle veut dire, mais elle risque dÕinduire en erreur
et persistante qui, de cette nuit, tire un monde È (Du Temps perduÉ, p. 10)
et pour Ga‘tan Picon, La Recherche, pareille en ceci ˆ La ComŽdie humaine,
est un soliloque portŽ dÕun bout ˆ lÕautre par une voix continue (Lecture de
Proust, pp. 85 et 189). Pour RenŽ Lalou, lÕÏuvre de Proust est un Ç immense
monologue È. Voir : Le Roman fran•ais depuis 1900 (Paris : Collection Ç Que
Sais-je ? È, Presses Universitaires de France, 1960), p. 20.
Ñ 55 Ñ
donne du paragraphe sur le nom de Gilberte (I, 142) (Ç Ainsi passa pr•s de
moi ce nom de GilberteÉ È) qui montre lÕordre apportŽ par le ma”tre de
lÕanalyse psychologique quÕŽtait Proust dans lÕinventaire des pensŽes de
lÕenfant. Ç Zum Stil Marcel Prousts È, pp. 378-379.
5 Chroniques (Paris : Gallimard, [c 1927]), p. 209. Voir aussi les affir-
6
Voir le passage citŽ plus haut, note 1, p. 53.
7
CÕest Jauss qui sÕen est avisŽ le premier. Cf. note 2.
Ñ 58 Ñ
Nous avons affaire ici ˆ une phrase plus longue, moins haletante,
ˆ une phrase Žcrite. 8
Le fait que ces monologues ne se trouvent que dans Sodome et
Gomorrhe, La Prisonni•re et La Fugitive pourrait faire croire ˆ une
certaine nŽgligence de lÕauteur, ˆ laquelle il aurait remŽdiŽ sÕil avait
vŽcu quelques annŽes de plus. Mais ces morceaux nous paraissent
en rŽalitŽ fort bien venus, et particuli•rement aptes ˆ traduire
lÕaffolante jalousie dont souffre le je. DÕailleurs, la prŽsence Ñ au
sein du monologue citŽ Ñ dÕune phrase aussi construite que Ç A ce
moment, abordant le rŽcit dÕAimŽÉ È indique que lÕauteur est en
pleine possession de ses moyens et capable de changer dŽlibŽrŽment
de style. Il est concevable que Proust a voulu un moment essayer un
nouveau mode de narration. Il est dÕautre part possible que lÕauteur
dicte ici ˆ son Narrateur des pages inspirŽes par une jalousie toute
rŽcente dont lÕhomme aurait souffert. Une Žtude fondŽe sur les
manuscrits et la correspondance de Marcel Proust fournira peut-•tre
un jour une rŽponse ˆ ces questions.
10 Dans les textes pris ici en considŽration, ces deux pronoms sont syno-
nymes. Le Narrateur passe de lÕun ˆ lÕautre dans le m•me alinŽa (par exemple
pp. 1, 7 et 8, citŽes plus bas), et rien nÕindique que lÕusage de Proust sÕŽcarte
en ceci de celui du fran•ais moderne. Nous ne croyons pas devoir accorder
non plus de signification ˆ la question de lÕaccord de lÕadjectif attribut du
sujet Ç nous È : Proust Žcrit : Ç le parent qui nous a accostŽ È (I, 31), Ç nous
Žtions calme È (III, 92), mais Ç une fois que nous serons morts È (III, 916). Le
dŽtail nous para”t sans importance. Toutefois, le pronom on semble plus
frŽquent que nous dans les dŽveloppements consacrŽs ˆ lÕangoisse que nous
Žtudions plus bas. Sur ce point, voir p. 76.
11 Le dŽveloppement sur lÕarrivŽe ˆ Querqueville, dont un extrait a ŽtŽ
citŽ plus haut (Chapitre Premier, p. 34), prŽsente certaines affinitŽs avec
lÕŽvocation des chambres de province dans Combray (Ç É quand le premier
matin de mon arrivŽe É lÕodeur que le soleil dŽgage des meubles inconnus É È)
et dÕautre part avec lÕŽvocation des chambres o• lÕon a dormi confortablement
(I, 7-8) (Ç É lit dŽfait aux draps fins o• notre chaleur sÕest incorporŽe É È).
Ici aussi, un passage sÕop•re du je au nous. Une fois rŽalisŽe cette conver-
sion, le Narrateur introduit le th•me de la mŽmoire involontaire qui se trouve
ainsi traitŽ exceptionnellement sur le mode du nous : Ç nous respirons É une
sorte dÕexistence commune ˆ ces diverses matinŽes É comme ces odeurs qui
sont ˆ la fois du passŽ et du prŽsent É È Mais il sÕagit dÕun brouillon fort
ancien. La recherche du temps perdu, dans le texte qui porte ce titre, se
fera presque toujours au nom dÕun je qui sÕen rŽserve le monopole. La
mystique proustienne est essentiellement Žgo•ste. Seuls quelques passages du
roman ne tombent pas sous le coup de cette remarque : le morceau sur
Ç lÕhomme qui dort È et qui voyage dans un Ç fauteuil magique È (I, 5), par
exemple, et une rŽflexion du Narrateur notant, apr•s avoir ŽvoquŽ lÕexpŽrience
toute personnelle de la remontŽe des souvenirs, que Ç la fa•on fortuite, inŽvi-
table, dont la sensation avait ŽtŽ rencontrŽe, contr™lait la vŽritŽ du passŽ
quÕelle ressuscitait, des images quÕelle dŽclenchait, puisque nous sentons son
effort pour remonter vers la lumi•re, que nous sentons la joie du rŽel
retrouvŽ. È (III, 879).
Ñ 63 Ñ
13
Cette remarque nous est suggŽrŽe par Germaine BrŽe.
Ñ 66 Ñ
le je de La Recherche nÕest pas cet ego transcendantal que voient en lui Suzuki
et Ga‘tan Picon. CÕest par le truchement du nous que le je devient le porte-
parole de tous les lecteurs. (Pour cette question, on se reportera ˆ notre
introduction, pp. 17 et 18.)
Ñ 67 Ñ
15 La lettre qui reste sans rŽponse est un motif qui fait plusieurs appari-
17 Quand Proust sÕattendrit sur une femme en proie ˆ une douleur senti-
mentale (ce qui est rare : Odette, Gilberte, ni Albertine ne nous sont jamais
Ñ 71 Ñ
leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez
droit Ñ formant protubŽrance pour un cr‰ne non destinŽ ˆ le
recevoir, et quÕon ne pouvait pas opŽrer. Mais ˆ la longue, ces
fragments si durs finissent par glisser jusquÕˆ une place o• ils
ne causent pas trop de dŽchirements, nÕen bougent plus ; on ne
sent plus leur prŽsence : cÕest lÕoubli, ou le souvenir indiffŽrent.
III, 197
23 Nous ne pouvons citer tout le dŽveloppement, qui est fort long. Dans
Ç Elle nous avait promis une lettre, nous Žtions calme, nous nÕaimions plus.
La lettre nÕest pas venue, aucun courrier nÕen apporte, Ôque se passe-t-il ?Õ,
lÕanxiŽtŽ rena”t, et lÕamour È (III, 92).
Ñ 77 Ñ
LÕIronie.
Quels sont les moyens mis en Ïuvre pour exprimer cette ironie ?
Le Narrateur exag•re la na•vetŽ du HŽros ; il se livre lui-m•me ˆ
une petite comŽdie en faisant semblant de partager cette simplicitŽ
dÕesprit. Le mouvement de Golo nous est prŽsentŽ comme un fait
objectif, tel quÕil apparaissait ˆ lÕimagination de lÕenfant, et non
comme un reflet inconsistant sur le mur : Ç Golo sortait È. Il nÕy a
dans ce paragraphe aucune formule telle que Ç je croyais voir È ou
Ç il me semblait È, dont lÕusage entra”nerait trop clairement le carac-
t•re illusoire et subjectif de lÕimpression. LÕeffet ironique est soulignŽ
par lÕimparfait (Ç Golo sÕavan•ait È) qui, dans son aspect duratif,
note moins la lenteur du progr•s de Golo sur le mur que lÕextase
du tŽmoin immobile. 25 Chaque imparfait de cet Žpisode rend lÕatti-
tude contemplative de lÕenfant et il nous fait Žprouver avec le
Narrateur lÕamusement de lÕadulte en face dÕun enfant absorbŽ par
un spectacle que nous ne prenons pas au sŽrieux. Mais outre un
jugement ontologique, lÕironie vise Žgalement un jugement moral.
Avec Ç plein dÕun affreux dessein È et Ç la pauvre Genevi•ve de
Brabant È, les qualificatifs situent les acteurs du drame en deux
camps opposŽs : celui des bons et celui des mŽchants. Or, rien nÕest
moins proustien que cette rŽpartition morale. Tout le roman sÕinscrira
en faux contre une vue aussi simpliste des choses. Les mots
Ç affreux È et Ç pauvre È doivent dÕailleurs •tre prononcŽs avec une
mimique exagŽrŽe (de m•me que Ç avec Žvidence È dans Ç la sonoritŽ
mordorŽe du nom de Brabant me lÕavait montrŽ avec Žvidence È),
ce qui nÕest pas le cas dans Ç quelque pauvre jeune fille È (I, 321).
Il suffit de comparer les deux expressions pour voir la diffŽrence
entre les deux attitudes, de vŽritable compassion dans le cas de la
force comique. DÕailleurs, rien dans le style nÕa en soi de valeur dŽterminŽe.
Une partie du discours, un temps, un mode donnŽs sont susceptibles dÕatteindre
les effets les plus contradictoires. Ce que Grammont fait observer ˆ propos
des sons sÕappliquerait Žgalement bien ˆ la syntaxe : Ç Un moyen dÕexpres-
sion nÕest jamais expressif quÕen puissance, et ne devient impressif que si
lÕidŽe le lui permet et le met en Žvidence È. Voir Le Vers fran•ais, citŽ par
Yves Le Hir, EsthŽtique et Structure du vers fran•ais dÕapr•s les thŽoriciens,
du XVIe si•cle ˆ nos jours (Paris : Presses Universitaires de France, 1956),
p. 180.
LÕimparfait nÕa rien en soi qui provoque le rire, mais il suffit que la situa-
tion sÕy pr•te pour voir lÕaction sÕŽtaler, b•te, flasque, comme un personnage
endormi la bouche ouverte. CÕest Flaubert, le grand ma”tre dans lÕart dÕem-
ployer ce temps qui va nous fournir lÕexemple idŽal : Ç ÔLe lin, messieurs,
nÕoublions pas le lin, qui a pris dans ces derni•res annŽes un accroissement
considŽrable et sur lequel jÕappellerai plus particuli•rement votre attention.Õ
Il nÕavait pas besoin de lÕappeler : car toutes les bouches de la multitude se
tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. È (Madame Bovary, IIe partie,
ch. VIII). Il est clair que la sc•ne dŽcrite serait ironique m•me sans lÕemploi
de lÕimparfait, mais ce temps met ˆ la description du public une touche finale
toute sui generis.
Ñ 79 Ñ
complaisance avec la sc•ne de lÕadieu aux aubŽpines (I, 145), avec celle qui
nous montre le HŽros essayant de sÕallonger le nez pour ressembler au p•re
de Gilberte (I, 414), ou encore avec celle o• il salue trop ostensiblement
Madame Swann au Bois de Boulogne (I, 421).
Ñ 80 Ñ
HŽros est cruellement traitŽ par Albertine pour nÕavoir pas vu que lÕanneau
Žtait dans la main de la jeune fille (I, 918).
Ñ 81 Ñ
LÕHumour.
il le dŽpasse sans doute par le choix des mots ; il lui reste fid•le quant
au fond. Dans la phrase que Proust ajoute pour dŽcrire les lois
antiques, le Narrateur fausse compagnie au HŽros ; les prescriptions
de lÕAncien Testament sont dŽcrites dans un esprit Žtranger ˆ celui
de la victime. Le Narrateur se laisse entra”ner par sa pitiŽ pour
lÕenfant et il le venge en tra•ant de la vieille servante une caricature.
En tant que vengeur du HŽros, le Narrateur voit Fran•oise du m•me
point de vue que celui-ci, mais sa vengeance prenant la forme de
lÕhumour, le Narrateur est plus pris par le plaisir du rire et de la
crŽation du rire que par le dŽsir de ch‰tier la responsable. 29
Les soup•ons du grand-p•re touchant les origines de tel camarade
du HŽros sont pour celui-ci une occasion dÕembarras. Pourtant cette
sc•ne que le HŽros ne peut trouver que dŽsagrŽable fournit au
Narrateur lÕoccasion dÕexercer sa verve :
Aussi quand jÕamenais un nouvel ami, il Žtait bien rare quÕil ne
fredonn‰t pas : Ç O Dieu de nos p•res È de La Juive, ou bien :
Ç Isra‘l, romps ta cha”ne È, ne chantant que lÕair, naturellement
(Ti la lam, talam, talim), mais jÕavais peur que mon camarade ne le
connžt et ne rŽtabl”t les paroles.
I, 91
Dans Combray, la chambre de Balbec est simplement dŽcrite
comme possŽdant des rideaux violets Ç hostiles È (I, 8). Dans A
lÕOmbre des jeunes filles en fleurs, les m•mes rideaux donneront ˆ
la m•me chambre Ç un caract•re quasi historique qui ežt pu la
rendre appropriŽe ˆ lÕassassinat du duc de Guise, et plus tard ˆ une
visite de touristes conduits par un guide de lÕagence Cook Ñ mais
nullement ˆ mon sommeil È (I, 667).
Dans Le C™tŽ de Guermantes, Albertine, sur le point dÕ•tre
embrassŽe par le HŽros, lui appara”t comme une Ç rose inconnue È,
ratura, IX, n¼ 6, p. 110. Leo Spitzer nous para”t aussi insister trop sur lÕobjec-
tivitŽ du Narrateur quand il Žcrit : Ç Dieser objektivierenden, das ErzŠhlte
distanzierenden Tendenz steht nun eine die Ereignisse mit den Figuren erle-
bende, sie von ihnen aus betrachtende ErzŠhlungsweise gegenŸber É È (Ç Zum
Stil Marcel Prousts È, p. 463).
33 Eugen Winkler avait bien vu ceci : Ç Die Vorgabe des Sicherinnerns stellt
hier nicht mehr nur einen Rahmen dar, in den eine im Ÿbrigen illusionistisch
geschŸrzte ErzŠhlung nun eigenspannt wird, sondern das ErzŠhlte verlŠuft als
eine bestŠndig gewusste Projektion eines sich erinnernden Helden É È (Ge-
stalten und Probleme, p. 273).
DEUXIéME PARTIE
LE FLAGRANT DƒLIT
OU LÕƒCRIVAIN ET LE ROMANCIER
CHAPITRE PREMIER
LÕƒCRIVAIN
1957).
3 A propos de ce quÕil appelle Ç a natural tendency in many persons to
sagt, duldet keinen Widerspruch. Die Trias hat eben durch den symmetrischen
Bau um ein Mittelglied herum etwas Abschliessendes. È (Ç Zum Stil Marcel
Prousts È, pp. 383 et 384).
Ñ 95 Ñ
six qualificatifs.
Ñ 96 Ñ
Ç qui venait dÕinstant en instant fr™ler mon esprit dÕune image en-
chantŽe, caressante, insaisissable, mystŽrieuse et confuse È (III, 415) 6,
ou Parme :
Le nom de Parme, une des villes o• je dŽsirais le plus aller
depuis que jÕavais lu La Chartreuse, mÕapparaissant compact, lisse,
mauve et doux, si on me parlait dÕune maison quelconque de
Parme dans laquelle je serais re•u, on me causait le plaisir de
penser que jÕhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et
douceÉ
I, 388
Il sÕagit surtout de ces impressions qui, aux yeux de Marcel
Proust, Žtaient dotŽes dÕune valeur toute particuli•re : impressions
dues ˆ lÕart, ˆ la mŽmoire ou au dŽsir de voyager qui jouent dans
La Recherche du Temps perdu le r™le que lÕon sait. Sans doute la
joie est-elle partout prŽsente dans le style de Proust, 7 car penser
et, dÕune fa•on gŽnŽrale, Žcrire, Ç est pour lÕŽcrivain une fonction
saine et nŽcessaire dont lÕaccomplissement rend heureux, comme pour
les hommes physiques lÕexercice, la sueur, le bain È (III, 902), et
nous ne nous Žtonnons pas quand Proust, ˆ propos de la joie collec-
tive engendrŽe par le dŽjeuner du samedi, fait allusion ˆ lÕactivitŽ
littŽraire des t•tes Žpiques, crŽatrice des cycles lŽgendaires, prenant
prŽtexte dÕun ŽvŽnement qui devient le th•me de Ç rŽcits exagŽrŽs ˆ
plaisir È. On serait m•me tentŽ de reconna”tre lÕEcrivain dans la
vieille Fran•oise, dont on nous dit :
Parvenue ˆ ce point de son rŽcit, elle essuyait des larmes dÕhila-
ritŽ et pour accro”tre le plaisir quÕelle Žprouvait, elle prolongeait
le dialogue, inventait ce quÕavait rŽpondu le visiteur ˆ qui ce
Ç samedi È nÕexpliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions :
Mais dans les sŽries dÕadjectifs que nous avons citŽes, tout se
passe comme si la joie sÕŽtait faite verbe ˆ la suite dÕun cumul. Le
bonheur chantŽ sÕest ajoutŽ au bonheur de chanter quÕil avait prŽci-
sŽment rendu possible, rŽalisant ainsi un accord exceptionnel entre
lÕEcrivain et son Protagoniste.
Ailleurs, la transposition verbale a pour objet la joie de tenir
Albertine prisonni•re et dÕavoir ainsi fondŽ ce qui ressemble ˆ un
foyer :
Contrastant avec lÕanxiŽtŽ que jÕavais encore il y a une heure,
le calme que me causait le retour dÕAlbertine Žtait plus vaste que
celui que jÕavais ressenti le matin, avant son dŽpart. Anticipant sur
lÕavenir, dont la docilitŽ de mon amie me rendait ˆ peu pr•s ma”tre,
plus rŽsistant, comme rempli et stabilisŽ par la prŽsence imminente,
importune, inŽvitable et douce, cÕŽtait le calme (nous dispensant
de chercher le bonheur en nous-m•mes) qui na”t dÕun sentiment
familial et dÕun bonheur domestique.
III, 165
*
En dehors des Žpisodes humoristiques, lÕŽmergence de lÕEcrivain
est toujours tributaire dÕune expŽrience contemplative du HŽros.
Cette expŽrience dŽpend de la mise en congŽ de ce dernier. LÕarr•t
dans lÕactivitŽ extŽrieure du je peut rŽsulter dÕune dŽcision. Il peut
•tre consenti par les autres. Il peut •tre dictŽ par les circonstances :
cÕest le cas, tr•s frŽquent, o• le Ç congŽ È prend la forme de lÕattente.
Devoir attendre, cÕest en somme •tre momentanŽment relevŽ de
toute obligation dÕinitiative. CÕest •tre libre. Quel quÕen soit le motif,
lÕinterruption lib•re le HŽros de deux sortes de servitudes : celles
qui dŽcoulent de son immersion dans la temporalitŽ, celles que lui
imposent les autres. Affranchi de ces servitudes, le je est en mesure
de vivre sur le mode de la contemplation ; ainsi est rendu possible
le travail de lÕEcrivain.
Le rapport vacances-contemplation sÕobserve dans tous les Ç mo-
ments privilŽgiŽs È : cÕest en attendant Fran•oise dans le pavillon
des Champs-ElysŽes que le jeune homme Žprouve un plaisir Ç dŽli-
cieux, paisible, riche dÕune vŽritŽ durable, inexpliquŽe et certaine È
(I, 492) ; cÕest en attendant lÕarrivŽe de Mme de Stermaria quÕil voit
rena”tre Ç cette heure inutile, vestibule profond du plaisir È qui, ˆ
Balbec, prŽcŽdait les d”ners de Rivebelle (II, 390). 10 Enfin, cÕest ˆ
la faveur des minutes dÕattente dans la biblioth•que du prince de
Guermantes quÕaura lieu la dŽcouverte la plus importante de la vie
du Protagoniste (III, 868). LÕexemple de la premi•re remontŽe des
souvenirs est peut-•tre moins probant. Pourtant le rŽveil des images
du passŽ a lieu aussi ˆ la faveur de la pause que le je sÕaccorde
pour boire le thŽ prŽparŽ par la m•re.
Les heures consacrŽes ˆ la lecture sont aussi privilŽgiŽes que les
moments dÕextase. Quand le je sÕisole avec un livre de Bergotte, il
gožte en effet le bonheur dÕ•tre soustrait ˆ la temporalitŽ : Ç LÕintŽr•t
de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donnŽ le
change ˆ mes oreilles hallucinŽes et effacŽ la cloche dÕor sur la
surface azurŽe du silence È (I, 88). Cet affranchissement est aussi
le fait dÕune activitŽ de loisir :
Je trouve des plaisirs dÕun autre genre, celuiÉ de voir tomber
morceau par morceau ce qui de lÕapr•s-midi Žtait dŽjˆ consommŽ,
jusquÕˆ ce que jÕentendisse le dernier coupÉ apr•s lequel le long
silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu,
toute la partie qui mÕŽtait encore concŽdŽe pour lire jusquÕau bon
d”ner quÕappr•tait Fran•oiseÉ
I, 87 11
15 Comme tant dÕautres th•mes du roman, celui-ci est illustrŽ par dÕautres
Rappelons que les Žpisodes humoristiques ne tombent pas sous le coup de cette
remarque.
Ñ 103 Ñ
dans Les Jeunes Filles (I, 483) et dans Ç JournŽes de lecture È, Pastiches et
MŽlanges, pp. 238-241.
19 A ce point de vue, on notera un parallŽlisme curieux (bien que peut-•tre
Romancier et Protagoniste.
les distances qui le sŽparent de la jeune fille ŽlevŽe par lÕamie de Mlle
Vinteuil. Car la nature Ç en institutant la division des corps, nÕa
pas songŽ ˆ rendre possible lÕinterpŽnŽtration des ‰mes È (III, 387).
Aussi le Protagoniste est-il un •tre curieux et tendu dans un effort
de perception et de remŽmoration. 2 De plus, jetŽ dans la contingence,
il doit compter avec le hasard : les expŽriences les plus importantes
de sa vie dŽpendent de la chance.
Le Romancier, lui, est une conscience idŽale, exemptŽe de tout
effort et affranchie des servitudes dÕun corps. Il ne per•oit pas un
monde capable de lui opposer des surfaces opaques ; il lÕapprŽhende
ˆ la fa•on dÕun concept. Il ne se remŽmore rien, puisquÕil nÕa rien
vŽcu. Il nÕest pas soumis aux alŽas des rencontres. Le monde nÕa
pour lui aucun secret.
Il y a lieu de remarquer toutefois que lÕidŽe de roman est associŽe
dans lÕesprit de Marcel Proust ˆ celle de secret. Voici comment le
Narrateur rapporte les impressions du HŽros qui fait la connais-
sance de la dame en rose et devine que celle-ci m•ne une vie
immorale :
LÕimmoralitŽ mÕen troublait peut-•tre plus que si elle avait ŽtŽ
concrŽtisŽe devant moi en une apparence spŽciale, Ñ dÕ•tre ainsi
invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandaleÉ
I, 77
Certains dŽtails vestimentaires de la robe portŽe par Mme Swann
Ç insinuant sous la vie prŽsente comme une rŽminiscence indiscernable
du passŽ È m•lent ˆ sa personne Ç le charme de certaines hŽro•nes
2
La curiositŽ est une caractŽristique de beaucoup de personnages, et en
particulier du HŽros. Il y a la curiositŽ de lÕamoureux jaloux ; il y a lÕintŽr•t
pour ce qui est nouveau, inconnu, diffŽrent : le thŽ‰tre aux yeux de lÕadolescent
(I, 73), les choses de lÕarmŽe aux yeux du civil ˆ Donci•res (II, 109-112),
lÕhomosexualitŽ et le sadisme aux yeux de lÕhomme normal, le peuple et la
sociŽtŽ des Guermantes aux yeux du bourgeois : Ç [Le milieu dÕune petite
bourgeoisie fort riche, du monde de lÕindustrie et des affaires] Žtait celui
qui, de prime abord, mÕintŽressait le moins, nÕayant le myst•re ni du peuple,
ni dÕune sociŽtŽ comme celle des Guermantes È (I, 844). Le HŽros Žprouve
aussi le besoin de conna”tre ce qui lui ressemble : Ç Je me suis souvent fait
raconter bien des annŽes plus tard quand je commen•ai ˆ mÕintŽresser ˆ son
caract•re [il sÕagit de Swann] ˆ cause des ressemblances quÕen de tout autres
parties il offrait avec le mienÉ È (I, 193).
Pour lÕeffort qui accompagne un acte de perception, voir par exemple la
premi•re rencontre avec Gilberte : Ç Je la regardais, dÕabord de ce regard qui
nÕest pas que le porte-parole des yeux, mais ˆ la fen•tre duquel se penchent
tous les sens, anxieux et pŽtrifiŽs, le regard qui voudrait toucher, capturer,
emmener le corps quÕil regarde et lÕ‰me avec luiÉ È (I, 141).
LÕeffort est nŽcessaire ˆ lÕexercice de la mŽmoire involontaire (I, 45 et 46 ;
II, 12) et de la mŽmoire volontaire (remŽmoration du vers de Ph•dre : II, 38,
et du nom de Mme dÕArpajon : II, 650-651).
Ñ 108 Ñ
laide, lÕair timide mais romanesque, qui cache ˆ tous les yeux quelque secret
impŽrissable de bonheur et de dŽsenchantement È (I, 132). Mais dans ce texte-ci,
le mot Ç romanesque È nÕa peut-•tre plus son sens Žtymologique.
4 Pastiches et MŽlanges, p. 190.
5 Gide, dans une lettre ˆ Proust, ˆ propos de Gabory, dans Marcel Proust,
Celui-ci nÕa pas obtenu morceau par morceau une image de lÕunivers.
LÕunivers lui a ŽtŽ donnŽ, et donnŽ dans sa totalitŽ.
Cette relation entre le Romancier et le monde de La Recherche se
traduit, dans le compte rendu des faits, par certaines libertŽs. Quelles
sont-elles ?
LÕOmniprŽsence du Romancier.
Narrateur anticipe sur ce qui est encore lÕavenir du HŽros en puisant dans
ce qui est son passŽ ˆ lui, Narrateur. Il nÕest pas question dans de tels cas
dÕomniscience du Romancier.
7 LÕomniscience du Romancier ne sÕarr•te dÕailleurs pas lˆ : non seule-
ment il voyage, mais il est ˆ m•me de nous faire part des sentiments de
timiditŽ qui animent le professeur au moment de faire son entrŽe dans lÕamphi-
thŽ‰tre (II, 292).
Ñ 111 Ñ
Elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour
se dŽsennuyer, ˆ la fa•on des princes persans, la chronique quoti-
dienne mais immŽmoriale de Combray.
I, 53
sur une photo reproduite dans Le Point. Univers de Proust, p. 39, LV-LVI
(1959).
11 Proust exploite ici ˆ ses fins de romancier cette curiositŽ quÕa aussi
observŽe et dŽcrite Thomas Mann dans La Mort ˆ Venise : Ç [Rien nÕest plus
bizarre en effet] que les relations des gens qui se connaissent seulement des
yeux, qui m•me se croisent journellement ˆ toute heure, sÕobservent sans
mot dire et sans se saluer, contraints par les circonstances ou par leur propre
humeur ˆ maintenir lÕapparence quÕils sont Žtrangers et indiffŽrents lÕun ˆ
lÕautre. Il na”t entre eux une inquiŽtude et une curiositŽ surexcitŽe, lÕhystŽrie
dÕun refoulement contre nature, dÕun besoin insatisfait de faire connaissance
et dÕŽchanger des propos. È T. Mann, La Mort ˆ Venise, citŽ et traduit par
Edouard Gill, Ç Tadzio È, PrŽtexte, janvier-fŽvrier 1958, p. 11.
12 Ç Le bois est surtout animŽ ˆ partir de 3 h., et les allŽes les plus
Jupien, plus tard aux visites que font Charlus et Morel au giletier
(III, 44), et enfin ˆ lÕŽclat de Ç nervositŽ mŽchante È auquel se livre
le violoniste contre sa fiancŽe (Ç grand pied de grue È, III, 164).
La concentration des personnages est grandement facilitŽe par
la frŽquence des rŽceptions dans La Recherche du Temps perdu.
Quand on pense ˆ ces rŽceptions, on songe aussit™t ˆ lÕimportance
quÕelles ont dž rev•tir aux yeux de lÕhomme Proust. Il faudrait
toutefois se garder dÕexagŽrer dans ce sens. Il nÕest pas douteux
que les souvenirs de Proust en ce domaine expliquent dans une
certaine mesure la place prise par ces mondanitŽs dans la vie du je.
Mais ce sont surtout des raisons dÕordre esthŽtique qui ont jouŽ.
Les rŽceptions permettent de rassembler dans un espace restreint un
tr•s grand nombre de personnages. 13 Il suffit au Protagoniste de
quelques visites pour assister aux avanies que M. Verdurin fait subir
ˆ Saniette, •tre tŽmoin des manÏuvres destinŽes ˆ sŽparer Charlus
de Morel, voir le grand-duc Wladimir Žclater de rire devant Mme
dÕArpajon aspergŽe par le jet dÕeau, admirer lÕaisance avec laquelle
la princesse de Guermantes passe dÕun cercle dÕinvitŽs ˆ lÕautre en
faisant pivoter sa chaise, ou sÕŽtonner de la nullitŽ des conversations
tenues dans un salon cŽl•bre. On dirait que le HŽros a ŽtŽ conviŽ
dans lÕintention expresse de devenir le tŽmoin des contemporains dont
le Narrateur aura ˆ rendre compte devant la postŽritŽ.
Les six grandes rŽceptions auxquelles le je est invitŽ sont la
matinŽe chez Mme de Villeparisis (II, 183-284), le d”ner chez le
duc et la duchesse de Guermantes (II, 416-547), la soirŽe chez la
princesse de Guermantes (II, 633-717), la soirŽe ˆ la Raspeli•re chez
les Verdurin (II, 880-974), la rŽception chez les Verdurin ˆ Paris
(III, 193-327) et la matinŽe chez la princesse de Guermantes (ancien-
nement Mme Verdurin) (III, 920-1048). 14
18 Sur cette double lecture, voir Jauss, Zeit und ErinnerungÉ, p. 41, et
pp. 193-194. Thomas Mann aussi demande ˆ son lecteur de lire deux fois
La Montagne magique. Voir son Ç EinfŸhrung in den Zauberberg fŸr Studenten
der UniversitŠt Princeton È reproduite comme prŽface au Zauberberg (S.
Fischer Verlag, 1950). Le passage se rapportant ˆ cette double lecture se
trouve p. XIV.
Ñ 121 Ñ
19 Pour dÕautres exemples, voir les propos ŽchangŽs entre Charlus et son
une Žtude. Quel est le personnage choisi comme origine du regard ? Pour
quelles raisons est-il choisi ? Quelles sont les consŽquences de ce choix pour
le ton du rŽcit ? Voilˆ des questions quÕil faudrait se poser. En r•gle gŽnŽrale,
chez Proust, la sc•ne de conqu•te amoureuse est vue par les yeux du
sŽducteur, sauf, bien entendu, quand lÕobjet du dŽsir se trouve •tre le je.
LÕintŽr•t de Charlus pour le HŽros est vu ˆ travers lÕŽtonnement, la crainte
et lÕincomprŽhension du jeune homme.
Ñ 123 Ñ
23 I, 193 ; II, 475, 1009, 1082, 1200 (note 1 se rapportant ˆ la page 943) ;
I, 222 (sur Swann) ; I, 223 (idem, quatre Ç peut-•tre È) ; II, 653 (sur les motifs
de lÕimpolitesse dont Charlus fait preuve envers Adalbert de Gallardon) ; II,
993 (sur les relations platoniques de Charlus avec Morel) ; III, 1014 et 1015
(sur Rachel).
Ñ 128 Ñ
conflit avec les thŽories habituelles de Proust : parmi les raisons possibles
de la dŽsaffection du HŽros pour Albertine, le Narrateur donne le fait que la
jeune fille se trouve avoir ˆ ce moment des boutons sur le visage. Or, dÕapr•s
Proust, la beautŽ et la sŽduction physique ne sont pour rien dans le fait
dÕŽprouver de lÕamour.
27 Cette citation et celle qui prŽc•de sont empruntŽes ˆ LÕHistoire du roman
fran•ais É, p. 336).
Ñ 130 Ñ
2 Dans les toiles du peintre, Ç la mer a lÕair dÕ•tre dans le ciel È (III,
[Madame de SŽvignŽ] nous prŽsente les choses dans lÕordre de nos perceptions,
au lieu de les expliquer dÕabord par leur cause. È On sÕŽtonne que Proust
nÕŽvoque pas lÕexemple de Stendhal, qui dŽcrit ainsi lÕeffet des boulets tel
quÕil appara”t ˆ Fabrice : Ç Le fond des sillons Žtait plein dÕeau, et la terre
fort humide, qui formait la cr•te des sillons, volait en petits fragments noirs
lancŽs ˆ trois ou quatre pieds de haut È (La Chartreuse de Parme, Chapitre III).
Ñ 134 Ñ
Chauffier : Ç LÕunivers ainsi crŽŽ est un univers intŽrieur dont la rŽalitŽ rŽside
non point dans les objets mais dans leur perception et leurs mŽtamorphoses.
Il ne peut sÕexprimer que dans le langage direct. È Il faudrait lire tout le
paragraphe dont nous ne pouvons citer que la phrase finale. Voir Ç Proust et
le double ÔjeÕ É È, p. 63.
6 Ç JÕai toujours eu soin, quand je parlais des Guermantes, de ne pas
7
Le Balzac de Monsieur de Guermantes, p. 129. Voir aussi Contre Sainte-
Beuve, pp. 244 et 245. Il est curieux de voir lÕinsistance mise sur le r™le de
la vie sociale dans la gen•se de lÕÏuvre du Protagoniste. Dans Combray,
le je sÕimagine que la duchesse lÕinvite dans son ch‰teau et lui pose des
questions sur ses projets littŽraires ; dans les brouillons, nous voyons le jeune
homme invitŽ ˆ assister ˆ une rŽsurrection du monde balzacien ; enfin dans
Le Temps retrouvŽ, cÕest ˆ lÕoccasion de la rŽception chez la princesse de
Guermantes que le je dŽcouvre sa vocation.
8 Sur les rapports entre le roman proustien et le genre de la chronique,
a ŽtŽ publiŽ pour la premi•re fois dans La Renaissance latine du 15 juin 1905.
Ñ 137 Ñ
avec ces deux je, nous serions sans contredit maintenus dans le plan du
Protagoniste. LÕambigu•tŽ est frŽquente et le choix entre le Romancier et le
Narrateur dans lÕattribution dÕune donnŽe est souvent arbitraire. On voit
lÕauteur sÕingŽnier ˆ mettre le Narrateur en possession dÕŽlŽments dont seul
le Romancier devrait pouvoir disposer : cÕest le cas avec Un Amour de Swann.
DÕautre part, lÕauteur laisse anonymes des tŽmoignages quÕil lui serait facile
de faire endosser par le Protagoniste.
Ñ 142 Ñ
13 CÕest ˆ Germaine BrŽe que nous devons ce renseignement sur les manus-
ment extŽrieur du sujet (rŽactions corporelles, gestes) sans tenir compte des
Žtats dits Ç de conscience È. Ce terme a acquis droit de citŽ dans la langue
des critiques fran•ais. Voir Nathalie Sarraute, LÕEre du soup•on (Paris :
Gallimard, [1956]), Arthur Sandauer, Ç La RŽalitŽ dŽgradŽe È, Les Lettres
nouvelles, n¼ 68 (1959), pp. 256 et suivantes, citŽ par Zeltner-Neukomm, Das
WagnisÉ, p. 25, et Ga‘tan Picon, Lecture de Proust, p. 201.
Ñ 144 Ñ
le giletier, sur la figure de qui le dŽdain fit place ˆ la joie È (II, 607).
Plus loin, le Narrateur note :
M. de CharlusÉ adressa ˆ Jupien, trop bas pour que je distin-
guasse bien les mots, une pri•reÉ qui toucha assez le giletier pour
effacer sa souffrance, car il considŽra la figure du baronÉ de
lÕair noyŽ de bonheur de quelquÕun dont on vient de flatter profon-
dŽment lÕamour-propre, É etÉ dit au baron dÕun air souriant, Žmu,
supŽrieur et reconnaissant : Ç Oui, va grand gosse ! È
II, 610
15 Voir II, 609 et aussi les affirmations rŽpŽtŽes touchant lÕidŽe de miracle :
allusion ˆ la vie sexuelle des fleurs dans Un Amour de Swann (I, 221), lorsque
Odette affecte de rougir de lÕindŽcence des orchidŽes et, de fa•on plus sub-
tile, dans lÕŽpisode des cattleyas : Ç Voyez, il y a un peu É je pense que
cÕest du pollen qui sÕest rŽpandu sur vous È dit Swann au moment o• il
entreprend de sŽduire la jeune femme (I, 232).
18 On aime que Ç lÕamie des b•tes È ait ŽtŽ sŽduite par lÕouverture de
Sodome et Gomorrhe. Voici dans quels termes elle a exprimŽ ˆ Marcel Proust
son admiration : Ç Qui oserait toucher, apr•s vous, ˆ lÕŽveil lŽpidoptŽrien,
vŽgŽtal, ornithologique dÕun jupien ˆ lÕapproche dÕun charlus ? È Ç Dixi•me
anniversaire de la mort de Colette È, Le Figaro littŽraire, 23 juillet 1964, p. 1.
Ñ 147 Ñ
Ç Elle alla chercherÉ elle vint fermer les volets È : ces verbes indi-
quent des mouvements dont la direction est dŽfinie par rapport ˆ un
point privilŽgiŽ : cÕest le point occupŽ par le je. Le HŽros se trouvant
tout pr•s de la fen•tre, Mlle Vinteuil sÕŽloigne de lui pour prendre le
portrait qui se trouve Ç au fond du salon È ; elle vient vers lui pour
fermer les volets. Dans Ç au moment o• retentit È, la locution conjonc-
tive indique la contemporanŽitŽ ˆ lÕexclusion de lÕidŽe de cause, ˆ la
diffŽrence de Ç quand È, qui implique presque le rapport causal. La
relation entre le mouvement de la jeune fille et le bruit de la voiture
Ñ 149 Ñ
donnait ˆ sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait
causŽes ; elle revoyait le visage torturŽ quÕavait eu le vieillard
tous les derniers temps ; elle savait quÕil avait renoncŽ ˆ jamais ˆ
achever de transcrire au net toute son Ïuvre des derni•res annŽesÉ
I, 159-160
On remarque lÕinsistance sur le r™le maternel du vieillard. CÕest
le c™tŽ parental du personnage que la m•re du HŽros voit surtout. Il
est sans doute tout naturel que la m•re du je soit sensible avant tout
aux tracas que M. Vinteuil a comme p•re. Mais cet intŽr•t particu-
lier de la m•re recouvre peut-•tre une intention de lÕauteur : celle
de marquer un rapport symbolique dÕŽquivalence entre la m•re du je
et M. Vinteuil. 21
La sc•ne de sadisme ˆ Montjouvain ne fait pas intervenir un
appareil de justification aussi complexe que celui mis en Ïuvre au
dŽbut de Sodome. Pourtant, ici aussi, lÕauteur munit le je dÕun alibi
fort circonstanciŽ, comme si le je risquait de donner prise aux soup-
•ons. Que faisait-il lˆ ? Il Žtait allŽ jusquÕˆ la mare de Montjouvain
pour y revoir les reflets du toit de tuile (I, 159). 22 Comment sÕest-il
trouvŽ face ˆ la fen•tre ? Il sÕest endormi dans les buissons du talus
qui domine la maison, il faisait presque nuit quand il sÕest rŽveillŽ.
Pourquoi est-il restŽ ? En sÕen allant, il aurait fait craquer les buis-
sons, Mlle Vinteuil lÕaurait vu et elle aurait pu croire quÕil sÕŽtait
cachŽ lˆ pour lÕŽpier (I, 159). NÕa-t-il vraiment ŽtŽ que tŽmoin ?
Certainement, ˆ telles enseignes quÕil est incapable de tout rapporter.
Les lacunes de son rŽcit en garantissent lÕauthenticitŽ. 23 LÕauteur joue
m•me avec lÕidŽe dÕinvraisemblance quand il fait dire ˆ la compagne
de Mlle Vinteuil : Ç Oui, cÕest probable quÕon nous regarde ˆ cette
ment sur le musicien en tant que tel et lÕaccueil rŽservŽ ˆ son Ïuvre par la
postŽritŽ. Le point de vue de la m•re se confond alors avec celui du HŽros.
Dans le nous est ŽvoquŽ ce Combray si coutumier de faux jugements de
valeur aux dŽpens duquel le Narrateur exerce volontiers son ironie. Le Narra-
teur revient ensuite aux rapports entre le p•re et la fille, et cÕest encore par
les yeux de la m•re que ce Vinteuil-lˆ nous est montrŽ (depuis Ç ma m•re
pensait ˆ cet autre renoncement plus cruel encoreÉ È jusquÕˆ la fin de lÕalinŽa).
22 Le promeneur qui prend la direction de Montjouvain est donc un esth•te
font lÕobjet certains des propos ŽchangŽs par les lesbiennes ou par Charlus
et Jupien, les partenaires sÕentretenant ˆ voix basse, lÕoffuscation de la sc•ne
par la fermeture de la fen•tre permet de sauter ce quÕil aurait ŽtŽ embarrassant
de rapporter.
26 Voir les propos rapportŽs par AndrŽ Gide, Journal (Paris : Gallimard,
LÕAVEU OU LE SIGNATAIRE
LE SIGNATAIRE
sanne : Guilde du Livre, [1949]), p. 176. Voir aussi dans une lettre ˆ RenŽ
Blum : Ç Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre Žtait un roman. Du moins
cÕest encore du roman que cela sÕŽcarte le moins. Il y a un monsieur qui
raconte et qui dit : Je ; il y a beaucoup de personnages É È (citŽ dans LŽon
Pierre-Quint, Proust et la stratŽgie littŽraire, p. 39 ; cet ouvrage a Žgalement
ŽtŽ publiŽ sous le titre Comment parut Ç Du C™tŽ de chez Swann È ; dans cette
Ždition, la lettre se trouve p. 43). LÕinterview accordŽe en novembre 1913 ˆ
Elie-Joseph Bois du journal Le Temps reprend presque textuellement la lettre
qui devait •tre remise ˆ Gide en 1912 par Bibesco. Proust y prŽsente Ç le
personnage qui raconte, qui dit ÔJeÕ (et qui nÕest pas moi). È Voir Le Temps,
Ñ 160 Ñ
Avec cette affirmation, comme avec celles que nous citons en note,
nous sommes sur un terrain fort sžr : la distinction est nette entre
le personnage central de La Recherche du Temps perdu et Proust
(homme et auteur). Il en va de m•me dans une lettre adressŽe ˆ
Jacques Rivi•re en 1914. 2 En apparence, la confusion est totale dans
ce texte. Proust use des pronoms Ç je È et Ç moi È pour dŽsigner
tour ˆ tour sa propre personne et les diffŽrentes instances que nous
nous sommes efforcŽ jusquÕici de distinguer. En rŽalitŽ, la confusion
ne sÕop•re que sur le plan de la grammaire et elle est fort comprŽ-
hensible, la langue nÕayant prŽvu aucun moyen dÕexpression pour les
subtilitŽs dont nous traitons ici, et qui font lÕobjet explicite de la
lettre. Proust y remercie Rivi•re dÕavoir devinŽ que Le Temps perdu
Žtait Ç un ouvrage dogmatique et une construction È. Il sÕŽtend ˆ
ce propos sur les dangers dÕune mŽprise contre laquelle il met les
lecteurs en garde. De quelle mŽprise sÕagit-il ? PrŽcisŽment de celle
qui consisterait ˆ confondre le HŽros et Marcel Proust.
Ailleurs, la distinction ne prŽsente pas le m•me caract•re incondi-
tionnel ; elle fait lÕobjet dÕune remarque ajoutŽe Ç en post-scriptum È.
Dans lÕarticle sur Flaubert, il est fait mention des pages de Swann
Ç o• quelques miettes de ÔmadeleineÕ, trempŽes dans une infusion me
rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit ÔjeÕ et qui
nÕest pas toujours moi) tout un temps de ma vieÉ È 3 Et de m•me
dans une parenth•se de Sodome et Gomorrhe, o• Proust, engageant
le dialogue avec son lecteur, lui pr•te les propos que voici :
12 novembre 1913. Cette interview est reproduite par Robert Dreyfus, Souve-
nirs sur Marcel Proust (Paris : Bernard Grasset, 1926), pp. 287-292. Le
passage qui nous intŽresse se trouve p. 290. CÕest Henri Bonnet qui a fait
remarquer la similitude entre les deux textes et Žmis lÕhypoth•se quÕil nÕy
avait peut-•tre jamais eu dÕinterview. Quant ˆ la lettre destinŽe au comitŽ
directeur de La Nouvelle Revue Fran•aise, Bonnet suppose que le prince lÕa
gardŽe par devers lui, Gide nÕen faisant nulle part Žtat. Voir Henri Bonnet,
Marcel Proust de 1907 ˆ 1914 (Essai de Biographie critique) (Paris : Nizet,
1959), p. 122. Enfin, dans une lettre ˆ Paul Souday, Proust Žcrit : Ç Je suis
un peu effrayŽ de voir que M. de Charlus semble seulement au lecteur un
noble plein de prŽjugŽs. CÕest en effet la premi•re impression quÕil fait et
continuera pendant quelque temps de faire au Ç narrateur È que vous avez
avec tant de finesse distinguŽ de moi, mais en rŽalitŽ, M. de Charlus (et cÕest
ce qui explique cette misanthropie, ces sauts [sic] brusques de caract•re avec
Ç moi È) est une vieille Tante É È Voir Robert Proust et Paul Brach, Corres-
pondance gŽnŽrale de Marcel Proust (Paris : Plon, 1930-1936), III, pp. 75-76.
2 Marcel Proust et Jacques Rivi•re, Correspondance, 1914-1922, prŽsentŽe
et annotŽe par Philip Kolb (Paris : Plon, [1955]), pp. 1-3. Le texte est trop
long pour •tre citŽ. Le lecteur voudra bien se reporter au volume.
3 Ç A propos du ÔstyleÕ de Flaubert È, Nouvelle Revue fran•aise, XIV,
n¼ 76 (janvier 1920), p. 89. Cet article est reproduit dans Chroniques. Le pas-
sage citŽ se trouve p. 210.
Ñ 161 Ñ
1928), pp. 57-66. Cette lettre est reproduite presque in extenso dans Feuillerat,
Comment Marcel Proust a composŽ son roman, pp. 204-209.
Ñ 162 Ñ
Swann et aux autres livres, vous verrez que jÕy donne toujours ˆ
ma famille et ˆ moi la situation la plus modeste, que les ducs
nÕŽblouissent, ni ne mettent en col•re. Vous pourrez demander ˆ
Guiche qui me conna”t bien. 7
Temps retrouvŽ.
Ñ 164 Ñ
On peut donc affirmer que Proust, dans son roman m•me et dans
les commentaires extŽrieurs au roman, a eu vis-ˆ-vis du je roma-
nesque deux attitudes opposŽes, qui se rŽsument respectivement dans
les formules Ç Je nÕest pas moi È et Ç Je est moi È. Ces deux attitudes
correspondent-elles ˆ deux moments diffŽrents de la vie de Proust ?
CÕest une question quÕon se posera tout ˆ lÕheure. Contentons-nous
pour lÕinstant de constater la dualitŽ des formules et examinons la
fa•on dont Proust en use avec le nom du Protagoniste. Si Ç je nÕest
pas moi È, il ne peut pas se prŽnommer Marcel. DÕautre part, si Ç je
est moi È, il doit se prŽnommer Marcel. Effectivement, lÕindŽcision
entre les deux formules se refl•te dans lÕhŽsitation en face du pro-
bl•me du nom ˆ donner au Protagoniste. Dans ce roman o• la vie
sociale est lÕoccupation principale des personnages, les occasions sont
nombreuses o• le je doit •tre annoncŽ ou prŽsentŽ. On voit alors
Proust respecter scrupuleusement lÕanonymat du je et lui faire dire
Ç mon nom È comme si ce dŽtail avait ŽtŽ fourni auparavant. 11 Pour-
tant ce principe a ŽtŽ violŽ trois fois dans La Prisonni•re. Voici ces
passages :
Elle retrouvait la parole, elle disait : Ç Mon È ou Ç Mon chŽri È,
suivis lÕun ou lÕautre de mon nom de bapt•me, ce qui, en donnant
au narrateur le m•me prŽnom quÕˆ lÕauteur de ce livre, ežt fait :
Ç Mon Marcel È, Ç Mon chŽri Marcel È.
III, 75
10 Comment Marcel Proust a composŽ son roman, pp. 259-260. Voir dans
meur et il propose de rŽtablir ainsi : Ç Mon chŽri et cher Marcel È (Ç The Nar-
rator, not Marcel È, pp. 389-390, note 4). Mais Suzuki, dont le tŽmoignage est
prŽcieux puisquÕil a ŽtudiŽ la question du prŽnom sur les manuscrits et
dactylographies, ne signale aucun hiatus entre le texte de Proust et le texte
imprime. Voir Ç Le ÔJeÕ proustien È, Bulletin de la SociŽtŽÉ, (1959), pp. 73-74.
13 Suzuki, p. 74.
Ñ 166 Ñ
14 Le probl•me des clŽs chez Proust est loin dÕ•tre simple. Pour celles de
Saint-Loup, voir Guichard, pp. 164 et 203, qui, outre Bertrand de FŽnelon,
signale Boni de Castellane et Jean Cocteau. DÕautre part, un critique anglais,
dans une Žtude dÕinspiration psychanalytique, a fait remarquer que Saint-Loup
porte le m•me prŽnom que le fr•re de Proust. (Voir E. Jones, Ç Marcel Proust
et son fr•re È.)
15 Ç Swann Žtait habillŽ avec une ŽlŽgance qui, comme celle de sa femme,
associait ˆ ce quÕil Žtait ce quÕil avait ŽtŽ. SerrŽ dans une redingote gris
perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gantŽ de gants blancs rayŽs
de noir, il portait un tube gris dÕune forme ŽvasŽe que Delion ne faisait plus
que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis
de Mod•ne, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. È (II,
579).
16 Charles Haas nÕest pas nommŽ ici, mais Proust fait plus que le nommer ;
Marcel Proust, nous le croyons sur parole quand il affirme nous prŽsenter ici
des personnes rŽelles sous leur vŽritable nom. Il est pourtant possible, Ga‘tan
Picon lÕa remarquŽ, que Proust Ç imagine È ce dŽtail vrai. CÕest eu Žgard ˆ
lÕŽventualitŽ dÕune telle supercherie quÕil est prudent de sÕen tenir aux termes
Homme, Auteur et Signataire dans le sens strict que nous leur donnons.
Rappelons que ces termes dŽsignent lÕhomme, lÕauteur, le signataire dans la
mesure o• ceux-ci nous sont connaissables par le texte m•me du roman.
18 CÕest, par exemple, lÕopinion de Germaine BrŽe : Ç En fait, il est certains
passages Žcrits vers la fin de sa vie et insŽrŽs dans son texte, en particulier
toute une partie du Temps retrouvŽ o•, pressŽ par la mort et dŽlaissant son
rŽcit fictif, Proust semble prendre directement la parole. È (Du Temps perduÉ,
pp. 15-16.) Voir aussi, du m•me auteur : Ç La Conception proustienne de
lÕesprit È, Cahiers de lÕAssociation des Etudes fran•aises, n¼ 12 (juin 1960),
p. 199. Germaine BrŽe fait ici allusion ˆ cette Ç mŽditation sur la mort o•,
lÕauteur rejoignant le narrateur, cÕest Proust m•me qui nous parle È. Pour
Ñ 168 Ñ
jusquÕˆ Ç Enfin dÕun coup le nom vint tout entier : ÔMadame dÕArpajonÕ. È), par
B le texte qui va de Ç JÕai tort de direÉ È jusquÕˆ Ç Éaient servi en quoi que
ce soit ˆ le renflouer È, par C la dissertation sur le phŽnom•ne psychologique
depuis Ç Dans ce grand Ôcache-cacheÕ qui se joueÉ È jusquÕˆ Ç Énous accro-
cher au nom exact È, et enfin par D le dialogue entre le lecteur et lÕAuteur Ñ
cÕest la partie du texte qui nous intŽresse Ñ nous pourrions rŽsumer lÕhistoire
hypothŽtique de ce long alinŽa par une des trois formules suivantes : AB + C
+ D ; ou : A + BC + D, ou encore : A + B + C + D. En dÕautres termes,
C et D semblent •tre des additions venues se greffer successivement sur AB.
Il se peut m•me que le texte primitif ait ŽtŽ limitŽ ˆ A, que seraient venus
grossir ˆ trois moments diffŽrents B, C et D.
Ñ 171 Ñ
Tissot ŽvoquŽ dans La Prisonni•re (passage citŽ plus haut p. 166) a ŽtŽ repro-
duit dans LÕIllustration du 10 juin 1922. Paul Brach a envoyŽ cette repro-
duction ˆ Proust. (Catalogue de lÕexposition Marcel Proust de 1965, p. 26).
LÕallusion ˆ ce tableau est donc presque certainement de 1922.
29 Comment Marcel Proust a composŽ son roman, p. 187. Ce nÕest quÕune
*
Les interventions du Signataire-Homme, surtout dans les dŽvelop-
pements sur la mort, nÕimpliquent pas un changement des r•gles du
jeu. Les apparitions du Signataire-Auteur, au contraire, sont autant
de dŽrogations aux conventions de lÕart romanesque, et en particulier
aux conventions propres ˆ La Recherche du Temps perdu : lÕÏuvre
p. 63, pour les lettres CCLI et CCLII, Kolb, p. 64, pour la lettre CCXLVII,
Kolb, p. 65, pour la lettre XXXVII ˆ Walter Berry, Kolb, pp. 429 et 449, et
pour la lettre ˆ Emile M‰le citŽe par Robert de Billy, Kolb, p. 259. Pour lÕarticle
sur Baudelaire, voir Marcel Proust et Jacques Rivi•re, CorrespondanceÉ, p. 186.
31 LÕauteur pense-t-il ˆ son propre cas quand il fait lÕŽloge de Wagner
Ç tirant de ses tiroirs un morceau dŽlicieux pour le faire entrer comme th•me
rŽtrospectivement nŽcessaire dans une Ïuvre ˆ laquelle il ne songeait pas au
moment o• il lÕavait composŽ È et quand il professe son admiration pour
Ç tel morceau composŽ ˆ part, nŽ dÕune inspiration, non exigŽ par le dŽvelop-
pement dÕune th•se, et qui vient sÕintŽgrer au reste È, comme Ç lÕair de chalu-
meau ˆ demi oubliŽ dÕun p‰tre È que le musicien a eu la joie de dŽcouvrir
dans sa mŽmoire au moment o• il composait Tristan (III, 161) ?
Ñ 174 Ñ
ajoute : Ç JusquÕˆ la fin, Proust a vŽcu dans lÕillusion quÕil avait conservŽ cette
fiction. Il a Žcrit ˆ M. Martin-Chauffier : ÔRemarquez É que la seule chose
que je ne dise pas du personnage narrateur, cÕest quÕil soit ˆ la fin un Žcrivain,
car tout le livre pourrait sÕappeler une vocation, mais qui sÕignore jusquÕau
dernier volumeÕ. È (Correspondance gŽnŽrale, III, 306.)
33 Ç La Vocation É È, p. 235.
Ñ 175 Ñ