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dans un contexte d’action, donc d’intérêt, tout ce qui arrive ne fait pas
événement, mais seulement ce qui surprend notre attente, ce qui est
intéressant, ce qui est important ; par là l’ordre des choses est vu du point
de vue de notre préoccupation, de notre souci, donc, sous un horizon
1
Ce positionnement s’éloigne de la tradition purement philosophico-linguistique (dans l’optique
des travaux de Davidson 1980), où l’événement est désagentivisé, par opposition à l’action, qui
est le fait d’un agent.
1
d’historicité qu’il faudra considérer plus loin. […] L’événement c’est le
nouveau par rapport à l’ordre institué. (Ricœur 1991 : 43, je souligne)
Le point de vue adopté dès lors considère que tout événement est
nécessairement (aussi) un événement discursif (cf. Guilhaumou 2006) et que
les mécanismes langagiers qui entrent en jeu dans sa configuration vont au-
delà du verbe et du nom habituellement convoqués par les travaux linguistiques
sur l’événement.
Le travail sur l’événement implique une double contrainte, qui revient à situer
l’événement dans une perspective à la fois statique et dynamique. Étant celui
qui entraîne un changement dans ce qu’on pourrait appeler d’une manière
conventionnelle le continuum monotone du réel, l’événement s’inscrit
nécessairement dans une dynamique. En même temps, en interrompant le
continuum, il s’oppose au mouvement que présuppose celui-ci. C’est bien là un
des paradoxes de l’événementialisation, car il faut saisir ce qui advient, figer ce
qui modifie un continuum ; il y a par ailleurs une contradiction entre la
nécessaire catégorisation et un « interdit de stéréotypisation », le stéréotype
étant habituel et répétable, alors que l’événement est non répétable 2, selon
Ricœur (1983 : 152) : l’événement est une occurrence singulière, imprévue, non
répétable (Neveu et Quéré 1996).
2
Bien qu’il existe des événements répétables, tels les festivals, jeux olympiques, sommets,
etc. ; ceux-là s’inscrivent dans une routine que l’on pourrait qualifier de circulaire et, dans ce
cadre-même, sont à l’origine d’une rupture et restent non répétables en tant qu’occurrences
singulières.
2
Veniard 2007). Dans les travaux sur l’événement, on peut donc identifier les
positionnements suivants :
Verbe Nom
Récit Réduction
Discursivité Figement
Nominalisation
3
Pour moi, ici il s’agit de dénominations spécifiant la typologie événementielle.
3
sont orientées et délimitées par la teneur sémantique des termes utilisés par
cette description » (Neveu et Quéré 1996 : 15).
4
Un autre travail avec Michelle Lecolle est en cours : Lecolle, Michelle, Cislaru, Georgeta,
Place-names, reference and meaning evolution. Je remercie par ailleurs Michelle Lecolle pour
ses commentaires sur ce texte.
4
Étape 3: le nom propre seul, qui devient toponyme événementiel après
Durban
(1) Après le karcher, on propose le bateau (titre) ne pensez vous pas que
de tels propos ne doivent pas être tenus par des personnalités politiques?
5
Ces noms de marques commencent une nouvelle vie lorsque N. Sarkozy promet de nettoyer
au karcher la cité des 4000 dans le 93 suite à un règlement de comptes ayant fait une victime
et, respectivement, lorsque F. Amara parle de « coup d’estoc » (selon ses dires) / « coup de
Destop » (selon ce qu’entendent beaucoup de téléspectateurs) à l’encontre des jeunes ayant
sifflé la Marseillaise au Stade de France en octobre 2008. Une double interprétation est parfois
possible notamment hors contexte, « instrument » vs événement.
5
et ne croyez vous pas que ca va finir par mettre un peu la pagaille de
monter les gens contre les autres […] je veux dire que Madame brunel-
ump-veut-remettre-les-immigres-dans-les-bateaux (twikeo.com)
(2) Cinq ans après le « kärcher », Sarkozy revient dans le 9-3 (TF1 news,
24/06/2010)
6
A. Krieg-Planque (2009) envisage l’analogie comme une nécessité médiatique.
6
Mais il est possible que l’analogie bloque l’interprétation en termes d’événement
– ici, le fait de siffler La Marseillaise ne semble pas être reconnu comme un
événement compte tenu de l’historique des sifflets lors de divers matchs :
(6) Des incidents de ce genre étaient déjà survenus lors des matchs
France-Algérie en octobre 2001 et France-Maroc en novembre 2007. Mais
aussi lors de la finale de la Coupe de France, en mai 2002, entre Lorient et
Bastia, ce qui avait conduit Jacques Chirac à quitter la tribune officielle.
Hier, plusieurs députés, de l'opposition comme de la majorité, ont reproché
à Bernard Laporte d'être resté dans le stade. (Les Échos, 16/10/2008)
(7) On croit rêver ! Non qu'il soit ici question d'excuser ces sifflets contre
l'hymne national, devenus une sorte de déplorable rituel depuis les
matchs France-Algérie de 2001 et France-Maroc de 2007. Est-il pertinent,
pour autant, d’opposer des déclarations aussi excessives à la bêtise des
spectateurs ? (Le Monde, 17/10/2008)
Il y a lieu de distinguer dès lors deux types d’analogie. Ainsi, l’« analogie
intrinsèque », basée sur les effets de l’événement, conduit à la validation du
statut d’événement, alors que l’« analogie expérientielle », basée sur les
réactions à l’événement, conduit à son blocage. Le nom (la « grippe porcine »)
7
ne fait donc pas toujours l’événement, et on le verra plus particulièrement dans
l’étude de cas qui suit.
7
Sur l’usage du précédent dans la construction discursive de l’événement je renvoie à
Chateauraynaud & Doury 2011.
8
Comme le souligne Michele Pordeus Ribeiro dans ses travaux comparant des discours
français et brésiliens portant sur le même type d’événements, les concepts convoqués ne sont
généralement pas identiques, ce qui rend ce genre de comparaison particulièrement complexe ;
la prise en compte de la dimension affective et le caractère mondialisé de la pandémie H1N1
permettent de pallier en partie ces difficultés.
8
c’est la déclaration officielle de la pandémie qui tend à assumer le rôle
d’événement. C’est donc un discours (une déclaration, acte performatif s’il en
est) qui fait figure d’événement ; la déclaration est faite par un énonciateur
habilité (l’Organisation Mondiale de Santé) et un nom-catégorie d’événement –
[pandémie] H1N1 – est utilisé.
Grâce à l’OMS, l’événement acquiert un statut mondialisé (on ne discute pas ici
de la grippe elle-même), ce qui rend possibles les études contrastives. Par
ailleurs, l’utilisation d’une dénomination imposée-stabilisée peu sujette aux
variations linguistico-culturelles (H1N1) rend l’événement facilement repérable
dans une perspective contrastive. Je m’intéresse à son traitement discursif
dans la presse française et dans la presse roumaine.
Afin de rendre compte des manières dont le cas de la grippe H1N1 est
représenté et traité dans les presses des deux pays, trois entrées d’analyse
m’ont semblé pertinentes, compte tenu des observations faites dans la
première partie de l’article :
9
Deuxièmement, les marqueurs d’analogie qui permettent de caractériser
et de catégoriser un événement : « comme » et ses équivalents
roumains.
Enfin, « déjà » et ses équivalents, marqueurs argumentatifs d’un seuil
qualitatif, indices d’aspectualité inscrivant l’événement dans la
temporalité.
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(8) En France, nous ne sommes mêmes pas capables d’enrayer des
épidémies comme la gastro-entérite et la grippe traditionnelle. (Le Monde,
27/04/2009)
(12) În România, ieri a fost confirmat cel de-al treilea caz de infectare din
această saptamână. Aşadar, numărul persoanelor confirmate cu noua
gripă, pe teritoriul României, se ridică la 12, nouă dintre acestea fiind deja
externate saptamâna trecută. (Ziua, 13/06/2009)
(14) Deşi nici un caz de gripă nu s-a confirmat în România, procesatorii din
industrie susţin că românii panicaţi vor consuma mai mult pui, vită şi carne
de oaie. (Gardianul, 06/05/2009)
Même si aucun cas de grippe n’a été confirmé en Roumanie, les acteurs de
l’industrie soutiennent que les Roumains paniqués vont consommer
davantage du poulet, du bœuf et de l’agneau.
11
Il semblerait donc que « în România » la grippe H1N1 ne représente pas de
risque majeur et que, en fin de compte, la situation est loin d’être vécue comme
une pandémie, à l’inverse de « en France ».
2.2.2. L’analogie
(16) […] l’internaute Bettablue a publié une note intitulée « Niveaux d’alerte
rouge et orange », dans laquelle il indique que des échantillons de virus
auraient disparu à l’Institut de recherches médicales de l’armée des États-
Unis pour les maladies infectieuses, laboratoire qui étudie des virus
comme l’ebola, l’anthrax ou la peste. (Le Monde, 28/04/2009)
9
Cf. la valeur typifiante de « comme » (Fuchs et Le Goffic 2008).
12
Dans le corpus roumain, à l’inverse, « precum » est employé sous la portée de
négations permettant de remettre en cause toute analogie entre le virus H1N1
et d’autres virus et maladies à risque élevé, ou dans des contextes minimisant
les risques de la grippe :
(18) Pandemii precum SIDA sau paludismul provoacă deja ele singure trei
milioane de morţi anual. (Ziua, 13/06/2009)
On repère également dans le corpus des analogies indirectes qui servent dans
la plupart des cas à rappeler des précédents :
(19) ALORS que certains accusent les pouvoirs publics d’en avoir trop fait
contre la grippe porcine, Canal + diffuse un documentaire sur la gestion
d'une crise sanitaire presque oubliée, la vache folle, qui a ébranlé la
France entre 1996 et 2000. Certains experts prédisaient 300 000 morts en
2010. À ce jour, la maladie a causé 200 décès connus dans le monde, dont
23 en France, soit « moins de victimes que la varicelle », expliquent
Agnès Hubschman et Julien Daguerre, qui signent l’enquête. (Le Figaro,
29/05/2009)
13
Quand on parle de pandémie, les gens ont peur et pensent qu’il s’agit
d’une reproduction de la grippe espagnole, qui s’est soldée par 50 millions
de morts.
(21) Près de 200 cas ont été d’ores et déjà recensés dans l’Hexagone (Le
Figaro, 26/06/2009)
(22) D’ores et déjà, des mesures ont été prises pour identifier en France
les cas qui viendraient du Mexique. (Le Figaro, 208/04/2009)
(23) Le virus était déjà signalé depuis plusieurs semaines au Mexique (Le
Figaro, 27/04/2009)
14
La situation est différente dans le corpus roumain, où l’usage aspectuel duratif
de « déjà » (roum.) est réservé aux discours de l’Organisation mondiale de la
Santé ou de l’Agence France Presse :
(24) OMS şi-a justificat alerta de grad maxim prin faptul că în 74 de ţări
există aproape 30.000 de cazuri de gripă nouă, care a provocat deja zeci
de morţi. (România liberă, 15/06/2009)
L’OMS a justifié l’alerte maximale par le fait que presque 30000 cas de
grippe nouvelle se sont déclarés dans 74 pays et ont déjà provoqué des
dizaines de morts.
Le discours des médias roumain préfère l’emploi itératif (= c’est déjà arrivé) de
« déjà », emploi qui met en place des séries stéréotypées, plutôt récalcitrantes
à l’événementialisation (ex. 18 plus haut), ou bien étend la portée du « déjà »
duratif à des faits qui atténuent l’importance de l’événement (ex. 26-27) :
(26) Dacă îi scadem pe cei care s-au vindecat deja […] (România liberă,
15/06/2009)
15
énoncé à polarité positive ou négative, on franchit le seuil événementiel ou bien
on fait demi-tour.
Corpus FR Corpus RO
Comparaison à orientation aggravante Comparaison à orientation minimisante
Attentes négatives (« déjà ») Attentes positives (« déjà »), excepté
citations de l’OMS et AFP
En France, etc. (20 occ., dont 3 en série à În România (9 occ., contre 13 attendues
effet d’analogie généralisante) proportionnellement au corpus français,
dont 5 à valeur atténuante)
Tableau 2. Synthèse des points de vue sur l’événement dans les deux corpus.
2.3. Points de vue sur la grippe H1N1 dans les corpus français et roumain,
dimension émotionnelle
Une étude comparative préalable (Cislaru 2009) révèle par ailleurs des
différences intrigantes quant à la représentation que les discours de presse
16
français et roumain construisent de la grippe H1N1, différences qui semblent
aller dans le même sens que les observations ci-dessus. L’expression
d’émotions comme la peur ou la colère est souvent présente dans les discours
portant sur des événements négatifs et semble contribuer à confirmer et
pérenniser le statut d’événement (cf. aussi Cislaru 2011, 2012). Courant mai
2009, alors que la grippe H1N1 semble atteindre son apogée et que les
échelles d’alerte s’emballent, les deux discours n’adoptent pas la même mise
en scène de l’événement d’un point de vue émotionnel : cristallisation d’un
discours de la peur dans la presse française, négation ou mise à distance de la
peur dans la presse roumaine ne préfigurent pas de configurations et
évaluations similaires de l’événement. Ainsi, on constate que les médias
français s’axent davantage sur la peur, alors que la presse roumaine s’axe
davantage sur le stimulus de la peur (la grippe), les deux accordant une place
comparable aux expérienceurs de l’émotion (citoyens lambda, experts, etc.). De
même, le discours de la presse française use plus volontiers d’intensifieurs
portant sur l’émotion, tandis que le discours de la presse roumaine associe plus
souvent la négation à l’expression émotionnelle. On a tendance à interpréter
ces données comme un indice de représentations différentes de l’événement (y
a-t-il événement du point de vue des médias des deux pays, d’ailleurs ?).
Corpus FR Corpus RO
Négation 10 (12,8%) 7 (23,3%)
Intensifieurs 7 0
17
porcine » est omniprésente dans le corpus français, tandis que le corpus
roumain use volontiers de « nouvelle grippe ». Cette différence rend peut-être
compte de manières diverses de percevoir l’événement et demanderait une
étude approfondie des stratégies de dénomination événementielle dans une
perspective contrastive.
* * *
On est en droit, suite à cette brève étude de cas, de considérer que les
procédés langagiers d’événementialisation relèvent d’un mécanisme complexe,
qui ne se limite pas à l’emploi de certaines formes verbales et / ou des noms
d’événement. Le verbe et le nom apparaissent d’ailleurs comme non
nécessaires et non suffisants dans certains contextes, là où la mise en discours
prend la relève sous la forme d’un événement discursif tel qu’il a pu être décrit
par J. Guilhaumou. Et d’autres marqueurs linguistiques contribuent à
l’événementialisation ou à la désévénementialisation. Seule une mise en
réseau de plusieurs phénomènes discursifs, comme la nomination, l’expression
émotionnelle, la modalisation, la localisation spatio-temporelle, etc. est à même
de rendre compte du fonctionnement des mécanismes discursifs qui mettent en
place des événements et contribuent à leur pérennisation.
Références bibliographiques
18
Chateauraynaud, F. et M. Doury (2011) « La portée des précédents.
Evénements marquants et procédés argumentatifs », Actes du colloque
Langage, Discours, Evénements, March 31–April 2. En ligne :
http://socioargu.hypotheses.org/2274
Fowler, M. (1995) Language in the news. Discourse and Ideology in the Press,
London, New York : Routledge.
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Fuchs, C. et A.-M. Léonard (1979) Vers une théorie de l’aspect, Paris – La
Haye : EHESS-Mouton.
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Quéré, L. (2006) « Entre fait et sens : la dualité de l'événement », Réseaux
139 : 183-218.
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