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Plurilinguisme et sécurité internationale ou/où…

quand l’écriture des toponymes relève de la stratégie


et négociation entre états

Farid Benramdane
Université Ibn Badis – Mostaganem, Algérie

L’écriture des noms de lieux, sous ses déclinaisons graphiques les plus
usuelles (transcription et/ou translittération), est à la fois un domaine de
connaissance et d’intervention. S’il y a un usage linguistique qui fait l’objet
d’une codification importante au niveau international, c’est-à-dire à l’ONU,
c’est sans contexte celui de la toponymie. L’existence et le fonctionnement
de la commission permanente des Nations unies sur la normalisation des
noms géographiques depuis une quarantaine d’années en est l’illustration.
En outre, sur le plan institutionnel, le système d’écriture, en l’occur-
rence, la translittération, souverainement adopté par les États peut nous
renseigner sur le degré d’adhésion à des formes de normalisation adoptées
par les divisions géolinguistiques dans l’enceinte onusienne (francophone,
arabophone, lusophone, sinophone…) qui fonctionnent soit à travers les
conférences quinquennales sur la normalisation des noms géographiques
soit dans les groupes des experts (GENUNG).

L’écriture des toponymes : stratégie et négociation entre États


Deux préalables sont à poser d’emblée en vue de faire saisir la probléma-
tique de l’écriture des toponymes (ou noms géographiques) :
–  la dénomination des lieux, une des manifestations les plus visibles
et fonctionnelles de l’environnement géographique est soumise à des
424 L’environnement francophone en milieu plurilingue

volontés politiques de « codification » des pratiques d’écriture. C’est


dire en même temps que ce champ des pratiques dénominatives est
perçu comme stratégique et relève désormais de la négociation entre
États ;
–  la normalisation de l’écriture des noms de lieux est soumise à de fortes
tensions économiques, commerciales, sécuritaires, géopolitiques et
géostratégiques, de plus en plus soutenues par un arsenal technolo-
gique de pointe : Google Earth, Euronames, GPS, etc.
Les textes les plus aboutis, en la matière, produits par le groupe
des experts des nations sur la normalisation des noms géographiques,
définissent la normalisation comme suit :
C’est l’établissement de règles, des critères appliqués à des noms
ou ensembles de noms donnés. Cette normalisation peut s’opérer à
différents niveaux : local, niveau, régional et international, selon les
autorités et les régions concernées.
La normalisation nationale est celle qui est établie et/ou appliquée
par un organisme gouvernemental à l’échelon d’un État. Elle est
circonscrite à l’usage des noms de lieux, à l’intérieur de la juridiction
territoriale de ce gouvernement ; elle vise principalement à déter-
miner pour chaque pays la graphie des noms de lieux de ce pays
dans la langue administrative (ou les langues administratives) de ce
pays. 1

Nous pouvons considérer que la normalisation se déclinerait en deux


volets, à savoir :
– l’établissement d’un ensemble de règles ;
– l’écriture de chacun des noms en conformité avec ces règles.
Chacun de ces deux volets suppose l’existence d’organismes adossés à
un cahier des charges précis  : «  ces organismes sont dotés d’un certain

Nations unies, 1re Conférence sur la normalisation des noms géographiques, New
1

York, 1967.
Plurilinguisme et sécurité internationale ou/où… quand l’écriture des toponymes… 425

pouvoir de supervision sinon d’imposition » 2. Nous pouvons dire qu’un


toponyme est normalisé quand
l’existence et la forme ont été sanctionnées par une autorité qui a un
pouvoir légal en matière d’officialisation des noms de lieux. 3

Un certain nombre d’ouvrages et de sites internet peuvent contribuer à


mieux saisir, à l’échelle maghrébine, la problématique de la normali-
sation de l’écriture des noms de lieux, conformément aux résolutions
de l’ONU.
–  Dorion, H. et Poirier, J., Lexique des termes utiles à l’étude des noms de
lieux, Québec, 1975 ;
–  Bendjeffar, E., Les noms de lieux de Tunisie. Racines vivantes de
l’identité, Tunis, 1985 ;
–  Atoui, B., Toponymie et espace en Algérie, Alger, 1998 ;
–  Revue Cartographie de l’INCT. Numéro spécial « la toponymie », n° 5,
2000, Alger (Dorion, Atoui, Benramdane, Benkada, Chemaa…) ;
–  Bulletin GENUNG Groupe d’experts des Nations unies sur les noms
géographiques. Imprimé aux Nations Unies, New York, Organisation
des Nations Unies, 2001 ;
–  Atoui, B. et Benramdane, F., « Mondialisation et normalisation des
écritures et des toponymes. Le cas de l’Algérie », in Nomination et
dénomination. Des noms de lieux, de tribus et de personnes en Algérie,
Ouvrage collectif coordonné par Farid Benramdane et Brahim Atoui.
Éditions CRASC, Algérie, 2005 ;
–  Benramdane, Atoui, Yermeche, Toponymie et anthroponymie de
l’Algérie. Recueil bibliographique général, CRASC, Algérie, 2005 ;
–  Guillorel, H., Toponymie et politique : les marqueurs linguistiques
du territoire, Paris, Ed. Bruylant, 2009.
Quant à la sitologie, nous pouvons citer :

2
Dorion et Poirier, Lexique des termes utiles à l’étude des noms de lieux, Laval,
Québec, 1975, p. 14.
3
Ibid.
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–  Glossaire de la terminologie toponymique. Version française de :


Glossary of Toponymic Terminology. Groupe de travail sur la
terminologie toponymique. Groupe d’experts des Nations unies
pour les noms géographiques. Traduction et adaptation réalisées par
la Commission de toponymie de l’Institut géographique national
de France et par la Commission de toponymie du Québec. Paris et
Québec, décembre 1997. Version électronique.
–  Les résolutions adoptées par les neuf conférences des Nations unies
sur la normalisation des noms géographiques 1967, 1972, 1977,
1982, 1987, 1992, 1998, 2002, 2007. Document préparé pour les
Nations unies par Ressources naturelles Canada. Introduction de
Helen Kerfoot, présidente, GENUNG, novembre 2007.
http ://www.qc.htm.2008/pdf. Site consulté le 20 avril 2008  
–  Site Web de la neuvième Conférence, à l’adresse suivante http://
unstats.un.org/unsd/geoinfo/uncsgn.htm. Site consulté le 15/4/2008

La translittération dans le Monde arabe et au Maghreb :


le contexte géolinguistique
Des considérations techniques linguistiques font l’objet depuis 1970 dans
le Monde arabe de débats non encore tranchés, de décisions prises mais
différemment appliquées, entre les pays du Maghreb plus le Liban et les
pays du Machreq, à quelques nuances près, sur le système de translitté-
ration, appelé, successivement Système de Beyrouth 1970, remanié en 1971
et repris en 2007, puis en 2008 sous le nom de Système de translittération
arabe.
Nous pouvons, à cet égard, identifier et mesurer le degré d’adhésion ou
d’écart des pratiques d’écritures normalisées des toponymes, par rapport à
la démarche « internationaliste » menée par quelques divisions à l’ONU 4.

Les divisions de l’ONU sont les suivantes  : Division de l’Afrique centrale,


4

Division de l’Afrique orientale, Division du sud de l’Afrique, Division de


l’Afrique occidentale, Division arabe, Division de l’Asie orientale (sauf la Chine),
Division de l’Asie du Sud-est et du Pacifique du Sud-ouest, Division de l’Asie
du Sud-ouest (sauf les pays arabes), Division balte, Division celtique, Division
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Figure 1 – Le monde arabe

Deux tendances, en matière de toponymie, signent la démarcation


entre les pays du monde arabe :
–  l’influence géolinguistique : le Maghreb francophone et le Machreq
anglophone ;
–  le substrat linguistique  : l’ancrage de la toponymie berbère au
Maghreb.
Ce fonds de toile historico-linguistique, reconnu comme tel ou nié
pour des raisons souvent idéologiques, est à l’origine de représentations
que nous pouvons observer à travers une série d’indicateurs tels que les
réactions des gestionnaires de la toponymie des pays arabes présents aux

de la Chine, Division des langues allemande et néerlandaise, Division de l’Est,


du Centre et du Sud-est de l’Europe, Division de l’Europe orientale et de l’Asie
septentrionale et centrale, Division de la Méditerranée orientale (sauf les pays
arabes), Division francophone, Division de l’Inde, Division de l’Amérique latine,
Division nordique (Norden), Division lusophone, Division romano-hellénique,
Division du Royaume-Uni, Division des États-Unis d’Amérique et du Canada.
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différentes Conférences des Nations unies sur la normalisation des noms


géographiques 5. Nous les résumerons comme suit ;
–  l’incohérence de la démarche sur l’état de l’écriture des toponymes
locaux ;
–  les hésitations devant l’ampleur du problème relatif à la translitté-
ration des toponymes ;
–  l’impuissance à intégrer les particularités nationales et sous-régionales,
linguistiques et politiques, dans une stratégie globale, à l’échelle du
monde arabe.
Des données historiques objectives peuvent justifier la position des uns
et des autres, à savoir :
–  la langue d’usage dans le fonds cartographique, généralement unique
(français ou anglais) pour rendre compte des patrimoines topony-
miques différents : toponymie de souche berbère et de souche arabe
pour le cas du Maghreb ;
–  la tradition graphique dans la langue de l’ancienne puissance
coloniale, encore prégnante dans les usages cartographiques, avec les
mêmes présupposés historiques et idéologiques de départ 6 ;
–  les expériences nationales, réussies ou avortées, de tentatives d’appli-
cation, à des échelles différentes, des systèmes de translittération
différents. Le premier est le système mis en point conjointement par le
PCGN (Grande Bretagne) et le BGN (USA) en 1956, revu et adopté
par le GENUNG (résolution n° II/8 en 1972). Le second, celui de
l’Institut national géographique de France, a été mis en place de son
côté, en 1967. Un autre système de translittération de l’Arabe vers

5
Les résolutions adoptées par les neuf conférences des nations unies sur la
normalisation des noms géographiques 1967, 1972, 1977, 1982, 1987, 1992,
1998, 2002, 2007. Document préparé pour les nations unies par Ressources
naturelles CANADA. Introduction de Helen Kerfoot, présidente, GENUNG,
novembre 2007. http ://www.qc.htm.2008/pdf. Site consulté le 20 avril 2008.
6
Lire revue Cartographie et télédétection, numéro spécial « La toponymie », Alger,
Ed. Institut national de Cartographie et de Télédétection, 2000 ; Toponymie,
Bulletin INCT.
Plurilinguisme et sécurité internationale ou/où… quand l’écriture des toponymes… 429

les caractères latins existe ; ce système est inspiré de la phonétique


française 7.

De la transcription à la translittération
Un système de translittération est un procédé consistant à enregistrer les
signes graphiques d’un système d’écriture en signes graphiques dans un
autre système d’écriture. Par contre, un système de transcription est un
procédé consistant à enregistrer les éléments phonologiques et/ou morpho-
logiques d’une langue dans un système d’écriture donné. C’est le procédé
appliqué jusqu’à présent au Maghreb : il consiste en l’écriture des noms
maghrébins (arabes ou berbères) en caractères latins avec uniquement les
ressources dont dispose le système linguistique français.
Les experts de l’ONU parlent de « conversion » ; il s’agit de la « transpo-
sition d’un nom de lieu d’une langue vers une autre langue en l’adaptant
aux règles phonologiques, morphologiques ou graphiques de celle-ci. La
conversion s’effectue soit par transcription, soit par translittération » 8.
Si nous faisons un état des lieux de l’écriture des noms de lieux en Algérie
et/ou au Maghreb, on se heurtera d’emblée à une absence de transcription
ou de translittération uniforme des caractères arabes et berbères en
caractères latins. La variation dans l’écriture d’un même nom a atteint des
niveaux insoupçonnés. Ce constat équivaut à une « anti-normalisation »
telles que l’énoncent les recommandations de l’ONU.
Sur un corpus de 20 012 toponymes, soumis à un traitement informa-
tique, aussi bien de gestion des bases de données que de ventilation spatiale
(logiciel MAP INFO), nous avons obtenu les résultats suivants :

7
Il est à noter que la Première Conférence sur la normalisation des noms géogra-
phiques de l’ONU recommande de revenir au système français.
8
GENUNG, Glossaire de la terminologie toponymique…
430 L’environnement francophone en milieu plurilingue

Tableau 1 – Nombre d’écritures pour un même toponyme

La moitié de la nomenclature toponymique, relevée à partir de documents


cartographiques anciens et nouveaux, se décline sous deux formes orthogra-
phiques ; les trois quarts le sont sous trois formes orthographiques.

Figure 2 –  Écriture des toponymes


Plurilinguisme et sécurité internationale ou/où… quand l’écriture des toponymes… 431

Les exemples ci-dessous illustrent cette multiplicité des écritures pour


un même toponyme.

Tableau 2 – Exemples d’écritures multiples


pour un toponyme
432 L’environnement francophone en milieu plurilingue

Le tableau ci-dessous montre que la multiplicité des écritures concerne


aussi bien les toponymes de souche arabe que de souche berbère.

Tableau 3 – Multiplicité des écritures des toponymes algériens

La toponymie maghrébine : des pratiques allographiques


systématiques
Nous voyons bien à travers ces tableaux que la transcription graphique des
toponymes algériens est loin d’être résolue. Il faut retenir qu’aucun système
de transcription ou de translittération n’est parvenu à imposer ses règles.
Il n’est pas exagéré de dire, après ces descriptions, que les procédés
de transcription graphique qui caractérisent l’écriture des toponymes
algériens sont des systèmes à dominante allographique au sens où l’entend
Henri Dorion. Ce type de réalisation se nomme « allographe » ; il se dit
de «  chacune des deux ou nombreuses formes d’origine commune que
peut prendre un nom de lieu. L’on suggère de caractériser d’allomorphes
les noms dont à la fois l’écriture et la prononciation diffèrent, lorsque la
prononciation diffère, on parle d’allophone  ; seule l’écriture diffère, on
parle d’allographe » 9.
On ne peut faire abstraction d’un tel degré de généralisation allogra-
phique sans (s’)interroger (sur) les probables et possibles explications d’un
mode d’intervention n’établissant en fin de parcours aucune règle dans la

Dorion et Poirier, op. cit., p. 14.


9
Plurilinguisme et sécurité internationale ou/où… quand l’écriture des toponymes… 433

procédure de mise en place d’un usage normalisé dans l’écriture des noms
propres.
Pour quitter cet état d’hypothèses, il s’impose à nous un type de
recherches à base :
–  de traces écrites les plus proches possibles de la création de la forme
graphique de ces noms ;
–  de recoupements d’éléments historiques de nature différente (légale,
administrative, technique…) ;
–  de relectures, a posteriori, forcément post-coloniales et inéluctablement
relevant de traitement d’un type précis de pathologies historiques 10.
L’accumulation des matériaux soumis à notre description et l’exploi-
tation des données grâce aux recoupements statistiques et techniques
linguistiques développés dans nos travaux sont délibérément voulues et
construites sur un traitement systématique dans la mesure où il s’agissait
de (se) rappeler « une réalité intangible, celle, entre autres, de la dimension
stratégique de la matrice éthnolinguistique dans la pérennité des faits de
culture et de société dans notre pays » 11.
Les politiques toponymiques à l’échelle du Maghreb restent tributaires,
à quelques nuances près, des stratégies de production générées et, profon-
dément surdéterminées par des représentations coloniales et postcoloniales,

10
« Il nous semble que, dans une société en crise comme la nôtre, il s’agit moins
prioritairement de s’attarder à penser un futur, à (ré)inventer une modernité que
de réactualiser des tranches du passé « refoulé ». Question cruciale, périlleuse
diront d’autres, néanmoins incontournable si nous imaginons un instant que l’état
civil actuel continue la représentation mentale de la filiation coloniale française.
Il est même la représentation symbolique de la non-filiation, cristallisée par deux
paradigmes de refondation, à la même période, de la personnalité algérienne
par l’administration et l’armée françaises coloniales, la Terre et la Personne : 1er
Senatus Consulte et la loi sur l’État civil (1882) ». Benramdane, F., «  Qui es-tu ?
J’ai été dit. De la destruction de la filiation dans l’état civil d’Algérie ou éléments
d’un onomacide sémantique  », Insaniyat n° 10 – Violence en Algérie : contribution
à un débat, Éditions CRASC, p. 79.
11
Benramdane F., 2005, «  Dis-moi comment tu t’appelles, je te dirai qui tu n’es
pas  », in Hommage à Mustapha Lacheraf, Alger, Casbah Éditions, 2004, p. 271.
434 L’environnement francophone en milieu plurilingue

qu’elle soit, pour cette dernière, à dominante nationale, régionale ou


internationale.
Des entreprises, sous l’apparence de normalisation, ont été lancées dans
les pays du Maghreb, mais en réalité, elles s’apparentent à :
–  une action d’uniformisation car une seule langue a servi d’unique
référence, à l’effet de « corriger » le paysage toponymique national ;
–  une entreprise de standardisation, car un seul modèle linguistique,
l’arabe « classique », écrit, a servi de norme exclusive dans la restitution
aussi bien orale qu’écrite des toponymes locaux ;
–  une tentative de dérèglement car la manipulation politique des faits de
culture et de langue, situés à l’extrême bout de la pratique langagière,
c’est-à-dire dialectologique, produit d’une population sur une région
aussi vastes que le Maghreb, peut être considérée comme une atteinte,
en fin de compte, au caractère patrimonial symbolique pluriel de la
toponymie locale ;
–  une volonté politique de type jacobin de rejet du caractère plurilingue
et multilingue de la société. Il n’est pas exagéré de dire que les politiques
toponymiques dans les pays du Maghreb restent, de manière générale,
inchangées en dépit de la reconnaissance officielle ou semi-officielle
de la langue berbère.
Les questions linguistiques, quel que soit le degré de technicité de leur
traitement, ne doivent cacher ou occulter des problèmes et des enjeux à
caractère sociétal.

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