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Balibar ? par Soraya Nour Sckell raisonpublique.fr
A l’occasion de la parution du dossier "Pourquoi Balibar ?" dans le n°19 de la revue Raison publique
[http://www.raison-publique.fr/article717.html]
Une des nombreuses raisons pour lesquelles Étienne Balibar occupe depuis
quarante ans une place décisive dans les débats universitaires et la vie publique
en France et ailleurs, c’est la lutte infatigable qu’il mène pour l’émancipation
radicale, à partir d’un puissant débat avec les textes classiques et
contemporains, qui surmonte les antagonismes conceptuels tels que
matérialisme/idéalisme, sujet/formation sociale, universel/particulier ainsi que
les antagonismes doctrinaux de Spinoza/Kant/Hegel/Marx/Freud entre autres,
pour révéler aussi bien leurs apories que leurs implications profondes et
nécessaires.
Dans ses travaux les plus récents, qui font l’objet d’une réception ample et
d’usages intensifs, il articule autour du concept de « cosmopolitique » des
analyses qu’il a développées tout au long de son œuvre sur les droits humains,
la citoyenneté, la démocratie, l’universalisme, les identités, la violence et
l’insurrection autant que sur les grandes traditions philosophiques. Il s’affronte
aux difficultés de l’idéal cosmopolite, surtout sa dissociation d’une citoyenneté
cosmopolitique et son association au sécularisme, non pour dénoncer l’utopisme
du concept, mais pour montrer comment il peut avoir un sens, dans une
réflexion d’une remarquable originalité, qui va bien au-delà des cadres dans
lesquels le débat se déroule actuellement et qui nous ouvre des voies
surprenantes, indispensables à quiconque s’interroge sur ces problèmes.
Je me sers, dans mes travaux en philosophie sociale et politique ainsi qu’en droit
international, surtout de trois de ces voies qui sont autant de questions de
principe, de praxis et d’identité et qui permettent d’ouvrir notablement les
problématiques à considérer et les concepts à analyser. J’essaierai d’introduire
ces voies ou questions en trois moments. Tout d’abord, j’indiquerai comment
Étienne Balibar, pour donner au droit local un horizon cosmopolite et transposer
au droit international et « cosmopolite » (au sens kantien) les principes
démocratiques de l’État-nation, réinterprète les droits humains (et les systèmes
juridico-politiques de protection des droits humains de dimension locale,
régionale ou universelle) comme étant fondés sur le principe de l’« égaliberté »,
qui exige l’ampliation de la démocratie dans son intensité (inégalités matérielles)
et son extension (inégalités entre citoyens et étrangers). Ensuite, je dirai
pourquoi la fondation sur le principe de l’égaliberté paraît nécessaire à Étienne
Balibar, mais non suffisante, dès que le droit cosmopolite ne trouve sa légitimité
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que dans une citoyenneté cosmopolite, inexistante en tant que statut juridico-
politique, mais bien réelle dans la praxis des associations transfrontalières
d’individus, selon la tradition internationaliste de Marx. Enfin, je noterai que
pour Étienne Balibar aussi bien l’égaliberté que les associations transfrontalières
d’individus sont nécessaires à une cosmopolitique, mais là encore non
suffisantes si on relègue dans la sphère du privé la question des identités et de
la religion : au contraire, la cosmopolitique exige la « traduction » et une
conception « transindividuelle » de l’identité, dans la réélaboration, par Étienne
Balibar, de l’idée freudienne de construction d’identité qui, comme chez Marx,
est liée aux formations sociales.
La première voie de réflexion que m’a ouverte Étienne Balibar, avec un tout
nouvel ensemble de concepts, touche au cosmopolitisme en tant que
« cosmopolitisation » de la démocratie et « démocratisation » de l’ordre
international et cosmopolite, ce qui exige en premier lieu une clarification du
concept d’universel. Étienne Balibar considère que, vu que le sens d’un énoncé
universaliste dépend de qui le prononce, à qui il se dirige et ce qu’on veut faire
avec l’universel (il y a ainsi des discours universalistes qui légitiment l’exclusion
ou nient la différence, et il y a des discours particularistes qui amplifient
l’universalisme), il faut interroger les « conditions » de l’universalisme. Au lieu de
l’universalisme kantien, qui présuppose la subsomption sous un commun,
Étienne Balibar renvoie à l’universalisme de Herder et des frères Humboldt, qui
présuppose l’harmonie des multiplicités. La difficulté est ici la suivante :
l’universel n’existe historiquement que sous des formes particulières, qui
prétendent toutes à l’universalité, mais s’excluent mutuellement. À partir des
revendications historiques des révolutionnaires, Étienne Balibar formule comme
« égaliberté » une conception d’universalité douée d’un contenu émancipateur
pour l’ensemble de l’humanité. Ce concept, on le sait, fusionne la liberté et
l’égalité, à la différence de ce que fait la tradition libérale qui privilégie la liberté,
et du marxisme qui considère les droits humains comme des instruments de la
classe dominante (même si, dans un certain sens, Étienne Balibar pense avec
Marx, parce que chez lui la politique se tourne vers les conditions réelles
d’inégalité). De ce point de vue, on saisit ce qui constitue la contradiction la plus
frappante des démocraties contemporaines : celles des pays périphériques sont
marquées par les inégalités entre les citoyens (ce qui exige d’augmenter
l’intensité de la démocratie), pendant que celles des pays centraux nient aux
étrangers des droits fondamentaux (ce qui exige de renforcer l’extension de la
démocratie). En outre, le concept d’égaliberté ouvre des voies importantes pour
réfléchir à ce que certains auteurs appellent un « droit cosmopolite » (plutôt que
droit international), qui surgit dans la transformation historique d’une modernité
caractérisée par la prédominance de l’État comme forme d’organisation
politique-sociale-juridique, en une nouvelle phase de l’histoire qui, dans le
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La question de la praxis
Je passe ainsi à la deuxième voie de réflexion que Étienne Balibar m’a ouverte
pour mes recherches et au deuxième ensemble de concepts qui l’accompagnent,
autour de la cosmopolitique en tant que démocratisation des relations
internationales, globales ou cosmopolites, par la praxis des associations
d’individus transfrontalières et extraparlementaires. Étienne Balibar s’interroge
sur comment démocratiser le système international ; comment transposer, à ce
système, des principes et des pratiques qui ont été crées dans les cadres de
l’État-nation ; et comment développer de nouvelles formes démocratiques avec
un référentiel autre que le territorial. C’est ainsi que, dans une reconstruction de
l’internationalisme de Marx, Étienne Balibar transpose l’idée cosmopolite au
peuple, dans une démocratisation radicale de la politique. Le
« cosmopolitisme », au départ un idéal régulateur, devient, avec Marx,
« cosmopolitique », prise de conscience, organisation et lutte effective contre les
systèmes de pouvoir et de domination, questionnant la légitimité des frontières.
Suivant l’inspiration marxienne, Étienne Balibar comprend la citoyenneté
cosmopolite, sur un plan pratique, comme « activité » et non comme statut,
comme un mode de socialisation qui fonde de « collectifs militants » à travers les
frontières et sous n’importe quelle forme d’organisation. C’est l’idée qui permet
de comprendre la pratique de nouveaux mouvements de résistance, dans
lesquels Étienne Balibar trouve la possibilité de création d’une citoyenneté
globale, ce que d’autres auteurs nomment une « citoyenneté en réseau », et
distincte d’une « citoyenneté territoriale ». L’utopie cosmopolite se transforme
ainsi en praxis d’une citoyenneté, à comprendre comme une praxis
« permanente » et non (comme dans l’histoire du communisme) comme une
« étape » qui perdrait son sens à un niveau supérieur d’évolution politique. Bien
que, dans une perspective libérale, le caractère extraparlementaire de ces formes
associatives spontanées puisse susciter des doutes par rapport à leur légitimité,
on peut considérer que si ces mouvements ne connaissent pas le moment de
« l’autorisation », leur légitimité vient du moment du « contrôle » et de la
« prestation de comptes », ce qui exige une reformulation de la théorie libérale
de la représentation démocratique. Cette praxis n’est pas créatrice d’égaliberté
seulement en tant que « postulat », mais elle vise surtout la transformation des
conditions données des formations sociales, transformation qui à son tour est
une condition de réalisation de l’égaliberté. Il ne s’agit pas seulement des
relations de production (Marx), mais de l’ensemble des formations sociales, y
compris les formes de subjectivations qu’elles induisent (Foucault).
La question de l’identité
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