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La crise identitaire dans l’architecture en Algérie

Pr. Said MAZOUZ


e-mail : s_mazouz_dz@yahoo.fr

Quand on commence à s’interroger sur la manière d’exprimer l’identité


nationale au XIXe siècle, l’architecture se révèle un instrument efficace : art public
par excellence (…), accueillir le visiteur étranger et lui offrir la quintessence du pays
qui l’a produite. Influencée par le climat, construite avec les matériaux du sol où elle
est érigée, l’architecture reflète en même temps le degré de culture de ses bâtisseurs.
Ainsi, l’image d’une nation se construit en même temps que son architecture.

Carmen POPESCU

Introduction
La prise de conscience sans cesse grandissante des intellectuels de la médiocrité de la
production architecturale algérienne incite à une réflexion à même d’amener politiques,
gestionnaires et praticiens, architectes et urbanistes, à opérer une véritable révolution dans les
mentalités et les pratiques si nous aspirons construire la ville de demain, celle dans laquelle
s’épanouiraient les générations futuresi.
La crise est bien réelle et la ville algérienne est malade de son architecture. La
production architecturale, victime du mercantilisme, du clientélisme et de la gabegie, a du mal
à affirmer sa singularité, sa contextualisation et son identité. Les quelques projets de qualité
réalisés ces dernières années sont l’arbre qui cache la forêt et demeurent peu nombreux pour
infléchir la tendance généralisée qui oscille entre un ancrage identitaire de façade et un
universalisme sans âme. Il faut souligner que malgré la redynamisation du secteur du B.T.P
par les pouvoirs publics, l’existence d’une forte commande publique et privée, la construction
de centaines de milliers de logements, de dizaines d’équipements publics, d’infrastructures
scolaires et universitaires, la qualité des ouvrages reste un sujet abordé de manière
superficielle par des officiels ou des journalistes non spécialisés.

1. De l’identité et de son rapport au bâti


L’identité est définie comme étant « le caractère permanent de quelqu'un, d'un
groupe, qui fait son individualité, sa singularité »1 . A la lumière de cette définition, il est aisé
de constater avec Fredj Stambouli (que) le monde musulman actuel vit une crise sémiotique
profonde et qui est aisément lisible sur l’environnement bâti et architectural des sociétés
musulmanes contemporaines. Cette crise est perçue comme étant « la conséquence d'une
longue et brutale rupture de ces sociétés avec leur mémoire collective et leur système
normatif ».
Rapoport qui a été parmi les théoriciens architectes précurseurs dans ce domaine
donne les définitions suivantes : (the) “unchanging nature of something under varying aspects

1
Le Larousse en ligne.

1
or conditions.” La deuxième définition met l’accent sur le caractère “d’être une chose et non une
autre” “condition of being one thing and not another.”
La notion de noyau culturel (cultural core) développée par Rapoport signifie que
chaque culture comporte en son sein un noyau dur comprenant les dimensions les plus
immuables, les plus inamovibles de son identité culturelle. Il fait la différence entre ces
valeurs et des valeurs considérées comme périphériques (peripheral values) qui peuvent
changer au gré des circonstances de la vie. A contrario, le noyau culturel continue comme un
facteur déterminant dans la création de l’identité individuelle et un mécanisme par lequel les
membres d’une communauté communiquent leur identité collective.

Des lors, les questionnements autour de la question d’identité s’articulent autour


de la légitimité et si elle doit être perçue comme étant la réponse à un besoin ou à une
réaction face à une menace ? Et sur quel arsenal de valeurs doit-elle s’appuyer?

En Algérie et malgré les discours politiques récurrents faisant état d’une définition
d’une culture ‘algérienne’, fondée sur ses trois piliers fondamentaux (l’islamité, l’arabité et
l’amazighité), le paysage culturel dans notre pays rend compte d’une réalité différente. A
l’instar des pays appartenant à la sphère culturelle et géographique arabe, l’identité algérienne
continue d’hésiter sur un arrimage particulier ; doit elle s’appuyer sur sa dimension locale ?
Sur la dimension « arabe » et l’appartenance doit-elle être linguistique ou ethnique ? Ou,
plutôt islamique de par la religion et l’histoire commune ou doit elle investir les récents
concepts régionaux « méditerranée, « Afrique du nord », « Maghreb » « moyen orient »,
reflets d’un nouvel ordre géopolitique. (Erribat, 2008) Dans la sphère géographique
« arabe », l’identité est tantôt arabe (arabiste) tantôt islamique, souvent arabo-
islamique, avec la perception que les deux concepts sont liés et que l’un va rarement sans
l’autre.
Avec l’avènement de la globalisation et l’émergence d’un nouvel ordre international
symbolisé par le « village planétaire », les identités régionales enregistrent un regain
d’actualité ; l’objectif étant de ne pas se mouvoir et se laisser dévorer par le nouvel ordre.
Le patrimoine matériel et immatériel constitue l’un des refuges en vue de la
préservation de l’identité culturelle. La notion de patrimoine, qui constitue la référence
identitaire, n’est pas dénuée de charge idéologique et reste fortement arrimée aux
politiques locales de chaque pays.
La production artistique en général et architecturale et urbaine en particulier,
demeure l’un des boucliers de préservation de l’identité culturelle. La posture la plus
répandue étant de puiser dans le patrimoine pour produire des espaces et des formes
dont la symbolique renvoie à des repères culturels connus et partagés.
La question qui se pose est alors :
Quel est le rapport de la production architecturale contemporaine en Algérie avec le
tryptique (patrimoine, identité et globalisation) ?
En sus des problématiques d’appartenance à des sphères géopolitiques et
civilisationnelles, se pose dans le « monde arabe » la question des identités régionales qui
ressurgissent à la faveur des échecs répétés des discours unionistes et panarabistes. L’identité
se conjugue désormais dans l’appartenance à l’état et se confine à ses limites géographiques et
physiques. Ce postulat soulève nombre de questionnements dont : la nature de identité locale ;

2
est-ce une identité qui découle d’une culture bien déterminée ; est-ce une identité d’un
peuple ; ou un parcours historique particulier qui a forgé ladite identité, avec des conditions
politiques et particulières conjuguées à un destin commun. Et doit-t-on se contenter de cette
acception ou rechercher des frontières plus larges ?

2. Notion de patrimoine
Le patrimoine comme concept occupe une place de choix dans le discours culturel et
architectural, particulièrement s’agissant de la dualité identité – modernité. Avec l’avènement
de ma mondialisation, la question du « retour » au patrimoine qui prend, d’après Djabiri
(1990) cité par Erribat (2008) deux postures :
1. Une posture d’appui (irtikaz) qui prône une prise de conscience de l’importance du
patrimoine et de la nécessité de sa redécouverte et de sa relecture pour qu’il puisse prendre
sa place légitime dans le présent ; c’est une « lecture patrimoniale du patrimoine », selon
les termes utilisés par l’auteur.
2. Une posture de « patrimoine protecteur » (ihtimaa), conçu comme bouclier contre les
invasions culturelles extérieures à l’époque de la mondialisation. Cette dernière représente
une lecture patrimoniale du présent (moderne).
3. Ces deux postures sont jugées par l’auteur comme dangereuses car elles consacrent la
dominance du passé sur le présent. Quant à la lecture porteuse de novations et ouverte sur
le présent et l’avenir est celle qui consacre la lecture « moderne » du patrimoine. Et c’est
cette dernière qui semble privilégiée par les partisans d’une synthèse entre la tradition et la
modernité.
2.1 Le patrimoine : un shift paradigmatique
Le concept de patrimoine a subi un shift paradigmatique allant du matériel à objets
(monuments et bâtiments objets), à l’immatérialité et aux valeurs intellectuelles. Nous
retiendrons particulièrement l’évolution du patrimoine rigide, intolérant, hérité à un
patrimoine source de renouvellement et de médiation entre les cultures, réduisant les
frontières entre ‘dominant’ et ‘émergent’, et entre majeur et mineur et tendant vers plus
d’humanisme, comme l’illustre la figure 1. Ce postulat nous ramène à la question de la lecture
et de l’interprétation du patrimoine qui doivent être nourries par de nouveaux éclairages basés
sur des outils et des méthodes nouvelles.
2.2. Le patrimoine et identité : de quoi parle-t-on ?
Dag MYKLEBUST définit l’identité comme étant ‘…manifestement le résultat d'un
processus qui nous guide dans les choix que nous avons à faire dans la vie quotidienne. Il
semble aussi qu'il y ait désormais un consensus général autour de l'idée que nous possédons
tous une série d'identités différentes que nous appliquons selon les situations. Le même auteur
relie le concept d’identité à deux autres qui sont : l’altérité et l’universalité. (Myklebust,
2005). Dans le même ordre d’idées, les recommandations du séminaire intitulé : « Le
patrimoine culturel et sa pédagogie: un facteur de tolérance, de civisme et d'intégration
sociale », tenu par le Conseil de l’Europe en aout 1995 à Bruxelles, met l’accent dans ses
recommandations finales sur la nécessité d’une analyse critique des tendances actuelles et le
développement d’un nouveau cadre théorique et ses applications dans le domaine du
patrimoine bâti. Il s’agit notamment d’élargir le concept de patrimoine à l’architecture dite «
mineure », aux structures anthropiques à grande échelle et aux paysages culturels, de
développer des connaissances sur la morphogenèse des milieux bâtis et de remettre en
question les fondements idéologiques des théories de la restauration, notamment de la notion
d’authenticité et l’adoption de nouveaux outils cognitifs pour le contrôle des transformations

3
et l’encadrement des projets d’intervention dans les centres historiques. Enfin, l’approche
historico-typologique dans l’élaboration de projets d’architecture et de design urbain :
exemples de projets fondés sur une connaissance approfondie de l’histoire du lieu et
caractérisés par une volonté de concilier les transformations nécessaires du cadre bâti hérité
avec le maintien de l’identité culturelle des lieux. Les recommandations ont également mis
l’accent sur la nécessité de comprendre la contribution de la recherche scientifique dans le
domaine de la morphogenèse des établissements humains à l’évolution des idées et des
pratiques en matière de patrimoine bâti. (Patrimoine, 36, 1995).
Ces conclusions soulignent la nécessité de questionner la validité des contenus et des
méthodes de transmission du savoir patrimonial, sur le plan des discours et sur celui des
pratiques, notamment celles relavant du design et de la création architecturale et urbaine. Il
s’agit, notamment de s’interroger avec Benyoucef (2008) si le patrimoine a la capacité, à la
fois, d’incarner l’identité (les identités) locales(s) et de promouvoir l’humanisme universel;
s’il a la capacité d’être un vecteur du dialogue des cultures et de quelle façon il peut être
engagé dans une dynamique de progrès humain. Le renouvellement continuel de l’approche et
la lecture du patrimoine est brandi comme une des conditions pour faire du patrimoine un
cadre référentiel dynamique au dialogue entre passé et futur. (Benyoucef, 2008) Mais pour
que cette vision soit ancrée dans la réalité, il conviendra de lever quelques obstacles
inhibiteurs. Le risque est réel de voir le patrimoine dévalorisé par des approches unijambistes
ou carrément survalorisé puis banalisé par des approches volontaristes mais manquant de
soubassement scientifique valide comme l’illustre la figure 2. Le patrimoine comme vecteur
de l’identité d’une communauté humaine et de son histoire culturelle suppose la mise au jour
d’éléments susceptibles de jouer un rôle dans la perpétuation et la pérennité de cette identité à
la fois dans l’œuvre patrimoniale préservée, conservée et interprétée et communiquée dans
tout processus générateur de formes et de situations nouvelles. Ce postulat place la question
de la lecture et de la compréhension du patrimoine architectural et urbain au centre des
préoccupations des chercheurs et des préposés au façonnage de notre environnement bâti.
Bien patrimonial

Connaissance Demande Implication Prise de


Diagnostic

objective sociale efficace des conscience de


acteurs la valeur
patrimoniale

Valorisation

Aménagement Sensibilisation de Promotion du


Action

touristique du la population aux site


site dimensions patrimoniale et
touristique

Survalorisation
Risque

Accoutumance Mimétisme Pastiche

Figure 1. Processus de valorisation et risque de survalorisation du patrimoine

4
Bien que le concept de monument historique ait évolué considérablement à un terme
plus générique qui est le patrimoine, englobant des passés plus moins remarquables, la
question du patrimoine, en raison de la multiplicité des expériences et des acteurs, demeure au
centre d’une pluralité de sens, la crispation identitaire d’un coté et l’ouverture globalisante de
l’autre imposent la recherche d’une position médiane. (Gaborit et al. 1980, cité par Gravari-
Barbas et al. 2009). La notion semble donc se composer et se recomposer avec récurrence
suivant le contexte idéologique.

3. La globalisation
Les avancées technologiques ont fait du monde un « small village » et ont induit des
changements drastiques sur les paysages urbains et ruraux, éliminant petit à petit la notion de
lieu et d’identité. La standardisation des environnements bâtis a abouti à une homogénéisation
des méthodes de construction, des matériaux et des styles. Le malaise est perceptible et le
nombre de plus en plus important de conférences réunissant architectes, urbanistes,
sociologues et autres spécialistes de l’environnement bâti, tentent de parvenir à des méthodes
et outils permettant de conjuguer développement et identité régionale.

4. Entre vernacularisme et régionalisme moderne


La quête identitaire en architecture a donné lieu à une production architecturale variée
et éclectique oscillant entre plusieurs courants de pensée reflétant des postures différentes à
l’égard du patrimoine. Cependant le vocable le plus utilisé par les historiens et les théoriciens
de l’architecture est celui de « régionalisme ». Ce dernier prend, d’après Suha Ozkan (1992)
deux tendances principales: une forme qu’elle qualifie de « dérivative » ou de vernacularisme
et une autre qu’elle qualifie de « transformative » ou de « régionalisme moderne ». La
première adopte une posture passive à l’égard du patrimoine quant à la seconde tend à
incorporer le changement de manière plus active.
Suha Ozkan nous apprend que c’est à partir des années 70 que qu’une prise de
conscience commençait à plaider en faveur de l’acception des éléments de base tels que le
climat, la culture et l’expression symbolique avaient marqué pendant des siècles la production
de l’habitat. Une série d’événements tels que l’exposition de Bernard Rudolfsky2 et une série
de publications dont les plus célèbres sont celles de Paul Oliver3 et d’Amos Rappoport. Il est
entendu par vernacularisme, précise l’auteur, « une approche intégrée au discours
professionnel tenu par les théoriciens de l’architecture ». Le vernacularisme, lui même, se
décline en deux attitudes : la première conservatrice dont le chef de file est l’Egyptien Hassan
Fathy, œuvre qui a inspiré nombre d’architectes dont des lauréats du Prix Agha Khan ; la
deuxième « neo-vernaculaire » considère la tradition comme une ressource historique et se
permet de l’interpréter par rapport à des situations contemporaines. Cette dernière essaye de
faire une synthèse entre formes et techniques traditionnelles d’un coté et technologie moderne
de l’autre. La majorité de ces projets avaient un point commun : refléter une identité, même
de manière superficielle.
Le régionalisme moderne qui, contrairement au vernacularisme, caractérise des
bâtiments de grandeur et d’échelle diverses, se décline, d’après Ozkan (1992) en deux
principales tendances :

2
« L’architecture sans les architectes », exposition au musée d’Art moderne de New York.
3
La série d’ouvrages de « Shelter in…, par référence géographique.
5
1. Un régionalisme concret ou post-moderne tend à copier des fragments ou des bâtiments
afin d’exprimer une identité locale. La production qui vient sous ce vocable semble très
inégale et peut être qualifiée tour à tour d’éclectique, de pluraliste, ou tout simplement de
pastiche. Elle prêche souvent par la vacuité du discours.
2. Un régionalisme dit « abstrait » qui ‘intègre les qualités existantes » au lieu de copier des
archétypes. Ce type de régionalisme, nous dit Ozkan, « réinterprète (…), les éléments tels
que la masse, le vide, le sens de l’espace, l’exploitation de la lumière, les principes
structurels… » ; « Il utilise un métalangage dérivant de l’expérience et d’éléments
assimilés au lieu d’imiter des réalités physiques, c'est-à-dire des bâtiments. Pour pouvoir
abstraire et définir, il doit d’abord faire l’expérience des éléments, les étudier d’un point
de vue historique et les transformer au long d’une réflexion intellectuelle pour le mettre en
rapport avec le monde actuel » (Ozkan, 1992)
Dans un article remarquable publié dans Mimar, Kenza Boussora identifie les objectifs
assignés au régionalisme. Ce sont, d’après une revue bibliographique conduite par l’auteure,
la satisfaction des besoins d’ordre social, l’utilisation des ressources et technologies locales, la
construction en harmonie avec les paramètres géographiques et climatiques de la région et
enfin construire en harmonie avec l’existant. (Boussora, 1992) Ce dernier objectif semble,
d’après l’auteure, le plus à même de refléter l’esprit du régionalisme.

5. La référence à l’identité, la référence au patrimoine dans les discours et


les pratiques
Le début du XXème siècle fut marqué en Algérie par le début d’une reconnaissance de
la valeur du patrimoine matériel « indigène ». Mais cet élan qui a vu nombre de spécialistes se
pencher sur ce patrimoine et tenter de le sauvegarder, cachait mal les velléités colonialistes
d’asseoir une domination durable. Comme le montre de livre de F. Béguin (1983) intitulé
Arabisances qui montre à travers de nombreux exemples le recours à un vocabulaire inspiré
du patrimoine local. D’autres chercheurs vont encore plus loin en affirmant que le style
Arabisance est représentatif d’une volonté d’affirmation de l’identité politique de l’Algérie
Française, distincte de la métropole. Sous la houlette du gouverneur Charles Jonnart, les
architectes français puisaient dans le répertoire décoratif et constructif de l’époque islamique
pour concevoir leurs projets architecturaux (Bacha, 2011). De plus, l’insertion d’éléments
appartenant au patrimoine islamique se limite à une apposition superficielle sur des modèles
spatiaux occidentaux.

Figure 2 : bâtiments style Arabisance : la grande poste et le siège de la wilaya d’Alger

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5.1. Postindépendance et jusqu’aux années 70.
Les années post-indépendance ont été caractérisées par la production architecturale
d’architectes ayant choisi de travailler et de vivre en Algérie comme Simounet, Cottin Euziol,
Ravereau, Deluz ; la liste n’étant pas exhaustive. D’autres ont été invités par les pouvoirs
publics dans le but de construire des équipements de prestige et dont peut citer Pouillon,
KenzoTange, Ricardo Bofill, Mustapha Moussa et Oscar Niemeyer, pour n’en citer que ceux
là. L’œuvre construite, puriste et moderniste, participe d’une volonté de doter le pays
d’infrastructures modernes ayant un cachet universel et humaniste. Il faut signaler, avec Suha
Ozkan, que l’aspect le plus critiqué dans le mouvement moderne reste son universalisme et sa
négation du contexte local. Cela n’a pas empêché certains parmi les maitres de ce mouvement
d’en donner une œuvre contextualisée à l’instar d’Alvar Aalto. Mais, nous dit Ozkan, c’est
plutôt l’avatar du mouvement moderne, en l’occurrence le style international qui a été le plus
critiqué.
Quant à Pouillon, son œuvre en Algérie est immense. Et même si nous mettons de coté
son œuvre inscrite durant la période coloniale (Diar Essaada etc..) initiée par les autorités
coloniales de l’époque, l’œuvre post-indépendante reste d’actualité au regard de la production
architecturale actuelle, surtout celle empreinte du souci identitaire. En effet, si nous
considérons uniquement les complexes hôteliers construits par Pouillon, l’œuvre est riche,
diversifiée, s’adaptant à des contextes variés et puisant d’un répertoire vaste et faisant de
manière magistrale la synthèse entre tradition et modernité. C’est une architecture dépouillée,
sobre, intégrant des archétypes traditionnels mais sans fioritures, faisant la part belle à
l’invention de formes nouvelles et à l’interprétation d’anciennes. L’œuvre éclectique et
fortement contextualisée de feu Fernand Pouillon demeure encore une référence et les
bâtiments de Ravereau représentent une interprétation intelligente du génie de l’architecture
mozabite.

Si on fait exception des grands équipements, confiés à de architectes de renom, le plus


souvent étrangers, les équipements de moindre envergure mais bien plus importants en termes
de nombre, furent construits par des jeunes architectes issus des de l’université algérienne,
formés par des coopérants issus majoritairement des anciens pays de l’Est et employés par des
bureaux d’études publics. Les projets ont été conçus dans une logique fonctionnaliste,
caractérisés par une sorte de purisme formel, de vérité structurelle et débarrassés de fioritures.
Cependant, si ce patrimoine a fait l’objet d’études et de recherches intensives, sur le
plan de l’interprétation architecturale, surtout concernant des bâtiments à forte connotation
identitaire, le terrain reste à déblayer. Dans le registre des maitres d’œuvre ayant fait l’effort
d’interprétation du patrimoine, on ne peut éluder l’œuvre de feu Abderrahmane Bouchama
dont l’œuvre demeure méconnue. Il faut dire que ses archétypes d’architecture ‘arabo-
islamique’ ont fait l’objet de clones et d’avatars qui ont été érigés un peu partout dans le pays.
Ce travail précurseur, respectable, semble avoir fait des émules dont le simplisme et la
superficialité ont produit des bâtiments sans âme, des pastiches au gout bien douteux.

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Figure 3 : Le complexe olympique

Les années 80 ont vu la réalisation d’un certain nombre de projets comme le complexe
de Ryadh el Feth et la Bibliothèque nationale. Ces projets ont conçus dans le plus pur style
postmoderne universel, sans référence particulière au patrimoine algérien. Les années 90,
avec la conjugaison de plusieurs paramètres dont l’instabilité sécuritaire et la crise
économique, n’ont pas vu la réalisation de grands équipements marquants. A partir des années
90, le recours au répertoire décoratif et constructif du patrimoine local commence à imprégner
les productions architecturales. C’est une sorte de quête identitaire qui commence à prendre
forme et ne cessera de prendre de l’ampleur avec l’avènement de la mondialisation galopante.
Cependant, ce phénomène n’a pas touché, du moins dans un premier temps, l’ensemble des
bâtiments mais surtout ceux ayant une forte connotation identitaire comme les mosquées, les
espaces culturels, les sièges administratifs de souveraineté et les bâtiments de justice pour ne
citer que ceux-là continuent de faire l’objet de ‘traitements’ spécifiques intégrant des éléments
du patrimoine en les réinterprétant, éludant souvent les problématiques de fond.
On peut qualifier ces attitudes comme appartenant à un certain régionalisme qui est
apparu bien plus tôt au moyen orient et même dans les pays maghrébins comme le Maroc ou
la Tunisie.

Figure 4 : les premiers bâtiments algériens à caractère post-moderne : le ministre des affaires etrangeres
et le musee du Djihad

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5.3. L’éclectisme actuel et la recherche d’une synthèse entre architecture et
identité culturelle
Ce n’est qu’à partir des années 2000 que l’on peut parler réellement de souci
identitaire dans la production architecturale des praticiens algériens. Ce souci touche
principalement les édifices publics à caractère administratif, culturel ou religieux comme les
sièges de cours et tribunaux. En examinant la production des vingt dernières années, celle
conçue dans un souci identitaire semble avoir un référent identitaire unique : le patrimoine
arabo-islamique. La référence presque exclusive à ce patrimoine se décline soit par l’insertion
d’un vocabulaire architectural puisé dans un répertoire dit ‘arabo-islamique’, sans référence
particulière à l’Algérie ou au Maghreb ; soit une recherche plus poussée permettant de se
référer à l’héritage ‘andalou’ et ‘maghrébin’. La manière d’insérer les éléments du répertoire
prend elle aussi diverses déclinaisons mais oscille généralement entre le pastiche de type
« mille et une nuits » et le placage superficiel d’éléments.

Figure 5 : le nouveau siège du MAE construit par l’architecte H. Faidi

6. La question des archétypes à forte connotation identitaire


Les bâtiments ayant une forte connotation identitaire comme les mosquées, les espaces
culturels, les sièges administratifs de souveraineté et les bâtiments de justice font
généralement l’objet de ‘contextualisation’ par le biais d’intégration d’éléments du répertoire
patrimonial. Ces opérations, souvent conduites avec légèreté, sont stratégiques, car elles
permettent de construire des images, des représentations qui finissent par s’incruster dans
l’imaginaire collectif. Les exemples sont, à ce titre nombreux dont on peut citer deux :
1. Le travail de feu Abderrahmane Bouchama qui construisit nombre d’équipements
culturels islamiques en y développant son interprétation ‘arabo-islamique’. Ses projets
sont passés au stade d’archétypes et ont été copiés sur tout le territoire national, donnant
lieu à de nombreux clones et avatars.
2. La mosquée Emir Abdelkader de Constantine a elle aussi fait des émules en devenant
une « référence » de la mosquée « type », « l’idéal » à construire à tel point que des
clones ont commencé à émerger dans le paysage urbain constantinois.

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Figure 6 A: Vue sur le ‘nouveau’ ksar de Beni Figure 6 B: Rue et ruelle du nouveau ksar
Izguen, Tafilelt’

Figure 6 C: Bouchama et les ‘clones’

Mais avec le changement qui s’est opéré à partir des années 1990 et qui a pris toute
son ampleur dans les années 2000, générant au passage une libéralisation à outrance de la
pratique du métier d’architecture, une sorte de contre-courant contestataire, mettant la forme
au premier plan, réussit à s’imposer comme le nouveau paradigme. Cette posture, féconde et
légitime à la base, a vite connu plusieurs avatars :
1. Une quête d’expression formelle débridée, qui reste parfois dans des limites acceptables
mais qui peut verser dans un formalisme inutile et un éclectisme démesuré, juxtaposant et
superposant des formes et d’archétypes parfois anachroniques.
2. Une quête d’expression identitaire dont la justification oscille entre lisibilité et
intelligibilité de l’interface avec son environnement et la volonté d’amarrer le projet à une
matrice identitaire régionale, nationale ou même supranationale.
3. Une quête d’inscription formelle, stylistique ou esthétique claire comme on peut le
constater dans certains projets lauréats du Prix national d’architecture allant du néo-
vernaculaire au Moderne tardif, mais qui échouent manifestement dans la formulation
d’une expression formelle en rapport avec une véritable architecture urbaine pouvant
constituer un jalon dans la fabrique de la ville algérienne.ii
Mais le paysage global demeure caractérisé par le formalisme. Jean Jacques Deluz,
dans une série de chroniques, disait son inquiétude de la tendance ‘formaliste’ qui semble
prédominer dans le paysage architectural algérien. Ce passage est d’ailleurs éloquent à plus
d’un titre : ‘Le formalisme n’est pas un style ; c’est plutôt, au contraire, une absence de
méthode, un dogmatisme. Cela se retrouve dans toutes les formes d’expression artistique et
10
particulièrement dans la poésie, la peinture et l’architecture. C’est sur cette dernière que je
focaliserai mes réflexions, (…). Il y a formalisme chaque fois que le concepteur (l’artiste,
l’architecte…), au lieu de puiser dans la réalité du problème qu’il a à résoudre, invente une
forme. Une telle définition peut surprendre car on imagine volontiers que l’artiste est un
inventeur de formes ; la nuance est subtile. En réalité, personne n’invente quoi que ce soit ;
chaque objet nouveau procède des objets ou des connaissances qui l’ont précédé.’ L’auteur
qui soutient que le processus créatif en architecture s’appuie sur la culture (mémoire) et la
réalité qui nourrissent l’imagination. Cette dernière produit l’objet logique qui est, d’une
certaine façon, le résultat d’une équation si complexe qu’aucun ordinateur ne pourrait y
répondre. Le même auteur poursuit : ‘On peut comprendre, dès lors, ce qu’est le formalisme :
c’est la démarche inverse de tout ce qui précède. Privée de tout appui sur la réalité du
problème posé – privée de son aliment naturel qui n’est pas l’objet à créer, en soi, mais la
substance nourricière qui peut donner naissance à cet objet, l’imagination devient une simple
machine à fabriquer des formes ; et comme il faut des prétextes pour justifier ces formes, elle
ne peut s’appuyer que sur des dogmes ou des modèles. Les mots qui pourront qualifier le
formalisme seront la gratuité, l’arbitraire, la simplification, qui ne veut pas dire la simplicité,
car elle se traduit souvent, au contraire, par de la complication inutile’.iii
Il dit encore à propos de la production des architectes algériens : « …En face de cette
importation des services, il est difficile de caractériser la production des architectes
algériens. Les tendances qui se dessinent me paraissent encore très indéterminées. Leur
formation est discutable (…), leur cohésion inexistante, le marché des études mal réglementé
et ils suivent des modes peu fiables : chacun voudrait bien être un de ces grands architectes
dont j’ai parlé, mais n’en a ni les moyens, ni la commande, ni l’expérience. (…) Dans cette
optique générale, le beau est toujours anecdotique : que ce soit la référence à une
architecture arabe uniformisée (l’arcade n’est ni celle du Sud, ni celle de La Casbah, ni celle
de Fez ou du Caire, mais l’arcade tout simplement), la référence à la modernité (la grande
baie là où une petite fenêtre suffirait, les porte-à-faux agressifs), la référence à une culture
passée imaginaire (la colonne grecque, les entablements classiques dessinés par des
ignorants) ou alors des artifices comme la polychromie sur les façades (dans les bâtiments
publics ou les ensembles d’habitat), le mélange gratuit des matériaux, (brique ou pierre
apparente, marbres ou placages divers), les toitures complexes, contrariées, que les
architectes affectionnent particulièrement quand ils dessinent une maison individuelle, les
obliques et les biais inutiles pour faire original, etc. Et celui qui en aura fait le plus aura fait
le plus beau. »
Aujourd’hui, la tentation formaliste est plus que jamais présente malgré
l’augmentation des responsabilités des maitres d’œuvre et des maitres d’ouvrages. Des
préoccupations nouvelles telles que la qualité du cadre de vie, la transformation des paysages
et des formes urbaines, la gestion des mobilités, la maitrise de l’étalement urbain et
l’intégration des territoires urbains, l’écologie et l’environnement sont autant de défis face
aux préposés aux affaires de la ville.

6. Exemples internationaux : le Moyen Orient, le Maghreb, l’Egypte, les


Balkans…..
Plusieurs architectes nous ont laissé un héritage conséquent en matière de
réinterprétation historique de l’architecture dite islamique. Nous pouvons aussi citer certaines
œuvres majeures qui semblent affranchies des relents de l’historicisme. Au moyen orient, le
bâtiment du Parlement Koweïtien construit par le danois Jorn Utzon, l’université de Qatar a
Doha construite par l’égyptien Kamel El Kafraoui. Ce dernier projet a su marier avec doigté
certains principes de l’architecture en pays islamiques, principes surtout bioclimatiques et
11
spatiaux, avec une approche structuraliste, qui semble étonnamment s’apparenter une certaine
organisation de l’espace de l’architecture en pays Islamiques.4
En Egypte, la référence au passé préislamique n’est pas un sujet tabou. Les architectes
égyptiens, à l’instar des artistes, des romanciers et des cinéastes, ont depuis longtemps pris
l’habitude d’insérer des éléments du répertoire « pharaonique » ou de les réinterpréter dans
leurs œuvres architecturales mais les résultats sont rarement heureux. Les mêmes problèmes
d’échelle, d’éclectisme et de placage d’éléments superficiels caractérisent la majorité des
œuvres réalisées qui reflètent les mêmes errements que leurs homologues d’autres pays
arabes en situation de reconstruction identitaire.

Figure 7 : Tribunal au Caire, conçu selon le style dit « pharaonique »


L’un des rares exemples de réussite de l’intégration de la dimension identitaire en
architecture est le projet de la Bibliothèque d’Alexandrie. Ce projet dont le processus du
déroulement du concours était pris en charge par l’UNESCO doit sa réussite à la définition du
contenu bien avant le contenant, à travers l’analyse exhaustive des besoins et une
programmation intelligente. Le caractère ouvert du concours et la participation d’un nombre
record d’architectes a abouti à une œuvre saluée par les milieux de la critique. Le bureau
d’études lauréat a fait appel à une multitude de références de l’Egypte ancienne sans tomber
dans la lecture superficielle ni dans le pastiche. Résultat : une œuvre sobre qui se prête à de
multiples lectures. Figure 8.
Autre exemple édifiant : les Balkans. Ces pays avec la résurgence des nationalismes et
la volonté d’encourager le tourisme, activité vitale pour les économies locales, place l’identité
culturelle comme priorité dans la construction d’une image du pays et l’architecture étant le
support par excellence. Néanmoins d’après Popescu (2005), la récupération identitaire prend
deux formes ; le pouvoir préfère le vocabulaire du modernisme et, surtout, l’ordre
monumental du néo-classicisme, les architectes s’approprient la leçon du vernaculaire afin
d’inventer une nouvelle image de l’identité.

4
Il semble opportun de considérer cette approche sous un autre angle. L’architecture vernaculaire en pays
Islamiques comme en pays non Islamiques ne serait-elle pas le point de départ des théories structuralistes en architecture et
en urbanisme ?

12
Figure 8 :La bibliothèque d’Alexandrie en Egypte.
Architecte : Snohetta, Norvège.

6.1. L'architecture de la mosquée comme cas


Figure incontournable du paysage urbain et élément structurant de la place publique,
la mosquée demeure le creuset des expériences du patrimoine revisité. L'architecture de la
mosquée constitue un baromètre de mesure de l'évolution culturelle et intellectuelle du monde
islamique. Il faut bien préciser qu'il ne sera pas question ici de la mosquée populaire, bien que
cette dernière constitue elle aussi une volonté d’identification et d'expression identitaire mais
dans le cas de cette dernière, ces valeurs, d'essence populaire, semblent bénéficier d’un capital
de légitimité. La mosquée dont nous parlerons c'est celle qui est conçue à l'échelle d'une ville
ou d'une nation et est censée refléter l'identité culturelle de toute une communauté. L'échelle
de telles œuvres en fait des occasions propices et rares pour communiquer l'expression d'une
identité ou un projet d'une société en devenir. La majorité des grands projets prestigieux en
pays islamiques demeurent « le fait du prince » et reflètent ‘l’identité telle que perçue et
voulue parle le maitre des lieux plutôt qu’une œuvre novatrice.
Sur le plan architectural et urbanistique, l'histoire de la mosquée semble aller de pair
avec celle de la monumentalité. Fethi (1992) nous en donne les raisons: dans la ville
islamique traditionnelle la mosquée faisait partie de la ville; elle était noyée dans le tissu
urbain. Le détachement de la mosquée comme un monument est un phénomène plus récent
dans l'histoire de l'architecture religieuse en pays d'Islam et notamment la Méditerranée.
D'une conception égalitaire, iconoclaste et introvertie, la mosquée est passée à une sorte de
monument isolé, flanqué de grands espaces vides et visible de loin. Dans la civilisation
islamique de l'âge classique, la mosquée possédait une monumentalité à l'échelle de la ville
mais cette monumentalité dans le skyline urbain était "atténuée" par son intégration dans le
tissu urbain. Les grandes mosquées de Damas, de Tunis ou de Fez sont toutes parties
prenantes d'une structure urbaine complexe, quoique centralisées sur le plan spatial et
repérables en hauteur. L’approche actuelle est aux antipodes de la conception classique et
traditionnelle de la mosquée. L'opposition du 'clergé' à toute forme d'innovation à poussé
nombre de concepteurs à choisir la tendance conventionnelle pour satisfaire les exigences de
leurs clients. (Hillenbrand, 1986)
Ces vingt dernières années, les occasions perdues sont nombreuses. Un nombre
important de mosquées ont été implantées sur le pourtour méditerranéen. La plupart d'entre
elles sont le résultat d’une approche historiciste. Au Maghreb, quatre exemples reflètent les
pratiques discutées précédemment: la mosquée et l’université Islamique Emir Abdelkader à
Constantine, la grande mosquée Hassan II de Casablanca, la mosquée de Carthage et, enfin, la
Grande mosquée d’Alger. Ces mosquées ont beaucoup de choses en commun: Elles sont
l'émanation d'un pouvoir autoritaire et représentent le motif d'un ancrage identitaire. Pour la
mosquée de Constantine, l'architecture a été justifiée par le choix éclectique délibéré des
13
styles par la volonté de rassembler en une seule œuvre une grande variété de styles islamiques
et non islamiques appartenant à diverses époques historiques et retenus comme stéréotypes en
matière de beauté plastique et de proportions. Au Maroc, la grande mosquée de Casablanca
trône, elle aussi, avec ses proportions faramineuses face à l’atlantique. Coté architecture c'est
un remake du style arabo-mauresque. L'œuvre est un condensé de technologie moderne et
paradoxalement, elle ne présente pas d’innovation marquante sur le plan architectural. C’est
un remake de la mosquée marocaine du 14ème ou du 15ème siècle. La mosquée de Carthage
s’inscrit dans le même registre. Enfin, le projet ayant suscité le plus de controverses mais
aussi le plus d’attentes fut celui de la Grande mosquée d’Alger. Le propos de cet article n’est
pas de discuter l’opportunité d’un tel projet mais de porter un regard sur le processus et sur le
résultat d’une opération d’envergure inégalée. Une revue de presse même non exhaustive, une
recherche sur Internet permettent de dire le désappointement manifesté par de larges pans de
la société à propos du processus de sélection et plus encore à propos du projet choisi. Les
spécialistes : architectes (frustrés pour la plupart pour ne avoir eu l’occasion de prendre part
au concours), étudiants en architectures, historiens et amateurs d’art, journalistes, tous
s’accordent à dire que le projet retenu n’est pas à la hauteur des attentes. Car, disent –ils, il ne
s’inscrit pas dans des choix conceptuels clairs, historicistes ou modernistes, mais opère une
sorte d’obscure synthèse faisant plus dans le compromis, la compromission (Hadj Tahar,
2012). Les documents internet consultés font état d’une série d’avatars qui montrent une
évolution dans le concept choisi allant d’un concept léger, interprétant certains éléments du
patrimoine islamique, à un concept massif, réplique d’un style dit maghrébin.

Figure 8 : la Grande mosquée Hassan 2 de Casablanca

Les édifices construits récemment et que nous venons de citer reprennent peut être les
techniques les plus avancées de leur temps en matière de béton armé, ou de structures
métalliques, mais il n’existe aucune dialectique entre ces structures avancées et les typologies
architecturales qui appartiennent à d’autres temps et à d’autres structures. Les architectes de
ces œuvres font appel à ces techniques structurales, non pas dans le but de créer une
architecture qui épouse son temps, mais uniquement dans celui de produire une architecture
gigantesque qu’en aucun cas les matériaux anciens ne pouvaient produire. Il s’agit ensuite
pour ces architectes de cacher cette structure moderne, de l’emmitoufler, de la camoufler sous
un costume folklorique fait d’archétypes historicistes. La structure importée pour les besoins
de des performances de franchissement, de portée et de gigantisme, quant à elle, perd toute
vérité du matériau qui émane de son comportement mécanique sous l’effet des charges.
14
Ces conceptions montrent l'incapacité chronique des maîtres d'ouvrage et des maîtres
d'œuvre à s'affranchir des modèles historicistes et s'inscrire dans la contemporanéité. La
consultation de la documentation disponible de ces vingt dernières années5 et traitant de
l'architecture de la mosquée dans le monde islamique et en occident, permet de faire le tour
des différentes approches.
6.1.1. Différentes approches
Pour Fethi Ihsan (Fethi, 1992), cinq courants paraissent avoir émergé:
Le vernaculaire/ traditionnel:
Le conservateur/ conventionnel:
Le néoclassique /islamique
Le contemporain /moderne
L'éclectique/mille et une nuits.

Islam Serageldin (1990) donne une classification proche de la précédente en


catégorisant les projets en cinq approches différentes:
Approche vernaculaire ou populaire.
Approche traditionnelle.
Approche adaptive.
Approche moderniste.
Approche populiste
Hassan Uddin Khan limite sa classification des différentes tendances dans la
conception des mosquées des dernières quarante années en quatre tendances majeures dont il
cite: la tendance vernaculaire, l'historiciste, la classique contemporaine, et enfin la moderne.
(Khan Hassan Uddin, 1990) C'est la classification de Fethi qui nous paraît refléter les
différentes tendances existant dans monde musulman et ailleurs. Car, à l'exception de
l'approche éclectique (populiste et mille et nuits), marginale mais présente surtout dans les
milieux populaires, elle représente une tendance qui est beaucoup plus présente en extrême
orient et qui fait dans le kitsch et le folklore, il est facile d'y retrouver la majorité des choix
stylistiques des ces dernières années.
L'approche vernaculaire représente des expériences intéressantes en zones rurales mais
dont l'influence et/ou l'implantation en milieux urbains demeure insignifiante. L'approche
traditionnelle ou conservatrice couvre le répertoire typologique de mosquées construites en
utilisant des technologies modernes tout en reprenant le vocabulaire stylistique classique et
conventionnel. En plus des exemples cités précédemment, les mosquées construites par
Ricardo Bofill et Paolo Porthogesi font partie de cette catégorie. La troisième approche
néoclassique montre la volonté de conserver le registre stylistique musulman et de ne déroger
à aucune règle le régissant. Cette approche est particulièrement conventionnelle. Enfin la
quatrième approche dite contemporaine ou moderne reflète cette volonté de s'affranchir des
inerties passéistes en affichant clairement des choix modernes appuyés par un choix de
matériaux et des structures résolument d'époque.

5
La fondation AGHA Khan nous fournit l'essentiel de cette documentation.

15
7. Discours apologétiques : les maitres d’ouvrage, maitres d’œuvres, medias et
universitaires
“Étant donnée la nature souveraine du projet, il sera impératif que l’ensemble du site de la
Mosquée d’Alger revête une signature architecturale d’inspiration maghrébine avec une
authenticité algérienne qui tienne compte de l’évolution technique et technologique pour
exprimer la modernité et la réinterprétation des concepts traditionnels qui sied au présent et
résistera au temps.” Ce passage tiré du Cahier des charges de la Grande Mosquée d’Alger
donne une idée du discours officiel relatif à la prise en compte du patrimoine dans la
conception de projets de prestige. Le projet est censé réaliser le “brassage entre tradition et
modernité”. On retrouve les mêmes formules lapidaires dans les discours des medias lourds
qui emploient un jargon unique constitué des occurrences comme : ‘tiraz aarabi islami » ou
« touhfa mimaria raiaa ». Des analyses de contenu sont en cours et démontrent déjà un nombre
important d’occurrences du genre. Cependant ce qui ne manque pas d’étonner est le fait de
retrouver ce même jargon dans le discours universitaire. (Lesbet, 2008)

8. Nécessité d'une approche nouvelle


Toute approche nouvelle devrait poser la problématique de la persistance de la
stagnation dans les discours et la pratique de l'architecture en pays islamiques. Le conflit
tradition modernité, l’intrusion du politique et la stigmatisation de "l'occidental" semblent
écarter toute velléité de réinterprétation historique. Les penseurs contemporains semblent
vivre continuellement cette contradiction tradition- modernité. Des discours critiques des
sociétés musulmanes contemporaines, on peut citer:

"C’est l’usage paradoxal de la religion par les sociétés. Initialement un


changement profond est introduit dans les valeurs et le système symbolique des
représentations, et tous les changements ultérieurs peuvent être acceptes et intégrés
dans le nouveau système. Seulement, sous la pression de l’état et des contraintes, le
système symbolique est changé par les juristes et théologiens en codes légaux,
principes dogmatiques, et en postulats imposant un credo pour tous les croyants dont
l’histoire est ensuite contrôlée par ces mêmes codes rigides."
Mohamed Arkoun6

Une méthodologie novatrice devrait s’appuyer sur la nécessité d’entreprendre une


lecture historico-analytique des œuvres d’architecture, majeures ou marquantes, afin d’aboutir
à une démarche qui favoriserait un travail de création basé, non pas sur la répétition à satiété
d’archétypes usités, mais sur l’élaboration des concepts abstraits des signifiés et des contenus
véhiculés par les modèles analysés. La formalisation des concepts dégagés d’une manière
académique se fera en les confrontant avec les réalités du terrain et du contexte, comportant
une série de critères objectifs comme les critères sociaux, économiques, climatiques et
structurels, dans lequel s’implantera l’édifice projeté.
Concernant l‘architecture à forte portée symbolique, l’analyse sémiotique et la
réinterprétation historique doivent être intégrées des le départ. Pour cela, une connaissance
approfondie de l’histoire de l’architecture s’impose.

6
. Arkoun, Mohamed; ‘Islamic Culture, Modernity, Architecture, Proceedings of the seminar Ten in the Series:
Architectural Transformations in the Islamic World, Granada, Spain, April, 21-25, 1986, p.15.

16
Il s'agit de se libérer de la "colonisation" de l'esprit par des images éculées censées
représenter un standard ou un archétype. Dans le processus de design, l'architecte dispose
souvent, en entamant son raisonnement cognitif, d'un assortiment d'images dont il 'tire'
l'image correspondant à l'idée qu'il se fait du projet. La répétition des mêmes images conduit à
une véritable stérilité des esprits. Dans cet ordre d'idées, Charles Correa propose une
méthodologie qui semble féconde: En disséquant le processus de conception architecturale,
Correa identifie trois niveaux de raisonnement cognitif possibles. Un premier niveau
superficiel: c'est l'image quotidienne de l'architecte débordé de travail qui essaye d'atteindre
rapidement un compromis possible entre les exigences du client, le budget alloué, les
conventions et 'l'esthétiquement' correct. Ce type de concepteur tire ses images d'un premier
niveau de profondeur; superficiel et conventionnel. Un second niveau de raisonnement à
caractère obsédant, nécessite plus d'efforts et de recherches. C'est celui basé sur une quête du
l'imaginaire semi-mythique dans lesquels les images jouent le rôle d'élixirs puissants qui
transforment une construction banale en un lieu unique et excitant. Une troisième strate paraît
représenter le statut suprême de ce raisonnement. C'est qu'il appelle deep structure7 qui est
une véritable transcendance des deux niveaux déjà cités pour atteindre le troisième niveau
dans lequel le concepteur pénètre l'essence des choses et en ressort avec quelque chose de
fondamentalement nouveau8. C'est le propre des grands créateurs.

Dans le schéma idéal, ce n’est pas le stéréotype formel qui est repris mais plutôt le
concept abstrait qui peut, dans un contexte nouveau, prendre une forme nouvelle mais dont le
contenu ou le signifié est évidemment le même (ou sensiblement le même que celui véhiculé
par l’ancien archétype).

7
Structure profonde.
8
Par exemple dans sa lecture de l’espace mosquée, Garaudy, tout en portant un regard admiratif sur la richesse et la
finesse du traitement des éléments architectoniques et des décorations, va plus loin en avançant les concepts d’immatérialité,
de polycentralité du plan à géométrie articulée non finie (donc associative et urbaine) etc...Tous ces concepts, au delà de la
forme et des stéréotypes, peuvent être repris dans leur caractère abstrait par l’architecte concepteur qui, écartant toute
référence formelle préalablement établie, peut, à la lumière des concepts sus-cités, générer des formes nouvelles en traduisant
en forme des concepts abstraits. Le schéma de conception ne serait plus un schéma dont l’aboutissement est un pastiche
n’ayant aucun rapport avec le contexte nouveau dans lequel il est implanté.

17
Im agerie com pulsive
Struc ture profonde

Figure 9: le schéma de Correa illustrant le processus de création superficiel, moyen et profond


Source: Correa (1994)

9. Conclusion
Le processus de consécration de la dimension identitaire en architecture est une œuvre
de longue haleine qui nécessite un investissement en ressources humaines et matérielles.
L'œuvre de réinterprétation étant une œuvre de création par excellence, elle peut prendre des
formes diverses. Mais pour reprendre les termes de Correa, il s'agit bel et bien d'une
transformation d'images et non d'un simple transfert.

10. Bibliographie

ARKOUN, M. (1989), “The Search for Architectural Excellence in Muslim Societies”, Space for
Freedom, (Serageldin, I, Ed.) (London Butterworth).
ARKOUN, M. (1994), “Space for freedom”, Le Monde Diplomatique (24.11.1994).
ARKOUN, M., (1987). « Comment préserver la cite islamique », in: Arabies N° 10, Octobre.
BACHA, M. Architectures au Maghreb (XIXeme et XXème siècles), Réinvention du patrimoine, Presses
universitaires François Rabelais, 2011, 326p.
BERARDI, R., (1970). « Lecture de La Médina de Tunis », Architecture d’aujourd’hui, N°153, Dec-Jan,
pp. 38-43.
BLOOM, W. Personal Identity, National Identity and International Relations (Cambridge, UK:
Cambridge University Press,
CORREA, C., (1994). “Vistas”, in Architecture for Islamic societies today, édité par Steele James,
Academy Editions, The Agha Khan Award for architecture.
ERRIBAT, N., (2008) El Qabas, N0 9, septembre 2008.
HABRAKEN, N.J. The Appearance of the Form (Cambridge, MA: Awater Press, 1985), pp. 63-66.
HADJ TAHAR, A. « La grande mosquée d’Alger », Liberté, 29 mars 2012 document web.
HILLENBRAND, R., (1986) “The mosque in the medieval Islamic world”, in Architecture in continuity,
Building in the Islamic World Today, édité par Sherban CANTACUZINO, Publications de
la fondation AGHA Khan.
KHAN H. U., (1990). “The architecture of the mosque, an overview and design directions” in
Expressions of Islam in Buildings, édité par Hayat Salam, The Agha Khan Award for
architecture, Indonésia.

18
MARÇAIS, J., (1981). L’art Musulman, éd: PUF, Paris.
OZKAN, S., (1992) « Régionalisme et mouvement modern – A la recherche d’une architecture
contemporaine en harmonie avec la culture », Architecture et Comportement, Vol. 8, n°4,
PP. 353-366
PORTER W., (1986). “Technology, form, and Culture” in Architecture: Misconception and Myth. in:
Proceedings of the seminar Ten in the series: Architectural Transformations in the Islamic
World. Granada, Spain, April 21-25, 1986.
RAPOPORT, A. (1981) “Identity and environment: A cross-cultural perspective,” in J.S. Duncan, ed.,
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35.
STAMBOULI, F., (…) « La Crise sémiotique de I ‘espace dans le Maghreb contemporain », Architecture
et Comportement, Vol. 11. no 3-4. D. 215 – 220.
POPESCU, C., (2005) « Un patrimoine de l’identité : l’architecture à l’écoute des nationalismes », Études
balkaniques [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 07 avril 2009, Consulté le 13 avril 2012. URL :
http://etudesbalkaniques.revues.org/index102.html.
LESBET, Dj. (2008), Patrimoine national: entre accommodements et paradigmes des concepts, Vies de
villes, N°9,mai 2008.

‫ مدير‬,‫ جامعة لندن‬, ‫ دكتوراه في فلسفة العمارة‬,‫ مقاربات نظرية أساسية‬, ‫وليد أحمد السيد التراث والهوية والعولمة‬
.‫مجموعة لونارد ودار معمار ألبحاث واستشارات العمارة والتراث بلندن‬

i
Voir à ce propos l’article d’Omar Azraj dans El Khabar du 20/01/2010
ii
Voir notamment les projets lauréats du Prix national d’architecture, illustrés par la revue Vies-de-villes.
iii
J.J. Deluz, chroniques urbaines, Document WEB.

19

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