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Abraham RM
Abraham RM
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RAÏSSA MARITAIN
Histoire d'Abraham
ou
les premiers âges
de la conscience morale
Avertissement de l'éditeur
à son semblable. C'est cela le scandale : que suffoque, s'y noie. Cela change nos perspec-
l'homme n'ait pas encore bâti son royaume tives. 1
d'amour. La sauvagerie du passé, qui incarne Ainsi l'inflation du péché d'origine, vu par
une humanité encore en enfance est moins Raïssa, nous paraît quelque peu dérisoire. Elle
préoccupante que celle qui se déchaîne en notre s'échine à bien nous en expliquer l'universalité
siècle. Non sans malice, Raïssa observe que et la gravité. Elle ne parvient qu'imparfaitement
14 15
à nous en communiquer toute l'horreur dési- rieure à l'apparition du pécheur. Et toujours
rable. A côté de la faute humaine existent la présence de ce mal au sein de la nature, que
d'autres maux, qui ne dépendent pas du geste nul ne peut imputer à l'homme, parce qu'il se
d'Ève vers un pommier, comme le séisme, la confond avec la structure de l'univers. La venue
tempête, l'épidémie. Enfin comment rédemptrice du Christ perpétue les ambiguïtés
comprendre que cette humanité créée sainte, théologiques. Plus d'une conscience s'y est
innocente, amoureuse de la grâce, et parfai- brisée. Il fallait donc que le fils s'immole pour
tement accordée aux desseins de son auteur, apaiser le courroux du Créateur? ô l'étrange
jouissant de surcroît de tous les délices d'un miséricorde d'un Père! Et il ne serait venu qu'à
jardin de rêve, ait si légèrement transgressé cause des pécheurs? Et les autres? Ne
l'unique défense qu'avait faite Dieu? D'où le méritaient-ils pas eux aussi l'infinie compassion
reptile tient-il sa force de persuasion? Mystère. de Dieu et sa présence à leurs côtés, qui assu-
Et à qui imputer la faute, précisément, à rerait à l'humanité entière qu'il partage sa
l'animal rusé ou à l'homme naïf? Raïssa ici finitude et sa détresse, faute de pouvoir l'en
répond avec vivacité : l'homme, naturellement, arracher encore ?
est coupable. Si elle avait désigné le serpent, Les questions qui se pressent aux dernières
elle aurait essuyé l'inévitable réplique : qui a pages rejailliront quelques années plus tard,
donc fait le serpent? dans les textes écrits pendant la guerre. A la
Comme presque tous les théologiens, elle différence d'un Dietrich Bonhoeffer qui
accuse ici l'homme seul. A quoi cela nous sert- n'impute jamais à Dieu le malheur qui frappe
il? Le serpent ou l'homme, cela revient au l'Europe et qui ne parle jusqu'au seuil de la
même. Dieu a fabriqué un être qui, à la première mort que de l'impuissance de Dieu - l'amour
tentation, succombe. Mais Raïssa ne remonte qui ne peut que partager la douleur dont il ne
pas jusqu'à l'auteur de toutes choses. Elle peut délivrer -, Raïssa maintient le lourd
s'arrête à l'homme, et explique la mort par le héritage d'une tradition vénérée, Dieu gouverne
péché. Aucune inquiétude dans cet écrit du « l'univers par la sagesse 1 » ; elle ne peut alors
moins face aux objections qu'elle suscite, . 1
16 17
que répéter la plainte de Job : « Vous nous avez
abandonnés à nous-mêmes 2 • »
Il reste cependant derrière cette vision d'un
« deus excelsus terribilis » le sursaut d'une
sensibilité féminine dont les questions
prononcées ou muettes nous rejoignent 1
toujours.
LES ÉTATS DE L'HUMANITÉ
France QUÉRÉ
18 19
qui relève d'une autre lumière, et suppose « Yahweh dit à Abram : Va-t'en de ton
du reste une suffisante satisfaction de la pays, de ta famille et de la maison de ton
raison naturelle et la paix de l'esprit. père, dans le pays que je te montrerai. Je
La lecture simple de cette partie de la ferai de toi une grande nation. Je te bénirai
Genèse qui raconte l'Histoire d'Abraham et je rendrai grand ton nom ... et toutes les
ne peut manquer de faire ainsi surgir, parmi familles de la terre seront bénies en toi »
bien d'autres problèmes, une très grande (Gn 12, 1-3).
difficulté. Voici Abram seul devant Dieu, devant
/ _L'élection d'Abraham à un très ha~t cet ordre qui bouleverse sa vie, devant ces
( d_~_S!in est évidente, s~ foi dl;lnS !ltll~~!:>!~~A~ promesses difficiles à croire. L'ordre de
1 DieJLest absolue_Ja générosjté est héroïque. Dieu est direct, ce n'est pas un comman-
/ _Mais comment la haute sainteté d'f\.bri- dement inscrit dans un livre, et il n'y a pas
i ham, dont les__J!reuves abondent . . dans encore <l'Église constituée en corps social
/ l'Écriture, et qui jamais dans l'Église n'a pour le proposer, ou pour en discerner
\ -~été contestée,~c_omment la ~onctu!tefte êet l'esprit. Autour d' Abram règnent les magi-
: _homme exemplaire, tQujourlln__grâce aux ciens de la Chaldée ; on a cru que son père
1 _yeux de Dieu,_Qeut-elle être compatibl~av~ Tharé était prêtre de la lune.
' certains de ses actes que déjà la Loi
' - ··'"--~ L'ordre et les promesses de Dieu attei-
mosaïque va c_ondamneL et avec d'autres gnent donc Abram sans nul intermédiaire.
i/
-que nous sommes obligés de considérer Dans cette solitude spirituelle, prenant
1 aujourd'hui comme contraires à la loi toutes les responsabilités, Abram reçoit
" -
\ divine, et mêlile ·à la ·simple honnêtète l'ordre et croit les promesses. La foi
\ "humaine? d' Abram ne porte, ici, sur aucune vérité
Relisons dans la Genèse l'histoire universelle. Abram obéit comme le serviteur
d'Abraham. qui entend son Maître lui dire : Fais ceci
- et il le fait; va là-bas - et il y va.
20 21
La foi de tous les saints en fait des servi- Simplicité et force extraordinaire de cette
teurs de Dieu prompts et fidèles ; mais inspiration divine par mode d'instinct vital!
lorsque la foi porte sur une vérité univer- Abram obéit à Dieu comme on obéit aux
selle, elle a aussi des appuis en quelque sorte plus profondes impulsions de son être. Sur
universels dans l'intelligence divinement l'ordre de Dieu, il brise ses attaches
éclairée. Ici, il s'agit de reconnaître la vérité terrestres. Il s'en va pour un hasardeux
~--.....---···~-~~~--.«·~-···1·.-·-·--'-"''~-
d' un commandement partlcu 1er et voyage comme un vieux navire que la
RerSOnnel ; il S'agit _çloriè-;-âvànito!Jt~ 'de'n~ tempête a détaché du port. Un navire dont
pas méconnaître la voix que l'on entend.
le souffle puissant d'Yahweh a brisé les
Lorsque, plus tard, le Seigneur ressllscité
amarres. Son inspiration a mis Abram dans
dira seulement, à celle qui le cherche tout
les voies nouvelles où commence l'histoire
éplorée et s'adresse à lui sans le reconnaître
du peuple de Dieu.
- « Marie ! » elle répondra immédia-
tement - « Rabboni ! » l'ayant aussitôt
reconnu à sa voix. Le cœur d' Abram est, Abram a quitté la Chaldée des magiciens,
lui aussi, sensible à la voix de son Dieu. H avec sa femme, Lot son neveu, ses servi-
'obéit immédiatement. Il n'hésite pas à teurs et ses troupeaux.
quitter son pays et fa maison de son père. « Et ils arrivèrent au pays de Chanaan »
Il ne s'étonne pas de l'immensité des (Gn 12, 5). Là, Yahweh confirma ses
promesses. Il agit dans la simplicité de son promesses : « Je donnerai ce pays à ta
cœur. Dans l'humilité et la grandeur d'un postérité » (Gn 12, 7). Et Abram bâtit un
cœur prédestiné, d'un cœur choisi pour être autel en ce lieu où Yahweh lui était apparu,
comme l'exemplaire et le type de la foi à Sichem, « près du chêne de Moré »
héroïque. Il reçoit et garde la parole ~ (Gn 12, 6), précise l'Écriture 2 •
Dieu. Il n'y a pas de distance entre cette
parole et son âme. Lorsque Dieu parle, il 2. *Quelques savants pensent que la traduction exacte
est : « le térébinthe indicateur » ou « le térébinthe du
en exalte la vie. Maître ». Selon toute probabilité, l'arbre était un point
22 23
Mais, « il y eut une famine, et Abram Que penser de ces choses ? La conscience
descendit en Égypte ».
Et voici quelle est alors sa conduite : .,.d'un homme d'aujourd'hui qu'en dit-elle? -=-----
Le courroux'-="-"""-==-.:.=.-::-<=..;:.::;:;;::..:.:;.:_:,______,
de Dieu va-t-il éclater? Abram
Il dit à sa femme : « Je sais que tu es va-t-il se repentir et retrouver la sainteté par
belle ; quand les Égyptiens te verront, ils la pénitence? -·Non, Dieu n'est pas fâché.
diront : c'est sa femme, et ils me tueront Il n'est fâché d'aucune façon contre
et te laisseront vivre. Dis donc que tu es Abram. La conscience d' Abram n'est pas
ma sœur, afin que je sois bien traité à cause troublée. Elle est, elle reste parfaitement
de toi, et qu'on me laisse la vie par égard
limpide, ~omme lorsqu'il a épQ!!~~
pour toi. » sœur Saraï, - inceste qui sera sévèrement
En effet, « les Égyptiens virent que Saraï
prohibé plus tard par la Loi mosaïque.
était très belle ». Les grands de Pharaon
Aussi sereinement il aura des concubines
la vantèrent à Pharaon, « et cette femme
jusqu'à la fin de sa vie, et Dieu ne le lui
fut prise et emmenée dans la maison de
reprochera en aucune façon : « il mourra
Pharaon. Il traita bien Abram à cause
dans une heureuse vieillesse », dit la Genèse
d'elle' ».
(25, 8). Pas plus que Saraï ne sera répri-
de repère, peut-être un arbre à oracle consulté par les
mandée pour lui avoir envoyé Agar, sa
prêtres qui interprétaient les réponses de l'oracle aux Cana- servante : - « Voici que Yahweh m'a
néens païens. rendue stérile, viens, je te prie, vers ma
3. « Et Abram reçut des brebis, des bœufs, des ânes,
des serviteurs et des servantes, des ânesses et des chameaux. servante; peut-être aurai-je d'elle des fils »
Mais Yahweh frappa de grandes plaies Pharaon et sa (On 16, 2)•. Toutes ces choses s'accom-
maison, à cause de Saraï, femme d' Abram. Pharaon app_ela
alors Abram et lui dit : Qu'est-ce que tu m'as fait?
Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle était ta femme? 4. *Là-dessus CALVIN regardera Abram comme
Pourquoi as-tu dit : C'est ma sœur, de sorte que je l'ai coupable du péché d'adultère. (« C'est pourquoi, sachons
prise pour femme? Maintenant, voici ta femme; prends- que cette compagnie a été illicite en cette sorte qu'elle est 1
la et va-t'en! ... Ils le renvoyèrent lui et sa femme, et tout comme le milieu entre la paillardise et le mariage », disait-
1
ce qui lui appartenait » (Gn 12, 16-20). Plus tard Abraham il dans l'un de ses commentaires. Voir Commentaires de 1
en agira de même vis-à-vis du roi de Gérare (Gn 20). Jean Calvin sur l'Ancien Testament, I, Le Livre de la
24 25
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plissent dans une admirable sérénité, et dans leur ont reprochées, et qui cependant sonu r
la conscience de bien faire. proh!bées. comme fautes ~t péchés ~raves Î;;,..
par 1 enseignement du Chnst et de l'Eglise. 1
'
* Ainsi le mensonge, la ruse, la dureté, la
Saint Augustin a dit, parlant du men- cruauté à l'égard des ennemis vaincus, Je
songe de Rébecca : «_Ce n·~~ UJ! men- concubinage, l'inceste, la pojygamie,
songe, c'est un mystère 5 • » Osons dire :
c'est sans ou e un mystère, mais c'est aussi
1
{!...euven~ se rée.lamer de très hauts exemplës.
_ Et le divorce comme la polygamie seront
Gn mensonge. · ermis par Moïse.
La conduite des saints de l'Ancien Nous ne parlons pas des fautes qui étaient
Testament est sans doute un enchaînement considérées comme telles déjà au temps
de mystères, mais elle est aussi remplie d'Abraham, et au temps de Moïse, dont
d'actions que ni leur conscience ni Dieu ne certains saints de l'Ancien Testament se
sont rendus coupables, dont ils se sont
Genèse, Genève, Labor et Fides, 1967, p. 246). Mais
repentis, dont ils ont fait pénitence comme
Abram était ici sans faute - et pas seulement parce que David. Par ces fautes reconnues et expiées
son action était conforme aux mœurs de son époque, ils ont tout simplement pris rang parmi la
comme le montre le code d'Hammurabi (cf. James
B. PRITCHARD, Ancient Near Eastern Texts Relating to multitude des pécheurs que la miséricorde
the Old Testament, Princeton : Princeton University de Dieu a relevés et sanctifiés ...
Press, 1950, pp. 172-173, n°' 144, 146, 147, 170, 171, et
d'autres). Outre cette raison, il y en a de plus profondes, Ce qui nous occupe ici, c'est la coexis-
que nous essayons précisément d'élucider ici, qui tence de la conscience inaltérée des justes
déchargent la conscience d'Abram d'une telle faute
- Abram que DIODORE DE TARSE appelle ho patèr tès avec des . moeurs aujourd'hui prohibees
ekklèsias, « le père de l'Église » (cf. DECONINCK, Essai comme une offense à Dieu.
sur la chaîne de l'octateuque, Paris, 1912, p. 112, 16, Fr.
26, cité par Eri~ PETERSON, Le Mystère des Juifs et des
Nous touchons ici àde grands mystères :
Gentils dans l'Eglise, Paris, Desclée De Brouwer, 1935, au mystère de la conscience, et à celui des
p. 68, n. 9).
J"~Saint AUGUSTIN, Contra mendacium, i, x, 24 (PL,
é,tats su~c~ssifs et typ~guement divers de l {
2[ XL, 535). 1 humanite et de la sainteté.
26 27
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1,
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pas imputées à péché. venu avec ruse, et il a pris ta bénédiction », :,!
C'est Abram qui fait passer Saraï pour lui répondit Isaac (On 27, 33-36).
sa sœur, et il est vrai qu'elle est à la fois Mais il est inutile de multiplier les
sa demi-sœur et sa femme, - mais il la livre exemples. Les lois qui ont formé notre cons~
ainsi à ceux qui la convoitent. Et plus tard cience ne sont encore gravées ni sur la pierre
son fils Isaac usera du même procédé. C'est nldarisles cœ~Le principe de ces lois,
l'histoire des filles de Lot. « L'aînée dit à comme la conscience· moralë elle-même,
la plus jeune : Notre père est vieux, et il existe cependant en tout homme. Cela fait
n'y a pas d'homme dans le pays pour venir partie de la dot de nature : Faire le bien,
vers nous, selon l'usage de tous les pays. éviter le mal; et, lorsqu'on entend Sa voix,
Viens, faisons boire du vin à notre père, obéir à Celui qui parle comme ayant
afin que nous conservions de lui une
postérité 7 » (On 19, 31-32). attaquer 'les fils de Moab : « Ne les attaque pas, ne les
provoque pas au combat, car je ne te donnerai aucune
possession dans leur pays; c'est aux enfants de Lot que
7. Cette postérité, Dieu en prendra soin au point de j'ai donné Ar en possession» (Dt 2, 9). Une même
prescrire à Moïse, qui depuis quarante ans pérégrinait dans attention est manifestée à l'égard des Ammonites
le désert et allait passer par le pays de Moab, de ne pas (Dt 2, 19).
30 31
autorité, parce qu'il est le Maître Tout- sont les fondements premiers de l'éducation
Puissant. C'est comme tel que Dieu s'est de l'humanité par Dieu.
fait connaître aux Patriarches. Plus tard il Tant que l'humanité n'a pas atteint un
le révélera à Moïse : « Je suis apparu à état de liberté et de spiritualité si pure, et 1
'
Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu d'union si étroite avec Dieu que l'amour
Tout-Puissant (El-Schaddaï). Mais sous lui fasse spontanément accomplir cela
mon nom de Yahweh (Celui qui est) je ne même qui serait demandé à l'obéissance
'
me suis pas fait connaître à eux » (Ex 6, et, plus encore, l'obéissance qui contraint
2-3). demeure nécessaire à la rectitude de notre
Et Dieu, en cet âge et parmi les peuples conduite.
où vit Abram, procède pour l'éducation de Et même dans cet état d'amour et de
-·.,~--'--'--'-'"--''-""'"'=-'-=""~~~~
' • , --·· 0
) h,:i:r!!?-an1te par des ordres explicites, parti- liberté qui bannit la crainte et la contrainte ,
c:11l!ers et précis, t!!lm._çnJ~~te_JJJ,QS que par - en l'absence de la claire vision de la
jïmQulsio_n_eJ l'inspiration intérieure. vérité, inaccessible à qui n'a pas traversé
Cependant, à ce peuple que conduiront la mort, - la foi, avec l'obéissance encore ,
Abraham, Isaac et Jacob, l'existence et la (une obéissance devenue facile et légère,
Providence du Dieu unique, créateur du ciel sauf dans les cas d'épreuves ou de missions
et de la terre, a été révélée, elle est proposée exceptionnelles, et qui se confond, à vrai
à sa foi comme une vérité universelle. Et dire, avec l'élan et la clairvoyance de
les deux premiers et grands commande- l'amo~), reste indispensable. à l'éducation
ments qui en découlent sont clairement des saints, qui se poursuit jusqu'à leur
connus et affirmés : adorer le seul vrai dernier jour.
Dieu; lui obéir. Aussi les deux péchés les De l'humanité dans son ensemble toute
plus gravement reprochés et châtiés sont- l'histoire n'a été jusqu'à présent, et ne sera
ils, dans l'état de nature, la désobéissance jamais en ce monde que l'histoire de cette
et l'idolâtrie; parce que la foi et l'obéissance difficile éducation.
32 33
Elles ont commencé ensemble - l'huma-
nité et l'éducation divine - à ces obscures rances ou désobéissances apparentes qui/ ·
frontières qui séparent l'homme de la simple sont saintes.
animalité. C'est le même« jour », d'après ' -- Ma1s--cette lumière de la conscience est
la Genèse, que les animaux de la terre et inégalement répartie. Elle est capable de
l'homme ont été faits. Une âme spirituelle s'accroître jusqu'au plein jour de l'éternité
ra été donnée à une chair périssable et tout mais aussi de diminuer, de s'obscurcir, de
i a commencé. Dieu, la chair et les âmes sont s'éteindre peut-être totalement. Et de même
depuis lors au travail. En accord, en la connaissance des lois morales n'est pas
désaccord. C'est l'union - la plus intime une constellation éblouissante, toujours
de toutes; c'est la lutte - la plus cruelle. présente en tout homme, également lumi-
neuse en toute âme, sans croissance et sans
Tout esprit est en contact vital avec Dieu déclin, notre propre expérience et l'état
par la conscience morale, et celle-ci est actuel de l'humanité le prouvent abon-
présente à tous les âges de l'humanité. Dans damment.
son essence et même dans sa valeur elle est Il ne faudrait pas croire que ce que nous
indépendante de la connaissance explicite appelons l'état de nature de l'humanité soit
de toutes les lois morales particulières qui l'état où les lois morales naturelles aient été
nous obligent, et la moralité de notre obéis- parfaitement connues et observées. To~t
sance elle-même se fonde sur elle. C'est au contraire la connaissance de ces lois
morales natur~lles est une luinière lentement
1_
pourquoi il y a des observances strictéS(iUT
ne sont que pharisaïques', et des igrio-
tant que Juifs; toute comm~nau~é qui -;- av,ec rai_so~ -
tient en honneur la loi de Dieu nsque d_ en 7tr~ v1c~1me.
8. *Ici, comme plus loin, j'emploie le mot « phari- De plus, je n'oublie pas que, ~ans la_ reahte }11stonqu~,
saïque » ou « pharisaïsme » dans le sens d'observance les Pharisiens comptaient parmi eux bien des ames d_e v1_e
purement littérale, avec le désir d'avoir la certitude. de morale et religieuse élevée. Saint Paul se glor~fi_a1t
sa propre justice. Ce n'est pas une tentation des Juifs en _humainement parlant - d'avoir été un phans1en
(Ph 3, 5).
34
35
r
nature ne peuvent être parfaitement comme un jardinier qui met une semence 1,
36 37
' '
de l'existence d'un Maître de toutes choses originel, depuis Noé, depuis Sem, ont déjà
et des devoirs de religion. Il a dû ressembler, une longue histoire, et l'art des hommes a
et l'humanité après lui, à certains primitifs déjà créé bien des civilisations.
d'Afrique qui élèvent à Dieu des autels
merveilleusement dépouillés, réduits à Étrange inégalité dans la manière dont
quelques pierres non taillées et à l'agneau progressent l'art, la connaissance de Dieu
du Sacrifice. Grandeur de ces âges sans .,,'
et la conscience morale.
ornements, - l'invisible présence de Dieu De toute nécessité, c'est Dieu gui
- --.--.
est perçue à plein par les cœurs instinctifs f_9.mJP.e.nc.~_,_)l meut la raison et la volonté f
où n'est pas encore entrée l'objection. à leur premier acte. Et par grâce, sans\
Temps premiers, ou temps primitifs, ce sont attendre que des choses visibles l'homme
les âges de la crainte et du tremblement, arrive à la connaissance de l'invisible, et
à cause de la proximité de la Toute- du créé au Créateur ; et que par la déception
Puissance. Elle n'a pas encore dévoilé le des joies finies il reconnaisse en soi le désir
visage de son amour, et la grande ténèbre de la Joie parfaite, - à celui qui mettra
dont elle s'entoure est sensible jusqu'à la si longtemps à parcourir, à faire ou à refaire
terreur à l'esprit de ces hommes dépouillés. le chemin qui va de l'ignorance à la connais-
Aussi simples que les autels que les sance des causes, - Dieu parle lui-même.
primitifs africains adossent à quelques Dieu se fait connaître comme la Cause
arbres devaient être ceux qu'Abraham première et la source de toute connaissance.
élevait à Dieu en terre de Chanaan, près Partout Dieu s'est choisi des témoins
du chêne de Moré, et près du chêne de qualifiés de sa présence et de sa providence.
Mambré. Mais plus haute et plus sûre que De cet enseignement premier, on trouve les ·
la leur est sa religion. Nous sommes loin, traces dans l'histoire de tous les peuples.
ici, d'une humanité primitive ou dégradée. Mais nulle histoire sainte n'est aussi claire
Les miséricordes de Dieu depuis le péché à cet égard que celle du peuple que Dieu
38 39
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1 il
se prépare selon la chair et selon l'esprit. il tient de Dieu toutes ses lois et la science
Dieu lui parle lui-même, et en tout ce qui de son gouvernement.
lui arrive il dessine la figure des événements La religion est ici de toutes manières à
spirituels à venir. « Tout leur arrivait en la première place. Elle descend d'en haut,
figures », dit saint Paul (1 Co 10, 11). claire et pure dès l'origine bien qu'elle ne
Cet enseignement direct et continu qui soit que progressivement révélée.
crée les Prophètes paraît avoir absorbé les
plus hautes facultés de l'âme juive. Quant à la conscience morale explicite, '
'
elle est partout très lentement et la dernière 1
Ailleurs, en Asie, en Grèce, en Égypte, acquise. Non dans ses principes, - en eux
l'art et la philosophie ont pris d'abord de elle est contemporaine de la raison, - non
grands développements. Dans cette ligne quant au sens du devoir et de l'obligation,
tout est relativement facile, tout prend place mais quant à la connaissance complète des
dans le visible, dans l'humain, tout sert à lois morales naturelles, et de celles qui
l'ornement de ce monde. Mais la connais- relèvent du droit positif divin, comme par
sance des choses divines est restée élémen- exemple la loi de la monogamie, qui
taire, obscure et symbolique, jusqu'à la participe de l'un et de l'autre ordre. Les lois
prédication de l'Évangile. positives divines sont connues par une révé-
La descendance des Patriarches, elle, s'est lation progressive, les lois morales naturelles
détournée des approfondissements de la par une lente acquisition.
science et de l'art, toutes ses facultés La pleine connaissance de toutes les lois
poétiques, qui sont considérables, colla- morales, et par conséquent la conscience
borent elles-mêmes avec l'inspiration divine. morale parfaitement claire dépendent donc
Appliqué à ce qui favorise sa destinée, à la fois du bon plaisir de Dieu et de l'expé-
ce peuple enfonce fortement ses racines rience, de la parfaite maturité de la raison
dans la terre, il est pastoral, il est fécond, et de la sagesse surnaturelle.
40 41
Il est clair que ces choses-là ne se trouvent minée, la perfection de la charité est compa-
pas au début de l'histoire de l'humanité, tible avec l'état d'une conscience qui n'est
et d'une humanité déchue, mais à la fin, pas totalement au clair. Bref, une cons-
là où la grâce divine, formatrice et éduca- cience « théologale » très élevée peut
trice, aura prévalu sur la fragilité de la coexister avec une conscience morale encore
nature et les ténèbres du péché. Et alors, implicite, si ce qu'il y a en elle d'obscurité
la charité toute divine, l'amour et la liberté et d'ignorance n'est pas dû à l'enténè-
de l'esprit rendront enfin inutile la légalité brement du péché.
où subsiste toujours une mesure de ce Une conscience parfaitement droite peut
monde. donc être, à certains égards, « crépuscu-
laire ». Et, comparée à la lumière sans tache
LA SAINTETÉ D'ABRAHAM de la conscience de Marie et à la lumière
absolue de la conscience de Jésus, du
Quoi qu'il en soit des divers âges de commencement jusqu'à la fin des siècles,
l'humanité, et de l'âge moral réellement la conscience de tous les saints pourra être
atteint par tel peuple ou telle personne, à dite crépusculaire.
chaque instant l'innocence de l'homme
consiste à ne pas pécher contre la lumière *
présente en sa conscience. Là où la loi n'est D'après l'histoire d'Abraham et les
pas connue, « là où il n'y a pas de loi il témoignages de l'Écriture, voici quel serait,
n'y a pas non plus de transgression », dit nous semble-t-il, le tableau de la moralité
saint Paul dans l'Épître aux Romains et la connaissance du bien et du mal en l'âge
(4, 15). de l'humanité où vécurent les patriarches :
Et non seulement l'innocence mais la Le sens du péché en général est très
sainteté elle-même, l'héroïque persévérance profond. Dieu a désigné le péché d'ido-
dans la voie qui se trouve pour nous illu- lâtrie, le péché contre nature, le péché de
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nous avons foi dans l'Écriture. Dieu ne · toujours seul avec sa femme stérile. Alors
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cesse de lui parler, de le conduire, de Dieu renouvelle sa promesse : « Ce n'est
' l'encourager. pas lui - cet étranger - qui sera ton
Abram est rentré d'Égypte, et il habite héritier, mais celui qui sortira de tes
la terre de Chanaan ; pour délivrer son entrailles sera ton héritier » (Gn 15, 4).
neveu Lot qui a été emmené en captivité, « Abram eut foi à Yahweh, et Yahweh
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il est allé combattre le roi Chodorlahomor; le lui imputa à justice» (Gn 15, 6).
il revient vainqueur, et il reçoit la béné- Voici donc clairement désignés le point
diction du mystérieux Melchisédec, « roi de d'appui de la grâce sanctifiante et la base
Salem et prêtre du Dieu Très-Haut » de la sainteté. Le juste vit de la foi, dira
(Gn 14, 18). Après cela, ravi en contem- plus tard le prophète Habacuc (2, 4).
plation, il entend Dieu lui dire : Abram n'a pas connu la Loi, il n'est pas
« Ne crains point, Abram, je suis ton encore circoncis. Mais il a cru Dieu qui lui
bouclier, ta récompense sera très grande » parlait. Il n'a pas opposé à la lumière de
(Gn 15, 1). la foi qui naissait en lui par l'action de Dieu
Abram répond : « Seigneur, que me comme une sagesse supérieure, il ne lui a
donnerez-vous? Je m'en vais sans enfants ... pas opposé la connaissance naturelle
Vous ne m'avez pas donné de postérité, et d'impossibilités naturelles. Par cette capa-
un homme attaché à ma maison sera mon cité d'accueillir en soi une vie nouvelle, par
héritier » (Gn 15, 2-3). cette foi héroïque il a été justifié. « Il reçut
C'est la première fois qu' Abram répond ensuite, dit saint Paul, le signe de la circon-
à Dieu, et c'est par une plainte poignante cision comme le sceau de la justice qu'il
qui révèle que le doute s'est glissé dans son avait obtenue par la foi quand il était incir-
cœur. Il y a si longtemps que Dieu lui a concis, afin d'être le père de tous ceux qui
promis une nombreuse postérité, mais ont la foi » (Rm 4, 11). Abram eut foi en
comment ces choses se feront-elles? Il est Yahweh et Yahweh le lui imputa à justice.
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T 1
i' '
C'est ici l'un des plus hauts lieux de fils à un homme de cent ans ? et Sara, une
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!'Écriture. Il est plus haut que le Sinaï. Il femme de quatre-vingt-dix ans, enfantera-
unit l'un à l'autre les deux Testaments. Il t-elle? » Abraham rit, et dit à Dieu : « Oh !
participe déjà de la lumière du Christ. qu'Ismaël vive devant votre face! » (Gn 17,
Abram, apaisé, vécut dans la foi et dans 17-18). Une postérité issue du fils d' Agar,
l'obscurité de la foi. « Lorsqu'il fut arrivé là est sans doute tout ce que vous avez voulu
à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans »,Dieu promettre?
lui parla encore et pour sceller avec lui son Le rire d'Abraham témoigne de la fami-
étonnant pacte d'amitié : liarité de ce dialogue. C'est tout le contraire
« Voici mon alliance avec toi : Ton nom d'un rire d'incrédulité. Abraham ne doute
sera Abraham, car je te fais père d'une pas de la parole de Dieu, mais en riant, t
multitude de nations. Je te ferai croître comme nous faisons avec un ami qui nous
extraordinairement. .. Des rois sortiront de donne une merveilleuse espérance, il veut
toi. J'établis mon alliance entre moi et toi. .. que Dieu l'assure bien de ce qu'il lui
une alliance perpétuelle pour être ton Dieu promet.
et le Dieu de tes descendants ... Vous vous Et Dieu dit : « Oui, Sara, ta femme,
circoncirez dans votre chair et ce sera le t'enfantera un fils : tu le nommeras Isaac ...
signe de l'alliance entre moi et vous ... Tu Quant à Ismaël je t'ai entendu. Je l'ai béni,
ne donneras plus à Saraï ta femme le nom je le rendrai fécond et je le multiplierai
de Saraï, car son nom est Sara » (Gn 17, extrêmement... Mais mon alliance je
1-15), c'est-à-dire princesse, mère d'une race l'établirai avec Isaac, que Sara t'enfantera
royale, mère du peuple élu. l'année prochaine à cette époque» (Gn 17,
« Je la bénirai et je te donnerai d'elle 19-21).
aussi un fils » (Gn 17, 16). D'elle aussi, car Un autre signe de la haute foi d'Abraham
Agar a déjà enfanté Ismaël. et de la singulière prédilection de Dieu pour
Abraham se mit à rire : « Naîtra-t-il un lui, est la visite trinitaire des Anges.
48 49
r
!r
« Yahweh lui apparut aux chênes de
il dit : « Seigneur, si j'ai trouvé grâce à tes
Mambré, comme il était assis à l'entrée de
yeux, ne passe pas, je te prie, loin de ton
la tente pendant la chaleur du jour. Il leva
serviteur ... Alors ils lui dirent : Où est Sara
les yeux et il regarda, et voici que trois
ta femme? Il répondit : Elle est là dans la
hommes se tenaient debout devant lui. .. »
(Gn 18, 1-2). tente. Et il dit : Je reviendrai chez toi à cette
même époque, et voici, Sara ta femme aura
L'écrivain sacré alterne tout le long de
un fils » (Gn 18, 9-10). *Ici, la Trinité
ce récit le singulier de l'unité divine et le
pluriel de la trinité des personnes 11 • Il divine semble s'être fait pressentir, comme,
paraît signifier de la sorte que l'inspiration selon l'interprétation de nombreux Pères,
divine a répandu cette lumière théologale dans le récit de la création de l'homme,
dans le cœur d'Abraham. Nous ne donnons lorsque Dieu dit : « Faisons l'homme à
certes pas cette interprétation comme la notre image et à notre ressemblance »
seule possible ; mais elle nous paraît en (Gn 1, 26); et comme, sans aucun doute,
harmonie avec les grâces exceptionnelles le Dieu Unique et Trine se manifeste clai-
dans l'ordre théologal reçues par le Père des rement au Baptême du Christ.*
croyants. Et l'amitié de Dieu se révèle aussitôt en
« Et voici que trois hommes se tenaient traits singuliers ; la visite trinitaire va
devant lui. Dès qu'il les vit, il courut au- prendre fin :
devant d'eux, et s'étant prosterné à terre, « Ces hommes se levèrent pour partir et
se tournèrent du côté de Sodome. Abraham
11. L'alternance du singulier et du pluriel qui se poursuit allait avec eux pour les accompagner. Alors
tout le long de ce récit peut s'entendre du Je de la parole
divine et du nous de la conversation des créatures, et il Yahweh dit : Cacherai-je à Abraham ce que
semble que ce soit le sens littéral, mais qui peut couvrir je vais faire? Il doit devenir une nation
le sens plus profond qu'ont aimé •certains Père_s, saint
Ambroise par exemple. En tout cas, a1:1x matmes du grande et forte, et toutes les nations de la
dimanche de la quinquagésime, l'Eglise chante terre seront bénies en lui. Et je l'ai choisi
d'Abraham : « Trois il vit, Un seul il adora. »
afin qu'il ordonne à ses fils et à sa maison
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51
T
r
LE SACRIFICE D'ISAAC
après lui de garder la voie de Yahweh en
pratiquant l'équité et la justice ... »
C'est alors que Dieu révèle à Abraham, « Yahweh accomplit pour Sara ce qu'il
qu'il va châtier Sodome. « Ils (deux des avait promis. Sara conçut et enfanta à
anges) partirent vers Sodome; et Abraham Abraham un fils dans sa vieillesse.
se tenait encore devant Yahweh. Il Abraham avait cent ans à la naissance
s'approcha et dit : Est-ce que vous feriez d'Isaac» (Gn 21, 1-5). Isaac grandit. Alors
périr aussi le juste avec le coupable? » et « Dieu mit Abraham à l'épreuve ».
la suite de cet admirable dialogue se Voici donc l'événement suprême de la vie
déroule, où brillent la familiarité sainte de d'Abraham. Le signe le plus émouvant, le •
l'amitié et de la foi, et le sentiment profond signe admirable de son élection, et la mani-
de la justice en Abraham et sa charité frater- festation éclatante de sa foi : « Dieu mit
nelle : - « Celui qui juge toute la terre ne Abraham à l'épreuve et lui dit : "Abra-
rendrait-il pas justice » aux innocents qui ham ! " Il répondit : "Me voici". Et Dieu
sont en Sodome? - et le sentiment de la dit : "Prends ton fils, ton unique, celui que
puissance des saints, puisque Abraham tu aimes, Isaac, et va-t'en au pays de Moria,
pensait que dix justes auraient suffi au salut et là offre-le en holocauste sur l'une des
d'un grand nombre de pécheurs. Et Dieu montagnes que je te montrerai" » (Gn 22,
pensait comme Abraham ... Mais il ne s'est 1-2).
pas trouvé dix justes pour sauver Sodome, Aucun ménagement, aucune préparation.
et« Yahweh s'en alla lorsqu'il eut achevé L'ordre destructeur frappe Abraham dans
de parler à Abraham » (Gn 18, 16-33). la plénitude de sa joie. Isaac, la fleur de
sa confiance, doit être sacrifié. Voilà le
commandement incommunicable, voilà le
dialogue unique, le tête-à-tête avec Dieu.
Il n'y a ici aucun recours contre le Mystère,
52 53
aucun secours à espérer. Ici Dieu exige cela Remarquons que la foi d'Abraham n'est
même qui va contre ses habituelles pas . seulement exceptionnelle par sa
exigences, il exige l'impossible sans que grandeur, elle l'est aussi par l'objet qui lui
l'impossible puisse lui être justement refusé. est proposé. Abraham croit, comme tous
Même l'homicide est juste lorsque c'est les croyants, au Dieu unique et tout-
Dieu qui l'ordonne 12 , parce que Dieu est puissant, Créateur et Seigneur de toutes
le maître de la vie et de la mort. Mais Dieu choses. Mais à sa foi ont été aussi donnés
l'a-t-il ordonné dans tel cas particulier? des commandements particuliers, per-
personne ne l'a su que celui à qui Dieu lui- sonnels et incommunicables. Dans les deux
même l'a fait savoir. Abraham a reçu cas la foi d'Abraham est théologale et
l'ordre homicide, et il a obéi. surnaturelle. Dans les deux cas, elle est
Là est la preuve de l'immensité de sa foi : héroïque.
il a reconnu l'exceptionnelle volonté divine Parce qu'il a été choisi pour être le père
non dans une évidence exceptionnelle, mais
de tous les croyants il convenait sans doute
dans l'obscurité inhérente à la foi. Et il n'a
qu'Abraham exerçât la foi théologale sous
pas reculé devant l'atrocité du sacrifice, qui
toutes ses formes. La foi d'Abraham est
aurait pu porter atteinte à la foi elle-même
ainsi l'exemplaire de la foi divine selon
dans une âme moins haute. Il n'en a pas
qu'elle porte sur des vérités universelles,
obscurci l'insaisissable lumière par l'atta-
comme aussi selon qu'elle reçoit des
chement de tout son cœur au fils de sa vieil-
commandements particuliers et qu'elle
lesse.
s'exerce d'une manière exceptionnelle chez
ceux à qui est proposé un objet de foi excep-
12. Et parce que c'est Dieu qui l'ordonne - l'homme tionnel : ainsi à Marie, dans l' Annon-
n'étant plus alors qu'un instrument du Maître de la vie ciation ; à saint Joseph, dans le songe ; ainsi
et de la mort, - l'acte change essentiellement de qualité
morale. Seul le fait matériel subsiste. Cf. Sum. theol., aux Apôtres, appelés, un à un, à croire à
1-11, 94, a. 5, ad 3; et 100, a. 8, ad 3.
la mission du Christ; à Jeanne d'Arc,
54 55
chargée du salut temporel d'un peuple 13 •••
En tous ces cas l'acte de foi est dépourvu
*
La sainteté d'Abraham et l'héroïsme de
de tout secours visible, et s'accomplit dans sa foi ont répondu aux exigences exception-
l'angoisse de la conscience 14 • nelles de Dieu à son égard. Ici, l'exigence
est cruelle, et sa cruauté est bien établie par
13. Après la venue du Christ les révélations privées ne Dieu lui-même qui insiste :
sauraient désormais avoir pour objet premier la vérité des
mystères cachés en Dieu, mais, dit saint THOMAS (Il-II, «Abraham, prends ton fils,
174, 61) la direction des actes humains. Elles ne sont donc ton unique,
pas, d'après les thomistes, du domaine de la foi théologale,
mais un charisme (/ides gratis data) ; cependant cette foi celui que tu aimes,
charismatique et la foi théologale ont en commun le motif Isaac, '
suprême : la véracité de Dieu révélant. (Cf. Salmanti-
censes, tract. XVII de Fide, disp. 1, dub. 4, § 5. Selon et offre-le en holocauste sur la montagne
d'autres théologiens, comme Bellarmin et Suarez, c'est que je te montrerai » (Gn 22, 2).
de l'habitus même de la foi théologale que procéderait
l'acte de foi en question.) Ainsi Jeanne d'Arc savait bien Ceci se passait la nuit, puisqu'il est dit
que ses voix exigeaient d'elle un acte de foi divine; « si ensuite : « Abraham se leva de bon
elle disait que Dieu ne l'avait pas envoyée, elle se
damnerait », déclarait-elle. (Cf. AYROLES, La vraie matin ... » Ce fut la nuit d'agonie
Jeanne d'Arc, t. l, Paris, Gaume, 1890, p. 253.) d'Abraham. La nuit d'une mort d'homme.
14. Sœren KIERKEGAARD l'a montré d'une manière
admirable, à propos du sacrifice d'Isaac, dans Crainte La nuit d'une transfiguration, - voici
et Tremblement. Dans ce livre consacré tout entier à qu'Abraham devient l'image du Père dont
Abraham, Kierkegaard ne considère la foi de celui-ci que
dans l'épreuve du sacrifice d'Isaac. Il ne dit rien de la le Fils est crucifié. La nuit d'une nouvelle
foi qui adhère aux vérités divines universelles : comme naissance peut-être pour toute l'humanité,
si ce dernier cas n'existait pas pour lui ou devait se
confondre avec 1e premier. Voilà ce que l'on peut et de la conquête d'une nouvelle paternité
reprocher à ce livre d'une exceptionnelle beauté.
Il est vrai qu'à l'égard même des vérités divines univer-
sellement proposées, la foi, si ferme que soit son adhésion, de l'angoisse au sens où l'entend Kierkegaard. On
comporte un inapaisement, ef une certaine inquÎsitio, •perçoit dans Crainte et Tremblement• que Kierkegaard
comme le dit saint THOMAS (De Veritate, XIV, 1) qui est lui-même a passé par une très profonde épreuve d'ordre
comme une inquiétude de l'intelligence; mais qui, sauf à la fois psychologique et religieux, et que là est la source
dans les grandes épreuves spirituelles, n'a pas le caractère et la vie de toute sa pensée.
56 57
pour Abraham qui, sacrifiant son Unique, et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait
rattachait à soi la génération de tous les dit » (Gn 22, 3).
croyants. Longue est la route, plus longue est
Ce n'est pas le même Abraham qui s'était l'épreuve. Pendant trois jours la petite
couché la veille et qui « se leva de bon troupe chemine, Abraham dans les ténèbres
matin ». La veille, il était un homme de son secret, Isaac dans la joie de son
heureux et prospère, comblé des plus grands enfance. « Le troisième jour Abraham
dons. Dieu est avec lui en tout ce qu'il fait. levant les yeux aperçut le lieu de loin. » Ici
La bénédiction de Dieu est sur Ismaël et Abraham prophétise sans le savoir : - Dieu
sur Isaac. Mais en cette nuit Abraham a n'a-t-il pas dit de lui à Abimélech : « Rends
connu le maître exigeant, le maître incom- la femme de cet homme, car il est pro-
préhensible, le maître de la vie et de la mort. phète ... » (Gn 20, 7)? Ou bien est-ce la
Il a cru, et dans sa foi il a commencé de vertu théologale de l'espérance qui éclaire
mourir. Il meurt à sa vie heureuse, à sa vie son âme d'une confuse lumière? « Restez
comblée selon la chair. Il meurt à la lumière ici avec l'âne; moi et l'enfant nous voulons
de ses pensées simples, à ses pensées trop aller jusque-là pour adorer, puis nous
naturelles, à la trop simple connaissance reviendrons vers vous» (Gn 22, 5).
qu'il a encore du bien et du mal. Et dans Ils allaient tous deux ensemble, Isaac
ces plus grandes ténèbres sa foi a pris ses portant le bois, Abraham le feu et le
plus grands accroissements. Elle s'est enra- couteau. - « Mon père, où est l'agneau
cinée plus profondément dans son âme. du sacrifice? - Dieu verra à trouver
Abraham ne s'est pas attardé .. « Il s'est - l'agneau pour l'holocauste, mon fils. Au
levé de bon matin et, ayant sellé son. âne, lieu que Dieu avait désigné Abraham éleva
il prit avec lui deux de ses serviteurs, et son l'autel et arrangea le bois; puis il lia Isaac,
fils Isaac; il fendit le bois de l'holocauste son fils, et le mit sur l'autel. Il étendit la
58 59
main et prit le couteau pour égorger son
« Je sais maintenant que tu ne m'as pas
fils ... » (Gn 22, 7-10). refusé ton fils, ton unique, Je l'ai juré par
Abraham, comme plus tard ceux que le moi-même, parce que tu as fait cela et que
Christ devait appeler ses disciples, a entendu tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique,
l'appel absolu, l'appel évangélique : « Si je te bénirai. . Je multiplierai ta postérité
quelqu'un vient à moi et ne hait pas son comme les étoiles du ciel. En ta postérité
père, sa mère, sa femme, ses enfants et sa seront bénies toutes les nations de la terre,
propre vie, il ne peut être mon disciple » parce que tu as obéi à ma voix » (Gn 22,
(Le 14, 26). Car chaque fois que nous 12-18).
donnons à Dieu notre unique, nous Telle est donc la gloire et la sainteté d'un
donnons tout, nous donnons infiniment, et homme qui n'a connu qu'un petit nombre
peu importe que cet unique ne soit qu'un •
d'articles de la foi explicite, et qui a enfreint
pauvre objet créé, périssable, mortel. La vie dans sa conduite plusieurs des observances
de notre âme en ce monde, notre vie en ce morales auxquelles seront tenus les hommes
monde sont notre unique, ou notre bonheur de l'âge mosaïque ou légal et de l'âge
en cette vie est notre unique, ou l'être exclu- chrétien.
sivement aimé est notre unique. Celui qui
donne l'unique, que ce soit son âme, sa vie,
son bien-aimé ou son bonheur - celui-là
donne infiniment. Avec son fils Isaac,
Abraham donne à Dieu l'âme de sa vie et
de sa joie, il consent à la destruction de
toute son espérance.
Alors l'ange de Dieu arrêta le bras
d'Abraham, et un agneau fut égorgé à la
place d'Isaac. Et Yahweh dit à Abraham :
60
61
'
!,
II
DE L'ÉTAT ADAMIQUE
63
,,
1
66 67
suffit de penser que l'inspiration divine,
descendant sans obstacles de la raison supé- désirs, quelles exigences ont fait enfin
rieure aux dernières franges de la sensibilité, entendre en lui leur voix? Dieu a-t-il perçu
pouvait guider à chaque instant l'activité cette voix comme un signe d'accroissement
des facultés naturelles, et pouvait aussi humain lorsqu'il a dit : « Il n'est pas bon
élever à une contemplation très haute, mais que l'homme soit seul; je lui ferai une aide
comme ignorante de soi, - fort différente semblable à lui » (Gn 2, 18)?
de celle qui naît dans un esprit mûri et initié Ici se place une étrange épreuve. (Je suis
à la réflexion, ~ une intelligence noble et toujours la lettre de l'Écriture sans me
intuitive dont l'état notionnel était singu- demander si elle ne condense pas en un bref
lièrement disproportionné à l'égard d'une récit des enseignements d'ordre moral et
telle lumière. spirituel aussi bien qu'historique.) Dieu agit •
Le libre arbitre était intact, naturellement comme s'il voulait se rendre compte si le
comme surnaturellement tourné vers Dieu. temps est vraiment venu de donner à
Et la primitivité de l'état des concepts - sur l'homme une compagnie humaine et une
lequel ne se mesure en aucune façon la puis- « compagne semblable à lui », si le temps
sance ou la grandeur de la liberté - n'em- de la société humaine est arrivé. Et il va
pêchait en rien la plénitude d'advertance
pour ainsi dire faire passer un examen au
morale et de responsabilité des décisions
premier homme, il va éprouver sa raison.
d'un homme en qui la nature de l'espèce
«Et Yahweh-Élohim qui avait formé du
avait sa vigueur toute neuve, et dont
l'aisance, la maîtrise sur ses actes dépassait sol tous les animaux des champs et tous les
tout ce que peut imaginer notre présente oiseaux du Ciel, les fit venir vers l'homme
faiblesse. pour voir comment il les appellerait, et pour
Combien de temps Adam a-t~il vécu en que tout être vivant portât le nom que lui
gardien solitaire du Paradis terrestre? Quels donnerait l'homme. Et l'homme donna des
noms à tous les animaux ... Mais Dieu ne
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69
trouva pas pour l'homme une aide tique? Quels songes Dieu lui envoya-t-il,
semblable à lui » (Gn 2, 19-20). et pour l'instruire, sous le voile des images
L'Écriture donne clairement à entendre sensibles, de quelles vérités essentielles et
ici qu'il y a une différence essentielle entre cachées? De quel mystère allant jusqu'aux
l'homme et tous les autres animaux, et elle racines de l'être, et concernant l'union de
nous fait assister à l'éveil de l'intelligence l'homme et de la femme, et leur amour?
humaine selon l'expérience des choses de Voici Ève qui naît de sa propre substance,
la nature. Ou plutôt elle nous fait assister comme du côté ouvert du Christ sur la croix
à une découverte immense, à l'invention du naîtra un jour une autre Épouse, mère aussi
langage que l'homme a faite sous la de tous les vivants 4 •
pression de ses facultés spirituelles, guidées Dans ce progrès de l'humain que nous
l
sans doute de très près par la Providence essayons de lire mot à mot dans la Genèse ,
et l'inspiration divine; cette inspiration qui remarquons, quoi qu'il en soit de la possi-
est accordée à l'artiste et au poète, cette bilité d'autres interprétations, que la femme
providence qui est d'autant plus visible et a sauté un échelon. Elle n'a pas été prise
plus maternelle qu'elle est plus près des à la terre, elle n'a pas été« formée du sol »
origines d'un être. Ici, nous sommes à comme l'homme. Poussière, par l'intermé-
l'origine de l'humanité. diaire de la chair de l'homme, comme
«Alors Yahweh-Élohim fit tomber un l'homme est poussière à travers la chair
profond sommeil sur l'homme et il prit une animale, elle a été faite d'une chair
de ses côtes, et de la côte qu'il avait prise humaine, elle a été créée à l'intérieur du
de l'homme Yahweh-Élohim forma une
femme, et il l'amena à l'homme ... » (Gn 2, ~· •oe nom~reuses formulations patristiques sur la
21-22). mussance de l'Eglise à partir du cœur du Second Adam
ont été recueillies par S. TROMP dans l'article« De nati-
Ce profond sommeil était-il, comme le vitate Ecclesiae ex Corde J esu in Cru ce », Gregorianum,
suppose saint Thomas, un sommeil exta- XIII, 4 (octobre-décembre 1932), pp. 488-527.
70 71
paradis, tandis que l'homme n'y est entré inspiré qui place ici l'institution du mariage
qu'après sa création. et assigne la raison ontologique de l'amour,
Ainsi, d'après la Bible, l'origine physique - « c'est pourquoi l'homme quittera son
de la femme est plus noble que celle de père et sa mère, et s'attachera à sa femme,
l'homme. La rançon de ce privilège c'est et ils deviendront une seule chair » (Gn 2,
que les exigences de Dieu et des hommes 22-24).
seront plus grandes à son égard, et même,
pourrait-on dire, les égards divins. C'est Cet attachement conscient, fondé sur la
Ève qui a, par sa faute, il est vrai, mais aussi parfaite ressemblance de l'Une à l'Un, ce
par la hardiesse de sa décision, ce qui est grand amour où toutes les profondeurs de
propre à l'adulte, pris l'initiative qui . }'être, l'âme de la chair et des os sont
acceptée par Adam a décidé du sort de engagées, cette union sans ombre de
l'humanité. Et c'est une femme encore qui, servitude, car la servitude a suivi le péché 5
sans nul conseil humain, et par la plénitude - nous mettent en face d'un des plus
de sa foi, a compensé en quelque sorte la grands signes de l'humain; et il nous est
faute d'Ève, et fait remonter vers le Sauveur donné dans la Genèse tout de suite après
et vers Dieu l'humanité qui s'égarait. Pour celui de la raison dont l'homme a fait
la même raison Dieu permettra que toutes preuve en nommant les animaux.
les lois que feront les hommes, à eux seuls La primitivité d'Adam avant le péché est
ou sous son inspiration, exigent toujours celle de la jeunesse et de la force neuve, et
de la femme plus d'abnégation et de pureté, non celle de l'usure et de la vieillesse. Le
plus d'humanité. « primitif » de nos jours a un terrible passé
«Yahweh-Élohim forma une femme et qui l'accable et l'accuse. L'humanité, en
l'amena à l'homme. Et l'homme dit : Celle-
ci, cette fois, est os de mes os et chair de 5. « Mulieri quoque dixit : Multiplicabo aerumnas
tuas ... sub viri potestate eris, et ipse dominabitur tui »
ma chair. C'est pourquoi »,ajoute l'auteur Gn 3, 16.
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- ces jours furent-ils nombreux? - dans
C'est d'une mauvaise et malheureuse
leur vie innocente, nos premiers parents
manière que nous sommes entrés dans la
n'eurent l'expérience que de ce qui est le
connaissance de la morale. L'homme
. 1 bien de l'âme. La science du bien et du mal
déchu, héritier du péché originel, fait le bien
est pour nous le fruit de l'expérience
à la sueur de son front, et connaît le mal
humaine à partir du péché ; expérience où
par expérience. Le fruit défendu n'était sans
l'humanité n'a pas été cependant aban-
doute qu'un fruit comme les autres. Tout
donnée à elle-même, où la miséricorde de
ce qui le distinguait des autres, c'est qu'il '
Dieu l'a soutenue, conduite, illuminée, par
était défendu. Et il est bien vrai qu'il des révélations progressives.
suffisait de le manger pour avoir les yeux L'expérience proprement morale a été
ouverts sur la connaissance de la morale. suspendue à l'épreuve de l'obéissance. Le
Adam et Ève savaient qu'il est mal de puissant désir de savoir ce qui paraît réservé
désobéir à Dieu, sinon comment leur faute à Dieu seul, - ce mystérieux domaine du
aurait-elle été un péché, et d'une si terrible bien et du mal, - a fait rompre les liens
conséquence? Mais ils savaient cela sans de l'union. La connaissance du bien et du
avoir eu l'expérience du mal, et sans être mal, la nôtre, est entrée dans le monde avec
soumis à ce régime de contraintes imposées la mort. Comme un remède à la mort, il
par la Loi à une nature faible et rebelle, est vrai, mais comme un remède très amer.
qu'on peut appeler le régime de la morale. « Le prince du mal surmonta Adam fait du
L'humanité n'a vécu sous le régime de la limon de la terre à l'image de Dieu, paré
morale, et elle n'a appris la morale, elle n'a de pudeur, beau de tempérance, revêtu de
commencé d'acquérir la connaissance charité 8 », et l'homme est entré dans la
explicite des règles particulières de la
morale, la science du bien et du mal, que
du jour où elle a eu l'expérience du mal. 8. *PSEUDO-AUGUSTIN, Contra Judaeos, Paganos et
Arianos, Sermo de Symbolo, II (PL, 42, 1117-1118). Ce
Dans les jours qui ont précédé leur faute,
83
82
voie expérimentale du mal comme du bien.
préceptes moins nombreux, mais de plus en
De sorte que l'arbre de la « connaissance
du bien et du mal »,qui est véritablement, plus précis et rigoureux, parce qu'ils attei-
dans sa signification absolue, le domaine gnent l'intime de l'âme, et tels qu'ils sont
réservé à Dieu seul, est pour nous le nécessaires pour des consciences blessées,
symbole de cette science morale qui est enclines au mal, vont accompagner
acquise à travers l'expérience du péché. Et l'humanité dans toutes ses voies afin qu'elle
cette tache sur son origine fait qu'elle n'est ne se perde pas à jamais.
pas la meilleure connaissance possible du
bien et du mal. Elle apparaît avant tout Dieu, dans la prévision du péché, avait
comme ce système, ou ce code, à la fois annoncé à l'homme qu'il allait par la déso-
médicinal et pénitentiel, à la fois divin et béissance connaître les conditions propres
humain, comme ce système de lois, de à la nature humaine, la peine, la douleur
préceptes et de servitudes qui régissent la et la mort. Catastrophe inimaginable que
conscience de l'humanité déchue. cette chute dans la nature qui désaxe la
Le principal en elle - jusqu'au Christ nature elle-même et la désordonne ! Mais
et à la Loi Nouvelle, - sera la loi qui que Dieu a prévue, et à laquelle il a préparé,
asservit une volonté rebelle, et qui selon l'ordre de la nature et selon celui de
condamne; et, une fois passée au second la grâce, des remèdes et des compensations
rang, la loi demeurera toujours, jusqu'au incomparables.
moindre iota, et même s'aggravera en un Parmi ces compensations et ces remèdes,
sens. Car le Christ a le secret de nous il faut justement compter l'enseignement
affranchir de la loi sans l'abolir. Des progressif des lois morales naturelles et la
révélation des lois proprement divines qui
regardent notre retour vers Dieu. Dans
texte est cité, sous une forme abrégée, par saint THOMAS, l'état d'innocence - s'il avait duré -
Sum. theol., I' , q. 95, a. 3.
l'homme aurait pu apprendre le bien et les
84
85
pharisaïsme• est odieux, et cependant le
lois naturelles et divines qui rattachent la
pharisien est un observateur strict de la Loi.
conscience humaine à sa fin dernière, il
Aussi, soit-il Saul lui-même, il doit pour un
aurait reçu des préceptes sans en être
temps être aveuglé et renversé, afin d'être
condamné, sans en être opprimé, parce que rendu capable de recevoir une meilleure
sous la motion du Saint-Esprit il aurait lumière et une vie nouvelle, et de devenir
couru, le cœur dilaté, « dans la voie de ses l'apôtre Paul, le vase d'élection, le Docteur
commandements» (Ps 118, 32). Mais, par des Nations, celui qui ayant connu à la fois
le péché, du régime de la contemplation et la Loi mosaïque et la loi du Christ les a
des dons du Saint-Esprit l'humanité est unies dans un même amour en disant de
tombée à celui de la morale qui s'adresse l'une et de l'autre à la fois que la loi est
aux initiatives de la raison ; de la raison lente spirituelle (Rm 7, 14). « La Loi Nouvelle
à s'éveiller et à quitter les fantômes, lente cependant, dit saint Thomas d'Aquin, est
à comprendre, liée à une volonté qui garde maxime spiritualis, parce que le Saint-Esprit
difficilement sa rectitude. est donné plus abondamment depuis la mort
De nos premiers parents nous avons reçu du Christ 10 • »
l'héritage du péché et de l'inclination au
mal, mais aussi l'instinct d'une connais- 9. •voir plus haut, p. 34, note 8.
10. 'Cf. saint THOMAS, Sum. theol., l-11, 106, 3. Les
sance du bien meilleure que la nôtre; la mots « La Loi nouvelle est plus spirituelle » montrent que
mémoire, si obscurcie soit-elle, d'un état où pour saint Thomas non moins que pour saint Paul, la
Loi ancienne aussi est spirituelle. Expliquant s. Paul
les rapports entre l'homme et l'univers, et « Nous savons que la Loi est spirituelle » (Rm 7, 14),
Dieu, étaient plus justes et plus réels. Là s. Thomas écrit, dans son Commentaire de l'épître aux
Romains (ch. vu, leç. 3) : « "Nous savons", en effet,
est sans doute l'origine de ce sentiment si nous qui sommes devenus sages dans les choses divines,
"que la Loi'', à savoir l'Ancien Testament, "est spiri-
profond que la Loi doit être surmontée, et tuelle". » Puis il continue en expliquant que le caractère
qu'il faut, à tout prix, retrouver les sources spirituel de la Loi est double. « Elle est spirituelle parce
qu'elle est consonante à l'esprit de l'homme, car le Psal-
pures de l'amour et de la liberté. Le
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Sous le régime de la morale, sous le *Ce n'est pas la Loi toutefois qui donne
régime de la Loi mosaïque, l'homme est la charité, enseigne saint Thomas, mais
laborieusement conduit à l'accomplissement l'Esprit Saint par qui « la charité est
de la volonté divine par des ordres et des diffusée dans nos cœurs » (Rm 5, 5). Le
défenses qui apportent par eux-mêmes non principal de la Loi ancienne était dans les
la grâce mais la révélation du péché et sa prescriptions morales et dans les rites, tandis
condamnation. Pour intégrer en soi toute que la Loi Nouvelle tire sa prééminence de
cette morale, pour l'assimiler à la vie la grâce même du Saint-Esprit donnée inté-
profonde de l'âme, et la conduire aux rieurement aux croyants 12 • La Loi
sources vives de la grâce, il faut beaucoup Nouvelle nous fait entrer sous un régime
d'amour. C'est pourquoi l'âme de la Loi qui n'est pas ce que j'ai appelé ici le régime
elle-même et la marque de son origine de la morale, mais un régime où la morale,
divine, et non pas seulement humaine et non seulement sauvegardée, mais intério-
sociale, est le commandement de l'amour : risée, approfondie et affinée, est suspendue
Tu aimeras ton Dieu ... (Dt 6, 5) 11 • à l'amour rédempteur du Christ.