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Simon Marcel. Remarques sur l'angélolâtrie juive. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 115ᵉ année, N. 1, 1971. pp. 120-134;
doi : https://doi.org/10.3406/crai.1971.12605
https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1971_num_115_1_12605
COMMUNICATION
1. Sur ces différentes interprétations, cf. le recueil de Th. Reinach, Textes d'auteurs
grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895.
2. Apologie, 14, 4.
3. Stromates, 6, 5, 41.
4. Origène, Contre Celse, 1, 26 et 5, 6, traduction M. Borret (Sources Chrétiennes).
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1. / Apol., 6, 1.
2. / Apol., 65, 5 et 14; Dialogue, 93, 2 et 127, 4; sur les interférences entre angélologie
et christologie dans la pensée chrétienne primitive, cf. J. Daniélou, Théologie du Judéo-
Christianisme, Tournai, 1958, p. 169-198.
3. Contre Celse, 5, 4. Pour Origène, les prières ne doivent même pas s'adresser au
Christ-Logos, mais seulement au Père.
4. Contre Celse, 5, 5 ; répudiation chrétienne du culte des anges dans Apocalypse,
XIX, 10 et XXII, 8.
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qu'elles sont plutôt pour les anges que pour Dieu, c'est, me semble-
t-il, suggérer qu'elles sont, dans leur principe, destinées à Dieu, mais
qu'elles ont en quelque sorte dévié, sans qu'il y ait eu de la part
des Juifs intention délibérée, vers d'autres destinataires. Selon le
Kerygma Petrou également c'est pour ainsi dire à leur insu que les
Juifs, croyant honorer Dieu, rendent en fait un culte aux anges.
On pourrait à coup sûr supposer que le Kerygma Petrou et Aristide
ne sont pas dupes et que leur propos est de discréditer le judaïsme en
le présentant sous une forme caricaturale. Mais ils s'exposaient ce
faisant, de la part des intéressés, je le soulignais déjà, à un démenti
aussi formel que celui qu'Origène oppose à Celse. Il faut se demander,
dans ces conditions, si ces assertions relatives à l'angélolâtrie juive,
lorsqu'elles s'appliquent au judaïsme orthodoxe, correspondent bien
à une réalité, ou si elles ne s'expliqueraient pas plutôt d'autre
manière, comme une interprétation tendancieuse de la pratique
cultuelle juive. Le Kerygma Petrou fournit à cet égard une indication
intéressante : le culte juif, destiné à Dieu dans son principe, va en fait
aux anges et aux archanges et, ajoute le texte, « au mois et à la lune ».
Pareille affirmation s'explique par l'importance que les Juifs
attachent à une détermination exacte des temps du calendrier liturgique
en fonction de critères astronomiques. Elle n'offre de sens
satisfaisant que si les anges et les archanges sont identifiés à des puissances
astrales, celles qui règlent le cours des planètes et fixent les divisions
du temps.
La même interprétation du judaïsme apparaît, bien qu'il n'y soit
pas fait mention des anges, dans YÉpître à Diognète, qui reproche aux
Juifs leurs prescriptions alimentaires, leur observance superstitieuse
du sabbat, leurs jeûnes, et aussi leurs néoménies, et qui explicite
comme suit ce dernier grief : « Quant à surveiller le cours des astres
et de la lune pour régler l'observance des mois et des jours... est-ce
faire preuve de piété ? N'est-ce pas bien plutôt de la sottise ? b1.
Le grief rejoint celui que Paul déjà formule dans YÉpître aux Galates
et peut-être s'en inspire-t-il : « Observer des jours, des mois, des
saisons, des années ! Vous me faites craindre de m'être inutilement
fatigué pour vous »2.
Ce texte paulinien lui-même est à rapprocher du passage de
YÉpître aux Colossiens où est caractérisée l'hérésie qui menace la
chrétienté locale. Elle se définit par des pratiques rituelles
d'inspiration juive en matière de nourriture, de boisson, de fêtes annuelles et
de sabbat. Paul voit là le signe d'un asservissement aux éléments du
monde et d'un culte des anges : « Dès lors, que nul ne s'avise de vous
critiquer sur des questions de nourriture et de boisson, ou en matière
1. Épître à Diognète, 4, 5, traduction H. Marrou (Sources Chrétiennes).
2. Galates, IV, 11.
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Celse. Ayant déclaré que les Juifs honorent les anges et s'adonnent à
la magie, il reprend plus loin cette affirmation sous une forme un peu
différente : « Voici un premier trait surprenant chez les Juifs : ils
vénèrent le ciel et les anges qui s'y trouvent, mais les parties du ciel les
plus respectables et les plus puissantes, le soleil, la lune et les autres
astres, étoiles et planètes, ils n'en ont cure, comme s'il était
admissible que le tout soit dieu et que ses parties ne soient pas divines »x.
Le passage est fort intéressant. Celse se différencie très nettement
des auteurs chrétiens dans son explication de l'angélolâtrie juive. Il
la dissocie radicalement d'un culte des astres et la relie en revanche
à ce qu'il pense être un culte du ciel, de la voûte céleste, et aussi des
phénomènes atmosphériques. On songe aussitôt à Juvénal : « Nil
praeter nubes et caeli numen adorant »2. De fait, les nuées sont
explicitement mentionnées par Celse : les Juifs, dit-il, adorent (7rpotfxuvou<n)
les chaleurs, les nuées (véçyj), les tonnerres, les éclairs. Quant au
ciel il apparaît bien comme l'équivalent du caeli numen de Juvénal.
Pour ce qui est des anges, Celse s'en tient au sens premier du terme :
ce sont des messagers.
Ceux des auteurs chrétiens qui se réfèrent au discours d'Etienne
considèrent les anges auxquels s'adresse le culte juif comme des
esprits mauvais, des anges déchus : saint Jérôme le dit de façon très
explicite. Pour ceux dont la pensée est, sur ce point, moins précise, le
culte des anges reste néanmoins contraire à la volonté divine et
représente une infraction au monothéisme. A y regarder de plus près, les
interprétations chrétiennes de l'angélolâtrie juive reflètent le plus
souvent un certain dualisme cosmique : l'emprise que les anges-
sloicheia font peser sur l'univers est consécutive à une révolte contre
Dieu et s'exerce à rencontre du plan divin. La cosmologie de Celse
ne connaît point pareille opposition. S'étonnant que les Chrétiens
refusent de rendre un culte aux démons — qu'il ne distingue pas des
anges — il leur demande : « Est-ce que tout n'est pas régi
conformément à la volonté de Dieu, et toute providence ne relève-t-elle pas
de lui ? Ce qui existe dans l'univers, œuvre de Dieu, des anges,
d'autres démons ou de héros, tout cela n'a-t-il point une loi venant du
Dieu très grand »3. Ainsi les anges sont associés à l'œuvre de création
de l'univers. Leur culte est donc en soi légitime.
1. Contre Celse, 5, 6.
2. Satires, 14, 97.
3. Contre Celse, 7, 68. Philon accepte l'assimilation entre anges et démons ; il signale
simplement que « Moïse nomme anges ceux que les autres philosophes appellent démons »,
De Gigant., 6, et fait une distinction entre les bons anges et les mauvais, ibid., 16-17.
Origène connaît cette assimilation : « bons démons, comme vous dites, ou anges de Dieu,
à notre appellation habituelle », Contre Celse, 4, 24 ; mais il la refuse : « le nom de démons
est toujours appliqué à ces puissances mauvaises qui, dégagées du corps grossier,
séduisent et tiraillent les hommes et les rabaissent loin de Dieu et des réalités célestes
aux choses d'ici-bas », Contre Celse, 5, 5.
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•V
est l'une des plus courantes et des plus caractéristiques du livre des
Paraboles d'Hénoch, cet ouvrage apocalyptique d'une extrême
importance pour la connaissance des spéculations messianiques du monde
essénien vers 40 av. J.-C. ; l'origine juive, préchrétienne, de cet
ouvrage qui nous a été conservé dans la version éthiopienne d'Hénoch
est aujourd'hui à nouveau quelque peu discutée. Les inscriptions
juives sus-mentionnées, l'interprétation adoptée par la Septante dans
les deux passages indiqués invitent à maintenir cette thèse de
l'origine ancienne, juive, préchrétienne ; à quoi on peut encore ajouter
le témoignage de // Mach., m, 24 : 6 tôv 7cveu(xàT(ov xal 7rà<ry)<; ê£ou-
alaç
2° A propos de l'exaltation du rôle et de la nature des anges qui
s'affirme en certains milieux juifs, au point de donner prise, comme
l'a clairement rappelé le bel exposé de M. Marcel Simon, à
l'accusation d'angélolâtrie, il faut se souvenir de l'exceptionnelle importance
que les Esséniens attribuaient aux êtres angéliques et que font
ressortir à la fois les écrits qoumrâniens et nombre d'apocalypses juives.
Ces êtres angéliques, les Esséniens ne craignaient pas de les appeler
élîm « dieux », pluriel du mot él « Dieu » ; cette façon de les désigner
est courante dans les divers manuscrits de la mer Morte. Elle
n'implique assurément aucune déviation quant à la croyance monothéiste
fondamentale ; mais, du fait que les Esséniens se targuaient de
connaître les noms authentiques des anges (le livre d'Hénoch en présente
diverses listes) et qu'ils devaient se servir de ces noms tout-puissants
dans leurs invocations et leurs pratiques d'exorcisme et de guérison,
on conçoit que des observateurs étrangers ou malveillants leur aient
fait grief de leur culte des anges : l'accusation, visant d'abord la
secte essénienne et les sectes dérivées directement de l'essénisme,
aurait été ensuite étendue au monde juif en général, que l'angélologie
essénienne, au reste, avait, semble-t-il, plus ou moins largement
envahi.
3° M. Marcel Simon, dans son importante et savante
communication, parle d'un judaïsme marginal où se serait développée
essentiellement l'angélolâtrie. Il est bon de préciser, à ce propos, que, du
moins jusqu'à la chute du Temple et la ruine de Jérusalem en 70 de
notre ère, l'essénisme était considéré non comme une secte juive
marginale, mais comme l'une des trois sectes essentielles qui
constituaient le monde juif : telle est la façon de voir de Josèphe, qui, rallié
lui-même au parti pharisien, parle avec une extrême faveur des
ascètes esséniens ; bien que combattu par les deux autres sectes,
l'essénisme n'était pas moins « orthodoxe » que le sadducéisme et le
pharisaïsme. C'est seulement quand les malheurs de la nation juive,
en 70, obligèrent celle-ci, pour survivre, à renforcer son unité que la
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SÉANCE DU 5 MARS