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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Remarques sur l'angélolâtrie juive


Monsieur Marcel Simon

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Simon Marcel. Remarques sur l'angélolâtrie juive. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 115ᵉ année, N. 1, 1971. pp. 120-134;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1971.12605

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1971_num_115_1_12605

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120 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

COMMUNICATION

REMARQUES SUR l'aNGÉLOLÂTRIE JUIVE


AU DÉBUT DE L'ÈRE CHRÉTIENNE,
PAR M. MARCEL SIMON, MEMBRE DE L' ACADÉMIE.

Le judaïsme a été communément reconnu par le monde gréco-


romain comme la religion du Dieu unique. Son monothéisme
intransigeant ne pouvait manquer, dans le contexte polythéiste de la
civilisation antique, de frapper et déconcerter les esprits. Il a été souvent
assimilé par une opinion peu éclairée, et simplement parce que le Dieu
juif ne se laissait réduire à aucune des divinités païennes, mais
prétendait au contraire les supplanter toutes, à l'athéisme. Culte sans
images, le judaïsme a été considéré comme un culte sans dieu. Ceux
que cette vue des choses ne satisfaisait pas ont cherché dans d'autres
directions. Culte d'un âne pour certains, le judaïsme se réduit pour
d'autres au culte d'une imprécise puissance céleste1.
Cependant, un certain nombre de textes en offrent une autre
interprétation encore, en le présentant comme un culte rendu aux anges.
Pour l'apologiste Aristide, « les œuvres des Juifs sont plutôt pour les
anges que pour Dieu »2. Selon le Kerygma Petrou, cité par Clément
d'Alexandrie, « les Juifs, qui croient être seuls à connaître Dieu, ne le
comprennent pas ; leur culte va aux anges et aux archanges »3. A ces
textes chrétiens fait écho le témoignage de Celse : « Ils honorent les
anges et s'adonnent à la magie... Ils vénèrent le ciel et les anges qui
s'y trouvent »4. D'autres textes chrétiens, sur lesquels je reviendrai,
vont dans le même sens.
Que peut-on conclure de cet ensemble de témoignages ? Comment
des observateurs du dehors, oubliant ou méconnaissant l'affirmation
monothéiste, ont-ils pu définir le judaïsme comme une angélolâtrie ?
On peut faire d'emblée les constatations et remarques suivantes.
Le judaïsme ou tout au moins certains milieux juifs professaient à
l'époque une angélologie très développée, témoignant d'influences
étrangères, en particulier iraniennes, incontestables. Il s'agit tout
spécialement de deux des grandes sectes qui, jusqu'à la destruction
du Temple en 70 ap. J.-C, constituaient le judaïsme palestinien, les
Pharisiens et les Esséniens. La croyance aux anges est, avec la foi en

1. Sur ces différentes interprétations, cf. le recueil de Th. Reinach, Textes d'auteurs
grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895.
2. Apologie, 14, 4.
3. Stromates, 6, 5, 41.
4. Origène, Contre Celse, 1, 26 et 5, 6, traduction M. Borret (Sources Chrétiennes).
l'angélolâtrie juive 121

la résurrection, un des points fondamentaux sur lesquels s'opposent


la doctrine pharisienne et celle des Sadducéens. Ces derniers rejettent
l'une et l'autre : « Les Sadducéens disent qu'il n'y a point de
résurrection ni d'anges, ni d'esprits, tandis que les Pharisiens affirment
l'une et l'autre a1. De même, Josèphe nous apprend que les Esséniens
s'engageaient par des serments solennels à conserver secrets les livres
de leur secte ainsi que les noms des anges2. On sait par ailleurs que les
anges jouent un rôle assez important dans certains livres canoniques
de la Bible et plus spécialement encore dans certains Apocryphes ou
Pseudépigraphes en particulier Hénoch et les Testaments des Douze
Patriarches3. Philon de son côté leur assigne une place importante
dans l'économie de l'univers. Il les assimile parfois aux logoi et
comme tels leur attribue un rôle dans la création et la conservation
du cosmos, comme aussi dans les relations entre l'homme et Dieu :
« Ils transmettent les ordres du Père aux enfants et les besoins des
enfants au Père ». C'est par eux également que Dieu communique des
songes4. Mais il n'y a apparemment chez Philon pas la moindre
velléité de leur rendre un culte, ou simplement de les invoquer. « Si
certains anges, note-t-il, sont adorés comme des dieux, c'est par une
erreur des hommes »5.
Il est certain cependant que l'angélologie recèle en elle-même une
tentation d'angélolâtrie, voire même, dans certains cas, la suppose.
On doit noter à ce propos que les auteurs précédemment cités n'ont
pas, semble-t-il, fait très clairement la distinction entre la simple
vénération et l'adoration à proprement parler, entre ce que la
théologie catholique appelle le culte de doulie, qui peut légitimement
s'adresser aux saints ou aux anges, et le culte de latrie réservé à Dieu
seul. Le vocabulaire de nos textes est à cet égard très significatif.
L'interdiction biblique de l'idolâtrie, dans le Décalogue, est formulée
par la Septante de la façon suivante : « où 7tpo<7xuv/)a£i,ç airroïç, oû$è
(AT) XaTpeôtfeiç aÙTotç »6. Les mêmes termes, communément
appliqués par les Juifs et les Chrétiens au culte de Dieu, reparaissent à
propos du culte des anges : « XaTpeûovreç àyyéXotç », dit le Kerygma
Petrou ; Celse de son côté dit que les Juifs adorent, TCpocrxuvoum, les
anges et les phénomènes atmosphériques ; il emploie en outre le
verbe <jè$<ù : « ors^siv àyyèKou<; ». Apparemment, ces trois verbes,

1. Actes des Apôtres, 23, 8.


2. Bell. Jud., 2, 8, 7.
3. Sur l'angélologie juive, W. Bousset, Die Religion des Judentums im spathellent-
stischen Zeitalter, 3e éd. revue par H. Gressmann, Tûbingen, 1926, p. 320-331 ; J.-B .Frey.
L'angélologie juive au temps de Jésus-Christ, dans Revue des Sciences Philosophiques et
et Théologiques, 1911, p. 75-110.
4. 13e Somniis, 1, 141 et 190.
5. De Fuga, 212.
6. Exode, XX, 5.
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7tpo(jxuvô>, XotTpeuco et crépto sont, aux yeux de nos auteurs,


interchangeables et s'appliquent indifféremment au culte de Dieu et à
celui des esprits célestes. Il n'y a donc pas, entre ces deux formes de
dévotion, de différence de nature : pratiqué par les Juifs, le culte des
anges représente bien une entorse sérieuse au monothéisme.
Il est intéressant, dans cette perspective, d'enregistrer les
hésitations de la pensée et de la pratique chrétiennes antiques sur la
question. Je ne retiendrai, pour les illustrer, que deux exemples, qui
illustrent des cas extrêmes. Pour Justin Martyr, le culte des anges est
légitime et fait partie intégrante de la dévotion chrétienne. « Nous
croyons, écrit-il, au Dieu très vrai, père de justice... Avec lui nous
vénérons (rye^6[ieQ(x.), nous adorons (Tcpocrxuvoufxev), nous honorons
(ti[a<ovt£ç) en esprit et en vérité le Fils venu d'auprès de lui, qui nous
a donné ces enseignements, et l'armée des autres bons anges, qui
l'escortent et qui lui ressemblent (l^ofjuHouf/ivcov) et l'Esprit
prophétique m1. Je n'ai pas à insister ici sur les difficultés que présente ce
passage du point de vue de l'orthodoxie chrétienne. Elles ne sont pas
résolues si l'on interprète, comme l'ont proposé certains
commentateurs, « le Fils et les autres, qui sont des anges », puisqu'aussi bien
Justin, tributaire en cela d'une tradition judéo-chrétienne archaïque,
désigne à plusieurs reprises le Christ comme ciyytkoi;2, et puisque par
surcroît, dans notre passage, les anges s'intercalent entre le Fils et
l'Esprit, apparemment à égalité avec ces deux personnes de la
Trinité, elles-mêmes subordonnées au Père. Ce qui nous intéresse, c'est
que Justin, sans la moindre réserve, considère comme normal que
les Chrétiens rendent aux anges un culte qui n'est pas par essence
différent de celui qu'ils rendent aux personnes divines.
A l'opposé, Origène, tout en soulignant la place éminente occupée
par les anges dans la création et en leur reconnaissant un caractère
divin (Stà to Oeiouç sîvai), refuse de les vénérer et de les adorer
(«yé^civ xaî, 7rpoc7xuv£tv) à la place de Dieu. Il refuse même de les
invoquer comme intercesseurs et médiateurs. C'est par
l'intermédiaire du seul Logos que les prières des fidèles doivent monter
jusqu'au Père3. Quant aux anges, il suffira, « pour nous les rendre
favorables et les porter à tout faire pour nous, d'imiter dans notre
attitude envers Dieu leurs dispositions personnelles, puisqu'ils imitent
Dieu »4. On voit sur cet exemple, particulièrement net, qu'une angé-

1. / Apol., 6, 1.
2. / Apol., 65, 5 et 14; Dialogue, 93, 2 et 127, 4; sur les interférences entre angélologie
et christologie dans la pensée chrétienne primitive, cf. J. Daniélou, Théologie du Judéo-
Christianisme, Tournai, 1958, p. 169-198.
3. Contre Celse, 5, 4. Pour Origène, les prières ne doivent même pas s'adresser au
Christ-Logos, mais seulement au Père.
4. Contre Celse, 5, 5 ; répudiation chrétienne du culte des anges dans Apocalypse,
XIX, 10 et XXII, 8.
l'angélolâtrie juive 123

lologie même développée n'implique ou n'entraîne pas nécessairement


une angélolâtrie1.
Peut-être les hésitations de la pensée chrétienne en la matière
reflètent-elles des orientations divergentes dans le judaïsme. Ici les
spéculations sur les anges se sont effectivement doublées parfois, sur
le plan de la pratique, d'une dévotion à l'endroit des esprits célestes.
L'existence d'un culte des anges peut en effet être tenue pour assurée
dans certains milieux juifs ou judaïsants. On sait l'importance de
l'apport juif dans la magie syncrétisante de l'époque. Elle est illustrée
en particulier par les papyrus magiques, où les noms des anges, qui
sont en général des noms hébraïques théophores avec terminaison
-el, tiennent une large place2. Le commerce des anges, à
l'occasion d'opérations magiques, se doublait certainement de pratiques
cultuelles : il y a là comme une revanche du polythéisme sur le
monothéisme juif. Les textes littéraires de leur côté fournissent quelques
indications. Les Testaments des Douze Patriarches parlent à plusieurs
reprises d'un ange gardien spécialement préposé à la protection
d'Israël : « Le Dieu de nos pères et l'ange d'Abraham sera avec moi...
Approchez-vous de Dieu et de l'ange qui intercède pour vous. Car
celui-ci est le médiateur entre Dieu et les hommes pour la paix
d'Israël. Il se dressera contre le Royaume de l'ennemi »3. Tout cela
est conforme à l'idée juive des anges gardiens des différents peuples.
Mais Lévi, s'adressant à cet ange tutélaire, lui dit : « Je te prie,
Seigneur, enseigne-moi ton nom, afin que je t'invoque au jour de la
détresse »4.
L'épigraphie fournit peu de chose. On peut négliger une inscription
du théâtre de Milet, qui appelle sur la ville la protection des archanges
et qui est indubitablement chrétienne, et d'époque byzantine5.
Restent alors deux inscriptions de Délos, publiées naguère par Le Bas,
qui les tenait pour chrétiennes, plusieurs fois commentées depuis
lors, en particulier par Deissmann, et dont l'origine juive est
aujourd'hui communément admise. Les anges y sont invoqués, à côté du
« Dieu Très Haut, Seigneur des esprits et de toute chair »6. Le butin
est en définitive assez maigre. Il ne justifie pas l'assertion de Goode-
nough : « There is considérable évidence that Jews prayed not only

1. Sur la position chrétienne en matière d'angélolâtrie, cf. article Engel, IV (Michl)


dans Reallexion fur Antike und Christentum, V, 1962,
2. Cf. M. Simon, Verus Israël, 2e éd., Paris, 1964, p. 394 sq. ; K. Preisendanz, Papyri
graecae magicae, 2 vol., Leipzig, 1928-1931.
3. Test, de Joseph, 6 ; Test, de Dan, 6.
4. Test, de Lévi, 5, 5 ; sur l'angélologie de ces écrits, R. Eppel, Le piétisme juif dans
les Testaments des Douze Patriarches, Paris, 1930, p. 74 sq. ; sur les anges gardiens des
nations, W. Bousset, op. cit., p. 324.
5. A. Deissmann, Licht vom Osten, 3e éd., Tubingen, 1923, p. 375 sq.
6. J. B. Frey, Corpus Inscr. Judaic, 725 ; A. Deissmann, op. cit., p. 351 sq.
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to God, but to the angels a1. On notera d'ailleurs que Goodenough


n'a pas apporté même un début de preuve à l'appui de cette
affirmation. Son corpus des symboles juifs est muet sur la question, sauf
en ce qui concerne quelques amulettes qu'il est difficile de tenir pour
caractéristiques du judaïsme orthodoxe et quelques documents
tardifs, influencés par les spéculations de la Kabbale2.
Il convient donc de faire quelques réserves non pas sans doute sur
la réalité même d'une angélolâtrie juive, mais sur son ampleur et son
extension. Dans l'état présent de notre information elle paraît s'être
développée essentiellement en marge du judaïsme officiel, j'entends
celui qui, du fait de l'unification religieuse consécutive à la ruine du
Temple, se confond désormais avec le pharisaïsme. Si elle a réussi à
s'implanter même dans des milieux théoriquement orthodoxes, ce n'a
pu être que par le biais d'une piété populaire plus ou moins syncréti-
sante et contre le gré des rabbins, qui répudient catégoriquement ces
pratiques aberrantes, comme l'indique en toute netteté ce texte tal-
mudique : « Le Saint, béni soit-il, dit : lorsqu'un homme est dans la
détresse, qu'il n'invoque ni Gabriel, ni Michel. C'est moi qu'il doit
invoquer, et je lui répondrai immédiatement »3. Il prouve tout à la
fois que le culte des anges existait, mais aussi qu'il n'était pas admis
par l'autorité synagogale comme un aspect légitime de la piété juive
orthodoxe4.
On peut se demander dans ces conditions si cette forme de dévotion
plutôt marginale a été assez répandue et assez voyante pour pouvoir
être considérée par des observateurs du dehors comme la
caractéristique essentielle du judaïsme, au point que celui-ci pût être
sommairement défini comme une angélolâtrie. Le culte de la Vierge et des
saints occupe dans la piété catholique populaire et même officielle
une place suffisante pour expliquer, sinon justifier, le grief formulé
parfois à l'endroit des Catholiques d'adorer les saints et non pas Dieu.
Faut-il penser qu'il en allait de même en ce qui concerne le culte des
anges dans le judaïsme du début de notre ère ? Cela ne me paraît pas
certain.
On doit noter à ce propos que le grief apparaît à une date assez
tardive, uniquement chez des auteurs chrétiens ou, comme Celse, en
contact avec le christianisme. On n'en trouve en revanche aucune

1. An Introduction to Philo Judaeus, 2e éd., Oxford, 1962, p. 83 ; l'auteur s'efforce


d'ailleurs de faire la distinction entre la simple invocation des anges et le culte véritable :
celui-ci s'adresse uniquement à Dieu, qui seul doit être adoré (worshipped).
2. Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, II, New York, 1953, p. 145 sq.
3. B. Berachoth, 13 a.
4. Sur l'absence d'un culte des anges dans le judaïsme orthodoxe, cf. l'article, cité
supra, du Reallexikon (Zeugnisse fur Engelkult liegen im offlziellen Judentum jener Zeit
nicht vor) et les remarques de G. F. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian
Era, I, Cambridge (Mass.), 1927, p. 404.
l'angélolâtrie juive 125

trace chez les auteurs païens antérieurs à la fin du ne siècle. On est en


droit par conséquent de supposer qu'il est né dans l'Église. Mais l'on
peut penser aussi que les Chrétiens connaissaient assez le judaïsme
pour ne pas en donner une image déformée et s'exposer à un démenti
catégorique de la part des intéressés.
En face de nos textes deux interprétations sont alors
théoriquement possibles, qui d'ailleurs ne s'excluent pas l'une l'autre. Ou bien
ils se rapportent à des formes hétérodoxes du judaïsme d'après 70, à
des phénomènes syncrétistes ou sectaires, arbitrairement identifiés
par leurs auteurs au judaïsme authentique. Ou bien c'est
effectivement à celui-ci qu'ils se réfèrent. Mais dans ce cas il sera sage peut-
être de n'en pas interpréter les affirmations dans leur sens le plus
apparent. Il est possible qu'ils n'aient pas en réalité la signification
qu'ils paraissent avoir.
Il n'est certes pas exclu — il est même plausible — que ces
jugements soient nés pour une part de la constatation de ce qui se passait
dans des conventicules marginaux, secte sabaziaste par exemple, où
nous savons que les anges tenaient une grande place dans la pensée
théologique et peut-être aussi dans la dévotion de leurs fidèles1. Il
n'est pas prouvé cependant que de tels cercles aient eu une diffusion
et un rayonnement suffisants pour attirer l'attention des gens du
dehors, au point d'être confondus par eux avec la Synagogue
orthodoxe. Or on doit noter qu'aucun de nos textes ne semble ou ne veut
parler d'autre chose que du judaïsme officiel. On peut à la rigueur
admettre que Celse, observateur païen, ait prêté au judaïsme rabbi-
nique des traits qu'il aurait notés dans quelque secte. Il est plus
difficile de penser que des Chrétiens, familiarisés avec l'Ancien
Testament et souvent aussi avec les réalités du judaïsme vivant, aient pu
être victimes de la même erreur d'optique. Aussi bien, Origène,
répondant à Celse, a-t-il beau jeu de lui lancer ce défi : « Où donc a-t-il
trouvé dans les écrits de Moïse que le législateur ait prescrit d'honorer
les anges ? Qu'il le dise, lui qui proclame savoir les doctrines des
Chrétiens et des Juifs »2. C'est dire que pour lui la prétendue angélo-
lâtrie des Juifs n'existe que dans l'imagination de leurs détracteurs,
tout au moins — la réserve est importante — comme démarche
consciente et volontaire.
Restent le témoignage d'Aristide et celui du Kerygma Petrou. Le
premier est d'un remarquable laconisme. On peut cependant noter
qu'il parle des « œuvres » des Juifs et qu'il nuance son affirmation
d'un « plutôt » qui en atténue la portée. Les œuvres, ce sont
vraisemblablement les observances rituelles : je reviendrai sur ce point. Dire
1. Cf. F. Cumont, Les mystères de Sabazios et le judaïsme, dans CRAI, 1906, p. 63 sq.,
et Les religions orientales dans le paganisme romain, 4S éd., Paris, 1929, p. 59 sq.
2. Contre Celse, 1, 26.
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126 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qu'elles sont plutôt pour les anges que pour Dieu, c'est, me semble-
t-il, suggérer qu'elles sont, dans leur principe, destinées à Dieu, mais
qu'elles ont en quelque sorte dévié, sans qu'il y ait eu de la part
des Juifs intention délibérée, vers d'autres destinataires. Selon le
Kerygma Petrou également c'est pour ainsi dire à leur insu que les
Juifs, croyant honorer Dieu, rendent en fait un culte aux anges.
On pourrait à coup sûr supposer que le Kerygma Petrou et Aristide
ne sont pas dupes et que leur propos est de discréditer le judaïsme en
le présentant sous une forme caricaturale. Mais ils s'exposaient ce
faisant, de la part des intéressés, je le soulignais déjà, à un démenti
aussi formel que celui qu'Origène oppose à Celse. Il faut se demander,
dans ces conditions, si ces assertions relatives à l'angélolâtrie juive,
lorsqu'elles s'appliquent au judaïsme orthodoxe, correspondent bien
à une réalité, ou si elles ne s'expliqueraient pas plutôt d'autre
manière, comme une interprétation tendancieuse de la pratique
cultuelle juive. Le Kerygma Petrou fournit à cet égard une indication
intéressante : le culte juif, destiné à Dieu dans son principe, va en fait
aux anges et aux archanges et, ajoute le texte, « au mois et à la lune ».
Pareille affirmation s'explique par l'importance que les Juifs
attachent à une détermination exacte des temps du calendrier liturgique
en fonction de critères astronomiques. Elle n'offre de sens
satisfaisant que si les anges et les archanges sont identifiés à des puissances
astrales, celles qui règlent le cours des planètes et fixent les divisions
du temps.
La même interprétation du judaïsme apparaît, bien qu'il n'y soit
pas fait mention des anges, dans YÉpître à Diognète, qui reproche aux
Juifs leurs prescriptions alimentaires, leur observance superstitieuse
du sabbat, leurs jeûnes, et aussi leurs néoménies, et qui explicite
comme suit ce dernier grief : « Quant à surveiller le cours des astres
et de la lune pour régler l'observance des mois et des jours... est-ce
faire preuve de piété ? N'est-ce pas bien plutôt de la sottise ? b1.
Le grief rejoint celui que Paul déjà formule dans YÉpître aux Galates
et peut-être s'en inspire-t-il : « Observer des jours, des mois, des
saisons, des années ! Vous me faites craindre de m'être inutilement
fatigué pour vous »2.
Ce texte paulinien lui-même est à rapprocher du passage de
YÉpître aux Colossiens où est caractérisée l'hérésie qui menace la
chrétienté locale. Elle se définit par des pratiques rituelles
d'inspiration juive en matière de nourriture, de boisson, de fêtes annuelles et
de sabbat. Paul voit là le signe d'un asservissement aux éléments du
monde et d'un culte des anges : « Dès lors, que nul ne s'avise de vous
critiquer sur des questions de nourriture et de boisson, ou en matière
1. Épître à Diognète, 4, 5, traduction H. Marrou (Sources Chrétiennes).
2. Galates, IV, 11.
l'angélolâtrie juive 127

de fêtes annuelles, de nouvelles lunes ou de sabbats. Tout cela n'est


que l'ombre des choses à venir, mais la réalité, c'est le corps du Christ.
Que personne n'aille vous en frustrer en se complaisant dans
d'humbles pratiques, dans un culte des anges n1. L'insistance qu'il met dans
d'autres passages de l'Épître à souligner que le Christ est supérieur
aux Puissances qui, avec l'univers tout entier, ont été créées en lui,
par lui et pour lui, et qu'il les a dépouillées en les traînant dans son
cortège triomphal2, incite à admettre que ces Puissances angéliques,
qui sont les stoicheia, étaient effectivement au cœur de la spéculation
et de la dévotion colossiennes.
Il s'agit en fait, à Colosses, d'une hérésie syncrétisante, combinant
des observances juives avec une angélologie et une angélolâtrie dont
les racines sont à la fois juives et païennes, puisque les Puissances
astrales en question représentent, selon toute vraisemblance, une
sorte d'amalgame entre des divinités indigènes et les anges de la
pensée religieuse juive. Nous sommes en présence d'une tradition
locale très tenace. C'est en Phrygie qu'est attesté pour la première
fois, dès le me siècle, le culte chrétien de l'archange Michel, vénéré
comme guérisseur3. Et c'est le concile de Laodicée qui, au siècle
suivant, interdit, en même temps que diverses pratiques judaïsantes —
sabbat, azymes, etc. — l'invocation des anges4. Il est clair cependant
qu'il s'agit, aussi bien dans YÉpître aux Colossiens que pour les
canons conciliaires, non pas du judaïsme orthodoxe, mais d'un
mouvement où se mélangent des éléments chrétiens, juifs et païens.
Peut-être est-ce en dernière analyse à un mouvement de cette
nature que s'applique au départ la caractérisation recueillie par le
Kerygma Petrou et transposée par lui sur le judaïsme authentique. Sa
formulation est en effet curieuse : « Ils rendent un culte aux anges,
aux archanges, au mois (singulier) et à la lune ». Le singulier [rrçvt est
surprenant. Il est bon sans doute, pour l'éclairer, de se souvenir qu'il
existait en pays phrygien et anatolien une vieille divinité indigène
appelée Mèn. C'était un dieu lunaire, « conçu comme régnant à la fois
sur le ciel et sur le monde souterrain. On attribuait à son action
céleste la naissance des plantes, la prospérité du bétail et de la
volaille, et les villageois l'invoquaient comme le protecteur de leurs
fermes et de leurs cantons »5. A l'époque romaine, Mèn fut assez com-
1. Colossiens, II, 16-18; cf. G. H. C. MacGregor, Principalities and Powers: the Cosmie
Background of Paul's Thought, dans New Testament Studies, 1954-1955, p. 17-28, et
G. B. Caird, Principalities and Powers, Oxford, 1956.
2. Colossiens, I, 16 et II, 15.
3. Cf. W. Lueken, Michael, Gôttingen, 1898; E. Lucius, Les origines du culte des
saints dans l'Église chrétienne, Paris, 1908, p. 358 sq.
4. Canons 29, 35-38.
5. F. Cumont, Religions orientales, p. 58 sq. Il ne semble pas qu'il y ait de relation,
entre ce Mèn phrygien et le dieu Mèni mentionné en Isaïe, LXV, 11 à côté du dieu ara-
méen Gad et dont la Septante interprète le nom par Tychè.
Î28 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

munément assimilé à Attis, à qui diverses inscriptions confèrent


l'épithète de Menotyrannus, qu'il faut sans doute interpréter comme
signifiant seigneur des mois ou des lunaisons1. Il ne me paraît pas
impossible que dans les milieux syncrétistes visés par YÉpître aux
Colossiens et par les canons de Laodicée un rapprochement se soit
opéré, à la faveur de l'importance attribuée par les Juifs aux phases
de la lune, entre le culte de Mèn et des pratiques d'origine juive et
que Mèn soit devenu comme la personnification de la néoménie. Le
singulier (xyjvt dans le texte du Kerygma Petrou pourrait se
comprendre ainsi et le aeXyjvy] qui le suit, (xrjvl xal Gekr\vf), en serait comme
un doublet explicatif.
L'existence d'une angelolâtrie effective paraît donc bien assurée
dans le cas de la Phrygie. Reste à voir comment l'accusation d'adorer
les anges a pu, par une simplification et une transposition
audacieuses, s'appliquer au judaïsme lui-même. La réponse est à chercher
dans les écrits du Nouveau Testament. Pour Paul, se plier aux
prescriptions rituelles de l'ancienne Loi c'est obéir non pas au seul vrai
Dieu, mais aux Puissances angéliques et astrales, puisqu'aussi bien
la Loi a été promulguée « par le ministère des anges »2, que l'Apôtre
n'est pas éloigné de leur en attribuer l'initiative et que pour lui « être
sous la Loi » équivaut pratiquement à « être asservi aux éléments du
monde »3. Dans une telle perspective, les Juifs, croyant servir Dieu,
sont en réalité les esclaves des Puissances angéliques. Ils le sont
inconsciemment et, pour reprendre la formulation prudente
d'Aristide, leurs œuvres sont « plutôt » pour les anges que pour Dieu.
Cependant, plus encore que dans les textes pauliniens relatifs aux
Puissances et aux Éléments, qui demandaient à être interprétés,
c'est dans un texte parfaitement explicite, lui, des Actes des Apôtres
que me paraît se trouver la source de cette accusation d'angélolâtrie
adressée aux Juifs. Il s'agit d'un passage du discours d'Etienne, au
chapitre vu. On sait que la position d'Etienne se caractérise par une
hostilité radicale au Temple de Jérusalem, assimilé par lui à une
demeure d'idolâtrie et contraire à la volonté de Dieu. La construction
du Temple par Salomon représente le point d'aboutissement direct
de l'apostasie inaugurée avec l'épisode du veau d'or. Les Israélites,
qui jusqu'à ce moment-là étaient restés fidèles au culte du vrai Dieu,
concrétisé au cours de leur marche à travers le désert par la tente du
témoignage, ont abandonné la voie droite en sacrifiant à une idole,
« œuvre de leurs mains ». Il est significatif que la même expression,
X£ipo7totY)Tov, se retrouve dans le discours d'Etienne pour
caractériser le Temple, ce qui souligne l'analogie entre les deux entreprises

1. CIL, VI, 495, 505 et 508.


2. Galates, III, 19.
3. Galates, IV, 3 sq.
l'angélolâtrie juive 129

et la continuité qui les unit. A la suite de l'épisode du veau d'or, Dieu


se détourne à son tour de ce peuple qui s'est détourné de lui, « et il
les livra au culte de l'armée du ciel n1. L'armée du ciel, ce sont les
cohortes angéliques, mais celles-là seulement qui s'étaient elles aussi
détournées de Dieu ; ce sont les anges déchus, identifiés aux dieux
païens et en particulier, du fait de leur localisation céleste, aux
divinités astrales, comme le souligne la citation d'Amos sur laquelle
Etienne appuie son affirmation. Il ne fait guère de doute que ce
passage des Actes est sous-jacnet aux textes qui accusent les Juifs
d'adorer les anges, et qu'il les éclaire.
C'est à lui effectivement que se réfèrent de façon explicite Origène
et saint Jérôme. Le premier, ayant cité, comme Clément, le Kerygma
Petrou, se demande à qui s'adressait le culte charnel (y) aa>[xaT»«)
XaxpEia) des Juifs. Il est clair, dit-il, que leur intention était d'offrir
leurs sacrifices au Créateur de toutes choses. Mais, ajoute-t-il, il est
bon de voir ce qui est écrit au livre des Actes des Apôtres : suit la
citation du discours d'Etienne. Il est donc évident aux yeux d' Origène
que les Juifs, sans le vouloir ni même le savoir, sacrifient à l'armée du
ciel2. Saint Jérôme est plus explicite encore et identifie formellement
l'armée du ciel aux anges déchus : « Quascumque offerunt victimas,
non Deo offerunt, sed angelis refugis et spiritibus immundis ». Il
précise en outre que par armée du ciel ne sont pas désignés seulement le
soleil, la lune et les astres étincelants, mais aussi la multitude des
anges et leurs cohortes, qui en hébreu sont dites Sabaoth, « id est
virtutum sive exercituum »3.
Il apparaît donc que l'accusation d'angélolâtrie, lorsqu'elle
s'applique non plus à des phénomènes sectaires, mais au judaïsme
orthodoxe, est d'origine livresque. Il n'était même pas nécessaire, pour
qu'elle fût formulée, qu'il existât dans la réalité des faits un culte des
anges. Elle s'explique, autant peut-être que par un transfert sur le
judaïsme synagogal de ce qui se passait dans certaines sectes, à partir
d'une simple lecture de textes néotestamentaires. On peut cependant
admettre que des courants de dévotion populaire syncrétisante,
développés, à partir de conventicules sectaires, dans la Synagogue elle-
même et échappant au contrôle des rabbins, lui ont offert un point
d'appui supplémentaire.
Il me faut revenir un instant sur la position assez particulière de
1. Actes, VII, 42. Sur la position d'Etienne, M.Simon, St. Stephen and the Helléniste
in the Primitive Church, Londres, 1958, en particulier p. 49 sq. et 87 sq. La Bible
mentionne à plusieurs reprises l'armée du ciel, en rapport avec les déviations idolâtriques du
peuple juif : Jérémie, VII, 18 et XIX, 13 ; Sophonie, I, 5 ; Deutéronome, XVII, 3;
// Chroniques, XXXIII, 3-5. L'originalité d'Etienne consiste à retrouver le culte des
armées du ciel non seulement dans ces déviations occasionnelles, mais dans les
institutions officielles du judaïsme.
2. Comm. in Joh., 13, 7 (GCS, 10, 241).
3. Epist, 121, ad Algasiam, 10.
130 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Celse. Ayant déclaré que les Juifs honorent les anges et s'adonnent à
la magie, il reprend plus loin cette affirmation sous une forme un peu
différente : « Voici un premier trait surprenant chez les Juifs : ils
vénèrent le ciel et les anges qui s'y trouvent, mais les parties du ciel les
plus respectables et les plus puissantes, le soleil, la lune et les autres
astres, étoiles et planètes, ils n'en ont cure, comme s'il était
admissible que le tout soit dieu et que ses parties ne soient pas divines »x.
Le passage est fort intéressant. Celse se différencie très nettement
des auteurs chrétiens dans son explication de l'angélolâtrie juive. Il
la dissocie radicalement d'un culte des astres et la relie en revanche
à ce qu'il pense être un culte du ciel, de la voûte céleste, et aussi des
phénomènes atmosphériques. On songe aussitôt à Juvénal : « Nil
praeter nubes et caeli numen adorant »2. De fait, les nuées sont
explicitement mentionnées par Celse : les Juifs, dit-il, adorent (7rpotfxuvou<n)
les chaleurs, les nuées (véçyj), les tonnerres, les éclairs. Quant au
ciel il apparaît bien comme l'équivalent du caeli numen de Juvénal.
Pour ce qui est des anges, Celse s'en tient au sens premier du terme :
ce sont des messagers.
Ceux des auteurs chrétiens qui se réfèrent au discours d'Etienne
considèrent les anges auxquels s'adresse le culte juif comme des
esprits mauvais, des anges déchus : saint Jérôme le dit de façon très
explicite. Pour ceux dont la pensée est, sur ce point, moins précise, le
culte des anges reste néanmoins contraire à la volonté divine et
représente une infraction au monothéisme. A y regarder de plus près, les
interprétations chrétiennes de l'angélolâtrie juive reflètent le plus
souvent un certain dualisme cosmique : l'emprise que les anges-
sloicheia font peser sur l'univers est consécutive à une révolte contre
Dieu et s'exerce à rencontre du plan divin. La cosmologie de Celse
ne connaît point pareille opposition. S'étonnant que les Chrétiens
refusent de rendre un culte aux démons — qu'il ne distingue pas des
anges — il leur demande : « Est-ce que tout n'est pas régi
conformément à la volonté de Dieu, et toute providence ne relève-t-elle pas
de lui ? Ce qui existe dans l'univers, œuvre de Dieu, des anges,
d'autres démons ou de héros, tout cela n'a-t-il point une loi venant du
Dieu très grand »3. Ainsi les anges sont associés à l'œuvre de création
de l'univers. Leur culte est donc en soi légitime.
1. Contre Celse, 5, 6.
2. Satires, 14, 97.
3. Contre Celse, 7, 68. Philon accepte l'assimilation entre anges et démons ; il signale
simplement que « Moïse nomme anges ceux que les autres philosophes appellent démons »,
De Gigant., 6, et fait une distinction entre les bons anges et les mauvais, ibid., 16-17.
Origène connaît cette assimilation : « bons démons, comme vous dites, ou anges de Dieu,
à notre appellation habituelle », Contre Celse, 4, 24 ; mais il la refuse : « le nom de démons
est toujours appliqué à ces puissances mauvaises qui, dégagées du corps grossier,
séduisent et tiraillent les hommes et les rabaissent loin de Dieu et des réalités célestes
aux choses d'ici-bas », Contre Celse, 5, 5.
l'angélolâtrie juive 131

II y a dans la position de Celse une certaine ambiguïté. Car d'une


part il reproche aux Juifs de rendre un culte aux anges, mais d'autre
part il reproche aux Chrétiens de n'en pas faire autant. La
contradiction cependant n'est peut-être qu'apparente. Car le terme d'anges n'a
pas sous sa plume, selon qu'il reproche aux Juifs de les vénérer et aux
Chrétiens de leur refuser leur hommage, la même signification. A la
notion judéo-chrétienne d'un Dieu unique, que les Juifs, « l'esprit
abusé d'illusions grossières »\ ont reçue de Moïse, il oppose celle d'un
grand Dieu, que les Juifs, pas plus que les autres hommes, ne peuvent
connaître, parce qu'il est, par essence, inaccessible, et qui
communique avec l'humanité par l'intermédiaire de messagers, d'anges :
ce sont précisément les astres, définis par Celse comme toùç àç
àXyjÔcoç oùpavtouç àyyéXouç2.
Vénérer ces messagers, c'est, à travers eux, vénérer celui qui les a
envoyés. Ainsi se trouve justifié, par une assimilation tacite des
anges aux dieux des différents panthéons et par une identification
explicite aux puissances astrales, le polythéisme traditionnel. Ce sont
ces anges-là, les seuls vraiment dignes de ce nom, les seuls messagers
véritables, que les Chrétiens — au même titre que les Juifs —
refusent d'adorer, au nom de l'exigence monothéiste et parce que par
surcroît il ne peut s'agir que de mauvais anges, de démons.
Celse, pour qui le terme de démon n'implique aucune nuance
péjorative, s'étonne de ce refus. Mais il peut en même temps railler
l'angélolâtrie juive, parce qu'elle s'adresse non pas aux anges
véritables, qui sont les astres, mais à autre chose : des êtres spirituels qui
résident effectivement dans les cieux — xà àv<o — mais qui y restent
de façon permanente et ne se manifestent pas dans le monde sensible
et dans le domaine humain. Lorsqu'il reproche par ailleurs aux Juifs
de prétendre qu'à eux seuls ont été envoyés des anges, porteurs d'un
message divin3, il ne veut pas dire que d'autres peuples aussi ont
bénéficié de la même faveur, mais, de façon beaucoup plus radicale,
que ce type de communication entre le ciel et la terre n'existe pas.
Il n'y a de révélation divine que dans la nature, à travers l'ordre et
l'harmonie de l'univers, et non pas dans l'histoire.
Ainsi s'explique la façon méprisante dont Celse parle des anges tels
que les conçoivent les Juifs, et qu'il n'est pas éloigné de reléguer au
rang de vaines imaginations : « Ils apparaissent dans je ne sais quelles
ténèbres à ceux qu'aveugle une magie suspecte ou qui voient en rêve
des fantômes indistincts »4. Anges et magie sont pour lui, lorsqu'il
s'agit de judaïsme, indissolublement liés.

1. Contre Celse, 1, 23.


2. Contre Celse, 5, 6.
3. Contre Celse, 5, 41 et 50.
4. Contre Celse, 5, 6.
132 COMPTES RENDUS DE L* ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

Le fait que Celse, à la différence des auteurs chrétiens, ne rattache


pas le culte juif des anges à des considérations astronomiques et au
calendrier des fêtes, et qu'en outre il dissocie, de façon assez
inattendue, astrologie et magie, m'inclinerait à penser que sa position
manque, plus encore que celle des auteurs chrétiens, de point d'appui
concret. Je croirais volontiers qu'il a recueilli, sans voir ni chercher
sur quoi elle reposait, une assertion formulée d'abord par les
Chrétiens, mais qu'il infléchit dans un sens légèrement différent : les Juifs
vénèrent à la fois un Dieu, qu'ils affirment à tort être unique, et qui
n'est même pas le grand Dieu, et aussi des anges, qui ne sont pas les
anges véritables. Il se pourrait en définitive que son affirmation n'ait
pas d'autre support, en ce qui concerne l'angélolâtrie, que les théo-
phanies bibliques interprétées comme des apparitions d'anges par
une certaine tradition juive et que Celse essaie par surcroît de ravaler
au rang d'hallucinations sans réalité objective.
Concluons. Un culte des anges paraît solidement attesté dans des
milieux sectaires, juifs ou judaïsants, en particulier à Colosses dès
l'époque apostolique et plus généralement en Phrygie au cours des
premiers siècles de l'ère chrétienne. Il est sans doute présent aussi
dans des formes populaires de la piété juive normale. Il ne semble pas,
en revanche, avoir jamais acquis droit de cité dans le judaïsme
orthodoxe ou rabbinique. Lorsque certains auteurs anciens définissent ce
dernier comme une angélolâtrie, leur démarche procède moins de la
constatation d'un fait que d'une interprétation des institutions
rituelles juives à partir de textes néotestamentaires, épîtres pauli-
niennes et plus particulièrement discours d'Etienne. Elle implique
un jugement négatif, qui contraste d'ailleurs avec la position
généralement adoptée par l'Église des premiers siècles, sur le culte de
l'ancienne Alliance.

•V

M. André Dupont-Sommer présente les observations suivantes :


1° II souligne l'intérêt des deux inscriptions juives de Délos
signalées par M. Marcel Simon (p. 123) où Dieu est appelé tôv xuptov tôv
7TVEU[xàTCOv xal 7rà<TY)ç dapxôç « le Seigneur des esprits et de toute
chair ». Cette formule rappelle évidemment celles de la Septante dans
Deut., xvi, 22 : 0e6ç tô>v 7rveu[x<xT6ûv xal toxctyjç aa.py.6c, et xxvn, 16 :
Kriptoç 6 Oeôç twv 7cv£U(xàT(ov xai TOxcnqç «rapxoç, formules dans
lesquelles le traducteur grec a modifié légèrement, mais de façon
significative, le texte hébreu ; celui-ci porte exactement « Dieu (dans
xxvn, 16 : Seigneur, Dieu) des esprits de toute chair ». Ces
inscriptions juives de Délos se datent, selon les spécialistes, du second ou du
premier siècle avant notre ère. Or, l'expression « Seigneur des esprits »
l'angélolâtrie juive 133

est l'une des plus courantes et des plus caractéristiques du livre des
Paraboles d'Hénoch, cet ouvrage apocalyptique d'une extrême
importance pour la connaissance des spéculations messianiques du monde
essénien vers 40 av. J.-C. ; l'origine juive, préchrétienne, de cet
ouvrage qui nous a été conservé dans la version éthiopienne d'Hénoch
est aujourd'hui à nouveau quelque peu discutée. Les inscriptions
juives sus-mentionnées, l'interprétation adoptée par la Septante dans
les deux passages indiqués invitent à maintenir cette thèse de
l'origine ancienne, juive, préchrétienne ; à quoi on peut encore ajouter
le témoignage de // Mach., m, 24 : 6 tôv 7cveu(xàT(ov xal 7rà<ry)<; ê£ou-
alaç
2° A propos de l'exaltation du rôle et de la nature des anges qui
s'affirme en certains milieux juifs, au point de donner prise, comme
l'a clairement rappelé le bel exposé de M. Marcel Simon, à
l'accusation d'angélolâtrie, il faut se souvenir de l'exceptionnelle importance
que les Esséniens attribuaient aux êtres angéliques et que font
ressortir à la fois les écrits qoumrâniens et nombre d'apocalypses juives.
Ces êtres angéliques, les Esséniens ne craignaient pas de les appeler
élîm « dieux », pluriel du mot él « Dieu » ; cette façon de les désigner
est courante dans les divers manuscrits de la mer Morte. Elle
n'implique assurément aucune déviation quant à la croyance monothéiste
fondamentale ; mais, du fait que les Esséniens se targuaient de
connaître les noms authentiques des anges (le livre d'Hénoch en présente
diverses listes) et qu'ils devaient se servir de ces noms tout-puissants
dans leurs invocations et leurs pratiques d'exorcisme et de guérison,
on conçoit que des observateurs étrangers ou malveillants leur aient
fait grief de leur culte des anges : l'accusation, visant d'abord la
secte essénienne et les sectes dérivées directement de l'essénisme,
aurait été ensuite étendue au monde juif en général, que l'angélologie
essénienne, au reste, avait, semble-t-il, plus ou moins largement
envahi.
3° M. Marcel Simon, dans son importante et savante
communication, parle d'un judaïsme marginal où se serait développée
essentiellement l'angélolâtrie. Il est bon de préciser, à ce propos, que, du
moins jusqu'à la chute du Temple et la ruine de Jérusalem en 70 de
notre ère, l'essénisme était considéré non comme une secte juive
marginale, mais comme l'une des trois sectes essentielles qui
constituaient le monde juif : telle est la façon de voir de Josèphe, qui, rallié
lui-même au parti pharisien, parle avec une extrême faveur des
ascètes esséniens ; bien que combattu par les deux autres sectes,
l'essénisme n'était pas moins « orthodoxe » que le sadducéisme et le
pharisaïsme. C'est seulement quand les malheurs de la nation juive,
en 70, obligèrent celle-ci, pour survivre, à renforcer son unité que la
134 COMPTES RENDUS DE L' ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

secte pharisienne, déjà antérieurement majoritaire, tendit de plus en


plus à représenter seule le véritable judaïsme et à rejeter en marge les
deux sectes rivales, voire même à excommunier les Esséniens et à
anathématiser leurs livres sacrés.

MM. Henri -Charles Puech, Louis Robert, André Pézard,


Henri Seyric et Claude Schaeffer interviennent également après
cette communication.

SÉANCE DU 5 MARS

PRESIDENCE DE M. JEAN HUBERT, PRESIDENT

Lecture est donnée du décret du 22 janvier 1971, portant


approbation de l'élection d'un académicien libre non résidant, en
remplacement de M. Edouard Salin, décédé.
Le Secrétaire Perpétuel introduit le nouvel élu et le présente
à l'Académie.
Le Président souhaite la bienvenue à M. Paul Ourliac, il
l'invite à prendre place parmi ses confrères et à s'associer à leurs
travaux. Il lui remet au nom de l'Académie sa médaille de membre
de l'Institut.
L'Académie sur la proposition de la commission des Travaux
littéraires décide :
I. De verser sur le budget de VÊtat conformément au décret du
5 juin 1962, les indemnités suivantes allouées aux différents
auxiliaires ou collaborateurs de l'Académie :
pour le Corpus Vasorum Antiquorum, 1.200 F ; pour le Glossaire
latin de Du Cange, sous la direction de M. Charles Samaran, à
Mme Bautier, 1 .080 F ; pour la collection des Documents relatifs
à l'Histoire des Croisades, à M. Gaston Wiet, 900 F ; pour le Corpus
des Inscriptions sémitiques, à M. Bernard Delavault, 900 F, à
Mlle Jacqueline Pirenne, 900 F, à M. Maurice Sznycer, 900 F, soit
2.700 F ; pour les Obituaires, sous la direction de M. Pierre Marot,
à l'auxiliaire non encore désigné qui succédera à Mlle Françoise
Vignier, démissionnaire, 900 F ; pour les Chartes et Diplômes, à
M. Bautier, 900 F, à M. Nortier, 900 F, soit 1.800 F ; pour les
Pouillés, sous la direction de M. Michel François, à M. Jacques de
Font-Réaulx, 900 F ; pour le Journal des Savants, à M. Jean Lon-
gnon, 750 F ; à Mme Loyer-Tessier, vacations pour travaux de
dactylographie et de secrétariat, 6.660 F.
II. De payer sur le budget des Fondations les subventions
suivantes : pour travaux de dactylographie et de secrétariat, à

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