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Correspondance avec

Vasile Lovinescu, René


Guénon, non publié, 1934-
1940
p. 32

Le Caire, 11 juillet 1937

 
     Cher Monsieur,
 
     
 
     Voilà
déjà près de deux semaines que j’ai reçu vos deux lettres des 21 et 22 juin ; je
m’excuse de n’avoir pas pu y répondre plus tôt, du fait de différentes circonstances : un
déménagement, chose assez compliquée à causes de mes livres, puis, peut-être par suite de la
fatigue, une crise
de rhumatismes qui m’a complètement immobilisé pendant plusieurs jours.
 
     J’ai
reçu aussi, au début de cette semaine, la lettre de M. Vâlsan avec les notes
l’accompagnant ; vous serez bien aimable de le lui dire en attendant que je lui réponde
également. Il n’y a que l’atlas dont il m’annonce l’envoi qui n’est pas encore arrivé, mais en
somme cela n’a rien d’étonnant.
 
     Pour les faits dont vous me parlez, j’en ai été très surpris, car, si j’ai toujours envisagé
l’hypothèse d’une mystification possible, je n’aurais jamais supposé qu’elle puisse venir de
ce côté. Je me demande d’ailleurs si l’identification d’Alî Abdul-Haqq lui même à
M. Avramescu n’est pas une solution trop simple ; M. Vâlsan me dit d’ailleurs que malgré
tout il ne
peut pas y croire ; et ce qui me paraît aller plus particulièrement contre cela, c’est
que le nom de X. est ignoré aussi de M. Avramescu Il semblerait donc que c’est X. qui se
sert ou veut se servir de celui-ci ;
et peut-être tout vient-il uniquement de ce X., car il y a
ainsi des gens qui préfèrent se faire passer simplement pour “intermédiaires”, pour faire
croire qu’il y a quelque chose derrière eux… Autrement dit, je croirais assez volontiers
qu’Alî Abdul-Haqq est X. plutôt que M. Avramescu ; mais cela n’empêche pas que je trouve
très singulière la façon dont celui-ci est mêlé à cette affaire, étant donné surtout qu’il n’a
jamais jugé à propos d’y faire la moindre allusion en m’écrivant. D’autre part, si cela a,
comme il le semble, un rapport avec ses projets
de revues, tels qu’il les envisage maintenant,
ce n’est certainement pas très rassurant ; et ce que m’apprend M. Vâlsan au sujet du côté

politique (G. de F., etc.) ne l’est guère davantage à cet égard ; tout cela me fait trouver la
réussite des dits projets beaucoup moins souhaitable qu’avant que je sois au courant de ces
histoires, car, dans de pareilles conditions, on se demande quelles influences pourront bien

s’exercer là-dedans… – L’affaire de cette Suissesse est bien étrange aussi ; cela aurait-il eu
également quelque rapport avec la fondation des revues ? Je me demande d’ailleurs si c’est
seulement à cela que M. Vâlsan veut faire allusion en parlant d’un côté “financier” de

l’affaire Alî Abdul-Haqq, ou bien s’il y a encore autre chose qu’il aurait oublié de préciser,
ce qui ne serait pas étonnant au milieu de tant de choses si confuses…
 
     Ce que vous me dites de la ressemblance du style d’Alî Abdul-Haqq et de celui de
M. Avramescu serait peut-être l’argument le plus frappant en faveur d’une identification,
  car, pour tout le reste (identité de certains jugements, etc.), cela peut aussi s’expliquer par les 
relations de X. avec M. Avramescu, surtout si l’on admet que X. et Alî Abdul-Haqq ne font
qu’un en réalité (il peut très bien alors reproduire en effet dans ses lettres certaines choses
telles que M. Avramescu les lui a dites). –
À ce propos, je remarque aussi maintenant une
chose qui n’avait pas attiré mon attention jusqu’ici : c’est qu’en somme les raisons indiquées

par Alî Abdul-Haqq pour l’adoption des rites orthodoxes ressemblent beaucoup à celles qui
ont déterminé, chez M. Avramescu, sa propre adhésion à l’orthodoxie. – Quant aux
considérations proprement doctrinales, on peut dire qu’au fond quiconque a lu mes livres
pourrait en faire autant ; et il y a à côté de cela bien des incohérences, comme vous le
remarquez aussi ; mais ce qui me paraît peut-être le plus mauvais signe (et je crois vous
l’avoir déjà dit), c’est qu’on ne trouve
dans tout cela aucun indice de rattachement à une
forme traditionnelle déterminée…
 
     Le signe employé par X. me paraît, comme à vous, plutôt fantaisiste et sans grand intérêt ;
je note seulement que la présence des lettres hébraïques ne s’accorde pas avec l’hypothèse
d’une organisation islamique suggérée par le nom d’Abdul-Haqq. – Maintenant, ce qui me
semble encore tout à fait extraordinaire, c’est qu’on ne puisse rien arriver à savoir sur ce X.,

qui pourtant doit bien avoir un domicile quelque part et sous un nom quelconque, réel ou
supposé, et qui doit aussi recevoir de la correspondance ; comment D. n’a-t-il pas tâché de
s’informer d’une façon
ou d’une autre ? Je dis D. parce que c’est lui qui devrait

naturellement avoir le plus de facilités pour cela, étant plus directement en contact avec le
personnage…
 
     Bien
entendu, je vais encore repenser à tout cela, et j’en reparlerai à M. Vâlsan en lui
répondant, ce que je ferai le plus tôt qu’il me sera possible.
 
     Quant à l’avis que vous me demandez dans votre seconde lettre, au sujet des recherches
que vous voudriez faire, il me semble que vous n’avez pas tort de penser que la chose
pourrait présenter un certain danger à différents points de vue, actuellement surtout, et qu’en
tout cas il vaudrait mieux attendre pour cela que toutes ces histoires suspectes se soient un
peu éclaircies (l’affaire de Magl. aussi prend décidément une tournure de plus en plus

inquiétante). Je dois dire d’ailleurs que tout cela paraît indiquer assez nettement qu’il n’y a
plus de représentants authentiques de la tradition dacique, ou bien qu’ils sont complètement
dégénérés, car autrement on ne voit pas comment ces choses seraient possibles. Je vous

prierai d’attendre, pour reparler de cette question, que vous ayez lu l’article sur les “résidus
psychiques” qui va paraître dans le nº de juillet des “ Études Traditionnelles ”, car les choses
dont il s’agit sont précisément parmi celles auxquelles j’ai pensé plus spécialement en
l’écrivant.
 
     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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