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06/09/2022 13:41 Le Monde

ASML, le « miracle néerlandais » des semi-conducteurs

Chez ASML, à Veldhoven, aux Pays-Bas, en


décembre 2020. ASML

Jean-Pierre Stroobants

Le groupe, créé en 1984, est devenu incontournable, et le seul véritable atout


de l’Europe dans la course mondiale aux puces informatiques

REPORTAGE
VELDHOVEN (PAYS-BAS) - envoyé spécial

P
arkings, laboratoires, jardins arborés, cafétérias (six au total, où l’on peut manger une cuisine
du monde entier) : tout semble démesuré à Veldhoven (Pays-Bas), dans cette banlieue
industrielle d’Eindhoven.

C’est là qu’une entreprise néerlandaise encore méconnue du grand public, Advanced


Semiconductor Materials Lithography (ASML), a construit un siège grand comme un aéroport. En 1984,
ASM – une petite société de pionniers associée au géant Philips, qui les regarde avec un peu de
condescendance et les installe dans des baraquements au pied de son QG – compte quelque
300 employés.

Ils sont alors apparemment les seuls à croire à l’avenir de leur projet de machines de lithographie pour la
fabrication de semi-conducteurss et à la possibilité de concurrencer les acteurs américains et japonais du
secteur. Ils vont souvent frôler la faillite, évitée de justesse grâce à des soutiens venus du gouvernement
néerlandais, de Bruxelles. Et de Philips, l’entreprise qui a réellement « fait » Eindhoven, mais qui,
empêtrée dans sa réorganisation, n’a peut-être pas compris que son bébé pouvait devenir un géant.

Moins de quarante ans plus tard, ASML emploie très précisément 35 315 personnes, dont 3 300 ont été
recrutées au cours des six derniers mois, raconte Monique Mols, chargée de la communication. La
société se vante, sur son site Web, d’offrir des « jobs à l’infini », aux Pays-Bas comme dans ses soixante
implantations sur les cinq continents.

Dans les bâtiments ultramodernes de Veldhoven, ingénieurs, cadres, techniciens et chercheurs de


119 nationalités assurent le succès foudroyant d’une entreprise dont les dirigeants s’amusent à dire

https://journal.lemonde.fr/data/2339/reader/reader.html?t=1662473936802#!preferred/0/package/2339/pub/3251/page/16/alb/139848 1/3
06/09/2022 13:41 Le Monde

qu’elle est « la plus importante société de haute technologie dont vous n’avez jamais entendu parler ».
C’est elle qui fournit les plus grands « fondeurs » de semi-conducteurss : le taïwanais TSMC, l’américain
Intel, le sud-coréen Samsung, le chinois SMIC, etc.

Quasi-monopole
A tous ces mastodontes qui auraient pu s’inquiéter de leur possible dépendance aux Néerlandais et à
leur savoir-faire unique au monde, ASML a garanti un soutien sans faille, des prix serrés et une
assistance fondée sur l’un des principes de ses dirigeants : « La proximité avec le client. »« Je reste
admiratif de l’incroyable appétit d’innovation technologique qui se manifeste ici », ajoute Christophe
Fouquet, membre du conseil de direction. Ce Français a travaillé en Californie et en Israël avant de
rejoindre la société il y a quinze ans, après avoir découvert l’une de ses machines dans un centre de
recherche américain.

Si ASML est désormais jugée systémique pour l’économie mondialisée, c’est parce qu’elle a acquis un
quasi-monopole (80 % du marché global, 100 % pour les équipements les plus récents) dans le domaine-
clé des semi-conducteurss. Ses machines high-tech de production de puces par photolithographie, sortes
d’énormes armoires métalliques renfermant un contenu incroyablement complexe, gravent des circuits
intégrés sur des disques de silicium pur à 99,99 %. Avec, pour la dernière génération de machines, une
finesse de 5 nanomètres, soit 5 milliardièmes de mètres, ou la taille d’un cheveu réduit 5 000 fois.

Les données chiffrées donnent le tournis, quand on visite l’Experience Center qu’ASML a installé pour
ses visiteurs. Ils indiquent qu’on peut désormais placer jusqu’à 30 milliards de transistors sur une puce
et, dès lors, accroître de 40 % les performances des microprocesseurs, tout en les rendant moins
énergivores.

Des données ébouriffantes, encore : sur un marché qui produit actuellement un trillion (1 milliard de
milliards) de puces par an et dont la taille pourrait quadrupler, ASML s’appuie, en ce début septembre,
sur une capitalisation boursière de 191 milliards d’euros. Davantage que Volkswagen, Total ou L’Oréal.

Son chiffre d’affaires atteignait 5,4 milliards en 2021, son bénéfice avant impôts s’est accru, en moyenne,
de 19 % par an depuis 2016. Au deuxième trimestre, un nombre record de commandes était enregistré au
siège central de Veldhoven, pour un montant total de 8,5 milliards, soit une augmentation de 200 %.

Il faut de quatre à cinq mois pour assembler une machine, la fabrication préalable du système optique
exigeant, elle, douze mois de travail. Démonté, transporté à bord de quatre avions-cargos climatisés à
21 °C, l’engin de 180 tonnes est ensuite remonté chez le client. Coût à l’unité : de 160 millions à
200 millions d’euros. Les machines du futur se vendront entre 300 millions et 350 millions.

Etonnant, toujours : le secteur recherche et développement d’ASML, qui emploie près de 12 000
personnes, s’est vu octroyer une dizaine de milliards d’euros en l’espace de vingt ans, pour aller toujours
plus loin dans la gravure de puces électroniques de plus en plus fines et porteuses de plus en plus de
données.

Le processus a été beaucoup plus lent que prévu, mais, en bout de ligne, l’utilisation de la lumière de
l’« extrême ultraviolet » (EUV), mise au point avec les Allemands de Carl Zeiss et Trumpf, a fait franchir
une étape décisive au processus de production.

Pilote de ce dutch miracle (« miracle néerlandais »), le directeur général, Peter Wennink, reçoit, chemise
ouverte et manches retroussées, à l’avant-dernier étage de la tour haute de 80 mètres qui surplombe le
site. Cet ancien cadre de Deloitte a succédé à un Français, Eric Meurice, qui a dirigé l’entreprise de 2004 à
2013. « Le dutch miracle ? Ce n’est rien d’autre que le résultat de la persévérance, de la confiance ou du
travail d’individus passionnés par l’innovation et dotés d’un objectif : permettre de produire les puces au
moindre coût en divisant leur prix par deux, tous les deux ou trois ans, tout en doublant leur
performance », affirme le patron.

La recette ASML ? Le développement d’un réseau de 4 000 fournisseurs, dont 400 principaux qui livrent
les composants mécaniques, optiques, lumineux, etc. Contrairement à ses concurrents japonais des
débuts, Nikon et Canon, adeptes d’un modèle intégré, le néerlandais s’est focalisé sur l’étude,
l’assemblage et le design. « C’est ce réseau collaboratif que nous avons constitué qui nous a permis
d’aller plus vite et plus loin », explique M. Wennink.

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Turbulences
Mais jusqu’où aller ? « Nous pensons pouvoir étendre les performances de notre système EUV pour les
quinze ou vingt prochaines années, affirme M. Fouquet, qui dirige ce département. Cette technique a
entraîné une révolution, mais nous pouvons encore travailler sur certains points, dont l’ouverture
numérique de nos systèmes optiques. »

C’est aussi la forte demande du marché qui devrait assurer à ASML la poursuite de sa croissance : même
si l’entreprise ne modifiait pas ses équipements, elle serait assurée de vendre davantage de machines, y
compris ses modèles les plus anciens. Avec la quasi-certitude que la concurrence ne parviendra pas à
rattraper son retard : trop difficile, trop cher.

Aucun souci en vue ? Ce serait évidemment trop beau, et M. Wennink ne nie pas les réalités de ce qu’il
appelle des « temps très turbulents ». Dans cette ère post-Covid-19, les perturbations de la chaîne
logistique entraînent des retards cumulés du côté des fournisseurs, et, pour la première fois, ASML livre
avec retard des clients de plus en plus pressés.

Il y a sans doute un ralentissement de la demande dans le secteur des ordinateurs portables ou de la


téléphonie, mais, dans tous les autres domaines (automobile, robotique, centres de données…), la
demande continue de croître. Ce sont les retards annoncés dans les livraisons qui ont poussé le directeur
général à prédire, en juillet, un chiffre d’affaires annuel en hausse de 10 %, et non de 20 % comme
initialement prévu.

Autres turbulences : celles liées au contexte de rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, un pays qui assure
à ASML 15 % de ses bénéfices. Taïwan, siège de TSMC, leader mondial de la fonderie de semi-conducteurss
et premier client d’ASML, est sous la menace d’une invasion chinoise.

L’administration américaine multiplie, elle, les pressions sur le gouvernement néerlandais pour qu’il
étende la portée d’un moratoire qui interdit déjà les exportations vers Pékin des systèmes de
photolithographie les plus modernes. En juillet, le ministre des affaires étrangères, Wopke Hoekstra,
annonçait que les discussions avec les Américains se poursuivaient et se justifiaient. « Il faut expliquer
aux politiques comment les choses fonctionnent et quelles peuvent être les conséquences de leurs
décisions », réplique M. Wennink. « Moi, heureusement, je suis un homme d’affaires qui entend
satisfaire ses clients, pas un politique », élude-t-il, quand on lui demande s’il a le sentiment d’être écouté.

Le gouvernement de Mark Rutte mesure, en tout cas, les risques d’une décision qui entraînerait à coup
sûr des fortes tensions avec la Chine, laquelle verrait son système économique très perturbé. Et serait
sans doute tentée de développer une industrie nationale potentiellement concurrente, à terme, d’ASML,
même si ses performances sont actuellement limitées : SMIC ne possède, par exemple, qu’une finesse de
gravure de 14 nanomètres actuellement, mais affirme pouvoir atteindre bientôt 7 nanomètres.

L’Europe, elle, fait en tout cas du groupe néerlandais l’élément central de sa stratégie en vue d’assurer au
continent une présence de 20 % sur le marché mondial des semiconducteurs. Avec son projet à
42 milliards d’euros, inséré dans l’objectif d’autonomie stratégique européenne, le commissaire au
marché intérieur, Thierry Breton, mise sur ASML, exemple à suivre pour entraîner le développement
d’un secteur crucial pour l’avenir.

« L’Europe est certainement un très bon endroit pour innover. Le problème, c’est que le soutien doit être
assuré sur le long terme, et que le mandat d’un politique est, en général, de quatre ou cinq ans », nuance
Christophe Fouquet.

PLEIN CADRE

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