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ÉRIC ROHMER IN SITU : LA FABRIQUE DU PAYSAGE URBAIN

MÉMOIRE DE MASTER 2 CINÉMA, DOCUMENTAIRE, MÉDIAS PRÉSENTÉ PAR ANOUK PHÉLINE SOUS LA DIRECTION DE FRÉDÉRIQUE BERTHET

UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT-PARIS 7


Outre l’iconographie attachée au texte, ce mémoire est rythmé par des photogrammes pleine page de La Sonate à Kreutzer (1956) qui montrent Rohmer, acteur principal du film, traversant Paris.

2
UNIVERSITE PARIS DIDEROT-PARIS 7 – UFR LETTRES, ARTS, CINÉMA

MÉMOIRE DE RECHERCHE DE MASTER 2 CINÉMA, DOCUMENTAIRE, MÉDIAS

ÉRIC ROHMER IN SITU : LA FABRIQUE DU PAYSAGE URBAIN

PRÉSENTÉ PAR ANOUK PHÉLINE, SOUS LA DIRECTION DE FRÉDÉRIQUE BERTHET

3
À Marie-Brigitte Percodani Baldassari, mémoire vive de Victor Hugo

À la mémoire de Mady, Jean et Alexandre

6
REMERCIEMENTS

Ce travail n’aurait pas été possible sans les conseils de méthode et les suggestions que Frédérique Berthet, ma directrice de recherche, m’a généreusement
prodigués tout au long de l’année. Ma gratitude va également à Antoine de Baecque qui m’a encouragée à entreprendre cette recherche sur l’œuvre d’Éric
Rohmer. Je tiens aussi à remercier Noël Herpe pour sa confiance.
André Derval, Directeur des collections de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, et l’équipe en charge des archives, m’ont été d’un soutien
irremplaçable dans la conduite de ma recherche sur le fonds « Éric Rohmer ». Je les remercie tout particulièrement de m’avoir autorisée à reproduire à l’appui
de ce mémoire des documents inédit de ce fonds.
Je tiens à vivement remercier pour leur soutien les responsables de l’Atelier Archives et Devenir des Images de l’université Paris Diderot-Paris 7,
Emmanuelle André et Frédérique Berthet, Joël Daire, Directeur du patrimoine et l’équipe de la Cinémathèque française.
Je suis particulièrement redevable à Françoise Zamour, ma tutrice à l’École Normale Supérieure, qui m’a accompagnée avec bienveillance dans mes choix
d’orientation et mes projets successifs au Département d’Histoire et Théorie des Arts.
Je voudrais enfin exprimer toute ma reconnaissance à Cheryl Carlesimo, à Paul Chemetov, et à mon ami Keisuke Mogi, qui prépare sa thèse sur Éric
Rohmer et l’architecture moderne.

7
SOMMAIRE

INTRODUCTION : SUR LES TRACES D’ÉRIC ROHMER p. 11


Éric Rohmer in situ p. 11
Le « petit atelier » du cinéaste p. 14
La télévision, laboratoire d’Éric Rohmer p. 16
La fabrique du paysage : un art du repérage p. 18
Etat des lieux de la recherche p. 20
Corpus et plan p. 23

I. L’HOMME QUI MARCHE : REGARDS SUR LE PAYSAGE PARISIEN p. 27


1. Éric Rohmer, « piéton de Paris » p. 27
2. Le regard du flâneur p. 35
3. Paris 1930 : film marché, film rêvé p. 42

ESSAI VISUEL : « PARIS PALIMPSESTES » p. 50

8
II. LA FABRIQUE DE LA VILLE : LE CINÉASTE ET L’ARCHITECTE p. 72
1. La figure démiurgique de l’architecte p. 72
2. Portraits de villes p. 80
3. Rédemption des démolisseurs ? p. 95

III. APPRENDRE À VOIR LES MÉTAMORPHOSES DU PAYSAGE p. 101


1. Film pédagogique, film d’apprentissage p. 101
2. De la figuration à la transfiguration du paysage : genèse photographique p. 109
3. Une histoire du regard : aux sources du paysage p. 122
4. La vue en mouvement, forme de la sensibilité moderne p. 135

CONCLUSION : EXPÉRIMENTER LE PAYSAGE p. 144

ANNEXES p. 148
I. Filmographie p. 148
II. Documents d’archives consultées p. 152
III. Bibliographie sélective p. 158

9
10
INTRODUCTION
SUR LES TRACES D’ÉRIC ROHMER

« Comprendre un poète, c’est avant tout apprendre à regarder le monde avec lui. »
Éric Rohmer1

Éric Rohmer in situ

Au point de départ de notre réflexion se trouve la conception rohmérienne du cinéma comme « art de l'espace2 ». La pensée de l’auteur,
critique et cinéaste, place l’espace au point focal entre théorie et pratique. Dans sa thèse de doctorat consacrée à L’organisation de l’espace
dans le “Faust” de Murnau, Rohmer définit « l’espace architectural » (le décor) de manière emphatique comme le lieu originaire de la
création cinématographique : « C’est avec cette réalité que le cinéaste se mesure au moment du tournage, qu’il la restitue ou qu’il la
trahisse3. »
C’est le processus des repérages qui constitue selon nous chez Rohmer le moyen d’une telle confrontation avec le réel. Dans ses films,
principalement tournés en décors naturels, l’organisation de l’espace est régie par l’exploration systématique des lieux de tournage et le
règlement minutieux des déplacements des personnages comme des mouvements de caméra. Rohmer s’attache ainsi de manière presque
obsessionnelle à respecter la topographie des lieux, dans leur diversité physique et matérielle, en accord avec une conception éthique du

1
Éric Rohmer, « Fiche pédagogique : Victor Hugo, Les Contemplations. Livres V et VI », Bulletin de la Radio-Télévision scolaire, mai 1969.
2
Éric Rohmer, « Le Cinéma, art de l’espace », Le Goût de la beauté, pp. 33-45.
3
Éric Rohmer, L’organisation de l’espace dans le ”Faust” de Murnau, U.G.E., 1977, p. 11-12.

11
réalisme en art selon laquelle « l’art est soumis au réel, et non pas l’inverse4. » L’économie de moyens qui caractérise sa pratique
cinématographique volontairement amateure5, entraîne une indistinction entre lieux de vie et lieux de tournage : on tourne dans la rue au
milieu des passants, dans l’appartement d’un ami, dans la maison où est aussi logée l’équipe, etc.
La morale cinématographique de la « transparence » et du « montage par continuité » héritée d’André Bazin6, qui fut son maître ès
théorie du cinéma aux Cahiers7, s’est ainsi traduite chez Rohmer par un principe de fidélité de l’espace filmique à l’espace filmé. Fidélité
qu’il revendiquait déjà comme la « vérité » d’un espace non truqué dans Le Signe du Lion, son premier long-métrage réalisé en 19598 :
« Je n’ai jamais triché avec la géographie parisienne, ni avec les heures de la journée, et ma (parfois mes) caméra a toujours été cachée à la vue des
passants. […] Je crois, à certains moments du moins, avoir introduit la rigueur indispensable à l’œuvre d’art dans la liberté du réel pris sur le vif9. »

Les vues de ville filmées par les frères Lumière seraient la référence paradigmatique de ce cinéma en décors naturels qui accorde une
place centrale au paysage urbain. Une partie très importante de la filmographie de Rohmer se compose en effet de films de ville dont
l’ancrage topographique précis est signalé par la présence à l’écran de plaques de rues, de panneaux indicateurs ou de cartes géographiques.
Ces décors ne peuvent être réduits à un simple cadre. Ce sont des lieux parcourus, habités, vécus, contés, que capturent les fictions et
documentaires de Rohmer, à travers le chassé-croisé des points de vue, les perspectives incidentes ou tronquées des personnages, et les
circonvolutions du commentaire. La démarche cinématographique de Rohmer nous invite ainsi à un parcours subjectif dans la ville, à
travers les quartiers historiques, les banlieues ou les villes nouvelles.
Notre hypothèse est que cet « art de l’espace » relève d’une conception moderniste du paysage comme expérience du regard, à la croisée
de l’anthropologie spatiale, de la géographie culturelle et des arts plastiques ou performatifs contemporains. D’après le géographe Augustin
4
Jean Douchet, 30 ans du Losange, brochure éditée par les Films du Losange en 1992.
5
Dans les années 1960, Rohmer tourne beaucoup en 16 mm, faute de moyens mais aussi par goût d’un cinéma amateur exempt des contraintes habituelles de production, qui
laisse libre cours au goût de l’amateur de cinéma, au sens d’amator : celui qui aime.
6
On se réfère notamment à l’article « L’évolution du langage cinématographique », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, Paris, 1990 (1976).
7
Rohmer publie les articles de Bazin à sa mort, en quatre volumes, aux Éditions du Cerf sous le titre « Qu’est-ce que le cinéma ? », entre 1958 et 1962.
8
Il a déjà réalisé un long-métrage resté inachevé, en 1952 : Les petites filles modèles.
9
Éric Rohmer, réponse dactylographiée à un questionnaire de Parvulesco, IMEC, dossier « Le signe du Lion, réception » (RHM 1.13).

12
Berque, le paysage n’existe pas en soi mais n’est pas imaginaire pour autant : il est le fruit d’une construction culturelle, correspond à la
qualité du regard que l’on porte sur l’environnement pour le changer en décor naturel : « Notre regard ne se porte pas seulement sur le
paysage ; dans une certaine mesure, il est le paysage10. » La sensibilité paysagère d’une époque dépendrait ainsi d’un ensemble de
représentations collectives. Dans cette perspective, la nature et le paysage urbain sont tout aussi artificiels en tant qu’ils sont façonnés par le
travail des hommes et artialisés par la culture11. Le paysage se fabrique : « Ce que nous percevons et que nous croyons être naturel est le
produit d’un regard qui n’existe que par l’art.12 », analyse Alain Roger dans son Court traité du paysage.
C’est dans ce cadre théorique que nous poserons la question de la fabrique du paysage urbain dans les films d’Éric Rohmer. À partir de
l’analyse des ses documentaires et des indices retrouvés dans les archives du cinéaste, nous chercherons à mettre en évidence la spécificité
de sa représentation de la ville, nourrie par son goût de la marche et des documents cartographiques, son intérêt pour l’architecture,
l’urbanisme et la topologie des lieux, ou des références picturales, photographiques et littéraires.
Né du désir de retourner sur les lieux du cinéaste au travail, ce projet s’attachera à considérer ses lieux de tournage privilégiés (Paris et
sa banlieue), les lieux où il allait puiser sa documentation, comme la Bibliothèque nationale, ses lieux de vie et de travail, enfin, tels Les
Films du Losange13 qui ont constitué mon premier terrain d’investigation. Mes recherches m’ont conduite à explorer les différents fonds
d’archives dédiés à l’œuvre du cinéaste, depuis les archives iconographiques conservées à la Cinémathèque française jusqu’aux archives de
création déposées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine)14. La conduite de cette enquête m’a donné maintes fois le

10
Augustin Berque, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Editions Hazan, 1995, p. 25.
11
Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, 1997.
12
Pascal Bouvier, « Le paysage, de l’esthétique au politique », in Le paysage et la question du regard, C.E.R.IC. Université de Savoie, Editions Aleph, septembre 2003, p. 63.
13
Mon point de départ consista à me rendre au 22 avenue Pierre 1er de Serbie, adresse actuelle des Films du Losange, la société de production créée par Barbet Schroeder et
Éric Rohmer en 1962. J’avais appris au cours d’un séminaire d’Antoine de Baecque que la société de production conservait encore quelques cartons d’archives et j’espérais
reconstituer à partir de ces archives écrites et de sources orales les procédures de travail du cinéaste, dans leur aspect le plus concret. Malgré le chaleureux accueil qui me fut
réservé par Régine Vial et Barbet Schroeder, j’ai pu rapidement mesurer la difficulté à recueillir des témoignages dans les délais impartis à la rédaction de ce mémoire.
14
« Les archives d'Éric Rohmer ont été déposées à l'IMEC par sa famille, à la demande de l'artiste, cinq mois après sa mort en janvier 2010. De cette vie de 90 ans, il reste
plus de 120 boîtes de documents, près de 20 000 pièces, selon la première évaluation donnée par l'épouse et les deux fils de Rohmer qui ont procédé à la mise en cartons de ce
fonds. », Antoine de Baecque, « Archives. Nouveaux fonds : Eric Rohmer », in La Lettre de l’IMEC n° 12, automne 2010, p. 23.

13
sentiment de marcher sur les traces d’Éric Rohmer, déchiffrant ses carnets de repérages, ses croquis pris sur le vif, ses planches-contact, ses
listes bibliographiques, etc. Rétrospectivement, mes premiers pas dans les bureaux du Losange m’apparaissent comme un parcours
initiatique pour approcher de l’ « atelier du cinéaste15 », cet espace-temps à la fois disparu et préservé de la genèse de l’œuvre.

Le « petit atelier » du cinéaste

En 1994, pour le film d’André S. Labarthe et Jean Douchet, Éric Rohmer, preuves à l’appui, le cinéaste accepte exceptionnellement de
se prêter au jeu de l’interview filmé et retrace la genèse de ses fictions en dévoilant des documents d’archives qu’il a soigneusement
conservés tout au long de sa vie - cahiers de notes, photographies, enregistrements sonores, essais filmés, etc. Ce commentaire de Rohmer
par lui-même permet de prendre la mesure de l’importance de telles preuves matérielles pour comprendre ses procédures de travail. Le
cinéaste nous invite ainsi à remonter en-deçà de l’œuvre achevée pour procéder à une véritable « analyse de création », selon l’expression
d’Alain Bergala16, qui replace le film dans son processus de production : sa « fabrique ».
Depuis le dépôt de l’ensemble de ses archives à l’IMEC, en 2010, la richesse et l’exhaustivité du fonds « Éric Rohmer » a effectivement
ouvert de nouvelles perspectives de recherche sur la généalogie de son cinéma, l’importance de son œuvre pédagogique et la spécificité de
ses méthodes de création. L’éclairant travail d’analyse et de synthèse effectué par Antoine de Baecque et Noël Herpe pour la biographie du
cinéaste17, a notamment permis de découvrir les récits littéraires inédits de Rohmer18 à l’origine de nombre de ses fictions. L’édition
simultanée chez Potemkine d’une intégrale DVD « conçue comme une pléiade19 » a été l’occasion de restaurer les longs-métrages de

15
Le mode de production artisanal de Rohmer nous conduit à emprunter à François Thomas le terme qu’il utilise au sujet d’Alain Resnais dans L’atelier d’Alain Resnais,
Flammarion, 1992.
16
Alain Bergala, Godard au travail : les années 60, Cahiers du Cinéma, 2006.
17
Antoine de Baecque et Noël Herpe, Biographie d'Éric Rohmer, Éditions Stock, 2014.
18
Eric Rohmer, Friponnes de porcelaine, textes réunis par Antoine de Baecque et Noël Herpe, Edition Stock, 2013.
19
Noël Herpe, « L'intégrale d'Eric Rohmer : "Nous avons imaginé ce coffret comme une pléiade" », propos recueillis par Philippe Azoury, Le Nouvel Obs, 11 décembre 2013.

14
l’auteur, d’exhumer des incunables et de réunir de nombreux témoignages de ses collaborateurs, afin de restituer l’homme et l’œuvre dans
toute leur complexité.
La thèse de doctorat20 en préparation de Philippe Fauvel, a enfin été à l’origine de la redécouverte des films pédagogiques de Rohmer.
En 2012, une sélection de treize de ces courts-métrages a été éditée en DVD21 par le Centre national de documentation pédagogique
(CNDP), introduite par un documentaire de Jean-Louis Cros et un entretien inédit avec le cinéaste sur cet aspect méconnu de sa production
cinématographique. Le livret de présentation qui accompagne le coffret, Le Laboratoire d’Éric Rohmer, un cinéaste à la télévision scolaire,
les met en perspective avec le reste de l’œuvre et présente une sélection de fiches pédagogiques rédigées par Rohmer pour accompagner ses
films. Dans cet ouvrage, Philippe Fauvel fait l’hypothèse que ces essais cinématographiques ont constitué pour le cinéaste « un petit atelier
pour le grand œuvre22 » et le lieu privilégié de son apprentissage du travail du cadre et de l’image. Henri Langlois soulignait déjà la
dimension matricielle de ce cinéma pédagogique à l’occasion d’une rétrospective des cinéastes de la Radio-télévision scolaire (RTS),
notamment Rohmer, à la Cinémathèque française, en juin 1969 :
« La télévision scolaire est donc une pépinière où on ne théorise pas sur les films, où le cinéma s’apprend vraiment (selon la vieille méthode de
Griffith et de Méliès), à la main, par la pratique. […] Il est évident qu’un jour, lorsqu’on remontera aux sources de tel ou tel cinéaste, on aboutira à un
film : une commande de la télévision scolaire. »23

Enfin, Rohmer lui-même considérait ses films pédagogiques comme faisant partie intégrante de son œuvre :
« Depuis deux ans, j’ai tourné un certain nombre d’émissions (huit exactement) pour la télévision scolaire. […] Je considère qu’elles font toutes partie
de mon œuvre, au même titre que mes films de fiction. Et je ne pense pas que ce soient des œuvres mineures : elles valent ce que vaut le reste24. »

20
Thèse sous la direction de Fabienne Costa et d’Hervé Joubert-Laurencin, à l’Université Picardie Jules Verne : « Les films de télévision d’Éric Rohmer : des essais de
cinéma ».
21
« Le Laboratoire d’Éric Rohmer, un cinéaste à la Télévision scolaire. », coffret de 4 DVD édité par le SCÉRÉN CNDP-CRDP, 2011.
22
Philippe Fauvel, « L’homme, les images et le cinéma d’Eric Rohmer », in Le Laboratoire d’Eric Rohmer, un cinéaste à la télévision scolaire, SCÉRÉN -CNDP, 2012 p. 22.
23
Programme de la Cinémathèque française de juin-juillet 1969, cité par Philippe Fauvel, op. cit.,p. 33-35.
24
Éric Rohmer, « Le Cinéma didactique », 1966, IMEC, fonds Éric Rohmer, dossier « Télévision, deux textes sur la télévision » (RHM 95.3).

15
La télévision, laboratoire d’Eric Rohmer

Après son éviction des Cahiers du Cinéma, en juin 196325, Éric Rohmer commence à travailler pour la Radio-télévision scolaire (RTS)
comme producteur et réalisateur « externe », rémunéré au projet. Créée en 1962, la RTS est un service de l’Institut national de recherche
pédagogique (INRP), qui produit des programmes audiovisuels à destination des élèves de primaire, de collège et de lycée, diffusés en
classes sur un poste de télévision, à des horaires dédiés. Ces émissions, tournées au format 16 mm, s’accompagnent de fiches qui en
détaillent le contenu comme les « intentions pédagogiques », et adressent aux enseignants des suggestions d’utilisation. D’une durée
moyenne de trente minutes, elles couvrent des domaines aussi variés que les lettres, les sciences, les mathématiques, l’histoire ou la
géographie. Entre 1963 et 1969, Rohmer réalise vingt-huit films pour la RTS qui s’intègrent aux séries pédagogiques définies par le
directeur des programmes de la Radio-télévision scolaire, Georges Gaudu : « En profil dans le texte », « Vers l’unité du monde »,
« Civilisations », « Aller au cinéma », « Expression française ».
Cinéphile convaincu des pouvoirs de l’image, lui-même passé par l’IDHEC, Georges Gaudu fait de la télévision scolaire un lieu ouvert à
l’expérimentation où travaillent des personnalités du cinéma comme Jean Eustache, Jean Douchet, Pierre Lhomme ou Nestor Almendros.
La formation de professeur de Rohmer - il est titulaire d’un CAPES de lettres - alliée à son expérience de cinéaste, lui permet à la fois de
concevoir et de réaliser les émissions qui lui sont confiées, contrairement à la plupart des « réalisateurs » de la RTS, qui n’ont qu’un rôle de
technicien. Il se considère ainsi comme pleinement auteur de ces documentaires :
« Le fait de filmer est tout autant un travail de conception que de réalisation. Une fois, pour un film de télévision où il fallait faire apparaître le mot
réalisation, j’ai fait inscrire : “Conception et réalisation” . Je préfère le mot “mise en scène” à réalisation, mais il a une connotation un peu trop
26
théâtrale. Pour ma part, je dirais volontiers “auteur”, car je me considère comme un auteur . »

25
Le 1er juin 1963, Rohmer est révoqué par Jacques Doniol-Valcroze du poste de rédacteur en chef des Cahiers du cinéma qu’il occupait depuis 1959, suite au putsch mené
Jacques Rivette et l’aile gauche des Cahiers contre sa ligne purement esthétique de « critique des beautés », dont le désengagement est jugé droitier.
26
« La prise de vue est-elle une fonction artistique ? », entretien avec Éric Rohmer par Priska Morrissey, in Noël Herpe (dir.), Rohmer et les Autres, PUR, 2007, p. 185-186.

16
« Faits avec les notes de ses lectures, les dialogues de l’auteur avec lui-même et avec ses livres27 », ces films de commande ont un
caractère très personnel : ils dessinent en creux « un portrait d’Éric Rohmer par lui-même28 ». Le lien entre génie des lieux et inspiration,
architecture et pensée, paysages et poésie qui s’affirme dans ces essais cinématographiques nous livre un aspect original de la pensée de
l’auteur, véritable « discours de la méthode pour promeneurs solitaires29 ». Rohmer esquisse à propos de son cinéma didactique un
programme pratique et théorique qui pourrait constituer une clé de lecture de l’œuvre :
« Apprendre à voir, telle est l’une des tâches les plus urgentes de notre enseignement. Cela veut dire, d’abord, constater de ses propres yeux, ne pas se
fier aux “on-dit“, retourner aux faits, aux sources. […]. Ce qui importe est que le document apparaisse non seulement comme l’illustration d’un
discours, mais tel le matériau sur lequel s’est élaborée une recherche, dont le film essaie de restituer le déroulement et de communiquer le goût. […]
Cet agrément est celui de la vie des choses mêmes30. »

Rohmer regarderait ainsi ces lieux qui forment pour lui « la texture même du réel31 » comme des « documents » historique, où sont
inscrites les strates du temps, et dont la lecture demande de convoquer d’autres documents (textes et images). En prenant pour guide ses
films pédagogiques, nous voudrions apprendre à regarder le monde avec lui. Dans cette perspective, nous avons choisi dans cette étude
d’accorder une place centrale à deux films réalisés par Rohmer pour la RTS : Métamorphoses du paysage (1964) et Nancy XVIIIe siècle
(1968). Nous considérerons également un projet de documentaire pour le Conseil de l’Europe et l’ORTF Paris 1930 (1973) et le film
d’entretiens réalisé pour l’ORTF Enfance d’une ville (1975). Ces documentaires pour la télévision, genre considéré comme mineur et aux
antipodes de la culture cinéphilique, nous semblent essentiels du fait même de leur visée propédeutique destinée à toucher le plus large
public. Rohmer, dans sa volonté rhétorique d’« apprendre à voir » nous y donnerait accès aux principes de sa « conduite créatrice32 ».

27
Définition du terme d’« essai » par Albert Thibaudet au sujet des « essais de Chateaubriand », citée par Philippe Fauvel, op. cit., p. 22.
28
Pierre Léon, « Rohmer éducateur », Cinéma 09, printemps 2005.
29
Éric Rohmer, « Nous n’aimons plus le cinéma », Les Temps modernes, n°44, octobre 1949.
30
Éric Rohmer, « Le Cinéma didactique », 1966, IMEC, fonds Éric Rohmer, dossier « Télévision, deux textes sur la télévision » (RHM 95.3)
31
Éric Rohmer, « Nous n’aimons plus le cinéma », Les Temps modernes, n°44, octobre 1949
32
À la suite de Paul Valéry qui définissait en 1937 la "poïétique" comme la science spécifique des conduites créatrices, René Passeron a développé ce champ de recherches en
histoire de l’art dans ses ouvrages de références : Recherches poïétiques t. 1, Klincksieck, , 1975 et Pour une philosophie de la création, Klincksieck, 1989.

17
La fabrique du paysage : un art du repérage

Dans ces films pour la RTS ou l’ORTF, s’affirme explicitement l’intérêt croissant du cinéaste pour l’architecture et l’urbanisme
modernes comme pour les transformations historiques et iconographiques du paysage urbain. Grande époque du Plan d’aménagement de
Paris et de sa région (on parle alors de Schéma directeur d’aménagement), ces années 1960-1970 furent marquées par une volonté bien
souvent démiurgique de remodeler le territoire national. La forte croissance des villes depuis les années 1930 et la modernisation des
campagnes posaient alors le problème d’une redéfinition des frontières entre l’espace urbain et le monde rural comme du changement
d’échelle de la métropole parisienne, en passe de devenir une mégalopole (avec l’expansion des banlieues de la petite couronne et la
construction de cinq villes nouvelles). Le caractère délibérément didactique et richement documenté de ces films pour la télévision permet
d’analyser la construction du regard du cinéaste sur la ville en cette période inaugurale de sa création cinématographique. Ce corpus nous
plonge au cœur du laboratoire33 « où Éric Rohmer, l’ancien rédacteur des Cahiers du Cinéma, est devenu cinéaste34 ».
Il s’agira dans ce travail de recherche d’étudier précisément la genèse et le dispositif cinématographique de plusieurs de ces
documentaires, en les faisant à l’occasion entrer en résonnance avec ses films de fiction. Notre hypothèse directrice est que sa pratique
extensive des repérages tend moins à capter la « vérité documentaire » des années 1960-1970 qu’à constituer un paysage idiosyncratique,
tissé de références littéraires, iconographiques, photographiques et picturales qui inscrivent l’époque dans le temps long de l’histoire. Ce
faisant, le cinéaste invente son propre regard sur la modernité et procède à l’inventaire d’un paysage en train de disparaître en ce moment
charnière des Trente Glorieuses où la France bascule dans l’ère postindustrielle.
L’art du repérage rohmérien se fonde non seulement sur l’arpentage systématique des lieux réels par le cinéaste, armé d’un carnet de
notes et d’un appareil photo, mais aussi sur la collecte d’une abondante documentation historique et iconographique.

33
On se réfère à l’hypothèse directrice d’Antoine de Baecque et Noël Herpe au chapitre 5 de l’ouvrage Eric Rohmer : biographie, Stock, 2014 : « Le temps du laboratoire.
1963-1970 », pp. 155-193.
34
Ibid, p. 193.

18
D’une part, les archives produites par Rohmer in situ (notes et photographies de repérages) peuvent être lues comme les pages d’un
journal qui suit le cinéaste-arpenteur dans sa traversée du paysage, matérialisant une durée. Pour le cas exemplaire du documentaire
Métamorphoses du paysage (1964), l'étude du processus des repérages se fondera sur les séries photographiques prises par le cinéaste en
préparation du tournage. Rohmer a conservé tous les états de ces clichés35 : depuis les négatifs-films et les planches-contact restituant la
série dans son caractère séquentiel et son exhaustivité, jusqu’aux tirages définitifs qui témoignent de ses choix de cadrage et de motifs
comme du geste de sélection des futurs lieux de tournage.
D’autre part, la consultation des fonds de l’IMEC permet de remonter aux documents iconographiques et littéraires consultés par le
cinéaste à la Bibliothèque nationale pour l’élaboration de ses films, en particulier le documentaire non réalisé Paris 1930 (1973). Ses
dossiers gardent la trace, sous forme de cotes, références ou reproductions, des ouvrages sur l’architecture et l’urbanisme qu’il a pu lire
comme des gravures, cartes postales ou photographies anciennes qui ont nourri son intérêt érudit pour la dimension historique et artistique
du sujet. Notre étude cherchera à dessiner les contours de ce cadre imaginaire, visuel et littéraire dans lequel s’inscrit sa pratique
cinématographique. Corolaire du « tournage sur document » que nous avons déjà évoqué, ce « goût de l’archive »36 de Rohmer nous est
apparu comme un aspect original et largement méconnu de son rapport aux lieux.
Ce travail de recherche combine une approche génétique et une approche iconographique des archives. Nous considérerons non
seulement les archives du cinéaste comme traces de la poïétique de l’œuvre, au sens aristotélicien de la poïesis : « le travail lui-même qui
prend place entre l’auteur et l’objet qu’il produit »37, mais aussi comme des indices de la migration des images38 à l’œuvre dans son
cinéma, selon la méthodologie expérimentale que nous a inspiré l’Atelier Archives et Devenir des Images dirigé par Emmanuelle André et
Frédérique Berthet à la Cinémathèque française. Nous avons enfin entrepris de collecter des archives orales sur les procédures de travail de

35
Dans le dossier de l’IMEC Métamorphoses du paysage (RHM 86.2)
36
Le terme d’Arlette Farge dans Le goût de l’archive, Le Seuil, 1989, nous semble désigner adéquatement la pratique de la recherche en archives de Rohmer et la valeur qu’il
accorde au document.
37
René Passeron, « Poïétique et histoire », in Espaces temps vol. 55 n°1, 1994, pp. 98-107.
38
Jacques Aumont, « Migration(s) », Cinémathèque n° 7, 1995 ; Matière d’image. Redux, Ed. la Différence, 2009.

19
Rohmer, en complément de l’analyse des différents fonds documentaire dont on trouvera l’inventaire en annexe. Noël Herpe nous a
généreusement donné accès à l’entretien largement inédit réalisé avec le chef opérateur Pierre Lhomme39, dont nous avons tiré des
informations utiles pour l’analyse du film Métamorphoses du paysage. Nous nous sommes entretenus avec Paul Chemetov40, architecte et
protagoniste du film de Rohmer La Forme de la ville (1975), qui nous a permis de mesurer l’intérêt de Rohmer pour la « galerie de
personnages » des jeunes architectes engagés de l’après 1968, gravitant autour des villes nouvelles. Nous avons enfin eu le privilège de
mener un long entretien avec Cherly Carlesimo41, assistante à la réalisation de Rohmer pour Paris 1930. Cet échange a nourri notre étude
d’exemples précis mais aussi de la riche dimension personnelle attachée à son expérience de travail avec le cinéaste.

État des lieux de la recherche

Notre étude s’inscrit dans un champ intellectuel et conceptuel constitué principalement dans la dernière décennie et toujours en cours
d’élaboration, qui en fait un cadre de référence dynamique. Nous voulons donner ici une vue d’ensemble des recherches qui ont nourri
notre réflexion et avec lesquelles nous dialoguerons au fil de l’exposé.
Le mémoire de DEA de Philippe Molinier42 consacré aux « topographies réelles et imaginaires dans les séries cinématographiques d’Éric
Rohmer » a fait l’inventaire thématique des lieux représentés dans ses fictions, qu’il définit par leur fonction dramatique et symbolique.
Son parti pris de recherche, celui d’une analyse interne et structurale de l’œuvre, excluait le recours à la biographie du cinéaste et à la
génétique des films. Invité par Jean Mottet à écrire sur les paysages d’Éric Rohmer, il soulignait en 1999 dans son article « Y a-t-il des

39
Entretien avec Pierre Lhomme réalisé par Noël Herpe le 03 décembre 2010, en préparation de la biographie d’Éric Rohmer co-écrite avec Antoine de Baecque.
40
Entretien avec Paul Chemetov réalisé le 15 mars 2016, en collaboration avec Keisuke Mogi.
41
Entretien avec Cheryl Carlesimo réalisé par Skype le 28 février 2016, en collaboration avec Keisuke Mogi qui prépare une thèse sous la direction d’Antoine de Baecque sur
le rapport de Rohmer à l’architecture moderne.
42
Philippe Molinier, Topographies réelles et imaginaires dans les séries cinématographiques d’Éric Rohmer, mémoire de DEA sous la direction de Marc Buffat, Université
de Paris-VII, 1994.

20
paysages chez Éric Rohmer ? »43, que la question restait à étudier. Les travaux précurseurs de Françoise Puaux44 ont brossé un tableau
général de la présence de la ville dans les films de Rohmer. Depuis une dizaine d’années, se sont développées les études consacrées à
l’inscription de l’espace dans le cinéma de fiction et documentaire de Rohmer, sous l’angle topographique, architectural ou paysager.
Dans son article sur Paris vu par… (1964), Emmanuel Siety45 a remarqué que les enjeux de la fiction étaient déterminés par la
topographie des lieux de tournage dans les court-métrages de Jean Rouch (Gare du Nord) et d’Éric Rohmer (Place de l’Etoile). Ce
rapprochement entre Rouch, l’ethnologue, et Rohmer, l’ethnographe, a été théorisé par Richard Neupert46. Eva Mazierska et Laura
Rascaroli 47 ont étudié de leur côté l’enregistrement des pratiques contemporaines de l’espace que constituent les fictions rohmériennes. Le
géographe François Penz48 a appliqué la technique de la géolocalisation au film La Femme de l’Aviateur (1981), démontrant ainsi
l’exactitude topographique des trajets des personnages à travers Paris. Richard Misek a systématisé cette méthode d’analyse cartographique
aux treize films de fiction tournés à Paris par Rohmer des années 1960 aux années 2000. Il a ainsi consacré un article49 à la continuité
spatiale des plans parisiens du cinéaste et un essai cinématographique50 à sa « psychogéographie » 51. Roland-François Lack52 a quant à lui
souligné la présence matérielle et symbolique du motif de la carte dans Le Signe du Lion (1959).

43
Philippe Molinier, « Y a-t-il des paysages dans les films d’Eric Rohmer ? », in Les paysages du cinéma, Jean Mottet (dir.), Champs Vallon, 1999, pp. 194-208.
44
Françoise Puaux, « Les Métamorphoses du cinéma rohmérien, in Architecture, décor et cinéma, CinemAction, 1995, pp. 178-187 ; « Eric Rohmer », in La Ville au cinéma
encyclopédie, Thierry Jousse et Thierry Paquot (dir.), Ed. Cahiers du cinéma, 2005, pp. 789-793.
45
Emmanuel Siety, « L'Étoile et le Losange : une étude de Paris vu par », in Le court métrage français de 1945 à 1968 (2). Documentaire, fiction : allers-retours, Antony
Fiant et Roxane Hamery (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2008, pp. 119-134.
46
Richard Neupert, A History of the French New Wave Cinema, University of Wisconsin Press, Madison 2007.
47
Laura Rascaroli and Ewa Mazierska, Crossing New Europe : Postmodern Travel and the European road movie, Wallflower, 2006.
48
François, Penz « From Topographical Coherence to Creative Geography: Rohmer’s The Aviator’s Wife and Rivette’s Pont du Nord », Cities in Transition: the moving image
and the modern metropolis, London, Wallflower Press, 2008, p.129-140.
49
Richard Misek, « Mapping Rohmer : Cinematic Cartography in Post-War Paris», in Mapping Cultures : Place, Presence, Performance, Palgrave MacMillan, New York,
2012, p. 56-79.
50
Richard Misek, « Mapping Rohmer – A Video Essay », Frame Cinema Journal, 2012.
51
Guy Debord, Guide psychogéographique de Paris. Discours sur les passions de l'amour, lithographie, 1957.
52
Roland-François Lack, « The Sign of the Map : Cartographic Reading and Le Signe du Lion », Senses of Cinema n° 54, 2010, disponible en ligne (voir Bibliographie)

21
L’importance de l’architecture parisienne dans les films de fiction du cinéaste a été analysée par Philippe Fauvel53 comme une réaction
au plan Voisin de Le Corbusier et à l’hégémonie de l’architecture moderne dans les années 1960. Suzanne Liandrat-Guigues54 et Fiona
Handyside55 se sont quant à elles intéressées à la reprise de la flânerie baudelairienne dans Le Signe du Lion, La Boulangère de Monceau
(1962), et La Femme de l’Aviateur (1981). Le statut original de la banlieue parisienne comme espace des possibles pour les personnages
rohmériens a aussi nourri la réflexion de Fiona Handyside56 sur les représentations des marges de la ville dans le cinéma français.
L’ouvrage Rohmer en perspectives57 a multiplié les commentaires sur le rapport privilégié de Rohmer à Paris, premier terrain d’expériences
cinématographiques (Thomas Clerc58 et Jacqueline Vergnault-Scieux59), forme symbolique (Nicolas Droin60) et espace pictural (Marie-
Laure Guétin61).
La réévaluation de l’importance des documentaires réalisés par Rohmer pour la télévision a enfin donné lieu ces dernières années à une
série de travaux esthétiques et historiques sur sa perception du changement urbanistique. Ivone Margulies62 a proposé une lecture croisée
des documentaires pour la télévision scolaire Métamorphoses du paysage (1965), Victor Hugo, Les Contemplations, livres V et VI (1966) et
Victor Hugo architecte (1969) pour mettre en évidence la synthèse entre nature et architecture dans des « paysages artificiels ». Marion
Schmid63 a étudié l’évolution et les inflexions de l’intérêt du cinéaste pour les transformations urbaines, depuis ses écrits théoriques dans

53
Philippe Fauvel, « Plans parisiens, regards de cinéastes », Vivement Paris !, Critique n° 757-758, Minuit, 2010, disponible en ligne (voir Bibliographie).
54
Suzanne Liandra-Guiges, « Une moderne flânerie : Le Signe du Lion », in Patrick Louguet (dir.), Rohmer ou le jeu des variations, Presses Universitaires de Vincennes,
2012, pp. 51-58.
55
Fiona Handyside, « W alking » the city : Paris in the films of Éric Rohmer », The Films of Eric Rohmer : French New Wave to Old Masters, Leah Anderst (dir.), Palgrave
Macmillan, 2014, 177-188.
56
Fiona Handyside, « The margins don’t have to be marginal : the banlieue in the films of Eric Rohmer », Ibid, pp. 201-222.
57
Rohmer en perspectives, Laurence Schifano et Sylvie Robic (dir.), coll. « L’œil du cinéma », Paris, Presses de Paris Ouest, 2013.
58
Thomas Clerc, « Rohmer l’urbain », Ibid, pp. 95-111.
59
Jacqueline Vergnault-Scieux, « Le Paris de Rohmer, de Saint-Germain-des-Prés à l’Etoile. Naissance d’un regard », Ibid, pp. 147-156.
60
Nicolas Droin, « Forme filmique, labyrinthe urbain et temps circulaire dans le Signe du Lion », Ibid, pp. 125-145.
61
Marie-Laure Guétin, « Des décors révolutionnés : le Pari(s) historique d’Eric Rohmer », Ibid, pp. 71-90.
62
Ivone Margulies, « The changing Landscape and Rohmer’s Temptation of Architecture », The Films of Eric Rohmer : French New Wave to Old Masters, Leah Anderst (dir.),
Palgrave Macmillan, 2014, pp. 161-173.
63
Marion Schmid, « Between Classicism and Modernity : Éric Rohmer on urban change, French Studies, Vol. LXIX Oxford University Press, 2015, pp. 345-362 .

22
Le Celluloïd et le Marbre64 (1955), jusqu’aux films de fiction L’Ami de mon amie (1984) et Les Nuits de la pleine lune (1983), en passant
par les documentaires Métamorphoses du paysage (1964), Le Celluloïd et le Marbre (1965), Entretien sur le béton (1969) et la série « Ville
Nouvelle » (1975).

Corpus et plan

Les trois films de télévision qui suivent forment le corpus principal dont traite ce travail : Métamorphoses du paysage (1964), Nancy
au XVIIIème siècle (1968), Enfance d’une ville (1975). Il sera mis en relation avec des documentaires et fictions tournés entre 1956 et
1993 pour souligner les homologies entre le regard du cinéaste et la manière dont ses personnages habitent leur environnement La Sonate à
Kreutzer (1956), La Boulangère de Monceau (1962), Nadja à Paris (1964), Place de l’Étoile (dans le film à sketches Paris vu par…, 1964),
Ma nuit chez Maud (1968), L’Amour, l’après-midi (1972), L’Arbre, le maire et la médiathèque (1993). On se référera aussi aux sources
littéraires et iconographiques réunies par Rohmer pour son documentaire Victor Hugo, architecte (1969) qui éclairent son rapport poétique
au paysage.
Grand arpenteur de Paris, flâneur, Rohmer réglait sa pensée sur son pas. La première partie de ce mémoire le suit dans son élaboration
d’une géographie poétique de la capitale, en passant de son expérience biographique et des personnages de marcheurs qui peuplent son
cinéma aux traces matérielles du processus de repérages du documentaire non réalisé Paris 1930 (1973), exemple paradigmatique d’une
exploration de la ville rue par rue. On consacrera une étude de cas détaillée à ce film dont la préparation et l’écriture sont richement
documentés dans les fonds de l’IMEC65 et dont nous reproduirons une série de notes et de clichés inédits. On mettra notamment le synopsis
du film66 rédigé par Rohmer en relation avec le texte postérieur « Mon idée sur Paris » (1974), décryptage intégral d’un entretien du

64
Le celluloïd et le marbre, suivi d'un entretien inédit avec Noël Herpe et Philippe Fauvel, Léo Scheer, 2010.
65
Dans le dossier « Paris 1930 » de l’IMEC (RHM 95.1).
66
Si le synopsis n’est pas daté. Nous pouvons en consulter plusieurs versions, manuscrites et dactylographiées, dans le dossier « Paris 1930 » et avons retranscrit la plus

23
cinéaste dans Le Quotidien de Paris67 que nous avons retranscrit à partir des feuillets dactylographiés retrouvés dans le même dossier. Ce
texte constitue une note d’intention du film Paris 1930 en même temps qu’il rassemble et synthétise les idées du cinéaste à l’œuvre dans
ses films depuis le début des années 1960. Son caractère de « manifeste » nous conduira à lui accorder une place centrale et à nous y référer
régulièrement. Dans « Mon idée sur Paris », Rohmer s’interroge notamment sur les conditions d’une pratique de l’architecture qui soit
respectueuse de l’histoire et de l’identité du paysage urbain. Il défend aussi une conception originale du rôle du cinéaste : « Je ne suis pas
architecte, je suis cinéaste. Je n’ai pas fait le choix de l’imagination, je fixe ce qui est. Mon idée n’est pas de créer, mais de voir ».
On s’intéressera dans une deuxième partie à la fascination de Rohmer pour la figure de l’architecte qui s’illustre dans La Sonate à
Kreutzer dès 1956. La fabrique de la ville s’impose dans les années 1960 comme un thème essentiel de son cinéma documentaire. Nous
nous attacherons donc à l’étude de deux films traitant symétriquement de la création architecturale et urbanistique au XVIIIe siècle et au
XXe siècle : Nancy au XVIIIème siècle (1968) et Enfance d’une ville (1975). Réalisé en banc-titre à partir de matériel iconographique, le
premier est l’occasion pour Rohmer d’expérimenter de nouvelles modalités de représentation de l’espace. Le second s’avère l’outil d’un
travail d’enquête original assimilant la démarche du cinéaste à celle de la « sociologie filmique »68, dont il serait un précurseur. Confrontés
l’un à l’autre, ces films réalisés respectivement pour la télévision scolaire et pour l’ORTF constituent un dispositif vidéo-critique de la
raison d’État en matière d’aménagement urbain à travers l’histoire.
Nous consacrerons la troisième et dernière partie de ce mémoire à l’analyse détaillée du documentaire Métamorphoses du paysage
(1964), consacré à la traversée d’une France industrielle en voie de disparition. Ce film, qui marque l’émergence de la thématique
paysagère dans l’oeuvre de Rohmer, nous apparaît comme la matrice de son regard sur l’espace urbain, ses excroissances et ses marges.

récente. On peut estimer qu’il a été rédigé dans la première moitié de l’année 1973 étant donné qu’une lettre de Roland Castro à Eric Rohmer datée de mai 1973 indique
que les repérages du film ont alors commencé. Ce synopsis constitue un avant-texte de « Mon idée sur Paris » comme nous avons cherché à le mettre en évidence dans le
montage « Paris Palimpsestes ».
67
Décryptage intégral de son entretien avec Philippe Seuillet, qui sera publié de manière fragmentaire sous le titre « Paris vu par… Eric Rohmer » dans Le Quotidien de Paris
du 28 mai 1974.
68
Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag, « La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ? », L'Année sociologique, vol. 65, 2015/1.

24
Conçu et tourné à la fois comme un exposé rhétorique et une proposition poétique, ce documentaire inaugural questionne la manière dont
l’architecture, l’urbanisme, le mode de vie urbain modifient les cadres de perception et la sensibilité esthétique contemporaines. Il porte
ainsi en germe une question essentielle de son cinéma de fiction.

25
26
I. L’HOMME QUI MARCHE : REGARDS SUR LE PAYSAGE PARISIEN

« On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience,
qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. »
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne69.

1. Éric Rohmer, « piéton de Paris » 70

« L’homme aime à se réserver la possibilité d’aller à un endroit de deux manières différentes. Il faut que sa rêverie puisse cheminer »
Éric Rohmer71

Né en 1920 à Tulle, la ville « aux sept collines », dans une famille de la bourgeoisie locale, Maurice Schérer, qui prendra le pseudonyme
d’Éric Rohmer, est issu de cette province ancienne, quasiment légendaire, avec laquelle il conservera toute sa vie des liens affectifs puissants et
dont il transposera l’atmosphère dans nombre de ses films. Du haut du quartier de la Barrière, la maison familiale, un bâtiment de la fin du XVIIe
siècle de cinq étages, forme un belvédère sur la ville qui domine la rivière, les ruines d’une ancienne abbaye, la cathédrale et le lycée Edmond-
Perrier où Rohmer poursuivra ses études secondaires, au-delà, la forêt corrézienne. À la lisière de ces deux mondes, l’adolescent s’adonne à de
longues promenades sur les sentiers sylvestres qui feront de lui pour toujours un marcheur épris de randonnée, sensible à la quête toute

69
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, III. "L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant", Le Figaro, novembre–décembre 1863, La Pléiade, pp. 1156-1162.
70
Son intimité avec les rues de la capitale égale en effet celle du poète et chroniqueur Léon-Paul Fargue, surnommé « le piéton de Paris » d’après le titre de son livre Le Piéton de
Paris, Gallimard, 1939.
71
Texte de présentation par Rohmer du court-métrage Place de l’Étoile dans le dossier de presse de Paris vu par…, cité par Antoine de Baecque et Noël Herpe, op. cit., p. 167.

27
romantique du « point de vue », du « sublime »72. Cette connaissance intime du paysage va nourrir chez lui un intérêt soutenu pour l’histoire de
la ville, Tulle « déesse des sources », qui le conduira, à la fin de sa vie, à faire des recherches, sur des écrits et plans archéologiques locaux,
notamment des cartulaires médiévaux. Il s’intéresse au rapport entre topographie et toponymie, et plus particulièrement au lien sémantique entre
le réseau hydrographique complexe de la région et l'étymologie du nom de la ville73.
La vieille cité de Tulle, enserrée au creux de la courbe de la rivière, forme un paysage composite où le naturel et le bâti se répondent dans un
accord « parfait ». Ce décor urbain où l’inscription dans la nature est première, se présente comme un microcosme de la France du XIXe siècle
avec ses grandes institutions religieuses, éducatives, militaires - Tulle est une ville de garnison - mais aussi ses industries réputées, la dentelle,
l’armurerie, la fabrication d’instruments de musique (l'accordéon). Rohmer, qui appartient à une famille de catholiques pratiquants, où le père est
fonctionnaire et la mère femme au foyer, est marqué par la structuration sociale qui colore toutes les relations de la petite ville de province :
« Car il y avait dans cette ville une différence subtile entre les bourgeois et les ouvriers : leurs maisons étaient voisines mais le petit garçon que
j’étais savais les distinguer. »74.
L’expérience sensible de ce paysage natif associant architecture ancienne, parcours et cheminements urbains, dessine aussi une carte des
relations, des appartenances et des affects qui constituera pour Rohmer la « forme même de la ville ». Son caractère matriciel trouvera des
résonnances multiples dans l’imaginaire cartographique qui traverse ses films, dans son intérêt générique pour l’architecture et l’urbanisme,
comme dans la primauté donnée aux lieux, aux trajets, aux figures de piétons-géographes qui peuplent ses films de fiction. La nature préservée et
le paysage social de Tulle sont le fonds sur lequel se formera sa perception de la beauté architecturale de la capitale, dont les deux rives épousent
aussi la Seine, et de la sociologie parisienne.
En 1937, « monté » à Paris, Rohmer poursuit ses études littéraires au lycée Henri IV et sa découverte de la ville se fera d’abord à travers les

72
Yvon Le Scanff, Le paysage romantique et l’expérience du sublime, Champ Vallon, 2007.
73
Maurice Schérer, « Et si Tutela venait de Tulle ? », article pour le Bulletin de la société des lettres, sciences, et arts de la Corrèze, t. 109, 2007-2008, cité par Antoine de Baecque
et Noël Herpe p. 15.
74
Entretien avec Eric Rohmer, par Noël Herpe et Philippe Fauvel, Le Celluloïd et le Marbre, éditions Léo Scheer, 2011, p. 161.

28
romans de Balzac qu’il dit « avoir lus dans l’ordre, volume par volume, dans la bibliothèque du lycée75 », et qui vont inspirer sa géographie
imaginaire de la capitale. Paris deviendra pour longtemps son terrain d’expérimentation spatiale comme le souligne Antoine de Baecque dans sa
biographie du cinéaste : « Un film sur Paris, Rohmer n’a cessé de le faire et de le refaire. » Rohmer théorise cet aller-retour entre l’art et la vie
fondé sur une pratique de promeneur érudit et militant qui l’amènera jusqu’à défendre les « droits des piétons »76 :
« Pour vous, habitants du Quartier Latin, je suis le voisin anonyme qui parcourt inlassablement les vieilles rues et leur trouve toujours plus de saveur parce
qu’elles répondent à mon amour profond d’un Paris ancestral. Je suis sensible au plan d’une ville, où je retrouve son âme et son passé, d’avantage qu’à ses
maisons même, et je respire ici le parfum de la Montagne. J’ai besoin du sinueux des tracés non encore abîmés et je ne possède pas d’attaches ailleurs qu’à
Paris. J’aime les trajets urbains et je n’ai jamais admis que, dans une ville, on soit obligé de rentrer chez soi en suivant toujours le même chemin. Je n’ai pas
varié dans mon goût pour ce quartier, et, bien qu’ayant changé plusieurs fois de résidence, je n’en ai jamais habité d’autre. […] J’y ai même tourné un film,
77
Le Signe du Lion, qui se passait près de Notre-Dame et à la Mouffe . »

Depuis ce moment, Rohmer, résidera de manière continue à Saint-Germain-des-Prés et au Quartier Latin qui formeront le décor physique et
social comme le centre de gravité de ses premiers courts-métrages à partir de Journal d’un scélérat (1949). De même, ses lieux de travail
successifs, les bureaux des Cahiers du cinéma aux Champs-Elysées ou des Films du Losange, installés rue de Bourgogne, vont constituer les
points d’ancrage de nombreuses scènes de ses films (Le Signe du Lion et Place de l’Étoile en particulier). Ce n’est qu’à l’âge de trente-sept ans,
en 1957, que Rohmer quitte définitivement sa chambre meublée d’étudiant puis de jeune professeur et critique, du petit hôtel de Lutèce, rue
Victor-Cousin, pour s’installer avec sa femme, au quatrième étage d’un immeuble haussmannien situé rue Monge, à l'écart de la bohème
intellectuelle de Saint-Germain. Ces deux mondes emblématiques de la vie parisienne vont coexister dans son cinéma - Le Signe du Lion, Nadja
à Paris, La Boulangère de Monceau, L’Amour l’après midi, La carrière de Suzanne, La Sonate à Kreutzer... - où chambres d’étudiant, d’hôtel ou
de bonne contrastent avec les appartements et pavillons bourgeois.

75
Cité par Antoine de Baecque et Noël Herpe, op.cit., p.17
76
En janvier 1974, Rohmer adhère à l’association « Les droits du piéton ».
77
« Eric Rohmer et le quartier latin », Bulletin du 5ème arrondissement, 1973.

29
Les lieux qui forment les figures récurrentes de ses films parisiens ont été principalement répertoriés par Richard Misek78 qui en a proposé
une lecture de type « cartographique » inspirée des travaux de Teresa Castro79 sur le mapping impulse qui caractérise certaines pratiques de
l’image (atlas, vues aériennes, plans et cartes). Misek insiste sur la carte de Paris que dessine la « continuité topographique » des films de
Rohmer, les tours et détours des personnages effectuant une sorte de relevé topologique des rues, des carrefours, des quartiers. Autant de
traversées et perspectives sur la ville qui peuvent être lues, au fil de l’œuvre, comme les séquences disséminées d’un même film interminable80.
Sa pratique de piéton parisien conduit Rohmer à construire une représentation intime de la ville du point de vue de ses habitants, s’opposant
notamment aux clichés du cinéma hollywoodien qui réduisent la capitale à une vision fantasmée par collage et montage de ses principaux hauts
lieux touristiques et monuments :
« By maintaining a spatial link between the city and his films from shot to shot, Rohmer provides a Parisian’s view of Paris rather than the more familiar
touristic view that we often see in films set in Paris. ‘Tourist’ films typically involve spatial reconfiguration, transforming the city into a collage of
landmarks. In this, they follow a genealogy that can be traced back through the history of graphic representation. […] ‘Outsiders’ films... violently warp the
city’s topography and present stereotypes of its culture and physical constitution’ They are typically made by outsiders for outsiders. Rohmer, by contrast,
spent most of his life living and working in Paris. He was an insider. In his films, we get a sense of Paris as perceived and experienced by Parisians. In
contrast to tourist guides, as well as ‘outsider’ films (made for tourists who don’t travel), Rohmer’s films do not jump around the city. Nor do they magnify or
linger on famous landmarks. Place de l’Étoile is set in the immediate vicinity of the Arc de Triomphe, but we only see the monument in passing81 . »

Cette opposition permet de définir les contours de ce que serait pour Rohmer le continuum spatio-temporel dans lequel lui comme ses
personnages se déplacent et pratiquent la ville, fondé sur une perception sensible, dense et unifiée de l’environnement urbain. Les alter ego
parisiens mis en scène dans ses fictions ou ses documentaires des années 1960 sont comme le miroir à facettes de sa propre « obsession

78
Richard Misek : « All of Rohmer's Paris films, to a greater or lesser extent, feature topographical continuity », op.cit., p. 4.
79
Teresa Castro, La pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle, Aléas, Lyon, 2011.
80
Misek : « I layer Rohmer’s films onto each other, suggesting some ways in which they can together be regarded as constituents of a composite map of Paris – a map which Rohmer
spent his entire film-making career drafting. », op. cit. p. 2.
81
Ibid.

30
spatiale82 ». On connaît notamment son goût pour l’errance, les va-et-vient, les repentirs permis par la sinuosité des ruelles du Quartier Latin.
Cette expérience de marcheur forme la matière et le canevas de son premier « conte moral ». L’intrigue amoureuse de La Boulangère de
Monceau est en effet entièrement gouvernée par la configuration spatiale du carrefour Villiers, dont la forme en croix, symbolisant la part du
déterminisme et du hasard dans toute rencontre, renvoie le croisement des regards ou des trajets à celui des destins. La pléthore de stratégies
d’approche élaborées par le personnage principal joué par Barbet Schroeder repose sur le calcul statistique de ses chances de croiser Sylvie,
l’objet de son attention. L’image concrète de la croisée des chemins inaugure donc la série des « six contes moraux » par le motif crucial du
choix. La séduction, la conquête, la destinée, semblent régies, à l’insu des personnages, par les lois erratiques des déambulations surréalistes.
Comme l’a souligné Emmanuel Siety à propos de Place de l’Étoile, il s’agirait de « lier la topographie des lieux à l’événement de la rencontre »,
à « la question du choix vital et moral auquel une rencontre fortuite et fatale vous confronte soudain83. » La référence à Breton est d’ailleurs
explicite dans le court-métrage réalisé par Rohmer en 1964, Nadja à Paris, qui réinvente la figure du hasard qu’est l’héroïne du roman éponyme
Nadja84, sous les traits d’une Nadja réelle, jeune étudiante étrangère qu’il suit à travers la ville, depuis la Cité Universitaire jusqu’à Belleville et
aux Buttes-Chaumont, en passant par le Quartier Latin, Saint-Germain et Montparnasse.
Rohmer fait ainsi de la configuration de la ville le ressort principal de la diégèse, en particulier dans la Place de l'Étoile où c'est « la forme de la
place elle-même qui détermine le film, son sujet et ses péripéties85 ». Analyse que confirme Jacqueline Vergniaux-Scieux, signalant que « l'art de
l'espace chez Rohmer ne se limite pas au déplacement selon un plan dans les différents lieux de la ville » mais que « ce qui paraît primordial, c'est la
géométrie des lieux86» :
« Alors que tout semble distinguer l'espace germanopratin de la place de l'Étoile, l'image à l'écran offre au spectateur une tout autre vision : formes et motifs

82
Antoine de Baecque et Noël Herpe (2014) : « L’obsession spatiale est si fondamentale que la pensée du cinéma par Rohmer, puis ses films, tournent autour de cette vision du
monde. », p. 340.
83
Emmanuel Siety, art. cit., p. 3.
84
André Breton, Nadja, NRF, 1928.
85
Nicolas Droin, art. cit., p. 139
86
Art. cit., p. 153 et 151

31
se répondent ou se correspondent. Le cercle, la boucle, le retour au point de départ, tourner en rond, mais aussi l'arc de cercle, les arches du pont et leur vis-
à-vis, la corde de l'arc, l'oblique, les rayons, les traverses. Tout ce qu'il faut pour égarer l'homme et le renvoyer à lui-même, à ses peurs, à son enfermement, à
sa solitude extrême au milieu d'un espace ouvert et grouillant de monde87. »

L’ancrage topographique précis de ces films est aussi la trace de leur genèse. Comme en témoigne ses archives88, Rohmer développe une
pratique extensive du repérage, qui le conduit, seul ou accompagné de ses acteurs, techniciens et collaborateurs, à arpenter les lieux de tournage,
à préparer minutieusement les déplacements des personnages comme les mouvements de caméra et même à pré-monter le film, quasiment plan
par plan, sous forme de séquenciers déroulant sur le papier de ses cahiers d’écoliers une vision synoptique de l’espace filmique. Cette attention
portée à la réalité documentaire de l’espace filmé est sa manière de tenir le pari éthique et esthétique du réalisme bazinien :
« Ce qui importe seulement, c'est qu'il {le spectateur} puisse se dire, tout à la fois, que la matière première du film est authentique et que, cependant, “c'est
du cinéma”. Alors l'écran reproduit le flux et le reflux de notre imagination qui se nourrit de la réalité à laquelle elle projette de se substituer, la fable naît
de l'expérience qu'elle transcende. Mais, réciproquement, il faut que l'imaginaire ait sur l'écran la densité spatiale du réel89. »

Le dossier d’archives consacré au film Place de l’Etoile90 permet de reconstituer les étapes d’élaboration de ce court-métrage, et met en
évidence le travail in situ du cinéaste. Sa déambulation sur la place dans la phase de préparation est restituée par un dessin d’une grande qualité
plastique, qui représente l’Arc de triomphe en vue perspective, depuis sa position de piéton-observateur. Le « scénario » dactylographié, qui
relève plutôt d’une forme hybride entre le traitement ou de la note d’intention, pose les grandes lignes qui structurent le film, fondé sur quatre
séquences reflétant différents, correspondant à différentes échelles de perception de la ville. Ainsi Rohmer écrit : « les trois premières minutes
seront consacrées à une mise en place du décor […] D’abord l’Arc de Triomphe […] Puis voyage circulaire en automobile […] Enfin, un peu

87
Ibid., p. 151
88
Fonds « Éric Rohmer » de l’IMEC. Les références aux dossiers d’archives notées RHM renvoient dans l’ensemble du document à ce fonds.
89
André Bazin (1985).
90
Dossier « Place de l’Étoile » RHM 81.4

32
de géographie humaine ». Sur des feuilles volantes, on retrouve des commentaires accompagnés de croquis et d’éléments de dialogue
probablement pris sur le vif, au fil des repérages, s’inspirant directement de l’expérience urbaine. Le problème scénaristique à l’origine du film
est ainsi directement tiré d’une expérience « traumatique » de piéton pris au piège sur la place à cause de la désynchronisation des feux de
signalisation. Dans un cahier bleu qui porte le nom et l’adresse du Losange en couverture, Rohmer, comme l’avait fait pour La Boulangère de
Monceau, a établi un séquencier sommaire sous la forme d’un tableau, où il détaille précisément le lieu où chaque scène doit être tournée. Enfin,
l’original du contrat qu’il signe avec Les Films du Losange le 9 mai 1964, en tant que réalisateur du film, porte un ajout manuscrit paraphé
« E.R. » spécifiant qu’il conserve ses droits sur les « les photographies “de travail” », dont il n’autorise pas la reproduction ou la publication. On
peut supposer qu’il s’agit de photographies de repérages ce qui montre l’importance qu’il leur accordait. Enfin, le dossier de presse de Paris vu
par… comporte un texte de Rohmer où il insiste sur le caractère « engagé » de son film, défense et illustration d’un droit à la marche
contemplative et à la rêverie dans les grandes métropoles, contre la logique aliénante de la circulation automobile alors en pleine expansion. La
politique de construction des « grands ensembles » dans les années 1950-1960 où les habitants sont parqués dans des « non-lieux » et doivent
prendre leur voiture pour aller travailler, effacerait du quotidien cette poétique du cheminement qui donne son sens à la vie urbaine.

33
Photogramme original du film Place de l’Etoile, 1964 (Cinémathèque française)

34
2. Le regard du flâneur

L’attention flottante du cinéaste qui marche dans la ville en quête de fictions trouve son reflet dans les fantasmes de ce piéton parisien,
Frédéric (Bernard Verley) dans l’Amour, l’après-midi. Dans le train de banlieue qui relie sa résidence de l’Ouest de Paris91 à la gare Saint-Lazare,
le long des boulevards, au café, il guette les femmes inconnues, épingle les beautés devinées, collectionne les amours imaginaires. Les passantes,
ce rêve familier de Baudelaire92, Verlaine93 ou Breton94, confèrent aux rues de Paris, avec lesquelles elles se confondent, un érotisme fugitif
comme leur apparition. Cette thématique se condense dans la scène onirique où Frédéric tente de séduire successivement, par le pouvoir d’un
« médaillon » magique, des personnages féminins surgis des films précédents de Rohmer, que le public ne peut manquer de reconnaître
(Françoise Fabian, Béatrice Romand, etc.). Ainsi, au-delà de la vérité documentaire de scènes tournées dans les rues de Paris, le cinéaste s’inscrit
dans une filiation poétique qui construit la ville comme un jeu de regards croisés, évoquant l’adresse de Baudelaire À une passante :
« Un éclair puis la nuit ! Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? »

Ces passantes, mirages de la solitude du poète, sont une figure de style de la mythologie moderne:
« Au rendez-vous de la passante, trois mythologies se sont croisées [...] Les mythologies de la ville et de l’amour se rencontrent avec un mythe du poète. […]
Sous le signe de la ville, commence la longue alliance nouée par la passante avec la modernité.95 »

91
Le design paysagé de la résidence rappelle la copropriété de Parly 2, située au Chesnay près de Versailles, au sein d’un immense complexe commercial inauguré en 1969.
92
Charles Baudelaire, « À une passante », Tableaux Parisiens, Les Fleurs du Mal, Auguste Poullet-Malassis, 1857.
93
Paul Verlaine, « Mon rêve familier », Poèmes saturniens, Alphonse Lemaire, 1866.
94
André Breton, Nadja, NRF, 1928.
95
Claude Leroy (1999), p. 70-71.

35
Autoportrait crypté du cinéaste, comme l’ont analysé Antoine de Baecque et Noël Herpe96, Frédéric nous livre des indices sur sa manière
d’investir la ville. Ses mots pourraient être ceux de Rohmer : « Presque toutes mes pensées me viennent dans la rue ». Comme dans le scénario
non réalisé Un fou dans le métro (1963), ce mouvement d’immersion dans la foule est la condition de la création rohmérienne, peinture des petits
faits quotidiens qui, en tant que « non-événements », rythment la vie urbaine. À la passante entraperçue, répond l’individu forclos, enfermé dans
son intériorité, coupé du monde extérieur et des autres qui s’incarne dans les personnages égarés de La Sonate à Kreutzer (1956). La flânerie
serait l’échappée belle qui permet à l’errant urbain de tromper son angoisse. Il en va ainsi de Frédéric dans L’Amour, l’après midi :
« - Tiens, toi aussi tu as l’angoisse de l’après-midi ? Même à Paris je ne me sens tout à fait bien qu’une fois franchi le cap des quatre heure.
- C’est pour ça que je ne déjeune pas. Je soigne mon angoisse, si angoisse il y a, en faisant des courses. »

Sur la « grisaille » de « la rue haussmannienne », pour reprendre les termes de Rohmer lui-même dans « Mon idée sur Paris », se découpe
l’attrait des couleurs – femmes ou marchandises – que convoite Frédéric. La toile de fond parisienne du film n’est pas simplement un
environnement réaliste mais « comme une toile peinte » (« Mon idée sur Paris ») dont le style visuel renvoie à une tradition poétique, picturale et
photographique remontant au XIXe siècle. C’est la capitale du baron Haussmann qui constitue l’espace de référence de son imaginaire, avec la
percée de ses grands boulevards, ses axes et avenues monumentales, comme la culture consumériste née avec les premiers grands magasins,
dépeints par Zola dans Au Bonheur des Dames.
Les films de Rohmer des années des années 1950-1970 forment autant de tableaux parisiens, au sens baudelairien, dont le motif dominant est
celui de la marche, de la flânerie, loisir de masse97 auquel fait écho la subjectivité du poète :

96
Antoine de Baecque et Noël Herpe : « Si L’Amour, l’après-midi est une autobiographie fantasmée de Rohmer, c’est aussi une autocritique, et la plus lucide qui soit. (…) Lui aussi,
et c’est là le principal, partage son temps entre les soirées familiales, le travail au bureau et les moments creux : ceux qu’il passe dans les transports en commun, à s’inventer des
aventures. (…) D’un côté, la vie réelle, sous le nom de Maurice Schérer, avec tout son poids de tendresse, de fidélité et d’obligations. De l’autre, la vie rêvée, sous le signe d’Eric
Rohmer, où l’adolescence se prolonge au gré des rencontres féminines, sans que cela puisse jamais tirer à conséquence. », p. 227.
97
Misek : « Walking along Haussmann’s straight line boulevards became a popular leisure activity, especially among the middle-classes. Middle class flânerie in turn stimulated an
expanded service economy: lines of cafés, restaurants, and shops – including the new phenomenon of the department store – appeared on either side of the city’s new thoroughfares.
The movements of Rohmer’s largely middle class characters are, like those of their Second Empire equivalents, literally shaped by the urban layout of Haussmann’s Paris. They also

36
« La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le
parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans
le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont
quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est
un prince qui jouit partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les
beautés trouvées, trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la
vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ;
à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie98. »

Ce « kaléidoscope doué de conscience » s’incarne chez Rohmer dans le prolongement mécanique de l’œil qu’est la caméra. « Miroir aussi
immense que cette foule », le cinématographe99 avait permis aux frères Lumière de capter dès 1895, la vie de la rue parisienne, le mouvement
impressionniste qui anime le paysage urbain100. Quand Rohmer écrit : « Descendre dans les rues de Paris, c’était presque le programme complet de
la Nouvelle Vague101 », il faut certes y voir une rupture avec une certaine tendance du cinéma français102, mais aussi la réactualisation d’un regard
critique sur la modernité dont Walter Benjamin s’est fait le théoricien. Dans Paris, Capitale du XIXe siècle103, Benjamin analyse en effet
l’émergence d’une sensibilité esthétique liée à la culture métropolitaine et aux nouvelles pratiques de l’image que sont la photographie, le cinéma
- et la télévision, pourrait-on ajouter en ces années 1960-1970 :
« Avec Baudelaire, Paris devient pour la première fois un objet de la poésie lyrique. Cette poésie n’est pas un art local, le regard que l’allégoriste pose sur la

walk in straight lines along Haussmann’s boulevards. », op. cit., pp. 6-7.
98
Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, III. "L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant", Le Figaro, novembre–décembre 1863, La Pléiade, p. 1156-1162.
99
Et la pellicule de film négatif souple inventée par John Calbutt en 1888.
100
La liberté de mouvement de l’observateur traduite par Baudelaire en une métaphore visuelle, sera revendiquée par Alexandre Astruc et, à sa suite, les cinéastes de la Nouvelle
Vague, sous le terme de « caméra-stylo ». La référence scripturale inscrit ici la radicalité de leur conception de la mise en scène dans une tradition littéraire et poétique
consubstantielle aux représentations de la capitale.
101
Entretien avec Éric Rohmer, par Claude Beylie et Alain Charbonnier, L’Avant-scène cinéma, art. cité.
102
François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Les Cahiers du cinéma n° 31, janvier 1954.
103
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Editions du Cerf, 2006.

37
ville est au contraire le regard du dépaysé. C’est le regard du flâneur, dont le mode de vie couvre encore d’un éclat apaisant la désolation à laquelle sera
bientôt voué l’habitant des grandes villes. »

À la frontière entre « cinéma-vérité » et renouvellement de la mythologie parisienne, le réalisme théorisé par Rohmer est plus ambigu qu’il
n’y paraît. Il ne faut pas prendre le cinéaste au mot quand il écrit, dans « Mon idée sur Paris » : « Je fixe ce qui est. Mon idée n’est pas de créer,
mais de voir. » Ou plutôt, il faut comprendre le terme « voir » comme un processus analytique convoquant l’œil et l’esprit, pour travailler « ce
qui est » dans son épaisseur historique, pour donner à voir les signes du temps. Il s’agirait pour le cinéaste, à la manière de Benjamin dans le
Livre des passages, de déchiffrer dans le présent le reste-vestige d’un passé aboli. Si Rohmer fixe ce présent, au double sens d’une capture
visuelle et d’une empreinte mémorielle, il en propose une « image dialectique », qui fait le procès du passé devant l’avenir. Ainsi Paris apparaît-il
comme ce lieu où s’entrechoquent les temporalités, comme le souligne ce jeu sur les temps en ouverture de « Mon idée sur Paris » :
« Mon idée sur Paris ? Elle est très simple. Il faudrait (il aurait fallu, car il est un peu tard) conserver Paris tel quel, sans rien démolir ni construire. Et pas
seulement le Paris “historique” de Philippe Auguste ou des Fermiers Généraux : je parle de tous ces endroits charmants qu’on est en train d’éventrer dans le
XIIIème, le XVème, le XXème. Belleville, c’est presque plus important que le faubourg St-Germain. Il y a d’autres ensembles XVIIIème siècle en France, mais
Belleville est – était – unique. »

Pour Rohmer, la ville se conjugue au passé, au présent, au futur – au conditionnel passé. La riche documentation sur le vieux Paris que l’on
peut retrouver dans le dossier d’archives de Victor Hugo, architecte, confirme la dimension transhistorique de sa représentation mentale du
paysage urbain. Si le cinéaste ne cesse de « faire et refaire un film sur Paris », ce serait ainsi pour « conserver Paris tel quel », par la puissance du
cinéma qui arrêterait le temps. Son geste renvoie à celui d’Eugène Atget qui se considérait comme un « photographe-archéologue », recensant les
quartiers historiques en voie de disparition au début du XXe siècle, comme à celui de Charles Marville, témoignant du grand chantier urbain du
Second Empire. Comme eux, Rohmer fait face à ces transformation brutales, dont il pose la question sur deux modes, l’un, explicite, dans le
documentaire Métamorphoses du paysage, l’autre, allégorique, dans Nadja à Paris, dès 1964.

38
Flâneuse contemporaine, Nadja Tesich, qui joue son propre rôle dans le court-métrage Nadja à Paris (1964) est une figure de l’enchantement
urbain produit par le « regard réconciliateur » du poète, du philosophe, sur la ville moderne. Le film se donne de prime abord pour un
« documentaire d’observation » où Rohmer se contenterait d’enregistrer les habitudes de la jeune fille à laquelle il délègue même la
responsabilité de signer le commentaire. Pourtant, Nadja à Paris fait à sa manière le portrait du cinéaste. La genèse du projet, faite de longues
balades parisiennes ou d’après-midi entiers passés ensemble dans les cafés104, nous suggère que le Paris de Nadja est tout autant celui de Rohmer.
La manière dont il écrit et réécrit le texte de ce commentaire à partir de leurs entretiens, les éléments de dialogue qu’il y ajoute par petites
touches, et dont témoignent les brouillons conservés dans ses archives105, trahissent une méthode « d’observation participante » qui dessine déjà
ses choix de mise en scène. Si les goûts de Nadja décident des lieux où se déroule l’action, Rohmer affirme sa vision par un travail du cadre qui
transfigure la réalité quotidienne en un paysage savamment composé. Les vitrines, les enseignes, les signes typographiques ou les détails
architecturaux qui attirent son attention à Belleville, évoquent l’inventaire photographique du « vieux Paris » d’Eugène Atget et de Charles
Marville.
Nadja se métamorphose, dans les dernières images du film, en une métaphore de la ville. Saisie en plan rapproché, de dos, au centre du cadre,
l’actrice, seule face à l’architecture de béton et de lumières du boulevard extérieur, s’avance, « libérée des influences106 », vers l’avènement d’un
monde nouveau. Récit d’émancipation d’une jeune fille qui naît à elle-même, Nadja à Paris renvoie comme en miroir à la modernisation de la
capitale. Le symbole en est alors le quartier de la Défense en chantier, que Rohmer avait filmé avant le début des travaux dans le Signe du Lion,
et auquel il consacre la dernière séquence des Métamorphoses du paysage.

104
Antoine de Baecque et Noël Herpe (2014) : « Le cinéaste la fréquente, se promène avec elle, prend des cafés en sa compagnie. Elle est cultivée, curieuse, fine brune assez jolie, il
l’écoute beaucoup. Il enregistre plusieurs de leurs conversations sur magnétophone puis en tire un texte (…) Rohmer filme en avril et juin 1974, à la Cité universitaire, puis ailleurs
dans Paris, suivant les lieux choisis par Nadja Tesich », pp. 164-165.
105
Dossier de l’IMEC « Courts-métrages pour le cinéma, Nadja à Paris », (RHM 81.3).
106
« Je voudrais ne jamais perdre Paris de vue. Mon séjour ici m’aura marquée. C’est naturel car il coïncide avec la période de votre vie qui est peut-être la plus importante, celle où
vous vous dégagez des influences et où votre personnalité se dessine. », commentaire dit par Nadja dans Nadja à Paris.

39
Charles Marville, Percement de l’avenue de l’Opéra (chantier d’Argenteuil), 1876/1877, Musée Carnavalet

40
Eugène Atget, Boutique, 26 rue Sainte-Foy, 1903-1904, Bibliothèque Nationale de France

41
3. Paris 1930 : film marché, film rêvé

Le dossier d’archive du film non réalisé Paris 1930, consultable à l’IMEC, permet de suivre le cinéaste à la trace dans la conception, la
préparation, l’écriture et les repérages de ce court-métrage sur les « façades parisiennes » de l’entre-deux-guerres. Le genre documentaire et le
sujet, qui répond à une commande du Conseil de l’Europe107, imposent à Rohmer une rigueur historique qui explique son abondante
documentation. À travers une collection d’images consultées à la Bibliothèque nationale, dont ses archives témoignent sous forme de listes de
cotes, de titres ou de références, Rohmer reconstitue l’histoire du regard porté sur l’architecture parisienne à partir du tournant du siècle. Le
montage de textes et d’images qui suit, que nous avons intitulé « Paris palimpsestes », veut restituer la dynamique intellectuelle de la pensée
rohmérienne en mettant en relation les archives consultées par le cinéaste, les documents préparatoires (synopsis et photographies de repérages)
qu’il a lui-même constitués pour Paris 1930, et des photogrammes de ses films.
Ce montage mettra tout particulièrement en regard deux textes de Rohmer : « Mon idée sur Paris », publié de manière fragmentaire en 1974
sous forme d’entretien108, et le synopsis inédit de Paris 1930, conservé dans ses archives, qui en constitue un avant-texte datant de l’année 1973.
Nous avons également confronté ces textes aux documents consultés par Rohmer pour Victor Hugo, architecte109 en 1969 : textes d'Hugo relatifs
à l’architecture ou photographies de Charles Marville et Eugène Atget. On fera enfin entrer en résonnance avec ces matériaux traitant de
l’architecture ancienne, haussmannienne, post-haussmannienne et art-déco, les textes et documents réunis par le cinéaste sur l’architecture
moderne110 pour les projets de film Architectopolis (1967), Architecture présente (1968) et la série « Ville nouvelle » (1975).
L’arborescence de relations que nous voulons établir dans cet « essai visuel » entre différents moyens, aspects et registres de la création
107
Antoine de Baecque et Noël Herpe (2014) : « En 1973, le Conseil de l’Europe finance une série sur l’architecture des capitales du continent, et Rohmer peut engager sur Paris
1930. »
108
On se réfère au décryptage de son entretien avec Philippe Seuillet, Le Quotidien de Paris, 28 mai 1974, consultable dans le « dossier Paris 1930 » du fonds « Éric Rohmer » de
l’IMEC (RHM 95.1).
109
Comme en témoigne le carnet de références bibliographiques et des cotes de photographies et gravures anciennes conservé dans le dossier « Victor Hugo, architecte » RHM 87.7.
110
Né avec la réalisation de l’émission télévisée Le Celluloïd et le Marbre en 1965, l’intérêt de Rohmer pour l’architecture moderne s’affirme dans deux projets non réalisés
Architectopolis (1967) et Architecture présente (1968), et se concrétise dans la série Ville nouvelle (1974-1975), réalisée pour l’ORTF, à laquelle il travaille à partir de mars 1973.

42
rohmérienne entend refléter les modalités de travail du cinéaste qui prépare simultanément, à partir de 1972, un projet relatif à l’architecture des
années 1930 (Paris 1930), le film de fiction L’Amour, l’après-midi, et une série consacrée aux villes nouvelles (« Ville nouvelle »). Les
documents divers relatifs au projet de film Paris 1930 sont ainsi disséminés dans trois dossiers thématiques, constitués et intitulés par Rohmer
lui-même : « Paris 1930 », Villes nouvelles », et « Documentation sur l’Architecture »111 (dans lequel on trouve aussi des croquis et plans pour
L’Amour, l’après-midi.)
Le dossier « Paris 1930 » comprend les différentes versions du synopsis, manuscrite et dactylographiée. Ces variantes permettent de constater
que le film est passé de 15 à 25-26 minutes. Une importante série de feuillets témoignent des repérages par arrondissements effectués par Rohmer
sous forme de tableaux divisés en quatre colonnes. Les bâtiments qu’il projette de filmer sont numérotés dans l’ordre où il les a repérés (première
colonne de gauche), indiqués par le numéro de la rue où ils se situent (deuxième colonne de gauche), référés au nom de l’architecte qui les a bâtis
et à l’année de la construction (colonnes de droite). Cette liste a été établie au fil des relevés effectués dans les rues de Paris en compagnie de son
assistante Cherly Carlesimo, et dans certains cas du chef-opérateur Nestor Almendros ou de Roland Castro, conseiller architectural sur le film.
On trouve également dans ce dossier un mot manuscrit de Bernard Oger à l’adresse de Rohmer : « Mr Claustre Raymond, architecte général de
Paris, 37 rue Julien Lacroix, 20e, tel, connaît toutes les rues de Paris [c’est nous qui soulignons] ». Cela fait écho au récit que nous a fait Cheryl
Carlesimo d’une exploration rue par rue venant combler les lacunes de la littérature architecturale sur le style art-déco :
« On a pris la carte de Paris et on s’est dit qu’on allait faire chaque rue de Paris et trouver toutes les maisons, tous les Roux-Spitz, toutes les façades des
années 1920-1930, qui ne sont pas connues112 . »

111
Les cotes de ces dossiers dans les archives de l’IMEC sont les suivantes : « Paris 1930 » (RHM 95.1), « Documentation sur l’architecture » (RHM 90) et « Ville Nouvelle »
(RHM. 91.2).
112
Entretien de Cheryl Carlesimo avec l’auteur.

43
Facsimilé recto verso des notes de repérages de Rohmer sur Paris 1930

44
Facsimilé recto verso des notes de repérages de Rohmer sur Paris 1930

45
Ces repérages ont été complétés par la consultation d’ouvrages et de documents historiques à la Bibliothèque nationale et notamment à
l’Institut national de cartographie, dont l’atmosphère et les collections fascinaient Rohmer, comme sa collaboratrice Cheryl Carlesimo, qui se
souvient :
« Il aimait beaucoup les anciennes gravures de Paris. Puisqu’on s’intéressait tous les deux à l’architecture, évidemment on aimait voir les vues du Paris
ancien, les vues de la rue. L’institut de cartographie a une incroyable collection de gravures, de lithographies, de milliers de dessins, de photographies, de
cartes. À l’époque c’était dans un sous-sol mystérieux, pour trouver quelque chose c’était très difficile, il y avait des cartons partout, il fallait y passer des
heures. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins magique qu’autrefois. On aimait aussi aller dans les petites bibliothèques anciennes et regarder dans les
livres113 … »

Les documents de repérages établis en majorité par Rohmer lui-même, couvrent les arrondissements suivants, que nous restituons dans
l’ordre et la terminologie du dossier : 14e (deux séances de repérages), 16e, 17e, 18e, 19e, Clichy, 15e, 1er , 2e , 7e, 11e, 12e,, 13e, 9e,, 10e , 5e, 6e, 8e.
Chaque liste d’adresses par arrondissement correspond à une séance de repérage spécifique et a sans doute été réalisée au cours d’une même
journée. Ces séances conduites en équipe, « un plan à la main », dessinent un parcours de la ville effectué à pied, de proche en proche, tout au
long des rues dans un mouvement de découverte de « l’architecture courante », selon la formule de « Mon idée sur Paris ». Si l’on traçait sur une
carte ce parcours des repérages rohmériens, son étoilement d’un arrondissement à l’autre, la priorité donnée aux quartiers périphériques sur le
cœur historique, témoignerait d’une perspective décentrée, laissée parfois au hasard des rues et ne prenant jamais les monuments ou les hauts-
lieux de la capitale comme ses point de repère ou de référence. Comme l’évoque Cheryl Carlesimo, le plan de Paris tenait une place centrale dans
cette promenade architecturale dont les méandres menaient aux lieux de prédilection rohmériens que sont les parcs et les jardins :
« On a parcouru toutes les rues de Paris un plan à la main. On utilisait le vrai plan de Paris, le petit carnet rouge. On avait aussi une carte plus grande dans
le bureau où on pouvait voir tout Paris, voir ce qu’on avait fait, en grand. On utilisait vraiment le petit plan de Paris et puis on se donnait un objectif chaque
jour. On se retrouvait souvent au métro, quelque part. Curieusement on faisait aussi les parcs, alors je lui disais qu’on ne trouverait pas de façades dans les

113
Entretien de Cheryl Carlesimo avec l’auteur.

46
parcs, mais il me disait que je devais découvrir les parcs de Paris, qu’il avait tourné un film parc Montsouris, un autre aux Buttes-Chaumont. Lui, il courait
dans le jardin des Plantes le matin. »

Les notes de repérages se concentrent sur des détails de l’architecture des immeubles art-déco, en particulier sur le dessin des portes et des
fenêtres, et comportent de petits croquis de la main de Rohmer (illustration ci-dessus). On y trouve notamment les annotations suivantes, qui
anticipent les conditions matérielles de réalisation du film : « Hôtel Acropole Bd Brune : Petits dessins très hauts, difficile à montrer, rien en
face » ; « 36 Bd Jourdan : jardin/mur (monter sur le mur pour la photo) (maison d’architecte) » ; « 216 Blvd Raspail : grand blvd pour photo » ;
« Square Monsouris, rue Douanier, sombre et étroit mais plein d’immeubles très intéressants ». Rohmer marque d’une étoile ou d’une astérisque
(légendée « photo »), les lieux dont il a pris ou compte prendre des clichés : ce sont aussi ceux pour lesquels il donne le plus de précision et
ajoute un dessin à l’occasion comme pour la grille « rondelles » de la rue de la Cité universitaire.
Ce parcours dans la ville était en effet rythmé par des arrêts fréquents pour prendre en photo les bâtiments. Cheryl Carlesimo se rappelle que
Rohmer possédait « plusieurs caméras [appareils] », ce qui leur permettait de prendre tous les deux des clichés du même motif. L’utilisation de
plusieurs appareils photographiques laisse également supposer que chacun des boîtiers était équipé d’une optique spécifique114. Le dossier
d’archives « Ville nouvelle » réunit l’ensemble des négatifs et des 236 tirages en noir et blanc et en couleur, de différents formats, réalisés pour
Paris 1930. Ces clichés ont été pris en contre-plongée, depuis la rue, et certains se concentrent sur des détails : la ferronnerie d’une porte, d’un
balcon, d’une loggia, d’un bow-window. Comparable à des « gros plans », Ils répondent aux notes et croquis du cinéaste, matérialisant les points
d’ancrage de sa vision « rapprochée » de l’architecture comme le mouvement de son regard sur la surface des façades. Cette série
photographique permet aussi d’anticiper la logique du filmage qui devait pour l’essentiel être réalisé en banc-titre et animer des images fixes par
des mouvements de caméra : « Tout serait fait par documents, reconstitution de certains mouvements d’appareils115 » ; « Faire un film sur

114
Nous avons lancé une enquête auprès de Cheryl Carlesimo, Pierre Lhomme et Barbet Schroeder au sujet de la pratique photographique de Rohmer (type(s) d’appareil(s) utilisés,
partage entre la pratique personnelle et professionnelle, intérêt pour la photographie contemporaine etc.), en attente de résultat.
115
Éric Rohmer, synopsis de Paris 1930 (1973)

47
l’architecture est une chose ingrate. Le sujet est inerte et il faut l’animer par des mouvements d’appareil et des effets de montage dont l’abus crée
une rhétorique116 . » Au verso des clichés sont notés le numéro et le nom de la rue permettant de localiser les bâtiments. Ces images sont classées
dans des chemises portant des titres de la main de Rohmer : « Le Haut des bâtiments », « Intérieurs », « Détails (balcons) », « Façades (??) », «
Façades (parties?) », « Miscellanées », « Ambiguës ». Ces photographies manifestent à la fois l’apparition d’un paysage vertical dans chaque
façade rencontrée et le caractère composite du style architectural parisien des années 1930, qui évoque tant la nature par son ornementation
florale géométrisée que l’architecture intégrée des grands paquebots (« On songe aux ponts superposés d’un paquebot », écrit Rohmer dans le
synopsis du film.)
Le dossier « Documentation sur l’Architecture »117 permet de reconstituer certaines sources qui sont venues à l’appuis des repérages et inclut
une série d’images légendées de bâtiments emblématiques de l’architecture 1930 et notamment de l’œuvre de Henri Sauvage, en particulier son
spectaculaire immeuble de la rue Vavin. Ces photographies sont probablement tirées de la revue Architecture Aujourd’hui où Cheryl Carlesimo
avait repéré des bâtiments des années 1931-1932, comme en témoignent ses notes. On trouve également deux numéros des Cahiers de l’ADIRES
traitant des « conditions de l’habitat » et de la « légitimité de l’aménagement », qui mettent en évidence l’intérêt naissant de Rohmer pour
l’architecture moderne contemporaine au moment où il rédige le synopsis de Paris 1930. L’article de Bernard Hamburger, intitulé De la diversité
architecturale, s’impose comme une source directe du texte de Rohmer « Mon idée sur Paris ». En effet, dans ce texte, tel qu’on peut le lire in
extenso dans le montage « Paris palimpsestes », Rohmer défend la diversité de l’architecture art-déco qui accroche le regard des passants par sa
plastique composite (immeubles à gradins, revêtement en céramique, ornementation florale), et anime l’uniformité du Paris haussmannien tout en
s’opposant à la pauvreté du fonctionnalisme contemporain.
116
Éric Rohmer, « Mon idée sur Paris » (1974)
117
Il comprend également le devis estimatif du court-métrage Paris 1930. Ce budget intègre les repérages, la recherche documentaire, les frais de photographie (y compris pour la
préparation), et précise la composition de l’équipe technique envisagée, la part du filmage en banc-titre, (importante étant donnée l’utilisation de photographies anciennes ou
contemporaines), la figuration, la location de décors intérieurs et extérieurs naturels, le défraiement des treize personnes prévues pour les 30 jours du tournage, et enfin le
défraiement du conseiller architectural (Roland Castro). Celui-ci, en plus d’accompagner Rohmer dans ses repérages parisiens, joue en effet un rôle singulier en le guidant dans la
découverte de nouvelles constructions en banlieue parisienne. Il lui enverra notamment un numéro de L’Illustration sur les logements ouvriers de Suresnes. Il l’introduit aussi
auprès des architectes et urbanistes Jacques Couëlle, Alain Houdin, Édouard Utudjian.

48
Après avoir décrit les archives du projet Paris 1930, nous proposons l’essai visuel « Paris palimpsestes » qui met en scène ce « film
invisible ». Sa mise en page sur deux colonnes placées en vis-à-vis soutient la confrontation du texte « Mon idée sur Paris », qui s’apparente à
une note d’intention où Rohmer insiste sur son point de vue de cinéaste, et la dernière version (25 minutes) du synopsis de Paris 1930. Cette
présentation juxtaposée entend tout d’abord montrer les liens internes entretenus par ces deux textes dont les points de vues dialectiques ou
complémentaires, oscillant entre général et particulier, permettent d’appréhender finement la position de Rohmer. Par ce travail de mise en regard
soutenue par un jeu typographique en grisaille, nous tenterons une lecture intertextuelle voulant mettre en relief les thématiques qui traversent
l’œuvre de Rohmer dans ces années 1960-1970. À cet appareil de textes nous viendrons superposer des séquences iconographiques nourries des
riches références rohmériennes comme de photogrammes de ses films (dont certains incluent des sous-titres en anglais, afin d’évoquer leur
dimension sonore et discursive). Nous mettrons ainsi en relation directe images et textes afin de dépasser les modalités de lecture chronologiques
et d’instaurer une diachronie dynamique entre les œuvres, à l’instar de la pratique rohmérienne de l’archive.

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ESSAI VISUEL : « PARIS PALIMPSESTES »

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II. LA FABRIQUE DE LA VILLE : LE CINÉASTE ET L’ARCHITECTE

« C’est par le détour de la vie que nous arriverons à l’architecture.


C’est cette vie qui servira de trait d’union entre le point de vue du cinéaste et celui de l’architecte. »
Éric Rohmer, Architecture Présente118

1. La figure démiurgique de l’architecte

Rohmer a un rapport ambivalent, à la fois de fascination et de peur, à la figure de l’architecte en tant qu’il détient le pouvoir exorbitant de
créer et de détruire la réalité. Dans le texte séminal de sa pensée sur l’architecture, « Architecture d’Apocalypse » (1955), il condamne
l’architecture moderne et les excès du fonctionnalisme incarnés par l’intransigeance du plan Voisin où Le Corbusier prône la destruction massive
du Paris historique. Rohmer oppose frontalement l’architecte-démiurge et le cinéaste, qui, lui, se mettrait au service de la réalité :
« Le cinéaste prend le monde tel qu’il est ; l’architecte le modifie. Sa responsabilité est effrayante puisqu’il ne peut construire sans détruire. […] Un peintre
n’a pas besoin de détruire les œuvres de ses prédécesseurs pour faire son tableau, un cinéaste ne met pas le feu à la Cinémathèque pour réaliser son film.
L’architecte n’hésite pas à le faire, car il fait œuvre dans la réalité119. »
Dans un entretien tardif, Rohmer ira jusqu’à qualifier Le Corbusier « d’ennemi intime120 », violence verbale qui fait écho à la célèbre réplique
de l’instituteur conservateur joué par Fabrice Lucchini dans L’Arbre, le maire et la médiathèque : « Il faut supprimer la peine de mort, sauf pour

118
Éric Rohmer, Architecture présente, projet de film, IMEC, dossier « Ville nouvelle » (RHM 88.2).
119
Éric Rohmer, « Le Celluloïd et le marbre : V. Architecture d'Apocalypse », Cahiers du cinéma, n°53, décembre 1955, p. 22-30.
120
Entretien avec Éric Rohmer, par Philippe Fauvel et Noël Herpe, Le Celluloïd et le Marbre, op. cit., p. 156.

72
les architectes ! ». Sa position l’inscrit aussi dans la tradition hugolienne de la « Guerre aux démolisseurs121 ! », qui se dresse contre la barbarie
d’une destruction organisée du legs architectural des siècles passés. Dans son court-métrage pour la télévision scolaire consacré à l’œuvre
graphique et littéraire du poète (Victor Hugo, architecte, 1969), Rohmer insiste sur ce combat contre le massacre de l’architecture médiévale ou
romane, la défiguration de la cathédrale Notre-Dame de Paris par Viollet-le-Duc, et les pastiches néo-gothiques ou néo-classiques. Les
« intentions pédagogiques » manifestent sa pleine adhésion à l’éthique patrimoniale de l’écrivain, figure de l’artiste militant :
« Enfin, on ignore trop quelle activité déploya Victor Hugo au sein du comité des Arts et Monuments. Son attitude à l’égard des vestiges du passé nous paraît
exemplaire. Il sait que leur sauvegarde ne peut nuire, bien au contraire, au double progrès dans l’ordre et dans l’art dont il s’est fait le champion. Voyez
comme il déjoue les sophismes des démolisseurs et leur démagogie.
Etre de son temps, c’est aimer le passé, dit-il en substance, car le goût de l’histoire est un apport du XXe siècle. Quelle meilleure réplique à certain
vandalisme qui n’a pas rendu les armes, que cette phrase écrite à la veille de sa mort : “Paris est la ville de l’avenir. Pourquoi ? Parce qu’elle est la ville du
passé.” »

On trouve dans les archives du cinéaste la preuve de son engagement précoce pour la préservation de l’architecture ancienne. Cette posture
s’est publiquement affirmée dans les années 1970-1990, avec l’opposition de Rohmer à la construction de la tour Montparnasse, du Centre
Pompidou, de la Bibliothèque nationale de France, comme par son soutien au mouvement écologiste. Dès 1953, il écrit avec François Truffaut un
scénario inédit et non réalisé122 (conservé dans les fonds de la Cinémathèque française), L’Église moderne, parodiant la nouvelle « religion » de
l’architecture moderne, qui imposerait ses principes jusque dans les villages sans se soucier de l’avis des habitants. Le dépouillement des fonds
de l’IMEC, permet de retrouver divers bulletins d’adhésion, tracts et articles émanant de sociétés de défense du patrimoine architectural ou des
paysages qui émergeaient alors dans toute la France en réaction aux abus de la politique d’aménagement du territoire. Une carte d’adhérent à
l’ « Association de sauvegarde du village de Charonne » ; un numéro spécial du « Bulletin de la société pour la protection des paysages et de

121
“Guerre aux démolisseurs”, Victor Hugo, Revue des Deux Mondes, tome 5, 1832, pp. 607-622.
122
conservé dans le fonds « François Truffaut » : « Documentation sur Eric Rohmer » de la Cinémathèque française TRUFFAUT564-B322

73
l’esthétique de la France » daté de février 1968, intitulé « Les trésors du quartier des Halles à Paris » ; un tract de l’association de quartier
« Bercy-Village » contre la destruction des entrepôts de Bercy prévue par l’Atelier d’urbanisme de la ville de Paris et qui réclame le maintien
d’une tissu urbain associant lieu de travail et lieu de vie, ainsi qu’un article du Quotidien de Paris123 sur la reconversion des entrepôts.
Ce rapport de simple antagonisme entre le cinéaste et l’architecte, se double dans le cinéma de Rohmer, de manière plus allusive, de figures
d’artistes-architectes suggérant une relation plus ambivalente voire fusionnelles entre ces deux types de créateurs. Il semblerait ainsi que, pour
Rohmer, l’architecte symbolise par excellence le pouvoir génésique de projection propre à l’artiste, par sa faculté à concevoir l’ « organisation de
l’espace ». Sa thèse de doctorat sur le Faust de Murnau, esquisse d’ailleurs une conception quasiment architecturale de la mise en scène. Formes
symboliques, rapports plastiques, reliefs, partition ombres/lumières, y sont interprétés comme les principes d’ordonnancement de l’espace
filmique. Thomas Clerc le suggère dans son beau portrait de « Rohmer l'urbain124 » : « L'architecture, ou plutôt l'urbanisme, est le grand fantasme
rohmérien ». En témoigne, souligne-t-il, cette « obsession de la planification » qui sous-tend aussi bien la conception préalable de ses films que
ses personnages toujours « en quête de plans de campagne ou de programmes de vie ». À l'instar du bâtisseur, Rohmer poursuivrait ainsi une
pratique du cinéma vécu « comme un art vivant, constructif, en raison de son rapport direct au monde » et capable d'en « exprimer la totalité ».
Le cinéaste lui-même le confirme dans une formulation tout factuelle :
« Quand on dit que je suis un cinéaste de la ville, on veut peut-être dire que la ville, je la montre. Parce qu'il y a des gens qui situent leur histoire à Paris, et
finalement on ne voit que des intérieurs. Donc je suis cinéaste de l'environnement, disons ce mot plutôt que décor qui est un peu limitatif. […] L'urbanisme
m'intéresse beaucoup125. »

Dans le moyen-métrage La Sonate à Kreutzer qu’il réalise en 1956, Rohmer joue lui-même le rôle du principal personnage : un architecte.
Calculateur et paranoïaque, celui-ci s’arroge un droit de vie et de mort sur sa femme qu’il finit par assassiner. Si le scénario propose un cas

123
Article du 30 janvier 1975.
124
Art. cit., pp. 95-111.
125
Entretien du 12 juillet 2007 cité par Jacqueline Vergnault-Scieux, art. cit., p. 150.

74
extrême de la figure totalitaire et destructrice de l’architecte, Rohmer interprète le personnage avec une violence expressionniste qui, au-delà du
burlesque, suggère une très forte identification du cinéaste à sa créature. Cette figure de l’excès évoque les personnages obsessionnels et
névrotiques du scénario non tourné Un fou dans le métro126 (1963) et du film Place de l’Étoile (1964), dont les traits et rituels seraient inspirés
des habitudes rohmériennes. En effet, d’après Barbet Schroeder : « Il y a là une clé pour comprendre Rohmer. Le fou, c’est aussi un peu lui,
comme le personnage de Place de l’Étoile. C’est quelqu’un qui était beaucoup plus complexe qu’il n’en avait l’air127. ». Ils ont tout
particulièrement en commun ce désir de maîtrise qui renvoie à la position du metteur en scène. Le motif récurrent de l’architecte au travail dans
La Sonate à Kreutzer, montre Rohmer face à une page blanche, sous un éclairage artificiel, dessinant des formes géométriques fondamentales -
cercle, triangle, rectangle - selon une appréhension proprement schématique de la perception et de la production de l’espace, du réel.
Avec Victor Hugo, architecte, le cinéaste ne fait pas qu’opposer le poète à l’architecte-démolisseur, il sait aussi voir l’écrivain comme un
architecte à sa manière : « Ses croquis sont d’un architecte, plus que d’un paysagiste ». Selon lui, le goût d’Hugo pour les formes géométriques
(pyramide, triangle, V renversé) comme son « trait simplificateur » révèlent combien la vision poétique s’apparente à la saisie synthétique et à la
mise en forme du réel qui président au geste architectural. Il apparaît aussi que Rohmer lui-même était particulièrement sensible à ce pouvoir
productif des formes, depuis les parcours labyrinthiques qui structurent ses fictions jusqu’au nom et au logo des Films du « Losange » qui
pourraient incarner cette géométrie première capable d’enfanter des mondes. À Philippe Fauvel qui l’interroge sur l’importance du triangle et du
losange dans son cinéma, il répond :
« Les formes, j’en suis conscient. Quand je tourne, je n’y pense pas toujours mais elles arrivent quand même. Il ne faut pas trop y penser ! Les grands
cinéastes créateurs de formes (comme Hitchcock, Murnau, Lang) n’y pensaient pas tellement, mais elles sont là128. »

126
« Un fou dans le métro », scénario, IMEC, fonds Éric Rohmer, (RHM 85.7).
127
Cité par Antoine de Baecque et Noël Herpe in Friponnes de porcelaine, Stock, 2014, p. 260.
128
Entretien in Le Celluloïd et le Marbre, op. cit.

75
Photogramme de La Sonate à Kreutzer, 1956

76
Cette conception le rapprocherait finalement des architectes et paysagistes de l’AUA (Atelier d’Urbanisme et d’Architecture) avec lesquels
il réalisera en 1975 le film documentaire La forme de la ville. Ils y présentent les maquettes et plans de leurs réalisations dans le quartier de
l’Arlequin de la ville nouvelle Grenoble-Echirolles et le projet qui vient de remporter le concours d’Évry. Rohmer écrit dans le synopsis du film,
retrouvé dans les archives de l’IMEC129 :
« Ici, l’on montrerait comment la ville s’inscrit dans l’espace et quelle est l’importance de sa forme (exemples anciens et modernes). La forme de la ville
comme son dessin, dans le paysage ou en plan, sont très importants. La forme de la ville, avec ses axes, est plus importante que le programme
[architectural]. »

Il se fait ainsi le porte-parole de la vision de la ville qu’ont les jeunes architectes engagés de l’AUA (Paul Chemetov, Henri Ciriani, etc.), qui
discutent à bâtons rompus au sein de cet atelier pluridisciplinaire130. Les projets d’aménagement de ce groupe manifestent à l’époque un souci
pionnier du paysage, privilégiant l’intégration des édifice dans leur environnement et la constitution d’un véritable « tissu » urbain. L’accent est
mis sur la création d’une circulation organique au sein d’un ensemble urbanistique – à l’inverse du « zonage » entre lieux de résidence, lieux de
travail et espaces de transit préconisé par la logique fonctionnaliste. On comprend qu’un tel « programme », fondé justement sur la prise en
compte des pratiques ordinaires de l’espace, ait pu avoir l’approbation du cinéaste « piéton ». Il affirme aussi, conceptuellement et visuellement
son goût pour la vue de la ville, « son dessin, dans le paysage ou en plan », cette forme qui n’est pas qu’une représentation mais conditionne
l’expérience du monde des citadins.
Le mouvement pendulaire du cinéma rohmérien va de la vision rapprochée du marcheur, qui perçoit la ville en contre-plongée, à la vue
surplombante de l’architecte, qui la saisit comme « forme ». Les deux modes de représentations, complémentaires, suggèrent que le cinéaste
oscille entre la restitution de l’expérience commune et le point de vue suprême, celui du « Grand Architecte ». Cette ambivalence nourrit chez
Rohmer un imaginaire cartographique, où le quadrillage du terrain génère le dessin de la carte. On remarque ainsi que le motif du plan est
129
Dossier 89.3 La forme de la ville.
130
Fondé par le sociologue et urbaniste Jacques Allégret en 1960, l’Atelier d’urbanisme et d’Architecture a été longtemps organisé en coopérative, réunissant architectes, géographes,
décorateurs, juristes, etc.

77
récurrent dans la filmographie du cinéaste, qu’il s’agisse de vues aériennes, de vues cavalières depuis un poste d’observation en hauteur ou de la
présence de cartes dans le champ. Le Signe du Lion, notamment, est émaillé de points de vue à vol d’oiseau sur la ville qui entrent en tension
avec le parcours sisyphéen du personnage principal, littéralement à la rue, rivé au sol, condamné à errer sans relâche. On pense au plan de Paris,
accroché au mur près de son lit dans les premières séquences, mais aussi à la vue aérienne mise en mouvement par le travelling au cœur du film,
ou aux cartes des constellations sur lequel il se conclut131.
Dans Ma nuit chez Maud, comme l’indiquent les brouillons du scénario, la « forme en escargot » de la ville constitue le principe générateur de
la fiction. Le héros, qui vit sur les hauteurs de Clermont-Ferrand, passe de ce belvédère depuis lequel la ville se donne à voir entièrement, à une
traversée immersive où il est pris aux rets de la spirale des rues, au volant de sa voiture. Cette dialectique des positions du regard reflète la dualité
psychologique du personnage, ourdissant « ses plans » et affermissant ses principes depuis son poste d’observation, mais jouet en définitive des
obstacles que lui oppose le hasard, des angles morts de sa propre pensée.

131
Ces motifs on été analysés en détail par Roland François Lack dans son article « The Signe of the Map : Cartographic Reading and Le Signe du Lion », Senses of Cinema 54,
2010.

78
PLACE&DE&L’ETOILE,&1965&

Photogramme de Place de l’Étoile, 1964 (vue aérienne) Photogramme du Signe du Lion, 1959

79
2. Portraits de villes

« Peut-on encore fabriquer des villes aujourd’hui ? », telle est la question directrice du documentaire Enfance d’une ville (1975), réalisé par
Rohmer en collaboration avec Jean-Paul Pigeat. Le sujet est d’actualité à l’heure de la création de cinq villes nouvelles autour de Paris en
application du Schéma directeur de la région parisienne établi par Paul Delouvrier en 1965. L’intérêt de Rohmer pour les processus de fabrication
du tissu urbain, depuis la conception urbanistique jusqu’à la phase de construction en passant par le traitement des matériaux, est déjà ancien.
C’est d’abord par l’étude de sujets historiques tels Victor Hugo, architecte ou Nancy au XVIIIe siècle (1968), que le cinéaste s’interroge à la fin
des années 1960, sur les acteurs, les outils et les représentations de la fabrique de la ville. Le court-métrage Nancy au XVIIIe siècle, film de 19
minutes, réalisé pour la Radio-télévision scolaire (RTS) à destination des classes de lycée, s’inscrit dans la série « Mieux voir ». Filmé
principalement en banc-titre à partir de gravures d’époque et de photographies, il décrit la construction et l’esthétique de la Place royale et de la
place des Carrières bâties par Stanislas, roi de Pologne.
En mettant en facteur Enfance d’une ville, l'un des films de la série « Ville nouvelle », et Nancy au XVIIIe siècle, nous voulons montrer la
communauté d’inspiration de ces représentations rohmériennes de la naissance de la cité : la ville historique et la ville nouvelle. Cette
comparaison nous permet de vérifier que pour Rohmer des principes identiques régissent à trois siècles de distance de telles entreprises
urbanistiques. Ce rapport établi entre passé et présent, met ainsi en évidence la démarche d’« archéologie du contemporain » revendiquée par le
cinéaste dans son projet de film Architectopolis : « Reconstituer cet effort architectural contemporain français, comme les archéologues ont
reconstitué Pompéi, en partant des œuvres les plus typiques parmi celles construites ces dernières années132. »

132
Éric Rohmer, Architectopolis, projet de film, IMEC, fonds Éric Rohmer, dossier « Ville nouvelle » (RHM 88.1).

80
Nancy au XVIIIe siècle

À cet égard, Nancy au XVIIIe siècle est particulièrement éloquent. S’il débute et se conclut sur des prises de vues documentaires de la place
Stanislas et de la place de la Carrière, l’essentiel de ce film en noir et blanc est constitué de documents d’archives qui retracent les principales
transformations de la ville, du Moyen-Âge à l’époque moderne. Plans, élévations, gravures et photographies anciennes nous font traverser
l’histoire de la cité pour mettre en exergue le grand moment d’invention urbanistique et technique que fut le XVIIIe siècle.
Qui contribue alors à changer la morphologie de Nancy ? Rohmer choisit de faire le portrait, au sens propre, des principaux protagonistes des
travaux en puisant dans l’iconographie de l’époque. Il remonte d’abord la « chaîne de production » jusqu’au commanditaire, Stanislas
Leszczynski, roi de Pologne exilé en France, fait duc de Lorraine, dont la portrait de cour a conservé les traits. Mécène des arts, celui-ci se
consacre à l’embellissement de sa ville d’adoption et entreprend la construction de la place Stanislas en l’honneur du roi Louis XV, son beau-fils,
qui lui assure sa protection. Rohmer présente également le portrait de l’architecte baroque Léopold Emmanuel Héré de Corny, chargé de la
conception et de la réalisation des édifices et monuments de la place.
Puis une gravure d’époque le fait apparaître dans l’exercice de son métier, au contact des ouvriers avec lesquels il bâtit la ville. Ceux-ci sont
les acteurs anonymes des métamorphoses urbaines auxquels Rohmer entend rendre hommage. Un gros plan sur la gravure permet ainsi de
discerner à l’arrière-plan les visages, presqu’invisibles à l’œil nu, de ces hommes en train de forger. Rohmer systématise ce procédé en effectuant
une série de zooms sur une vue panoramique de la place Stanislas en chantier, mettant au premier plan le labeur des bâtisseurs. Par le changement
d’échelle, les porteurs, les tailleurs de pierre, les maçons ou ceux qui creusent les fondations ne sont plus de simples silhouettes réalisant le grand
dessein du prince et de l’architecte. Ils apparaissent comme les auteurs collectifs du nouveau dessin de la ville.

81
Photogramme de Nancy au XVIIIe siècle, 1968.

82
Cette mise en avant du savoir-faire des acteurs du changement urbain - le prince, l’architecte, le « petit peuple » des ouvriers - se double d’un
déplacement de l’attention vers les témoins de cette transformation. Ceux-ci traversent, habitent, investissent la place en chantier. Ainsi des deux
enfants qui se balancent sur une planche de bois, de la dame noble qui se déplace en chaise à porteurs ou de l’invalide de guerre (selon
l’hypothèse de Rohmer en voix off) qui fait l’aumône. Cette « vision rapprochée133 » de la fabrique de l’espace public au XVIIIe siècle fait donc
incidemment le portrait vivant de cette société disparue. Enfin, comme le rappellent les monuments érigés à la gloire du pouvoir royal, la ville est
le lieu d’inscription du symbolique et de l’histoire officielle.
La manière de filmer de Rohmer témoigne de ce « goût de l’archive » consistant notamment, d’après Arlette Farge, à être sensible à la voix,
au point de vue des oublié(e)s de l’histoire, exhumés par l’analyse attentive des documents. Ce raisonnement généralement appliqué à
l’exploitation des archives écrites trouve chez Rohmer avec le micro-filmage en banc-titre une dimension visuelle. Le cinéaste veut restituer les
récits de vie non héroïques comme les bribes d’une opinion publique, à travers le commentaire en voix off.
La stratégie de décentrement opérée par ses plans rapprochés remet en question la « distance raisonnable » assignée au spectateur par la
composition, pour reprendre les termes de l’historien d’art Daniel Arasse. Cela nous permet de déceler ces détails périphériques, apparemment
anecdotiques, parfois microscopiques, qui suggèrent d’autres points de vue sur le monde social et la vie urbaine que la perspective du prince - ce
point focal de la représentation construit pour le regard du roi et du pouvoir dans la salle du théâtre à l’italienne ou depuis le balcon central des
places royales.
Quelles sont les procédures intellectuelles et les procédés techniques qui président à la transformation de l’espace urbain ? L'étendue, les
proportions et le style de la place Stanislas furent conçus et dessinés jusque dans les moindres détails sous la forme de plans et d’élévations.
L’architecte est aussi géomètre comme nous le rappelle les instruments techniques figurant sur le tableau allégorique célébrant la construction de
la place. C’est lui qui trace à partir de ses « repérages » dans l’espace et de ses calculs, le plan géométral et l’élévation en perspective des
bâtiments à construire. Le travail de conception urbanistique est magnifié par les représentations de l’époque où l’architecte tient une place

133
Selon l’expression de Daniel Arasse dans Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

83
prestigieuse et politique. Une fois la construction achevée, en 1753, les plans et élévations réalisés par Emmanuel Héré prirent en effet la valeur
de document officiel attestant la dévouement de Stanislas au roi de France, auxquels ils sont dédicacés.
Par le montage, Rohmer souligne le statut génétique de ces traces matérielles du processus de création de l’espace urbain. Il s’agit de nous
faire suivre le mouvement de l’invention, de la projection de l’idée sur le papier à l’ouvrage achevé. Ainsi, il choisit de raccorder par un fondu à
l’image trois plans successifs de l’Arc de triomphe construit en l’honneur de Louis XV : un gros plan sur une élévation, une vue d’ensemble du
dessin des ornements sculptés et un plan fixe du monument tel qu’il se présente en 1968. Inhabituellement lent, le fondu crée pendant près d’une
seconde un effet de surimpression entre ces différents types de représentation.
Le pouvoir de transformation du réel que possède l’architecture s’y condense dans le passage d’une représentation de la représentation à une
représentation de la réalité. L’Arc de triomphe, bâti en 1753, existe toujours au présent du tournage, dans le monde profilmique. Le saut
temporel signalé par le changement de statut de l’image montre que nous vivons, souvent sans même le remarquer, dans un paysage fabriqué,
hérité de l’histoire. Rohmer utilise le même procédé, dans le sens inverse, pour passer d’un plan fixe sur les décors baroquisants des grilles en fer
forgé de la place royale à la ligne claire d’un dessin à l’encre noir représentant la lanterne accrochée au bec d’un coq. L’apport analytique du
montage de Rohmer consiste alors, symétriquement, à ramener le fer à l’épure du trait, l’espace urbain au geste créateur.

Pages 64 et 66 : photogrammes du film Nancy XVIIIe siècle, 1968

84
85
Dans ce film didactique, Rohmer se sert d’anciens plans de la ville, du Moyen-Âge au XVIIIe siècle, pour illustrer les métamorphoses de
Nancy. Le choix de ces documents permet aussi de suivre l’évolution des techniques de représentation cartographique au fil des siècles, depuis
l’espace bidimensionnel de la carte moyenâgeuse qui étage sur un même plan des bâtiments vus de profil, en passant par la vue cavalière qui se
développe au XVIe siècle avec la technique de la perspective, jusqu’à la vue aérienne, son prolongement contemporain. Rohmer choisit en effet
de placer une photographie aérienne de l’ensemble de la ville après une série de vues cavalières des deux grandes places de Nancy, comme si elle
en effectuait la synthèse. Le cinéaste est fasciné par les modalités historiques successives de ce point de vue en surplomb offrant une image de la
« forme de la ville ». La structure de cet essai filmé le met en évidence par le changement de médium, du dessin cartographique à la reproduction
mécanique. Au XIXe siècle, les premières vues aériennes prises en ballon par le photographe Nadar transforment radicalement la vision du
paysage urbain. La représentation « à vol d’oiseau » de la topographie exacte d’un lieu n’est plus un fantasme d’architecte ou un relevé de
géomètre, partant d'observations et de mesures faites par nécessité au sol, mais un point de vue réel capté par l’œil de l’objectif.
Les mouvements de travelling latéraux ou avant diégétisent ces images fixes et créent un certain effet de réel. Guidé par la voix off de Rohmer
et par le point de vue de la caméra, le spectateur est invité à se promener avec lui dans la ville en devenir. Cette promenade virtuelle se fait par
glissements spatio-temporels : les panoramiques, droite/gauche puis gauche/droite, qui accompagnent le passage d’une carte à l’autre font en
effet coïncider la translation dans l’espace et le déplacement dans le temps.
Enfin, Rohmer multiplie les gros plans sur les figures anthropomorphiques qui animent l’architecture : détails sculptés, regard de pierre des
statues. Les Amours, les dieux et déesses qui peuplent les fontaines de style rocaille apparaissent comme des créatures de l’architecte, incarnant
le processus génésique par lequel la matière inerte se fait chair. Si ces figures humaines témoignent d’un monde imaginaire à l’image de
l’homme, la manière dont Rohmer filme ce monde créé tient de l’hymne à la beauté native du réel, comme il le revendique ici :
« Non seulement il y a une beauté, un ordre du monde, mais il n’est de beauté, d’ordre que du monde. Car comment l’art, produit humain, égalerait-il la
nature, œuvre divine, Il n’est au mieux que le révélateur dans l’Univers, de la main du Créateur134. »

134
Entretien avec Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli, Serge Daney et Jean Narboni, cité dans Cahiers du cinéma n° 219, p. 52.

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Enfance d'une ville

Avec Enfance d’une ville, il s'agit pour le cinéaste de poser au présent, pour le cas du nouveau Cergy-Pontoise, la question de la création de
la ville du point de vue des planificateurs, des urbanistes, des architectes, des habitants. Les tensions entre les différents acteurs et témoins de ce
processus de transformation de la cité étaient déjà mises en scène dans Nancy au XVIIIe siècle par le dispositif de micro-filmage en banc-titre de
gravures et peintures historiques. Dans Enfance d’une ville, Rohmer organise la confrontation des discours des témoins contemporains de
l’aménagement du territoire. Il se souvient ainsi :
« En 1975, j’avais réalisé Ville nouvelle, une série de quatre émissions pour la télévision, sur l’urbanisme et ces projets de création ex nihilo décidés dans les
années 60 sur la proposition de Paul Delouvrier puis construits à partir du début des années 70. J’avais rencontré des architectes, des urbanistes, tous ces gens
qui s’agitaient, des idées plein la tête, autour des Etablissements publics d’aménagement des villes nouvelles. Les premiers habitants venaient d’arriver et ils
ressemblaient à des pionniers. Eux aussi avaient beaucoup d’idées et se rencontraient dans une vie associative très intense135. »

La comparaison du film réalisé à Cergy-Pontoise en 1975 par Rohmer136 avec d’autres émissions de télévision consacrées alors aux villes
nouvelles et à la banlieue parisienne à l’époque, permet de mieux cerner la spécificité de sa construction narrative et de sa mise en scène. Le
cinéaste opte pour un film fondé sur une polyphonie d’entretiens avec l’ensemble des acteurs, plutôt que de filmer une simple visite de chantier.
Ce topos des journaux télévisés de l’époque privilégie le point de vue de l’architecte sur la ville en construction, comme le montre tout
particulièrement le numéro du magazine télévisé La France défigurée consacré à la visite de la Grande-Borne avec son architecte Emile Aillaud.
Le choix de Rohmer pour Enfance d’une ville reflète cependant le goût du témoignage qui se développe à partir des années 1960 à la radio, au
cinéma, à la télévision. Comme le constate dès 1966, Edgar Morin137, l’interview télévisée devient alors le moyen d’une individualisation de
l’appréhension des problèmes de société. Celle-ci a pour effet l’émergence de figures génériques : les décideurs, que Morin désigne comme « les
135
Antoine de Baecque, « Architecture-fiction », Libération, 29 mars 2002.
136
Rohmer est crédité comme réalisateur tandis que Jean-Paul Pigeat apparaît comme producteur.
137
Edgar Morin, « L’interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision », Communications, n° 7, 1966.

88
Olympiens », et l’homme de la rue. Ce couple d’opposés pourrait servir de modèle à la confrontation orchestrée par Rohmer entre le discours des
experts et la parole des citoyens. Il oppose ainsi, dans la première séquence de son film, au discours de Bernard Hirsch, directeur de
l’établissement public d' aménagement de Cergy, la parole d’un paysan exproprié, M. L’Échaudé138.
Si les entretiens qui forment la trame d’Enfance d’une ville ont bien été réalisés pour la télévision et avec ses moyens (en son synchrone, et
tourné en 16 mm), s’agit-il pour autant de simples interviews télévisées ? Selon nous, Rohmer emploie cette technique pour construire une
forme-sens originale, qui se fonde sur un acte de montage, un acte de pensée de l’auteur. Ce montage d’interviews dresse un portrait polyphonique
du processus dialectique que constitue la fabrication de la ville. Planification, expropriation, et construction en sont les moments successifs, ressaisis et
restitués à travers la pluralité des points de vue des acteurs locaux : aménageurs, architectes, urbanistes, expropriés, habitants, élus, etc. Le dialogue au
long cours avec Bernard Hirsch sur sa vision de Cergy, qui sert de fil rouge à l’émission, est régulièrement entrecoupé par d’autres témoignages venant
le contredire ou nuancer ses affirmations. La structure du film fonctionne par ce moyen comme un dispositif critique de la raison planificatrice
incarnée par l’aménageur.
Les propos des architectes, des gestionnaires et des habitants soulignent les incohérences du programme, et finalement la contingence du
plan censé ériger la ville idéale. Ainsi, d’après le responsable des transports, M. Roulet, la séparation des circulations, initialement prévue, s’est
avérée défigurer le paysage par la création d’autoroutes à une échelle disproportionnée et imposer aux piétons des parcours pré-tracés entravant
leur libre cheminement et la circulation organique sur le site. Le film n’est pas pour autant une charge contre le projet de création de villes
nouvelles autour de Paris, qui séduit Rohmer si l’on en croit le texte « Mon idée sur Paris » :
« Je suis pour les villes nouvelles. Il y a eu dans l’histoire des villes champignons tout à fait viables. Pourquoi ne raterions-nous ce qu’ont réussi les
Romains, les Yankees et même les colons français ? Quant à savoir où construire ces villes et comment, ce n’est pas mon affaire. »

Confronté au terrain lors de la réalisation d’Enfance d’une ville, un an après, Rohmer ironise sur les certitudes de l’aménagement triomphant,
alors au sommet de son interventionnisme. Il interroge subtilement la pertinence de plans tracés « hors sol », depuis Paris, et la place mineure

138
[00:01:20 – 00 :04 :00]

89
assignée à la perception et aux pratiques de la ville par les habitants. Par le traitement formel de ce documentaire, Rohmer cherche à appréhender
« l’image de la ville » fondée sur la représentation qu’en ont ses usagers, au sens défini par Kevin Lynch139, géographe dont la pensée forme alors
la référence d’une nouvelle approche visuelle de l’espace urbain. On sait par l’étude de ses archives l’intérêt porté par Rohmer aux idées de
Lynch qui forment le fond du débat contemporain sur l’architecture et l’aménagement porté par les Cahiers de l’ADIRES notamment :
« Ces qualités d’une ville sont analysées par Kevin Lynch sous les termes de lisibilité qui est la qualité d’une ville dont les formes se comprennent aisément,
et d’imaginabilité, quand ces images sont suffisamment distinctes et organisées pour que l’habitant puisse les conserver dans sa mémoire. »140

La série de portraits qui compose Enfance d’une ville permet de multiplier les points de vue cinématographiques pour mieux dessiner l’image
de Cergy. En filmant chaque témoin interviewé sur son lieu de vie ou de travail, Rohmer nous livre à la fois une description de la topographie de
la ville et des perspectives singulières sur un espace désormais investi, interprété et transformé par ceux qui l’habitent. Le panorama des
transformations du paysage urbain est introduit par le cinéaste au moyen de quelques plans larges et fixes vus de haut, d’une manière
surplombante, et dont toute figure est absente. Ces images incarneraient le point de vue régalien, celui du planificateur. Le film cependant est
essentiellement constitué par des scènes d’entretiens tournés en plan moyen, en intérieur et en extérieur. Cet état des lieux fait de l’interviewé la
mesure de son cadre de vie et construit une vision rapprochée qui s’oppose à celle du planificateur. Ces images centrées sur la figure montrent la
ville comme le fond de l’action humaine. Elles saisissent par l’échappée d’une fenêtre ou en arrière-plan des déplacements, des vue partielles,
orientées, incidentes de ce qu’est la ville vécue.
La ligne narrative d’Enfance d’une ville se fonde aussi sur une distribution démocratique de la parole. Rohmer noue ainsi la question de la
représentation de la ville et celle de la représentativité des témoins invités à en parler. Alors que seul Bernard Hirsch avait à l’époque voix au
chapitre dans les journaux télévisés consacrés à Cergy-Pontoise, ce film veut mettre en avant la parole des habitants. Les associations de
résidents y soulèvent le problème de la non-représentation politique des nouveaux habitants de l’entité administrative de la ville nouvelle. Ces

139
Kevin Lynch, L’image de la cité (1960), Dunod, 1969.
140
Bernard Hamburger, “De la diversité architecturale“, Les Cahiers de l’ADIRES n°2, « L’habitat », décembre 1972, p. 19-33

90
derniers n’ont pu choisir les élus qui siègent dans les instances de décision. Le recueil de ces témoignages fait du film un concert de voix
dissonantes, utopie d’un modèle de dissensus démocratique. La dimension politique du film est à replacer dans le contexte de l’époque. Ces
mots du grand commis de l’État Paul Delouvrier, se remémorant son action à la tête de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région
parisienne (IARUP) en rendent compte :
« Comme la fameuse question de l’urbanisme et de la démocratie est toujours posée, on s’apercevra, dans le récit de la naissance du schéma directeur que, si
la démocratie avait fonctionné au sens plein du terme, il n’y aurait jamais eu de schéma directeur141. »

L’entretien réalisé par Rohmer avec Bernard Hirsch souligne également la désinvolture de cet ingénieur des Ponts chargé du projet lorsqu’il
aborde la question des expropriations des cultivateurs maraîchers dont les terres occupaient le site de la future préfecture. Cette attitude trouvera
encore écho dans ses mémoires où il mentionne les résistances rencontrées : « Au moment où il fallait libérer les terrains, les agriculteurs
s’apprêtaient à s’y incruster ». La séquence du film consacrée au paysan exproprié, M. L’Échaudé, en présente l’exact contre-champ :
« Tout autour de la préfecture c’était cultivé jusque, disons, il y a trois ans. Ces cultivateurs qui étaient sur le plateau où maintenant la ville nouvelle continue à
s’élargir se sont retrouvé dans cette zone agricole, qui leur a été laissée mais qui se prête beaucoup moins à la culture maraîchère. »

La mise en scène distancée de Rohmer souligne notamment la déréalité du point de vue surplombant de l’aménageur. Hirsch se targue
d’inventer une « ville-paysage » fondée sur la spécificité d’un territoire en commentant « la forme en fer à cheval » de Cergy sur plan. La
projection géométrale de l’espace vu d’en haut nous parle d’une ville qui n’existe pas et ne peut exister. Ce regard dénote le rôle démiurgique de
l’aménageur en même temps qu’il révèle la déformation de sa vision. Le titre du film, Enfance d’une ville, conteste d’emblée la conception
mécaniste de la ville, désignée comme sujet par l’emploi de la métaphore anthropomorphe - l’enfance - et du génitif subjectif. Elle serait ainsi
dotée d’une unité organique dont la croissance dépendrait du temps. Si Rohmer affirme dans la conclusion de l’émission que « les villes
nouvelles n’ont pas d’histoire », au sens où ce sont des créations contemporaines, il pose l’aléatoire comme condition de leur développement :

141
Paul Delouvrier, L’Aménagement de la région parisienne : 1961-1969, le témoignage de Paul Delouvrier accompagné d’un entretien avec Michel Debré, Presses des ponts et
chaussées, 2003.

91
« Entre-temps, il y a la vie des gens ». La vie, ce qu’on ne peut prévoir ni planifier ?
Rohmer reprend ainsi les procédures d’enquête élaborées dans le domaine des sciences sociales dans les années 1960-1970 et transposées au
cinéma de manière pionnière par Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un été (1961) ou par Chris Marker avec Le Joli Mai (1962).
Rohmer a lui aussi réalisé dans les années 1960 nombre d’entretiens pour son travail à la télévision, notamment avec des architectes pour Le
Celluloïd et le Marbre (1965) ou Entretien sur le béton (1969)142. Avec Enfance d’une ville, il construit pour la première fois un film entièrement
fondé sur des entretiens qui constitue un objet précurseur de la sociologie filmique143 par l’instauration d’un rapport dialectique du filmeur et du
filmé. L’effacement apparent de l’interviewer (Rohmer lui-même) dont l’on entend ponctuellement les questions, est au service d’une
interrogation critique des rapports de pouvoir qui se jouent autour de l’espace urbain. Ce dispositif d’enquête qui place la parole au premier plan
confère au film une dimension d’archives orales de la naissance d’une ville nouvelle. Rohmer compose un portrait collectif de Cergy-Pontoise
qui permet d’identifier des « mémoires de groupes144 » contrastées et souvent antagoniques. Nous avons retrouvé le témoignage de Mark
Kieny145, l’un de ces « nouveaux habitants » interrogés pour le film, qui se souvient de l’entretien :
« Bien sûr, revoir la séquence tournée dans cette maison que nous habitons toujours et d'où l'on apercevait par la fenêtre du séjour l'école des Plants, toute
revêtue de ses couleurs vives d'origine (aujourd'hui disparues), m'a ému. Réentendre Françoise parler de la "prison dorée" que représentait pour elle cette
ville nouvelle, Claude Guillon qui démonte les mécanismes de pouvoir à l'œuvre, Christian Robion, esquissant rapidement le fonctionnement des "délégués
des habitants", et votre serviteur déjà bien bavard pour se lancer, entre autres, dans une explication... des caractéristiques fiscales et budgétaires de la zone
d'agglomération nouvelle, voilà qui m'a plutôt scotché devant l'écran... Je regrette que l'intervention de Roy Lekus, muet dans cette séquence, n'ait pas été
retenue au montage, il témoignait de l'expérience des Ateliers communautaires - qui existent toujours. Eric Rohmer avait tenu à déjeuner à la maison pour
faire mieux connaissance et préparer le tournage ; nous étions là quelques-uns de la bande d'"A Propos" à participer à cet épisode.

142
« Une part de l’ambition d’Éric Rohmer, au mitan des années 1960, relève du modèle de l’enquête. », Antoine de Baecque et Noël Herpe, op. cit., p. 184.
143
Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag, art.cit., pointent l’effacement de l’enquêteur et la démonstration d’une thèse comme les deux caractéristiques principales de la sociologie
filmique.
144
Robert Frank, « La mémoire et l’histoire », in Danièle Voldman (dir.), La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, 1992.
145
Sur blog de Mark Kieny alias Toupidek, article intitulé « Rohmer et Cergy : Enfance d’une ville » datant du 12 janvier 2010. En ligne :
http://toupidek.typepad.fr/a_propos/2010/01/rohmer-et-cergy-enfance-dune-ville.html

92
Ce récit de l’expérience du tournage nous renseigne sur la genèse de cette scène collective, qui réunissait un groupe d’amis, dont un couple,
engagés dans une association de résidents. En s’invitant à déjeuner chez eux, Rohmer a instauré avec ses « sujets » une relation de confiance, de
familiarité, qui lui permet de capter une parole plus intime que dans le reste du documentaire. Il met ainsi en place un dispositif interactif qui
présente des affinités avec les scènes de repas de Chronique d’un été. Sur un mode mineur, allusif, son travail sur les villes nouvelles au début
des années 1970 consisterait à poser aux « nouveaux habitants » la question que Jean Rouch et Edgar Morin posaient en leur temps à leur cercle
parisien : « Êtes-vous heureux ? ». Une question qui se formule toujours, chez Rohmer, en fonction du lieu où l’on vit, et qui traversera
notamment son cinéma de fiction prenant pour cadre les villes nouvelles :
« Mes personnages sont ancrés dans la vie : cet urbanisme donnait une forme architecturale à leurs espérances, à leur idéal ou à leurs déceptions. […] Pour
L’Ami de mon amie, tout se passe quasiment dans la ville nouvelle de Cergy. Elle sert de laboratoire à une expérience, d'espace utopique où la fiction et les
personnages peuvent se développer sans entrave. A l'époque, le quartier Saint-Christophe, la préfecture et la gare donnaient vraiment l'impression de sortir
de nulle part. Mon idée consistait à donner une image aimable de cette vie nouvelle, alors que d'autres films (Godard, Mocky) avaient surtout souligné le
caractère oppressant et concentrationnaire de ce futur urbain. […] Mais, assez vite, on découvre ce qui se cache derrière l'apparence. A Cergy, comme dans
toute ville nouvelle sans doute, il y a une certaine médiocrité dans la réalisation des bâtiments. Vous avez le plan, les façades, l'urbanisme, l'architecture, et
puis la facture : peintures et revêtements ne sont pas toujours à la hauteur, les matériaux sont artificiels et les arbres pas assez grands ni assez touffus.
C'était pareil pour les personnages […] Dans |L'Ami de mon amie, l'aspiration moderne de l'urbanisme s'accorde avec l'optimisme de la fiction, mais aussi
avec ses ambiguïtés et ses artifices.146 »

Le bonheur serait-il la science - toujours inexacte - des architectes147 ?

146
Entretien avec Éric Rohmer par Antoine de Baecque, « Architecture-fiction. La vie en villes. Cergy-Pontoise », Libération, 29 mars 2002.
147
« Cependant, l’architecture ne se situe pas dans le rêve, mais au point de rencontre du rêve et de la réalité humaine. L’architecture est faite par des hommes, pour des hommes.
Elle est faite par ceux d’aujourd’hui pour ceux de demain. (…) Aujourd’hui, il s’agit pour l’architecture de mettre la technique au service de l’homme, de créer un univers
monumental à son échelle, de bâtir un monde nouveau sous le signe de l’humanisme. » Eric Rohmer, « Architectopolis », projet de film, dossier «Ville Nouvelle » (RHM 88.1).

93
Photogramme d’Enfance d’une ville, 1975

94
3. Rédemption des démolisseurs ?

« Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville


Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel) »
Charles Baudelaire, Le Cygne

Revenu de l’enthousiasme naïf qu’il manifestait pour les villes nouvelles dans « Mon idée sur Paris » (« Pourquoi raterions-nous ce que les
Romains ou les Yankees ont réussi ? »), Rohmer ne nous conte l’ « enfance d’une ville » comme une geste héroïque, loin s’en faut. Il n’en dresse
pas non plus un portrait au vitriol, comme l’a fait Jean-Luc Godard dans Alphaville (1965) ou Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966). Il
constate simplement que le projet de « Paris Parallèle » qui avait le mérite d’épargner la capitale, charrie aussi son lot de destructions.
Destruction d’une histoire (démographique, politique et administrative,), d’une tradition (la culture maraîchère, la vie de village) et d’un paysage
(agricole et faiblement urbanisé).
De la même manière que le photographe Charles Marville, chargé de documenter les réalisations d’Haussmann sous le Second Empire, a
enregistré les démolitions sans précédent qui en furent la condition, Rohmer nous permet de mesurer ce que sacrifie la « naissance » d’une ville.
Cette saisie dialectique de la fabrique du paysage urbain, que nous avons déjà évoquée à propos de ses films parisiens, trouve toute sa portée
dans le documentaire pour la télévision scolaire Métamorphoses du paysage, réalisé en 1964. Le film fait un inventaire du paysage industriel
français, depuis les « non-lieux148 » anonymes qui bordent les villes ou les sites de production jusqu’aux ouvrages les plus remarquables de
l’architecture de fer qui ont défini l’identité de Paris « capitale du XIXe siècle ». les planches-contact des photographies de repérages conservées
par Rohmer permettent de reconstituer, à travers la succession des clichés, le parcours du cinéaste qui passe sans cesse d’un monde à l’autre, de
Paris au « désert français », de la semi-ruralité à la banlieue, de la grande ville au hameau.

148
Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992.

95
Planches-contact inédites pour Métamorphoses du paysage (RHM 86.2), 1964

La dernière séquence sur les grands travaux du quartier de La Défense, prend acte de la fin d’un monde qui « entre dans l’histoire ». Les
tours de bureaux remplacent les usines, dont les ruines rappellent très précisément certains clichés de Marville où l’on peut encore distinguer les
panneaux publicitaires peints sur les pans de murs effondrés. Ce changement urbanistique renvoie non seulement au basculement qui s’amorce
en France, dès les années 1960, de la société industrielle vers la société d’activités tertiaire, mais aussi au cycle sans fin de destruction qui
présiderait à la production du réel. Rohmer trouve une poésie anachronique aux vestiges de la puissance industrielle qui fut elle-même si
destructrice – ruines modernes qu’il contemple en poète romantique « un monde […] qui, nous le constatons, évoque plus aisément la ruine du
passé que l’édification de l’avenir » Méditation poétique sur un paysage en train de disparaître, le film, composé de longs plans en noir et blanc,
évoque également les vues de la Butte-aux-Cailles ou de la Bièvre prises par Eugène Atget au début du siècle. Même attention pour les marges de
la ville et la hiérarchie des espaces urbains. C’est le commun, le quotidien, l’ordinaire - le document plutôt que le monument qui intéressent
Rohmer. Ainsi il célèbre le charme des faubourgs parisiens : « Ce coin perdu de Paris a gardé intégralement son cachet fin de siècle et ce n’est
pas sans amertume que nous le verrions livré au pic des démolisseurs. » Le cinéaste s’avère moins conservateur que rédempteur de la réalité
matérielle, pour reprendre l’expression de Siegfried Kracauer149, comme s’il devait racheter les fautes de l’architecte.

149
Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Ed. Philippe Despoix et Nia Perivolaropoulo, Flammarion, 2010.

96
Tirage de repérages grand format inédit pour Métamorphoses du paysage, 1964

97
Tirage de repérages grand format inédit pour Métamorphoses du paysage, 1964

98
Photogramme du film Métamorphoses du paysage, 1964

99
100
III. APPRENDRE À VOIR LES MÉTAMORPHOSES DU PAYSAGE

« Ce qui importe c’est moins la rareté du site que la curiosité du regard. »


Éric Rohmer

Métamorphoses du paysage répertorie des paysages-limites créés par la civilisation industrielle, entre ville et campagne, beauté et
laideur, obsolescence et futurisme. Après avoir rapidement présenté le projet de la télévision scolaire dans lequel s'insère le film, la
structure narrative de celui-ci, sa matérialité visuelle et sonore, le principe de montage texte/image qui le régit, nous entrerons dans le détail
de son analyse. Nous nous pencherons d’abord sur la genèse photographique du film, en effectuant une comparaison « plan par plan » de la
composition de l’image avec les clichés de repérages pris par Rohmer. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur la mise en scène du
regard dans le champ et nous emploierons à remonter vers la genèse du film, en soulignant l’importance des sources iconographiques et
cinématographiques pour l’histoire des représentations du paysage urbain et industriel depuis le milieu du XIXe siècle que propose
Métamorphoses du paysage. Enfin, nous nous centrerons sur le mouvement du voyage qui se trouve au principe du film, à travers lequel
Rohmer veut capter le rythme de la vie moderne et exprimer la sensibilité paysagère de son temps.

1. Film pédagogique, film d’apprentissage

La générique d’ouverture débute par un carton où l’on peut lire, en blanc sur fond noir, le texte suivant : « Vers l’unité du monde ». Il
s’agit du titre de la série d’émissions de télévision scolaire à laquelle s’intègre le film réalisé par Éric Rohmer. L’expression témoigne de
l’ambition encyclopédique, totalisante, du projet d’éducation populaire porté par la Radio-télévision scolaire (RTS), à l’heure de la
massification de l’enseignement en France. Le choix de cet intitulé assigne également à ce projet une tâche d’unification théorique de la
diversité du réel, dans la continuité de l’esprit des Lumières : « Tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d'un bout de

101
l'univers à l'autre », écrivait Voltaire en 1756150. Le directeur des programmes, Georges Gaudu, ne considère pas l’image comme un simple
moyen de transmission du savoir, mais accorde une importance primordiale à la dimension cinématographique de cette pédagogie. Réaliste
et poétique, intellectuel et sensible, l’art cinématographique n’est-il pas le plus apte à restituer au monde son sens, son unité ? Rohmer
adhère avec enthousiasme à cette conception du cinéma didactique comme découverte, voire révélation, de la réalité:
« Il ne s’agit pas seulement d’enseigner, au sens strict, scolaire du mot, ni d’informer, au sens journalistique du terme, mais de faire en sorte qu’aucune
partie du champ de la connaissance ou de la réflexion humaine ne soit fermée au cinéma. C’est à l’intérieur de cette vaste ambition que prend place le
cinéma didactique. Le cinéma peut tout dire, il ne remplace pas, il s’ajoute, de même que l’art du cinéma s’ajoute aux autres arts et ne les remplace
pas, il permet de considérer les choses autrement, de voir ce qui était jusqu’alors invisible151. »

Après ce premier carton, apparaît en fondu, dans un mouvement de travelling avant, le sous-titre : « L’ère industrielle », correspondant
au sujet imposé dont traite Rohmer. Celui-ci laisse enfin place au titre choisi par le cinéaste, Métamorphoses du paysage, qui manifeste son
parti pris de réfléchir le moi et le monde sous la forme du paysage. Car l’acte de filmer, spatialisé et spatialisateur, est « l’art d’un point de
vue, d’une posture152 » qui effectue une « réflexion-reflet » du rapport du sujet à son environnement, comme l’analyse Anne Baldassari à
propos du rapport tout subjectif de la photographie au territoire :
« Le paysage émerge de l’illimitation d’un point de vue, sur un espace latent que l’imaginaire construit autant que le réel ; c’est un espace identitaire qui
ne renvoie plus qu’au sujet153. »

Découpage

Selon la fiche pédagogique rédigée par Rohmer à l’attention des enseignants, le film, en noir et blanc, se divise en vingt séquences.
Dans ce document de présentation, le cinéaste retranscrit l’intégralité du commentaire qui accompagne l’image en le découpant en unités de
150
Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Garnier, éd. Louis Moland, p. 182.
151
« Le Cinéma didactique », op. cit.
152
Anne Baldassari, « Éditorial », Les Cahiers de la Photographie n° 14, « Le territoire », 1984, p. 3.
153
Ibid.

102
sens. Les séquences, numérotées de 1 à 20, sont pour la plupart intitulées en référence aux lieux qui y sont représentés : Paris, ses ponts, ses
monuments industriels, ses banlieues en construction ; le Nord de la France, ses ports, ses usines, ses campagnes et ses petites villes. Le
contenu de cette fiche n’est pas strictement informatif ; il nous permet de comprendre que pour Rohmer les lieux de tournage, choisis et
photographiés au cours des repérages, sont le lieu du paysage - où l’espace, reconstruit par le regard du cinéaste, devient image.
Nous décrivons ci-dessous le déroulé du film afin que le lecteur puisse le saisir dans sa linéarité. Nous donnons les timecodes des
séquences qui correspondent au découpage de Rohmer, et reprenons les titres qu’il attribue à chaque moment.
Les trois premières séquences nous conduisent d’un paysage champêtre, à un paysage urbain pour terminer sur un paysage industriel,
selon un ordre d’exposition volontairement déceptif :
- séquence 1 [00 : 32 - 01 : 24 ] « Moulin à vent à Wormoudth. (Nord) »,
- séquence 2 [01 : 24 - 02 : 21] « Excavatrice à Aubervilliers »,
- séquence 3 [02 : 21 - 03 : 31] « Un chantier à Dunkerque ».
Le mitage des campagnes par l’étalement urbain né de l’industrialisation fait l’objet de la séquence 4 [03 : 31 - 04 :26], sans titre, qui
pourrait s’intituler « Laideur », et de la séquence 5 [04 :26 - 05 : 34], « Vue de Bergues (Nord) et de ses abords ».
La séquence 6 [05 : 34 - 06 : 22], « Paysage du Nord puis banlieue parisienne vue d’Argenteuil » et la séquence 7 [06 : 22 - 07 :12],
« Pont du Landy (Seine) », célèbrent la poésie du « plat pays » et des marges de Paris.
La séquence 8 [07 :12 - 08-57], « Bruay et Marles-les-Mines (Pas-de-Calais) » décrit l’osmose entre la nature et l’activité humaine dans
le bassin houiller de Béthune.
Les trois séquences suivantes jouent sur la coexistence de clichés poétiques - le chaland, une marine (au sens pictural) - et de figures
mythiques de la modernité - le train, l’aérodrome, les grues métalliques du port :
- séquence 9 [08 : 57 - 09 : 50], « Porte de Pantin (chantier) »,
- séquence 10 [09 : 50 - 11 : 05], « Un chaland »,

103
- séquence 11 [11 : 05 - 12 :10], « Port de Dunkerque ».
La séquence 12 [12 :10 - 13 :13], sans-titre, que l’on pourrait intituler « Beauté », emblématise la dimension esthétique des pylônes
électriques, filmés comme des sculptures monumentales.
Cruciales pour comprendre les enjeux du film, la séquence 13 [13 :13 - 13 : 48], « Chantier », et la séquence 14 [13 : 48 - 16 :16], sans-
titre, que l’on pourrait intituler « Peintures », énumèrent les peintres impressionnistes et postimpressionnistes, fauves ou abstraits, qui ont
« puisé leurs motifs dans le paysage industriel ».
Les quatre séquences suivantes examinent toute la richesse de l’architecture de fer parisienne, depuis ses principaux monuments :
séquence 15 [16 :16 - 16 : 58], « Tour Eiffel, pont de Passy » et séquence 16 [16 : 58 - 18 : 27], « Boulevard de la Chapelle, métro aérien » ;
jusqu’aux spécimens charmants mais moins connus que sont : séquence 17 [18 : 27 - 18 : 51], le « Pont du Canal Saint-Martin » et
séquence 18 [18 : 51 - 20 : 00], le « Pont de la rue de Crimée ».
Enfin, la séquence 19 [20 : 00 - 20 : 40], « Usines diverse », et la séquence 20 « Usines en démolition et immeubles en construction
(quartier de la Défense) » apportent une conclusion dialectique au film au regard de la situation contemporaine. La destruction du paysage
rural et urbain par « l’hydre de la civilisation des machines » s’achève par la disparition de ce paysage industriel lui-même, rendu obsolète
par les mutations de la technique : « A l’ère du charbon va succéder celle de l’électronique et de l’atome ».

Poétique du paysage

Chacune de ces séquences dure entre une minute et deux minutes trente. Certaines prennent la forme de plan-séquences définissant une unité
de lieu et de temps. D’autres, au contraire, juxtaposent des éléments d’architecture issus de différentes régions pour recomposer un paysage
générique, selon la logique du collage. Le film fait ainsi alterner des travellings pris depuis une voiture en marche, qui latéralisent l’espace, et le
montage accéléré de plans fixes qui démultiplient les points de vues sur un lieu, un bâtiment. Le cadre de l’image apparaît tantôt comme une

104
fenêtre ouverte sur un horizon filant, tantôt comme un kaléidoscope mettant en mouvement des clichés photographiques. Cette structure
pendulaire génère un rythme syncopé, qui capte l’attention du spectateur, pris au dépourvu par de constants changements d’intensité visuelle et
sonore.
Le noir et blanc, imposé par les contraintes techniques de production, participe d’un véritable travail graphique qui déploie toute la palette
chromatique, du noir profond au pur blanc. Noir mat, éteint, des plaques de tôle et des grillages ou noir brillant de la surface lustrée du train ; gris
anthracite et charbonneux des terrils ; gris poussière des terres levées, sables et matériaux de construction bruts ; gris sombre des bétons
banchés ; gris sec et terreux des parpaings de ciment ; blanc de la nuée des machines à vapeur ; moirure argentée de la mer, des canaux et des
fleuves... Pour Rohmer, après Manet, Renoir, Matisse, le noir est une « une couleur de lumière154 ». A la grisaille uniforme des sites portuaires ou
industriels baignés par la brume et la fumée, répondent les contrastes accusés de l’architecture de fer ou de la structure des machines, filmés par
Rohmer en plans rapprochés ou sous des angles atypiques, comme les repères et les marqueurs du paysage de la modernité.

154
Propos d’Henri Matisse rapporté par Alfred H. Barr, Jr., Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951.

105
Dans Métamorphoses du paysage, l’architecture et la nature sont traitées comme un « espace pictural », pour reprendre un concept rohmérien.
Le travail des lignes dans l’image ramène en effet l’espace filmé à sa grille constructive, et cet agencement de formes géométriques devient lui-
même un motif, au sens pictural, comme le souligne la voix off : « Des lignes s’affirment, verticales, horizontales, courbes ou obliques, suscitent
entre elles des contrastes, des relations, des rythmes, des rimes, des parallélismes. » Le cinéaste élabore ainsi une grammaire visuelle moderniste
à partir des éléments structurants du paysage urbain et industriel. Le représentant prend le pas sur le représenté, et le paysage se change en une
composition abstraite, proche de la Composition en bleu, gris, et rose (1913) de Mondrian, citée en exemple par Rohmer dans la séquence 14. Ce
parti pris apparemment formaliste exprime le désir du cinéaste que « la réalité devienne tableau155 », qui trouve son fondement dans une
conception théologique du monde. D’après l'importante étude d’Ivone Margulies156 consacrée à Métamorphoses du paysage, les paysages semi-
artificiels du film relèvent du pittoresque tel que l’a théorisé Edgar Poe à la suite d’Archibald Allison ou Edmund Burke : leur composition tient
lieu de révélation du dessein divin à l’œuvre dans l’univers.
155
Éric Rohmer, « Je voulais que la réalité devienne tableau », Cahiers du Cinéma, 2001.
156
Ivone Margulies, « The Changing Landscape and Rohmer’s Temptation of Architecture », The Films of Éric Rohmer : French New Wave to Old Masters, op. cit., p. 161.

106
« Méditation poétique » sur l’histoire des sensibilités, le film nous interroge aussi sur la survivance du « sentiment de la nature » dans un
monde arraisonné par la technique. Le cinéaste s’attache à filmer, dans les sites industriels et urbains, la présence insistante de ce qu’il reste de
végétation : herbes folles des terrains vagues, arbres et buissons des bords de routes, champs et friches jouxtant les usines. Ces paysages
interstitiels, loin d’être nostalgiques, marquent l’intégration de l’activité humaine au cycle de la nature. L’homme, à l’image de Dieu, transforme
le monde à son tour, mimant le geste génésique. Comme le suggère le commentaire, la prolifération des machines sur l’écorce terrestre aurait
ainsi donné naissance à une nouvelle espèce, hybride, entre l’artefact et l’organique, qui ressusciterait une nature originelle :
« Ces terrils qui barrent l’horizon sont frères des volcans d’Auvergne. Sortis comme eux des entrailles du globe, obéissant, d’une certaine manière, aux
mêmes lois de formation, ils ont, toutes proportions gardées, leur structure, leur profil, leur âpre stérilité. Ils rendent à la nature un visage qui était le sien
avant les érosions, les sédimentations et les déluges. »

L'espace subjectif

Dans Métamorphoses du paysage, la subjectivation de l’espace filmé passe par l’omniprésence de la voix off. La bande sonore est en effet
composée d’un commentaire très dense, écrit par Rohmer et dit par le comédien Pierre Gavarry. Le texte s’impose comme un véritable
commentaire d’images : une description analytique des plans du film, qui les présente comme des énigmes à déchiffrer. Le rapport texte/image
met ainsi en tension la subjectivité de l’attitude paysagère et l’irréductible objectivité du monde qu’elle voudrait s’approprier. Il questionne le
hiatus entre le point de vue de la caméra - reproduction mécanique du réel - et celui du commentateur, qui pare ou dépouille le paysage de sa
dignité poétique.
Rohmer accorde au commentaire un rôle herméneutique et à l’image une valeur indicielle : « Le texte doit servir à mieux comprendre
l’image, c’est-à-dire le monde. », écrit-il en mai 1968, dans le Bulletin de la Radio-télévision scolaire. L’interaction du texte et de l’image rejoue
le rapport ambivalent du moi au monde, entre extériorité et immersion. L’audio-vision du film nous interroge donc constamment sur la part du

107
réel et de l’imaginaire dans la construction du paysage. Ce que l’on voit ne cesse de se métamorphoser en fonction du discours que la voix off y
superpose. Apparences fuyantes, les images apparaissent comme le produit de la « rêverie » du cinéaste autant qu’elles constituent l’empreinte -
sur sa rétine, sur la pellicule - d’une réalité extérieure, qui résiste à l’interprétation. Rohmer va jusqu’à théoriser dans son commentaire cette
capacité substitutive du langage à créer une image - mentale, poétique - en lieu et place de la chose elle-même :
« Que d’objets n’avons-nous pas, en même temps que nous apprenions à les nommer, dotés des plus mystérieux pouvoirs, parés, presque à notre insu, de la
plus haute dignité poétique ? »

Le décalage entre le texte et l’image exprime toute la subtilité du réalisme cinématographique rohmérien, dont l’objectif, d’après Tom
Gunning157, serait de recueillir le poids de la réalité à travers ses multiples apparences. La bande-son y superpose une « illustration sonore »
réalisée par Betty Willemetz, mixant des bruits de machines et de moteur pour restituer l’harmonie dissonante des temps modernes. Ce dispositif
audiovisuel complexe nous révèle le paysage dans son étrange familiarité, à la fois proche et lointain, hors de nous et né de notre regard - au
présent déjà passé d’un film en noir et blanc, tel que le décrit Jean-Louis Schefer158 :
« Le noir et blanc traite d’une proximité poétique constitutive du moi : suis-je une chose, une personne, tantôt chose et tantôt personne, susceptible de
fondre au milieu des autres corps ou capable d’action ? Le paysage est quelque chose dont s’est séparé le corps - c’est un des ressorts du fantastique et de
l’onirisme noir-et-blanc ; l’obscurité - l’éclairage faible - est peuplée de rêves. »

157
Tom Gunning, « Éric Rohmer and the legacy of Cinematic Realism », The Films of Éric Rohmer : French New Wave to Old Masters, op. cit., p. 23.
158
Jean-Louis Schefer, « Matière du sujet », in Jacques Aumont (dir.), La Couleur au cinéma, Mazzotta, 1995, p. 13.

108
2. De la figuration à la transfiguration du paysage : genèse photographique

« Cette beauté du monde moderne ne se livre donc pas d’emblée à nos regards.»
Éric Rohmer, Métamorphoses du paysage, séquence 13

Espaces en marges, zones tampons, friches urbaines, les « paysages » filmés par Rohmer sont à la limite du paysage, proches de l’informe, du
chaos. Aussi l’objet du film est-il l’invention d’un regard (au sens étymologique d’invenio : trouver) capable de constituer comme paysage aussi
bien les emblèmes que les rebuts de la modernité. Comment re-figurer, transfigurer, la « France défigurée159 » ? Ne peut-on pas justement
identifier des figures – figures géométriques, figures de style, figures humaines aussi - dans ces abords de ville, ces no man’s land autour des
usines, ces terrains vagues en construction ? Apprendre à voir, tel serait l’enjeu de cet essai filmé que l’on s’attachera à analyser comme une mise
en scène du regard.

La formation de l’œil du cinéaste

Reconstituer la genèse du film nous permet de comprendre par quels processus concrets est passé cet apprentissage. Pendant la phase de pré-
production, Rohmer a réalisé de nombreux clichés photographiques sur les lieux pressentis pour le tournage. C’est l’occasion pour lui, en
regardant dans le viseur, d’expérimenter différents types de cadrage, de varier les angles de vue, de s’exercer à extraire d’une vue d’ensemble un
detaglio160 - ce détail signifiant. Trace matérielle de ces repérages, une série de clichés 24x36 mm, noir et blanc, « format paysage », dont les
planches-contact sont conservées à l’IMEC dans le dossier d’archive « Métamorphoses du paysage » (RHM 86.9). Pour le chercheur, cette série

159
Titre d’une célèbre émission de l’ORTF diffusée entre 1971 et 1977 qui dénonce l’enlaidissement du pays par l’urbanisation à outrance des Trente Glorieuses.
160
Dans son ouvrage Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, op. cit., Daniel Arasse oppose le détail detaglio, découpé par le regard de chaque spectateur, en fonction
de sa sensibilité, au détail particolare placé par l’artiste dans une composition picturale pour sa valeur symbolique ou en signe de virtuosité technique.

109
photographique prend la valeur exceptionnelle d’un journal de bord témoignant de l’implication personnelle de Rohmer dans l'anticipation et le
choix raisonné du cadre et la composition de l’image du film ; elle documente la formation de son regard sur le paysage urbain et industriel. La
série porte la marque d’un geste de sélection qui montre que Rohmer a réfléchi aux plans du film à partir de ces clichés, et non seulement de ses
impressions in situ. Il a donc pris en compte la photogénie des lieux visités mais aussi pu découvrir a posteriori, en observant ces photographies,
ce qu’il voulait capter du paysage - détails, qualités plastiques ou effets constructifs.
Six de ces clichés ont été marqués d’une croix rouge sur les planches-contact et tirés en grand format. Au dos, on peut lire les mots suivants
« Paysages industriels ». Ces agrandissements photographiques présentent tous une composition complexe, à la forte dimension plastique.
Certains d’entre eux ont tout particulièrement retenu notre attention car ils constituent des avant-plans (au sens où la génétique littéraire parle
d’avant-texte) d’une séquence capitale du film. Ainsi du cliché reproduit à la page suivante : au premier plan, on observe un terrain vague
délimité par une barrière, couvert d’une masse hétéroclite de matériaux de construction. (tuyaux, tôles ondulées, etc.), à l’arrière-plan des grues
la silhouette d’un grand ensemble. Le grain argentique fait ressortir la texture des matériaux, et renforce le caractère abstrait de la composition,
qui rappelle, par son effet de montage en puzzle, certains papiers collés cubistes. On reconnaît parmi les débris du processus industriel les
éléments qui seront saisis en gros plan au tournage et s’intègreront dans le film à la fin de la séquence 14, consacrée à une traversée de la
« peinture de paysage » moderne. Ce passage forme, d’après Ivone Margulies, un « mini-essai sur les rapports de la peinture et du cinéma161 ». Il
est d’autant plus intéressant de connaître la genèse photographique de ces cadrages, d’où le fond a été éliminé pour ne conserver que le mystère
de l’objet, que Rohmer joue sur l’intermédialité entre cinéma et peinture, laissant ainsi dans l’ombre cet autre art visuel qu’il pratique presque
inconsciemment, sans l’avoir jamais revendiqué : la photographie. Ses photographies de repérages sont comme le brouillon ou l’esquisse des
plans du film, « aides-mémoire, bloc-notes » visuels, ainsi que Jorge Semprun qualifiait les clichés de repérages d’Alain Resnais, dont « la
fonction documentaire […] produit l’effet esthétique162 ».

161
Ivone Margulies, « The changing landscape and Rohmer’s Temptation of Architecture », op. cit., p. 168.
162
Jorge Semprun, REPÉRAGES photographies de Alain Resnais texte de Jorge Semprun, Editions Chêne, 1974.

110
Tirage de repérages grand format inédit, Métamorphoses du paysage, 1964

111
Photogramme du film

112
Tourner autour de l’objet

Les passages du film fondés sur un montage de plans fixes extrêmement composés et contrastés apparaissent comme le résultat direct de ce
travail photographique préparatoire. Par la multiplication des angles de vue sur un même objet et l’absence de mouvement dans l’image comme
de mobilité de la caméra, ils organisent l’espace filmique autour du point focal, fixe, correspondant à la place qu’occupe, à chaque plan, le
cinéaste dans l’espace. Ils relèvent d’un dispositif photographique sériel plutôt que d’un flux cinématographique.

Planches-contact de repérages inédites, Métamorphoses du paysage, 1964 (autour du métro aérien)

Le film s’ouvre sur l’image d’Épinal d’un vieux moulin de bois, machine rudimentaire du monde moderne mais aussi topos de fables et de
contes et motif récurrent de la peinture, depuis les maîtres flamands jusqu'à l'impressionnisme. La voix off prétend le dépouiller de ces
« prestiges poétiques » : mais comment échapper au pittoresque pour produire une image objective ? Rohmer et son chef opérateur, Pierre
Lhomme, ont élaboré une stratégie de décadrage et de décentrement du point de vue par rapport aux représentations toutes faites. À un plan large
du moulin intégré au paysage rural, sur la ligne d’horizon, succède une série de plans rapprochés selon des angles de vue inhabituels : en contre-
plongée, à contre-jour, en plan rapproché, de côté ou de dessous.

113
La vue de dessous, utilisée par deux fois, ne donne plus à voir la forme caractéristique du moulin, qui lui est associée par toute une culture
visuelle dans l’esprit du spectateur. Ce point de vue dés-identifiant le ramène au contraire à sa fonction, signalée par le défilement des hélices en
haut du cadre. L’identification primaire à l’œil de la caméra met le spectateur dans la position qui était celle du paysan allant et venant autour de
la machine pour porter son grain à moudre, mais aussi celle du cinéaste et de son opérateur fixant l’objet sous tous ses angles. La séquence
fonctionne comme une série de photographies : chaque plan pris séparément pourrait tomber dans le cliché bucolique (les plans d’ensembles) ou
fantastique (le contre-jour, le chat) mais leur succession rapide crée un effet de défamiliarisation. Ce paysage est-il rural ou industriel, émouvant
ou inquiétant ? Impossible de trancher, on ne peut le réduire à une image, qui serait nécessairement partielle et partiale.

Figures

La séquence suivante, tournée à Aubervilliers en pleine reconstruction, inverse ce processus de désublimation du pittoresque pour poétiser
une scène de la banlieue parisienne. Rohmer nous invite à contempler la silhouette d’une excavatrice au milieu d’un chantier, à travers les yeux
innocents d’un enfant, réalisant le désir proustien « d’avoir d’autres yeux163 ». De trois quarts dos, au premier plan, le petit garçon est appuyé
contre une barrière, en position de spectateur. Qu’y a-t-il donc voir à gauche du cadre, séparé en deux espaces par l’oblique de la balustrade ? On
ne peut discerner qu’un terrain vague en terre battue : c’est donc que son regard, dérobé à nos yeux, file vers le hors champ. Un mouvement de
caméra portée focalise alors sur l’objet de son attention, dramatisant l’apparition du squelette métallique de l’excavatrice.
Relai du regard du cinéaste et du spectateur, la position de l’enfant confère à ce face-à-face avec la machine l’aspect d’un étrange champ-
contrechamp. La suite de la séquence présente l’excavatrice de face comme le personnage qui regarde alors qu’un plan sur l’enfant, toujours de
trois quarts dos, le place comme en amorce. Filmée plein cadre, la machine a les proportions d’un visage en gros plan, et prend presque figure
humaine, tandis que le commentaire l’associe à une mystérieuse « espèce zoologique ». Ce que nous voyons devient, par le biais d’une

163
Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard, 1925, p. 69.

114
conversion anthropomorphique, ce qui nous regarde : une créature « monstrueuse, inhumaine et humaine en même temps ». Les effets de
bruitage renforcent la personnification de la machine qui semble émettre le bruissement aigu, superposé à la bande-image au moment du
montage son.
Cette transformation du paysage que l’on regarde en personnage qui nous regarde est caractéristique du tropisme vers la figure de la mise en
scène rohmérienne. La capture en gros plans de détails anthropomorphiques donne un visage au paysage. En témoigne la fin de la séquence 14,
où Rohmer filme en gros plans les déchets de la société industrielle comme des « sculptures involontaires », pour reprendre le titre d’une oeuvre
réalisée de concert par Salvador Dali et Brassaï. Géant ou minuscule, l’œil surgit d’un amas hétéroclite de matériaux de construction, tuyaux,
rebuts et tôles froissées. Ici, un simple trou dans un morceau de ferraille planté verticalement devant la caméra le change en totem industriel, qui
rappelle les masques africains ayant inspiré l’art moderne aussi bien que les sculptures de Picasso des années 1950 faites à partir de matériaux de
récupération. Là, c’est la forme circulaire d’un boyau métallique qui matérialise le renversement du regard, évoquant les sculptures en bidons et
tubes métalliques des nouveaux-réalistes français, Tinguely en particulier. Ces figures s’animeraient presque : un chant mineur et dissonant
accompagne la séquence - complainte des machines fondée sur l’amplification et l’assemblage des sons enregistrés au tournage.

115
Relevée par Thomas Clerc dans son article « Rohmer l’urbain », la proximité esthétique de Métamorphoses du paysage avec l’inventaire
photographique des installations industrielles mené par Bernd et Hilla Becher principalement en Allemagne dans les années 1970 nous semble
d’autant plus explicite quand on regarde les photographies de repérages de Rohmer. Parmi les clichés développés, nous reproduison ci-dessous
une vue frontale, qui évoque les séries de châteaux d’eau capturés par le couple de photographes comme des sculptures monumentales.

116
Tirage de repérages grande format inédit, Métamorphoses du paysage, 1964
La « poésie des bruits » (séquence 14) qui emprunte ses moyens et sa stylistique brutaliste à la musique concrète, est un élément constitutif du
film, que Rohmer a soigneusement élaboré dès la phase des repérages. En effet, des indications sur les sons d’ambiance figurent déjà dans ses
documents préparatoires, on a ainsi pu retrouver dans les archives de l’IMEC un synopsis divisé en trois colonnes : Images/Bruit 1/Bruit 2, qui
associe à chaque séquence un paysage sonore. Au vu de ce synopsis sonore, on peut légitimement supposer que les repérages photographiques de
Rohmer se sont doublés d’une collection de bruits de la ville à l’aide d’un magnétophone, lui permettant d’isoler des « objets sonores164 ». On
connaît en effet le goût du cinéaste pour l’enregistrement de ses conversations avec les acteurs, dans la préparation de ses films de fiction. Pour
ce documentaire, dont l’acteur principal n’est autre que le paysage urbain, il aurait ainsi emporté dans ses pérégrinations « une chambre noire
d’écoute portative », selon l’expression de Michel Chion165 . Sculpture du son qui dessine elle aussi des figures, la bande sonore élaborée par
Rohmer contribue à doter les machines et les bâtiments filmés d’une mystérieuse intériorité.

De la métaphore

La « rêverie poétique » à laquelle Rohmer nous invite est fondée sur un principe analogique, énoncé à la huitième séquence : « Toute poésie
est métaphore. » Rohmer confère à la figure de style la valeur de transcendance esthétique théorisée par Marcel Proust dans le Temps retrouvé,
comme l’a analysé Marion Schmid : « Si Dieu avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom ou en leur donnant un autre nom
que l’artiste les recrée166. » Le commentaire ne cesse d’établir des équivalences entre les éléments du paysage industriel et des figures
archétypales qui les chargent d’une signification historique ou cosmique. Ces ressemblances enserrent la banalité contemporaine dans un réseau
de références littéraires et culturelles dont la plupart sont liées à l’enfance, aux grands récits formateurs « des romans et albums de la jeunesse ».

164
Ce concept de Pierre Schaeffer dans son Traité des objets musicaux désigne le son inclus, cerné et isolé par la pensée de l’homme.
165
« Il fabrique un paysage avec ce qui n’a jamais été perçu comme tel in situ, en réagglomérant des éléments que séparait l’audition directe, et en faisant percevoir de manière plus
intense les bruits de fond, dont la présence fonctionnait alors sur l’ensemble comme un principe totalisant, unifiant. Le “paysage sonore” est un artefact de l’enregistrement. »,
Michel Chion, « Promenades d’écoute. “Le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur”», in Les paysages du cinéma, op. cit. p. 56.
166
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, cité par Marion Schmid, « Between Classicism and Modernity : Éric Rohmer on urban change », art. cit., p. 350.

117
Ainsi les moyens de transport modernes deviennent-il, dans la séquence 10 : « le railway de Phileas Phogg », « l’avion de Tintin », le
« carrosse de Cendrillon », les « bottes de sept lieues ». Rohmer pense d’abord à Jules Verne, qu’il connaît par cœur, et précise dans le brouillon
du scénario sa pensée sur la transmutation des valeurs chez les nouvelles générations : « Il s’est créé une mythologie moderne qui, dès l’enfance,
nous divinise trains, autos, avions, les trajets et les espaces. » Parmi les occurrences les plus marquantes de ce ré-enchantement du monde
moderne, on relève cette description du boulevard périphérique en construction comme le décor d’un conte fantastique :
« Il suffit parfois d’un rien pour introduire en plein fantastique. Sous la lumière du couchant, le paysage des portes de Paris, chantier du futur boulevard
périphérique, prend, quelques minutes, figure d’Eldorado. Surgissent des tours qui sont des bétonnières, des palais enchantés qui sont des minoteries. »

Rohmer a lui-même défendu l’idée que le cinéma était un art de la métaphore167. Au-delà de la lecture intertextuelle du niveau iconique
proposée par la voix off, la métaphore rohmérienne naît du travail proprement plastique de l’image cinématographique. Il s’agit d’un double sens
visuel produit par des jeux d’échelles et de lumière relevant de la mise en scène. C’est ainsi la grande distance à laquelle sont filmés les silos par
temps gris, dans un léger flou, qui leur donne un air de châteaux forts médiévaux au milieu des champs. Les dispositifs de prise de vue et de
visionnage du film jouent aussi le rôle de « prisme déformant de notre imagination pour muer en or resplendissant le plomb de la terne réalité »
(séquence 10). Le train se met en effet à évoquer le « joujou de notre enfance » (un train électrique sur son circuit) parce qu’il est doublement
miniaturisé, par la valeur de plan choisie d’abord, le plan large qui le réduit à un trait épais au centre de l’image, et par la petite taille de l’écran
sur lequel on le verra passer, ensuite : rappelons que le film était destiné à être diffusé sur le canal de la télévision scolaire. Enfin, la
transfiguration du réel opérée par sa capture cinématographique tient fondamentalement à la photogénie des lieux. Un cas paradigmatique en
serait le miroitement de la mer qui nimbe le port de Dunkerque d’une aura de lumière (séquence 11) :
« La mer est la grande magicienne. Elle transfigure tout ce qui l’approche […] lui donne une transparence, une délicatesse de dentelle, une quasi-
immatérialité. Sous le ciel marin, le fer perd de son agressive raideur. »

167
Éric Rohmer, « De la métaphore », Le Celluloïd et le Marbre, op. cit., pp. 49-58.

118
Profondeur de champ(s)

Le point de vue rasant de Rohmer, son angle de vue parallèle au sol, nous donne à voir la profondeur de champ de paysages étales qui se
perdent à l’infini. Ces plans fixes au « format paysage », pris au long des routes ou des chemins de fer, font tableau. Leur « sujet » (une usine,
une baraque, etc.), s’il y en a, est relégué sur la ligne d’horizon, tandis que le deux tiers inférieurs du cadre sont comme laissés vacants : espaces
déserts, sans repères. Les séries photographiques de repérages présentent déjà une telle composition déséquilibrée. Ce cadrage a selon nous pour
but d’inscrire dans l’image « l’informe », « l’inachevé », qui caractérise pour Rohmer le paysage industriel (séquence 3). Le tableau qu’il en
dresse est en grande partie consacré au rien, c’est-à-dire à l’état inchoatif d’une forme en train d’émerger. L’anomie et l’anonymat des friches
urbaines héritées du XIXe siècle apparaît peu à peu dans sa puissance de figurabilité, et non seulement comme une nature dénaturée. En témoigne
les plans de la séquence 8 où les dunes de la vallée entourant le bassin houiller de Béthune, les sillons creusés dans la terre battue d’un champ,
irrigués de pluie, occupent l’essentiel du cadre. L’informe devient fécond, revient à la terre, rejoint le ciel à l’horizon.
Le film instaure de manière systématique un partage du cadre par une ligne de séparation horizontale ou oblique – barrière ou frontière - entre
la gauche et la droite, le premier et l’arrière-plan, le proche et le lointain. L’obstacle délimite, d’un côté, le lieu d’où l’on regarde, de l’autre,
l’étendue du paysage qui se dérobe. Clôtures, grilles, barbelés, câbles électrifiés, passent en travers de l’image comme pour marquer le regard du
sceau de l’impossibilité voire de l’interdit. Ils viennent faire écran, brouiller l’image. Ainsi, la voix off qui commente les vues de Bergues et de
ses abords (séquence 5) insiste sur les lignes à haute tension qui défigurent l’architecture ancienne . Le commentaire fait explicitement signe vers
le geste photographique qui a permis à Rohmer de prendre la mesure du parasitage de la vue :
« Nous est ôté jusqu’au plaisir de photographier dans leur pureté originelle les formes élégantes de ces tours » ces clochers, ces beffrois, tant est serré le
réseau de fils, de pylônes, d’antennes, qui les emprisonne dans ses mailles. »

119
Que signifie ce motif du regard empêché ? Notre hypothèse est que l’omniprésence de ces filtres est une manière d’exhiber le geste de
découpe qui fait exister le paysage. Ces effets de sur-cadrage mettent en question la transparence cinématographique dont la « fenêtre sur le
monde » est instaurée par le regard de l’artiste, du cinéaste, du poète - représenté en ouverture par les yeux de l’enfant. Le dispositif optique
accentue la profondeur de champ et entrave la vision pour souligner la nécessité d’apprendre à voir la beauté du monde industriel, dont la capture
« exige un effort, un entraînement, une ascèse » (séquence 13). Les choix de mise en scène de Rohmer comme les informations que nous avons
sur la genèse du film suggèrent que cette capture ne peut s’effectuer à l’œil nu mais par la prise de vue photographique - qui a valeur
d’entraînement, de formation de l’œil - puis la médiation de la vue cinématographique qui découpe des paysages au sein du chaos contemporain.
Mais le geste de découpe du cinéaste est lui-même informé par une culture visuelle et littéraire, comme nous voudrions à présent le montrer.

120
Tirage de repérages inédit, Métamorphoses du paysage, 1964

121
3. Une histoire du regard : aux sources du paysage

« Mais nous n’avons plus à en être les pionniers. D’autres ont ouvert la voie. Et dès les tout débuts. »
Éric Rohmer, Métamorphoses du paysage, séquence 14

Un paysage littéraire

Dans le paratexte du film, les « suggestions d’utilisation » à l’adresse des enseignants, Rohmer insiste également sur le prolongement à
donner à la projection par « une lecture approfondie des romanciers du XIXe siècle, Balzac, Hugo, Flaubert, Zola, etc. ». Ces indications nous
renseignent sur les sources d’inspiration littéraires de sa « rêverie poétique », ainsi qu’il présente le projet du film dans ses « Intentions
pédagogiques ». Scandé par une parole lyrique, le film décrit le monde contemporain sous les traits d’un paysage littéraire, légendaire. L’usage
récurrent de la comparaison, de la personnification et de la métaphore nous invite à adopter le point de vue intime et omniscient d’un mage
romantique sur le paysage dénaturé du XXe siècle. Si Rohmer cite nommément Alfred de Vigny, c’est Victor Hugo qui constitue le modèle
implicite de la voix poétique. Comme l’a remarqué Ivone Margulies, Rohmer emploie le terme de « rêverie » à propos de son film et des visions
hugoliennes auxquelles il consacrera deux autres émissions : Les Contemplations, Livres V et VI (1966) et Victor Hugo, Architecte (1969).
Rêveurs, le poète et le cinéaste ont pour traits communs une conscience cosmique du monde, un vif intérêt pour l’architecture et l’ambition
de parler le langage des « choses mêmes », pour reprendre une expression chère à Rohmer. Cette posture démiurgique se traduit par un fort
investissement subjectif des forces telluriques et des éléments naturels. Dans Métamorphoses du paysage, le ton, volontiers satirique, et l’usage
de l’antiphrase rappellent les sorties d’Hugo contre Viollet-Le-Duc : « La laideur, c’est certain, fait partie de l’héritage que nous a légué le XIXe
siècle, et que nous avons, il faut le dire, amoureusement fait fructifier. » (séquence 3). Rohmer intègre à son propre texte, entre guillemets mais
sans en donner la référence, le dernier vers du poème « Saison des semailles. Le soir », tiré du recueil Les chansons des rues et des bois (1865),

122
« Le geste auguste du semeur ». Cet octosyllabe, glissé dans le commentaire oral sans que l’on puisse s’en apercevoir, attire notre attention sur le
mètre poétique qui structure souterrainement le texte. Victor Hugo, Les Feuilles d’Automne :
« Toujours l’intérieur de la terre travaille.
Son flanc universel incessamment tressaille168. »
Éric Rohmer, Métamorphoses du paysage :
« Comme dans les régions volcaniques, la terre ici
Travaille. Elle met elle-même la main au grand œuvre169. »

Le texte de Rohmer a le rythme ciselé d’un poème en prose, ses phrases sonnent comme des vers blancs. Celles que nous avons citées font
quatorze et dix pieds, ou même douze chacune, si « travaille » est un enjambement. Amateur de poésie classique et romantique, Rohmer
s’amusait, on le sait, à écrire d’abord en vers les dialogues de ses scénarios de fiction, la plupart du temps en alexandrins. Ici, cette mesure est
probablement inconsciente - souvenir involontaire de ses lectures - mais c’est bien une patient travail du verbe qui fait de ce documentaire une
ode à la beauté de l’ordinaire. Le rythme du commentaire comme les images poétiques qu’il convoque conditionne la lecture de l’image par le
spectateur : les paysages banals qui défilent sur l’écran sont poétisés moins par le contenu manifeste du discours que par la scansion mélodique
du texte, qui nous met dans un état de réceptivité émotionnelle.
Le style du commentaire, emphatique et métaphorique, s’inspire des grands romans naturalistes de la fin du XIXe siècle, décrivant la ville-
monstre de l’ère industrielle, tels que Le Ventre de Paris (1873). Quand Rohmer filme le chemin de fer, le passage des trains ou les chantiers de
démolition et les immeubles en construction du quartier de La Défense, on pense aussi bien à La Bête humaine (1890) qu’à La Curée (1871)
d’Émile Zola, respectivement centrés sur le monde ferroviaire et les travaux d’Haussmann. C’est enfin à un célèbre passage du Père
Goriot (1842) de Balzac que le commentaire se réfère explicitement, comme pour prendre la mesure du changement d’échelle de la capitale,

168
Victor Hugo, « Souvenir d’Enfance », in Œuvres complètes : Les Feuilles d’automne. Les Chants du crépuscule. Les Voix intérieures. Les Rayons et les Ombres, Ollendorf, 1909,
pp. 87-90.
169
Le texte est en prose, nous le présentons, à l’appui de notre hypothèse, sous la forme poétique de vers libres.

123
depuis le début de la seconde révolution industrielle :
« Ce n’est plus des hauteurs du Père-Lachaise qu’il convient, comme Rastignac, de contempler le spectacle du Paris laborieux, mais, prenant un large recul,
des collines d’Argenteuil. »

Outre le fait qu’elles colorent la tonalité du film, ces nombreuses références littéraires font apparaître le paysage filmé par Rohmer comme un
palimpseste170 où sont inscrits d’autres regards que le sien : ceux des poètes et des écrivains qui l’ont décrit avant lui, et lui ont ainsi donné
forme. Par cette métaphore d’un parchemin où l’on peut déchiffrer les traces d’un premier texte qui a été effacé, nous voulons décrire le
processus de sédimentation des représentations collectives qui fabrique du paysage. C’est ainsi qu’un paysage peut en cacher un autre, au fil de
l’évolution de la sensibilité.
Le commentaire de Rohmer signale aussi, de manière plus ou moins explicite, par l’emploi de termes venus des arts plastiques, la citation de
noms de peintres ou même la revendication de filiations, l’influence picturale qui traverse le film :
« Les villes, autrefois, étaient la parure des provinces. Elles tissaient à nos paysages d’admirables toiles de fonds […] Finie à jamais la juxtaposition heureuse
d’une architecture urbaine et d’une ordonnance champêtre, motif cher à tant de peintres, de Brueghel à Corot […] Et devant elle, dans le matin calme,
comme sorti des Riches Heures du Duc de Berry, le paysan renouvelle « le geste auguste du semeur ». Nombreux sont les peintres qui, des impressionnistes
aux fauves, ont puisé leurs motifs dans le paysage industriel… […] Et la peinture plus récente, bien que moins asservie à la reproduction de la réalité
extérieure […] Cette peinture ne trouve-t-elle pas ses répondants, son écho, ses sources dans ces formes géométriques, dépouillées ou baroques, dont la
moindre promenade autour des chantiers et des usines nous permet de faire ample moisson ? […] ».

170
Le terme a été popularisé par l’ouvrage de Gérard Genette Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, 1982.

124
Disparition du paysage ?

C’est d’abord sous le signe de la perte, de la destruction, qu’apparaît l’urbanisation anarchique de 1964, par comparaison avec l’harmonie
paysagère des peintures de Pieter Brueghel l’Ancien ou de Jean-Baptiste Corot. Comme il le signale par la référence picturale, Rohmer filme sur
les ruines du paysage champêtre qui a vu l’émergence de la sensibilité romantique, héritière du sentiment rousseauiste de la nature. La nature,
que venait heureusement rehausser l’architecture des villes et des villages, de la fin du Moyen-Âge à la première moitié du XIXe siècle, prend ici
les traits d’un paradis perdu : « Il est assez étrange que le sentiment de la nature se soit révélé à nous au moment où allait commencer une
systématique destruction du paysage ». En 1850, Corot, fondateur de l’École de Barbizon, cesse de peindre sur le motif pour se tourner vers des
contrées imaginaires. Le paysage aurait-il disparu avec l’industrialisation ? Lorsque Rohmer s’attelle une centaine d’années plus tard à en décrire
les métamorphoses, n’existe-t-il plus que sur le mode du souvenir culturel, de la rêverie solitaire ? Fidèle à son ambition réaliste, Rohmer ne cède
pas à la tentation d’une fuite dans un univers onirique « tournant le dos au réel, coincés dans la caverne de nos imaginations » (séquence 9).
Sa méditation poétique, fondée sur l’arpentage patient du monde qui l’entoure, se veut un « discours de la méthode pour promeneurs
solitaires171 », qui nous apprend à irriguer l’expérience sensible du présent par sa mise en relation avec des représentations artistiques. C’est ainsi
que l’évocation du manuscrit enluminé, les Très Riches Heures du duc de Berry, lui permet de magnifier la figure iconique du « semeur », au
beau milieu d’un paysage industriel (au centre du cadre). Ce retour à l’origine du paysage dans la culture occidentale, à travers la miniature du
Moyen-Âge, permet de redonner sa place à l’homme au sein de la réalité contemporaine. Symbole des pratiques qui donnent sens au paysage et
l'ont domestiqué de manière productive, l'acte des semailles trouve encore son emblème à l’orée de l'époque moderne avec le Semeur (1850) de
Millet. En invoquant la figure disparue de ce paysan d'antan, parcourant pas à pas les sillons et les ensemençant « à tour de bras », Rohmer fait de
son « auguste » gestualité répétitive la métaphore de sa propre démarche poïétique. Arpentant en tous sens le territoire, multipliant les prises de
vue, il donne vie et forme à ce nouveau paysage où l'humanité s’incarne désormais dans ses prolongements mécaniques (séquence 6) :

171
Fiche pédagogique sur Métamorphoses du paysage, Bulletin de la Radio-Télévision scolaire, juin 1964.

125
« La poésie, une poésie à la mesure de notre temps, ce n’est plus dans la paix des champs et des prairies que l’homme du XXe siècle peut espérer la trouver,
mais dans la fumée des hautes cheminées d’usine, au cœur de cette zone industrielle qui, depuis plus de cent ans, s’est installée au pied des villes, les cerne,
les enserre, les étouffe, en même temps qu’elle les fait vivre et grandir. »

Métamorphoses du paysage prend la forme d’un récit d’apprentissage, dont l’enjeu n’est autre qu’une conversion du regard. Rohmer choisit
de nous démontrer en acte comment s’est forgée une nouvelle sensibilité paysagère à travers la création de formes plastiques modifiant notre
appréhension de la civilisation mécanique. En effet, c’est en regardant les peintres modernes que le cinéaste découvre, par petites touches, la
« beauté paradoxale » du paysage industriel, qui ne peut apparaître qu’au terme d’un processus d’artialisation. Pour comprendre ce mouvement
dialectique entre l’art et la vie, il faut renverser l’affirmation suivante : « Si je ne trouvais pas belle la nature – la lumière, l’air, le ciel, l’espace –
je ne trouverais beau aucun peintre172. » S’il a coutume d’afficher dans ses propos un réalisme quasiment métaphysique, Rohmer dévoile ici la
fabrique picturale de son regard documentaire. La séquence 14 inscrit au cœur du film la nécessité d’un détour par l’art pour a-percevoir le
paysage, au sens où l’aperception est à la fois une perception visuelle et une construction intellectuelle.
En moins d’une minute, défilent à l’écran des dizaines de reproductions de peintures, depuis les paysages impressionnistes et fauves de la fin
du XIXe siècle ou du début du XXe jusqu’aux recherches formalistes, abstraites, des années 1910-1920. La voix off égrène simultanément les
noms des artistes : Jongkind, Pissaro, Vlaminck, Van Gogh, Signac, Le douanier Rousseau, Monet, Marquet, La Fresnaye, Léger, Delaunay,
Kandinsky, Villon, Mondrian, Vieira Da Silva, Klee, de Staël. Les images, filmées en banc-titre, sont montées cut sur une musique atonale, au
rythme tressautant. Leur défilement accéléré, en noir et blanc, dissout la singularité des œuvres, en éliminant la couleur et en uniformisant les
formats. Ce panorama pédagogique de la peinture moderniste attire l’attention sur un processus historique de transformation du regard sur le
paysage industriel et urbain. Tel est bien l’objectif fixé par Rohmer au film Métamorphoses du paysage dans ses « suggestions d’utilisation »,
montrer « l’évolution de la sensibilité esthétique dans le domaine le moins exploré par la critique d’art ». Ce paysage de la modernité devient
progressivement un fabuleux réservoir d’images et de formes nouvelles pour les artistes.
172
Entretien d’Éric Rohmer avec Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli, Serge Daney et Jean Narboni, Cahiers du cinéma n° 219, p. 52.

126
Reprise de motifs

En dévoilant un fragment de son « musée imaginaire173 », Rohmer nous met sur la piste d’une lecture iconographique des Métamorphoses du
paysage. La citation visuelle des tableaux de Monet, Pissaro ou Jonkind, souligne à quel point cette cartographie de la France industrielle
s’inspire des sujets des peintres impressionnistes. De même que Rohmer va filmer les lieux en région parisienne et dans le Nord de la France, les
impressionnistes peignaient sur le motif paysages portuaires, ponts de chemin de fer, gares, usines, etc. Les vues d’Argenteuil de la séquence 6,
notamment, font écho aux nombreuses peintures de ce faubourg parisien réalisées par Renoir ou Monet, qui y avait son atelier entre 1874 et
1878. S’inspirant aussi de la qualité atmosphérique de ces paysages Rohmer restitue par le grain de l’image 16 mm l’épaisseur de brume ou de
fumée qui entoure les zones industrielles.
Cette iconographie de la France industrielle aura une fortune variée au XXe siècle, reprise aussi bien par les postimpressionnistes et les fauves
que les cubistes ou les futuristes, et accompagnera le mouvement de l’art occidental vers l’abstraction. En puisant dans ce fonds commun de la
culture visuelle du tournant du siècle Rohmer peut prendre une distance esthétique par rapport à la réalité industrielle et urbaine des années 1960,
qu’il appréhende comme une toile peinte, où il reconnaîtrait des motifs. C’est pourquoi il insiste dans ses « Intentions pédagogiques » sur le
caractère générique des paysages filmés, simplement banals ou typiques d’un genre pictural, selon qu’on les regarde en badaud ou en amateur
d’art :
« Nous ne nous sommes livrés ni à une recherche, ni à un dénombrement des paysages. Ils sont légion. Ils sont ceux que chacun peut trouver au seuil de sa
ville. Ce qui importe, c’est moins la rareté du site que la curiosité du regard. »

173
Au sens qu’André Malraux donne à cette expression : « J'ai dit à Picasso que le vrai lieu du Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental », La Tête d'obsidienne,
Gallimard, 1974.

127
Mais au-delà de la simple citation de tableaux ou des rapprochements thématiques, on observe la « migration », plus souterraine, entre
peinture et cinéma, d’images emblématiques du paysage parisien redessiné par les travaux d’Haussmann dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Nous empruntons le terme warburgien employé par Jacques Aumont dans Matière d’image redux174 pour désigner ces images-matrices qui
structurent le regard de Rohmer sur la ville, à son insu ou sans qu’il les mentionne explicitement. C’est dans cette perspective qu’il faut placer le
topos visuel du regard empêché, que nous avons déjà évoqué. Ce cadrage énigmatique a pour particularité de faire buter le regard sur un obstacle
au premier plan prenant la forme d’une grille ou d’un élément d’architecture. Or une telle structure est caractéristique de trois tableaux majeurs
représentant le Paris de la fin des années 1870 : les deux versions du Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte, datées respectivement de 1876 et
1877, et Le chemin de fer d’Edouard Manet (1872). Ces grandes peintures de la vie moderne offrent des différents points de vue sur deux
symboles de l’ère industrielle : la gare Saint-Lazare rénovée et le pont de l’Europe, prouesse technique et architecturale inaugurée par
Napoléon III lors de l’Exposition universelle de 1867.

Edouard Manet, Le chemin de fer, 1872 Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe, 1877 Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe, 1876

174
Jacques Aumont, Matière d’image, redux, Ed. de la Différence, 2009.

128
Le pont, qui domine les voies, apparaît à l’arrière-plan du tableau de Manet tandis que Caillebotte en fait le motif principal de ses tableaux.
Sa première toile met au premier plan la structure métallique du pont, qui s’interpose entre le personnage qui regarde et le paysage ferroviaire,
tandis que la composition asymétrique de la seconde structure la perspective autour de la diagonale sombre de ses entrecroisements de fer filant
vers le point de fuite. On retrouve une synthèse entre l’axe oblique qui organise ce tableau et la fenêtre grillagée du pont sur la ville de l’autre
version, dans une vue prise par Rohmer à la sortie de Paris, d’un autre pont, en béton. Les constructions métalliques – grues, hall de gare, métro
aérien – magnifiées dans les séquences 15 à 18 de Métamorphoses du paysage évoquent également la forme imposante du pont de l’Europe avec
ses travées en X. Quant à la grille qui sépare les deux personnages au premier plan des voies de chemin de fer dans la peinture de Manet, elle
ressurgit, on l’a dit, dans le choix du cadre qui oppose au regard des obstacles frontaux. Comme envahi par la vapeur du train qui entre en gare, le
tableau de Manet nous renvoie à un plan précis du film, sur le passage d’un train en gare d’Asnières (séquence 10). Vu de haut, depuis un pont
surplombant les voies, le train dégage un nuage de fumée blanche qui occupe bientôt plus de la moitié du cadre.

129
La reprise par Rohmer du motif ferroviaire convoque une vaste culture visuelle, littéraire et cinématographique, comme par cercles
concentriques. Le commentaire brosse en quelques phrases une histoire des représentations du chemin de fer depuis le milieu du XIXe siècle :
« Le train, en revanche n’est plus ce dragon qui terrorisait Vigny. Le regarder passer fut le luxe dominical de nos grands-pères. » (séquence 10).
La citation de Vigny renvoie à un poème du recueil Les Destinées écrit en mai 1842, alors que la France est sous le choc de l'un des premiers
accidents de chemin de fer qui fit plus de cinquante morts et une centaine de blessés. Tantôt « dragon mugissant », tantôt « taureau de fer qui
fume, souffle et beugle », le train y est personnifié sont les traits d’un monstre meurtrier. Le triomphe de la machine sur l’ordre naturel et humain
est consacré par une dé-faite du paysage, littéralement effacé par la fumée qui en brouille les contours. Cette vision angoissée du poète
romantique contraste avec l’admiration presque religieuse des impressionnistes : « Les gares d’aujourd’hui sont les cathédrales d’hier »,
résumera Zola au sortir du salon de 1877 où il découvre la série de Claude Monet consacrée à la gare Saint-Lazare.

Aux origines du cinéma

La contemplation des trains par les flâneurs de la fin du siècle, ces « grands pères » invoqués par Rohmer, témoigne de la naissance d’une
nouvelle forme de sensibilité spectaculaire avec l’avènement de la culture de masse, et en particulier les débuts du cinéma. L’important travail
consacré par Vanessa Schwartz175 aux pratiques culturelles qui se développent dans le Paris d’Haussmann, devenu la capitale du divertissement
mondial, met en évidence une telle spectacularisation du réel. Le spectre menaçant de la société industrielle qui hantait Vigny au passage d’un
train, s’est changé en spectacle, en « vice innocent » des promeneurs du dimanche, associé au temps du loisir. Cette génération fin-de-siècle qui a
vu naître les salles obscures et manqué de se faire écraser par le train de la Ciotat, tire du monde ferroviaire un plaisir esthétique ou une frayeur
toute cinématographique. Pour un cinéphile tel que Rohmer, la tradition picturale à l’origine de l’iconographie ferroviaire est intimement liée à la
mémoire de l’un des premiers films Lumière, L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895). En témoignent les propos d’Henri Langlois,

175
Vanessa Schwartz, Spectacular Realities : Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, University of California Press, 1999.

130
fondateur de la Cinémathèque française, interviewé par Rohmer en 1968 pour le film de télévision scolaire Louis Lumière :
« Monet a tourné la gare Saint-Lazare. Il y a une espèce de transmission des pouvoirs de l’art plastique – l’art plastique fait par la peinture – à l’art plastique
cinématographique. La gare Saint Lazare de Monet devient “L’arrivée en gare“ de Cézanne… euh, de Louis Lumière ».

Par ce lapsus révélateur, Henri Langlois donne à l’inventeur du cinéma le nom du père de l’art moderne - comme on appelle souvent Paul
Cézanne, et confirme l’idée que le cinéma se fonde en peinture. Non parce qu’il chercherait à imiter formellement les arts plastiques, comme
peut le faire un certain cinéma d’art, mais en tant qu’il accomplit l’aspiration réaliste de l’art du XIXe siècle. Dire que les Lumières sont les
derniers peintres impressionnistes revient à considérer la peinture comme la matrice du cinéma mais aussi, déjà, le cinéma comme la matrice de
la peinture. L’importance des sources iconographiques pour Rohmer suggère qu’il est plus proche, dans sa pratique cinématographique, d’une
telle conception d’un art plastique cinématographique que du réalisme d’André Bazin - dont on sait pourtant le magistère intellectuel qu’il a
exercé sur lui du temps de la critique. Les « grands-pères » qu’il évoque dans Métamorphoses du paysage pourraient donc tout aussi bien être ces
peintres qui, les premiers, ont voulu filmer la beauté du paysage industriel, que les Lumières et leurs opérateurs, dont les films ont capté non
seulement le passage des trains mais ce nouveau regard sur la vie moderne. Cela nous conduit à identifier dans le film une reprise - plutôt qu’une
influence – des frères Lumière. On envisage le rapport de Rohmer aux origines du cinéma à l’aide du concept développé par Jacques Aumont à
propos de La Marquise d’O…:
« Le travail de Rohmer n’est pas citationnel ; il retravaille de l’intérieur (de l’intérieur de sa conception à lui) un effet qu’il ne prend pas dans sa surface mais
dans sa profondeur, en l’une de ses racines – en l’occurrence la racine technique et la racine symbolique, inséparablement176. »

Au cours du son entretien avec Henri Langlois dans Louis Lumière, Rohmer remarque que les films Lumière se caractérisent par une
organisation des mouvements en profondeur, en diagonale. On retrouve ce principe d’organisation de l’espace filmique dans de nombreux plans
de Métamorphoses du paysage, en particulier la scène de L’arrivée du train en gare d’Asnières (séquence 10), pour lui donner un titre digne des

176
Jacques Aumont, Matière d’image, redux, op.cit., p. 55.

131
Lumière. L’homologie est frappante entre la composition de l’unique plan fixe de L’arrivée du train en gare de la Ciotat et l’image du film de
Rohmer, dont la ligne de force est aussi la diagonale formée par les rails. D’après notre hypothèse, cette reprise n’est pas une simple citation
cinéphilique, mais instaure un rapport dialectique avec le cinéma des origines. En effet, le plan-film des Lumières, limité par la longueur de la
pellicule comme par la fixité du point de vue, laisse la place à un plan-mouvement chez Rohmer, qui suit le passage du train sous le pont. En
moins d’une seconde, la caméra effectue une rotation sur son axe à 180 degrés pour changer d’angle de vue. Ce mouvement de caméra
spectaculaire - une exception chez Rohmer – tient moins de la démonstration de virtuosité que du retour réflexif sur l’histoire du langage
cinématographique.
Le mouvement dans l’image – celui du train - se double du mouvement de l’image – en caméra portée : il s’y réfléchit. En effet, la mobilité
de la caméra par Rohmer renvoie à d’autres vues Lumières de paysages ferroviaires : les passages de tunnels ou panoramas de villes pris depuis
un train en marche. On pense notamment aux films suivants, que Rohmer citera dans son film Louis Lumière : Panorama de l’arrivée à Aix-les-
Bains pris du train (temps de neige) (1897), Panorama pris du chemin de fer électrique (1897) et Passage d’un tunnel en chemin de fer (pris de
l’avant de la locomotive) (1898). Comme l’analyse Henri Langlois, ces prises de vue à partir d'un train en marche font des opérateurs Lumière
les inventeurs méconnus du travelling - qui s’ignoraient eux-mêmes. En télescopant dans un même plan deux types de vues Lumière, fixes et
mobiles, le cinéaste de la Nouvelle Vague présente sa propre pratique documentaire comme un film Lumière au second degré. Cette expression,
employée par Gérard Genette dans Palimpsestes177 à propos de la littérature, met en évidence la logique de transposition178 du dispositif
cinématographique archaïque dans Métamorphoses du paysage. Il s’agit tout à la fois pour Rohmer de revendiquer un héritage et de mesurer
l’écart temporel et technique qui sépare de ces images-matrice du cinéma.
Tout au long du film, il capture en effet des panoramas qui rappellent trait pour trait ceux des frères Lumières, à l’exception près qu’ils ont été
pris en voiture et non en train. L’omniprésence du bruit sourd du moteur, capté en son synchrone, vient expliciter la genèse technique du
177
Gérard Genette, op. cit.
178
On se réfère à la typologie des opérations transtextuelles établie par Gérard Genette, qui distingue de la citation la transposition d’une source, qui implique un processus
d’adaptation et de réécriture.

132
mouvement. Rohmer rend ainsi hommage à la beauté mécanique des premiers films Lumière, dont il admirait l’objectivité. S’il invente son style
cinématographique grâce aux nouveautés techniques des années 1960 – caméra légère, tournage en 16 mm, son synchrone – son regard porte la
marque d’une véritable tradition de la modernité.

Photogramme du film Lumière, Panorama de l’arrivée à Aix-les-bains pris du train (temps de neige), 1897

133
134
4. La vue en mouvement, forme de la sensibilité moderne

« À une collection de belles gravures mortes, nous avons préféré le point de vue vivant d’une caméra »
Éric Rohmer, Métamorphoses du paysage, Intentions pédagogiques

Le mouvement du présent

Le regard en mouvement du cinéaste reflète l’accélération du monde contemporain, fondée sur une reconfiguration de l’espace et du temps.
En effet, les « métamorphoses du paysage » décrites par Rohmer ne constituent pas seulement un spectacle mais aussi un processus de
production historique, géographique et technique amorcé au milieu du XIXe siècle, avec le boom ferroviaire, et poursuivi continument jusqu’aux
Trente Glorieuses qui virent la naissance de la politique d’aménagement du territoire. L’urbanisation de pans entiers du pays au dépens des
campagnes d'antan, la destruction d’anciens quartiers, la remise en question du modèle de la vie ancienne ou la création systématique de réseaux
de circulation ont créé un nouveau paysage et de nouvelles conditions de vision. Le maillage routier et autoroutier ouvre des percées à travers
champs qui dessinent des perspectives : « Les routes ouvrent, chaque jour, dans les campagnes, des plaies béantes […] ». Le métro aérien
découvre au citadin la silhouette de sa ville sous un angle différent : « Vu d’en haut, du métro, le paysage n’est pas moins attachant […] ». Enfin,
en décuplant les vitesses, les moyens de transports – voiture, train, métro, avion - ont radicalement transformé nos manières de voir.
Les brouillons du scénario de Métamorphoses du paysage, conservés dans les archives de l’IMEC179 gardent la trace d’une réflexion séminale
sur le déplacement du regard, au sens propre d’une mise en mouvement comme au sens figuré d’un changement de paradigme :
« Notre sensibilité même a été modifiée par le contact avec la réalité moderne et notre nouveau mode de vie. Nous ne regardons plus le monde avec les
mêmes yeux vu du train, de l’automobile, ou de l’avion, le paysage change. Et, avec lui, la rêverie du voyageur. »
179
Dossier « Métamorphoses du paysage » (RHM 86.9).

135
L’analyse génétique de ces documents préparatoires révèle que la question a progressivement été éludée dans le texte du commentaire. À la
fin du paragraphe cité, Rohmer a ainsi barré la phrase suivante : « Le paysage revêt un tout autre aspect que pour le promeneur à pied. Leurs
rêveries sont différentes. » Dans le film fini, le mode d’apparition du paysage structure implicitement le regard, comme le montre la série
d’indices textuels que nous avons relevés, mais n’est plus interrogé en tant que tel. L’oblitération du discours laisse à la réalisation le soin de
traduire phénoménologiquement la rêverie du voyageur par le biais de la « caméra embarquée », pour reprendre une expression forgée par
Antoine de Baecque180. Rohmer choisit en effet de filmer depuis le point de vue de l’homme moderne qui se déplace au rythme des machines. Par
la fenêtre d’une voiture, on balaie du regard une zone industrielle, dans un mouvement de travelling latéral, de la droite vers la gauche. À travers
la vitre du métro, on voit défiler Paris sous des perspectives surprenantes, obliques, vertigineuses, selon les circonvolutions du trajet. De tels
plans mettent le monde en mouvement, animent la rue, et inscrivent dans le film même le rythme de la vie moderne.
La « caméra embarquée » qui deviendra l’emblème du style Nouvelle Vague, est à la fois une méthodologie cinématographique, un motif
esthétique et le signe d’une mutation anthropologique du regard. Opposant un principe de réalisation dynamique au caractère statique, empesé,
du cinéma de studio, cette technique introduit la vitesse de la modernité dans la forme même du plan. Une machine, la voiture, une autre
machine, la caméra. Dans Métamorphoses du paysage, le mouvement permanent qui agite l’ère industrielle, sous l’impulsion du moteur à
combustion, gouverne aussi le déroulement même du film – de la bobine dans la caméra comme de l’image sur l’écran. Filmer depuis une voiture
en marche met en abyme le processus de reproduction mécanique qu’est l’image en mouvement. Le dispositif cinématographique nous dote ainsi
d’un regard machinique hérité de l’industrialisation. Le déroulement du paysage abolit la frontière entre le voyageur et le spectacle qu’il
contemple, entre le sujet et l’objet, pris dans un même mouvement. Le paysage, de fait, perd ses contours pour se changer en pur passage –
traversée de l’espace et du temps - dont il est impossible de se faire une image.

180
Concept directeur de la séance du 3 février 2016 du séminaire La Nouvelle Vague et Paris : « Rouler dans Paris », donné à l’Ecole Normale Supérieure en 2015-2016.

136
Le cadre, intrinsèquement mouvant, renvoie à l’infini du hors-champ, à la « texture même du réel181 », pour reprendre les termes de Rohmer,
dont on aurait découpé arbitrairement un fragment. Il s’agit moins de représenter le monde que de donner à voir les coordonnées spatio-
temporelles qui conditionnent la forme de la sensibilité moderne. Dans La Critique de la raison pure (1781), Kant définit la sensibilité
comme « la capacité de recevoir (réceptivité) des représentations par la manière dont nous sommes affectés par des objets182 », et désigne par
« formes a priori de la sensibilité » les cadres d’appréhension de toute expérience par l’esprit humain : l’espace et le temps. Nous faisons
l’hypothèse que le mouvement est une forme a posteriori de la sensibilité (un oxymore dans le langage kantien), c’est-à-dire une forme de la
sensibilité historiquement constituée par l’expansion généralisée des réseaux de transports et de communication à partir de la deuxième moitié du
XIXe siècle. Le regard en mouvement que porte Rohmer sur le paysage industriel et urbain apparaît dès lors comme le produit technologique et
anthropologique de la rupture historique introduite par l’ère industrielle.
Ainsi Métamorphoses du paysage témoigne de la recherche d’une forme cinématographique de la modernité, propre à capter, à travers les
modes d'occupation du territoire, l'essence de la vie urbaine. Ce projet inscrit le film dans le genre de la « symphonie urbaine » théorisé par
Siegfried Kracauer183 à propos des films des années 1920-1930 enregistrant les nouveaux rythmes de la vie citadine. Le rapprochement nous
semble d’autant plus fécond que la réflexion de Kracauer sur la condition urbaine est centrée sur « les mutations des cadres de la sensibilité, des
modes de la perception et des possibilités de l’expérience du sujet dans les conditions de la modernité184 ». Or c’est bien cette question qui guide
la mise en scène d’une conversion du regard dans ce film, qui parvient à poétiser le monde industriel en retraçant l’histoire de la sensibilité
paysagère. Enfin, le dialogue engagé par Rohmer avec le cinéma des frères Lumière met en évidence l’histoire commune du cinéma et de la ville,
l’émergence d’une culture métropolitaine fondée sur les « translations continuelles d’impressions d’un passant devenu spectateur185. »

181
Éric Rohmer, « Nous n’aimons plus le cinéma », Les Temps modernes, n° 44, octobre 1949.
182
Emmanuel Kant, Préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure, Les intégrales de Philo, Nathan, 2014, p. 53.
183
Siegfried Kracauer, The Mass Ornament, Weimar Essays, Harvard University Press, 1995.
184
Nia Perivolaropoulou, « La ville cinématographique. Siegfried Kracauer », in Laurent Créton (dir.), Villes cinématographiques.Ciné-lieux, op. cit., pp. 13-24.
185
Ibid.

137
Entrer dans le paysage

Ce mouvement du regard à travers le paysage, tout mécanique qu’il soit, renvoie aussi à l’expérience physique de la traversée du territoire
qui fit Rohmer au fil des repérages et du tournage. Pour préparer le tournage, il a en effet multiplié les parcours erratiques sur les routes de
France, allant d’usines en décharges, d’entrées de ville en chantiers de démolition, de panneaux publicitaires en paysages portuaires. Il part
d’abord seul en repérages, armé d’un appareil photo, en s’autorisant à errer au hasard, puis accompagné de Barbet Schroeder, notamment pour
ses marches à travers la capitale. Enfin il prend la route avec son chef opérateur, Pierre Lhomme, pour fixer sur pellicule 16 mm les lieux et les
détails qui l’ont frappé. Lhomme se souvient :
« Il y a d’abord eu ce périple en voiture, quand on est parti dans le Nord, à bord de ma 4L […] puis un tournage à Paris et dans la banlieue parisienne.
[…] Le souvenir que j’ai c’est qu’il n’arrêtait pas de vous dire des choses. […] Il vous parle de l’endroit, vous dit qu’il faut qu’on le voie bien, et que c’est
186
ce détail là qui l’intéresse : faisons un détail. Ce sont des choses très prosaïques. »

Le regard voyageur qui anime le film de part en part témoigne de l’intimité que le cinéaste a tissé avec les lieux. Car c’est là, in situ, que sont
nées ces images mentales qui deviendront ensuite des plans, comme le raconte Lhomme. La structure même du film reproduit en effet les
aller-retours entre la ville et la campagne, la région parisienne et le Nord de la France, qui ont présidé à sa genèse. L’éclatement de l’espace
filmique nous fait passer d’un moulin à Wormhout à une excavatrice à Aubervilliers, d’un chantier à Dunkerque aux abords de Bergues, de la
banlieue nord-ouest de Paris, près d’Argenteuil, à la banlieue nord-est, du côté de la Plaine Saint-Denis, d’un bassin houiller près de Béthune à la
Porte de Pantin, d’une vue de la Seine au port de Dunkerque, de la plaine de Marolles-en-Hurepoix, dans l’Essonne, à la Tour Eiffel, des
prestigieux monuments parisiens aux immeubles en construction du quartier de la Défense.

186
Nous faisons référence à un entretien inédit donné par Pierre Lhomme à Noël Herpe le 03 décembre 2010, en préparation de la biographie d’Éric Rohmer co-écrite avec Antoine
de Baecque, auquel Noël Herpe a eu l’obligeance de bien vouloir nous donner accès pour nos recherches.

138
Cette discontinuité topographique, exceptionnelle chez Rohmer, ne se résout pas dans une « creative geography187 » à la Kuleshov qui
reconstituerait une unité de lieu par l’artifice du montage. Les coupes à l’image sont au contraire explicitées par la voix off : en nommant les
lieux, le commentaire les repère comme des points sur une carte. La référentialité des plans signale l’arbitraire de la construction du film, fondée
sur la collure d’unité spatio-temporelles sans rapport les unes avec les autres. Mais Rohmer n’attire pas l’attention sur le geste de montage en tant
que tel, il n’entend pas exhiber le processus de fabrication de l’image, comme pourraient le faire Jean-Luc Godard ou Chris Marker à la même
période. À l’inverse, son principe de montage poétique intègre le geste créateur à la diégèse, en assimilant la progression narrative aux tours et
détours d’un voyage. Le commentaire écrit par Rohmer ordonne sous la forme d’un récit presque autobiographique les fragments hétéroclites des
paysages qu’il a arpentés, indexés, photographiés, tout au long du printemps 1964. Le mouvement d’exploration du territoire au principe du film
en devient le sujet même, comme le souligne incidemment le commentaire dès la troisième séquence : « C’est dans cette beauté propre au
paysage industriel, tel qu’il s’est constitué, du milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours, que nous voudrions faire une brève excursion ».

Le terme d’« excursion », du latin excursus : faire une incursion, formé sur la racine ex-currere : courir hors de, évoque à la fois la promenade
et la course. Or Métamorphoses du paysage oscille bien entre ces deux pôles : l’incursion du regard dans le paysage, en longs plans fixes, et le
défilement accéléré du paysage par la fenêtre d’une voiture ou à travers le pare-brise. Ces travellings constituent la trace dans le film du
mouvement de sa genèse : le temps d’un plan-séquence, le spectateur, est embarqué avec la caméra dans la voiture en marche, au présent du
tournage. L’effet de sur-cadrage créé par l’habitacle confère aux vues de paysage qui défilent sur l’écran la valeur de plans subjectifs, ce qui nous
met littéralement à la place du cinéaste. Cette diégétisation du point de vue donne un sens dramatique au passage abrupt d’une vue à une autre,
montées cut. Les images qui défilent à l’écran, la voix off qui les porte, le son amplifiés des machines, sont donc rapportés à l’expérience
sensorielle d’un sujet percevant. Les coupes à l’image qui nous transportent d’un lieu à l’autre se présentent dès lors comme autant de tournants,
de virages, découvrant, au fil du voyage, de nouveaux paysages :

187
On reprend ici l’opposition entre la « cohérence topographique » caractéristique du cinéma rohmérien et la technique de montage de différents espaces ou « géographie créatrice »
qui remonte à Lev Kuleshov, définie par François Penz, art. cit.

139
« Tournons le dos à la route nationale […] nous voudrions faire une brève excursion […] quittons ces campagnes […] prenant un large recul […] obliquons
vers l’est […] Nous voici maintenant devant […] Retournons un instant à la campagne […] Admirons ici […] Vu d’en haut, du métro […] Tout à côté […]
Quelques deux cent mètres plus loin […] nous le verrions […] Jetons donc, pour finir, un regard indulgent […] ».

L’audio-vision du film invite donc le spectateur à s’identifier à un corps imaginaire, invisible à l’écran, auquel l’incorpore la première
personne du pluriel. Projection de la conscience du cinéaste, ce corps sonore n’existe d’abord que par « sa » voix, personnelle, lyrique, presque
prophétique. Au fil du monologue intérieur poursuivi par la voix off, l’emploi d’un lexique affectif fait progressivement apparaître ce corps
comme une surface d’inscription des sensations éprouvées au contact du paysage. Enfin, s’il n’est pas visible, il est voyant puisqu’il se confond
avec l’œil de la caméra, et constitue le point focal de l’image. Le « point de vue vivant de la caméra », pour reprendre l’expression de Rohmer,
donne son sens à l’espace filmique, c’est-à-dire son orientation topographique – « ici […] là » - et sa signification. Le corps absent, fictif, inscrit
au cœur du film, possède donc les attributs fondamentaux du « corps propre » tel que le conçoit Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la
perception : mon corps, sensible et sentant.
Relai du cinéaste et du spectateur, ce sujet n’est pas placé devant mais dans le paysage qu’il traverse, qui le traverse. Le meilleur exemple en
est l’immersion dans un champ où s’élèvent des pylônes électriques à la fin de la séquence 12. Si l’architecture remarquable des pylônes
constitue, d’après la voix off, l’objet manifeste du lent panoramique et de la série de plans fixes qui suivent, force est de constater que seule la
dernière image permet de discerner leur silhouette métallique. Les plans rapprochés sur les pylônes qui la précèdent sont en effet pris à hauteur
d’homme, selon un angle de vue ne donnant donc à voir ces architectures monumentales que de manière tronquée. C’est la perception qui
intéresse Rohmer plus que l’objet perçu, la perception limitée d’un homme à la caméra rivé au sol, au milieu des champs.
Le mouvement panoramique de la caméra, rasant les cultures, nous découvre seulement l’étendue d’un paysage sans repères architecturaux,
dont la pure horizontalité rencontre le ciel. Comme un « degré zéro » du paysage, une matérialisation de la ligne d'horizon. La sensibilité du sujet
au milieu de cet espace presque abstrait est marquée par le mouvement du regard. La caméra, qui tourne sur son axe à 180 degrés, oriente
l’espace autour de son point d’ancrage et s’affirme comme le centre, optique, nerveux, de l’expérience audiovisuelle.

140
Dans La connaissance de la vie188, Georges Canguilhem, définit le vivant comme « centre » de son environnement, qu’il organise autour de
lui sur le plan spatial et auquel il donne sens de son point de vue, en valorisant tels ou tels signaux. Le « point de vue vivant de la caméra » ne
serait alors pas seulement une expression, mais définirait au sens propre l’ « expérimentation du paysage » à laquelle nous invite Rohmer dans ce
court-métrage. On emprunte ce concept esthétique au champ des arts plastiques et en particulier du Land Art, pour rendre compte du point de vue
mouvant de la caméra, mobilis in mobile :
« L’artiste ne se pose plus devant le paysage, il pénètre dans le paysage avec son corps. Les expériences et les points de vue se multiplient par la marche
comme si le corps devenait voyant. Alors tout bouge, ce n’est plus un paysage mais des paysages qui naissent pour le marcheur : ils prolifèrent au gré des
déplacements. Paysage en fuite même si l’on veut fixer l’instant du regard à la manière ancienne189 . »

Au contact du paysage, le sujet connaît lui aussi ses métamorphoses : les chocs esthétiques provoqués par la rencontre, ici, d’un terril
semblable à un volcan, là, d’un monumental amoncellement de tuyaux métalliques. Ce transport, matériel et émotionnel, à l’origine du film, se
traduit par le point d’écoute choisi par Rohmer. Le cinéaste, on l’a vu, refuse le naturalisme sonore pour élaborer une poésie sonore par la
recomposition en studio des sons glanés in situ - amplifiés, raccordés, rythmés au montage. Il immerge ainsi le spectateur dans un paysage sonore
imaginaire, d’autant plus prégnant qu’il aiguise des sensations microscopiques - bruits de moteur, coups de marteau, rumeur des voix d’ouvriers
de construction. L’audio-vision du film se rapproche d’une expérience haptique190 qui donnerait à toucher une texture sonore, échappant au
paradigme purement optique de la « peinture de paysage » avec lequel Rohmer dialogue de manière critique. Le cinéaste adopte en fait la
démarche du promeneur écoutant qu’a si bien su décrire Michel Chion191 :
« Alors seulement, à travers les haut-parleurs, la rumeur de fond de la cité, que le promeneur oubliait in situ ou sous-estimait, se fera plus sensible, plus
présente, elle remontera du fond de son écoute. »

188
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Hachette, 1952.
189
Eliane Burnet, « L’expérimentation du paysage », in Le paysage et la question du regard op. cit., pp. 27-42.
190
Concept repris par Gilles Deleuze d'Aloïs Riegl, dans Francis Bacon, Logique de la sensation, éd. La Différence, 1981, pp. 79-86.
191
Michel Chion, « Promenades d’écoute. “Le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur”», in Les paysages du cinéma, op. cit., p. .

141
Au-delà de son contenu didactique et de son objectif pédagogique, ce documentaire pour la télévision scolaire permet à Rohmer d’inventer
son propre regard sur le paysage urbain des années 1960, qui était déjà au centre de ses premiers films de fictions. Il se saisit d’un thème imposé,
les bouleversements de l'espace à l’ère industrielle, pour filmer une ville qui l’obsède, Paris, mais aussi élargir ses pérégrinations à la banlieue
ouvrière, aux milieux péri-urbains et aux zones industrielles de la région parisienne comme du Nord de la France. Le film lui sert de banc d’essai
pour élaborer une écriture cinématographique de la ville fondée sur la mise en mouvement et la mise en scène sonore du paysage. Le « point de
vue vivant de la caméra » opère ainsi une reprise dialectique des représentations modernes du paysage - de la peinture impressionniste aux vues
Lumière, qui confère au film tout à la fois l’aspect d’une « symphonie urbaine », enregistrant l’air du temps, et d’une « expérimentation du
paysage » en première personne.

142
143
CONCLUSION
EXPÉRIMENTER LE PAYSAGE

« Y a-t-il des paysages chez Eric Rohmer ? », s’interrogeait Philippe Molinier dans l’ouvrage dirigé par Jean Mottet, Les paysages du cinéma.
L’analyse de L’Ami de mon amie (1987), au titre de cas exemplaire, l’amenait alors à conclure, à propos du cinéma de fiction d’Éric Rohmer :
« Pas plus que les plans ornementatifs, les plans contemplatifs n’ont leur place dans le cinéma d’Éric Rohmer : et il est vrai que celui-ci ne nous offre aucune
plongée paysagère comparable à celles d’Antonioni, Godard, Tarkovski ou Wenders, pour ne citer qu’eux.».

Il nous semble indéniable, au terme de cette étude, que les vingt-deux minutes du documentaire pour la télévision scolaire Métamorphoses du
paysage constituent une telle « plongée paysagère ». Celle-ci s’accompagne chez Rohmer de l’utilisation d’un dispositif matériel de tournage
bien spécifique. Pierre Lhomme, caméraman sur le Signe de Lion et chef-opérateur de Métamorphoses du paysage, souligne ainsi le nombre et
l’importance des prises de vue effectuées depuis une voiture en mouvement : « Cela m’a frappé dans Le Signe du Lion, c’est le premier film où
on fait des plans en voiture aussi conséquents192. » Les travellings exécutés par une caméra fixe, placée dans une voiture ou un train en
mouvement, sont caractéristiques de la mise en scène rohmérienne et contribuent à y installer un continuum sensoriel entre celui qui filme et
celui qui regarde. La superposition de ces points de vue crée une sensation d’immersion cognitive, et parfois de familiarité, de reconnaissance ou
de ressouvenir. Le compagnonnage subjectif provoqué par le visionnage des films de fiction ou documentaires de Rohmer se colore souvent de
cette qualité proustienne ineffable du ressouvenir. Cette forme cinématographique « en mouvement » structure ainsi son quatrième conte moral,
Ma Nuit chez Maud (1968) autour de deux longues séquences, diurne et nocturne, de traversée de Clermont-Ferrand, où le personnage principal
(Trintignant) prend sa future femme en filature. Depuis le siège avant d’une voiture, la caméra en faisant défiler physiquement l’espace et le

192
Extrait inédit de l’entretien avec Pierre Lhomme réalisé par Noël Herpe le 3 décembre 2010.

144
temps comme le fil même de la narration, suggère l’équivalence fondamentale entre traversée de la ville et transport amoureux. Le désir et la
prise qui fondent l’argument du film, se matérialisent à la fois par l’avancée déterminée des personnages à la rencontre de leur destin et par cette
traque du regard qui instaure la fiction comme une scène de « chasse ».
« Nous ne sommes jamais devant le paysage mais dedans193 », constate Augustin Berque de ce qui serait selon lui l’expérience
anthropologique commune du paysage. On pourrait décrire en ces termes la conception rohmérienne du cinéma et son éthique immersive qui
s’approprie les prédicats ou résultats des sciences humaines comme on a pu l’étudier dans Enfance d’une ville avec le recours à une sociologie
filmique comme à l’interactivité volontariste avec les interviewés, acteurs et personnages. Sa méthode de création in situ évoque également les
pratiques prônées par les arts plastiques et les arts performatifs contemporains qui brouillent délibérément les frontières entre sujet, projet et
objet. L’enjeu de la synthèse effectuée par Rohmer s’illustre dans l’attention flottante de la caméra dans Métamorphoses du paysage qui
provoque en effet chez le spectateur la sensation d’entrer dans un paysage mouvant qui se confond avec le flux de sa propre conscience. Cet
enregistrement du réel pris sur le vif qui constitue pour lui le propre du cinéma, semblerait finalement s’approcher d’une modalité plus
empathique de saisie de l’espace et du temps.
La pratique singulière que Rohmer fait notamment du repérage des sites de tournage, s’apparente à une expérimentation dans le sens que
Deleuze confère à ce concept : « Expérimenter lorsqu’on ne sait plus à l’avance ce que l’on va vivre, lorsqu’on ne recherche pas une
interprétation figée, lorsqu’on ne “fantasme” plus mais que l’on “programme”, que l’on teste en se donnant des contraintes préétablies pour faire
un relevé de sensations nouvelles194. » Selon cette définition l’espace ne serait pas une donnée géométrique inerte mais s’impose comme le
moyen par excellence d’une probation du « programme » et d’une emprise matérielle sur le réel. Il nous semblerait ainsi pertinent de comprendre
le procès de production du film rohmérien comme la confrontation d’un minutieux travail de préparation « programmatique » (enquête historique
et littéraire, documentation iconographique et pratique du repérage) à l’espace matériel, dans sa topologie, ses accidents, son originalité, pour

193
« Présentation », Le paysage et la question du regard, op.cit., p. 8.
194
Eliane Brunet, « L’expérimentation du paysage », Le paysage et la question du regard, op.cit., p. 34.

145
faire surgir de leur rencontre-événement une dimension esthétique nouvelle. Rohmer, « contemporain inactuel » ? C'est par cet oxymore que
l’ouvrage collectif dirigé par Sylvie Robic et Laurence Schifano veut définir le rapport réversible que le cinéaste entretient avec la modernité, entre
références de haute culture et curiosité pour les réalités mouvantes de son temps : « une contemporanéité complexe et contradictoire où l'héritage
humaniste et la quête de beauté, de vérité et d'ordre s'ouvrent non sans ambiguïté, aux intrusions, empêchements, déséquilibres et désordres du
vivant195 ».
Ainsi, pour Rohmer le paysage se présenterait comme l’horizon rapproché – en voie de rapprochement - d’une « œuvre ouverte »196 dont le
sens doit être recomposé par chacun. Le paysage est un transport cinématique de la sensibilité mémorielle : un voyage du regard dans l’espace.

195
Rohmer en perspectives, op. cit.
196
Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Folio Essais, 2015 (1965).

146
147
IV. ANNEXES

I. FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE

A. FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE D’ÉRIC ROHMER  

NB : Seuls les courts métrages d'Éric Rohmer, les œuvres réalisées par lui pour la télévision scolaire font ici l'objet d'une notice détaillée.

1. Films pour le cinéma  

1.1. Courts métrages  


La sonate à Kreutzer (1956)  
Réalisation, scénario : Éric Rohmer, d’après la nouvelle de Léon Tolstoï. Montage : Éric Rohmer, Jacques Rivette. Production : Jean-Luc Godard. Interprétation : Éric Rohmer (le
mari), Françoise Martinelli (l’épouse), Jean-Claude Brialy (le violoniste). Durée estimée : 45 mn. Format : 16 mm, noir et blanc, sonorisé sur magnétophone.  

La Boulangère de Monceau (« Six contes moraux », I, 1962)  


Réalisation : Éric Rohmer, assisté de Jean-Louis Comolli. Scénario : Éric Rohmer. Image : Jean-Michel Meurice et Bruno Barbey. Montage : Éric Rohmer. Production : Georges
Derocles (Studios Africa), Barbet Schroeder (Les Films du Losange). Interprétation : Barbet Schroeder, doublé par Bertrand Tavernier (le narrateur), Claudine Soubrier (Jacqueline),
Michèle Girardon (Sylvie), Fred Junk (Schmidt), Michel Mardore (un client de la boulangerie). Durée : 22 mn. Format : 16 mm, noir et blanc, 1,33.
 
Nadja à Paris (1964)  
Réalisation : Éric Rohmer, assisté de Pierre-Richard Bré. Texte : Nadja Tesich. Image : Nestor Almendros. Scripte : Patricia Fourrescarles. Son : Bernard Ortion. Montage :
Jacqueline Raynal. Production : Barbet Schrœder (Les Films du Losange). Interprétation : Nadja Tesich (elle-même). Durée : 13 mn. Format : 16 mm, noir et blanc, 1,33.

Place de l’Étoile (dans le film à sketches Paris vu par…, 1964)  


Réalisation, scénario : Éric Rohmer. Image : Alain Levent, Nestor Almendros. Montage : Jacqueline Raynal. Production : Barbet Schrœder (Les Films du Losange), assisté de Pierre
Cottrell. Interprétation : Jean-Michel Rouzière (Jean-Marc), Marcel Gallon (un passant), Jean Douchet et Philippe Sollers (deux clients), Maya Josse (une femme dans le métro),
Sarah Georges-Picot, Georges Bez. Durée : 15 mn. Format : 16 mm gonflé en 35 mm, noir et blanc, 1,33.  

148
1.2. Longs métrages  
Le Signe du Lion, (1959)  
Ma Nuit chez Maud (« Six contes moraux », III, 1968)  
L’Amour, l’après-midi (« Six contes moraux », VI , 1972)  

2. Films pour la télévision


 
2.1. Émissions pour la Radio-télévision scolaire  
Métamorphoses du paysage (dans la série « Vers l’unité du monde, l'ère industrielle », 1964)  
Réalisation, conception : Éric Rohmer ou Maurice Schérer. Image : Pierre Lhomme, assisté de Jacques Grandclaude. Illustration sonore : Betty Willemetz. Montage : Christine du
Breuil. Production : Pierre Gavarry (Institut Pédagogique National), assisté de Jean-Jacques Jaussely. Avec la voix de Pierre Gavarry. Date de diffusion : 5 juin 1964. Durée : 22 mn.
Format : 16 mm, noir et blanc.

Victor Hugo, Les Contemplations, Livres V et VI (dans la série « En profil dans le texte », 1966)  
Réalisation : Éric Rohmer. Illustration sonore : Betty Willemetz. Montage : Simone Dubron. Production : Pierre Gavarry (Institut Pédagogique National). Avec la voix d’Antoine
Vitez. Date de diffusion : 13 mai 1966. Durée : 20 mn. Format : 16 mm, noir et blanc.  
 
Louis Lumière (dans la série « Aller au cinéma », 1968)  
Réalisation : Éric Rohmer, assisté de Jean-Pierre About. Image : Jacques Lacourie, assisté de François Pailleux. Son : Claude Martin. Montage : Muriel Bardot. Production : Institut
Pédagogique National, Cinémathèque française. Avec Jean Renoir, Henri Langlois et la voix d’Éric Rohmer. Extraits : Films Lumière. Date de diffusion : 13 novembre 1968. Durée :
66 mn. Format : 16 mm, noir et blanc.

Nancy au XVIIIe siècle (dans la série « Mieux voir », 1968)

Réalisation : Maurice Schérer [Éric Rohmer]. Conception : Hélène Dumas et Hélène Aymonier. Production : Institut Pédagogique National. Date de diffusion : 27 mars 1968.
Durée : 19 mn. Format : 16 mm, noir et blanc.
 
Victor Hugo architecte (dans la série « Portraits pour une époque », 1969)  
Réalisation : Éric Rohmer. Production : Institut Pédagogique National. Avec la voix d’Antoine Vitez. Date de diffusion : 14 avril 1969. Durée : 26 mn. Format : 16 mm, noir et
blanc.  

149
Entretien sur le béton (dans la série « Civilisations », 1969)  
Réalisation : Éric Rohmer. Conception : Louis-Paul Letonturier et Jean Rudel. Production : Institut Pédagogique National. Avec François Loyer, Claude Parent et Paul Virilio. Date
de diffusion : 29 avril 1969. Durée : 29 mn. Format : 16 mm, noir et blanc.  
 
2.2. Émissions pour l’ORTF  
Le Celluloïd et le Marbre (dans la série « Cinéastes de notre temps », 1965)  
Réalisation, conception : Éric Rohmer. Image : Jean Limousin, assisté de Marc Jusseaume. Banc-titre : Jean Paul. Son : Michel Lemoine, René Magnol et Jacques Pietri. Montage :
Mika de Possel.Mixage : Jean-Claude Brisson, assisté de René Vidal. Production : Janine Bazin, André-Sylvain Labarthe, Office national de Radiodiffusion Télévision Française,
avec la Direction régionale de Lyon. Avec Takis [Panayotis Vassilakis], Kurt Sonderborg, Claude Simon, Roger Planchon, Pierre Klossowski, Victor Vasarely, César, Iannis
Xenakis, Nicolas Schoeffer, Georges Candilis, Paul Virilio, Claude Parent. Date de diffusion : 3 février 1966. Durée : 90 mn. Format : 16 mm, noir et blanc.

Ville nouvelle (1975) :  


I Enfance d’une ville,  
II La Diversité du paysage urbain,  
III La forme de la ville,  
IV Logement à la demande  
 
 
II. FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE SUR PARIS ET SA BANLIEUE  
 
1. Paris et sa banlieue en reconstruction dans les années 1960-1970
A bout de souffle, Jean-Luc Godard (1960)  
Chronique d’un été, Jean Rouch et Edgard Morin (1961)  
Le joli mai, Chris Marker et Pierre Lhomme (1963)  
Alphaville, Jean-Luc Godard (1965)  
Paris vu par… Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol (1965)  
Deux ou trois choses que je sais d’elle, Jean-Luc Godard (1967)  
 
 

150
2. Les villes nouvelles : autour de Cergy-Pontoise  
 
2.1. Émissions de télévision sur Cergy (archives de l’Institut National de l’Audiovisuel)  

Interview de Bernard Hirsch (JT 13h, 16 décembre 1970)  


4 min 21 s, disponible en ligne : http://www.ina.fr/video/CAF90036049  

Pontoise : visite du chantier ville nouvelle ( Journal de Paris, 19 juin 1969,)  


01 min14s, disponible en ligne : http://www.ina.fr/notice/voir/CAF90031821  

Villes nouvelles et expropriations (JT 13 h, 15 février 1972)  


3 min 34 s, disponible en ligne : http://www.ina.fr/video/CAF93001241  

2.2. Émissions de télévision sur la banlieue parisienne (archives de l’INA)

La Grande Borne (« La France défigurée », 10 décembre 1972)


12 min 49 s, disponible en ligne : http://www.ina.fr/emissions/la-france-defiguree/  

Quarante mille voisins (« Cinq colonnes à la une », 2 décembre 1960)


14 min 21 s, disponible en ligne : http://www.ina.fr/video/CAF89007746  

2.3. Archives audiovisuelles de la Maison du patrimoine de Cergy

Les Ateliers communautaires par eux-mêmes, Roy Lekus, 2004, 45 min.

151
II. DOCUMENTS D’ARCHIVES CONSULTÉS

1. Archives audiovisuelles sur l’œuvre d’Éric Rohmer

Éric Rohmer, preuves à l’appui, documentaire réalisé par André S. Labarthe pour « Cinéastes de notre temps », 1994.

Éric Rohmer, un cinéaste dans la ville, conférence de Philippe Fauvel au Forum des Images, 17 juillet 2013, en ligne : http://www.forumdesimages.fr/les-programmes/toutes-les-
rencontres/eric-rohmer-un-cineaste-dans-la-ville

Philosopher avec Éric Rohmer, émission avec Adèle Van Reeth et Philippe Fauvel, « Les Nouveaux Chemins de la Connaissance », France Culture, mars 2012

Sur les archives d’Éric Rohmer : interview de Noël Herpe, disponible en ligne : http://www.imec-archives.com/les-collections/parmi-les-archives-eric-rohmer-3/

Mapping Rohmer – A Video Essay , article de Richard Misek, « Frame Cinema Journal », 2012, disponible en ligne : http://framescinemajournal.com/article/mapping-rohmer-a-
video-essay/

2. Archives des films d’Éric Rohmer dans les fonds de Cinémathèque française (sélection)
(Dossiers consultés à l’Espace chercheurs)

BAUDROT-GU425-B115 : Les Petites Filles modèles


BITSCH4-B1 : Correspondance de Maurice Scherer
TRUFFAUT439-B215 : Correspondance courante : Les Cahiers du cinéma
TRUFFAUT563-B321 : Documentation sur Éric Rohmer (I)
TRUFFAUT564-B322 : Documentation sur Éric Rohmer (II)
KOVACS158-B34 : Coupures de presse sur Éric Rohmer
KOVACS202-B40 : Yves Kovacs assistant de Rohmer pour "Cinéastes de notre temps - Dreyer"
MIZRAHI62-B11 : Pauline à la plage de Éric Rohmer : Comédies et Proverbes n°3
MIZRAHI126-B21 : Perceval le Gallois : texte de Chrétien de Troyes ; traduit et mis en scène par Éric Rohmer

152
3. Inventaire sélectif du fonds de l’IMEC

3. a. Œuvre cinématographique

Longs métrages
L’Amour l’après-midi
RHM 7 (15-20) Versions du scénario, des dialogues
- Préparation du tournage
RHM 7 (21-23) Casting
RHM 7 (24-27) Planning et notes de tournage
RHM 7.28 à RHM 8.4 Photos de tournage de
Dossiers sur les Six contes moraux
RHM 9.15 Photographies

Courts métrages réalisés


RHM 80.1 Textes réunis par Éric Rohmer
RHM 80.14 - RHM 80.17 La Boulangère de Monceau
RHM 81.3 Nadja à Paris
RHM 81.4 Place de l’Etoile (dans Paris vu par…)
RHM 81.9 Une étudiante aujourd’hui
Courts métrages non réalisés
RHM 81.7 Un fou dans le métro

3. b. Œuvres télévisées

Films réalisés
RHM 86.2 Métamorphoses du paysage
RHM 86.8 Le Celluloïd et le Marbre
RHM 86.9, RHM 86.10 Victor Hugo Les Contemplations
RHM 87.5 Nancy au XVIIIe siècle
RHM 87.6 Louis Lumière
RHM 87.7, RHM 87.8 Victor Hugo architecte
RHM 87.9 Entretien sur le béton
RHM 88 (1-5) ; RHM 133.16 Série Ville nouvelle

153
RHM 88 (6-9) Enfance d’une ville
De RHM 88.10 à RHM 89.2 La Diversité du paysage urbain
RHM 89 (3-6) La Forme de la ville
RHM 89 (7-8) Logement à la demande
RHM 90 à RHM 91.5 Dossiers sur l’ensemble de la série

Film non réalisé


RHM 95.1 Paris 1930
Textes théoriques et entretiens
RHM 95.3 Le Cinéma didactique
RHM 95.4 Valeur pédagogique du document iconographique filmé

4. Analyse sélective du fonds « Éric Rohmer » de l’IMEC

4. a. Archives relatives à l’écriture de l’œuvre de fiction : nouvelles, synopsis, versions du scénario

La Boulangère de Monceau
- Ecriture et tournage
RHM 80.14 Lettre circulaire de la société des réalisateurs à propos de la commission supérieure technique (non daté), 1962
RHM 80.15 Texte incomplet
RHM 80.16 Versions différentes du scénario et des dialogues, dont une sur 4 petits cahiers consécutifs. Joint : correspondance professionnelle pour la production du film, dont lettres
de la Société algérienne de production des studios Africa gérée par Georges Desrocles pour la co-production. Photographies de tournage. De nombreuses vues de ces dernières ne
sont pas tirées sur des bandes contact, on y voit Eric Rohmer filmant et dirigeant les acteurs.
RHM 80.17 Autorisation de tournage sur la voie publique

Nadja à Paris
- Ecriture de l’œuvre
RHM 81.3 Scénario et commentaire du film. Lettres de Nadia Tesich.

Place de l’Etoile (Paris vu par…)


RHM 81.4 Scénario et commentaire du film (partie de Paris vu par…) ; notes de montage (dont cahier bleu) ; chutes de pellicule ; contrat ; correspondance professionnelle.

154
Un fou dans le métro
RHM. 85.7 coupure de presse sur un fait divers de 1964.

Métamorphoses du paysage
- Ecriture et tournage
RHM 86.2. Brouillon du scénario du film, notes de tournage, photographies paysages, chutes de pellicules.

Victor Hugo, les Contemplations


RHM Notes pour le scénario du film, notes de travail sur l’œuvre de Victor Hugo, photographies de repérages, chute de pellicule, fiche pédagogique établie par Éric Rohmer pour la
diffusion du film, coupures de presse sur faits divers.

Ma Nuit chez Maud


- Première ébauche
RHM 3.1. Manuscrit de la nouvelle ayant servi de matériau pour le scénario de Ma Nuit chez Maud, daté en fin de texte « août 1944-novembre 1945 ».
- Versions du scénario
RHM 3.3. Synopsis, version dactylographiée du synopsis joint au cahier RHM 3.2. (5 exemplaires). Datation : lettre à Nestor Almendros 4.7, 1968
RHM 3.4. Version manuscrite du scénario. Datation : voir lettre de Nestor Almendros.1968
RHM 3.5. Version dactylographiée du scénario en 3 exemplaires. Datation : lettre de Nestor Almendros. 1968

L’Amour l’après-midi
- Versions du scénario
RHM 7.15. Cahier contenant l’ébauche du scénario et des dialogues ainsi que des croquis de scènes, précédées par des notes de travail sur le Faust de Murnau.
RHM 7.16-7.20. Variantes du scénario

4. b. Recherches documentaires sur l’architecture, le paysage : circulation des images et construction d’un regard de cinéaste

Victor Hugo, Les Contemplations


RHM 86.10 Iconographie pour le film : photographies, gravures.

Nancy au XVIIIe siècle


RHM 87.5 notes de montage, dossier pédagogique.

155
Louis Lumière
RHM 87.6 texte de l’introduction du film, texte de l’entretien avec René Clair et Henri Langlois, listes de films de Louis Lumière.

Victor Hugo, architecte


RHM 87.7 Texte du commentaire du film, notes de recherches documentaire, photographies de dessins et manuscrits de Victor Hugo.
RHM 87.8 Note sur le projet de film, scénario d’un autre film « Victor Hugo en marche », lettre d’Eric Rohmer sur le montage de ses films sur Victor Hugo

Entretien sur le béton


RHM 87.9 Notes de travail, coupures de presse sur des faits divers.

Ville nouvelle
- Documents préparatoires
RHM 88.1 Note sur l’architecture, documentation
RHM 88.4 Architectopolis, Architecture présente : photographies d’architecture et de paysage, 1 planche contact
RHM 88.5 Notes de travail
- Enfance d’une Ville
RHM 88.6 Cergy : notes de travail, documentation, ordre de mission.
RHM 88.7 Note de travail sur l’urbanisme, documentation.
- La Diversité du paysage urbain
RHM 88.10 Industrie et utopie : les architectes de l’AREA (atelier de recherche et d’études d’aménagement) sont interrogés dans le film, documentation.
RHM 88.11 Scénario et commentaire du film, notes manuscrites, photographies de repérages.
RHM 88.12, RHM 89.1, RHM 89.2 Documentation sur l’architecture.
- La Forme de la Ville
RHM 89.3 Notes de travail pour l’écriture de l’épisode, documents fournis par l’Atelier d’urbanisme et d’architecture
RHM 89.4 Scénario de l’épisode, notes de travail, plans et documents sur projets d’architecture à Evry et Grenoble-Echirolles.
RHM 89.5-89.6 Transcription d’entretiens.
- Logement à la demande
RHM 89.7 Synopsis de l’épisode, notes de travail, documentation
RHM 89.8 Notes de travail, documentation sur Le Vaudreuil.
- Dossiers sur l’ensemble de l’émission
RHM 90 Ville nouvelle : documentation sur l’architecture.
RHM 91.1 Transcription d’entretiens.
RHM 91.2 Photographies de repérages sur l’architecture : façades, portes, balcons, fenêtres…
RHM 91.3 Photographies d’architecture avec annotations de montage sur calques.

156
RHM 91.4 Photocopies de coupures de presse envoyées par l’INA.

Documentation
RHM 98.9 Gravures anciennes, cinq portraits et un paysage.
RHM 98.10 Photographies diverses
RHM 98.11 Documentation et notes diverses, cartons d’invitation, cartes postales
RHM 133.20 Documentation iconographique, fac-similé de gravures de pastorales (XXe siècle)
RHM 134.1 Croquis, Ebauche de paysage photocopié
RHM 134.2 Dessins fait à partir d’images des films d’Éric Rohmer

4. c. Portraits d’Éric Rohmer, papiers personnels, dessins : une géographie de l’intime

Les Films du Losange


RHM 108.6 Éléments de comptabilité
RHM 108.7 Éléments d’administration
RHM 108.8 30 ans des Films du Losange
RHM 108.9 Attestations pour assistantes américaines
RHM 108.10 Divers

Personnels
RHM 131 Correspondance, notes et photographies personnelles.

Portraits d’Éric Rohmer


RHM 128.1, RHM 128.3, RHM 128.4 Portraits photographiques d’Éric Rohmer
RHM 128.2 Photographies d’Éric Rohmer travaillant
RHM 128.6 Portrait dessiné d’Éric Rohmer

157
III. BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

I. OUVRAGES GÉNÉRAUX, OUTILS MÉTHODOLOGIQUES ET THÉORIQUES

1. Enjeux et méthodes d’une approche génétique de la création cinématographique

1.A. De l’usage de la méthode historique en études cinématographiques

ALLEN Robert C. et GOMERY Douglas, Faire l'histoire du cinéma, les modèles américains (1983), Nathan, 1993.
CERTEAU Michel de, L'écriture de l'histoire, Gallimard, Folio Histoire, 1975.
GINZBURG Carlo, Mythes, emblème, traces. Morphologie et histoire (1986), Verdier Poche, 2010.
LAGNY Michèle, De l’histoire du cinéma : méthode historique et histoire du cinéma, Armand Colin, 1992.
MARIE, Michel, « Histoire du cinéma », in Lectures du film, ouvrage collectif, Albatros, 1975.
PROST Antoine, Douze leçons sur l'histoire, Seuil, Points/histoire, 1996.
VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971.

1.B. Aux prises avec l’archive

BERTHET Frédérique et VERNET Marc (dir.), L'humain de l'archive. Qui trouve-t-on dans les archives?, Textuel n°65, Presses de l'Université Paris Diderot, 2011.
BESSIERE Irène et GILI Jean A. (dir.), Histoire du cinéma : problématique des sources, Institut national d’histoire de l’art/Maison des sciences de l’homme/Université Paris I, 2004.
DERRIDA Jacques, Mal d'archives : une impression freudienne, Galilée, 1995.
FARGE Arlette, Le goût de l’archive (1989), Seuil, Points/histoire, 2009.
PISANO Giusy (dir.), L' archive-forme : création, mémoire, histoire, L'Harmattan, 2014.
VERNET Marc, « Le cinéma sans le cinéma, ou du bon usage de l’archive », Cinémathèque n° 7, printemps 1995.

1.C. La critique génétique, du littéraire au filmique

BIASI Pierre-Marc de, La génétique des textes, Nathan, 2000.


BIASI Pierre-Marc de, « Génétique des arts », Critique génétique. Concepts, méthodes, outils, IMEC éditeur, « Inventaires », 2009, p.177-183.
BOURGET Jean-Louis et FERRER Daniel, « Genèses cinématographiques », Genesis, manuscrits, recherche, invention, n° 28, « Cinéma », 2007, p.7-27.
FERRER Daniel, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Seuil, 2011.

158
1.D. Comprendre les méthodes de travail d’un cinéaste

BERGALA Alain, La création cinéma, Yellow Now, 2015.


BERGALA Alain, Jean-Luc Godard au travail : les années 60, Éd. Cahiers du cinéma, 2006.
BERTHOME Jean-Pierre et THOMAS François, Orson Welles au travail, Éd. Cahiers du cinéma, 2006.
LE BERRE Carole, François Truffaut au travail, Éd. Cahiers du cinéma, 2004.
THOMAS François, L’atelier d’Alain Resnais, Flammarion, 1992.

1.E. Retracer la genèse d’un film

BERTHOME Jean-Pierre, « “Un caprice qui n’en finirait pas…” : la genèse de Lola Montès », 1895 n° 34-35, octobre 2001.
EDE François et GOUDET Stéphane, Play Time, Éd. Cahiers du cinéma, 2002.
LINDEPERG Sylvie, « Nuit et Brouillard » : un film dans l’histoire, Odile Jacob, 2007.
TESSON Charles, « La robe sans couture, la dame, le patron », Cinémathèque n° 5, printemps 1994.
THOMAS François, « Rohmer 1952 : Les Petites Filles modèles », Cinéma 09, printemps 2005.

1.F. Archives d’un cinéma imaginaire

AMIEL Vincent et FARCY Gérard-Denis, Mémoire en éveil, archives en création, Le point de vue du théâtre et du cinéma, actes du colloque de l’IMEC « L’invention et l’Archive »,
L’Entretemps, 2006.  
BERGSTROM Janet, « Murnau en Amérique : chronique des films perdus (1) : 4 Devils », Cinéma 03, printemps 2002.
BERGSTROM Janet, « Murnau en Amérique : chronique des films perdus (2) : de Our Daily Bread à City Girl », Cinéma 04, automne 2002.
BERTHET, Frédérique, « L’archive non film, pièce tangible d’un cinéma invisible », in La Fiction éclatée. Vol. 2. Petits et grands écrans français et francophones, dirigé par J.P. Bertin-Maghit
et Geneviève Sellier, Institut national de l’audiovisuel/L’Harmattan, 2007.
JANICOT Christian, Anthologie du cinéma invisible : 100 scénarios pour 100 ans de cinéma, Jean-Michel Place, 1995.
JANNELLE Jean-Louis, Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de "La Condition humaine", Seuil, 2015.

1.G. L’enquête, l’entretien et les archives orales

COMOLLI Annie, « L’enquêteur et l’enquêté mis en scène par l’entretien filmé », in A. Comolli et C. de France (dir.), Corps filmé, corps filmant, Université Paris X, 2005.
DESCAMPS Forence, « Et si on ajoutait l’image au son ? Quelques réflexions sur les entretiens filmés », La Gazette des archives, n°196, mars 2005.

159
DURAND Jean-Pierre et SEBAG Joyce, « La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ? », L'Année sociologique 2015/1 (Vol. 65).
FRANK Robert, « La mémoire et l’histoire », in D. Voldman (dir.), La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, 1992.
MORIN Edgar, « L’interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision », Communications, n° 7, 1966.
NINEY François, L’épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, De Boeck, 2002.

2. Analyse de la dimension iconographique du film et de ses archives

2. A. Images-mémoire et survivance du passé

«Regards sur les archives», Images documentaires, n° 63, 1er et 2e trimestre 2008.
AGAMBEN Giorgio, Image et mémoire (1984), Hoëbeke,1998. BLÜMLINGER Christa,
LAGNY Michèle, LINDEPERG Sylvie, NINEY François, ROLLET Sylvie (dir.), Théâtres de la mémoire, mouvement des images, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « Théorème » n° 14,
2011.
DIDI-HUBERMAN Georges, Images malgré tout, Minuit, 2003.
DIDI-HUBERMAN GEORGES, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002.
KRACAUER Siegfried, L’Histoire des avant-dernières choses, trad. de l’anglais par Claude Orsoni, édité par Ph. Despoix et N. Pervolaropoulou, Stock, 2006.
KRACAUER Siegfried, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. de Daniel Blanchard et Claude Orsoni, édition établie et préfacée par Philippe Despoix et Nia
Perivolaropoulo, Flammarion, 2010.
SIEREK Karl, Images oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, Klincksieck, 2009.

2.B. Cinéma et arts visuels : la circulation des images

AUMONT Jacques, l’Œil interminable. Peinture et cinéma (1989), La Différence, 2007.


BENJAMIN Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres complètes III, Gallimard, Folio, 2000.
DIDI-HUBERMAN, Faire une empreinte, Centre Georges Pompidou, 1997.
MICHAUD Philippe-Alain (dir.), Le mouvement des images, Centre Georges Pompidou, 2007.
PANOFSKY Erwin, La Perspective comme forme symbolique : Et autres essais, Minuit, 1976.
PANOFSKY Erwin, L’œuvre d’art et ses significations : Essai sur les arts visuels, Gallimard, 1969.
VANCHIERI Luc, Cinéma et peinture: Passages, partages, présences, Armand Colin, 2007.

160
2.C. L’image photographique face au réel

BARTHES Roland, La chambre claire : Note sur la photographie, Flammarion, 1980.


BAZIN André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1985.
BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, Allia, 2012.
BRUNET François, La Naissance de l'idée de photographie, Presses universitaires de France, 2000.
CASETTI Francesco, Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2002.
KRACAUER, Siegfried, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, édité par Ph. Despoix et N. Perivolaropoulo, Flammarion, 2010.
KRAUSS Rosalind, “Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis”, trad. de l’anglais par P. Michaud, Macula n° 5/6, 1979, p. 165-175.
KRAUSS Rosalind, Le Photographique. Pour une Théorie des Écarts (1990), préface par Hubert Damisch, Macula, 2013.
PREMAT Christophe, « Une approche critique de la réalité cinématographique », Acta fabula, vol. 12, n° 2, février 2011, En ligne : http://www.fabula.org/revue/document6143.php.
SEMPRUN Jorge, REPÉRAGES : photographies de Alain Resnais, texte de Jorge Semprun, Éditions du Chêne, 1974.

3. Une esthétique du paysage : arpenter, représenter, filmer

3.A. Paysages, mémoire et culture visuelle

BALDASSARI Anne, «Éditorial » et « Le photographe, la route, le territoire. Introduction aux paysages véhiculaires », in Anne Baldassari (dir.), Les Cahiers de la photographie n° 14, « Le
Territoire », 1984.
BLÜMLINGER Christa, LAGNY Michèle, LINDEPERG Sylvie, ROLLET Sylvie (dir.), Paysages et Mémoire: Cinéma, photographie, dispositifs audiovisuels, Coll. « Théorème » n° 19,
Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
CASTRO Teresa, « Pittoresque et panoramiques : de l’archivage à l’arpentage », Théâtres de la mémoire, mouvement des images, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. Théorème n° 14, 2011.
C.E.R.IC. Université de Savoie, Le paysage et la question du regard, Editions Aleph, Le-Gour-du-Loup, 2003.
MAROT Sébastien, L'art de la mémoire, le territoire et l'architecture, Éd. de La Villette, 2010.
NATALI Maurizia, L’Image-paysage. Iconologie et cinéma, Esthétique Hors Cadre, 1996.
ROGER Alain, Court traité du paysage, Gallimard, 1997.
TIBERGHIEN, Gilles, Nature, Art, paysage, Actes Sud, École nationale du Paysage/Centre du Paysage, 2001.

161
3.B. Espaces vécus, habités, appropriés : une approche anthropologique

BERQUE Augustin (dir.), Cinq Propositions pour une théorie du paysage, Champ Vallon, 1994.
BERQUE Augustin (dir.), BIASE Alessia de (dir.) et BONNIN Philippe (dir.), L'espace anthropologique : abécédaire anthropologique de l'architecture et de la ville, Éd. du Patrimoine, 2007.
BERQUE Augustin (dir.), BIASE Alessia de (dir.) et BONNIN Philippe (dir.), L'Habiter dans sa poétique première, actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Éd. Donner lieu, 2008.
BONNIN Philippe (dir.), Architecture : espace pensé, espace vécu., Éd. Recherches, 2007.
CERTEAU Michel de, L'invention du quotidien. Tome 1: arts de faire, Union générale d'éditions, 1980.
GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public, trad. de l’anglais par A. Kihm, Minuit, 1973.
LYNCH Kevin, L’image de la cité (1960), Dunod, 1969.
SEGAUD Marion, Anthropologie de l'espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer, Armand Colin, 2007.

3.C. Le regard du flâneur, le pas du promeneur

BAUDELAIRE Charles, Œuvres Complètes, t.1, Gallimard, La Pléiade, 1975.


BENJAMIN Walter, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1982.
Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions du Cerf, 2006.
DEBORD Guy, « Théorie de la dérive », Les Lèvres Nues, vol. 8/9, novembre 1956.
HUGO Victor, Les Contemplations, Gallimard, 1973.
LEROY Claude, Le Mythe de la passante, de Baudelaire à Mandiargues, Paris, PUF, « Perspectives ROUSSEAU Jean-Jacques, Rêveries d’un promeneur solitaire, Le Livre de Poche, 2001.
SOLNIT Rebecca, L’art de marcher, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Actes Sud, 2004.

3.D. Le cinéaste, l’architecte et le paysagiste : poétique du décor naturel

BERTHOME Jean-Pierre, Le Décor au cinéma, Éd. Cahiers du cinéma, 2003.


CAUQUELIN, Anne, L’invention du paysage, Plon 1989.

COSTA Fabienne et MEAUX Daniel, Paysages en devenir, Publications de l’Université Saint-Etienne, 2012.

DOUCHET, Jean et NADEAU, Gilles, Paris cinéma : une ville vue par le cinéma de 1895 à nos jours, Le May, 1987.
GIBSON Ben, « Architecture et cinéma », Images et imaginaires d’architecture. Dessins, peinture, photographie, arts graphiques, théâtre, cinéma, en Europe aux XIX e et XXe siècles, Centre
Georges Pompidou, 1984, p.113-115.

162
MOTTET, Jean (dir.), Les paysages du cinéma, Champ Vallon, 1999.
PARENT, Claude, Vivre à l’oblique, Bibliothèque nationale, 1970.
PUAUX, Françoise (dir.), Architecture, décor et cinéma, Cinémaction n° 75, 1995.

3.E. Filmer la ville

« Ville et cinéma », ouvrage collectif, Espaces et Sociétés n° 86, 1996.


CANTEUX Camille, Filmer les grands ensembles, Créaphis, 2014.
CRETON, Laurent et FEIGELSON, Kristian (dir.), Villes cinématographiques. Ciné-lieux, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Coll. « Théorème » n° 10, 2007.
DEPARDON Raymond, La France de Raymond Depardon, Seuil / BNF, 2010.
DOUCHET Jean et NADEAU Gilles, Paris cinéma : une ville vue par le cinéma de 1895 à nos jours, Éditions du May, 1987.
HILLAIRET Prosper, LEBRAT Christian, ROLLET Patrice (dir.), Paris vu par le cinéma d’avant-garde, 1923-1983, Paris Expérimental Éditions, 1985.
JOUSSE Thierry et PAQUOT Thierry (dir.), La Ville au cinéma. Encyclopédie, Éd. Cahiers du Cinéma, 2005.

KRACAUER, Siegfried, le Voyage et la Danse, Figures de ville et vues de films, Presses universitaires de Vincennes, 1996.
Mission photographique de la DATAR, Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985, Hazan, 1985.
Paysages, photographies, 1985-1988, Hazan, 1989
TIXIER Nicolas (dir.), Traversées urbaines ; villes et films en regard, Metispresse, Vuesdensemble, 2015.

3.F. Vues de Paris

BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne, », Le Figaro, novembre–décembre 1863, Gallimard, La Pléiade, 1973.
Atget. Voyages en villes, présentation de Pierre Gassmann, texte de Roméo Martinez et Alain Pougetoux, Éditions du Chêne, 1979.
HARRIS David, Eugène Atget. Itinéraires parisiens, Éditions du Patrimoine, 1999.
MELLOT Philippe, Le Nouveau Paris, sens dessus dessous. Marville : Photographies 1864-1877, Éditions Michèle Trinckvel, 1995.
GAUTRAND Jean-Claude, Paris des photographes. Tome 1 : Paris éternels, Contrejour/Paris audiovisuel, 1985.

3.G. Mémoires, représentations et histoire des villes nouvelles

DEMUR Cécile et LAGRANGE Martine, Mémoires audiovisuelles des villes nouvelles françaises, Éd. Forum des Images, 2005.
DELOUVRIER Paul, L’Aménagement de la région parisienne : 1961-1969, le témoignage de Paul Delouvrier accompagné d’un entretien avec Michel Debré, 2003.
HIRSCH Bernard, L’invention d’une ville nouvelle : Cergy-Pontoise, 1965-1975, récit d’un témoin, préface de Jean-Eudes Rouillier et Guy Salmon, Presse de l’Ecole nationale des Ponts et

163
Chaussées, 1990.
VADELORGE Loïc, « Mémoire et histoire. Les villes nouvelles françaises », Annales de la recherche urbaine n° 98, octobre 2005.
VOLDMAN Danièle, « Les traceurs de ville ont-ils un discours de démiurge ? », in Loïc Vadelorge (dir.), Gouverner les villes nouvelles, Le Manuscrit, 2005.

II. OUVRAGES SUR ÉRIC ROHMER ET ÉCRITS D’ÉRIC ROHMER

1. Ouvrages sur Éric Rohmer

1. A. Entretiens

La Nouvelle Vague : Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer, François Truffaut : textes et entretiens parus dans les Cahiers du cinéma / réunis par Antoine de Baecque
et Charles Tesson; précédé d'un entretien avec André S. Labarthe, Cahiers du cinéma, 1999.
BAECQUE Antoine de et LALANNE Jean-Marc, « Entretien avec Éric Rohmer : l’œil du maître », Cahiers du Cinéma n° 527, janvier 1998.
BLOUIN Patrice, BOUQUET Stéphane et TESSON Charles, « Entretien avec Éric Rohmer : je voulais que la réalité devienne tableau », Cahiers du Cinéma n° 559, janvier 2001.
HANDYSIDE Fiona, Éric Rohmer: Interviews, University of Mississippi Press, 2013.
NARBONI Jean, « Le temps de la critique », Cahiers du cinéma, n° 357, mars 1984.

1.B. Un auteur Nouvelle Vague

L' atelier des cinéastes : de la Nouvelle vague à nos jours / conversations menées par José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp, Archimbaud-Klincksieck, 2012.
Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-1958) / André Bazin ; textes réunis et préface par Jean Narboni, Éd. Cahiers du cinéma, 1983.
BAECQUE Antoine de, La Nouvelle Vague : portrait d'une jeunesse, Flammarion, 2009.
MARIE Michel, La Nouvelle Vague : une école artistique, Nathan, 1997.
STEINLEIN Almut, Une esthétique de l'authentique : les films de la Nouvelle Vague, L'Harmattan, 2007.

1.C. Sur la vie et l’œuvre d’Éric Rohmer

BAECQUE Antoine de et HERPE Noël, Éric Rohmer : biographie, Stock, 2014.


BERGALA Alain et PHILIPPON Alain, « Éric Rohmer », Cahiers du cinéma n° 364, octobre 1984.
BONITZER Pascal, Éric Rohmer, Éd. Cahiers du cinéma, 1999.
BURDEAU Emmanuel, « Le chant du critique », Cahiers du cinéma, n°588, mars 2004, p. 30-32.

164
HERPE, Noël (dir.), Rohmer et les Autres, Presses Universitaires de Rennes, 2007.
MAGNY Joël Magny, Éric Rohmer, Rivages, coll. « Rivages/cinéma », 1995.
THOMAS François, « Rohmer 1952 : les Petites Filles modèles », Cinéma 09, printemps 2005.

1.D. L’aventure collective des Films du Losange

ASSAYAS Olivier, LE PÉRON Serge, SAINDERICHIN Guy-Patrick et TOUBIANA Serge, « 13 (plus 1) questions aux producteurs », Cahiers du cinéma n° 325, juin 1981.
BERTHET Frédérique, « Des producteurs pour (écrire) la Nouvelle Vague », in Anne Brameri et Michel Marie(dir.), La Nouvelle Vague, un demi-siècle de cinéma, Éd. Les Trois Luxembourg,
automne 2001, p. 14-15.
DELAHAYE Michel, GIVRAY Claude de, DONIOL-VALCROZE Jacques, GODARD Jean-Luc et al., « Trois points d'économie », Cahiers du cinéma n° 138, décembre 1962.
DOUCHET Jean, 30 ans du Losange, brochure éditée par les Films du Losange en 1992.
DOUCHET Jean, « Un esprit Nouvelle Vague : les Films du Losange », Pour un cinéma comparé. Influences et répétitions, Cinémathèque Française, 1996.
TOUBIANA Serge, « Pierre Cottrell, ou la vie aventureuse d’un cinéphile », Blog de Serge Toubiana, 26 juin 2011.
TOUBIANA, Serge, « Il faut que tout s’Eustache, Quelques souvenirs de Pierre Cottrell », Cahiers du cinéma, n° 523, avril 1998.

1.E. Le laboratoire de la télévision scolaire

FAUVEL Philippe, Livret d’accompagnement du coffret « Le Laboratoire d’Éric Rohmer, un cinéaste à la télévision scolaire », CNDP/SCEREN, 2012.
FAUVEL Philippe, « Dialogues de téléastes : de Pascal à La Bruyère, de Socrate à Descartes, de Rohmer à Rossellini », in Robert Bonamy (dir.), Itinéraires de Roberto Rossellini, ELLUG,
Grenoble, 2014.
FAUVEL Phillipe, « Modèle et mot de lui. À propos des courts-métrages de Rohmer et compagnie », Trafic n° 89, printemps 2014.
HERPE Noël, “Le celluloïd, le marbre et le petit écran”, in Jacques Aumont (dir.), Le Septième Art : le cinéma parmi les arts, Léo Scheer, 2003.
LÉON Pierre, « Rohmer éducateur », Cinéma 09, printemps 2005

1.F. Les séries cinématographiques d’Eric Rohmer

GRAUMER, Vincent, La représentation de la société à travers l'oeuvre d'Éric Rohmer : 1959-1987, mémoire de maîtrise à l’Université de Paris X, 1992.
MOLINIER, Philippe, « Y a-t-il des paysages dans les films d’Éric Rohmer ? », in Jean Mottet (dir.), Les paysages du cinéma, Champ Vallon, coll. « Pays/Paysages », 1999.
MOLINIER Philippe, Topographies réelles et imaginaires dans les séries cinématographiques d’Éric Rohmer, mémoire de DEA sous la direction de Marc Buffat, Université de Paris-VII, 1994.
VIDAL Marion, Les contes moraux d'Éric Rohmer, Éd. Lherminier, 1977.

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1.G. La « nouvelle vague » des études rohmériennes : sous le signe du lieu

BAECQUE Antoine, « Architecture-fiction. La vie en villes. Cergy-Pontoise », Libération, 29 mars 2002.

FAUVEL, Philippe, « Plans parisiens. Regards de cinéastes », Vivement Paris !, Critique n° 757-758, Minuit, 2010.

HANDYSIDE Fiona, « Walking in the City: Paris in the Films of Éric Rohmer », The Films of Éric Rohmer: French New Wave to Old Master, Palgrave MacMillan, New York, 2014, p.177-189.
HANDYSIDE Fiona, « The Margins Don’t Have to Be Marginal : The Banlieue in the Films of Eric Rohmer », Otherness in Modern and Contemporary Francophone Contexts, Bern, Peter
Lang, 2009, p. 201-223.
JAOUËN Michel, « Les villes ne sont pas des décors », in Noël Herpe (dir), Rohmer et les autres, Presses universitaires de Rennes, 2007.
LACK Roland-François, « The Sign of the Map : Cartographic Reading and Le Signe du Lion », Senses of Cinema 54, 2010. En ligne : http://sensesofcinema.com/2010/feature-articles/the-sign-
of-the-map-cartographic-reading-and-le-signe-du-lion/.
MARGULIES Ivone, « The changing landscape and Rohmer’s Temptation of Architecture », The Films of Eric Rohmer : French New Wave to Old Masters, Palgrave MacMillan, New York, pp.
161-173.
MISEK Richard, « Mapping Rohmer : Cinematic Cartography in Post-War Paris», Mapping Cultures : Place, Presence, Performance, Palgrave MacMillan, New York, 2012.
PENZ François, « From Topographical Coherence to Creative Geography: Rohmer’s The Aviator’s Wife and Rivette’s Pont du Nord », Cities in Transition: the moving image and the modern
metropolis, London, Wallflower Press, 2008.
SCHIFANO Laurence et ROBIC Sylvie (dir.), Rohmer en perspectives, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2014. En particulier :
- CLERC Thomas, « Rohmer l’urbain », pp. 95-112.
- COUSTILLE Charles, « “Où qu’on aille, on est condamné à la province ?’’. Éric Rohmer et la conversation ordinaire », pp. 113-124.
- DROIN Nicolas, « Forme filmique, labyrinthe urbain et temps circulaire dans Le Signe du Lion », pp. 125- 146.
- GUETIN Marie-Laure, « Des décors révolutionnés : le Pari(s) historique d’Éric Rohmer », pp. 71-94.
- VERGNAULT-SCIEUX Jacqueline, « Le Paris de Rohmer, de Saint-Germain-des-Prés à l’Étoile. Naissance d’un regard », p. 147-160.
SIETY Emmanuel, « L’étoile et le losange : une étude de Paris vu par », in Le court métrage français de 1945 à 1968 (2), Presses universitaires de Rennes, 2008 p. 119-134.

2. Écrits d’Éric Rohmer

2.A. Ouvrages et contributions (sélection)

BAZIN André et ROHMER Éric, Charles Chaplin, Ramsay, 1985.


CHABROL Claude et ROHMER Éric, Hitchcock, Ramsay, 1986.

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ROHMER Éric, Six contes moraux, Éd. Cahiers du Cinéma, 1998.
ROHMER Éric, L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, Éd. Cahiers du cinéma, 2000.
ROHMER Éric, Le Goût de la beauté, textes réunis et présentés par Jean Narboni, Éd. Cahiers du cinéma, 2004.
ROHMER Éric, Le Celluloïd et le Marbre / suivi d'un entretien inédit avec Noël Herpe et Philippe Fauvel, Léo Scheer, 2010.
ROHMER Éric, Friponnes de porcelaine, nouvelles. Textes réunis par Antoine de Baecque et Noël Herpe, Stock, 2013.

2.B. Articles de périodique (sélection)

« Le Cinéma, art de l’espace », La Revue du cinéma n° 14, juin 1948, repris dans Le Goût de la beauté, Éd. Cahiers du cinéma, 2004.
« Nous n’aimons plus le cinéma », Les Temps modernes n°44, octobre 1949.
« Jeunesse de Jean Renoir », Cahiers du cinéma n° 102 décembre 1959.
« La "somme" d'André Bazin », Cahiers du cinéma n° 91, janvier 1959.
« Le Celluloïd et le Marbre (I) », Cahiers du cinéma n° 44, février 1955.
« Le Celluloïd et le Marbre (II) », Cahiers du cinéma n° 49, juillet 1955.
« Le Celluloïd et le Marbre (III) », Cahiers du cinéma n° 51, octobre 1955.
« Le Celluloïd et le Marbre (IV) », Cahiers du cinéma n° 52, novembre 1955.
« Le Celluloïd et le Marbre (V) », Cahiers du cinéma n° 53, décembre 1955.«
« Jeunesse de Jean Renoir », Cahiers du cinéma n° 102, décembre 1959.
« Le goût de la beauté », Cahiers du cinéma n° 121, juillet 1961.
« Voir ou ne pas voir », Cahiers du cinéma n° 94, avril 1959
« Entretien avec Jean Rouch », Eric Rohmer et Louis Marcorelles, Cahiers du cinéma n° 144, juin 1963.
Fiche pédagogique sur Métamorphoses du paysage, Bulletin de la Radio-télévision scolaire, juin 1964.
Bulletin de la Radio-télévision scolaire n° 72, mai 1968.
« Fiche pédagogique : Victor Hugo, Les Contemplations. Livres V et VI », Bulletin de la Radio-Télévision scolaire, mai 1969.
« Paris vu par… Éric Rohmer », Quotidien de Paris, 28 mai 1974.
« La vie c'était l'écran », Cahiers du cinéma n° 366 Supplément, décembre 1984.
« Nestor Almendros, naturellement », Éric Rohmer et Fabrice Revault d'Allonnes, Cahiers du cinéma n° 454, avril 1992.
« Chronologie de ma vie », Cahiers du cinéma, mars 2004.

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