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La c ult u re

Les limites de la culture

Marc Babonnaud
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr

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A la fois tristesse devant le constat qu’une culture peut avoir atteint


ses limites (décadence, affaiblissement, perte de sa puissance...) et crainte
devant le caractère illimité d’une culture (dans un système politique qui se
veut total, dans une puissance technique qui rend tout possible et donc qui ne
laisse rien deviner ni prévoir..). Ambivalence par rapport à la culture dont on
craint toujours de voir apparaître les limites qui en signifieraient le terme
prochain, et dont le caractère illimité inquiète parce qu’il rend l’avenir
incertain, imprévisible, parce qu’il risque d’échapper au contrôle humain.
Ambivalence qui tient à la condition humaine : dans sa nécessaire
finitude temporelle, l’homme est limité ; mais de par cette même nature, il
appréhende ce qui dépasse cette finitude, ce qui se présente comme illimité.
Car l’illimité peut toujours prendre le sens de ce qui est indéterminé,
chaotique, bref peut toujours s’apparenter au néant. C’est la même crainte du
néant qui nous fait craindre la limite et qui nous la fait espérer.
Culture présente cette ambivalence : elle crée des oeuvres, cherche à
pérenniser ce que les hommes ont fait, elle peut s’accompagner d’une
volonté de progrès ; cherche à orienter les actions humaines par une finalité ;
veut durer et construire. En même temps culture crée des normes, fixe des
limites, vit des interdits qu’elle crée et par lesquels elle cherche à se
maintenir. Culture n’est pas le monde de l’indéfini des possibles mais celui
de la détermination : une culture exclut, empêche, résiste.

Il existe une critique de la culture occidentale qui consiste à en


dénoncer les prétentions à l’absoluité ; à montrer que les valeurs qu’elle
affirme, les systèmes de rationalité et d’organisation politique qu’on y trouve

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(la vérité, la démocratie, la liberté…) ne peuvent, dans la forme qu’elles
prennent à l’intérieur de cette culture, prétendre à l’absolu. Même si on
reconnaît en la liberté une valeur, on ne peut affirmer qu’elle trouverait son
expression la plus aboutie dans l’Etat démocratique par exemple, justement
parce qu’il existe toujours imparfaitement par rapport à ce qu’il prétend être.
Toute réalisation effective, parce qu’elle est particulière, est limitée. La
liberté existe dans la décision individuelle qui n’est pas encore la
reconnaissance par l’Etat de la liberté comme ce en quoi elle s’accomplit.
Ou encore la culture des Anciens bute sur celles des Modernes. Les
modernes du 17ème sont encore déterminés par les anciens auxquels ils
s’opposent ; ils existent dans cette opposition et non par eux-mêmes.
Cela veut-il dire que toute culture est limitée au sens où ses
prétentions ne sont que des illusions ? Au sens où elle est toujours
inaboutie ? La liberté qu’on y rencontre ne serait que partielle
(l’individualisme), la rationalité une forme seulement de la rationalité
(scientifique positiviste par exemple). A ce titre elle n’affirmerait ses valeurs
que sur le mode de l’arbitraire : la force serait son droit ; c’est son moment
de domination dans l’histoire mondiale qui lui donnerait le pouvoir de
s’affirmer comme culture dominante. C’est donc illégitimement comme
culture universelle qu’elle dominerait, car il ne s’agit que d’une culture
particulière et à ce titre contingente. A cette limite fait écho une autre limite :
historique cette fois, dont témoigne l’inexorable déclin de toute culture (cf.
Spengler, Le déclin de l’occident) : si toute culture est vouée à disparaître, à
dominer momentanément puis à sombrer, alors l’impression générale peut
bien être de conclure à la limite de toute culture pour dresser le tableau
général d’un théâtre de cultures contingentes où aucune n’émerge pour
laisser une emprunte définitive et indélébile. Vouée à disparaître aucune
n’est pleine et entière, aucune ne l’est plus qu’une autre ; toutes sont limitées
c’est-à-dire finies et contingentes.
Cependant à penser la culture limitée en ce sens, on la ferme
paradoxalement sur elle-même alors qu’on prétendait l’ouvrir aux autres.
Marquer sa limite comme relativité conduit à penser qu’elles ne peuvent que
se heurter les unes aux autres, que toutes les confrontations, tous les rapports
de force sont illégitimes du fait de leur limite respective. Aucune n’a plus de
droit qu’une autre et toute domination est une usurpation par laquelle une
culture menace l’existence et la richesse des autres. Il existe une prétention à
l’universalité dans toutes grande culture et comme le dit Hegel, elle devient
grande par cette volonté d’entrer dans l’histoire universelle.1 Comme culture
elle ne se détermine pas comme particulière ni relative mais comme
universelle et absolue. Car c’est comme relative qu’elle se fermerait aux
autres et mourrait. Dire que chacune a un droit égal revient à annuler toute
action, toute vie de la culture par laquelle elle critique, cherche à conquérir
des domaines qui lui étaient étrangers, impose des styles en art, des formes
de gouvernement en politique, des mœurs et des organisations sociales. En

1
Nous renvoyons aux p. 59 & sq des Leçons sur la philosophie de l’histoire de
Hegel (Vrin, trad. Gibelin, 1987.)

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se pensant comme relative elle s’interdit toute intrusion dans ce qui lui est
étranger et meurt d’un respect qui la paralyse. Entendue en ce sens la limite
isole la culture. C’est en se pensant comme limitées qu’elles risquent de se
perdre les unes les autres.
Car, paradoxalement, dans sa prétention à l’universel la culture
rencontre l’altérité. Dans cette prétention elle se heurte aux autres cultures
qui vont s’opposer à elle.2 Ce n’est pas elle qui se pense comme limitée, au
contraire elle aspire à la réalisation totale, à voir ses idées gouverner le
monde. A ce titre, la culture vit une double réalité : elle veut dépasser les
limites que les autres cultures lui imposent et par là elle rencontre ces mêmes
limite dont elle a besoin pour exister. Comme illimitée elle n’existe plus :
entendons par là sans la rencontre avec une altérité extérieure ou bien sans
rencontrer une limite interne, elle n’a plus de vie car celle-ci vient du rapport
au négatif. (Cf. Leçons sur la philosophie de l’histoire p. 63-64.) En étant
satisfaite, en se pensant comme réalisée une culture est en paix et perd
l’esprit qui l’animait et lui donnait le ressort de fabriquer son propre présent.
Elle s’absente à elle-même, fonctionne seulement, s’en remet à l’inertie de
ses institutions, de ses mœurs qui ont vocation à durer. Ici ce sont les bornes
internes qu’elle se présente comme devant dépasser qui lui donnent force et
vie. En pensant un devoir être, une culture pose une borne qu’il va lui falloir
dépasser, mais c’est parce qu’il y une borne qu’il lui faut la dépasser. Elle
n’est donc pas une restriction mais au contraire la condition d’un
développement de soi. Sans limite elle ne peut aspirer à aucun
accomplissement.
La limite est également le principe de son être : limite est une
définition de soi par rapport à l’autre : je suis à partir de ce que j’exclus
comme autre. Le mouvement de négation est premier ; il est ce par rapport à
quoi je me constitue : si le polythéisme ou le paganisme sont la barbarie, je
suis en tant que je les refuse. Une culture se pose à travers ce qu’elle rejette
de l’autre : il n’y a pas de définition de soi par soi, mais dans un premier
temps de soi comme n’étant pas l’autre. Par ce déni, l’autre n’est pourtant
pas réduit à l’inexistence puisque c’est par lui que je suis. Le rejet d’un style
en art est en même temps la condition de sa survivance : il continue d’exister
en ce qui le rejette ; c’est comme oubli qu’il est détruit. Une culture n’existe
pas seule, elle a besoin de l’autre pour se définir et s’imposer. C’est parce
qu’elles sont limitées que les cultures existent, qu’elles existent comme
plurielles, mais pas comme relatives ni contingentes.
« La limite est le non-être de l’autre » : elle est figure du déni à
l’autre ; la définition de cet autre comme n’ayant pas droit à être. Limite
empêche, interdit à l’autre de venir en soi.
Mais comme la limite est celle de quelque chose, ce qui est nié est par
là-même affirmé. Dans sa lutte contre les autres modèles dominants, une

2
Pour des analyses de la limite, de la différence entre la limite et la borne, nous
renvoyons à La science de la logique de Hegel, Tome I, chap. 2 B (Paris, Aubier,
trad. Labarrière, Jraczyk, p. 96 & sq.) Cf. également le § 109, des Principes de la
philosophie du droit.

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culture ne les supprime pas ; ce qui est limité n’est pas seulement non-être
mais est également par la limite. Si la limite ne limitait rien, elle ne serait pas
limite. Ce qui n’est pas est forcément : toutes les figures par lesquelles une
culture exclut sont en même temps l’acte par lequel elles existent. Limite
implique forcément une co-existence. Limite appartient à la catégorie de la
relation. C’est l’absolu qui prend le risque de l’isolement et finalement de
l’abstraction s’il n’est pas compris comme mouvement historique, comme ce
qui se maintient par sa détermination et par sa limite. Il existe donc un infini
vide, un illimité qui est non-être. Et réciproquement un être est parce qu’il se
différencie de son autre : sans limite il se confondrait avec son autre ; donc
être c’est être-limité. La culture n’existe que comme pluralité des cultures :
l’idée d’une culture totale, d’une culture qui resterait la seule culture n’a pas
de sens : elle se viderait de toute sa substance et finirait par périr. Culture
existe par ses limites et ce sont elles qui en font une culture vivante, qui
conservent des élans créateurs, une vitalité. Pas d’existence qui ne soit
limitée.

Tort est peut-être de penser la culture comme le résultat d’un


processus, comme une entité figée : une nation, des institutions, un peuple…
La culture est vivante et comme telle, le regard rétrospectif de l’historien sur
des objets est un regard qui pétrifie. Hegel écrit que « les peuples sont ce que
sont leurs actions » : une culture est l’acte de sa construction ; elle ne se
comprend que par la vitalité des forces qui l’animent et non par un regard
extérieur qui constate les résultats. Une institution n’est rien sans les luttes
internes qui la font vivre et lui donne une direction déterminée. Comme
ensemble d’actions, de recours possibles, le parlement européen n’est rien. Il
n’est pas l’expression de la culture européenne contemporaine : il est un
rêve, un mythe un espoir peut-être ou déjà le monument de ce qu’il aurait pu
être. Il n’existe et n’appartient à la culture que par les clivages qui le
traversent, par les critiques dont il fait l’objet qui entravent son action, mais
qui aussi rendent possible et expliquent les décisions qui s’y prennent. De
même qu’une loi ne recouvre jamais l’ensemble de tout ce qu’elle rendrait
possible comme décision de justice, elle n’existe que comme effective et
donc dans un contexte qui va en limiter le recours et la compréhension : s’il
existe une histoire des interprétations c’est justement parce qu’une loi se
comprend, constitue une référence déterminée dans un contexte particulier.
« Il n’y a d’intérêt que là où il y a opposition écrit » encore Hegel.3
Une institution, une pratique culturelle, une loi… n’est jamais, en tant
qu’elle appartient à la culture, l’ensemble de tous les possibles qu’elle
recouvre. Elles ne sont que comme elles ont été comprises et elles sont
agissantes dans l’ensemble des oppositions, des contraintes à l’intérieur
desquelles elles existent. Il n’y a pas de culture absolue ; si l’absolu existe ce
n’est en tous les cas pas dans la culture.

3
Nous renvoyons au texte fondamental pour notre propos des LPH, de Hegel p. 63-
64.

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La culture n’est jamais culture virtuelle ou culture possible non plus.
Dire tout ce qu’une culture aurait pu produire s’il elle n’avait pas été
anéantie, si des erreurs politiques n’avaient pas été commises… n’a aucun
sens. Une culture est ce qu’elle est et jamais ce qu’elle aurait pu être. Il ne
lui restait jamais de temps à vivre et ce n’est pas prématurément qu’elle
disparaît. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas à éprouver de regrets… mais
seulement, que dans ce cas, ce n’est plus comme culture qu’elle est
regardée ; car ce n’est plus dans sa dimension vivante qu’elle est considérée.
Le possible n’est pas vivant, il n’est ni action ni réel. Il nous semble donc
que la compréhension d’une culture passe par la reconnaissance de ses
limites, car ce sont ces mêmes limites qui la rendent réelle, active et
créatrice, bref qui la font exister.
C’est ainsi que nous comprenons la différence que Spengler établit
entre une civilisation et une culture : la première est la culture de son point
de vue extérieur, sédimenté. C’est le résultat de la culture en tant qu’elle
n’agit plus que poussée par sa propre inertie. La culture au contraire tient au
mouvement en train de se faire, elle est l’accomplissement vivant de l’acte.
C’est donc elle qui est traversée par les oppositions, les contradictions, qui a
à composer et à renoncer, mais qui peut aussi créer pour cette raison, qui
réalise et existe. Ce ne sont pas les limites qui tuent mais au contraire leur
absence. Là encore Hegel est éloquent quand il écrit que « si même son
imagination était allée au-delà, il a renoncé à elle en tant que fin quand la
réalité ne s’y prêtait pas. »4 La culture achevée si l’on peut dire, celle qui
s’est réalisée, ne rencontre plus de limite : elle renonce à ce qu’elle perçoit
comme allant à l’encontre de la réalité. Ce qu’elle ne peut pas réaliser elle y
renonce. En un certain sens donc tout est possible pour elle ; elle
n’entreprendra jamais ce qu’elle sait impossible. Mais en un autre sens plus
rien n’est possible : elle ne ferait jamais rien d’autre que ce qu’elle est, elle
ne sera jamais rien d’autre qu’elle-même, elle est déjà finie. Les limites nous
font être et donnent une dimension temporelle à notre existence : parce que
tout n’est pas possible, il existe un possible pour nous : celui par lequel nous
allons lutter contre les limites et créer une réalité. Le possible n’est pas alors
tous les possibles mais un possible déjà déterminé, déjà restreint et limité
parce qu’il rencontre une réalité avec laquelle il lutte. A l’inverse, ce qui
jouit de son plein pouvoir ne rencontre plus aucun obstacle parce qu’il les
connaît et se sait comme ne pouvant les surpasser. Il ne fait donc que ce qu’il
sait pouvoir faire : pouvoir absolu donc qui ne trouvera jamais sa négation.
Mais pouvoir déjà perdu car il n’inventera plus rien et finira par agir à côté
de la réalité. Il mourra de lui-même. La limite nous ouvre donc à un possible
parce qu’elle prend sa source dans un réel auquel on s’oppose et dont elle se
nourrit. Lorsque tout est possible au contraire, on n’agit plus et on périt ;
c’est là que l’on rencontre sa véritable limite. En ce sens on peut parler d’un
destin : ayant rencontré ses limites une culture s’est formée mais s’achève
dans cette formation parce que maintenant elle sait. Tant qu’on se vit comme
limité on est vivant et créateur ; dès qu’on possède une certaine maîtrise de

4
Ibid, p. 63.

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soi, une certaine sagesse peut-être, nous sombrons inéluctablement et
trouvons notre limite.
Si la culture rencontre le problème de ses limites, c’est nous semble-t-
il sur le mode du temps. La culture est une expérience du temps : comme
dimension indéfinie mais aussi comme finitude. Or si le temps est bien la
forme de toute existence humaine, cela veut-il dire que cette existence est
nécessairement elle-même finie ? C’est à ce problème que la culture se
trouve confrontée.
Dans un passage de L’opuscule Sur les débuts de l’histoire humaine,
Kant rencontre la question de la possibilité d’une éternité pour l’homme et
de la conséquence que cela entraînerait pour la culture. Il s’agit de constater
dans un premier temps la contradiction qui traverse l’idée d’un progrès
indéfini de l’humanité et la menace que fait peser sur l’homme sa finitude.5
Tous les progrès que nous accomplissons dans notre marche vers la
civilisation risquent à chaque moment de se voir détruits parce que nous ne
conservons jamais le bénéfice de ce que nos prédécesseurs ont fait. Le
progrès n’est pas une chaîne ininterrompue par laquelle nous accéderions à
un état de réalisation idéal. Partout des limites surgissent : les égoïsmes
humains qui freinent la sociabilité, celles de nos propres facultés. Même
lorsque nous naissons à la morale, lorsque nous nous comprenons comme
libres, cette nouvelle disposition de notre être, qui devrait ouvrir des
perspectives infinies, nous rabaisse et nous limite encore (« Avant l’éveil de
la raison, il n’y avait ni prescription ni interdiction, donc aucune infraction
encore… », p. 154). Nous nous trouvons rabaissés par cela même qui devrait
nous sauver. La perspective d’un pouvoir infini me renvoie à ma finitude, à
mes bassesses et au sentiment que je ne peux manquer d’avoir de ma propre
insignifiance.6 Il en va comme si la possibilité de ma propre élévation était
trop grande pour moi, comme si la culture était un projet trop haut pour
l’homme et donc peut-être un projet dangereux parce qu’il serait toujours
renvoyé à sa propre impuissance, parce que partout et tout le temps il vivrait
ses propres limites comparativement aux projets qu’il forme pour lui en tant
qu’être de culture. La philosophie de Kant sur ce point nous paraît vraiment
être une méditation sur les limites de l’homme, méditation dans laquelle
nous ne somme jamais loin du renoncement, du désespoir et où la tristesse
est toujours présente. La nature humaine produit les limites de la culture qui,
dans son projet, a besoin d’en passer par l’action d’êtres finis et mesquins.
Non seulement, cela en limite l’essor parce qu’elle est menacée d’un retour à
la barbarie, mais cela risque également de limiter la volonté humaine
puisque, ce que les plus libres ne peuvent manquer d’éprouver, c’est du
désespoir et de la culpabilité. Dans la perspective de son propre
développement, nous sommes limités par le sentiment de nous-mêmes qui
naît devant la tâche à accomplir, comme si l’ouverture à l’infini nous égarait

5
Il s’agit de la note de la remarque (p. 155 de l’édition GF)
6
La section consacrée au sublime dans la CFJ nous paraît être décisive pour notre
problème.

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et nous renvoyait à rien. Tout ce que nous pouvons devenir de grand nous
écrase et nous détruit ; nous limite encore plus.
Notre mortalité également nous limite et nous attriste : nous n’avons
pas le temps de réaliser ce que nous avons à accomplir ; même si nous
dépassons notre finitude précédente, même dans un individu exceptionnel
par les qualités et les vertus dont il témoigne, il reste cette limite du temps
qui annule tous les efforts fournis. L’affaiblissement, le vieillissement,
l’usure… sont constitutifs de notre être. Il y a donc en nous quelque chose de
fondamentalement limité qui pourrait nous laisser penser qu’il faut renoncer
parce qu’immanquablement nos œuvres porteront la marque de notre propre
finitude. La mort, la ruine, l’oubli accompagnent tout ce que nous pouvons
réaliser. La question de Kant ici consiste donc à savoir que faire devant cette
limite irréductible ? Renoncer à tout projet ?
Pour lui les limites sont au contraire les conditions pour qu’il y ait un
projet : si nous avions l’éternité nous laisse-t-il penser, nous ne ferions rien,
nous serions comme les bergers de l’Arcadie : « des hommes doux comme
les agneaux qu’ils font paître, [qui] ne donneraient à l’existence guère plus
de valeur que n’en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le
néant de la création en considération de la fin qu’elle se propose comme
nature raisonnable. » 7 L’Arcadie est le pays de la tranquillité éternelle. Kant
n’y introduit pas la mort comme Poussin. Rien ne vient y atteindre, agresser
l’existence humaine. Et c’est pour cela que les bergers n’y font rien et n’en
font rien. Ils vivent d’une existence sans valeur. Nous sommes au plus loin
de l’idéal des Bucoliques de Virgile. Cette forme de vie sans limite est
inanité ; l’homme qui peut tout ce qu’il veut, qui se voit parfaitement
tranquille ne fait rien. Si tous les désirs sont comblés et que rien jamais ne
presse, alors il n’y a aucun motif d’agir et la vie restera toujours pareille à
elle-même. La culture est la sortie de cette indolence naturelle : elle est ce
par quoi l’homme entre dans le temps et dans l’histoire. Pour cela il lui faut
être éveillé par la conscience de ses propres limites. Si la grandeur faisait
notre chute, inversement notre chute seule pourra nous élever. Toutes nos
limites vont être les moteurs de l’action et de l’existence. Ce n’est donc pas
tant notre existence qui est limitée mais la limite qui nous fait exister. Le
berger d’Arcadie lui n’existe pas comme le peuple hors de l’histoire de
Hegel ou celui qui, vainqueur, sort par là-même progressivement de la
réalité. La limite est la forme de notre existence c’est pourquoi notre
existence passe par la culture et n’a pas à se comprendre uniquement comme
existence individuelle. Il existe la dimension limitée de chaque être et la
dimension du dépassement de cette limite dans l’histoire universelle :
l’existence comme espèce pour le dire comme Kant. C’est dans ce registre là
que la culture se comprend, même s’il ne faut jamais oublier la dimension
limitée de chaque être qui menace sans cesse de régression dans la barbarie.
Cette distinction que Kant opère renvoie à une dualité de notre propre
condition et constitue une réponse à notre propre finitude. Parce que nous
sommes limités nous devenons des êtres de cultures. Nous n’échappons pas

7
Idée d’une histoire universelle, 4ème proposition, p. 75.

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totalement par là à notre finitude mais nous existons d’une façon plus large
« comme espèce » : l’homme peut penser à un accomplissement de son être,
il dispose d’une autre temporalité qui n’est plus celle d’une vie mais celle de
l’histoire. A ce titre l’espoir est permis ; mais comme espoir il porte toujours
avec lui, dans la culture, les marques de ses propres limites ; la certitude de
la possibilité de son accomplissement dans l’histoire n’exclut jamais le
désespoir quand on se tourne vers l’homme individuel qui peut détruire ce
qui est l’œuvre de générations. Le point de vue universel repousse les limites
mais jamais jusqu’à les détruire pour nous laisser agir dans une parfaite
certitude.
Aussi existe-t-il un mode d’existence de l’être limité : l’espoir en est
un ; le hasard en est un autre : le point de vue individuel, parce qu’il est le
plus limité est également le plus à la merci de la contingence. Les passions,
le théâtre de leurs combats dans la société humaine… laissent penser que
tout est dominé par le hasard parce que nous ne voyons jamais rien de ce que
nous avons fait résister aux appétits destructeurs des hommes. Quand les
limites sont trop grandes, la culture n’est qu’un rêve, un idéal. Elle ne se
laisse entrevoir que dans un autre monde. C’est sans doute la vision la plus
désespérante que l’on pourrait avoir de la culture : la penser dans un ailleurs
seulement. L’idéal d’une culture parfaite est donc désespérant. C’est dans la
reconnaissance de limites nécessaires que la culture est pensable comme
réalisable ici et maintenant autrement que comme un rêve.8 Elle existe parce
qu’elle est limitée ; mais la limite est repoussée selon le degré d’ouverture au
temps que l’on opère. La fragilité de la culture est d’autant plus grande que
la limite de ce par quoi elle s’accomplit est importante. C’est pourquoi, le
passage à cette autre temporalité qu’est l’histoire universelle conjure en
partie les déformations et les risques de destruction : les hommes sont moins
à la merci des lois aveugles de la fortune, ils rendent possible par là l’espoir
et garantissent une pérennité à la réalisation de leur projet. Les égoïsmes, les
intérêts particuliers… ne sont plus des entraves mais deviennent des
conditions de possibilité de réalisation d’une société cosmopolite. Ce qui
détruit dans une vie peut contribuer à construire sur des générations et
réaliser ce qu’aucun n’a jamais voulu de façon délibérée, parce qu’il n’aurait
jamais pu l’espérer. L’espoir se nourrit donc de certitude, mais comme
espoir il laisse toujours planer l’ombre de nos limites et la ruine de la
culture. Mais là encore, la ruine d’une culture n’est pas la ruine de la
culture : l’histoire universelle nous amène à reconnaître que la finitude des
peuples fait partie de leur destin mais aussi à comprendre qu’elle n’équivaut
en rien à la ruine de toutes les œuvres humaines. La culture survit à la
destruction de ses formes particulières.
Cependant la culture ne peut que voir ressurgir ses limites qui ne
disparaissent jamais totalement. La destruction est bien là malgré tout ; nous
demeurons dans une certaine contingence : si la culture est vie elle n’est pas
vie éternelle mais une vie traversée avec la mort pour horizon. Dire de la
culture qu’elle a des limites conduit à espérer mais à espérer seulement.

8
Cf. Kant Idée d’une histoire… p. 88 & sq.

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C’est pourquoi nous pensons que la culture suppose de se comprendre à
l’intérieur d’une temporalité bien spécifique, que les réalisations des
hommes à l’intérieur de cette culture supposent un certain degré de
conscience de soi seulement, limité à un horizon qui rend possible la vie de
la culture.

Comme il existe une puissance de la matière sur laquelle la forme ne


triomphe jamais totalement, il n’existe pas de culture qui fasse le cours de
l’histoire en la pliant à sa propre nécessité ; il y a pour toute culture une
dimension d’extériorité, une limite qui la livre, en partie et sans doute à des
degrés divers, au hasard. A propos de la destruction des Aztèques, Spengler
écrit « que l’histoire humaine n’a pas de sens, qu’il n’y a qu’une
signification profonde dans les courants vitaux de chaque culture ! c’est ici
ou jamais le lieu de le vérifier. Les relations interculturelles sont fortuites et
n’ont pas de signification. »9 Une culture est une forme mais cette dernière
ne va pas plus loin que ce qui concerne une culture et lui donne un destin. Il
existe une matière qui confère sa limite à la culture, entendons par là qui la
fait replonger dans une contingence où elle se défait et se déforme. En tant
que culture déterminée, elle a une forme, un destin, elle obéit à une nécessité
interne dans laquelle elle est maîtresse d’elle-même. Mais cette forme
achevée et parfaite a une époque. Une culture est illimitée dans la limite de
son époque ; là elle est elle-même et obéit à ses lois. Là elle est forme pure
où, jusque dans son déclin elle suit ses propres règles. Ce n’est pas une
matière qui vient attaquer la forme mais une forme qui se déforme d’elle-
même, perd de sa vigueur et de sa puissance. C’est là qu’elle retombe dans le
pouvoir de la matière puisqu’elle ne devient plus rien, elle subit le cours des
événements et de l’histoire sans ne plus y jouer aucun rôle.10 Une culture
possède une temporalité propre qu’on appelle époque. Cependant celle-ci a
un terme, elle perd de ses forces et s’abandonne progressivement dans une
extériorité à elle-même. La limite d’une culture est là : dans le relâchement
de ses propres limites par lequel elle se perd dans le cours illimité et informe
de l’histoire.
Dans cet autre cadre, qui est celui de l’histoire, une culture déclinante
sombre dans l’illimité où elle ne se distingue plus des autres, où elle marque
de moins en moins sa particularité, où elle subit plus qu’elle n’agit jusqu’à se
perdre dans une passivité totale. Elle peut être reprise par d’autres cultures,
mais ce n’est plus elle qui perdure mais l’autre qui la reprend et la
transforme : la survivance du monde grec ne doit plus rien aux grecs ; nos
grecs ne sont plus les grecs (p. 56-57 notamment).
Cela veut dire que la limite de la culture est nécessaire à son
existence. Elle procède d’un resserrement sur soi duquel elle tire sa vigueur.
Herder dans les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité insiste
sur cet aspect de la culture : La limite pour lui indique l’appropriation (la

9
Spengler, Le déclin de l’occident, t. II, p. 47 (Gallimard).
10
Sur la critique d’une histoire universelle et la substitution de la signification à la
causalité, cf. Spengler, ibid., p. 51-58.

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langue est la plus vive, les mœurs les plus justes… quand ils procèdent de
notre vie propre, quand ils sont l’expression de ce que nous avons formé et
de ce qui nous a formé ; quand nous sommes la langue que nous parlons et
qu’elle ne se réduit pas à un simple moyen). C’est l’extériorité dans l’artifice
qui fait perdre aux hommes la relation d’intimité qu’ils ont avec leur culture
et qui, par là, lui font perdre toute son inventivité et sa force. Elle « tient » de
ce qu’elle est faite, de ce que tout ce qui s’en manifeste est le produit d’un
travail dans lequel s’exprime la vie des hommes. Quand vivre c’est parler,
croire, travailler, inventer… La culture se réalise. Elle a une réalité par ses
limites, par le fait que ses membres y adhèrent tellement qu’ils la fabriquent.
Herder développe dans ce sens l’idée d’une naturalité de la culture.
L’essentiel n’est pas qu’une langue puisse tout dire mais « dire assez. »11 Les
insuffisances ne sont pas nécessairement des défauts et elles ne sont
insuffisances qu’au regard d’un critère extérieur et finalement étranger,
impropre. La culture ne se dit pas en termes extensifs mais intensifs, c’est
pourquoi ses limites ne sont pas des problèmes. L’abstraction constitue le
pire défaut d’une culture, car par là elle devient étrangère à ses propres
pratiques et vide de sens ce que les hommes réalisent. Dans un passage de la
p. 162 (« le sauvage qui dans son cercle étroit…s’appuie fermement sur le
sol »), Herder insiste sur l’importance du sentiment que les paroles et les
pensées soient siennes, sur le fait que nous les comprenions d’une manière
intime, qu’elles appartiennent à notre vie dont elles ne sont jamais que des
expressions. Or, cette appropriation est ce qui donne sa réalité à une culture
(« celui-là à une culture plus réelle que le politique et le savant »)12 : une
culture n’existe que pour autant qu’elle est la culture d’un peuple ; limitée
mais existant parfaitement également. Sortir de ses limites revient pour une
culture à tomber dans l’irréalité (dont la fiction ou l’artifice sont d’autres
noms).
A ce titre, on peut lire les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’humanité de Schiller comme un effort pour amener la culture à la réalité. Il
ne s’agit ni d’en faire un rêve ni de se satisfaire d’une apparence de culture
mais au contraire de travailler à l’avènement d’un authentique état de
culture. Or ce qui l’entrave n’est pas un état inculte (et il est important de
voir que, dans tous les textes que nous avons travaillés, le sauvage n’est
jamais la figure inculte ; la culture n’atteint pas ses limites dans un manque

11
Sur cette expression en particulier et sur cette question en général, nous renvoyons
à l’ouvrage de Herder Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (édition
abrégée Agora), au livre IX chap 2 et notamment p. 153-155 et 162-164.
12
Sur cette question de la culture comme appropriation et donc la critique d’une
culture entendue comme pouvoir indéterminé et illimité, nous renvoyons à La
barbarie de M. Henry pour la critique qu’il fait d’un virage de la culture hors des
limites de la subjectivité comme un « se-sentir soi-même » ; mais aussi à la Seconde
considération intempestive de Nietzsche (tout le chap. 1) où il insiste sur ce qu’un
savoir historique peut avoir de paralysant quand toute la force créatrice vient d’une
existence entièrement prise sur elle-même et qui par là acquiert une « force
plastique » étonnante et salutaire.

Philopsis La culture Marc Babonnaud.doc 10


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de culture).13 La culture nécessite toutes les dimensions qui composent
l’homme : la matière comme l’esprit, l’imagination comme la raison, la
sensibilité comme l’entendement, la liberté et la nécessité. Rien de ce qui est
humain n’est étranger à la culture, ce qui veut également dire qu’il n’y a pas
de faculté subalterne ou de dimension de notre être qui, à elle seule, nous
ferait régresser dans la barbarie. Rien de ce qui est en l’humain n’est
inhumain : la violence a sa part dans le sublime, la sensibilité n’est pas
mièvrerie. En revanche la prédominance de n’importe laquelle est propre à
engendrer ses formes de barbarie : c’est dans la démesure qu’elle réside.14
Schiller voit la culture dans l’idéal de la belle forme, celle qui est
absolument harmonieuse. A elle seule, chaque dimension de l’homme
constitue une limite à la culture : l’Etat réprime la dimension individuelle, la
Raison brime l’imagination, la liberté devient tyrannique… Tout en
l’homme est limite car c’est seulement comme totalité qu’il s’accomplit. La
limite vient donc de la négligence de certaines de nos facultés et de
l’absence de reconnaissance de soi comme totalité. Tout ce qui domine
limite : la culture ne trouve donc pas son expression dans le pouvoir mais
dans la dimension qu’acquiert l’homme par l’harmonie de ses facultés,
laquelle dimension s’exprimera ensuite dans les domaines politique, moral,
scientifique… Cependant, Schiller sait que les œuvres de la culture sont
périssables, fragiles et menacées par cela même qui permet leur réalisation :
les facultés humaines menacent constamment de destruction ce que leur
rapport harmonieux a seul permis de produire. La culture est donc un travail
incessant ; l’harmonie n’est jamais acquise définitivement, mais atteinte
parfois, pour se perdre de toute façon 15. Toutefois, lorsqu’elle est atteinte
c’est dans une temporalité tout à fait singulière : « nous ne sommes plus dans
le temps, mais le temps est en nous avec toute sa succession infinie. Nous ne
sommes plus individus mais espèce ; notre jugement exprime celui de tous
les esprits, notre choix incarne celui de tous les cœurs. » 16 Nous pourrions
reprendre la phrase de Nietzsche dans la Seconde considération… « le
monde est terminé et atteint sa fin en chaque moment particulier. »17 Les
états d’harmonie nous semblent pouvoir se dire dans ces termes nietzschéens
où leur perfection n’empêche pas leur limite mais y tient.

Marc Babonnaud

13
On peut renvoyer aux passages déjà cités de Nietzsche et Herder ou encore au
Rousseau du Discours sur l’origine de l’inégalité.
14
Une analyse sur le sublime kantien dans ses modalités morales (le respect, le
sacrifice…) nous semble ouvrir une perspective intéressante pour la question, dans
la mesure où il est toujours à la limite de l’informe, où il est traversé de
contradictions qui pourtant ne conduisent pas à l’effondrement du sujet ni à la ruine
de la culture ; et pourtant il peut l’annoncer, la rendre malgré lui possible parce qu’il
est hors de toute limite et de toute mesure.
15
Nous renvoyons aux lettres 3, 5, 6 (plus particulièrement), 7-10, 13 et 21.
16
Schiller, Lettres… p. 189.
17
Nietzsche, Seconde…, p. 84.

Philopsis La culture Marc Babonnaud.doc 11


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