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littérature, didactique
Charolles Michel. Les formes directes et indirectes de l'argumentation. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°28, 1980. Argumenter. pp. 7-43;
doi : https://doi.org/10.3406/prati.1980.1179
https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1980_num_28_1_1179
l'ARGUMENTATION
Michel CHAROLLES
I. -~ CONDUITES D'ARGUMENTATION
ET SITUATION D'ARGUMENTATION
1. Définition de travail
(*) Les chiffres renvoient aux indications bibliographiques placées à la fin de l'article.
5 — exige de la part de l'argumentateur la mise en œuvre de
MOYENS (ou INSTRUMENTS) qui sont les ARGUMENTS.
Ce que l'on illustre très simplement à l'aide du petit cas suivant:
SITUATION : 1 — Au tribunal
PARTICIPANTS : 2 — L'avocat de la défense (argumente) le jury
OBJET : 3 — Au sujet de la culpabilité de son client
FIN : 4 — Pour que le jury croie que l'inculpé est innocent
MOYEN : 5 — Dans sa plaidoirie l'avocat avance les faits qui
sont des arguments en faveur de la thèse qu'il
défend.
2. Argumentation et coercition
3. Un exemple
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MINISTERE DE L'EDUCATION
LYCEE ••
, le 4 mai 1979,
Madame, Monsieur,
Au montent de choisir une option pour l'entrée en 4e de votre fils ou de
votre fille, il est indispensable que vous considériez avec la plus grande attention
l'importance et les avantages du latin et (ou) du grec.
L'horaire hebdomadaire est de 3 h. pour le grec, 3 h. pour le latin. Ces
langues peuvent être étudiées conjointement : proches sur bien des points, elles
s'éclairent alors l'une par l'autre ; mais on peut aussi, bien sûr, les aborder
séparément.
Pourquoi choisir le LATIN?
Le latin est utile à la formation de l'enfant ;
— parce qu'il est le fondement de la langue française et facilite son étude sur le
plan du vocabulaire, de la grammaire et de la littérature.
— parce qu'il est indispensable à une bonne compréhension de notre histoire, de
nos lois, de nos mœurs.
— parce qu'il est un outil de formation intellectuelle développant, parallèlement
aux mathématiques, l'aptitude au raisonnement, l'esprit d'analyse et de synthèse,
comme en témoigne la réussite des latinistes dans les classes de C.
Le GREC offre des avantages complémentaires :
— si la langue française courante est issue du latin, la majeure partie du
vocabulaire philosophique, scientifique et technique est issue du grec et continue à se
développer de façon vivante à partir de cette langue. La connaissance du grec
est un grand soutien pour des étudiants en médecine ou en pharmacie par exemple.
— la connaissance de la pensée grecque permet de mieux connaître les racines
des sciences, de la philosophie, de la réflexion politique, et de mieux comprendre
les grands mythes qui continuent à inspirer les écrivains contemporains.
D'un point de vue plus pratique, il faut savoir que ces langues peuvent faire
l'objet d'options au baccalauréat.
En outre, aux élèves qui font le choix d'une section littéraire (A) l'étude
de l'une des deux langues anciennes au moins s'impose pour leur assurer les
meilleures chances de succès.
De toute façon l'étude du latin et (ou) du grec représente pour votre enfant
une chance supplémentaire, sans être en aucune façon un engagement vers une
orientation précise, prématurée en 4e. Des choix nouveaux se présenteront pour
lui à la fin de la 3e. Il s'agit de lui mettre, dès à présent, en mains, le plus large
éventail de possibilités.
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1. La SITUATION dans laquelle s'inscrit la démarche des signataires
de cette lettre comporte des aspects objectifs de caractère notamment
spatiotemporel : leur « circulaire » est datée et localisée. Le lieu institutionnel d'où
part le courrier, son mode d'acheminement, le moment choisi pour son envoi
sont des facteurs d'ancrage de la communication. La simple mention de ces
données permet aux destinataires de repérer l'information et de l'accrocher
à un vécu (de faits et de valeurs). Les auteurs appuient sur la dimension
implicante de la situation. Le caractère solennel et quasi dramatique du
« Au moment de... », par quoi débute la lettre est révélateur de leur volonté
d'orienter la vision de leurs interlocuteurs et manifeste, en quelque sorte, leur
désir de voir les destinataires interpréter la situation dans le sens que, eux,
lui confèrent.
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les parents : « père, mère de l'élève » qui doivent signer le papillon de
retour. La lettre, bien que personnalisée, ne visent pas les familles
patronymiques, elle est adressée à tous les parents concernés (« Madame,
Monsieur »). Les élèves ne sont pas reconnus comme des argumentataires : ce
n'est pas eux que les auteurs entendent influencer. L'interpellation initiale
« il est indispensable que vous considériez avec la plus grande attention... »,
outre son caractère « dramatique », manifeste la volonté des auteurs de s'assurer
de la participation et de l'intérêt des argumentataires. Cet intérêt qu'ils
sollicitent est en fait un préalable indispensable : on ne peut argumenter que
des gens concernés ! Or, cet intérêt, il n'est pas sans importance de relever
que les signataires ressentent le besoin de l'activer. Non pas en général,
sans doute sont-ils persuadés qu'aucun parent ne se moque de l'orientation
de son enfant (en tous cas ils ne peuvent que faire comme si cela allait
de soi car autrement ils risqueraient de blesser leurs interlocuteurs), mais,
en particulier, en ce qui concerne le choix du latin et du grec, dont on voit que
les signataires n'ont pas l'air d'être convaincus que les parents en mesurent
l'importance.
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argumente n'avance pas des arguments pour avancer des arguments,
II cherche à convaincre un auditoire défini qui adhère déjà (et
forcément) à certaines opinions, qui partage certaines idées que l'argumen-
tateur doit prendre en compte (et donc s'efforcer de reconstruire) s'il
veut atteindre la cible qu'il vise.
Al : importante culturellement
A2 : avantageuse scolairement »
à la conclusion :
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PI. « ce qui est important et avantageux pour tout le monde l'est
en particulier pour votre enfant ».
P2. « vous souhaitez que votre enfant soit cultivé et qu'il réussisse
à l'école ».
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M. Beullac : nous aurions pu supprimer
l'Assemblée
la
questions
sujets
notamment
Vendredi
séance
nationale,
orales
abordés
suivants
consacrée
18 sans
avril,
: au
sontàaux
débat,
cours les
de
# POLITIQUE DE
L'EDUCATION.
Répondant à une question de
M. RALITE (P.C., Seine-Saint-
Denis) sur la fermeture de classes
et l'absence de créations de postes
d'instituteurs, M. BEULLAC,
ministre de l'éducation, déclare
notamment : « Ayez le courage
de reconnaître l'évidence : le
premier objectif de l'Etat ne peut
plus être d'accroître les moyens Extrait du compte rendu paru
et de multiplier les postes. La , , ,» , A M1, _,,_;i
chute de la démographie affecte dans le Monde du 20-21 avril
notre administration ; d'autres en 1980.
auraient profité pour réduire les
moyens en personnel : nous les
avons maintenus. » II ajoute :
« Pour la première fois cette
année, trois cent quatre-vingt-dix '
postes d'instituteurs — et non
pas des milliers comme vous le
prétendiez il y a quelques mois, —
soit à peine plus d'un millième
des postes du premier degré, sont
déplacés vers l'enseignement
secondaire. Mais, en deux rentrées
scolaires, celle de 1979 et celle de
2980, les effectifs d'élèves auront
vraisemblablement diminué de
plus de cent cinquante mille dans
l'enseignement élémentaire et
pré- élémentaire, ce qui aurait pu
nous permettre de supprimer trois
mille cinq cents postes, alors que
nous n'en avons transformé que
trois cent quatre-vingt-dix. »
M. Beullac affirme en
conclusion : « L'éternelle revendication
de postes supplémentaires n'est
qu'un alibi ! » '
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Les conduites un peu particulières qui visent non pas à provoquer
l'adhésion d'un auditoire mais plus modestement à faire comprendre les
raisons qui justifient que certains adhèrent à un point de vue (cf avant I, 2)
ne contreviennent pas à cette définition. On a simplement dans ce cas [a =
ETRE JUSTIFIE (a (ou x) CROIRE p)].
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2. peut être également lue comme signifiant qu'argumenter quelqu'un
c'est le mettre en posture de se voir comme capable de croire autre
chose que ce qu'il croit ou pour le moins comme capable de
concevoir que l'on puisse croire autre chose que ce qu'il croit.
3. va encore plus loin que 2. et précise que l'on ne discute pas avec
quelqu'un que l'on estime incapable de se déterminer par un exercice
quelconque de sa pensée. Cette condition reprend l'idée que toute
argumentation (même usant d'arguments dits « bas ») suppose une
volonté de convaincre ou de persuader, donc attend de l'autre qu'il
adhère à certaines raisons. Vu du côté de Pargumentataire, 3.
exprime aussi que celui qui est argumenté se voit sollicité en tant que
sujet raisonnable (entendu encore une fois au sens le plus large).
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qui comprennent comme on le voit le « primitif » ARGUMENTER/ ETRE
ARGUMENTE absent de 1. 2. 3. et 4. De ce fait, il paraît que les
conditions de légitimité manifestent des contraintes s'exerçant antérieurement à
celles d'appropriation (une argumentation ne peut être appropriée si elle
n'est d'abord reconnue légitime).
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L'autre soir, Jean, on s'est croisé rue des Petits-Carreaux. Il
était 8 heures. On n'a même pas eu le temps d'aller boire un café
pour parler de « La Question ». Tu m'as dit : « Après le lycée, il y
a eu une petite fumette. Je me suis tapé deux ou trois joints. Tu as
vu, demain il y a un concert Bob Marley. » Et tu as filé, je n'ai
pas osé te rattraper.
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le courrier de brigitte conseillère à la redoute
Chère Amie,
Vous savez comme moi que faire les courses n'est pas toujours
"une partie de plaisir". La foule dans les magasins le samedi après-midi,
les achats précipités parce qu'il est temps de rentrer, les paquets
encombrants à transporter. . .
36 magasins !
Bonnes courses.
Votre Amie,
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question prévue au baccalauréat après la contraction ou l'analyse. La seule
différence réside dans le fait que le problème à discuter est fourni cette
fois-ci explicitement aux candidats. Il faut cependant remarquer (et cette
remarque vaut pour les exercices mentionnés ci-dessus) que les sujets
proposés à la réflexion des élèves n'invitent pas forcément à la disputation.
Voici par exemple deux sujets qu'une collègue a soumis à ses élèves de 3e
(le second est tiré d'annales).
Dans un cas comme dans l'autre, il est demandé aux élèves d'affirmer
quelque chose : un jugement dans le premier sujet, une définition dans le
second. Toutefois il est bien évident que le correcteur attend des élèves
qu'ils ne se contentent pas d'énoncer comment ils apprécient les procédures
d'orientation en 3e, ou comment ils définissent le bonheur. Il va de soi que
de tels sujets sous-entendent que l'élève doit justifier son point de vue et
donc voir son opinion (celle qu'on lui demande d'avoir) comme étant de
nature discutable. Certains élèves peuvent ne pas comprendre que l'on
attend cela d'eux (ils se contentent de répéter un avis protestent les collègues)
et éprouver des difficultés à concevoir comment ce qu'ils pensent prête à
controverse (ils n'arrivent pas à imaginer comment ils pourraient défendre
ce qui leur semble jusqu'à un certain point aller de soi).
Parmi tous les problèmes que l'on c inflige » aux élèves (voir à titre
indicatif ceux que l'on trouve à la fin des textes dans les manuels de lecture
expliquée), il semble que l'on puisse distinguer ceux qui fournissent une
thèse et demandent à l'élève de l'argumenter à l'aide de preuves f«
Montrez que dans ce texte, le héros est comme ceci ou comme cela ») de ceux qui
exigent de l'élève qu'il découvre, expose et bien sûr justifie une affirmation
(* Que peut-on dire de... •», « comment pourrait-on qualifier *...). Cependant
ce qui frappe le plus à l'examen de ces questions (qui sous une forme ou
sous une autre émaillent le quotidien des élèves) c'est que jamais il n'est fait
mention de l'auditoire qui doit être visé... d'où les difficultés que l'on
imagine aisément chez ceux qui se voient sommés de convaincre un fantôme.
Bien entendu le professeur, juge et cible, est appelé à incarner cet absent, mais
imparfaitement , dans la mesure où il est bien convenu que son rôle se limite
à représenter une sorte d'auditoire universel et diffus (de la science, du
savoir, ou des fractions de celui-ci...) devant quoi l'élève est sans cesse
contraint de disputer. Sans doute ces choses-là ne sont-elles jamais dites
ouvertement et l'on peut se demander comment il se fait que les élèves
comprennent dans l'ensemble si vite et si bien que le maître qui pose les
questions en classe n'est pas à prendre pour celui qu'ils doivent personnellement
convaincre ou persuader.
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situation d'argumentation très particulière puisque l'on ne peut pas dire
qu'ils ont véritablement pour but de modifier ou d'accroître les convictions
d'un auditoire (fantomatique !) à une thèse. Ils ne répondent pas en
apparence à la définition de l'argumentation que nous avons proposée et
pourraient être dits inappropriés car ils ne satisfont pas à la condition 1... En
vérité ces exercices, comme leur nom l'indique, tiennent fondamentalement
du jeu. Jeu extrêmement subtil où chacun simule un rôle : l'élève qui doit
donner un point de vue (il est bien forcé de prétendre pour le moins y
croire) et trouver des raisons le justifiant; le maître qui jugera ses raisons
convenables ou non en tant que représentant de la science jouant à l'ignorant
et à reproduire l'histoire de son triomphe. Jeu pour la forme aussi qui
relève de Pépidictique, de l'éloquence gratuite, et qui garde quelque chose
de ces spectacles fort prisés dans l'Antiquité au cours desquels « un
orateur solitaire qui, souvent, n'apparaissait même pas devant le public, mais se
contentait de faire circuler sa composition écrite, présentait un discours
auquel personne ne s'opposait, sur des matières qui ne semblaient pas douteuses
et dont on ne voyait aucune conséquence pratique... » et après lesquels les
auditeurs « n'avaient qu'à applaudir et qu'à s'en aller » (Perelman, p. 63,
1958).
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roche ou un phénomène physique. La langue est d'abord un usage, une
pratique mais, s'il est une chose que la grammaire générative nous a bien apprise,
c'est que les sujets disposent d'un sentiment linguistique au nom de quoi
ils peuvent juger par exemple de la grammaticalité syntaxique d'une phrase,
de la sémancité d'un énoncé ou de l'appropriation d'un acte de langage.
Pourquoi alors ne pas en profiter au niveau de l'enseignement grammatical
(on pourrait citer aussi V enseignement littéraire, car comme le montre bien
le dernier numéro de Pratiques, les élèves ont aussi des idées sur le métier
d'écrivain, l'acte d'écrire...), pourquoi ne pas adopter un type de démarche
didactique qui prendrait mieux en charge les prémisses de cet auditoire du
maître qu'est la classe ? Nul doute que si l'on faisait cela, on susciterait en
classe de véritables discussions et non pas, encore une fois, ces sortes de
spectacles que l'on montre parfois à grands renforts d'esquives pour « faire
passer » une notion (voir l'analyse que fait Régine Legrand d'une leçon de
grammaire et que l'on publiera dans le numéro 30).
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II. — L'ARGUMENTATION INDIRECTE
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ment où il veut en venir (achetez x, votez y, faites vos courses à la Redoute...).
Elle pose aussi à l'analyse des problèmes relativement délicats comme nous
allons le voir à propos de l'exemple suivant tiré de Paris Match.
1. La chronique de P. Bouvard
27
poiation), il garantit du même coup l'authenticité du reste (cf. dans ce numéro
l'étude de J.-C. Chevalier, Cl. Garcia et A. Leclaire sur la concession). On
voit alors comment les valeurs au travers desquelles P. Bouvard juge la
nouvelle image de D. Deyrig, tendent à s'effacer en tant que marques subjectives
et, donc, à se soustraire à la discussion (on ne discute pas de ce qui est !).
La portée des réserves que concède P. Bouvard doit être aussi mesurée avec
attention : en particulier si l'auteur accepte, en quelque sorte, de reconnaître
qu'il exagère sans doute un peu (dans le style F. Chalais) lorsqu'il se plaît
à imaginer que D. Seyrig pourrait bien « transporter dans son réticule... »
il n'en profite pas moins pour apporter alors, et en incidente, une information
fondamentale pour la compréhension de son propos : à savoir que D. Seyrig
est une de ces « dames du mlf ». Cette information n'est pas donnée
directement : pour le lecteur qui l'ignorerait, elle s'impose toutefois, car si P.
Bouvard parle des « dames du mlf » à propos de D. Seyrig ce ne peut être
(vu le caractère forcément cohérent de son texte) (11) que parce que le cas
s'applique à son sujet. Partant, ce petit billet qui n'a l'air de rien, prend un
relief tout différent. Bien sûr, l'auteur ne dit pas que D. Seyrig est une
militante de fraîche date du mlf, qu'elle a changé depuis son adhésion au
mouvement féministe et que c'est cette adhésion qui est la cause de sa néfaste
évolution. Cela, qui manifesterait un désir explicite de vouloir mettre en
garde les lectrices et les lecteurs de Paris Match contre le dessèchement qui
entraîne chez toute femme une quelconque activité militante, P. Bouvard
se garde bien de le dire. L'argumentation n'en demeure pas moins. Sa
reconnaissance suppose un raisonnement portant sur renonciation (s'il dit cela
c'est pour, parce que...) mais ce raisonnement qui amène à la conclusion
visée est en un sens obligé. Il repose comme précédemment sur l'idée que le
texte est cohérent et que, son auteur étant conséquent, s'il évoque
(indirectement comme on l'a vu) l'appartenance de D. Seyrig au mlf dans le même
temps qu'il nous parle de son changement d'apparence, cela ne peut être
qu'à bon escient. Donc parce que les deux faits ont un rapport qui ne
peut être que de cause à effet.
Cette argumentation indirecte reposant sur l'exemple requiert
aussi, de la part de celui à qui elle s'adresse, qu'il
généralise à d'autres cas que celui présenté : d'où la nécessité de souligner en
quoi l'affaire D. Seyrig est finalement représentative. Le caractère singulier
du personnage choisi comme exemple empêche que son cas soit banalisé
(toutes les femmes ne sont pas D. Seyrig !) mais cette singularité associée
à l'excès (dont on a relevé les figures) amène par dégénérescence à une
généralisation du genre : « si chez une femme aussi femme que D. Seyrig,
cela a produit cet effet alors qu'est-ce que cela doit être (sera) chez les
autres ! ». Bien entendu, cette argumentation indirecte n'est pas exemplaire
en elle-même, elle ne prend valeur d'exemple que si l'on suppose un lecteur
non prévenu des dangers du féminisme et du militantisme. Autrement, si l'on
imagine un auditoire déjà convaincu (comme c'est probablement le cas pour
les lecteurs de Paris Match), elle aura plutôt valeur d'illustration et pourra
contribuer au renforcement de ses préventions.
On voit sans difficultés les avantages que peut procurer une forme
indirecte d'argumentation. D'abord elle garantit une sorte de couverture
à son auteur (P. Bouvard pourra toujours prétendre qu'il a seulement voulu
dire qu'il avait constaté que D. Seyrig avait changé en mal et que cela
l'avait navré). Ensuite, tout en jouant à laisser au destinataire le bon soin
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de penser ce qu'il veut, un discours de ce type induit certaines
conclusions dont on peut supposer, après coup, qu'elles sont sa seule raison
d'être et, donc, que l'intention véritable qui a motivé leur auteur était bel et
bien de gagner un auditoire à certaines thèses. Ce type de discours exige
de la part de l'émetteur qu'il monte son information de façon à orienter
insidieusement le récepteur vers un point de vue, donc qu'il confère à son
propos un caractère tendancieux propre à déclencher l'effet conclusif
recherché tout en préservant son immunité. Pour garantir à celui qui l'émet,
une possibilité de repli, le discours tendancieux doit comporter une
information primaire derrière laquelle se retirer en cas de besoin. Qu'est-ce qui
distingue dans ce genre de discours l'information primaire sans portée argu-
mentative apparente de l'information seconde qui, elle, vise à l'édification
du destinataire ? Autrement dit, qu'est-ce qui sépare le contenu
prétendument innocent d'une information de son contenu dérivé par quoi elle
intervient, en fait, sur les convictions du récepteur ?
Voici un nouvel exemple qui devrait nous permettre d'aborder ce point
un peu négligé dans le développement qui précède.
EN ROBE...
Les directeurs des U.E.R. de
l'université de Paris - Sorbonne (Paris-IV)
viennent de recevoir de leur
président, M. Raymond Polin, la
circulaire suivante :
« L'idée de faire soutenir les
thèses d'Etat devant un jury en robe de
professeur, semble avoir reçu votre
assentiment général.
» Nous allons enrichir le stock des
robes banales dont nous disposons.
Pour le moment, et dans un premier
temps, nous conviendrons qu'au moins
les thèses soutenues à la salle Liard
seraient soutenues devant un jury en
robe de professeur dans les meilleurs
délais possibles.
» Je vous serais très obligé de bien
vouloir en informer vos collègues et
préparer la généralisation de
l'application de cette mesure. »
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thèses soutenues dans une certaine salle le seraient en robe. Pour le lecteur
ignorant qu'une telle décision a été prise à Paris Sorbonne, il y a donc
communication d'une information, c'est-à-dire modification d'un certain bagage cognl-
tif (accroissement de son état de connaissance) — l'apport de savoir pouvant
d'ailleurs concerner toutes sortes d'objets : la personne du président, le genre
dit « banal » des robes... et pas uniquement le contenu dominant de la
nouvelle.
Admettons maintenant que cet encadré soit perfide et insinue quelque
chose comme (1) « les universitaires sont rétrogrades et ridicules ». Ce qui
distingue le contenu indirect (1) de l'information primaire apportée dans
l'article tient au fait que (1) est plus général (les professeurs de Paris IV -» les
universitaires), au fait qu'il comporte un jugement de valeur et enfin à son
caractère plus flou : (1) pourrait être formulé autrement, (1) admet un grand
nombre de paraphrases et de nuances...). (1) exprime une thèse générale de
nature appréciative, elle engage une estimation globalement défavorable (bien
que vague) alors que l'article, à un premier niveau, ne dit que ce qui est et
qui ne prétend pas prêter à discussion.
On voit bien dès lors comment la moindre affirmation (fût-elle
extrêmement anodine en apparence) peut toujours prendre valeur d'exemple ou
d'illustration : il suffit pour cela de la rapporter à un point de vue général
ou de la concevoir en relation avec un registre de valeurs. Ainsi
de la volonté des enseignants de Paris IV que l'on interprête avec
malveillance comme une preuve de la mentalité réactionnaire des
universitaires, ainsi de la soi-disant sécheresse de D. Seyrig que l'on nous invite à lire
comme un argument étayant l'idée que toutes les femmes qui militent perdent
leur féminité. L'affirmation que la terre est ronde peut faire l'OBJET d'une
argumentation (on cherchera alors à prouver qu'elle est vraie ou fausse) mais
à supposer une SITUATION où il serait unanimement admis que cette idée
est invraisemblable, il suffirait d'annoncer que quelqu'un a dit que la terre
était ronde pour suggérer qu'il est fou, qu'il aime la plaisanterie...
30
valorisant, qu'au contenu même de l'article. En effet, les indices tendancieux
que l'on trouve dans le texte invitent à l'interprétation sans l'orienter dans
un sens absolument défini. Ainsi les points de suspension du titre marquent
à la fois que le journaliste attribue aux événements qu'il rapporte un
caractère extraordinaire (ils signifient à peu près une « Inouï * avec trois points
d'exclamation) et révélateur : ils suggèrent que cela en dit long, que le
journaliste n'en pense pas moins... et que ce non dit, comme tout ce qu'on nous
laisse imaginer, ne peut guère être favorable. Sans doute faut-il tenir compte
aussi du volume très réduit de l'article, de sa présentation à l'intérieur d'un
cadre, de son côté fait divers. Pour un habitué du Monde qui sait bien que ce
journal n'a pas coutume de relater les chiens écrasés, ces traits sont
extrêmement significatifs : ils signalent que ce texte a un statut journalistique
spécifique, qu'il doit plutôt être lu comme un billet d'humeur (du genre de
ceux qui figurent chaque jour à la une) et sont peut-être l'indice le plus net
d'une volonté sarcastique. On voit toutefois jusqu'à quel niveau d'hypothèse
il faut aller pour arriver à saisir en quels points ce texte suggère une lecture
ironique. On mesure également quelle compétence interprétative il suppose
chez ceux à qui il s'adresse car il n'est pas douteux, finalement, qu'il ait été
écrit dans le but d'argumenter la thèse que les universitaires sont gens ridicules
et rétrogrades.
3. L'interprétation et le tendancieux
Celui qui argumente par sous-entendu n'est jamais assuré de ses effets
car il se peut toujours que ceux qu'il entend influencer ne soient pas dans
une disposition d'idées telle qu'ils interpréteront ses propos dans le sens qu'il
souhaite. Il arrive aussi fréquemment qu'un récepteur voie dans certaines
affirmations des sous-entendus que leur(s) auteur(s) n'y avai(en)t
éventuellement pas mis (l'analyste n'a évidemment aucun recours pour être sûr de cela).
Voici pour finir un assez bel exemple du mécanisme qui consiste à
interpréter un discours pour en expliciter de soi-disant sous entendus (que l'on
présente comme étant sa véritable signification) et à tirer ensuite parti de ce
non-dit afin de discréditer un adversaire :
. L'indépendance Syndicale
■: Un échange caractéristique au Congres de Toulouse ..
rare'
-« II est de trouver une aussi belle illustration de ta
31
La dérive du propos à laquelle on assiste dans cet « échange » (dixit)
rapporté par l'Enseignement Public de février 1980 est parfaitement
révélatrice. Celui qui interprète déplace le discours de l'autre en s'appuyant sur
ce qu'il sait ou croit que l'autre pense ou, pour être plus exact, sur ce qu'il
veut faire croire que l'autre pense vraiment. Egalement, il présente cette
pensée profonde, dont il prétend que le discours adverse est une «
illustration * (dixit), comme étant de nature à expliquer pourquoi l'autre n'a pas pu
ou pas voulu, l'exposer directement. D'où il résulte que l'adversaire est
doublement disqualifié : d'abord on lui prête des propos révoltants (« le syndicat
se bat et le parti décide ») et on l'accuse, en plus, d'avoir voulu les faire
passer au profit d'une manœuvre de style. La simple révélation d'une volonté
de dissimulation suffit d'ailleurs pour « établir » que le propos de l'autre est
scandaleux (« on ne peut cacher que ce qui est mauvais ») ; d'où encore un
avantage supplémentaire par quoi l'orateur qui s'en prend aux sous-entendus
du discours d'autrui gagne jusqu'au privilège d'avoir à les discuter (A. Henry
montrant que le délégué U et A a, selon lui, rusé pour dire ce qu'il lui fait
dire, cela suffit pour prouver que la position qu'il dénonce est scandaleuse).
Prétendre (ou prouver?) qu'un discours est tendancieux revient donc à
induire de façon non moins tendancieuse que son auteur n'a pas même le
courage de ses opinions. Le gain est évidemment énorme d'autant plus que
le montage de l'interprétation qui discrédite peut relever lui-même d'une
volonté parfaitement tendancieuse de tirer le discours de l'adversaire dans un
sens qu'il n'a pas. Ce petit jeu amène plus ou moins à se mordre la queue :
celui qui est mis en cause de cette manière a toujours la ressource de (tenter
de) montrer que l'interprétation prêtée à son discours est elle-même orientée
mais, pour cela, il devra rentrer dans le système de dénigrement exploité par
l'autre et s'exposer finalement à une exégèse de son exégèse. Une autre
solution peut consister à faire une mise au point, à proclamer que l'on n'adhère
pas à la thèse que l'autre prétend vous faire dire, et donc reconnaître, peu
ou prou, que l'on s'est mal exprimé. L'orateur qui se défend ainsi pourra
alors éventuellement suggérer que ceux qui s'en sont pris à la lettre de son
discours pour le tirer dans un sens vraiment contraire à sa pensée ont usé
d'un procédé bien méprisable qui n'argumente pas en leur honneur.
L'exemple que l'on vient de voir montre en tous cas que, même dans
les assemblées comme les congrès où il est pourtant bien prévu que les diverses
familles de pensée réunies vont s'affronter et argumenter ouvertement, on ne
répugne pas à utiliser des procédés plus indirects. On peut même se demander
si, dans des situations comme celles-là, où chacun argumente souvent pour la
forme sans espoir de gagner un « adversaire » qui paraît bien installé sur
ses positions, le plus sûr moyen de l'atteindre n'est pas encore de l'attaquer
indirectement car on peut toujours en escompter un certain effet de confusion,
de vertige, devant quoi il n'aurait plus qu'à se résoudre au silence qui est,
comme on l'a dit au début, l'horizon de toute argumentation.
32
recte, un argumentateur, manifestant ouvertement sa volonté d'influencer
autrui à propos d'un objet, développe des considérations visant à provoquer ou
argumenter son adhésion à une thèse expressément formulée. Dans la forme
indirecte, « l'argumentateur » n'avance pas explicitement son intention
d'influencer un auditoire : pour saisir que son intervention cherche à étayer un
point de vue, il faut se livrer à une interprétation qui peut être plus ou moins
suggérée ou orientée (cf. le rôle des indices tendancieux). Cette interprétation,
qui conduit à une perception nouvelle (seconde) de la démarche d'un sujet,
dépend de toutes façons des représentations de la situation qui auront été
éveillées (par rapprochement, généralisation, association de valeurs...) chez les
témoins ou les « victimes ». L'argumentation indirecte a donc un caractère
fondamentalement aléatoire d'où elle tire d'ailleurs sa force : celui qui
argumente par sous-entendus pouvant toujours prétendre qu'il n'a pas voulu
produire l'effet que l'on impute à sa conduite.
L'opposition entre argumentation directe et argumentation indirecte
est assez facile à saisir en théorie. Par contre, dans les faits, il est bien
difficile la plupart du temps d'établir un partage rigoureux entre ces deux
modes d'intervention. Ainsi il arrive très souvent qu'une démarche qui vise
pourtant ouvertement à étayer une conclusion :
— soit lacunaire (la thèse défendue n'est par exemple pas formulée
explicitement),
— mette en jeu des procédés indirects destinés à renforcer le crédit de
l'argumentateur auprès de l'auditoire. (On a noté, par exemple, comment les
signataires de la lettre sur l'enseignement du latin et du grec soulignent leur
statut de leur compétence).
Il en est de même des conduites indirectes :
— qui s'inscrivent dans un contexte où il est convenu que les
participants vont argumenter différentes positions (congrès, parlement...),
— dont l'interprétation amène à prendre en compte des convictions
que l'on peut supposer partagées par l'auditoire entier,
pour lesquelles il faut reconnaître que l'on a beaucoup de peine à expliquer
en quoi elles sous-entendent plutôt qu'elles n'affirment.
33
« milieu scientifique » dans lequel (on l'imagine) nul n'est admis sans de solides
garanties P. Fabbri et B. Latour (12) ont relevé comment la rédaction d'un
article pouvait être pour des chercheurs l'occasion de faire valoir leurs
connaissances, leurs aptitudes à imaginer des procédures expérimentales et à en
exploiter les résultats (même si ceux-ci sont déjà connus), bref de se placer
auprès de leurs supérieurs qui les liront.
Dans un ordre d'idées un peu différent, il arrive aussi qu'un article de
presse paraisse parfois avoir été écrit pour mettre en valeur le «
talent » d'un journaliste et pour perpétrer une sorte d'image que le journal veut
donner lui-même. Ainsi de cet article étudié dans Pratiques 26 (pp. 81-89), à
propos duquel on peut se demander si l'auteur qui disserte sur la dimension
sociologique du phénomène moto ne cherche pas aussi, et peut-être même
avant tout, à nous prouver qu'il a sur le monde d'aujourd'hui des vues d'une
singularité particulièrement aiguisée. Vues à la R. Barthes (on songe à la
« D.S. » de « Mythologies »), faites pour conforter l'estime que ceux qui liront
le papier ne pourront pas ne pas nourrir envers eux-mêmes en se disant qu'ils
sont bien dignes de ces lumières qui, au demeurant, n'éclairent que ce qu'ils
avaient déjà confusément senti (d'où l'effet de connivence avec tout lecteur
en qui sommeille un sociologue vulgaire). Vues faites aussi pour renforcer
l'idée que le journal Le Monde, même dans ses magazines, et sur les sujets
les plus quotidiens, apporte des analyses et des explications qui dépassent les
simples apparences et révèlent la vraie dimension des phénomènes.
Qu'un journal revendique le privilège de proposer à ses lecteurs
la véritable explication des choses, cela ne va pas sans conforter chez
eux l'idée qu'ils se font de bien mériter un tel égard. Dans une
lettre (« Cher ami lecteur ») invitant à l'abonnement, Le Nouvel
Observateur prétend qu'à la différence de « beaucoup de journaux
qui traitent superficiellement » les sujets qu'ils abordent, lui ne
cherche « pas seulement à décrire les faits, mais aussi à trouver les
véritables causes des événements, les racines des maux, à imaginer les
conséquences, à prévenir les crises, les catastrophes, à inventer les
solutions ».
Cette exigence d'explication et de sérieux que fait valoir le
signataire de la lettre (G. Volmer) est évidemment un argument pour
décider le lecteur à envoyer son bulletin d'abonnement (« qui est
peut-être cette fois un bulletin de vote » — on est au début de
l'année 78). Le Nouvel Observateur affiche d'ailleurs en toute occasion
cette vocation à aller au fond des choses : Voici par exemple une
annonce publicitaire invitant à l'achat d'un numéro dont « l'inconnue *
est M. Rocard :
34
On soulignera simplement à propos de cette annonce qu'il n'y a
finalement de sens à affirmer que l'on va révéler les vrais objectifs
et la vraie personnalité de M. Rocard qui si l'on pense (et donne
à penser) que ceux à qui l'on s'adresse ne les connaissent pas ou
plus précisément que si l'on pose qu'ils ne croient pas aux idées qui
courent sur ce personnage. A noter encore qu'en « disant » cela
on les met en état de tenir pour faux ce que l'on entend ici ou là
et qui est pourtant communément admis (que l'on pourrait donc dire
ON- VRAI cf. A. Berrendonner (13). Partant on voit bien comment
cette annonce fait aussi indirectement valoir au lecteur habituel ou
occasionnel du Nouvel Observateur que l'on sait bien qu'il n'est pas du
genre à se contenter des on-dits. Flatterie sous-entendue, qui
suppose chez ceux qu'elle vise un désir daccéder à la vraie vérité qui
est bien autre chose que la vérité tout court.
35
— comprend et reconnaît que (1) est orienté dans un sens favorable
à Dupont («on pourrait conclure de (1) que Dupont doit être
admis dans une classe supérieure »),
— oppose à cette orientation un contre-argument présenté comme
plus déterminant.
D'où l'aspect contradictoire de l'enchaînement (1 + 5) : (5) apportant un
élément d'information co-orienté avec (1) ne peut évidemment être introduit
par un « mais » qui sert à marquer un mouvement contraire.
Imaginons maintenant qu'au cours du même conseil, et au sujet de
l'élève Durand, le professeur ait déclaré ensuite :
(6) « Durand est aussi fort en maths que Dubois ».
Il est difficile de ne pas admettre qu'en disant cela le professeur n'ait pas dit
à peu près :
(7) « Durand a la même moyenne en mathématiques que Dubois ».
Or si l'on nie (6) et (7) il paraît que les énoncés obtenus (8) et (9) ne peuvent
plus du tout être considérés comme synonymes :
(8) « Durand n'est pas aussi fort en mathématique que Dubois ».
(9) « Durand n'a pas la même moyenne en mathématiques que Dubois ».
A supposer que pour (6) et (7) la moyenne de Durand et Dubois ait
été de 16 on ne peut entendre (8) que comme signifiant que Durand a une
moyenne inférieure à celle de Dubois (14 par exemple), alors que (9) ne
comporte aucune restriction de ce genre. (Durand peut avoir 14 ou 18). Cette
différence de comportement sous la négation signale, en fait, une orientation
argumentative particulière. Dans une phrase affirmative « a est aussi a que
b » est orienté dans le sens « a est a » et on ne peut lui opposer d'objection que
dévalorisante si a est positif :
(10) « Durand est aussi bon en mathématiques que Dubois, mais ce
n'est (quand même) pas un génie ».
ou que valorisante si a est négatif :
(11) « Durand est aussi faible en mathématiques que Dubois mais il
n'est (quand même) pas nul ».
Dans un contexte négatif « a n'est pas aussi a que b » est orienté du
côté de « a est non a » d'où la possibilité d'un enchaînement comme :
(12) « Durand n'est pas aussi bon en mathématiques que Dubois mais
il se défend bien quand même »
et la bizarrerie de :
(13) « Durand n'est pas aussi bon en mathématiques que Dubois mais
il a de mauvais résultats.
Ces quelques éléments d'analyse suffisent, nous semble-t-il, à montrer
« qu'il existe en français des expressions ni marginales, ni exceptionnelles
dont l'utilisation discursive est soumise à certaines restrictions impossibles à
déduire de leur valeur informative, même en dilatant à l'extrême cette
dernière notion. Plus précisément dès qu'un énoncé les contient on voit
apparaître des contraintes sur le type de conclusions en faveur desquelles il peut
être utilisé ». (J.-C. Anscombre et O. Ducrot, 1976, p. 9) (14).
36
L'interprétation argumentative d'un « à peine » ou d'un « presque »
n'est possible que si l'on perçoit dans quel « champ problématique » (sur
quelle échelle de valeurs, dans quel domaine de possibiltés) ils s'inscrivent
et à l'intérieur duquel ils orientent précisément la perception que l'on doit
en avoir. Supposons par exemple qu'une personne (x) dise à une autre (y) :
(14) « Jules a presque eu le tiercé de dimanche dans l'ordre »
rien ne permet à priori d'établir vers quelle(s) conclusion(s) favorables à
Jules tend (16). Seule la suite de l'échange nous dira comment dans la situation
(y) aura interprété le « presque » de (x) (interprétation qui pourra être
acceptée/corrigée par (x). Ainsi (y) enchaînant (sans provoquer de réactions
chez (x)) par :
(15) « Oui, mais il faut dire qu'il joue tous les dimanches »
on en déduira que (16) avait été énoncé par (x) pour induire que « Jules
est un bon joueur » (intention comprise et par (y) qui lui objecte que...). Si
(y) avait enchaîné par
(16) « Oui mais c'est tous les dimanches pareil ».
on aurait dû interpréter que (y) avait compris (16) comme prêchant en faveur
de la conclusion « Jules doit persévérer, il va bien finir par l'avoir ».
L'interprétation de mots comme « presque », « à peine »... est donc fonction en
dernier ressort de la façon dont les participants à un échange perçoivent la
situation. Des termes comme ceux là orientent certes vers une conclusion mais
cette conclusion n'est décidable qu'en relation avec la situation. Cela paraît
bien encore lorsque l'on envisage un énoncé comme :
(17) « Même Dupont a été reçu au Bac ».
L'emploi d'un tel énoncé requiert que certaines conditions
d'appropriation touchant à la connaissance de la situation par les locuteurs soient
satisfaites. Si une mère d'élève dit cela à sa voisine c'est certainement parce
qu'elle croit que celle-ci sait :
(i) — que d'autres candidats que Dupont ont été reçus,
(ii) — que Dupont est un cancre
à supposer d'ailleurs que la voisine l'ignore, elle n'a d'autre solution que de
déduire (i) et (ii) de (19). On voit toutefois que si (19) présente le succès
de Dupont comme un argument prouvant avec une force particulière («
supérieure ») quelque chose, ce quelque chose n'est pas inférable de l'énoncé
lui-même. (19) peut en effet, suivant la situation servir à étayer :
— « que le lycée dans lequel Dupont et les autres étudiaient est
particulièrement bon »,
— « que maintenant on donne le bac à tout le monde »
37
diquent ouvertement que celui qui les énonce voit les choses sous un certain
angle que le récepteur doit rechercher s'il ne le perçoit pas immédiatement.
L'affirmation :
(18) « Dupont a bien été admis en 4e »
est très proche de (19)
(19) « Dupont a été admis en 4°
qui, en certaines circonstances et prononcé avec une intonation marquée,
pourra aussi bien que (18) sous-entendre par exemple (20) :
(20) « Alors pourquoi n'admettrions-nous pas Durand ou Dupont ».
La seule différence entre les deux énoncés réside dans le fait que celui
qui énonce (18) ne pourra pas prétendre ne pas avoir voulu dire quelque
chose comme (20) alors qu'un émetteur de (19) pourra toujours soutenir (avec
mauvaise foi) qu'il a simplement voulu relever qu'au bout du compte le
conseil avait admis Dupont en 4e.
38
pose problème quand on s'engage dans une telle voie, c'est qu'il n'y a guère
moyen de définir de telles notions sans prendre en compte les dispositions
cognitives (les croyances) de celui ou de ceux qui produisent ou reçoivent
des discours mettant en jeu de tels actes. Un énoncé n'est pas « en soi » un
argument ou un contre-argument, il a valeur d'argument ou de
contre-argument et cette valeur n'est pas forcément marquée dans la forme verbale du
discours. C'est seulement lorsque son émission s'inscrit dans une situation
où l'émetteur croit que..., ou le récepteur croit que... que le fait dénoté par
l'énoncé prendra une valeur argumentative déterminée. Les discours
directement argumentatifs énoncent la plupart du temps une partie au moins de
ces conditions (dans le courrier de « La Redoute », Brigitte dit que sa
lectrice sait comme elle que...), alors que l'interprétation argumentative des
discours indirects est parfois totalement dépendante de paramètres situation-
nels (cf. la chronique de P. Bouvard). Bien souvent les seuls indices
linguistiques révélateurs d'une volonté d'argumenter sont ces petits mots comme
« même », « presque »... qui induisent, comme nous l'avons relevé, une
orientation conclusive sans cependant toujours proprement signifier quel-
le(s) thèse(s) ils servent.
— comment les modèles du récit que l'on connaît (cf. entre autre
Pratiques 11/12 et 13) peuvent-ils intégrer cette potentialité ou cette portée
argumentative attachée (de quelle façon?) à certains textes narratifs?
39
Ces questions ne sont pas faciles. Leur examen renvoie au moins
pour partie aux problèms de la réception, de la lecture et de l'interprétation
des textes. Elles seront reprises en détail par J.-M. Adam dans un article
consacré aux rapports entre narrativité et argumentativité et qui sera publié
dans le prochain numéro de la revue consacré à l'argumentation (« Les
discours argumentes », n° 30, juin 1981).
• à mieux mesurer les difficultés rencontrées par les élèves à qui l'on
demande très souvent de découvrir dans les textes des significations plus ou
moins indirectes.
40
• à mieux comprendre comment les élèves arrivent parfois (et très
« logiquement » dans leur système) à interpréter un texte dans un sens
second que l'on avait pas prévu et qui peut être inacceptable (vu ce que dit le
texte ou vu la fausseté de ce qu'il faut croire pour l'interpréter de la sorte).
Afin aussi que les élèves puissent par eux-mêmes analyser des
mécanismes intervenant dans l'élaboration des contenus notamment indirects, il
paraît nécessaire de mettre au point de véritables outils de formation. Ces
outils peuvent par exemple consister en des exercices d'analyse
d'interprétation au cours desquels on cherchera à établir ce qu'il faut croire ou savoir
pour faire dire noir à quelqu'un qui a dit blanc, ce que l'on (ou plutôt qui)
gagne à ce jeu, ce qu'il faudra pour qu'un auditoire (et lequel) accepte cette
41
interprétation. La pratique d'activités de ce genre suppose naturellement une
initiation des élèves à la sémantique (des modalités, des verbes d'opinion, de
communication... des évaluatifs...) et à la pragmatique (maximes de
conversation, mécanismes présuppositionnels...). Cette initiation dont le manuel * De
la phrase au texte . . « 3e »» (Delagrave) donne une très bonne idée, devrait
accorder une place importante à l'étude des petits mots comme « presque »,
« même »... dont on a souligné le rôle argumentatif. A cet égard l'article ci-
après de J.-C. Chevalier, Cl. Garcia et A. Leclaire apporte des données sur
le sémantisme et la portée argumentative de « mais » et de « quand même »
et propose une approche plus globale de la concession qui va bien au-delà
des maigres pages (quand il y en a !) que les manuels de grammaire
consacrent à ce chapitre. A noter aussi que J.-C. Chevalier, Cl. Garcia et A.
Leclaire posent le problème de la compréhension des énoncés contenant ces
termes par des enfants à un stade de leur développement psychologique. Cette
question qu'aborde également (à un autre propos) ci-après F. François, est
évidemment capitale pour le pédagogue : de nombreuses études
psycholinguistiques (16) montrent en effet que les enfants n'accèdent qu'à partir d'un
certain âge à une compréhension exacte d'énoncés contenant des mots comme
« seul », « même », « aussi »... ou des verbes présuppositionnels comme
« prétendre », « imaginer »... De même, s'il paraît bien que les adultes
disposent dans l'ensemble d'une sorte de compétence communicationnelle leur
permettant d'évoluer quand ils sont autorisés à argumenter autrui, quand ils leur
faut user de discours indirects, il est non moins certain que cette
compétence résulte d'une acquisition. Où et comment s'effectuent ces apprentissages ?
Par quelles voies se constituent ces acquisitions ? Nul doute que l'école
contribue pour une large part à cette éducation du bon usage de la parole qui
engage bien d'autres choses que le simple bon usage de la langue que l'on
entend habituellement.
LA REUSSITE DE L'ARGUMENTATION
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NOTES ET INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
(1) PERELMAN (C). — L'empire rhétorique. — Vrin 1977. On trouve une définition
très proche chez J.-B. GRIZE. « L'argumentation est une activité discursive
pratique qui vise à intervenir sur des jugements, des opinions, des
préférences » dans « Argumentation, schématisation et logique naturelle ».
(Revue Européenne des Sciences Sociales. Droz, Genève 1974). Cette
définition est plus spécifique en ce sens qu'elle porte sur l'argumentation comme
pratique discursive.
(2) ARISTOTE. — «■ Topiques ». — Vrin 1965.
(3) PERELMAN (C.) et OLBRECHTS-TYTECA (L.). — Traité de l'argumentation. —
PUF, Paris 1958 (première éd.).
(4) Voir la définition de l'argumentation que C. GARCIA (ici même, p. 100) emprunte
à G. VIGNAUX. — L'argumentation. — Droz, Genève, 1976.
(5) Sur les opérations de prédication et de détermination, voir J.-B. GRIZE. —
tériaux pour une logique naturelle. — Travaux du Centre de Recherches Sé-
miologiques n° 29, Neuchâtel, 1976 et M.-J. BOREL. — « Analyse du discours
argumentatif : quelques opérations ». — T.C.R.S. n° 34, Neuchâtel, 1979.
(6) Cf. plus loin III. 3.
(7) GIORDAN (A.). — Observations. Expérimentation : mais comment les élèves
apprennent-ils ? — Revue Française de Pédagogie, n° 45. I.N.R.P., Paris
1978. Sur le même sujet voir dans le même numéro les articles de QUES-
NE (E.) et celui de VIENNOT (L.) ainsi que dans le numéro 35. POLITZER (G.).
— Pour une étude de l'activité didactique de l'enseignant. — 1976.
(8) Voir dans le numéro 27, l'article d'André Petitjean et le numéro 29 « Changer
l'écrire >, à paraître en février 1981.
(9) Cf. AMBITE (V.) dans « Ecole : pouvoirs et démocratie », col. Dialectiques-
Pratiques. — 1978.
(10) Cf. C. GARCIA et F. FRANÇOIS, ci-après.
(11) Cf. M. CHAROLLES. — « L'ordre de la signification ». — Dans « Pour un
nouvel enseignement du français », Actes du colloque Cerisy, 1979. A
paraître et « Langue Française » n° 38.
(*I2) FABBRI (P.) et LATOUR (B.). — « La rhétorique de la science ». — Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 7.
(13) BERRENDONNER (A.). — « Le fantôme de la vérité ». — Linguistique et
miologie, n° 4, Lyon, 1977.
(14) Pour ce chapitre DUCROT (O.). — Les mots du discours. — Ed. de Minuit,
1980, ainsi que ANSCOMBRE (J.-C.) et DUCROT (O.). — Lois logiques et
lois argumentatives. — Le Français Moderne, n° 4, 1978 et n° 1, 1979.
(15) Sur ce sujet, voir SPRENGER-CHAROLLES (L.). — Chap. IV. — «
structure et Macro-structure du discours argumentatif », pp. 75-84,
Pratiques, n° 26.
(16) Cf. entre autres, KAIL (M.). — La compréhension des présuppositions chez
l'enfant. — L'année psychologique, 1978, n° 78, — « Compréhension de seul,
môme, aussi chez l'enfant ». — Bulletin de psychologie, T. 32, n° 341, 1979.
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