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Mouvements protestataires et luttes populaires à Paris

Nombreuses sont les œuvres qui peignent Paris comme le berceau des
révolutions et insurrections françaises : de La liberté guidant le peuple
de Delacroix, qui représente une scène des Trois glorieuses de 1830, au
roman Les Misérables de Victor, qui peint Paris depuis la bataille de
Waterloo jusqu’aux émeutes de 1832, les romantiques contemporains des
grands mouvements populaires ont mis la capitale au cœur de leurs œuvres,
comme lieu de communion et de la naissance utopique d’un peuple. C’est en
effet à Paris que se déroulent les plus grandes révolutions, de la
Révolution française de 1789, à la commune de Paris, en passant par les
événements de 1848 : aussi n’est-ce-pas un hasard si l’on associe
communément la capitale aux troubles insurrectionnels depuis le XIXème
siècle. Cependant, même si la ville semble placée au cœur des plus grands
mouvements protestataires qui touchent le pays, ces derniers n’y sont pas
uniquement concentrés, mais au contraire ils s’articulent, pour la majeure
partie des cas, autour de la capitale, qui apparaît alors comme un simple
épicentre des troubles se déroulant sur l’ensemble du territoire français :
Paris joue-t-elle au fond un rôle avant tout symbolique dans les
différentes luttes et mouvements protestataires ? Le déroulement des
révoltes pendant la deuxième moitié du XIXème siècle montre en effet un
fort attachement aux symboles par les insurgés, tant dans leurs cibles que
dans le déroulement des événements, et c’est par la capitale que
s’intensifient et se développe les mouvements sur l’ensemble du territoire.
Mais le rôle et les actions politiques de ces mouvements officialisent et
légitimisent davantage ce rôle de la capitale et lui permettent de
davantage rayonner encore sur la France ; or la société française change,
les pratiques aussi, et les symboles parisiens de même.

* *

La capitale semble particulièrement propice aux révoltes et mouvements


protestataires : d’une part, celle-ci permet, par l’agencement de son
espace, de facilité l’occupation de ce dernier ; d’une autre part, elle est
le lieu des symboles, et en fait un lieu presque légitime à occuper pour
les révoltés, en ce qu’elle représente presque directement l’objet de la
lutte. L’importance des symboles peut être perçue dans les prétextes
choisis pour les révoltes — ou du moins, pour ce qui commence par un simple
rassemblement, à première vue légale. La loi de X interdisant tout
rassemblement de plus de 20 personnes dans un espace public, la
transmission des idées nouvelles, révolutionnaires ou non, ne peut se faire
directement : d’où le recours à des moyens détournés de rassemblement,
comme les funérailles ou les banquets, pour lesquels il est possible de se
réunir. Les événements de juin 1832 sont un exemple d’une révolte prenant
naissance dans un rassemblement légal : il s’agit de l’occasion des
funérailles du général Lamarque, ancien général de l’Empire et opposant à
la monarchie de Juillet. Près de 100.000 personnes sont réunies, et c’est à
la fin de la cérémonie que des jets de pierre lancent le début d’une
insurrection. La rapidité d’assemblage des barricades et l’organisation
mise en place comme spontanément au sein des barricades démontre une
certaine connaissance de l’espace employé : des rôles sont attribués aux
lieux par exemple, et les cafés deviennent alors des espaces de repos, les
bâtiments à étage sont utilisés pour faire le guet ; des rôles sont
attribués aux diverses personnes présentes : les femmes s’occupent
notamment des blessés, les ouvriers soudeurs se chargent d’assembler divers
grandes pièces de métal trouvées ci et là pour en faire des bases de
défense pour les barricades ; on fond des carrosseries de voiture pour les
inclure aux barricades, et les gouttières pour en faire des balles pour
l’offensive. Les logiques qui se dégagent révèlent alors un certain
consensus au sein du peuple parisien quant à la démarche à mener : bien
qu’il s’agisse de mouvements spontanés, les mises en place de barricades
mettent en lumière la connaissance de l’espace et des rôles de chacun. Les
trajets des défilés constituent eux aussi un symbole au sein des mouvements
populaires : peut-être non pas choisis par les insurgés eux-mêmes, en ce
que l’accès à diverses parties de la ville ne leur est en effet pas
toujours garantis, mais du moins permettent-ils de révéler les dynamiques
en place au sein de la capitale quant à l’utilisation de l’espace, et les
liens entre cette utilisation et les catégories d’insurgés.

Cependant, cette spontanéité semble contagieuse, et donne naissance à


la mise en place de mouvements plus grands. En décembre 1833, à Vierzon,
les porcelainiers quittent le travail et revendiquent une réorganisation
des tarifs, et s’opposent à un projet de reprise en main de la formation
des apprentis par les patrons ; mais il ne s’agirait pas d’une action
isolée et indépendante, en ce qu’une correspondance a été découverte entre
ces ouvriers du Cher, et des ouvriers parisiens, rencontrés au cours de
déplacements : ce qui montre que les nouvelles pratiques de coalition
préparées présentes à Paris ne se retrouvent pas seulement dans la
capitale, mais qu’au contraire elles se diffusent sur l’ensemble du
territoire grâce à une solidarité collective entre les ouvriers. Paris se
présente en effet comme berceau du mouvement ouvrier en France, et ce que
c’est depuis la capitale que commence une volonté d’action politique
autonome de la classe ouvrière, que traduit l’ampleur prise par
l’Internationale des travailleurs, créée à Londres en 1864. C’est en effet
grâce à des délégations des corps de métier parisiens et lyonnais à
l’exposition universelle de Londres en 1862 qu’un premier contact est pris
avec les ouvriers non seulement de France mais aussi d’Europe, et ce sont
eux qui ont représenté le mouvement ouvrier à ses origines. Paris se
présente alors non plus seulement comme l’épicentre des luttes violentes et
spontanées, mais comme le centre d’un pays, sur lequel ce dernier peut
s’appuyer pour organiser et mettre en place les diverses révoltes, à
échelle plus ou moins vaste sur l’ensemble du territoire.

Or il ne s’agit là que de pratiques véritablement symboliques —


quoiqu’en soient les conséquences, heureuses ou mauvaises pour les insurgés
— en ce qu’elles ne sont pas organisées, ni institutionalisées, les
objectifs ne peuvent être que vaguement atteints, et jamais vraiment
acquis.

* *

Mais c’est un désir de renouveau politique qui naît également à


Paris : plus organisée, plus affirmée que les révolutions précédentes,
comme en 1848, l’insurrection de la commune de Paris, qui refuse de
reconnaître le gouvernement élu au suffrage universel masculin, a pour but
de créer une ville à l’organisation fondée sur la démocratie directe. Le 18
mars 1871, alors que l’armée veut retirer les canons situés à Montmartre et
Belleville, la population s’insurge, et avec l’aide des troupes, commence à
élever des barricades ; et elle s’attaque aux symboles de la ville encore,
comme le palais des Tuileries, le palais de justice ou encore le palais de
la légion d’honneur. Il faut cependant légitimer cette révolte : à cela,
l’Assemblée communale répond par la Déclaration au peuple français du 19
avril 1871, qui sert de corps de doctrine donnant naissance à l’idée d’un
« Paris libre », répondant aux aspirations d’un peuple parisien à davantage
de libertés politiques et à une démocratie directe : il s’agit là avant
tout d’une utopie, alors qu’au sein même de l’Assemblée communale mais
aussi du peuple parisien, les points de vues ne sont pas unanimes. Les
différentes tendances politiques qui revendiquent parfois des idées
différentes et divisent l’Assemblée ne permettent pas l’établissement d’un
véritable programme cohérent : le terrain d’entente ne se trouverait au
fond que dans l’élan spontané d’un désir de libertés, qui n’aura pas permis
à la Commune de survire, en ce qu’elle prend fin avec la semaine sanglante.
Cependant, la Commune marque le désir de mêler au politique les mouvements
populaires.

Les luttes populaires qui constituent la tendance générale en France


semblent enfin réellement atteindre Paris en ce que la capitale représente
le pouvoir et le gouvernement ; et ces luttes deviennent absolument
politisées. Le général Boulanger, alors que la France est touchée par la
crise économique dans les années 1880, et notamment à cause de la
dépression internationale et à la suite du krach de la Banque de l’Union
générale, apparaît comme la solution politique à l’inaction et aux tensions
sociales grandissantes : sa lutte pour les réformes du régime après les
échecs de 1871 se trouve intimement liée au mouvement social des classes
populaires urbaines à Paris. En effet, dans les années 1880, 1 ouvrier
parisien sur 2 se retrouve sans emploi ; et ce sont des catégories
populaires qui mènent les manifestations — et avant tout celles de
l’artisanat et du petit commerce, plus que des ouvriers de l’industrie. Ils
forment comme une armée non officielle, et révèlent l’importance croissante
non seulement des voix des classes moyennes inférieures, mais aussi des
ouvriers urbains en général. La dimension sociale des idées propagées par
Boulanger est vague, et ce dernier s’appuie avant tout sur des idées
nationalistes, antiparlementaire et révisionnistes, ce qui permet
d’éloigner la lumière de l’absence de véritable agenda social, pour se
concentrer sur l’importance de la protestation ; il s’appuie sur des
catégories particulières pour ses campagnes électorales, et notamment les
ouvriers parisiens, qu’il incite à voter pour une république démocratique,
afin de ne devoir plus donner leurs « enfants pour d’inutiles et
dangereuses conquêtes ». Cet appui pris sur les ouvriers parisiens vient du
fait que l’état major du Comité républicain de protestation nationale, qui
souvient Boulanger, est en fait constitué d’élus de l’extrême gauche
radicale qui tirent leurs idéaux politiques des luttes ouvrières politiques
grandissantes depuis la fin du Second Empire. C’est alors à Paris que se
concentrent les efforts en politique, dans l’espoir d’obtenir des résultats
valables pour l’ensemble du territoire pour les classes concernées.

* *

Ce n’est plus forcément à partir de Paris que commencent les grèves et


manifestations, en ce qu’elles sont le reflet de tendances plus générales
dans la population française — avec notamment des moyens de communication
de plus en plus performants. Cependant Paris conserve un rôle important,
dans la mesure où la capitale semble assurer le lien le plus direct avec le
régime et l’autorité en général ; et c’est pour cette raison que lorsqu’un
mouvement social atteint Paris, celui-ci a alors tendance à se décupler en
importance — d’une part quant au pouvoir, d’une autre parce qu’il se répand
plus rapidement ailleurs sur le territoire. C’est par exemple le cas des
grèves de 1936 : alors que le front populaire est élu aux élections
législatives, une opportunité semble se créer pour de nombreux ouvriers, et
des grèves éclatent au Havre le 11 mai, puis à Toulouse le 13 — contre le
licenciement d’ouvriers grévistes — et deux autres usines, à Courbevoie et
à Villacoublay, se mettent elles aussi en grève. Or la presse fait peu
mention de ces événements ; jusqu’au 24 mai, alors que débutent des grèves
dans les usines de l’industrie de l’aviation et de l’automobile à Paris :
l’importance de ces grèves attire l’attention du ministre du travail, qui
met en place une rencontre avec les syndicats et les patronats de la
métallurgie parisienne. Ces discussions semblent apaiser la situation, et
le 1er juin, seules 10 usines sont occupées à Paris. Seulement, dès le
lendemain soir, c’est près de 150 usines qui le sont : cette grande grève
se répand sur tout Paris, et s’étend à la province aussi — dans le Nord et
à Nantes. Or ces grèves n’ont ni touché le secteur public, ni l’espace
public en général : au contraire, ce sont les usines, les lieux de travail,
qui ont été occupés. Contre les cadences de travail trop élevées et les
conditions de vie déclinantes, les nouveaux symboles auxquels s’en prend le
peuple ne sont plus les symboles habituels du pouvoir, mais des symboles
nouveaux : ceux de la taylorisation et de la déqualification.

Le changement dans les symboles employés est en fait nécessaire, puisque la


société elle-même change, et avec elle les classes populaires et les
participants aux mouvements populaires. Dans une société bouleversée,
l’appel aux symboles du passé semble vouloir unir les différentes
populations : mai 1968 démontre clairement un retour à des pratiques
anciennes dans un contexte nouveau : la désorganisation des barricades de
la nuit du X, l’éclosion de mouvements de révoltes indépendants les uns des
autres, et la contre-révolte menée par les gaullistes montre que la
spontanéité populaire violente n’a plus réellement sa place dans les
protestations. En effet, les outils du pouvoir ne sont désormais plus les
mêmes, et il est plus aisé de délégitimer la violence de la foule
manifestante alors que l’heure semble être aux concessions et à la
libération, et que les conditions de vie depuis la fin de la seconde guerre
mondiale n’ont de cesse de s’améliorer, avec notamment l’installation forte
de la société de consommation, et alors que la période des Trente Glorieuse
est à son apogée. L’état de la société française semble s’améliorer en
général, mais demeurent des inégalités profondes entre les différentes
classes sociales : le taux de chômage augmente et touche particulièrement
les jeunes, et de nombreuses usines ferment pour rouvrir à l’étranger. Les
événements de mai 1968 naissent ainsi aussi de ce désir d’antiautoritarisme
désorganisé, qui s’appuie sur de nouveaux symboles : pour les étudiants, il
s’agit par exemple du quartier latin où sont construites les barricades, ou
encore des universités de Nanterre et de la Sorbonne qu’ils occupent ; la
parole et sa libération deviennent comme le point central de cette révolte,
et le théâtre de l’Odéon en devient un symbole important également : c’est
là que se rendent artistes, étudiants, ouvriers, syndicalistes, et tous
ceux désirant débattre.

* *

Paris devient ainsi un centre propice à la création d’organisation à


échelle nationale des différentes luttes et mouvements protestataires, en
ce que son statut de capitale en fait un lieu de symboles culturels, et du
gouvernement, et par là même de son renversement potentiel. Cependant la
capitale représente à une échelle symbolique le peuple français, et ces
symboles changent avec le peuple lui-même. Mais la crise des années 1970
mène à une première vague de décentralisation progressive, afin de trouver
des solutions locales alors que l’Etat est dénoncé comme
interventionniste : si Paris conserve sa place, d’autres centres de
décision émergent.

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