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All content following this page was uploaded by Oppenchaim Nicolas on 25 January 2021.
Décaler le regard hors des métropoles permet de dépasser les descriptions parfois simplistes des
hébergeurs Airbnb. Associant travail de terrain et analyse cartographique, une recherche conduite
dans la région Centre-Val de Loire montre la diversité du travail de ces hébergeurs, mais aussi des
profits qu’ils retirent de cette activité.
1
Airbnb est une plateforme privée de locations d’hébergements touristiques entre particuliers reposant sur le principe
de « l’économie du partage ».
2
Les résultats présentés sont tirés de la recherche RÉCEPTIONS financée par la région Centre-Val de Loire.
1
Un Airbnb des hypercentres et des champs
L’offre de logement Airbnb est très présente entre Chinon et Chambord, mais se décline de
manière très différente selon les caractéristiques sociales et géographiques des territoires. Sans
surprise, les quartiers centraux des deux agglomérations (Blois et Tours), regroupant des lieux
touristiques (musées, cathédrales, vieille ville), proposent un nombre important d’hébergements
Airbnb qui représentent un peu plus de 3 % du nombre total de logements de ces quartiers. À
l’opposé, les taux les plus faibles se localisent dans des quartiers populaires et d’habitat social de
ces agglomérations.
Le potentiel touristique de la région ne se concentrant toutefois pas exclusivement en ville, l’offre
Airbnb rapportée au nombre total de logements est également très importante dans de nombreux
territoires ruraux, en particulier à proximité de sites touristiques (châteaux de la Loire, zoo-parc de
Beauval, Candes-Saint-Martin) ou de vignobles (en particulier dans la Sologne viticole entre
Chaumont-sur-Loire et la vallée du Cher, mais aussi à proximité d’Amboise, Chinon et Bourgueil).
Dans ces territoires, la viticulture a constitué un terreau favorable au développement
d’hébergements touristiques avant l’émergence des plateformes numériques. Son poids explique
également le taux important d’hébergement Airbnb dans les communes proches de Vouvray, alors
que les autres communes périurbaines de l’agglomération tourangelle se caractérisent par une offre
faible.
Figure 1
Afin d’affiner le portrait des configurations spatiales, nous avons réalisé une analyse statistique
multivariée visant à caractériser le contexte social et géographique de l’offre Airbnb 3. La typologie
qui en résulte confirme que les quartiers centraux des agglomérations, à l’exception des quartiers
3
Cette analyse statistique porte sur différents thèmes : la densité de population, le type de logements, les catégories
socio-professionnelles (CSP), la présence de vignobles et l’offre touristique (sites et hébergements). La première
étape de l'analyse fait ressortir des indicateurs caractéristiques du contexte géographique où le profil urbain, les CSP,
la présence de vignobles sont spatialement clivants. Grâce à ces facteurs explicatifs, une classification ascendante
hiérarchique (CAH) a été réalisée dans un second temps pour construire une typologie de communes.
2
populaires et des petites villes touristiques et viticoles, sont plutôt bien équipés en hébergements
touristiques. Elle montre aussi la polarité entre, d’une part, une très grande partie des communes
populaires ou agricoles du périurbain et du rural, qui offrent peu de logements touristiques, et,
d’autre part, deux types de territoires ruraux (en violet sur la carte) : les communes viticoles et/ou
proches de sites touristiques majeurs. Ces communes, situées pour beaucoup entre Chaumont-sur-
Loire et la vallée du Cher vers Beauval, comptent de nombreux hébergements touristiques.
Figure 2
De même que l’hébergement Airbnb n’est pas localisé de manière aléatoire, les hébergeurs
partagent des caractéristiques communes, notamment du point de vue de leur trajectoire
professionnelle. Pour la majorité d’entre eux, cette activité ne correspond pas à la simple location
d’un bien immobilier et à la mise à disposition d’un logement auprès de touristes sur une courte
période, mais constitue une activité plus complexe, structurée autour de trois grandes tâches
complémentaires. Le travail sur le logement (rénovation et/ou aménagement, décoration, ménage),
le travail numérique (mise en forme de l’annonce, réponse aux commentaires, gestion de l’agenda)
et le travail interactionnel (accueil des touristes, énonciation de prescriptions touristiques, travail
émotionnel, consistant par exemple à masquer son énervement et à être souriant quelles que soient
les circonstances) qui leur permet de se distinguer de l’hôtellerie classique en jouant sur la
symbolique de la réception amicale et sur l’euphémisation des rapports marchands.
Souvent présenté comme une activité chronophage comportant de nombreuses contraintes, liées
en partie à la nécessité d’être disponible en permanence, l’hébergement touristique ne constitue pas
moins, pour une majorité d’hébergeurs, une activité secondaire ou encore une forme de « travail à
côté » (Weber 1989) exercée durant le temps libre, ne permettant pas de dégager davantage que des
3
revenus complémentaires. Nécessitant un fort degré d’engagement au quotidien, l’hébergement
touristique est une activité que les individus doivent articuler avec leur activité professionnelle,
raison pour laquelle on retrouve parmi les hébergeurs de nombreuses professions caractérisées par
une maîtrise du temps de travail, telles que les professions artistiques ou, dans une certaine mesure,
celles du secteur médico-social et de l’enseignement (voir tableau 1). L’entrée dans l’activité
d’hébergement s’opère également lors de ruptures biographiques, notamment lors du passage à la
retraite (17 des 41 personnes interrogées sont retraitées) ou, pour certains d’entre eux, dans le cadre
de redéfinition de leur trajectoire professionnelle. La frontière entre loisir et activité professionnelle
devient alors plus poreuse.
10 enseignants 3 entrepreneurs
L’hébergement touristique ne se présente donc pas comme une bifurcation brutale dans les
parcours des enquêtés et comme une immersion dans un nouveau champ d’activité, mais comme
une pratique reposant le plus souvent sur un recyclage des compétences et de dispositions issues de
la socialisation professionnelle (Lefeuvre 2018). Les artisans ont tendance à mettre à profit leurs
compétences manuelles pour soigner l’aménagement et la décoration de leur logement, considérant
qu’il s’agit de la dimension structurante de l’activité d’hébergement ; les hébergeurs issus de
professions où le travail du care occupe une place importante (infirmiers, enseignants, éducateurs)
préfèrent quant à eux mettre en avant leurs compétences relationnelles (attention à l’autre, capacité
à rendre service, compétences psychologiques), considérant que le cœur de l’activité réside dans
l’interaction et l’échange. Se présentant comme des spécialistes de la relation sociale, ces
hébergeurs soulignent volontiers la continuité entre leur (ancien) métier et l’activité
d’hébergement :
Je travaille dans la protection de l’enfance et du coup c’est vrai que dans les discussions, on
peut dire ce qu’on veut, mais jusqu’ici je ne me suis pas plantée. Je suis amenée à poser des
questions sur ce que font les gens dans la vie, quel est leur rythme de vie, leurs attentes par
rapport au lieu d’hébergement, est-ce qu’ils ont des habitudes ou des choses qu’ils ne supportent
pas […]. Ce qui me permet moi de capter un peu ce que l’autre en face attend ou ne pourrait pas
supporter dans notre quotidien (Emma, hébergeuse à Tours).
Au-delà de ces différences, l’hébergement touristique entre particuliers apparaît comme une
pratique encastrée dans les réseaux locaux de solidarité, notamment amicaux et de voisinage,
révélant l’influence des contextes périurbains et ruraux sur la manière de pratiquer Airbnb. Si la
littérature existante s’est concentrée sur les conflits de voisinage occasionnés par Airbnb dans les
centres-villes des grandes métropoles (Delaplace et Simon 2017), ceux-ci semblent beaucoup moins
prononcés dans le contexte de notre étude, sans doute du fait de la prédominance des maisons
4
individuelles mais également de la forme d’hébergement « chez l’habitant ». En dehors de très rares
conflits, seulement observés lorsque les hébergeurs ne résident pas sur place, on constate plutôt la
mise en place de réseaux locaux d’entraide autour de l’activité Airbnb qui deviennent un élément
d’échange dans le circuit de dons et contre-dons de proximité, et qui se manifestent sous trois
formes : l’aide de voisins pour l’entretien du logement ou l’accueil des touristes ; les regroupements
locaux d’hébergeurs, formels ou informels, permettant l’échange de conseils ou de clients lorsqu’un
hébergement est indisponible ; la formulation de prescriptions bénéficiant aux commerçants et
artisans du coin.
Le déplacement de focale vers les campagnes ou les villes et métropoles de taille moyenne
explique aussi sans doute que pratiquer l’activité Airbnb ne permet pas seulement aux hébergeurs
d’accumuler du capital économique : si la grande majorité d’entre eux s’y engagent pour des raisons
financières, ils y trouvent également d’autres sources de gratification.
Pour les hébergeurs faiblement dotés en capital économique, à l’image des retraités modestes ou
des couples de professions intermédiaires, Airbnb est avant tout un moyen de se constituer un
revenu complémentaire qui permet de soulager ou d’améliorer le quotidien en payant les charges,
l’entretien de la maison ou de financer les études des enfants. D’autres hébergeurs, plus aisés,
suivent plutôt une logique d’investissement et de constitution d’un patrimoine qu’ils ne pourraient
pas acquérir et/ou entretenir sans cette activité (achat d’une grande propriété à la retraite, entretien
d’un château familial, acquisition d’un studio dans l’hypercentre). Outre le capital économique, la
dotation en capital culturel contribue aussi à différencier les hébergeurs, en particulier dans leurs
interactions avec les touristes. Alors que les hébergeurs les moins dotés en capital culturel mettent
d’abord en avant le côté chaleureux de leurs relations avec les touristes, en développant par exemple
des sociabilités autour de l’« apéro » ou du potager, d’autres s’appuient davantage sur un capital
culturel « certifié » (Bourdieu 1979), comme la pratique des langues étrangères, ou « non certifié »
(Bernard 2012), en faisant preuve d’une aisance dans la communication et d’une capacité à
s’adapter aux goûts et attentes des touristes (« se mettre à leur niveau », selon l’expression d’une
partie des enquêtés). Ces différents profils d’hébergeurs sont également associés à des localisations
spécifiques, en raison des contraintes économiques qui pèsent sur les trajectoires résidentielles, des
caractéristiques et des représentations symboliques associées aux différents types de territoires.
Celles-ci jouent sur le type de touristes hébergés, sur le travail d’accueil ainsi que sur les profits qui
en sont retirés.
Accueillir des touristes permet en effet aux hébergeurs d’accéder à un certain nombre de
ressources, non seulement économiques, mais également sociales et culturelles. Certains retraités
voient dans Airbnb un moyen de rompre avec leur isolement et de continuer à voir du monde. Plus
largement, l’hébergement Airbnb est souvent présenté (et valorisé) comme l’occasion de voyager
par procuration, hors des sentiers battus, et de se confronter à une diversité culturelle, en particulier
pour ceux qui résident en milieu rural :
Airbnb, c’est très stimulant, non seulement parce que vous accueillez les gens, mais j’ai envie
de dire intellectuellement aussi, parce qu’il faut se mettre à la portée des gens, faut parler
anglais… enfin c’est très stimulant pour des gens qui… enfin nous c’est pas notre cas, mais
pour une femme qui serait toute seule, je veux dire, ça maintient un lien social en fait, donc il y
a aussi cette dimension […]. C’est surtout une ouverture aux autres, parce qu’on rencontre
quand même des gens de tout horizon et… bon pour nous c’est une chance parce qu’ici on est
quand même bien paumés (rires) Et là, encore, c’est l’été, mais l’hiver on voit pas un chat
(Suzanne, hébergeuse à La Croix-en-Touraine).
Pour certains hébergeurs, l’activité d’hébergement permet aussi de valoriser un capital culturel
cosmopolite (Weenink 2012) ou encore un capital international (Wagner et Réau 2015), à travers la
pratique de langues étrangères, le fait d’habituer les enfants à interagir avec des étrangers et la
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constitution d’un réseau de relations à travers le monde. Cette valorisation n’est pas incompatible
avec celle des ressources d’autochtonie (Wagner 2010) : les hébergeurs orientent par exemple les
touristes vers des producteurs locaux qu’ils connaissent, et se (re)présentent comme des « petits
ambassadeurs » de leurs territoires, ce qui renforce en retour leur insertion dans le système
d’échange local. Les gratifications symboliques occupent une place centrale dans l’activité Airbnb,
ce qui explique pourquoi les commentaires négatifs des touristes sont si mal vécus : recevoir chez
soi des membres des catégories sociales supérieures, se voir reconnaître des compétences
relationnelles, exposer la décoration de son logement et ses goûts personnels dans une logique
distinctive constituent autant de mécanismes de reconnaissance qu’une grande partie des enquêtés,
en particulier ceux qui travaillent dans l’enseignement ou le secteur médico-social, ne trouvent plus
dans la sphère professionnelle.
Observer d’autres territoires que les grandes métropoles révèle la diversité des hébergeurs
Airbnb, dont le travail et les profits qu’ils en retirent varient selon leur positionnement dans l’espace
social et résidentiel. Cette focale offre aussi une meilleure compréhension de la dynamique des
classes moyennes contemporaines et de leur polarisation, entre d’un côté des retraités modestes,
infirmiers, ou travailleurs sociaux qui trouvent dans l’activité Airbnb une source de revenus et de
gratifications symboliques complémentaires, et, de l’autre, des hébergeurs mieux dotés en capital
économique et culturel, dont l’activité s’inscrit davantage dans des logiques de distinction sociale et
de constitution d’un patrimoine. Loin du déchaînement des passions que suscite la plateforme de
locations dans les grandes métropoles, l’intérêt porté au développement d’Airbnb dans une région
comme le Centre-Val de Loire montre également qu’au-delà des ressources économiques, sociales
et symboliques qu’il procure aux hébergeurs, l’hébergement touristique relevant de l’économie
collaborative peut contribuer, notamment au travers des échanges de dons et contre-dons qu’il
suscite à l’échelle locale, à la revitalisation de certaines communes et constituer un atout pour ces
territoires.
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Weenink, D. 2012. « Les stratégies éducatives des classes supérieures néerlandaises. Professions
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Julian Devaux est sociologue et chercheur postdoctorant au laboratoire CITERES (UMR 7324). Il
a réalisé une thèse sur les mobilités et les manières d’habiter des adolescents résidant dans les
territoires ruraux. Il a notamment publié « L’adolescence à l’épreuve de la différenciation sociale.
Une analyse de l’évolution des manières d’habiter de jeunes ruraux avec l’âge » (Sociologie, n° 4,
2015).