Vous êtes sur la page 1sur 7

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/308415806

Chester I. Barnard: le rôle des dirigeants et ses prolongements

Chapter · January 2012

CITATIONS READS

0 6,261

2 authors, including:

Rémi Bourguignon
Université Paris-Est Créteil
38 PUBLICATIONS   50 CITATIONS   

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

Downsizing and Employment Relations View project

Trade unions' finance View project

All content following this page was uploaded by Rémi Bourguignon on 22 September 2016.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Barnard

Chester I. Barnard : Le rôle des dirigeants et ses prolongements


Rémi BOURGUIGNON et Milorad NOVICEVIC

Mots-clés : Barnard, théorie des organisations, management, coopération, leadership, incitation,


morale.
Résumé : .Chester Irving Barnard fut simultanément praticien et théoricien du management dont il
établira les fondements paradigmatiques. Revenir aujourd’hui à la pensée de Barnard, c’est donc
revenir à un certain nombre d’hypothèses fondatrices des travaux les plus récents en théorie des
organisations. Cette contribution s’attache à isoler les principaux concepts qu’il forge et les
implications pratiques qu’il en tire. Dans cet esprit, sont spécifiquement présentées les notions
d’individu et d’organisation comme système de coopération.

Comme beaucoup des premiers penseurs du management, Chester Barnard n’est pas un universitaire dont les
concepts et les théories prolongent l’observation scientifique. Il est assurément un homme de terrain préoccupé
tout au long de sa carrière par la théorisation de ses pratiques. C’est comme statisticien et interprète qu’il intègre
en 1909 l’American Telephone and Telegraph Company, entreprise dans laquelle il fera toute sa carrière et
occupera notamment le poste de président de la New Jersey Bell Telephone Company de 1927 à 1948. Son
expérience de praticien dépasse du reste ce contexte puisqu’il occupera parallèlement de nombreuses fonctions à
responsabilités comme directeur de la New Jersey relief administration (1931), représentant de plusieurs Etats
comme directeur à la chambre de commerce des Etats-Unis (1931 à 1934), assistant spécial auprès du secrétaire
du Trésor (1941), président de la fondation Rockfeller (1952). Son expertise a souvent été sollicitée par les
décideurs publics, américains et internationaux, et il a occupé des positions académiques éminentes par exemple
comme PDG de la fondation nationale pour la science et comme directeur du bureau national des recherches
économiques.
Barnard est régulièrement présenté comme l’auteur d’un livre mais il est nécessaire de nuancer cette vision.
D’une part, l’ouvrage en question n’a pas tout-à-fait le statut de livre et d’autre part, Barnard est l’auteur d’autres
textes rassemblés dans un ouvrage ultérieur, certes moins célèbre 1. En effet, la référence phare de Barnard, The
Functions of the Executives, n’est pas un travail de recherche pensé et structuré comme tel puisqu’il s’agit de la
publication d’une série de huit conférences données au profit de la Lowell Institue de Boston entre novembre et
décembre 1937. De fait, le rythme des conférences imposent un séquencement et un déséquilibre qui ne rendent
pas spontanément perceptibles les principaux apports de ce travail. C’est ainsi que Barnard est conduit à
consacrer une large part de ses interventions à la délimitation de son objet dans un contexte où l’organisation
n’est pas vraiment reconnue comme sujet d’études par les économistes. Alors que son ouvrage se veut analyse
du rôle des managers, trois de ses quatre parties sont consacrées à la description des organisations formelles.
Pour Barnard, cette dimension ne constitue pourtant qu’un des leviers du management avec l’organisation
informelle qu’il traite plus spécifiquement à la fin de l’ouvrage.
L’influence exercée par Barnard sur la pensée en management et en théories des organisations ne fait aucun
doute. En insistant sur la nécessité de comprendre les comportements humains, il fait partie, aux cotés de Mary
Parker Follett, de ceux qui ont questionné la tendance déterministe que prenait alors le management sous
l’influence de l’école classique. A ce titre, il est souvent présenté comme un des précurseurs d’une école de
pensée qui marquera profondément le management et la GRH : l’école des relations humaines. Mais l’héritage le
plus important laissé par Barnard est perceptible dans les œuvres de deux prix Nobel d’économie : Herbert A.
Simon et Oliver E. Williamson. En effet, Simon reconnaitra une dette dès l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat,
Administrative Behavior. Non seulement, c’est chez Barnard qu’il trouve les idées clés qui fondent sa réflexion
mais surtout, Barnard a participé directement à l’ajustement de son œuvre par la relecture critique d’une
première version de l’ouvrage qu’il préfacera. Quant à Williamson, il consacrera dans les années 1990, en guise
d’hommage, un ouvrage collectif à Barnard et le situera, en termes d’influence, au même niveau que Coase et
Simon.
Synthétiser la pensée de Barnard en quelques pages relève du défi tant elle s’apparente à la construction
d’une théorie générale de l’organisation (Andrews, 1968) préoccupée par le fonctionement interne de

1
A l’heure où nous rédigeons ce chapitre, le portail Google Scholar indique que The Functions of the Executive est cité 8738 fois alors que
Organization and Management n’est référencé que 299 fois.

1/6
l’organisation autant que par ses liens avec l’environnement, par sa structuration formelle autant que par les
influences informelles qui s’y exercent, par les actions logiques des individus autant que par leurs actions non-
logiques. Il est toutefois possible d’isoler dans son œuvre les conceptualisations les plus novatrices afin d’en
dégager les apports pratiques en termes de management et de gestion des ressources humaines.

1. Fondements intellectuels

1.1. Des individus en prise avec une liberté contrariée

En rejetant la conception abstraite et universalisante de l’Homme, Barnard se situe sans aucun doute aux
cotés de ceux, comme Mary Parker Follet, qui montrent un certain scepticisme à l’endroit d’une approche
scientiste des organisations. Ces auteurs, qui ont en commun de se confronter à la pratique, ne gomment pas dans
des postulats théoriques les contradictions et paradoxes auxquels se confrontent les managers dans leur activité
quotidienne. Ainsi, l’ensemble de l’approche barnardienne de l’organisation et de la fonction managériale prend
appui sur une certaine conception de l’Homme dont l’explicitation s’impose comme une étape indispensable
dans la présentation de l’auteur. Il faut donc, nous dit Barnard, reconnaître le libre arbitre des individus, c’est-à-
dire les espaces de choix dont ils bénéficient. L’individu que l’on rencontre n’est pas cet homo oeconomicus
décrit par la théorie classique et qui serait gouverné par des lois économiques mais plutôt un individu capable de
se déterminer. Il a des objectifs qui lui sont propres et déploie les moyens à sa disposition pour les atteindre. Ce
point de départ invite alors à reconnaître non l’harmonie des buts des individus mais, au contraire, leur diversité.
D’autant que les individus sont « des êtres humains qui ne font que passer une partie de leur temps dans notre
entreprise » (Barnard, 1938). Ils ont grandi pendant 16 à 20 ans hors de l’entreprise et ont désormais une vie
familiale et sociale. Leurs comportements reflètent inévitablement un contexte pluriel sur lequel l’employeur n’a
du reste aucun contrôle. Aussi Barnard regrette-t-il la tendance du management à fonder ses outils sur des
masses et des moyennes et promeut une approche individualisée qui ne se réduit pas non plus à l’individualisme
méthodologique.
Pour Barnard, reconnaître la liberté de l’individu c’est aussi reconnaître ses limites. En effet, des obstacles se
présentent devant lui et ne lui permettent guère d’atteindre seul les buts qu’il se fixe. Ces facteurs limitant,
Barnard les classent en deux grandes catégories : physiques et biologiques d’une part, psychologiques et sociaux
d’autre part. Sans entrer ici dans le détail de son analyse, qui n’est pas sur ce point précis novateur, il faut retenir
que les limites biologiques ont trait aux facultés des individus alors que les limites physiques correspondent aux
contraintes et barrières imposées par l’environnement. On voit ici clairement apparaître les germes de la
rationalité limitée théorisée quelques années plus tard par Herbert Simon. Concernant les limites psychologiques,
c’est dans l’œuvre sociologique de Vilfredo Pareto que Barnard trouve son inspiration. De cette œuvre qu’il
découvre très tôt grâce à sa maîtrise du français et qu’il discute avec Lawrence Henderson, il retient que les
conduites individuelles ne sont pas toujours d’ordre logique mais résulte souvent de résidus. Au risque
d’excessivement schématiser le monumental ouvrage de Pareto, retenons que les résidus sont les manifestations
d’instincts qui n’ont pas donné lieu à raisonnement. Pour Pareto, les hommes possèdent de nombreux instincts
dont certains ont rencontré une justification argumentée et sont donc compréhensibles par l’observateur. On
parle alors de l’action logique des individus. D’autres de ces instincts ne sont pas portés par une telle justification
et leur manifestation comportementale est perçue comme non-logique. L’enjeu est alors d’aller au-delà des
théories justificatives disponibles pour remonter aux instincts qui guident effectivement les actions. Cette
approche permet à Barnard de penser la diversité des comportements possibles et à faire preuve d’une grande
empathie. Lorsqu’il eut à gérer, comme directeur de la New Jersey Relief Administration, une révolte de
chômeurs, il interpréta leurs comportements non avec les catégories habituelles dans le monde des affaires et des
sciences sociales mais avec une des catégories de résidus de Pareto : le besoin d’agir pour exprimer ses
sentiments. Pour Barnard (1948), il ne s’agissait donc pas de déployer une stratégie de négociation pour
contrecarrer les revendications mais de témoigner une certaine attention aux chomeurs.
C’est finalement à une conception ouverte de l’individu, défini comme « composé unique indépendant
et isolé incarnant d’innombrables forces et réalités anciennes et actuelles, qui sont autant de
facteurs physiques, biologiques et sociaux » (Barnard, 1938), que s’en remet Barnard. C’est à cette condition,
précise-t-il, que l’on peut penser les systèmes coopératifs qui intègrent inévitablement l’ensemble de ces
facteurs.

1.2. L’organisation comme système coopératif

Il s’ensuit, comme les individus se heurtent à ces facteurs limitant, que la coopération est nécessaire pour
l’Homme puisque c’est elle qui permet de dépasser ces limites. Et Barnard (1938) de définir l’organisation
formelle comme « un système de coordination consciente des activités et des forces de deux personnes ou plus ».

2/6
Il s’agit pour lui d’insister sur le fait que l’organisation est, d’une part, un lieu de coopération au sens où les
individus qui y prennent part ont chacun un intérêt bien compris à travailler ensemble et, d’autre part, consciente
et délibérée. Les individus font donc le choix de coopérer ou non, une hypothèse, on le verra plus loin, qui invite
à retenir comme priorité pour l’action managériale l’encouragement de la volonté de coopérer. On comprend en
tout cas que Barnard pose à ce stade la question des buts de l’organisation et de leur compatibilité avec les
objectifs poursuivis par ses membres. Sans satisfaction des objectifs des membres, il n’est pas d’organisation qui
survive. Se pose également dans le même temps la question de l’autorité, de sa place et de son rôle dans les
mécanismes de coordination.
Ces enjeux sont abordés par Barnard au travers du concept de zone d’indifférence notamment popularisé par
Simon (1951) dans un article remarqué et par Williamson dans sa théorie des coûts de transaction, ce dernier
ayant montré combien la régulation par la hiérarchie différe de la régulation par le marché. Dans le second cas, le
contrat commercial se concentre sur le résultat livrable au client alors que dans le premier, le donneur d’ordre,
l’employeur, s’insinue dans le processus de production lui-même pour prescrire le travail. Or, si l’entreprise doit
être conçue comme un système coopératif, la question se pose de savoir pourquoi les individus accepteront les
ordres qui leur sont donnés. D’autant que le contrat de travail est nécessairement incomplet et qu’il est
difficilement imaginable que l’ensemble des prescriptions soient précisées lors de son élaboration. Pour Barnard,
c’est à l’autorité, comme capacité à déterminer le comportement d’un employé, d’agir à ce stade. Et cette
autorité ne peut s’exprimer qu’au sein d’une zone d’indifférence. En effet, lorsqu’un ordre est donné, il peut
entrer dans trois catégories : celle regroupant les ordres résolument inacceptables auxquels l’employé ne se pliera
pas, celle se situant dans une zone neutre au sein de laquelle les ordres peuvent être soit acceptés soit rejetés et,
enfin, la catégorie des ordres clairement acceptables. C’est au sein de cette dernière catégorie que s’exprime
l’autorité car l’employé est indifférent aux ordres la composant de sorte qu’il s’ajustera volontiers aux attentes de
son employeur. L’enjeu pour le manager est alors d’élargir autant que possible cette zone d’indifférence, par
exemple en s’efforçant d’instaurer une relation de confiance qui limitera l’incertitude. Un employé convaincu
que ses attentes sont prises en considération par l’employeur, accepte plus spontanément les ordres.
In fine, la complexité de l’œuvre de Barnard tient à la multiplication des concepts qu’il manipule. Si les
notions d’individu et de système coopératif apparaissent essentielles pour comprendre son propos en ce sens
qu’elles fondent, si l’on peut dire, le paradigme barnardien, elles en appellent d’autres. Pour décrire l’anatomie
ou la structure des organisations, il recourt ainsi aux concepts d’organisation formelle et d’organisation
informelle alors que pour en étudier la dynamique, il recourt aux concepts de libre arbitre, de coopération, de
communication, d’autorité, de processus décisif, d’équilibre dynamique et encore de responsabilité (Barnard,
1948).

2. Des apports pour le management et la gestion des ressources humaines

2.1. L’incitation et la persuasion au cœur de l’action managériale


Barnard est présenté par Williamson (2005) comme le premier penseur du management à reconnaitre le
« concept d’adaptations coopératives élaborées au sein de l’entreprise par l’administration » et à présenter le
leadership comme un facteur critique. Par adaptations coopératives, il se réfère alors au changement volontaire et
coordonné du comportement des suiveurs et par leadership il entend le processus conduisant les individus à
exercer leurs activités de manière organisée. Le leader doit être capable de s’adapter aux contingences de
l’environnement organisationnel en définissant des buts communs, en allouant les ressources partagées, en
contrôlant et coordonnant les interdépendances fonctionnelles et en garantissant un dispositif incitatif approprié
pour les individus et les groupes. Le principal défi à relever pour le leader est celui de la manière de mener les
hommes dans un contexte de changement organisationnel. Pour Barnard, le leader, comme agent de la conduite
du changement, doit être énergique, alerte, vigilant et décisif « pour obtenir les bons comportements au bon
moment et pour empêcher toute action erronée » (Barnard, 1948 : 94). Dans cette perspective, il revient au
leader de dynamiser l’ensemble du processus de coopération et de s’assurer que les adaptations coopératives aux
conditions changeantes sont réalisées dans les temps. Il ne peut y parvenir, explique Barnard, qu’en usant de
persuasion pour convaincre et faire accepter le changement organisationnel visé. Une conduite efficace du
changement suppose que les suiveurs consentent librement aux adaptations coopératives et ainsi « investissent »
dans le projet de changement envisagé par le leader. Cette aptitude du leader suppose de pouvoir comprendre le
point de vue des suiveurs ainsi que la manière dont leurs intérêts pourraient être affectés par ce changement. Un
leader responsable doit s’efforcer de comprendre les dilemmes moraux auxquels se confrontent les suiveurs et
éviter les décisions capricieuses et autres comportements décevants. Pour être efficace, le leader devrait au
contraire faire preuve de retenue et s’abstenir d’attitudes arrogantes, particulièrement lorsqu’il diffuse ses projets
de changement et qu’il prend connaissance des feedbacks (Barnard, 1958). L’obtention du consentement passe

3/6
souvent par la sauvegarde de bonnes pratiques passées de manière à témoigner d’une fidélité aux valeurs
traditionnelles de l’organisation.
Barnard a très tôt admis que l’effectivité du leadership requerrait des programmes de développement car le
développement des compétences cognitives du leader doit s’allier aux compétences sociales. Pour avoir côtoyé,
dans ses expériences de praticien, des leaders techniquement compétents mais insuffisamment préparés
socialement, Barnard savait combien le risque d’échec est grand si l’on se montre hésitant ou si l’on analyse
excessivement chaque situation. En vue de développer des compétences sociales, il suggérait que les candidats à
des postes de direction soient contraints à un roulement de postes et s’investissent dans un leadership bénévole
au sein de la communauté. Cette expérience de leadership bénévole est censée les aider, par l’expérience, à
acquérir la capacité à influencer par la persuasion morale sans recourir à l’autorité ou l’incitation financière.
Selon Barnard, le principal apport des programmes de développement du leadership est la sensibilisation à
l’importance des relations humaines car il faut accepter que, dans une organisation, les individus puissent agir de
manière non-raisonnée (Novicevic, Hench et Wren, 2002). Cet apprentissage aidera les futurs leaders à
comprendre les interdépendances entre les relations humaines et les processus organisationnels. Barnard, en
soulignant l’importance des relations humaines, défend l’idée suivant laquelle les individus d’une organisation
ne peuvent être gérés qu’à condition « d’obtenir leur point de vue, ce qui signifie de savoir quelles influences
gouvernent leurs comportements » (Barnard, 1948 : 115). La vision que Barnard se fait des relations humaines
est explicitée dans Organizations and Management et notamment le chapitre Some Principles and Basic
Considerations in Personnel Relations. En prenant appui sur les travaux de Mayo (1933), il y avance que « la
capacité, le développement et l’état d’esprit des employés en tant qu’individus doivent être le point focal de
toutes les politiques et pratiques relatives au personnel » (Barnard, 1948 : 5).

2.2. Encourager la volonté de coopérer


Barnard observe que les politiques de relations industrielles et de gestion du personnel sont rarement centrées
sur l’individu mais mettent plutôt l’accent sur les groupes au sein de l’organisation parce que « l’entreprise
moderne comme le mouvement social organisé présentent l’interdépendance, la coopération, l’embrigadement
comme les dimensions essentielles de la vie, comme les forces constructives de la civilisation » (Barnard, 1948 :
5). Barnard a lui-même souligné l’importance de la coopération entre le management et les employés tout en
précisant, comme nous l’avons vu, que « le lien le plus faible dans la chaine de l’effort coopératif est la volonté
de collaborer » (Barnard, 1948 : 10) et que ce sont les subordonnés qui légitiment l’autorité réelle dans
l’organisation en décidant de donner ou non leur consentement à l’autorité de leurs supérieurs. Ce consentement,
décision hautement individuelle, est du reste obtenu lorsque le subordonné a) comprennt la communication de
son supérieur à propos de ses décisions ; b) est disposé à s’accorder avec elles ; et c) pense qu’elles sont
cohérentes avec les buts de l’organisation. Ces pré-requis doivent nécessairement être atteints pour stimuler
l’envie des employés de coopérer. Par ailleurs, explique Barnard, la confiance et la volonté de coopérer
dépendent principalement de l’intégrité des discours et des actes de la direction. Une fois les employés
convaincus de l’intégrité de leurs supérieurs, ils se montrent d’ailleurs plus tolérant en cas d’erreurs de jugement.
Dans cet esprit, Barnard montre que les dirigeants doivent accepter que la volonté de coopérer des employés
dépend autant de motivations économiques, comme le salaire, que de motivations sociales, comme le statut ou la
réputation. Par conséquent, les relations d’emploi devraient être régies par des mécanismes encourageant les
contributions économiques et sociales. En d’autres termes, les hausses de salaires et les avantages sociaux ne
sont pas le seul moyen de garantir un ordre et une morale organisationnelle durable. Plus important pour les
employés semble être l’aversion aux pertes en lien avec l’équité interne des salaires et des statuts dans
l’organisation. Pour Barnard, l’aversion aux pertes est présente chez les employés et les managers car dans une
situation de pertes financières, tous en assument les conséquences. Elle serait alors particulièrement forte dans
les environnements syndiqués où la négociation collective est prégnante. Barnard entretient une vision négative
de la négociation car, estime-t-il, elle focalise sur les tactiques de négociation. La coopération collective se
présente, pour lui, comme une alternative à même d’éliminer les pressions excessives et les coûts liés à la
négociation.

2.3. Le manager devant une exigence forte de morale et d’intégrité

En explicitant son approche systémique des organisations, Barnard escomptait renouveler la crédibilité du
management dans les grandes entreprises, dans le contexte de crise de confiance suivant la dépression
économique. A l’évidence, Barnard ne croyait pas en une régulation conséquente par les politiques publiques
mais s’en remettait volontiers aux managers pour diriger les entreprises dans le sens de l’intérêt commun. Il
proposait d’ailleurs que l’efficacité du management soit mesurée par le degré d’atteinte de cet intérêt commun.
La définition du processus décisionnel est ici essentielle puisqu’il permet d’équilibrer les besoins individuels et
les exigences de l’organisation par une allocation appropriée des tâches et des responsabilités. Pour Barnard, la

4/6
plupart des décisions managériales ont nécessairement une portée morale car la moralité dans la conduite d’une
organisation prédit en grande partie la longévité de ladite organisation. Dans les organisations avec une culture
morale forte, les individus seraient incités à se focaliser sur le long-terme. Et pour instiller ce type de culture
organisationnelle, il faut avant tout accepter que « la création d’une morale organisationnelle est l’état d’esprit
qui permet de dépasser les intérêts et motivations autocentrés » des parties prenantes de l’organisation (Barnard,
1958 : 283). Le principal problème que pose la morale organisationnelle est le conflit que rencontre le dirigeant
devant différents codes moraux lorsqu’il agit comme individu, comme représentant des membres de
l’organisation ou comme manager de l’organisation qui a une personnalité légale. Ce conflit des codes moraux
place la direction de l’entreprise au niveau d’un nœud de responsabilités envers les différentes parties. Cette
question est particulièrement importante au regard de l’adaptation coopérative parce que celle-ci est souvent
dépendante des loyautés passées : le dirigeant doit alors dépasser les tensions entre les traditions et le
changement avant d’indiquer quelle adaptation coopérative permettra de mettre en œuvre le changement.
Finalement, seul un leader doté d’une capacité morale permettant un engagement personnel, organisationnel et
public peut garantir la durabilité des efforts coopératifs dans et hors de l’organisation le temps du changement
(Novicevic, Heames, Paolillo & Buckley 2009).
Lorsque les dirigeants se révèlent incapables de résoudre le dilemme moral et que le code individuel prend le
pas sur le code moral de l’organisation, il est fréquent qu’une crise survienne, mettant en danger les efforts
coopératifs. La défaillance morale contribue, en effet, à la détérioration de la conduite de l’organisation car le
dirigeant a tendance à éviter à n’importe quel prix l’engagement de sa responsabilité. Il devient indifférent et
résigné en même temps qu’il perd contact avec la réalité organisationnelle, le seul moyen pour lui de durer étant
de reporter ses erreurs sur les autres tout en en agissant localement avec arrogance et méfiance.

Conclusion

Le succés de Chester Barnard tient largement à son exceptionnelle capacité d’abstraction articulée à une
préocupation pour la traduction dans une connaissance pratique. C’est cette double habileté qui lui valut une
reconnaissance certaine par les praticiens du management et par le monde académique. Le travail de théorisation
qu’il laisse derrière lui est finalement consacré au leadership et au management qu’il présente comme des leviers
à la disposition des gestionnaires pour garantir les efforts coopératifs des membres de l’organisation. Pout lui,
l’adaptation de l’organisation, comme système social complexe en équilibre, dépend en premier lieu du
fonctionnement efficace et efficient du facteur humain qui ne peut être atteint que par un encadrement équilibré.
L’effort qu’il déploit pour penser l’ensemble des contingences organisationnelles l’amène à faire reposer cet
encadrement sur l’organisation formelle (la structure) et sur l’organisation informelle (culture). Ainsi, faut-il
abandonner l’ambition d’isoler des bonnes pratiques de management à généraliser pour se concentrer sur la
nature de l’intération nouée entre les employeurs et leurs employés. L’exposé de la pensée barnardienne nous
rappelle que le management n’est pas une ingénierie que l’on peut froidement déployer mais qu’il s’agit d’une
relation humaine et qu’elle exige à ce titre une certaine morale de la part du manager.

Bibliographie

Œuvres de C.I. Barnard


BARNARD C. (1938), The Functions of the Executive, Cambridge, MA: Harvard University Press.
BARNARD C. (1948), Organization and Management, Cambridge, MA: Harvard University Press.
BARNARD C. (1958), “Elementary Conditions of Business Morals”, California Management Review, 1(1), pp.1-
13.

Autres références
ANDREW K.R. (1968), “Introduction to the 30th anniversary edition” in C.I. Barnard, The Functions of the
Executive, Cambridge, MA: Harvard University Press.
GABOR A. ET MAHONEY J.T. (2010), “Chester Barnard and the Systems Approach to Nurturing Organizations”,
Working Paper.
MALCOLM S.B. ET HARTLEY N.T. (2010), “Chester Barnard’s moral persuasion, authenticity, and trust:
foundations for leadership”, Journal of Management History, 16(4), pp.454-467.
MAYO E. (1933), The Human Problems of an Industrial Civilisation, New York: The Macmillan Co.
MEIER O. (2009), « Chester I. Barnard. L’organisation formelle ou l’art de la coopération » in S. Charreire-Petit
et I. Huault, Les grands auteurs en management, Editions EMS (2nde édition).
NOVICEVIC M., BYNUM L., HAYEK M. ET FANG T. (2011), “Integrating Barnard's and contemporary views of
industrial relations and HRM”, Journal of Management History, 17(1), pp.126-138.

5/6
NOVICEVIC M., DAVIS W., DORN F., BUCKLEY M., ET BROWN, J. (2005), “Barnard on Conflicting
Responsibilities of Executives: Implications for Transformational and Authentic Leadership”, Management
Decision, 43(10), pp.1396-1409.
NOVICEVIC M., HENCH T. ET WREN D. (2002), “Playing by Ear... in an Incessant Din of Reason: Chester Barnard
and the History of Intuition in Mangement Thought”, Management Decision, 40(10), pp.992-1002.
NOVICEVIC M., HEAMES J.T., PAOLILLO J.A.G. ET BUCKLEY M. R. (2009), “Executive development: Lessons
learned from Barnard”, Leadership Quarterly, 20(2), pp.155-161.
PARETO V. (1968), Traité de sociologie générale, Librairie Droz.
SCOTT W.G. (1982), “Barnard on the Nature of Elitist Responsibility”, Public Administration Review, 42(3),
pp.197-201.
SIMON H.A. (1947), Administrative Behavior, New-York: The Macmillan Co.
SIMON H.A. (1951), “A Formal Theory of the Employment Relationship”, Econometrica 19(3), pp.293-305.
WILLIAMSON O. (ed), (1990), Organization theory: from Chester Barnard to the present and beyond, Oxford
University Press.
WILLIAMSON O. (2005). Transaction cost economics and business administration, Scandinavian Journal of
Management, 21(1), pp.19-40.
WOLF W.B (1973), Conversations with Chester I. Barnard, ILR Paperback n°12.

6/6
View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi