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Médecine et maladies infectieuses 33 (2003) 143–149

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Article original

La lutte contre la diffusion des bacteries multirésistantes aux antibiotiques


dans un établissement de taille moyenne : un combat difficile
Preventing the diffusion of multidrug resistant organisms in
a middle-size institution: a difficult task
T. Levent a,*, J. Alibert a, E. Desantis b, P. Paradis b
a
Équipe opérationnelle d’hygiène, centre hospitalier de Sambre-Avesnois, boulevard Pasteur, 59600 Maubeuge, France
b
Département de santé publique, centre hospitalier de Sambre-Avesnois, boulevard Pasteur, 59600 Maubeuge, France
Reçu le 6 juin 2002 ; accepté le 27 août 2002

Résumé

Objectif – Nous avons voulu comprendre les difficultés rencontrées par les équipes soignantes dans la mise en oeuvre des recommandations
relatives à la prise en charge des patients porteurs de bactéries multirésistantes aux antibiotiques (BMR).
Méthode – Des audits sur l’hygiène des mains et la prise en charge des patients porteurs de BMR ont été réalisés en 2001, complétés par
une démarche anthropologique menée par une ethnologue. Des entretiens, ouverts individuels et de groupe, ont été réalisés auprès des
médecins, des infirmières et des aide-soignantes.
Résultats – L’audit du lavage des mains a mis en évidence une bonne connaissance théorique des recommandations et un taux
d’équipement des points d’eau satisfaisant (76 %). L’observance était de 86 %, mais la qualité des pratiques de 62 %. Le protocole
« isolement » semblait non adapté à la pratique courante (respect des précautions après contact avec un malade en isolement = 24 %). Les
autres problèmes identifiés étaient : matériel et architecture non adaptés, difficultés de communication (patients–familles–soignants), climat
relationnel avec divergences relatives au bien fondé des mesures et à la manière de les appliquer. Le versant psychologique était surtout
souligné côté soignant (contrainte lié à la diffusion des protocoles, insécurité relative aux sanctions possibles, aux recours en justice des
patients, à l’obsession de la prise de risque minimale). La conception médico-psychosociale du soin a été très peu évoquée.
Conclusion – Des efforts importants doivent être poursuivis pour proposer une politique pertinente et applicable de lutte contre la diffusion
des BMR.
© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Objective – The authors wanted to assess the problems healthcare teams meet when applying recommendations for the management of
patients carrying multidrug resistant organisms (MROs).
Method – In 2001, audits were made on hand hygiene and the management of MROs carriers along with an anthropological approach made
by an ethnologist. Open individual and group interviews were made with physicians, nurses, and nursing aids.
Results – The hand washing audit showed a good theoretical acknowledgement of recommendations and a satisfactory number of
handwashing facilities (76%). Compliance reached 86%, higher than the quality of this practice (62%). The “isolation” protocol proved
inappropriate for standard practice, 24% complied with the precautions after contact with an isolated patient. Other problems mentioned were:
material and architectural aspects, difficulty to communicate (patients-families-nursing personnel), relationship within the healthcare team,
due to divergence on these measures’ validity and mode of application. The importance of the psychological aspect was particularly stressed
by the nursing personnel (constraints due to protocol diffusion, fear of potential penalties and law suits by former patients, and the obsession
to take minimal risks). The medico-psychosocial conception of patient management was hardly mentioned.

* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : t_levent@ch-sa.com (T. Levent).

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.


DOI: 1 0 . 1 0 1 6 / S 0 3 9 9 - 0 7 7 X ( 0 3 ) 0 0 0 0 4 - 0
144 T. Levent et al. / Médecine et maladies infectieuses 33 (2003) 143–149

Conclusion – Significant efforts must be made to offer a relevant and applicable policy for the prevention of MRO diffusion.
© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés : Bactéries multirésistantes ; Hygiène

Keywords: Multiresistant bacteria; Hygiene

1. Introduction permet de régler des problèmes liés à l’hygiène comme


l’équipement des points d’eau ou la dotation en matériel
La maîtrise de la diffusion des bactéries multirésistantes individualisé de toutes les unités de soins (stéthoscopes pa-
aux antibiotiques (BMR) passe par la mise en œuvre d’un tient unique, brassards à tension immergeables, unités mobi-
certain nombre de recommandations [1–4]. La situation de les de protection, etc.).
notre pays, face à ce problème, est bien connue et a fait L’EOH dispose tous les jours du double des résultats
l’objet de nombreuses études émanant en particulier des bactériologiques. Ces informations, utilisées pour alimenter
réseaux de surveillance. le système de surveillance continue des BMR, nous permet-
On ne connaît pas actuellement la stratégie qui présente le tent de repérer les patients porteurs et de prévenir l’unité de
meilleur rapport coût–efficacité. La question actuelle est soins.
d’évaluer l’acceptabilité, l’impact et donc la pertinence des
stratégies proposées et mises en place dans les hôpitaux par 2.2. Les constats
rapport aux référentiels existants.
À la lumière de notre expérience et des constats préoccu- Nous avons intégré le réseau du CCLIN Paris Nord coor-
pants issus des données de la surveillance microbiologique, donnant la surveillance des BMR [5] et constaté, entre 1996
nous avons voulu comprendre et analyser les difficultés ren- et 2001, au CHSA une augmentation significative du taux
contrées par les équipes soignantes dans la mise en oeuvre d’incidence des patients porteurs de Staphylocoque doré
des recommandations relatives à la prise en charge des pa- résistant à la méthicilline (SARM) (Fig. 1).
tients porteurs de BMR. La situation est préoccupante pour les patients porteurs
d’entérobactéries productrices de bêtalactamases à spectre
étendu (EBLSE) (Fig. 2). Il s’agit d’une problématique ré-
2. Matériels et méthodes
gionale, puisque tous les établissements de la région Nord-
Pas-de-Calais inclus dans la surveillance, ont des taux d’inci-
2.1. L’organisation du centre hospitalier
dence 10 fois supérieurs aux établissements des autres
de Sambre-Avesnois (CHSA)
régions (Île-de-France, Picardie, Haute-Normandie) pour
L’équipe opérationnelle d’hygiène inter-établissements l’année 2001 [5]. La moitié des souches de Sarm est acquise
(EOH) du CHSA (277 lits MCO, 106 en psychiatrie, 120 en dans notre établissement en 2001, les deux tiers pour les
maison de retraite, 144 700 journées d’hospitalisation en EBLSE.
2001) a développé une stratégie de lutte contre la diffusion Au total, la tendance générale ne montre pas d’impact
des BMR. Un protocole de prise en charge des patients évident de la politique que nous avons mise en oeuvre sur le
porteurs de BMR a été élaboré en 1997, par un groupe de taux des patients porteurs de Sarm et/ou d’EBLSE.
travail multidisciplinaire, reposant sur l’isolement technique
et géographique des patients colonisés ou infectés (Ta- 2.3. Les audits des pratiques
bleau 1).
La création d’une cellule « choix-approvisionnement » se Devant ce constat, l’EOH, en collaboration avec les cor-
réunissant une fois par mois sous l’égide de l’EOH implique respondantes en hygiène des unités de soins, a réalisé des
différents interlocuteurs (pharmacie, services économiques, audits sur l’hygiène des mains et les procédures d’isolement
médecine du travail, direction des soins infirmiers, etc.). Elle septique. Ils comprenaient une évaluation des connaissances,
des pratiques et du matériel à disposition. La méthodologie
Tableau 1 suivie est résumée dans les Tableaux 2 et 3.
Espèces et phénotypes de résistance nécessitant la mise en œuvre de précau-
tions spécifiques
Species and phenotypes of resistance requiring the implementation of spe- 3. L’approche ethnologique
cific precautions
Staphylocoque doré résistant à la méthiciline ( SARM) Nous avons saisi l’opportunité de travailler en collabora-
Entérobactéries productrices de bêtalactamases à spectre étendu (EBLSE) tion avec une ethnologue vacataire dans le département de
Acinetobacter baumannii quel que soit le phénotype de résistance santé publique de notre établissement, pour faire le point sur
Pseudomonas aeruginosa ceftazidime-R et/ou imipénème-R la vision et le vécu de l’isolement par les équipes soignantes
Entérocoques résistants à la vancomycine (ERV)
(médicales et paramédicales) mais également à partir des
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Fig. 1. Évolution comparative des taux d’incidence des patients porteurs de Sarm pour 1000 journées d’hospitalisation depuis 1996.
Fig. 1. Comparative evolution of the incidence rate of patients carrying MRSA for 1,000 hospitalization days since 1996.

soignés. Il nous a semblé que cet angle d’analyse pouvait précautions à prendre en cas d’isolement et ont évoqué les
nous aider dans la compréhension des résistances et des difficultés rencontrées et les propositions faites pour y remé-
difficultés rencontrées dans application des recommanda- dier.
tions. L’infirmière hygiéniste a présenté l’ethnologue et son
La démarche proposée était anthropologique, sous forme projet aux différentes équipes. Celle-ci a dès lors été identi-
d’entretiens libres individuels ou en groupe et tournait autour fiée comme réalisant un travail pour l’EOH. Les réunions
de trois questions : pourquoi ne pas mieux respecter les avec les paramédicaux ont été planifiées. En revanche, les
recommandations, quels sont les freins, comprendre le res- rencontres avec les médecins ont été informelles.
senti patients–visiteurs ? Le projet a été présenté lors d’une
réunion mensuelle des cadres de santé. Les règles du jeu sont
alors précisées : confidentialité des entretiens, possibilité de 4. Les résultats
modifier les compte rendus s’ils ne semblent pas fidèles à
4.1. Résultats des audits
l’esprit des personnes interrogées, personnels ciblés (méde-
cins, infirmières, aides-soignantes). L’analyse et la synthèse La situation relative au LDM apparaît correcte (Tableau
globale sont resté de la compétence de l’ethnologue. Il 4). Le taux d’équipement des points d’eau est élevé. L’audit
s’agissait d’entretiens libres pendant lesquels le ou les per- des pratiques semble flatteur. Il faut évoquer l’effet
sonne(s) se sont exprimés sur les notions d’hygiène et les observant-observé inhérent à ce type d’enquête illustrant une

Fig. 2. Évolution comparative des taux d’incidence des patients porteurs d’EBLSE pour 1000 journées d’hospitalisation depuis 1996.
Fig. 2. Comparative evolution of the incidence rate of patients carrying ESBLE for 1,000 hospitalization days since 1996.
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Tableau 2 Tableau 4
Audit des connaissances. La méthodologie L’hygiène des mains. Les résultats de l’audit des pratiques
Audit on knowledge. Methodology Hand hygiene, results of the audit on practices
Type de Questionnaires anonymes adressés à l’ensemble des Connaissance, • Connaissance de l’existence du protocole : 87 %
questionnaires catégories professionnelles accessibilité 188 • Lecture dans 75 % des cas
Accessibilité et lecture des protocoles questionnaires • Le contenu clair (70 %) et adapté (72 %)
Thèmes évalués Information et/ou formation reçue analysés. • 80 % des interrogés connaissait les produits à utiliser
communs aux deux Clarté des informations contenues Le matériel à 76,5 % ( n = 260) des points d’eau sont correctement
protocoles Contenu adapté à la pratique quotidienne et facilité disposition équipés*
de mise en oeuvre • Catégories évaluées : Médecins (11,3 %), IDE
• Les produits à utiliser en fonction du type de L’audit des (34 %), AS-ASH (34 %), autres (25 %)
lavage des mains à réaliser pratiques 160 • Observance 86 %, technique correcte 62 %
Thèmes spécifiques • La séquence théorique à suivre et les temps de observations • Lavage simple des mains (83 %), SHA (8,6 %),
évalués pour le friction recommandés lavage antiseptique (8 %)
lavage des mains • La place des solutions hydro-alcooliques dans la * Présence d’un distributeur de savon équipé ou d’un distributeur de
(LDM) pratique quotidienne (intérêt, conditionnements savon à pompe et présence d’essuie-mains à usage unique ou d’un distribu-
utilisés, modalités d’utilisation, le ressenti par teur de papier garni et présence d’une poubelle à commande non manuelle.
rapport à leur efficacité)
• Identifier les mesures techniques à mettre en
œuvre (LDM, habillage) avant tout contact avec un 4.2. Approche ethnologique de la problématique
Thèmes spécifiques
patient en isolement septique
évalués pour le
• Le type de LDM à réaliser après un contact direct Sept entretiens formels de groupe (cadres de santé, infir-
protocole Isolement
avec un malade isolé
septique (IS) mières et AS-ASH) ont été réalisés pour 7 rencontres infor-
• La primauté de l’isolement technique sur
l’isolement géographique
melles individuelles avec des médecins.
Les aides-soignantes insistent beaucoup sur l’aspect ma-
situation qui n’est pas en rapport avec la réalité. Malgré une tériel de leur pratique. L’inadéquation entre les recomman-
observance élevée, l’analyse montre que le respect des bon- dations et la réalité du terrain les mette en difficulté (les
nes pratiques n’est que de 62 %. La faible utilisation des SHA surblouses à usage unique réutilisées plusieurs fois, les car-
confirme les résultats du ressenti des équipes (la moitié des tons jetables de déchets et ou le chariot de linge sale ne
soignants n’a pas intégré l’utilisation des SHA dans sa prati- disposant pas de couvercle, le mobilier comportant des tissus
que quotidienne par manque de conviction quant à leur effi- difficiles à nettoyer, etc.). Elles ont dès lors l’impression que
cacité). ces procédures sont contre-productives et pourraient être
Les procédures d’isolement semblent difficilement appli- finalement « des diffuseurs de microbes ». Les locaux, bien
cables et inadaptées dans la pratique quotidienne (Tableau 5). entendu, sont l’objet de vives réactions comme l’absence de
S. aureus représente le tiers des espèces justifiant un isole- chambres d’isolement excentrées par rapport à l’unité ou
ment. Soixante-dix pour cent des contacts évalués concer- encore les cabinets de toilette transformés en capharnaüm :
nent un contact direct avec le patient. Bien que le matériel « les malades vivent dans leurs microbes, ils ne peuvent plus
soit disponible dans les deux tiers des cas, le respect des prendre de douche » du fait du stockage du matériel néces-
recommandations de base n’est que faiblement respecté. Peu saire à l’isolement. En outre les recommandations relatives à
d’interruptions de soins sont notées et la signalisation du l’isolement ne sont pas claires « le médecin hygiéniste de-
portage est satisfaisante. vrait faire une ordonnance avec ce qu’il faut faire ».
Tableau 3
Audit des pratiques. La méthodologie
Audit on practices. Methodology
Lavage des mains Isolement septique
Type d’enquête Audit des pratiques par séquences d’une à 2 h
Les enquêteurs L’EOH, les références en hygiène des unités de soins, des étudiants en soins infirmiers
Le personnel évalué Toutes les catégories professionnelles
Thèmes évalués • Type de contact évalué (dans un listing pré-établi) • Le(s) germes et le(s) sites en cause
• Conditions avant lavage des mains (bijoux, ongles courts, • Chambre à 1 ou 2 lits
avant-bras dégagés)
• La technique (temps de friction, produit utilisé ...) • Dépistage à l’entrée et pendant le séjour
• La signalisation
• Contamination des mains après lavage • Le type de contact évalué (direct, environnement proche ou les
déchets)
• L’habillage
• La réalisation d’une hygiène des mains avant et après contact avec
le patient et/ou son environnement proche
• L’interruption de soins
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Tableau 5 crire les traitements et les mesures à prendre. Comme pour


L’isolement. Les résultats de l’audit des pratiques les catégories précédentes, la communication est au cœur de
Isolation. Results ot the audit on practices
la problématique : « à qui la faute, il y a trop de partenaires
Connaissance, accessibilité • Connaissance de l’existence du c’est ingérable, les isolements fleurissent on ne sait pas
protocole : 75 %
pourquoi, l’agressivité des familles correspond à un stress
83 questionnaires analysés. • Lecture : 46 %
• Protocole inadapté en pratique courante
non géré ». Ils sont d’accord pour admettre que ces mesures
dans 47 % des cas s’inscrivent dans une démarche de santé publique, mais
Le matériel à disposition* Disponible dans 76 % des observations qu’elles conduisent à des excès parasitant et surchargeant le
Respect des précautions de • Catégories évaluées : médecins 12 %, travail quotidien.
base** tous services IDE 30 %, 60 % autres ( AS-ASH, Globalement, l’impression la plus déroutante est celle de
confondus (réanimation – kinésithérapeutes, brancardiers...) ne jamais rencontrer deux fois le même type de propos. La
MCO) 41 observations • Respect des précautions de base dans
réalité est contrastée. Dans quelques unités, les mesures
24 % des cas (aucun médecins, 40 % pour
les IDE et les AS-ASH) d’isolement font partie intégrante du projet de soins (néona-
• Lavage des mains réalisé une fois sur tologie, réanimation, pneumologie) et prennent un sens à la
deux après contact avec un patient en fois pour le personnel, mais également pour les patients et les
isolement visiteurs. Elles sont vécues comme un atout symbolique pour
La signalisation*** Correcte dans 70 % des cas permettre une sécurité maximale (surtout en néonatologie).
* habillage et lavage des mains, matériel médical individualisé. Dans les autres unités, l’isolement est vécu comme une
** lavage simple des mains avant le contact - habillage correct « gants, contrainte forte par les soignants (alourdissement de la
sur blouse et masque si risque de projection », lavage antiseptique des mains
ou friction à l’aide d’une solution hydroalcoolique à la fin du soin.
charge de travail, allongement des durées de séjour, difficulté
*** logo sur le dossier de soins et sur la porte de la chambre au transfert des malades, aucune affectation de moyens hu-
mains supplémentaires, familles et patients moins dociles,
L’aspect architectural est également fortement évoqué par etc.). Du côté des patients, il prend l’allure d’un mauvais
les infirmières : le manque de cabinets de toilette dans certai- rêve, d’une discrimination, quelque fois d’une humiliation
nes unités ou l’aspect « dépotoir » de certains d’entres eux au avec un côté angoissant et étouffant. La communication
cours du séjour constitue un thème récurent. La communica- soignants–soignés est en outre très difficile. Les malades
tion avec les familles et le malade représente par ailleurs une attendent une explication, un diagnostic pas toujours évident
préoccupation majeure. Les infirmières analysent très bien le à formuler. Ils ne sont pas à même d’exprimer leurs difficul-
sentiment d’incompréhension des malades et de leur famille tés à l’équipe soignante et d’évacuer ainsi leur angoisse.
« abandon, discrimination » à l’occasion de la mise en place Quant au bien-être psychologique du patient, censé contri-
d’un isolement. La réponse aux demandes d’explication est buer à sa guérison, on ne sait plus ou le confiner. Comment
difficile et les oblige souvent à solliciter l’intervention du concilier les visites des familles, les petits cadeaux alimen-
médecin. Les consignes relatives aux précautions à prendre taires et fleuris, les jeunes enfants, avec un protocole qui
ne sont pas assez claires ; elles soulignent l’absence de prévoit l’habillage, les gants parfois les masques ?
formation des nouveaux personnels et le manque de supports De façon synthétique, l’aspect matériel et pratique est
d’information pédagogiques susceptibles de les aider dans donc évoqué longuement et précisément durant ces entre-
leurs explications aux familles. tiens. Le versant psychologique est surtout souligné côté
Les cadres de santé insistent également énormément sur la soignant (climat de contrainte lié à la diffusion des protoco-
communication et partent du constat que les relations socia- les, d’insécurité relatif aux sanctions possibles, aux recours
les se limitent au strict minimum « on dit bonjour sans les en justice des patients, à l’obsession de la prise de risque
toucher », « on a majoré l’isolement social pour certain minimale). La conception médico-psychosociale du soin est
d’entres eux », « on regroupe les soins, ces malades sont très peu évoquée, comme si elle avait été oubliée.
servis en dernier ». Finalement, l’isolement crée un climat de Il a été très difficile pour l’ethnologue de rencontrer des
suspicion et rend parfois les échanges familles–soignants– familles et des patients par manque de temps mais aussi face
direction difficiles. Ici aussi, le manque d’information ou de à une réticence des équipes soignantes.
formation en hygiène du personnel est évoquée. Enfin, les
cadres ressentent pleinement la difficulté de leur positionne- 5. Discussion
ment hiérarchique « les médecins n’aiment pas que l’on se Le problème est donc complexe. Pour ce qui nous
mêle de leur prescription » et l’aspect management des équi- concerne, il faut repenser l’organisation de la prise en charge
pes « s’autoriser au sein des équipes à parler de ce qui ne des patients porteurs de BMR et apporter des actions correc-
marche pas : tu ne devrais pas faire ça ou ça ». tives.
Les médecins, quant à eux, pensent qu’il faudrait une Comme plusieurs équipes l’ont déjà montré [6,7], malgré
démarche scientifique claire : « quel est l’état infectieux du un effort important réalisé sur les ressources disponibles, des
patient à l’entrée, pourquoi suspecter telle infection ou tel erreurs techniques et le non respect des règles réduisent
portage et comment le rechercher ? » Finalement, c’est le considérablement l’efficacité des recommandations. Nos
médecin qui reste responsable du soin et c’est à lui de pres- audits ont été réalisés avant l’introduction des SHA, dont
148 T. Levent et al. / Médecine et maladies infectieuses 33 (2003) 143–149

l’intérêt est largement démontré [8–9]. Une campagne d’in- étant censé fonctionner de manière standardisée. Évoquer ces
formation « agressive » est actuellement en cours, doublée dysfonctionnements, c’est se mettre en faute et s’exposer à
d’une dotation en flacons individuels pour l’ensemble du une mise en cause. D’où un manque de cohérence, tout à fait
personnel et de pompes doseuses pour les chariots de soins. dommageable au dispositif, qui devient très peu efficace et
Les BMR ciblées par le protocole sont nombreuses (Ta- prend même parfois l’allure d’une mauvaise farce « la
bleau 1). La pertinence de la mise en place de précautions blouse, le masque et tout le cirque ».
spécifiques systématiques pour A. baumannii et P. aerugi-
Les difficultés rencontrées renvoient à une forme de crise
nosa, en dehors de phénomènes épidémiques, reste à démon-
de l’autorité dans l’hôpital, des soignants entre eux, de l’ins-
trer. En outre, la prévalence des patients porteurs de P. aeru-
titution envers ses patients et leurs familles. L’autorité est la
ginosa, élevée dans la région [10], génère un nombre
capacité d’une personne ou d’une organisation détentrice de
d’isolement septique très important. Nous avons donc décidé
pouvoir, d’entraîner l’adhésion de ses subordonnés. Dans le
de cibler nos efforts uniquement sur les Sarm et EBLSE, des
cadre de l’hôpital, c’est en premier lieu le problème de
expériences semblant donner raison à cette tendance [11].
l’autorité médicale qui est posé, sans remise en cause de ses
L’amélioration de la lisibilité des recommandations doit compétences. Si l’on se concentre sur la structuration hospi-
passer par une révision du protocole de prise en charge des talière et le tandem médecin–cadre de santé, ces derniers
patients porteurs de BMR, en intégrant plus de médecins possèdent une organisation et une formation qui les aide à
dans le groupe de travail, en redéfinissant clairement le rôle exercer leur autorité. Les médecins, eux, ne se sont pas
de chacun ainsi qu’un algorithme décisionnel (exiger entre donnés les moyens d’adapter la leur à l’évolution du fonc-
autre une prescription médicale). Il faudra insister sur les tionnement de l’hôpital, qui accorde davantage de pouvoir
précautions standard, clé de voûte de la lutte contre la trans- d’expression au personnel et aux patients. Dans la mise en
mission croisée soignants–soignés–environnement, dont le œuvre des mesures préconisées par l’EOH, ces relations
non respect explique les diffusions clonales constatées par de professionnelles, habitées de considérations identitaires, pa-
nombreux auteurs [12–16]. Certaines procédures techniques rasitent la bonne mise en œuvre des programmes, provoquant
chronophages (gestion de la vaisselle, double emballage des des échecs lourds de conséquences.
déchets de soins par exemple) doivent être validées. Les
procédures de dépistage représentent certainement une acti- Au total, l’application des recommandations est parasitée
vité fondamentale dans la prise en charge des patients por- par un climat relationnel encombré de divergences relatives
teurs de BMR, compte tenu de la circulation intense des au bien fondé des mesures et à la manière de les appliquer.
bactéries et des patients entre les unités et les établissements Crise de l’autorité chez les médecins, mobilisation et lassi-
de soins. Le problème des réadmissions de ces patients por- tude chez les soignants, perplexité des équipes, inquiétudes
teurs (connus ou inconnus) est une difficulté majeure dans la des patients, sont autant d’éléments pouvant nous faire pen-
gestion des prises en charge. Toute la difficulté consiste à ser que le dispositif n’a pas pris en compte l’organisation
préconiser des mesures de dépistage pertinentes mais appli- humaine telle qu’elle se présente aujourd’hui.
cables, tant sur le financier, que matériel et humain (sur- Nous devons également réfléchir sur la pertinence et l’im-
charge de travail pour le laboratoire à moyen constant). pact de notre travail d’hygiénistes.
L’évaluation des pratiques représente certainement un an-
gle d’attaque que nous continuerons à utiliser, ainsi que la Nous n’avons sûrement pas été assez convaincants et
sensibilisation des équipes au travers des rétro-informations clairs dans les messages à faire passer au sujet de l’isolement
issues des systèmes de surveillances instaurés dans l’établis- septique. Notre présence sur le terrain est insuffisante (l’EOH
sement. constituée d’un praticien et d’une infirmière hygiéniste gère
Un élément fort qui ressort des entretiens menés par l’eth- 6 établissements de soins soit 1800 lits). Les messages pas-
nologue est la notion d’autorité : qui décide, qui fait quoi, sent souvent moins bien dans un établissement de 500 lits
pourquoi ? Les consignes et injonctions émanant des diffé- que dans une structure de 90 lits. Notre pratique vérifie
rents supérieurs hiérarchiques ne sont pas toujours compati- quotidiennement que l’effet structure peut jouer un rôle ma-
bles : consignes de maîtrise des dépenses, d’accueil rapide jeur dans l’adhésion des équipes aux recommandations éma-
(contrecarré par le long protocole de nettoyage des cham- nant de l’EOH et du Clin.
bres), consignes d’effectuer le travail rapidement (se heurtant D’autres axes doivent être explorés pour trouver de nou-
au temps passé à se laver les mains, à s’habiller et à se veaux leviers d’action. Il nous semble que les consomma-
déshabiller lors de chaque soin). Le protocole, rédigé de teurs, (ou les associations les représentants), pourraient être
façon uniforme pour tous les services, est mis en œuvre de intégrés de façon beaucoup plus volontariste dans des démar-
façon différente, les équipes l’adaptant à la réalité du terrain ches participatives (dont l’organisation reste à définir) au sein
(locaux, nombre de lits, disponibilité du matériel). des établissements de soins. Cela permettrait de confronter
Lorsque les agents décrivent la manière dont ils prennent directement les attentes et difficultés de chacun. Nous abor-
les décisions, ils mettent en évidence un exercice de naviga- dons là le champ des actions de promotion et d’éducation
tion entre des choix et des contraintes contradictoires. Ces pour la santé qui ne fait pas toujours partie intégrante de notre
choix ne font pas l’objet de débats, car le sujet est tabou, tout culture de soignant.
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6. Conclusion [6] Pienoir E, Muggeo E, Chavanet P, et al. Qualité de la prise en charge


des infections à bactéries multirésistantes au CHU de. Dijon. Med Mal
Finalement, les seules mesures dont l’efficacité a été prou- Infect 2000;30:87–93.
vée sont : l’hygiène des mains (les SHA devraient nous [7] Minary P, Denizot S, Lambart C, et al. Prise en compte des recom-
apporter une aide considérable) et le cohorting des soignants mandations relatives à l’isolement septique en cas de BMR en
autour des patients infectés. Il s’agit avant tout de mesures Franche-Comté en 2000. Hygiènes- 2002;Volume X-(N° 1).
organisationnelles, nécessitant un ratio soignant/soigné cor- [8] Pittet D, Hugonnet S, Harbart S, et al. Effectiveness of a hospital-wide
rect. La région Nord-Pas-de-Calais, malgré des efforts de programme to improve compliance with hand hygiene. Lancet 2000;
35(9238):1307–12.
rattrapage considérables, reste peu attractive et largement
[9] Girard R, Amazian K, Fabry J. Allez-y : ça marche !, L’introduction
sous dotée en personnel médicaux et paramédicaux (dont le organisée du traitement hygiénique des mains par friction permet
personnel spécifiquement dédié à l’hygiène : 1ETP hygié- d’améliorer l’observance et la tolérance. Hygiènes 1999;4:22–4.
niste 4000 lits et 1ETP IDEH 600 lits [17,18]). La nouvelle [10] Cattoen C, Levent T, Grand Bastien B, et al. Observatoire régional P
organisation du temps de travail ne facilitera pas les choses. Aeruginosa du Nord-Pas-de-Calais : Données épidémiologiques et
La prise en compte en France de la sécurité sanitaire microbiologiques. Médecine et maladies infectieuses mars 1999;Vol
impose une véritable « révolution culturelle » chez les pro- 29(3).
fessionnels de santé [19]. À l’instar de l’affaire du sang [11] Collège de bactériologie-Virologie-Hygiène du Centre Hospitalier
contaminé ou de la maladie de creutzfeldt-jakob, le problème Universitaire de Paris. Surveillance des staphylocoques dorés et kleb-
sielles multirésistants à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris
de la diffusion des BMR fait partie des risques émergents qui (1993-1996). Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire 1998;10:
auraient pu être mieux gérés. Le comparatif avec certains 41–3.
pays européens, engagés dans cette démarche depuis de [12] Lucet JC, Chevret S, Decre D, Vanjak D, Macrez A, Bedos JP, et al.
nombreuses années, n’est pas à notre avantage. La diminu- Outbreak of multiply-resistant Enterobacteriacae in an intensive care
tion de l’acceptabilité du risque, la meilleure compréhension unit: epidemiology and risks factors for acquisition. Clin Infect Dis
des enjeux par les usagers de soins, conduisent a une remise 1996;22:430–6.
en cause des systèmes de soins et au regroupement des [13] Bosi C, Davin-Regli A, Bornet C, Mallea M, Pages JM, Bollet C. Most
Enterobacter aerogenes strains in France belong to a prevalent clone.
« consommateurs » et des patients [20]. L’évaluation de nos
J Clin Microbiol 1999;37:2165–9.
pratiques et le respect des recommandations constituent do-
[14] Leroy O, Beaucaire G. Lutte contre la diffusion des infections à
rénavant notre pain quotidien. Un effort important reste à entérobactéries productrices de béta lactamases à spectre étendu. Med
faire dans le domaine de l’antibiothérapie [21] et dans l’im- Mal Infect 1996:607–90.
plication effective des équipes dans la prévention des risques. [15] Tronnel H, Huc B, Bertrand X, Thouverez M, Marchal A, Talon D.
Encore faut-il que les moyens humains et financiers néces- Aspect épidémiologiques de Staphylococcus aureus résistant à la
saires soient disponibles, mais aussi que les volontés indivi- méticilline dans un centre hospitalier de taille moyenne. Med Mal
duelles et politiques structurent, sans ambiguïté, une straté- Infect 2002;32:212–22.
gie volontariste de prise en charge globale de cette [16] Claudron A, Meunier O, Arpin C, Quentin C, Christmann D, Kof-
fel JC, Jehl F. Les bactéries productrices de bêtalactamases à spectre
problématique.
étendu : étude au centre hospitalo-universitaire de Strasbourg. Med
Mal Infect 2002;32:228–40.
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Lettre de l’Infectiologue 1997 mai;Tome XII(n° 5):236–8. [21] Comment améliorer la qualité de l’antibiothérapie dans les établisse-
[5] Centre de Coordination de la Lutte contre les Infections Nosocomiales ments de soins ? Qualité = préserver l’intérêt collectif sans nuire à
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