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PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT EUROPÉEN

Cours de M. le professeur Carlo Santulli

https://www-labase-lextenso-fr.docelec-u-paris2.idm.oclc.org/introduction-au-droit-europeen#

Olivier Dubos et Émilie Chevalier, Institutions européennes, Dalloz

De quoi parle-t-on ?

Parler de droit européen suppose de définir ce qu’est l’Europe. La Russie est pourtant en
Europe, et membre du Conseil de l’Europe, partie à la CEDH. Pourtant, être prorusse empêche d’être
pro-européen.

Il y a au fond deux façons d’identifier l’Europe.

Identification objective. — Ne fonctionne pas très bien.


Identification politique. — On ne sait pas ce qu’est objectivement l’Europe, mais on sait le
projet qui a été construit en Europe (la construction européenne).

1. Une définition objective de l’Europe ?

A. La délimitation de l’Europe ?

Ni le mot, ni la géographie, ne sont des repères fiables.

Étymologie. — Le mot Europe est généralement rattaché à une racine sémitique (juive), qui
indique le soleil couchant, l’occident, par différenciation au Moyen-Orient. Pourtant, les USA
constituent également l’occident. Rattachement au mot grec europe, qui désignerait la largeur de vue.
Ne semble pas très clair non plus.

Mythe. — Europe est aussi une personne dans un mythe crétois. Europe était une jeune fille,
fille d’Agénor, qui était un roi de Tyrrhe (Asie-Mineure, actuel Liban). Zeus, attiré par sa beauté, se
transforme en taureau blanc pour tenter de la séduire, et l’amène sur l’île de Crète. De l’union entre
Europe et Zeus naissent Minos. Minos épouse ensuite Pasiphae, fille d’Hélios. Pour les noces,
Poséidon, père d’Agénor, offre un taureau blanc à Pasiphae. Le taureau devait être sacrifié, mais il
était si beau que Pasiphae le garde. Poséidon s’estime trompé, se fâche et rend fou le taureau, qui
dévaste l’île de Crète, puis provoque l’amour de Pasiphae et du taureau blanc. De cette nouvelle union
naît le Minotaure.
Ne semble pas enseigner grand-chose quant à l’Europe contemporaine. Europe marque
toutefois le passage entre la supériorité et primauté intellectuelle du Moyen-Orient à l’éclosion de la
culture européenne, qui était encore hellénique (grecque).  Interprétation eurocentrée. La mère de
l’Europe n’est donc pas européenne au sens géopolitique contemporain. On distingue au fond la
continuité intellectuelle entre l’Asie Mineure et l’Europe contemporaine, mais pas plus.

Géographie. — L’Europe est aussi un continent. Paul Valéry, européiste convaincu, demandait
« L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité ? C’est-à-dire un petit cap du continent
asiatique. ». Du point de vue historique, l’Europe se présente comme une partie de l’Asie. Cette
intuition visuelle est confirmée par les études contemporaines : Europe et Asie sont sur la même
plaque continentale. Par ailleurs, l’Islande, membre du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne,
n’est pas sur la plaque eurasiatique. Également, le Péloponnèse, la Sicile et d’autres ne sont pas sur la
plaque eurasiatique.
L’évidence géographique semble alors manquer d’évidence. Ceux qui défendent l’idée d’une
région géographique européenne utilisent comme coupure entre l’Europe et l’Asie l’Oural, monts et

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fleuve qui séparerait la Russie « asiatique » de la Russie « européenne ». Au Sud, la mer Caspienne, le
massif du Caucase, la mer noire et le détroit de Bosphore achèvent la délimitation. Cette lecture
géographique est certes commode, mais fondamentalement limitée :
· Elle coupe en deux la Russie, principale puissance militaire européenne. Or la Russie
est membre du Conseil de l’Europe.
· Elle coupe en deux la Turquie (entre une partie européenne et l’Anatolie). Or la
Turquie est membre du Conseil de l’Europe, mais également de l’alliance atlantique.
· Ne situe ni la Georgie, ni l’Arménie.
On confond ainsi géographie et politique. L’Oural ou le Caucase ne sont pas des frontières
géographiques mais des dessins politiques. Jusqu’en 1962, l’Algérie était géographiquement située
dans l’atlantique Nord. La géographie est également un élément d’une construction politique.
La géographie est une intuition tout au plus, mais certainement pas une solution. Il faut alors
se tourner ailleurs, mais les choses ne sont pas plus évidentes.
Il faut toutefois retenir qu’une grande partie des européens qui essaient de placer une césure en
Oural, par analyse ou volonté politique.
La géographie se révèle, au fond, trompeuse, dès lors que la Sicile est à quelques kilomètres
de la Tunisie et à des milliers de kilomètres des pays scandinaves. Elle contient une part d’illusion.

B. Une identité européenne ?

Suivant le niveau auquel on se situe, on peut chercher cette identité du côté de l’anthropologie
ou du côté des caractéristiques culturelles/religieuses/linguistiques.

1) La question anthropologique

Il est fréquent, notamment lors d’enquêtes policières difficiles, d’essayer d’identifier les
personnes à partir de leur apparence extérieure. Il arrive que l’on parle, pour les identifier, de
« personne de type européen ». Le concept a également pu se glisser dans des arrêts de la Cour de
cassation (30 mars 2016). Le terme se réfère aux personnes blanches et caucasiennes.

Sauter, Les races de l’Europe, écrivait que « Les frontières que tracent le géographe et
historien ne signifient pas grand-chose. Sur le plan anthropologique, l’Europe dépasse largement les
frontières qu’on lui donne. Sur le plan racial, elle est partout où la peau de l’homme est blanche ».

Cette position est largement idéologique et politique. Il s’agit d’une construction. Emmanuel
Todd soutient au contraire que le fond qui structure et cimente des groupes humains n’est pas ethnique
mais la structure familiale. Or, du point de vue de la structure familiale, la structure germanique est
plus proche de la structure familiale japonaise que de la structure familiale traditionnelle du bassin
parisien.

Quant aux recherches policières, il s’agit d’un choix idéologique. Le fichier historique de la
police française distingue et identifie le « blanc caucasien », et le « méditerranéen » n’est pas le
« blanc caucasien ». En 2016, proposition de réorganisation du fichier avec un type « européen »,
structuré par des sous-types « nordiques », « caucasien », « méditerranéen ». C’est donc un choix
politique.

Il ne faut pas se fier à l’approche anthropologique pour 3 raisons.

Raison historique. — Sur le temps long, l’Europe s’est construite par des apports extérieurs.
L’Europe a toujours accueilli des populations extérieures. Les origines de Caracalla sont
géographiquement situées en Syrie actuelle. L’idée anthropologique n’est donc, dans cette dimension,
pas efficiente.

Raison juridique. — Un des grands objectifs de la construction européenne et des règles


communes aux états européens est précisément de faire disparaître les éléments ethniques du champ

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d’application des règles. Appliquer les mêmes règles sans considération d’origine ethnique. Il est alors
impossible d’en faire un critère d’identification politique.

Raison géopolitique. — Précisément, si on prend l’observation de Sauter jusqu’au bout, il vise


l’émigration européenne au Canada, aux USA, en Australie… Or, précisément, le droit européen et la
construction européenne ne s’appliquent pas au Canada, aux USA, en Australie. L’un des défis de la
construction européenne était justement de développer une politique indépendante et une séparation
par rapport à ces grandes puissances.

2) Une éventuelle culture européenne

Langage. — Il n’y a pas d’identité linguistique européenne. Il y a une pluralité de langues. On


regroupe la plupart de ces langues sous le concept de langue indo-européenne, or celui-ci ne permet
pas d’unifier et d’identifier une langue européenne.
· Les langues indoeuropéennes ne sont pas nées en Europe. Il n’est d’ailleurs même
pas sûr que les locuteurs européens soient en ce sens majoritaires : farsi, hindi etc. sont des langues
indoeuropéennes, pratiquées en Asie.
· Les langues indoeuropéennes ont été exportées aux quatre coins du globe. Le
français, l’espagnol, l’anglais sont les langues officielles de nombreuses organisations nationales et
internationales.
· Certaines langues européennes ne sont pas indoeuropéennes. Le basque n’est certes
pas indoeuropéenne, mais est régional. Mais, les langues fino-ougriennes (hongrois, finois, estonien
etc.), ont beau être des langues officielles de l’UE, elles ne sont pas des langues indoeuropéennes.
On constate ainsi une extrême variété. A cet égard, Umberto Eco, disait que « la langue de
l’Europe, c’est la traduction ». Or traduction implique absence de base commune.

Il n’y a donc pas d’identité linguistique européenne. Pour autant, cela n’évacue pas
l’éventualité d’une identité européenne de façon plus large. La plupart des auteurs considèrent que si,
il y a une culture européenne, basée sur les racines religieuses, l’évolution, la tolérance, la diversité,
mais aussi car l’Europe serait construite sur une base juridique romaine et philosophique grecque.

Religion. — On parle souvent de racines chrétiennes ou judéo-chrétiennes. On s’y réfère


communément. Majoritaire en Europe. Les doctrines auxquelles correspondent ces foi ne viennent pas
d’Europe mais ont été élaborée en Asie mineure, entre l’Égypte et la Palestine. Même dans la
dimension chrétienne. Par ailleurs, si l’Europe n’en est pas le berceau, elle n’en est pas d’avantage la
principale teneure. La foi chrétienne comme le culte israélite sont pratiqués aux quatre coins du globe.
Pour filer la métaphore potagère des racines religieuses, il faut bien voir que la culture à
laquelle on s’attache est la tradition gréco-romaine, d’abord constituée de religions polythéistes.
L’apparition du monothéisme en Europe est relativement récente. Il est vrai que le monothéisme n’a
pas supporté la tradition polythéiste et l’a progressivement éradiqué. Rome ne contient que très peu de
ruines romaines, sauvées par chance.
L’Europe, c’est également la lutte contre la religion. Voltaire : « Il faut écraser l’infâme » en
parlant du clergé. Dans cette conception des racines judéo-chrétiennes, on oublie la part historique
importante du prisme islamique dans la culture européenne. La redécouverte des œuvres classiques
gréco-romaines s’est faite par le prisme de ceux qui les avaient conservées, en grande partie à travers
le monde arabo-musulman (lecture d’Aristote par Averroès etc.). Parler de racines judéo-chrétiennes
est, en ce sens, assez artificiel.
La notion de racines judéo-chrétiennes se rapporterait également à une tolérance ou un
humanisme européen, et l’on cite alors Érasme. Mais il ne faut alors pas oublier qu’en pleine
Renaissance, l’Espagne adopte, le 31 mars 1492, le décret de l’Alhambra, qui correspond à une
élaboration théorique distinguant les vieux chrétiens des autres, et défendant la pureté du sang. Les
conséquences de ce décret se manifestent par des massacres, des conversions forcées et des exils,
notamment les communautés israélites espagnoles. 1494, Charles le Fol. La Renaissance c’est
également cela. Si on veut être honnête, il faut également admettre que la Renaissance chassait les
israélites hors d’Europe en Afrique, terre d’Islam.

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Ce que les chrétiens ont fait aux non-chrétiens s’est également accompagné de ce qu’ils se
sont fait entre eux. 1572 : massacre de la Saint-Barthélemy par les catholiques. 1527 : Sac de Rome
par les luthériens. Pour pacifier les relations entre protestants et catholiques est établie une loi en
1525 : « À celui qui tient la régence, à lui la religion ». Le peuple suit le seigneur. C’est également
l’histoire européenne.
Sur le plan historique, l’Islam a été longtemps pratiqué en Europe. La Sicile a été un émirat,
tombé en 1091. Les musulmans sont toutefois restés sur place, jusqu’à ce qu’ils soient déplacés, en
1200, dans les pouilles, jusqu’à l’arrivée de Charles II d’Anjou en 1300 qui leur a laissé le choix entre
la conversion ou le massacre. En conséquence, la colonie a été éradiquée, la mosquée fut remplacée
par la cathédrale.
Au fond, les différentes religions se sont retrouvées lorsqu’il s’est agi de massacrer les
amérindiens, de coloniser et de mettre en œuvre la traite des noirs et l’esclavage.

Il est en revanche vrai qu’une construction européenne s’est appuyée sur des projets
magnanimes, humanistes, tolérants (ainsi de la CEDH). Mais il s’agit de succès récents, fragiles, et
incertains. Ce ne sont pas les racines mais les fruits de l’évolution de l’Europe.

Le droit romain. — En particulier la place du droit romain et de la philosophie grecque. Cet


héritage est un élément très fort en doctrine. Le professeur a une position minoritaire sur le sujet. Il est
certain que le droit romain a eu une influence profonde sur les sociétés européennes. Mais cette vérité
doit être nuancée par une observation : d’abord, une partie du droit européen moderne a été
construite en réaction au droit romain et contre celui-ci. Ainsi, la première codification du droit
civil prussien de 1794 est pensée comme une réaction contre le droit romain, jugé trop subtil, afin de
lui préférer les traditions germaniques plus adaptées, plus claires et plus simples. Quelques années plus
tard, le Code civil français incarne également, pour partie, une réaction contre le droit romain. L’idée
d’inclure les coutumes bourguignonnes, plus « gauloises », est la volonté de s’affranchir de ce droit
romain, de nouveau trop subtil et inadapté. Or, paradoxalement, outre Atlantique, il n’était besoin de
s’affranchir d’une tradition romaine qui n’existait pas sur place. Alors que l’Europe s’affranchissait du
droit romain, l’Amérique le conservait. Aujourd’hui, un arrêt de la Cour de cassation française ou du
Conseil d’État ne contient que de très rares références explicites au droit romain. Au contraire, il est
difficile de trouver un arrêt de la CSUS qui ne contient aucune citation latine. Le droit romain semble
ainsi se montrer plus influent ailleurs qu’en Europe.

La philosophie grecque. — Complexe, très difficile, le prof n’a pas d’opinion sûre. Il est
certain qu’il existe des grandes traditions de pensée différentes avec des dominantes. La pensée
confucéenne est moins dépendante de la pensée grecque que la pensée rousseauiste par exemple. Mais,
cela semble de toute façon dépasser l’Europe, et il faut douter de leur participation à créer une identité
européenne.

En un mot : il est difficile de savoir ce qu’est objectivement l’Europe. Au contraire, une


construction européenne semble pouvoir être pensée.

2. Les projets politiques : la construction européenne

Les projets politiques sont plus tangibles. Cependant, pour bien les comprendre, ils doivent
être mis en perspective avec l’idée européenne, qui tient plutôt des aspirations, du fantasme.

A. Les aspirations européennes

Les conceptions de l’histoire européenne varient d’un pays à l’autre, surtout au XIXe siècle. Le
point de vue ici exposé sera nécessairement teinté de partialité.

1) Une première pensée…

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Kant : une pensée universaliste réfléchie. — Pensée de la construction européenne qui
correspond au modèle actuel. En Europe, on considère généralement que le premier penseur de la
problématique de la construction européenne est Emmanuel Kant, auteur allemand de Koensberg, par
son ouvrage Vers la paix perpétuelle, de 1795, qui apparaît comme une première réflexion sur une
construction juridique européenne permettant d’obtenir la paix. Mais il y a eu les guerres
napoléoniennes.
En France, il y a une vraie ambiguïté sur l’objet du projet européen. Il s’agit en réalité du
projet d’une organisation mondiale. On distingue alors mal l’ordre européen de l’ordre mondial. La
paix perpétuelle kantienne n’est pas une pensée régionale. Elle est universelle par son objet. Si on
voulait à tout prix une filiation, il s’agirait plus des Nations-Unies que de l’Union Européenne.

Abbé de saint-Pierre : une proposition régionale ancienne. — L’abbé saint-Pierre, en 1713,


rédige un projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Moins articulé, moins ambitieux, plus
anciens, mais plus précis géographiquement.

Saint-Simon : une fondation admirée. — Du point de vue français, l’ouvrage qui est le
fondateur de la pensée européenne moderne est l’ouvrage de saint-Simon rédigé en 1814 avec
Augustin Thierry sur la réorganisation de la société européenne.
Ce projet revêt notamment l’idée que « l’Europe aurait la meilleure organisation possible si
toutes les nations qu’elle renferme reconnaissait la suprématie d’un parlement général, placé au-
dessus de tous les gouvernements nationaux, et investit du pouvoir de régler leurs différends ». Son
projet est un projet de marché européen, gouverné par un parlement qui nous apparaît aujourd’hui
comme une administration technocratique.
Cette vision de l’Europe montre :
· Unité de gouvernement.
· Utilité au regard du maintien de la paix.
· Objectif technocratique.

2) Une seconde pensée…

Incarnée par Victor Hugo, en tant qu’orateur du Congrès de la paix à Paris le 21 août 1849. Le
projet qu’il imagine est très différent de celui de saint-Simon. « Un jour viendra où la guerre paraîtra
aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres qu’entre Pétersbourg et Berlin… Un jour
viendra ù il n’y aura plus d’autre champ de bataille que les marchés, souvent de commerce, et les
esprits, souvent … Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le
suffrage universel. ». Dimension

On voit le fossé : alors que la conception de saint-Simon est économique et technicienne,


la conception de Victor Hugo est politique, sur une base universelle (on lui attribue l ’idée
d’États-Unis d’Europe).

3) D’autres pensées…

On cite également souvent la théorie généraliste de Pierre-Joseph Proudhon, en 1863, chez qui
il y a beaucoup à prendre, mais énormément à laisser. Mais la critique de l’État proudhonienne peut
être rattachée à la construction européenne. Mais l’anarchisme se rattache plutôt à un internationalisme
qu’à une conception fédéraliste européenne.

4) Contexte

Toutes ces idées sont suivies par la guerre. Le conflit franco-allemand, qui prépare la première
GM, est la toile de fond de cette pensée intellectuelle internationaliste. A posteriori de la première
GM, la pensée de l’Europe renaît sur les cendres de la guerre, avec la recherche d’une identité
européenne. C’est après la première GM qu’il y a la création d’une société internationale (la SDN), à

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l’intérieure de laquelle se développe un mouvement régionaliste de revendication de l’Europe comme
une identité elle-même. La nouvelle configuration générale influence une nouvelle conception
régionale de l’Europe.

Aristide Briand, président du Conseil, ministre plusieurs fois, présente le 5 sept. 1929, devant
l’assemblée de la SDN, l’idée de créer une « sorte de lien fédéral entre les nations européennes ».

Le 1er mai 1930, avec l’accord des 27 membres européens, se présente un premier projet
d’un régime d’union fédérale européenne.

A l’époque, l’idée d’un lien fédéral n’est pas aussi politiquement chargée qu’aujourd’hui. Il ne
faut pas non plus exagérer la portée de ses projets. C’est l’un des tous premiers projets européens. Ça
n’a pas marché. Il a ensuite fallu reconstruire.

Ambiguïté. — Pendant la guerre, plusieurs personnes emprisonnées par Mussolini sont


confinées sur une île, assignées à résidence. Réuni Spinelli et Rossi, deux opposants au régime
fasciste, sur le même lieu, qui rédigent un projet-manifeste : Pour une Europe libre et unie. Dans ce
livre, les auteurs imaginent l’Europe d’après-guerre et considèrent que la guerre vient de la rivalité
entre les nations et qu’il faut un projet fédéraliste pour dépasser celle-ci et évacuer les risques de
guerre. Ce manifeste est rapidement repris par les partisans et les résistants, puis ligne directrice du
mouvement européen.
Ce manifeste est toutefois à l’origine d’un grand malentendu, qui concerne à la fois le
Royaume-Uni et les communautés européennes.
· Lien entre la construction européenne et la Grande Bretagne. Churchill plaide pour la Constitution
des États-Unis d’Europe. On reproche aujourd’hui au RU de s’être retiré du projet européen. C’est
historiquement faux. Les RU lancent le projet d’États-Unis d’Europe, et, avec l’appui du mouvement
fédéraliste européen fondé sur le manifeste, le RU obtient en 3 ans (5 mai 1949) la création du Conseil
de l’Europe, qui existe toujours aujourd’hui. On confond cette histoire avec la création des
communautés européennes, qui suit le plan Marshall. La confusion vient notamment du fait que
Spinelli a également œuvré aux communautés européennes, en créant le projet Spinelli. Le Manifeste
est toujours universaliste, comme chez Kant, comme chez Saint-Simon, il défend les nationalisations
des secteurs de production. Rien à avoir avec l’UE. Il y a une confusion qui ne devrait pas avoir lieu.
Ces deux mouvements sont idéologiquement assez éloignés, permettant de comprendre la différence
entre le Conseil de l’Europe et les communautés.

B. Les réalisations européennes

De l’inspiration à la réalité, le constat qui s’impose est que la construction européenne actuelle
est en réalité née d’une profonde division/opposition entre deux blocs: communiste à l’Est, et
capitaliste à l’Ouest.

On trouve cette réalité tant dans la construction d’une Europe économique, que dans l’effort
en vue de réaliser une construction politique de l’Europe.

1) L’organisation économique de l’Europe

La construction de l’Europe économique commence avec sa reconstruction « physique », le


financement par les USA du Plan Marshall visant à relancer l’économie des pays de l’Europe de
l’Ouest. L’administration du Plan Marshall entraîne la Convention de Paris (Convention de la
coopération économique européenne) 16 avril 1948 qui met en place l’OECE (Organisation
européenne de coopération économique). Cette convention regroupe le bloc traditionnel de l’Europe
de l’Ouest, avec également des états neutres : Autriche, Belgique, Danemark, France, Grèce, Islande,
Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse, Turquie, et
l’Allemagne (RFA). Ces états prennent des engagements qu’ils ont tenus.

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Le préambule de la Convention rappelle sa raison d’être : « prenons acte de la volonté
générale du peuple américain exprimée par les mesures prises pour apporter l’aide sans laquelle les
objectifs assignés ne pourraient pleinement être atteints ». Ces objectifs visent à retrouver la
prospérité économique. Mais à côté de ces objectifs généraux existent des engagements beaucoup plus
précis, qui sont la base des négociations futures :

– Article 5 de la Convention de Paris. « Les états européens poursuivront leurs études en cours
sur les unions douanières ou les régimes analogues tels que les zones de libre-échange, dont
l’institution pourrait constituer un des moyens d’atteindre ces objectifs ».

– Article 4 de la Convention de Paris. Libéralisation des mouvements de capitaux. «les états


poursuivront les efforts entrepris pour parvenir à un régime de paiements multilatéraux et coopéreront
pour atténuer les restrictions à leurs échanges et à leurs paiements réciproques en vue d’abolir, dès que
possible, celles qui les entravent actuellement».

– Article 7 de la Convention de Paris. Stabilité de l’échange ; base du futur système monétaire


européen. « Les états s’efforcent de prévenir ou combattre les dangers de l’inflation et prendront le
parti d’instaurer afin de rétablir ou maintenir la stabilité de sa monnaie et l’équilibre des finances, ainsi
qu’un taux d’échanges appropriés ».

– Article 6 de la Convention de Paris. Participation au système commercial multilatéral. « Les


parties participeront, avec les autres pays animés des mêmes intentions, pour réduire les tarifs et autres
obstacles à l’expansion des échanges suivant les principes de la Charte de la Havane [jamais entrée en
vigueur en tant que tel, d’où a été extrait le GATT] ».

– Article 8 de la Convention de Paris. « Les parties contractantes coopéreront en vue de


réduire progressivement les obstacles au règlement de paiements en vue de conserver le libre
mouvement des personnes. ». C’est la base du futur principe des libres-travailleurs.

Aujourd’hui, le projet est négocié dans le cadre du Plan Marshall : libre échange, libre
circulation, participation au multilatéralisme des échanges, politique monétaire fondée sur la lutte
contre l’inflation.

A la suite de la Convention de Paris, en 1949, est conclue l’Alliance Atlantique. On


commence à négocier en vue de la création de la communauté européenne de défense. Dans ce
contexte, le 9 mai 1950 intervient la déclaration Schumann, qui est à l’origine de la mise en place de la
future CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier), le projet étant de placer l’ensemble
de la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une haute autorité commune. Le projet
de la CECA est à la frontière du militaire/stratégique et de l’économique.
Si le charbon et l’acier sont administrés en commun, aucun des deux ne pourrait se réarmer
sans que l’autre ne le sache. Objectif stratégique : chacun sait où en est l’autre, meilleure vision de la
situation militaire et économique de son partenaire. D’où le choix du traité de Paris 18 avril 1951,
convention sectorielle qui institue la CECA, alors signé par la France, l’Allemagne, l’Italie et le
Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg). Ces mêmes 6 états, concluent entre eux, le 25 mars 1957,
les traités fondateurs de la future communauté économique européenne, qui existe toujours, annexant
la CECA. On crée alors également la communauté européenne de l’énergie, Euratom, qui existe
toujours.

Ainsi, à la fin des années 50, l’essentiel du projet imaginé par la Convention de Paris est en
cours de réalisation. Progressivement, tous les états qui avaient souscrits la promesse de libre échange,
compte tenu de la Convention de Paris, ont accepté un régime de libre échange – y compris le
Royaume-Uni.

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Suisse, Lichtenstein, Norvège, Islande sont en situation particulière. Alors que les trois
dernières sont en zone de libre-échange, la Suisse n’est pas en zone de libre-échange direct avec
l’Europe.

Fondamentalement, le projet global du plan Marshall a été réalisé. L’OECE a donc pu


évoluer : 14 déc. 1960, un accord international fait évoluer l’OECE, qui devient OCDE, Organisation
de coopération et de développement économique. Avec ce passage, les USA et le Canada entrent dans
la Convention de Paris, et seront suivis en 1964 par le Japon ; puis la Finlande (69) ; l’Australie (71) ;
Nouvelle-Zélande (73) ; Mexique (94) ; République Tchèque (95) ; Corée du Sud, Pologne et Hongrie
(96) ; Slovaquie (2000) ; Estonie Slovénie, Chili et Israël (2010) ; Lituanie (2018) ; Colombie (2020) ;
Costa Rica (2021). On note l’absence d’état africain, d’état du monde arabo-musulman. Le seul état du
moyen orient est Israël. La Chine est absente. Quelques états d’Amérique Latine, mais pas le
Venezuela, ni Cuba. On ne trouve pas la Russie. Cette organisation trouve sa cohésion autour d’un
modèle capitaliste de libre marché. Ciment politique qui n’a jamais disparu. Pour cette raison, lorsque
la France voulait imposer les géants du numérique, les USA ont proposé que les négociations se
tiennent à l’OCDE.

Du point de vue de l’Europe de l’Ouest, l’objectif est réalisé. Des organisations existent
encore aujourd’hui. Sur le plan européen, le modèle capitaliste était « de combat » : le plan Marshall et
la construction des communautés européennes étaient fondés sur l’opposition au modèle soviétique de
l’Europe de l’Est. A la suite de la Convention de Paris de 1948, les états du bloc de l’Est créent en
1949 le miroir de cette conception avec le Conseil d’assistance économique mutuelle, CAEM ou
COMECON, fondé sur une planification internationale des productions > coopération économique et
répartition des efforts de production, plutôt que de concurrence et de libre-échange. Ce n’est pas un
système contre le commerce international. Il préfère les coordonner plutôt que les libéraliser.

A partir de 1991, avec la dislocation du bloc communiste, l’Europe de l’Ouest, du libre-


échange, englobe progressivement toute une partie de l’ancien COMECON, qui disparaît. Triomphe
géographique et spatial, et disparition corrélative du système établi à l’Est. Mais, les communautés
européennes ont perdu leur adversaire, l’alternative représentée par le COMECON. Pour autant, elles
ne sont pas devenues des institutions neutres et sont restées en grande partie ce qu’elles étaient :
instrument de confrontation entre deux idéologies politiques. Dès lors, une des grandes difficultés de
la construction européenne, c’est d’imaginer un rééquilibrage et de ne pas rester un instrument de
combat.

Même si on peut douter des avantages politiques de certains éléments de la construction


économique européenne, cela reste des succès institutionnels indéniables, qui perdurent jusqu’à
aujourd’hui.

Le bilan sur la construction politique est en revanche beaucoup plus mitigé.

2) L’organisation politique de l’Europe

La problématique est alors proche: l’Europe est divisée, ce qui a donné deux résultats
différents dans les domaines civil et militaire.

Le domaine civil. — Sous cet angle, succès incontestable dans la création du Conseil de
l’Europe, d’abord lancé en tant que mouvement politique par la déclaration de Zurich, 1946, de
Churchill en faveur des « États-Unis d’Europe ». Cette aspiration rencontre la faveur du mouvement
fédéraliste européen de l’époque (attaché au Manifeste de Rossi et Spinelli). Ce mouvement se réunit à
La Haye en 1948 et appuie le projet britannique, qui aspire à une union plus étroite des peuples
européens.
Cela se traduit par la signature, à Londres, le 5 mai 1949, du traité de Londres portant statut du
Conseil de l’Europe. C’est un projet neutre au sens où il n’est pas idéologiquement capitaliste. Mais,
face à la division de l’Europe, le bloc de l’Est ne participe originellement pas au Conseil de l’Europe.

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Les dix fondateurs sont le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Irlande, la Belgique, le Luxembourg, les
Pays-Bas et les états scandinaves (Danemark, Norvège, Suède – qui est neutre et socialiste).
Dès 1949, Grèce, Islande et Turquie entrent dans le Conseil de l’Europe. En 1950,
l’Allemagne devient le 14ème état-membre. Puis, progressivement, le Conseil de l’Europe s’étend et,
avec la chute du bloc de l’Est, devient la vraie organisation paneuropéenne : 47 états-membres, de
Gibraltar à Vladivostok. Seul un état n’a pas encore rejoint le Conseil de l’Europe qui est la
Biélorussie (Minsk). Cette organisation est à l’origine de la Convention européenne des droits de
l’Homme, signée à Rome le 4 oct. 1950.
Ce grand succès se traduit par la généralité spatiale (nombre de pays) et matérielle (convention
dans tous les domaines : droits de l’Homme, procédure civile, pénale, matière sociale, à une exception
près qui est la défense nationale, dont le Conseil ne peut discuter). L’exception constituée par la
défense nationale est le cœur du problème rencontré par les institutions européennes. La défense
européenne ne se conçoit pas sans les USA : Alliance Atlantique, du 4 avril 1949, qui est compétente
en matière de sécurité militaire – le Conseil de l’Europe n’étant pas compétent en ces matières.

Le domaine militaire. — La défense européenne est une histoire tourmentée. La première


pierre de reconstruction d’une défense européenne réside dans la création de l’Alliance Atlantique
(OTAN), ouverte à signature le 4 avril 1949. C’est un concept géopolitique qui englobe l’Europe de
l’Ouest et l’Amérique du Nord. Elle est un instrument de combat militaire, créé par des négociations
qui associent les 5 états qui sont parties au traité de Bruxelles (Belgique, Luxembourg et Pays-Bas,
France, et le Royaume-Uni)d’un côté ; les USA et Canada de l’autre, et les états invités qui sont le
Danemark, l’Islande, la Norvège et le Portugal.
La Turquie intègre l’OTAN dès 1952. Elle est membre du Conseil de l’Europe, de l’OTAN et
participe au Plan Marshall, cette participation se traduisant par un accord d’association qui crée un
régime de libre-échange encore en vigueur aujourd’hui entre la CEE et la Turquie. Elle ne participe
simplement pas à l’UE, à laquelle elle candidate depuis longtemps – ce qui explique pas mal de
tensions.
L’Alliance Atlantique a connu un grand succès, s’est étendue vers l’Est, occupe aujourd’hui la
surface de 30 états – ensemble militaire très important. Mais, elle aussi est « prisonnière de sa
victoire ». L’UE a perdu son adversaire, l’Alliance Atlantique également.
Encore moins que les CEE, l’Alliance Atlantique n’est pas neutre : elle se présente comme
union idéologique et militaire, qui n’est pas étrangère à l’opposition capitalisme – communisme.
L’article 2 du traité de l’Atlantique Nord prévoit que les membres de l’Alliance « s’efforceront
d’éliminer toute opposition de l’ordre politique et économique internationale, et encourageront la
coopération économique ». Cette organisation militaire est fondée sur une cohésion idéologique. Ce
n’est pas par hasard que la réponse à l’OTAN fut une organisation équivalente du côté du bloc de
l’Est, pacte de Varsovie du 14 mai 1955, voulu par Nikita Kroutchev, destiné à résister à la
confrontation avec l’Alliance Atlantique de l’autre côté du rideau de fer. Entre ces deux blocs militaire
et idéologiques, les tensions étaient fortes, les risques de conflits étaient importants, et le seul
mécanisme qui existait pour regrouper les états européens avec les États-Unis et éviter l’escalade dans
les conflits, était la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE, qui existe
aujourd’hui sous le nom d’OrganisationSCE), mécanisme très faible aujourd’hui confronté à un défi
encore plus grand depuis la disparition du pacte de Varsovie : le risque est grand que l’OTAN se
trouve des « ennemis ». L’observation des tensions d’aujourd’hui montre que derrière la disparition
des blocs et la victoire de l’Alliance Atlantique est une menace qui perdure : être prisonnier de la
victoire.
L’OTAN est un défi immense, car à l’origine de l’échec de tous les efforts pour établir un
mécanisme de défense européenne commune. Lorsque la CECA est négociée, les états, sous
l’impulsion des USA, négocient la communauté européenne de défense (CED), traité ouvert à Paris le
27 mai 1952, l’année qui suit l’adoption du traité sur la CECA. Or, la CED était un mécanisme de
défense européen destiné à supporter la communauté de défense à l’Alliance Atlantique et,
indirectement, de permettre de réarmer l’Allemagne sous contrôle commun et Atlantique. Au-delà, il
s’agissait d’un mécanisme de subordination de la défense européenne à la défense Atlantique. Le 30
août 1954, par une question préalable, les députés rejettent la CED : gaullistes et communistes s’y
opposent pour une même raison, ils ne voulaient pas la subordination de la CED à l’OTAN – c’est-à-

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dire les USA. Résultat : en Septembre 1954, le gouvernement français négocie une autre solution avec
les états concernés. 5 états sont parties au traité de Bruxelles (signé en 1948 après le coup de Prague),
qui crée l’Union occidentale (France, Royaume-Uni et Benelux système de coopération économique,
sociale et culturelle, et de légitime défense collective), qui négocient avec les USA et le Canda d ’un
côté, l’Italie et l’Allemagne de l’autre. En oct. 1954, ils décident toute une série d’accords, not.
l’entrée de la RFA dans l’Alliance Atlantique, et la réduction de l’occupation de l’Allemagne par les
puissances de l’Ouest. Cela permet à terme d’imaginer de retrouver une présence militaire en
Allemagne dans le cadre de l’Alliance Atlantique et d’une organisation européenne désormais appelée
Union de l’Europe occidentale (UEO), par le protocole de Paris du 23 oct. 1954. Membres : 5 du traité
de Bruxelles + Italie + Allemagne. Organisation essentiellement militaire subordonnée à l’Alliance
Atlantique, qui culminera à 10 membres avec Espagne, Portugal et Grèce. L’UEO avait pour mérite
son article 5 : obligation de légitime défense entre les 10 membres beaucoup plus forte que celle
figurant à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Sous l’OTAN, on choisit les moyens pour aider les
autres états (pas d’obligation de prendre les armes). Or, dans l’article 5 du traité sur l’UEO, obligation
d’assistance par tous les moyens en pouvoir des états-membres, militaires et autres.
Mais en 1991, avec la fin du bloc communiste, une nouvelle phase sur la réflexion concernant
la sécurité européenne est entamée. Traité de Maastricht en 1992, qui met place une politique
étrangère de sécurité commune. Puis Conseil européen de Cologne en 1999, qui initie la sécurité de
défense comune, dans le cadre des CE. Il y a des consultations, mais pas d’engagement particulier
dans le cadre de la défense, jusqu’au traité de Lisbonne du 14 déc. 2007, entré en vigueur en déc.
2009. Sous Sarkozy, la France rejoint le commandement intégré de l’OTAN et dans le même temps,
accepte ce qu’elle avait auparavant refusé. Lors de la négociation du traité s’affrontent trois positions :
– Ceux qui défendent une obligation d’assistance mutuelle (type UEO).
– Ceux qui souhaitent rester neutres (tels que l’Irlande).
– Ceux qui (position très forte) considèrent que la défense européenne doit être subordonnée à
l’Alliance Atlantique.
Un seul article 28 a§7 du Traité de Lisbonne, qui devient 42 §7 du Traité sur l’Union
européenne. Article avec trois phrases :
1ère disposition. — « Au cas où un état-membre serait l’objet d’une agression armée sur son
territoire, les autres états-membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir,
conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies ». Au vu de cet engagement, les 10 états-
membre de l’UEO décident de dissoudre l’UEO, en estimant rester liés par une même obligation au
travers du traité de Lisbonne (déclaration commune du 31 mars 2010). La France s’est par conséquent
retirée du traité de Bruxelles modifié. Subsiste un problème : l’UEO avait fait l’objet de pratiques
d’interprétation assez strictes. Avec l’opération française en Syrie, premières fissures.
2ème disposition. — « L’obligation de défense mutuelle n’affecte pas le caractère spécifique de
la politique de sécurité et de défense de certains états-membres ». Disposition floue, clarification après
la crise Irlandaise (refus du traité de Lisbonne not. au motif que la disposition était obscure). En
réponse à cette crise, le Conseil européen a garanti à l’Irlande que « le traité de Lisbonne n’affecte pas
la politique de sécurité et de défense des états-membres, y compris la politique traditionnelle de
neutralité de l’Irlande ». Cela contredit nécessairement la première disposition de l’article.
3ème disposition. — « Les engagements et la coopération dans ce domaine [de la défense]
demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord, qui reste, pour les états qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et
l’instance de sa mise en œuvre ». Projet historique des USA : subordination de la CED à l’OTAN.
Cela contredit de nouveau la première phrase ! Le Conseil européen garanti également que « la
politique de l’Union respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains
états-membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’OTAN ».
Juridiquement, c’est très incertain : l’article recouvre et satisfait trois positions divergentes.
Pour mesurer ces incertitudes, voir art. 4 §1 du traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janv. 2019 sur la
coopération et intégration franco-allemande, qui prévoit que « [la France et l’Allemagne] se prêtent
aide et assistance par tous les moyens dont [elles] disposent, y compris la force armée, en cas
d’agression armée contre leur territoire ». On discerne ici l’utilité de l’engagement clair et le sentiment
de sa nécessité après le traité de Lisbonne. Autrement dit, il n’est pas sûr que le traité de Lisbonne ait
amélioré l’état de la défense sécuritaire européenne. En revanche, du point de vue du projet historique

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des « États-Unis d’Europe », il est important car il inscrit la sécurité européenne dans le cadre d’un
projet atlantiste.

Ces réalisations sont faites de réussites, économiques, politiques, institutionnelle, mais aussi
d’échecs. On distingue la persistance de deux questions fondamentales : une question militaire et une
question civile qui, aujourd’hui encore, ne sont pas réglées et se présentent comme des défis
contemporains.
Défi sur le plan militaire, le vainqueur européen de la Seconde Guerre Mondiale (Russie), est
aujourd’hui perçu comme un adversaire dans la construction de la défense européenne. Si les états
européens sont dans une dynamique de confrontation vis-à-vis de la Russie, alors la défense
européenne ne peut qu’être subordonnée à l’Alliance Atlantique. S’affranchir des États-Unis voudrait
dire coopérer avec la Russie – inévitablement.
Défi sur le plan civil, l’Europe économique de l’Ouest a gagné sa confrontation avec l’Europe
de l’Est, mais le défi de l’alternative au libre-échangisme est toujours là. Par exemple, lorsque l’UE
décide de mettre en place un « champion européen » industriel à la manière d’Airbus, cela renvoie à
un système de coopération alternatif au modèle concurrentiel adopté au sein de l’UE. Ainsi, le choix
« victorieux » du libéralisme ne fait pas disparaître les difficultés associées à celui-ci.

On oppose en général ceux qui ont l’idée d’une Europe fédérale (intégration renforcée dans
une logique fédéraliste) à ceux qui ont à l’esprit une Europe des nations (coopération
intergouvernementale sans modèle fédéral). Cette opposition est purement institutionnelle : qui
décide ? Elle dissimule et cache la question fondamentale qui est politique : Europe du libre-
échangisme ou Europe sociale ? En effet, on peut vouloir modifier l’UE pour défendre un modèle
libre-échangiste, ou pour défendre un modèle social. On mélange ainsi les questions institutionnelles
et substantielles. Exemple : sortie de l’UE, qui est une option. Les conservateurs britanniques sont
sortis de l’UE parce qu’elle était trop interventionniste et pas suffisamment libérale. Le retour des
douaniers visait un libéralisme plus souple (et non pas le protectionnisme). Or, la plupart de ceux qui
défendent un frexit le défendent pour des raisons opposés (modèles protectionnistes). Ainsi, rester ou
sortir de l’Europe sont des décisions pauvres si elles ne sont pas sous-tendues d’une stratégie
approfondie, substantielle et politique.

Quand on parle de l’Europe, on se réfère à des règles et des institutions (organes et fonctions).

PARTIE I – L’ADMINISTRATION EUROPÉENNE


L’administration européenne a mauvaise presse : associée à l’idée de bureaucratie, parfois un
sentiment de faible utilité. Mais comme toute administration internationale, la fonction de
l’administration européenne est la mise en relation des nations par la gestion de problèmes
transfrontaliers. Du point de vue doctrinal, on considère que l’administration internationale et
européenne peut se faire suivant deux modèles.
1. — Organisations de coopération (modèle classique intergouvernemental ; un état – une voix). Les
décisions communes ne s’appliquent alors qu’à ceux qui les acceptent. On parle dans le cadre
européen d’Europe des nations.

2. — Organisations d’intégration, à la différence que l’organisation d’intégration admet un


phénomène majoritaire : possibilité qu’une décision ne s’impose à un État qui l’a combattue. On parle
alors d’organisation supranationale, on tend ici vers un modèle fédéral.

On considère que l’action politique européenne emprunte le modèle de la coopération, alors


que l’action économique européenne emprunte le modèle de l’intégration. Si ce schéma a une bonne
part de vérité, il devra également être nuancé.

CHAPITRE I – LA COOPÉRATION POLITIQUE EUROPÉENNE

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Elle est partagée entre deux ensembles : le Conseil de l’Europe, franc succès qui rencontre un
échec en matière de défense.

SECTION 1 – Le forum politique européen : le Conseil de l’Europe

§1. Caractéristiques générales du Conseil de l’Europe

Le Conseil de l’Europe est le résultat du mouvement fédéraliste européen qui a accompagné le


discours de Zurich de Churchill en vue d’établir les USA d’Europe, et a mis en place la convention de
Londres du 5 mai 1949. C’est une organisation qui n’est pas politique, et ne soutient pas directement
l’idéologie capitaliste. Son dessein général est l’attachement à la prééminence du droit et des droits de
l’Homme.

Art. 3 statut de Londres : « Tout membre du Conseil de l’Europe reconnaît le principe de la


prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir
des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».

Cependant, en 1949 le concept de droit de l’Homme connaît lui-même des conceptions


différentes en Europe soviétique et de l’Ouest. C’est la raison pour laquelle le Conseil de l’Europe est
fondé par 10 états de l’Ouest. Il y avait parmi ces états des états neutres (Irlande), et d’autres
socialistes (Norvège, Suède, Turquie). On se situe donc au-delà du bloc occidental idéologique. Avec
la chute de l’Union soviétique, les états de l’ancienne Europe de l’Est sont entrés au Conseil de
l’Europe : Russie, Ukraine, Moldavie, Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie (qui sont plus européens sur le
plan historico-géopolitique, que géographique). Kazakhstan et Kirghizistan sont en coopération avec
le Conseil de l’Europe sans en être membres.

Les membres du Conseil de l’Europe. — 47 États, de Gibraltar à Vladivostok, ce qui inclus


Andorre, Saint-Marin, Monaco, Lichtenstein – mais par le Vatican. La seule entité politique
européenne significative n’étant pas au Conseil de l’Europe est la Biélorussie (Minsk). Explications de
cette absence : réticences biélorusses dans le domaine des droits de l’Homme ? Il n’est pas impossible
que le relatif refus de la transition vers l’économie de marché (capitalisme) soit également une forte
raison.

Entrée au Conseil de l’Europe. — Article 4 du Traité de Londres : « Tout État européen


considéré capable de se conformer aux dispositions de l’article 3, et qu’en en ayant la volonté, peut
être invité par le Comité des ministres, à devenir membre du Conseil de l’Europe ». L’acceptation de
l’invitation implique ratification du statut et entrée au sein du Conseil. La procédure est très simple,
encore plus si l’on songe que le Comité des ministre statue à la majorité des 2/3 (et non pas à
l’unanimité).
L’article 4 énonce que l’on peut admettre un nouveau membre qui « en a la volonté ». Le
Conseil de l’Europe a développé une pratique de conditionnalité pour entrer au Conseil de l’Europe.
Normalement, cela signifie accepter le statut de Londres. Mais la conditionnalité consiste à exiger de
celui qui souhaite entrer au Conseil, la ratification de la Convention européenne des droits de
l’Homme.

Les objectifs du Conseil de l’Europe. — On retrouve une certaine généralité. Article 1er de la
convention de Londres : « Le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses
membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et principes qui sont leur patrimoine
commun et de favoriser leur progrès économique et social. ». Grosse généralité : tout peut être débattu
au Conseil de l’Europe, question fiscale ou commerciale, de procédure ou de fonds, droits de
l’Homme etc.
Seule une exception persiste : Article 1 d. « Les questions relevant de la sécurité nationale ne
sont pas de la compétence du Conseil de l’Europe ». Alors, la contrepartie de la généralité de la
compétence est le respect de la volonté des membres. L’essentiel de la production normative du

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Conseil de l’Europe est d’ailleurs conventionnel et non pas unilatéral : elle repose sur des accords et
donc les consentements exprès des parties.

Construction ou confusion d’une « identité » européenne  ? — Le Conseil de l’Europe a voulu


inventer un drapeau européen inventé en 1955 : bannière d’Azur portant un cercle de 12 étoiles dorées
à 5 branches, placées à égale distance, pointes vers le haut ; et se doter d’un hymne (L. Beethoven.
V., « Ode à la joie », IXe Symphonie).
Ces symboles ont été repris par les communautés et institutions européennes, à une époque où
la différence de périmètre entre le Conseil de l’Europe et les communautés européennes n’était pas
aussi forte qu’aujourd’hui. Les soviétiques n’avaient pas encore intégré le Conseil de l’Europe.
Aujourd’hui, des confusions ont lieu, le principal organe de l’Union européenne s’appellent Conseil
européen. Le fait d’avoir repris les symboles du Conseil de l’Europe au sein de l’UE est à l’origine de
la confusion au sein de l’imaginaire collectif.

§2. Les organes du Conseil de l’Europe

Article 10 du traité de Londres prévoit les organes suivants : Comité des ministres ;
Assemblée consultative ; tous deux assistés par le secrétariat du Conseil de l’Europe.
Cette présentation cache une petite révolution. En réalité, il y a au sein du Conseil une
structure classique intergouvernementale (Comité des ministres et secrétariat), et une nouveauté qui
aura beaucoup de poids à l’avenir (l’Assemblée consultative).

A. Le modèle des organisations intergouvernementales

Le comité des ministres en théorie. — La structure est ici classique. Le Comité des ministres
est l’organe intergouvernemental, à la manière des organes pléniers de toutes les organisations
internationales. En pratique, on y trouve un représentant diplomatique par État qui n’est pas un
ministre (le modèle est 1 État = 1 voix).
L’inter-gouvernementalité apparaît justifiée quand on songe que toutes les décisions sont
adoptées à l’unanimité. Le critère est celui des questions importantes (obscur) = unanimité des
suffrages exprimés avec la majorité des représentants ayant le droit de vote.
Certaines décisions d’importance mineure sont votées à la majorité, simple (décisions
administratives purement internes à l’organisation ; not. statut des fonctionnaires du Conseil de
l’Europe) ou qualifiée des 2/3 (réservée à certaines décisions, les plus significatives étant l’admission
de nouveaux membres et l’association des états tiers).

Le Comité des ministres en pratique. — Les arrangements diplomatiques sont parfois plus
importants que les systèmes de vote. Ainsi des gentlemen agreements, non obligatoires mais toujours
respectés. Normalement ; on peut décider à la majorité 2/3 qu’une question n’est pas importante.
Lorsqu’une recommandation doit être adressée à un membre, il faudrait un vote à l’unanimité. Mais
l’accord informel – bien que toujours respecté – qui restreint la décision à la majorité des 2/3 a pour
effet qu’en pratique, aucune délégation ne demande de vote pour passer éventuellement à l’unanimité.
Le Conseil de l’Europe peut ainsi adopter des décisions obligatoires défavorables à un membre donné,
à la majorité des 2/3 – ce qui ne va pas du tout de soi à la lecture littérale du texte !

Le secrétariat du Conseil de l’Europe. — Les agents sont dirigés par une administration, avec
à la tête un secrétaire général. Système similaire aux Nations-Unis, et à la plupart des organisations
intergouvernementales classiques. Dans la mesure où le pouvoir au Conseil de l’Europe émane des
États, on entend peu parler du secrétariat.

B. La révolution : l’Assemblée consultative

L’Assemblée consultative est la matrice de l’Union.

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L’Assemblée parlementaire est une invention du mouvement fédéraliste. Elle correspondait à
l’idée de pouvoir dépasser la représentation interétatique. À l’origine, le traité de Londres parle d’une
assemblée consultative. C’est seulement par l’usage que celle-ci a finir par revêtir le qualificatif de
parlementaire, qui s’installe dans la pratique par décision du Conseil des ministres à partir de 1994.

Parlement où les députés siègent par affinités politiques, avec 648 membres (324 titulaires et
324 suppléants), désignés en fonction de la démographie de chaque pays, mais dans une fourchette
limitée. Le défi était de dépasser la représentation étatique, mais ce dépassement n’a lieu que de façon
imparfaite :

· Au terme du traité, article 25 a., « l’Assemblée consultative est composée de


représentants de chaque [état-]membre élu par son parlement en son sein ou désigné par le parlement
selon une autre procédure choisie par lui ». En somme, ce sont une représentation des membres des
états par la désignation de députés par les parlements nationaux.

· En conséquence la fourchette des députés parmi les états les plus peuplés et les moins
peuplés est très limitée. Elle va de 18 (Allemagne, Russie) à 2 (Lichtenstein, Samarain). Ainsi, les
états restent très forts dans la composition de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Tout l’enjeu a été de s’affranchir de ce système pour représenter le peuple européen plutôt que
les états ou les différents peuples. Mais avec cette limite, l’assemblée est l’organe délibérant du
Conseil de l’Europe, ce qui est à double tranchant : d’un côté, on confie à l’Assemblée parlementaire
la compétence pour connaître de toutes les questions relevant du Conseil de l’Europe (sauf sécurité
nationale) ; de l’autre, il y a une faiblesse des pouvoirs, dans la mesure où l’Assemblée n’est que
consultative (recommandations, avis, mais par de décisions obligeantes). Cette situation particuli ère
conduit inévitablement l’Assemblée parlementaire à prendre des positions symboliques, parfois
iréniques, éloignées de la réalité du Conseil de l’Europe. Mais cette quête de symboles conduit parfois
à des positions dangereuses, en particulier après le rattachement de la Crimée à la Russie, l’Assemblée
a suspendu la représentation des députés Russes pendant 5 ans – pour une question de sécurité ne
relevant toutefois pas du Conseil de l’Europe. En conséquence, la Russie s’est éloignée de
l’institution : refus de contributions au budget. En 2019, l’Assemblée consultative a réadmis la
délégation russe (autrement, elle aurait provoqué une sortie de la Russie du Conseil de l’Europe).

En 1957, mise en place de la Conférence des pouvoirs locaux de l’Europe. L’idée est de
représenter directement les collectivités locales au sein du Conseil de l’Europe. Cette conférence
permet la signature en 1985 de la Charte européenne de l’autonomie locale, qui garantit et protège
l’autonomie et les élections dans les collectivités locales du Conseil de l’Europe. La Conférence
évolue et devient le Congrès des pouvoirs régionaux et locaux, bicaméral (deux chambres qui veillent
au respect de la charte de l’autonomie locale. Sur ce point, le Conseil de l’Europe a été pionnier : les
CE, puis UE, reprennent ce modèle et construisent dès 1994, le Comité des régions, miroir du Congrès
susnommé.

C. Des organes chargés de la protection des droits de l’Homme

Convention EDH, régime antérieur. — L’œuvre principale du Conseil de l’Europe est la


Commission EDH du 4 nov. 1950, qui crée deux organes : la Commission EDH, qui pouvait adopter
des décrets, et la Cour EDH, qui pouvait éventuellement être saisie après rapport de la Commission (à
la condition que l’État contre lequel l’action était portée ait adopté une déclaration permettant à la
Cour de connaître l’affaire).

Régime nouveau. Entrée en vigueur du protocole 11-1994, entré en vigueur le 1er novembre
1998. Il supprime la Commission au profit d’une CourEDH unique compétente pour tous les états
parties à la Convention. C’est un renforcement du système, mais également le début de
l’encombrement de la nouvelle Cour.

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Depuis l’origine, la surveillance de l’exécution des arrêts de la CrEDH était confiée au Comité
des ministres. Depuis le protocole 14 de 2004 entré en vigueur en 2010, le Comité des ministres peut
saisir la Cour EDH elle-même et l’associer aux difficultés d’exécution, mais le Comité reste l’organe
principal de surveillance des arrêts de la Cour EDH. C’est le Comité qui institue en 1999 le
Commissaire aux droits de l’Homme, nommé par l’Assemblée parlementaire pour un mandat de 6 ans,
organe diplomatique qui accompagne les exécutifs des états-membres pour organiser la bonne
exécution des arrêts de la Cour EDH. C’est significatif que 50 ans après la Convention, il ait fallu
revenir à un mécanisme diplomatique : en Europe comme ailleurs, les institutions ont besoin d’un
dialogue diplomatique.

§3. Les actes du Conseil de l’Europe

Bien sûr, le Conseil de l’Europe adopte d’abord des règles pour son fonctionnement et son
administration internes (statut des fonctionnaires etc). Mais l’autre enjeu de son pouvoir juridique est
de contraindre les États.

Le principe conventionnel. — Le Conseil de l’Europe ne décide pas à la majorité, il faut


l’accord de tous les membres et, en pratique, la production normative du Conseil de l’Europe se fait
par des traités, conventions, internationaux. Ces conventions n’entrent en vigueur que pour les
membres qui les acceptent (pas de phénomène majoritaire).

On trouve deux nuances à ce principe.

La convention européenne des droits de l’Homme. — L’entrée au Conseil de l’Europe est


conditionnée à l’acceptation de la ratification de la Convention EDH, ce qui explique pourquoi elle lie
aujourd’hui les 47 états-membres.

L’intervention des tiers aux conventions. — Les tiers peuvent, sous le contrôle du Conseil de
l’Europe, participer aux conventions de celui-ci. Exemples en matière répressive : la Convention
européenne d’extradition (Convention n°24) du 13 déc. 1957, qui permet l’extradition d’un individu
condamné par un état-membre, Israël, Corée du Sud, Afrique du Sud).
Elle est complétée par la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées1,
à laquelle le Mexique est partie.

Plus de 200 conventions dans des domaines très variés (ONG, matière répressive, procédure
administrative etc.).

La charte sociale européenne. — 1941, révisée en 1976. Charte relative à la protection des
droits sociaux et notamment des travailleurs. Mais elle est exprimée en des termes gé néraux, raison
pour laquelle le CE s’est montré réticent à l’appliquer en utilisant la doctrine des faits direct. CE 20
avr. 1944, Val… Mais, si la Charte ne peut faire l’objet d’action individuelle, elle peut faire l’objet
d’actions collectives par les syndicats devant le Comité européen des droits sociaux.2
Évidemment, cette charte n’entre en vigueur qu’à la condition d’acceptation réciproque par les
États (conventionalité).

Voir. DC 15 juin 1999 Conseil constitutionnel, Charte relative aux langues régionales, qui
n’a jamais pu être ratifiée faute de révision constitutionnelle.

! Il faut retenir que ce système est fondé sur la coopération interétatique, et donc
l’accord des parties. Ce n’est pas pour autant faible, au contraire (ex : Convention EDH, très
effective dans les droits nationaux des états-membres).
1 Différence extradition-transfèrement. Extradition = transfert pour une peine déjà prononcée. Transfèrement =
personne condamnée dans un autre état ; on peut demander à ce qu’elle purge sa peine dans l’État auquel elle
ressortit.
2 Voir DC 2010, CGT c/ France (Req. 35-2009). DC 2015 Roms c/ France (Req. 119-2015)

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SECTION 2 – La sécurité européenne, l’Europe et l’atlantisme

La grande faiblesse du Conseil de l’Europe demeure son incompétence en matière de sécurité,


qui reste le grand échec de la construction européenne.

La sécurité européenne peut difficilement se construire dans l’État actuel, l’alliance atlantique
ayant pris le pas. Mais au bout du compte, la sécurité européenne renvoie à deux idées :

· La sécurité en Europe. Ou mécanisme permettant de coopérer avec des états, tels que
la Russie, qui ne coopèrent pas avec l’OTAN.

· La sécurité de l’Europe vis-à-vis de l’extérieur.

Ces deux problématiques justifient l’intervention d’organismes très différents.

§1. La sécurité en Europe : l’OSCE

A. La composition de l’OSCE

L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. Pour le coup, il s’agit d’une


vraie organisation paneuropéenne (57 états-membres). Elle dépasse l’Europe à proprement parler
puisqu’elle inclus les USA et le Canada. Pour le reste, on y trouve notamment la Turquie, la Suisse, la
Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, ou encore l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan,
l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan etc…

B. La création d’une CSCE en période de Guerre Froide

L’OSCE est d’abord un « dégel » : en 1973, prise de conscience des risques de la guerre
froide ; multiplication de conflits extra-européens mettant aux prises, par états interposés, les deux
blocs. Apparaît ainsi la nécessité d’une coopération et d’une confiance mutuelle permettant un dégel,
qui mène au processus d’Helsinki, en Finlande, avec la CSCE (Conférence pour la Sécurité et la
Coopération en Europe, à l’origine de l’OSCE actuelle), et qui aboutit à la négociation d’un acte,
document diplomatique non-conventionnel adopté collectivement : l’Acte final d’Helsinki, du 1er août
1975, qui organise effectivement la coopération entre les deux blocs avec des principes communs (on
parle de « décalogue » : respect de l’égalité souveraine des états, non recours à la force, non
intervention dans les affaires intérieures, l’exécution de BF des engagements internationaux etc.). Ces
principes sont mis en œuvre par des domaines de négociation :
· Domaine politique et militaire ;
· Domaine économique et écologique ;
· Domaine des droits de l’Homme et la libre expression des idées.

Le premier de ces domaines était de loin le plus sensible. Il est encore d’actualité : nécessité de
négocier pour éviter l’escalade, la confrontation, le principe fondamental du caractère indivisible de la
sécurité (même lorsque la confrontation a lieu à l’extérieur, il faut des mécanismes de négociation
pour éviter la confrontation).

C. L’institutionnalisation de la CSCE en OSCE

En 1990 à la suite de l’évolution politique lancée par Gorbatchev, aboutit un processus de


rapprochement entre les deux blocs symbolisés par le sommet de Paris de 1990 et l’adoption de la
Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Cette Charte permet en 1994 l’institutionnalisation de la
CSCE en OSCE, qui devient une organisation internationale autonome (avec un Conseil permanent,
par la représentation des exécutifs, 1État =1voix, de forts atouts, et parfois la réunion implique le
déplacement de ministres pour les grands moments diplomatiques ; et une Assemblée parlementaire,

16
par 320 délégués nationaux, de 17 (USA), à 15 (Russie) 13 (Allemagne, Russie, France…), 2 pour (St-
Marin et Monaco), fonction purement symbolique).

L’OSCE s’est développée avec des organes spécialisés, notamment sur les minorités
nationales, les droits de l’Homme ou encore la liberté des médias. Ces domaines demeurent sensibles
dans les relations internationales entre Russie et Europe de l’Ouest.

L’OSCE joue un rôle important dans le domaine des processus électoraux. Les observateurs
de l’OSCE ont été un facteur de confiance : neutralité, observation, qui permet une confiance dans les
processus électoraux (apport positif).

D. L’échec cuisant de l’OSCE

Mais l’OSCE est également un échec cuisant dans le domaine de la sécurité : les deux grands
conflits européens postérieurs à la fin de la guerre froide n’ont pas été maîtrisés par l’OSCE.

Guerre de Yougoslavie. — Domination par l’OTAN.

Crise ukrainienne. — Notamment le conflit dans le Domas. On voit aujourd’hui à quel point
cet échec est pesant aujourd’hui, et à quel point l’OSCE reste indispensable : il faut un mécanisme
fiable de coopération entre les membres de l’OTAN et les autres.

L’OSCE n’a plus été capable d’assurer son rôle à partir de 1990, il faut qu’elle retrouve sa
place, ou qu’autre chose s’y substitue. Aujourd’hui : absence criante de ce que devait faire l’OSCE.

§2. La sécurité de l’Europe, de l’Alliance atlantique au traité de Lisbonne

Le cœur de la sécurité de l’Europe est actuellement l’Alliance atlantique. L’Alliance


atlantique, comme les autres organisations de défense européenne, est un mécanisme de légitime
défense collective, au sens de l’article 51 de la Charte des Nations-Unies, qui consacre le « droit
naturel de légitime défense individuelle ou collective ». Permet des alliances militaires pour se
défendre en cas d’agression contre le territoire. Mécanisme fondamental.

L’OTAN a vu le jour le 4 avril 1949 à la suite de négociation des 5 membres parties au traité
de Bruxelles (France, RU, Benelux), les USA et le Canada, et 5 états invités (Danemark, Italie,
Islande, Norvège et Portugal). En 1952 y entrent la Turquie et la Grèce. En 1955, l’Allemagne. En
1982, l’Espagne.

Élargissement vers l’Est. — Un élargissement vers l’Est a eu lieu. A partir de 1999, rejoignent
progressivement Pologne, Hongrie, Rép. Tchèque, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie,
Slovaquie et Slovénie. En 2009, Croatie. En 2017, le Monténégro. En 2020, République de Macédoine
du Nord.

Conception. — Système défensif régional. L’article 5 prévoit que « les parties conviennent
qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles, survenant en Europe ou en Amérique du
Nord, sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». En conséquence, « elles
conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elle, dans l’exercice du droit de légitime
défense individuelle ou collective reconnu par l’article 51 de la CNU, assistera la partie ou les parties
ainsi attaquée(s) en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action
qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans
la région de l’Atlantique Nord ».

Le résultat est clair : « telle action qu’elle jugera nécessaire ». Il y a appréciation des mesures
devant être prises, pas d’obligation de combattre. À moins qu’une partie de ses propres troupes se
trouve déjà sous un commandement commun unique qui échappe à l’État.

17
Idéologie économique. — Ce concept régional est idéologique. L’article 2 renvoie à la
« coopération économique » entre les membres.

Construction géographique par le droit. — Ainsi, la région de l’Atlantique Nord (Californie –


frontière Syro-turque) est une construction juridique : le droit fait la géographie.

L’article 6 est on ne peut plus clair : « Pour l’application de l’article 5, est considérée comme
une attaque armée contre une ou plusieurs des parties, une attaque armée contre le territoire de … en
Europe ou en Amérique du Nord, contre les départements français d’Algérie, contre le territoire de la
Turquie, ou contre les îles placées sous la juridiction de l’une des parties dans la région de
l’Atlantique Nord, au nord du tropique du Cancer ».

L’indépendance de l’Algérie le 3 juil. 1962 fait sortir son territoire de l’OTAN. Il serait
difficile de considérer son territoire indépendant comme partie de l’OTAN ajd. C’est avant tout le lien
politique qui a fait d’une partie de l’Algérie une partie de l’OTAN.

Observations. — 1°) L’OTAN a gagné la Guerre Froide


2°) Les états de l’OTAN n’ont pas fait l’objet d’agression armée significative (sous réserve du
terrorisme).

Ainsi, l’OTAN a multiplié les opérations militaires non défensives. Elle a ainsi été chargée de
l’opération en Lybie (alors même qu’il n’y avait pas eu agression de la France ou du RU). Elle
participe également aux opérations en ex-Yougoslavie, en Afrique, en Irak, dans des situations
d’absence d’agression préalable. En somme, ces missions sont allées au-delà de la simple légitime
défense initialement prévue.

Dans le fonctionnement effectif de l’OTAN, on trouve deux séries d’organes : organes civils
et militaires.

Les grandes orientations sont fixées par le Conseil de l’Atlantique Nord, organe interétatique,
1État=1voix, unanimité. Unanimité ? Pas exactement. Dans le fonctionnement effectif de l’Alliance
Atlantique, on ne vote qu’exceptionnellement.
Les décisions sont adoptées par consensus : on négocie d’abord une solution de compromis ;
ensuite le président de la séance propose de tenir la décision pour acquise, à moins que quelqu’un ne
rompe le consensus. Autrement dit, on est présumé voter pour si l’on ne vote pas contre.

Les réunions ordinaires du Conseil ont lieu avec des ambassadeurs. Périodiquement,
ministérielles. Exceptionnellement, pour les grandes orientations ont lieu les sommets de l’Alliance
Atlantique : réunion des chefs des exécutifs. Bien entendu, ce Conseil est assisté par un secrétariat :
administration très lourde avec un secrétaire général à sa tête. Alors, l’influence du Conseil de
l’Europe est ici très forte. Elle s’est dotée d’une Assemblée parlementaire consultative qui donne son
avis au Conseil de l’Atlantique Nord.

Malgré tout, l’originalité réside dans l’organisation militaire, avec deux grands organes
militaires :

· Le Allied Commend for Operations (ACO), qu’on appelle communément dans la


presse SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers of Europe), basé en Belgique. Ce quartier
général commande les autres quartiers généraux qui sont dans les autres capitales européennes, cœur
de l’Alliance Atlantique. Il est dirigé par SACEUR (Supreme Allied Commander in Europe, sommet
de l’alliance militaire Atlantique, toujours un général états-unien – le premier était Eisenhower).

18
· Le Commandement pour les orientations stratégiques. Allied Command
Transformations (ACT), basé en Virginie. Comité d’orientation stratégique de l’Alliance Atlantique et
qui est dirigé par un général français : Philippe Lavigne est l’actuel dirigeant. Le commandant
opérationnelle est un américain.

Pour cette raison, le 21 févr. 1966, le président de Gaulle avait souhaité retirer la France du
commandement intégré. Mais la France n’a jamais quitté l’OTAN. Or comme l’article 5 permet de
choisir les moyens de coopération, du pdv stratégique, la différence est fondamentale. « Dans ce cas,
l’Europe, dont la stratégie est, dans l’OTAN, celle de l’Amérique, serait automatiquement impliquée
dans la lutte alors même qu’elle ne l’aurait pas voulu ».

Le retour proprement dit, par la décision de 2007 sous Sarkozy, est acté par le sommet de
l’OTAN du 3-4 avril 2009.

Certains commentateurs disent que ce retour a quelque peu entravé l’indépendance française
par rapport à l’Alliance Atlantique. Il est évident, pour l’instant, que le retour dans le commandement
intégré limite la marge de manœuvre de la politique extérieure. Par ailleurs, le traité de Lisbonne tel
qu’il est aujourd’hui limite la possibilité d’avoir une politique européenne de défense indépendante de
l’Europe atlantique.

Le bilan est donc aujourd’hui un échec du point de vue de la sécurité en Europe, en ce sens
que la sécurité de l’Europe de l’Ouest élargie est tributaire de l’Alliance Atlantique. Pire, la sécurité en
Europe, entre l’Est et l’Ouest se trouve affaiblie par une organisation (OSCE) qui ne parvient plus à
jouer son rôle.

En revanche, dans le domaine de la construction économique européenne, des progrès très


important ont été accomplis.

CHAPITRE II – L’INTÉGRATION ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE


Elle est généralement désignée de façon parlante par le nom de construction européenne.
Volonté politique dans le temps d’approfondir les programmes initiaux. Les institutions se sont
complexifiées, le système s’est autonomisé et a eue lieu la construction d’un ordonnancement
juridique sans équivalent.

SECTION 1 – La construction européenne, des Communautés à l’Union Européenne

Lorsqu’on voit de plus près la construction économique européenne, on s’aperçoit que les
Communautés et l’Union ne sont pas les seules constructions éco européennes. Elles étaient
historiquement concurrencées par l’Association européenne de libre-échange, aujourd’hui unie à l’UE
au sein de l’EEE (espace économique européen).

Au-delà de la détermination du périmètre, la construction économique européenne s’est


également caractérisée par un mécanisme d’intégration et d’approfondissement, pour lequel le traité de
Lisbonne paraît plus un point d’arrêt que d’aboutissement.

§1. Les périmètres de l’Europe économique : les Communautés, l’AELE et


l’EEE

A. Des Communautés au marché unique

1) Les traités fondateurs

19
La Construction européenne vient du plan Marshall et du traité de Paris de 1948. Sur cette
base est adoptée la déclaration Schumann (9 mai 1950), qui fonde la future Communauté Européenne
du Charbon et de l’Acier, créée par le traité de Paris le 18 avril 1951, entrée en vigueur pour 50 ans le
23 juillet 1952.

Apparaît alors l’ancienne … qu’on appelle alors la Haute autorité de la CECA, qui a une
fonction dirigiste.

Détail historique. — Quand on présente la construction des Communautés en contrepoids à


l’Amérique, on oublie la Convention de Paris, et également que la CECA était contraire à la clause de
la nation la plus favorisée des accords du GATT (régime privilégié aux 6 membres fondateurs). Pour
permettre la création du GATT, les parties aux accords du GATT ont adopté le 10 novembre 1952 une
dérogation aux états européens pour mettre en place la CECA. Les USA ont ainsi accompagné le
mouvement de construction économique.

Une fois la CECA adoptée, les 6 états fondateurs (FR, IT, AL, Benelux), négocient avec le
Royaume-Uni la future Communauté Économique Européenne en Sicile, et la future Euratom à
Venise. Le Royaume-Uni quitte les négociations, not. à raison d’un conflit sur plusieurs points : la
PAC, le dirigisme excessif et le souhait de garder une politique commerciale autonome. Pour ces
raisons, UK quitte les négociations. Ces points sont ceux sur lesquels feront campagne les
conservateurs favorables au Brexit. Ainsi, dès 1960, le RU lance comme organisation rivale
l’Association Européenne de Libre-échange, sans PAC, plus légère.

Ainsi, c’est entre les 6 que sont conclus le 25 mars 1957 à Rome, au Capitole que sont signés
les deux traités fondateurs de la CEE, et de la CECA, base de l’architecture actuelle. C’est à cette
époque que naît le clivage et le choix encore présent en Europe entre une dimension de libre-échange,
dont le RU était le promoteur historique, et une possibilité d’intégration, qui est le choix opéré lors du
traité de Maastricht.
En 1955, il y a plus de continuité que de rupture dans les politiques européennes des états
d’Europe de l’Ouest.

2) L’organisation des communautés

Construite autour de 4 institutions. Pour cette raison, le juge luxembourgeois parlait d’un
quadripartisme institutionnel. En effet, dans le processus de décision des communautés intervenaient 4
institutions : la commission (organe des communautés) ; l’assemblée parlementaire (légitimité
populaire) ; le conseil des ministres (réunion des exécutifs nationaux) et la cour de justice (légitimité
juridique). Aujourd’hui, il y a une modification du modèle avec de nouvelles expéditions, mais
fondamentalement, le quadripartisme est toujours là. La grande dévolution est l’assemblée
parlementaire, qui devient parlement : organe de décision.

Ces 4 institutions sont des organes de trois institutions distinctes : la CommunautéEcoE ;


Euratom et la CECA. La CECA a été absorbée par la CEE, ensuite devenue CE, puis UE, et Euratom
existe toujours.

Unité des organes pour diversité d’institutions. — Dès 1957, on a décidé que certaines
institutions ne seraient pas dupliquées. C’est ainsi le cas du parlement et de la cour. La Cour agissait
tantôt comme assemblée de la CECA, tantôt comme assemblée Euratom, tantôt comme assemblée de
la CEE. Ça n’a pas fondamentalement changé. Un pas en avant a été réalisé avec la conclusion du
traité de fusion, signé à Bruxelles le 8 avril 1965, qui regroupe l’administration des 3 communautés
avec une commission unique et une seule organisation administrative pour le conseil. Cela permet
également de fusionner la gestion des agents des communautés et d’avoir une organisation budgétaire.

20
La conception des actes principaux de la construction européenne. — En 1973, entrée du
Danemark, de l’Irlande et du RU. En 1981, Grèce. En 1986, Espagne et Portugal. C’est l’Europe des
12, Europe de l’Ouest, emblématique de la construction européenne. Ils conçoivent l’Acte unique
européen, ainsi que le Traité de Maastricht.

3) L’Acte unique européen

Projet libre-échange de type capitaliste. Mais, la possibilité d’aller au-delà et donner une
dimension davantage politique à ce bloc économique a été ressentie très tôt, notamment sous
l’impulsion du rapport Davignon du 27 oct. 1970. Convergences sur la politique extérieure des états-
membres. C’est l’origine des sommets européens : réunions politiques périodiques des chefs d’État ou
de gouvernement des membres sur la politique extérieure et les grandes orientations sur la politique
européenne (base du Conseil européen).

Le 14 février 1984, le parlement européen adopte un premier projet de traité sur l’UE : le
projet Spinelli.

Spinelli élabore un projet fédéraliste de la construction européenne. 2 orientations principales


pour renforcer les institutions des communautés :
· Le renforcement du rôle du parlement.
· La réduction du rôle de l’unanimité au sein du Conseil des ministres.

Le projet Spinelli adopté par le parlement n’est pas repris par les États à l’époque, mais les
lignes du projet Spinelli se retrouvent dans toute l’évolution institutionnelle des communautés, puis de
l’union institutionnelle. Il oriente sur 40 ans la réflexion sur la construction institutionnelle de l’UE.

Le rapport n’est pas repris en tant que tel, c’est un élément d’une réflexion que les états
reprennent pour aboutir à la signature, les 17 et 28 février 1986 de l’Acte unique européen, qui entre
en vigueur pour les 12 le 1er juillet 1987.

L’Acte unique européen est important pour 3 aspects qu’on retrouve ailleurs :
· on reprend une partie des idées du rapport Davignon, et on commence à organiser une procédure de
coopération dans le domaine des affaires extérieures (base de la future politique étrangère de sécurité
commune) ;
· vote majoritaire au Conseil. Coopération avec le parlement.
· Organisation, sur la base du livre blanc adopté par la Commission, la mise en place du marché
intérieur, qui entre en vigueur le 31 déc. 1992, défini à l’article 13 de l’Acte unique comme « un
espace sans frontière intérieure, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des
services et des capitaux est assurée selon les dispositions du présent traité ».
C’est le cœur du marché européen : la libre circulation, réalisation du projet libre échangiste
d’origine, qui est achevé en 1992.

Modèle auquel on aboutit, avec la mise en place d’un système de libre-échange. Dès l’origine,
deux modèles, avec deux périmètres différents, coexistent : un modèle qui inspire à aller plus loin ; et
un modèle purement libre-échangiste. Or, il semble que la tension entre ces deux modèles n’a jamais
été complètement dépassée.

B. Entre intégration et libre-échange

Les communautés européennes, depuis le traité de Maastricht de 1992, feront le choix de


l’intégration. Mais, ce système n’est pas le seul système possible : il existe des modèles… comme de
pur libre échange, sans monnaie commune, ni action commune… Modèle libéral retenu aux US avec
l’ALENA, accentué dans son libre-échangisme avec l’ACEUM. C’est également le modèle adopté en
1960 au sein de l’association européenne de libre-échange. Le bilan est flou : d’un côté, il est clair

21
qu’en Europe de l’Ouest, le modèle d’intégration s’est imposé mais le libre-échange a gardé une
grande partie de sa vitalité.

1) L’élargissement du modèle d’intégration

On a vu qu’en 1986, l’Europe de l’Ouest, au sein des communautés, est l’Europe des 12. A la
fin des années 80, c’est la chute de l’URSS et la disparition du COMECON. Avec la victoire du
capitalisme, en 1995, les trois états socio-démocrates qui avaient eu une position intermédiaire entre
l’Est et l’Ouest rejoignent les communautés (Autriche, Finlande, Suède).

L’année 2004 est l’année du grand élargissement à l’Est : entrée de la République Tchèque, la
Slovaquie, la Slovénie, la Hongrie, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie. En 2007, Bulgarie
et Roumanie. En 2013, Croatie. Europe des 28, qui est devenue des 27 depuis le Brexit.

Histoire de l’extension du modèle de l’Europe de l’Ouest. On voit le Brexit comme un


accident. Mais derrière ce phénomène est une tension plus ancienne toujours présente entre ce modèle
d’intégration, et un modèle de libre-échange toujours présent.

2) Le rétrécissement du modèle de libre-échange ?

Le Royaume-Uni quitte les négociations sur les Communautés européennes. En même temps
que les Communautés se mettent en place, le RU négocie un projet alternatif qui voie le jour le 4 janv.
1960 avec la signature de la convention de Stockholm, qui crée l’Association européenne de libre-
échange. Les membres de cette association sont le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Allemagne, la
Norvège, le Portugal, la Suède et la Suisse. C’est ici une autre Europe.
L’Islande rejoint l’Asso européenne de libre-échange en 1970, mais à ce moment, le sort est
déjà certain. Finlande entre en 1986, le Liechtenstein en 1991. La dynamique est combattue par les
communautés, qui refusent de faire une zone de libre-échange commune. Cette résistance conduit à un
changement de stratégie, notamment de la part du Royaume Uni et du Danemark. En 1973, ils
rejoignent les communautés et sortent de l’association européenne de libre-échange. Portugal fait
pareil en 1986, les autres en 1995.
Il en résulte que l’AELE se trouve formellement réduite à 4 membres : la Norvège, la Suisse,
l’Islande, le Liechtenstein. Paradoxalement, en même temps que les communautés européennes
s’affirment et s’élargissent, elles intègrent le modèle du libre-échange dans leur coopération extérieure
de deux façons :

· Les accords d’association. Accords bilatéraux avec des états tiers. Permettent de réaliser du libre-
échange sans intégrer de tiers (c’est une des problématiques qui se pose avec l’Ukraine). Permet un
renforcement de la politique de libre-échange de l’UE avec les tiers.

· Le libre-échange avec les anciens membres de l’Association européenne. Avec la victoire du bloc de
l’Ouest en 1992, les communautés européennes et l’AELE créent l’espace économique européen. Cet
espace est un ensemble de libre-échange qui inclue les 27 membres de l’UE d’un côté, et de l’autre la
Norvège, l’Islande et le Liechtenstein. La seule particularité est la Suisse : référendum sur l’EEE a été
rejeté par les Suisses. Il en résulte que la Suisse n’est pas dans l’EEE, mais reste en zone de libre-
échange avec la Norvège, le Liechtenstein et l’Islande. Il y a donc un lien indirect avec l’UE.

Le Royaume-Uni. — N’a jamais changé de projet. Il a essayé, entre 1973 et le Brexit,


d’influencer la construction européenne dans un sens libéral, et est resté attaché à cette politique. Le
résultat concret du Brexit est la négociation de deux accords : l’accord de commerce et de coopération
entre l’UE et Euratom d’un côté, et le RU de l’autre, 24 déc. 2020, entré en vigueur le 1er mai 2021,
qui crée une zone de libre-échange entre le Royaume-Uni et les 27 membres de l’UE.
De l’autre côté, il conclue le 8 juillet 2021 un accord de libre-échange avec la Norvège,
l’Islande, le Liechtenstein.

22
Ils l’ont vu d’une autre façon par deux accords distincts. Cependant, il faut nuancer. L’accord
de coopération est peu mentionné aussi parce qu’il fait dans son corps principal 783 articles pour 2530
pages de JOUE (Journal officiel de l’Union Européenne). Il a fallu faire beaucoup de concessions à
l’ancien droit communautaire et adopter une règlementation technique qui va bien au-delà de la zone
de libre-échange classique.

Voilà le résultat général : retour du libre-échange qui ne doit pas être exagéré, mais met la
construction européenne face à une question fondamentale. En effet, si l’UE veut poursuivre la voie de
l’intégration, autre que le libre-échange, quel est le + qu’elle recherche, quel contenu ? Quelles actions
positives ?

§2. L’intégration dans l’Europe économique : de Maastricht à Lisbonne

Moment d’avancée, mais également de pause.

A. La relance de l’intégration, le traité de Maastricht sur l’Union européenne

Traité du 7 février 1992. Moment historique particulier. Moment de l’Europe des 12. Fin du
bloc de l’Est. Effondrement d’un adversaire historique. Dans ce contexte d’optimisme/audace, un pas
important de la construction européenne est franchi avec le traité, qui sera adapté deux fois avec le
traité d’Amsterdam de 1997 (adhésion des neutres) et le traité de Nice de 2001 qui prépare
l’élargissement à l’Est de l’Union.

1) Un renouveau des institutions européennes

L’idée est de donner un nouveau souffle démocratique à l’UE, la renouveler. De fait apparaît
le concept d’Union européenne. Mais elle est alors uniquement un concept ; pas une
personne/organisation. On parlait d’un toit, qui reposait sur trois piliers :

· Les communautés. La CEE, devenue CE ; la CECA et Euratom. Placé sous le contrôle de la CJUE.
· La Politique Étrangère et de Sécurité Commune. Échappe au contrôle de la CJUE.
· La coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures.

1968, convention de Bruxelles sur la compétence judiciiaire et l’exécution des décisions en


matière civile et commerciale. Sur la base de cette expérience, des textes destinés à faciliter la
coopération judiciaire.
Maastricht brise un tabou : permet des coopérations renforcées entre certains membres
(Europe à 2 vitesses, qui avait toujours été refusée jusqu’alors).
Maastricht emporte également une communautarisation > possibilité d’englober dans le
fonctionnement des communautés des éléments de coopération qui étaient extérieurs aux
communautés.
Absorption de la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (3 ème
pilier) : il y a désormais des règlements à la place des traités.

Schengen. — Le deuxième domaine est celui des accords de Schengen, conclus en 1985
d’abord, puis en 1990 à l’origine entre seulement 5 des fondateurs (les 6 sauf l’Italie). L’Italie rejoint
ensuite les autres, et le périmètre de Schengen, avec quelques exceptions, fini par coïncider avec le
périmètre des communautés.
Juridiquement, Schengen est peu de choses. Mais en pratique, considérable. C’est
l’interdiction de faire coïncider les contrôles policiers et douaniers avec le franchissement des
frontières. Aujourd’hui, fin des contrôles aux frontières = communautarisation. Schengen n’est qu’une
question de procédure = c’est le lieu du contrôle, ne se rapporte pas directement à la libre-circulation.

23
Maastricht est un pas en avant dans la dimension fédéraliste du domaine Spinelli :
renforcement du vote à la majorité qualifiée ; renforcement du rôle du Parlement (procédure de
codécision à la base de la procédure législative ordinaire actuelle).

D’autres soulignent que des pas restent à faire.

2) La mise en place d’une monnaie unique

Le traité de Maastricht organise la création de la zone Euro. On verra ça à la fin du cours.

3) Le dépassement de la dimension économique des communautés

Il y a un dépassement de la dimension économique dpu à…

…l’apparition de la Politique Étrangère et de Sécurité Commune. Mais l’article 42§7 résultant du


traité de Lisbonne a mis un point d’arrêt à celle-ci.

…la protection des droits de l’Homme. Auparavant deux limites : pas de contrôle extérieur en cette
matière sur l’action des Communautés ; pas de mécanisme interne aux communautés européennes de
contrôle du respect par les états-membres des droits de l’Homme. Avec le traité de Maastricht >
inclusion de références aux traditions constitutionnelles nationales et à la CvEDH > la CJUE pourra
ainsi contrôler l’action de l’UE.

…la citoyenneté européenne. Avant : il n’y avait que des travailleurs européens. Il y a maintenant des
citoyens européens avec des droits : liberté de circulation et de séjour ; droit de vote et d’éligibilité aux
élections municipales ; droit à la protection dans les situations d’urgence par tout état-membre vis-à-
vis des états-tiers ; droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen ; droit de pétition au Parlement
européen.

La directive de 2004 introduit un critère de « ressource » = évolutions historiques.


L’enthousiasme relatif de 1992 est un peu retombé. Surtout, il est apparu que la disparition d’un
adversaire, le bloc de l’Est, ne suffisait pas à régler les tensions internes. Point de rencontre des limites
de la construction européenne

B. L’arrêt de l’intégration : de l’échec du traité constitutionnel au traité de Lisbonne

1) L’échec du traité constitutionnel

En décembre 2001, le Conseil européen adopte une déclaration sur l’avenir de l’UE qui
organise une convention européenne.3 Devait réunir 28 états : 15 membres et 13 candidats. 12 de ces
candidats sont devenus membre à l’exception de la Turquie.

Cette convention est arrivée à un projet qui a été renégocié par les états à l’occasion d’une
conférence intergouvernementale permettant la signature, en 2004, du traité établissant une
constitution pour l’Europe. Ce traité rationalisait la construction européenne et apportait surtout des
modifications symboliques.
· Terminologie étatique (« constitution »).
· Changement de nom : passage des Communautés à l’Union.
· Euratom subsiste, la PESC est intégrée.
Au fond, c’est très symbolique. La constitution est symboliquement ouverte par une charte des droits
fondamentaux. Nouvelle typologie du droit européen avec des actes législatifs partagés entre lois
européennes et lois cadres. Apparaît également un ministre des affaires étrangères pour l’UE. La

3 Terminologie révolutionnaire, constituante.

24
procédure de codécision avec le parlement est nommée procédure législative (mais ne change pas
fondamentalement).
Sur le fond, les modifications emportées par le traité constitutionnel sont très limitées. Pas de
modification fondamentale. C’est peut-être ce qui l’a perdu, focalisant contre lui deux oppositions
radicalement différentes : l’opposition souverainiste, contestant la phraséologie étatique lui reprochant
son trop grand fédéralisme ; l’opposition fédéraliste, n’acceptant plus la dimension purement libre-
échangiste lui reprochant son trop grand libéralisme. Elle est sanctionnée par le référendum…
…en France, 2005 ;
…et aux Pays-Bas le 1er juin 2005.

2) Le traité de Lisbonne comme palliatif

Le traité de Lisbonne reprend le traité constitutionnel en en changeant la phraséologie. Ouvert


le 13 déc. 2007 et entré en vigueur le 1er déc. 2009. Il s’agit du droit en vigueur, avec les modifications
apportées par le traité d’adhésion de la Croatie, et du retrait du Royaume-Uni.

La presse a parlé de « traité simplifié », c’est en réalité un ensemble documentaire comprenant


3 traités modifiés et une pluralité d’annexes et de déclarations. Reprise essentielle de la constitution :
la Communauté devient Union, elle absorbe la PESC et est régie par deux traités :
· traité de Maastricht modifié, appelé TUE ;
· traité de Rome modifié, appelé TFonctionnementUE.

On change les noms, mais pas les dispositions.

Euratom subsiste avec sa propre personnalité, distincte de l’Union, et régie par son propre
traité.

Abandon de la terminologie de 2004, not. l’idée de ministre des Aff étrangères de l’UE,
aujourd’hui appelé Haut représentant de la politique extérieure.
Le traité de Maastricht reprend le peu de modifications apportées par la … européenne, sans
les points de friction qu’était la phraséologie étatique.

Pourtant, l’entrée en vigueur du traité n’a pas été simple : le droit constitutionnel irlandais
obligeait à organiser un référendum, même malgré le peu de modifications apportées par le Traité. Le
12 juin 2008, les Irlandais ont refusé le traité de Lisbonne. Ils critiquaient trois points :
· Charte des droits fondamentaux comportait le risque de remettre le risque la législation irlandaise
limitative sur l’IVG.
· Risque pour la neutralité irlandaise (art. 42§7, v. supra).
· Le traité de Lisbonne peut priver l’Irlande d’un commissaire au sein de la Commission, puisqu’il
prévoit qu’il y aura seulement 2/3 des états à tour de rôle qui auront un commissaire au sein de la
commission.

Pour répondre à ces préoccupations, les chefs d’État se sont réunis au sein du Conseil
européen les 11 et 12 déc. 2008, promettant trois choses à l’Irlande :
· La Charte ne serait pas interprétée comme faisant obstacle à sa législation sur l’IVG.
· L’article 42§7 serait interprété comme respectant la neutralité irlandaise.
· On lui a promis qu’elle aurait toujours un commissaire irlandais (donc commission plénière).

Lorsque le C. constit a été saisi du traité de Lisbonne, il a considéré qu’il était contraire à la
Constitution, mais qu’il n’était pas nécessaire de motiver sa décision, parce que la motivation était
similaire à celle qu’il avait prononcé pour le traité constitutionnel > renvoi à sa décision antérieure. Il
légitime ainsi ceux qui prétendaient que le traité de Lisbonne = le traité constitutionnel.

25
… Ce qui était acceptable en termes d’idéologie en 1992 l’est désormais moins aujourd’hui.
C’est un peu paradoxal : disparition de la critique externe du capitalisme a renforcé la critique interne.
Alliance entre la critique souverainiste et anticapitaliste.

SECTION 2 – L’organisation institutionnelle de l’Union européenne

Règles différentes de celles comportent les autres organisations internationales, mais la grande
originalité de la construction européenne est surtout dans la théorie des compétences.

§1. Les compétences de l’Union européenne

L’UE a des compétences étendues auxquelles sont associés des pouvoirs, hiérarchisés suivant
les types de compétence. Dans tous les cas et à la différence des états, l’Union ne peut agir que si on
lui a attribué une compétence. C’est, en droit international général, la spécialité des organisations, en
droit européen, la théorie des compétences d’attribution.

A. La spécialité : les compétences d’attribution

En vertu de ce principe, l’Union n’agit que dans les limites de compétence que les états-
membres lui ont attribué, pour atteindre les objectifs que … établissent.

Le texte ajoute que toute compétence non-attribuée à l’Union dans les traités appartient aux
états-membres. C’est la spécialité de l’organisation internationale, théorie dans laquelle l’État
souverain peut tout faire sauf ce qui lui est explicitement interdit, ses limitations explicitent.

Exemple : Affaire du navire Lotus entre la France et la Turquie avait rappelé que les
limitations de la souveraineté ne se présument pas : le demandeur doit prouver les limitations à la
souveraineté de l’État.

La spécialité est, pour les organisations internationales, le miroir : l’organisation ne peut rien
faire sauf ce qui lui a été explicitement attribué.

Ceux qui considèrent que l’Union est fédéraliste considèrent qu’en réalité, sa compétence est
tellement étendue qu’elle peut intervenir en toute possibilité. Le professeur est sceptique sur cette
analyse fédérale, comme il est sceptique sur le concept de transfert de compétences.

Il y a là un malentendu : attributions de compétences certes, mais pas de transfert. Différence


fondamentale entre les compétences de l’État et celles de l’Union. L’État a compétence dans un
domaine pour les compétences qu’il se fixe. Lorsqu’il attribue compétence à une organisation, il lui
donne compétence pour réaliser les objectifs qu’il a fixé lui-même à l’organisation, celle-ci ne
l’exerçant que pour réaliser les missions que lui ont confié les membres. Art. 5§2 l’exprime
clairement : l’UE agit dans les limites des compétences pour atteindre les objectifs que ces traité s
établissent.
La différence est essentielle :
· L’État a une compétence en matière monétaire (fixer la masse monétaire). La BCE fixe elle-même la
masse monétaire pour maintenir la stabilité des prix (taux d’inflation approchant 2%).
· L’État est compétent en matière de concurrence. L’UE est également compétente en cette matière,
mais uniquement pour assurer une concurrence libre et non faussée.

Un des reflets juridiques de cette caractéristique est le principe de proportionnalité (art. 5§1er
du TUE, défini au §4 : « En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de
l’Union n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités »).
La pratique institutionnelle est avantageuse pour la Commission, le temps que les États
laissent faire.

26
Il va de soi qu’une interprétation trop rigide de la compétence d’attribution pourrait rendre
trop rigide les missions confiées à l’UE. Pour cette raison existe, en droit international, la théorie des
pouvoirs implicites (ou impliqués), doctrine d’influence américaine (les implied powers du droit
constitutionnel US) : interprétation systémique d’un texte qui confie à l’institution les pouvoirs
expressément attribués, et ceux qui résultent nécessairement de ceux-ci.4
Cette théorie vaut pour l’UE > admise par CJUE 1960, Italie c/ Autorité de la CECA, où la
Cour se réfère à l’ « économie en général du traité ». CJUE 1977 avis 1/76.

Aujourd’hui, l’article 352 du TFUE est appelé clause de flexibilité > extension pour l’UE de la
théorie des pouvoirs impliqués, permet d’accorder le pouvoir à l’Union lorsque son action paraît
nécessaire dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l’un des objectifs visés
par les traités, sans que ceux-ci n’aient prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet.
Il faut une décision du Conseil > exécutifs des états membres statuant à l’unanimité, chacun
peut individuellement bloquer la … . Constitue un garde-fou important.

Jusque-là, la théorie des compétences de l’UE est assez proche de la théorie classique de la
compétence des organisations internationales.

L’originalité réside dans l’intensité de ses compétences. Distinction en fonction des


pouvoirs effectivement attribués à l’UE.

B. L’intensité : compétence exclusive ; compétence partagée ; compétence de coopération

1) Les compétences exclusives

Dans cette hypothèse, on a donné le pouvoir à l’Union. Art. 2§1 du TFUE « Lorsque les traités
attribuent à l’Union une compétence exclusive, seule l’Union peut légiférer et adopter des actes
juridiquement contraignants. Les états-membres ne peuvent le faire par eux-mêmes que s’ils sont
habilités par l’Union ou pour mettre en œuvre les actes de l’Union. ».

> Renversement de la logique, l’État ne peut rien faire si l’Union ne lui demande pas d’agir.
> On a l’impression d’un grand pouvoir. C’est vrai, mais celui s’exerce dans une sphère très
limité : les compétences exclusives sont d’autant importantes que le domaine est étroit.
Art. 3 §1er, liste des domaines de compétences exclusives de l’Union :
– Union douanière (tarif extérieur commun pour l’importation dans l’UE) ;
– Établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur5 ;
– Politique monétaire pour les états-membres ;
– La conservation des ressources biologiques de la mer dans le cadre de la politique commune de la
pêche (quotas de Bruxelles) ;
– La politique commerciale commune (l’Union négocie les accords commerciaux avec les tiers = ce
que ne voulaient pas les conservateurs britanniques, lorsqu’ils sont nécessaires à l’exercie de certaines
fonctions [conclusion de l’accord prévue dans une disposition de l’Union ; ou conclusion nécessaire
pour permettre à l’UE d’exercer sa compétence interne ; ou si l’accord est susceptible d’affecter les
règles communes ou en altérer la portée]).

Grand pouvoir, mais domaine restreint/limité.

2) Les compétences partagées

On entre dans le domaine d’action de l’UE.

La spécificité des compétences partagées. — Principe de subsidiarité (art. 2§2 TFUE, couplé
avec 5§3 qui met en œuvre le système).
4 Position de la CIJ pour l’ONU en 1949 dans l’affaire de la réparation des dommages subis au service des NU.
5 Ne fait pas disparaître le droit intérieur de la concurrence.

27
Art. 2§2 TFUE. — La disposition prévoit que lorsque les traités attribuent à l’Union une
compétence partagée avec les états-membres dans un domaine déterminé, l’UE et les états-membres
peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine. « Les états-
membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas à exercer la sienne. Il exercent à
nouveau leur compétence dans la mesure où l’Union a cessé d’exercer la sienne ».

Art. 5§2 TFUE. — Ce texte + principe de primauté du droit de l’UE donne l’impression que
l’UE est seule maîtresse des compétences partagées, or ce n’est pas le cas : art. 5§3 utilise le principe
de subsidiarité comme une limite. « En vertu du principe de subsidiarité, l’Union intervient seulement
si, et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière
suffisante par les états-membres tant au niveau central qu’au niveau régional et local mais peuvent
l’être mieux en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée au niveau de l’Union. ».

Préservation/limitation des compétences étatiques > introduction du principe de subsidiarité


dans le droit européen.

Mais la formulation reste générale. On reproche à la commission et à la Cour d’avoir laissé à


l’UE la possibilité d’intervenir de façon quasi-discrétionnaire et apprécier comme elle l’entend sa
compétence nonobstant le principe de subsidiarité. Il faut nuancer cette critique : les parlements
nationaux disposent de la possibilité de faire obstacle aux actions européennes sur le fondement de la
subsidiarité.6 Ils ne le font pas en pratique (difficulté procédurale, choix idéologique/politique de
laisser les responsabilités à Bruxelles).

Quel est le domaine réel des compétences partagées  ?

C’est le champ très étendu de l’Europe économique.


– Le plus important est les règles nécessaires à la mise en place du marché intérieur, vaste, mais la
marge de choix politique est restreinte puisque gouvernée par la politique de libre-échange qu’on
trouve dans les traités.
– L’agriculture et la pêche ;
– Protection de l’environnement et des consommateurs ;
– Transports ;
– Réseaux transeuropéens ;
– Énergie ;
– Enjeux communs de sécurité en matière de santé publique.

Mais, l’article 4§2 j) TFUE ajoute l’espace de liberté, de sécurité et de justice qui a été
communautarisé : compétence partagée. Compétence importante. Mais en réalité, cette compétence
partagée s’exerce à l’unanimité > on est dans le domaine théorique des compétences partagées avec
une procédure qui est celle de la coopération. Les conditions de vote changent le visage des
compétences partagées.

3) Les compétences de coopération

C’est une catégorie apparue postérieurement au début de la construction européenne. L’idée


figure à l’art. 6 du TFUE : conférer à l’Union une compétence pour mener des actions, appuyer,
coordonner ou compléter l’action des états membres.

La liste des compétences de coopération est impossible à faire. Il y en a de tous les types, de
toutes les couleurs. Le point fondamental réside dans leur modalité de fonctionnement : l’unanimité.

Exemples :

6 Par une option certes très compliquée, annexée au traité de Lisbonne.

28
– PESC ;
– Recherche et enseignement ;
– Culture ;
– Industrie ;
– Tourisme ;
– Santé ;
– Formation professionnelle ;
– Jeunesse ;
– Sport ;
– Coopération civile ;
– Coopération administrative ;
– Rapprochement de la fiscalité indirecte

Le // avec le Conseil de l’Europe est tentant. L’UE peut coordonner les États en vue de réaliser
une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. On voit ici que, dans le domaine le
plus général, se retrouve une situation similaire à celle du Conseil de l’Europe (forum de négociation
dans tous les domaines sauf celui de la défense nationale/sécurité). L’UE parvient à un résultat à peu
près analogue par les compétences de coopération, très vastes, mais uniquement dans une optique de
coopération. L’UE a alors, dans cette mesure, un avantage sur le Conseil de l’Europe puisqu’elle
prend en compte la défense nationale, mais art. 42 subordonne la défense aux choix de l’OTAN =
grosse limite.

Conclusion : Là où la compétence de l’Union est la plus vaste, les pouvoirs sont comparables
à ceux du Conseil de l’Europe. C’est dans le domaine économique et certains restreints, que les
compétences partagées et exclusives font franchir à l’UE un pas significatif sur la voie de l’intégration.
Demeure une grande limite aux compétences et pouvoirs de l’UE : le domaine des droits de
l’Homme (surprenant) > formellement, l’UE est restée sans compétence en matière de droits de
l’Homme. C’est étonnant, mais doit être nuancé. Plus complexe.

Il y a des débats doctrinaux, liés à la formulation de l’art. 6 du TUE, consacrée par le traité de
Lisbonne : l’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la charte des droits
fondamentaux. « Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de
l’Union telles que définies dans les traités ». Or, le traité ne contient pas de clause explicite donnant
compétence en matière de droits de l’Homme.

Une partie de la doctrine avait estimé que le traité de Maastricht, par la ré férence à la Cvt°
euro, avait pu donner compétence en matière de droits de l’Homme. Sur la base d’une analyse, projet
avait vu le jour d’une adhésion de la communauté européenne à la CvEDH (et donc être soumise au
contrôle de la CrEDH). Ce projet a été soumis à la CJCE qui rend l’avis 2/94 du 28 mars 1996 > avis
défavorable. Les juges empêchent l’adhésion à la CvEDH motif pris de ce que la communauté
européenne était « sans compétence » en matière de droits de l’Homme. Donc quand l’art 6 du traité
de Lisbonne précise que la Charte n’est …, il le fait dans un état du droit où le juge européen
considère ne pas avoir de compétence en matière de droits de l’Homme.

Cependant, l’art. 6 du traité ajoute que « l’Union adhère à la Convention européenne de


sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales », précisant aussitôt que « cette
adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités ». En
2022, l’adhésion n’a toujours pas eu lieu. Après des difficiles négociations, les états se sont mis
d’accord pour un protocole d’adhésion à la CvEDH. Le traité d’adhésion à la CvEDH a dû être soumis
à la CJUE pour avis, qui a rendu l’avis 2/13 du 18 déc. 2014, Projet d’accord d’adhésion de l’Union à
la Convention européenne des droits de l’Homme. Les juges de l’Union européenne ont estimé, à
nouveau et malgré l’obligation du traité de Lisbonne, que le protocole d’accord n’était pas conforme
au droit de l’UE. En conséquence, le processus a été bloqué. C’est très important : la Cass/le CE/le CC
appliquent les droits de l’Homme dans leur propre ordre. Mais la spécificité de la protection
européenne et internationale des droits de l’Homme est d’avoir un organe extérieur pour l’Union.

29
Reste une question : que veut-dire, à l’intérieur de l’Union, l’absence de compétences en
matière de droits de l’Homme  ?

Simplement : s’il arrive un petit accident lors d’une manifestation, la CrEDH est compétente,
mais les institutions de l’Union déclineront normalement leur compétence.
Charte de l’UE permet une incursion de l’Union dans le respect national des droits de
l’Homme. La fonction principale de la charte est de limiter l’action de l’Union. On peut attaquer des
actes européens s’ils sont contraires à la Charte. Par ailleurs, la Charte doit être observée lorsque l’État
exécute ses obligations européennes. Chaque fois que l’État exécute une décision de l’Union, il est un
« agent exécutif », et se trouve soumis au respect de la Charte. À ce titre, l’éventuelle violation de la
Charte entre dans la compétence de l’Union. C’est bien l’Union qui est contrôlée, mais à travers les
États.

Autre nuance : le juge de l’UE, not. dans une situation conflictuelle avec la Pologne, a utilisé
les valeurs de l’Union pour contrôler le comportement étatique de la Pologne dans un domaine
relevant traditionnellement des questions de droit de l’Homme. Ont ainsi été contrôlés, par la CJUE,
certains secteurs se rapportna aux droits de l’Homme > incursions importantes qui, en définitive, sont
le reflet de l’incompétence de principe.

Dernière limite à l’incompétence en matière de droits de l’Homme. Contrairement à ce qui a


été dit : une disposition du traité art.3§5 TUE, contient une part de compétence en matière de droits de
l’Homme. « Dans ses relations avec le reste du monde, l’union contribue à la protection des droits de
l’Homme… ». Il y a une base de compétence même pour les relations extérieures des droits de
l’Homme. Regard polémique : c’est tout de même étonnant que l’Union soit compétente pour
s’occuper d’un opposant politique ou d’une manifestation à Moscou, Pékin, Hong Kong, tout en
restant incompétente pour une manifestation à Paris, à Rome, à Berlin.

§2. La question des organes de l’Union européenne

L’UE est une personne morale, dont les organes doivent pouvoir se voir imputer leurs actions.
Ils sont divisés entre : les institutions ; et les d’autres organes (agences). Ces organes sont eux-mêmes
liés par la spécialité. Ils ne peuvent agir que dans la sphère des compétences attribuées à
l’organisation ; et à l’intérieur de cette sphère, ils ne peuvent agir que dans le domaine des pouvoirs
qui leur ont été conférés (art. 13 TUE « Chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui
sont conférées dans les traités »).
L’Union distingue 7 institutions : le Parlement européen ; le Conseil européen ; le Conseil ; la
Commission européenne ; la CJUE ; la BCE ; la Cour des comptes. Si on regarde de + près, la
structure fondamentale reste le 4dripartisme des origines.

La BCE et la Cour des comptes n’ont pas de compétence générale. Quand l’Union européenne
« légifère », la Cour des comptes et la BCE n’interviennent pas. Ces deux organes sont très limités.

· La commission, moteur et exécutant. Une des institutions d’origine. A l’origine, Haute


autorité (CECA) et commission pour les communautés.

· La réunion des exécutifs nationaux (organe historique) de rang ministériel. C’est l’ancien
Conseil des ministres, qui existe toujours sous le nom de de Conseil, ou Conseil de l’UE.

· Le Conseil européen. Il arrivait que les Chefs d’État ou de gouvernement se réunissent eux-
mêmes dans des sommets. Mais fondamentalement, la fonction est similaire à celle du Conseil :
représentation des exécutifs nationaux.
Au début, le Conseil des ministres était conseillé par une assemblée parlementaire.
Aujourd’hui, il décide avec un parlement européen.

30
· La Cour de justice de l’Union européenne. (Anciennement CJCE).

ON retrouve ainsi les fonctions d’origine dans les 7 institutions actuelles.


La vraie évolution est en deux points historiques : le renforcement du vote majoritaire au
Conseil ; et ensuite, le renforcement de l’Assemblée parlementaire, qui devient parlement européen, et
est désormais associée au Conseil dans le processus législatif. L’article 16 du TUE résume le point
d’arrivée : « le Conseil exerce, conjointement, avec le parlement européen, les fonctions législatives et
budgétaires ».

Au total, le panorama qui en résulte une organisation de l’Union avec 3 blocs :


· L’Administration européenne, dont la Commission est le rouage central.
· Le législateur européen partagé en deux grandes fonctions de représentation : la représentation des
exécutifs nationaux et celle des peuples par le parlement.

Les deux facettes principales d’une administration un peu lourde/articulée, sont la


Commission européenne et …

A. La Commission européenne

Collège de 27 commissaires (1 par état). Le commissaire n’est pas révocable. Il faut cependant
mettre en perspective cette indépendance à l’égard de la pratique et du conflit autour du maintien de
commissaires nationaux.
En effet, le traité de Lisbonne avait prévu qu’à partir de 2014, le nombre de commissaires
serait égal à 2/3 des états-membres. 1/3 des états serait privé de commissaire à tour de rôle. Mais
l’Irlande ayant rejeté le traité de Lisbonne par référendum, on lui a garanti la conservation d’un
commissaire irlandais perpétuel. Art. 17 §5 du TUE > vote unanime du Conseil européen du 22 mai
2013 décidant le maintien du système intérieur (= 1 commissaire/état-membre).

Procédure formelle de nomination. — Ce jeu des réalités et des influences se retrouve pour la
désignation des commissaires. Formellement, le Conseil européen propose à la majorité qualifiée un
président de la Commission au Parlement européen. En cas d’approbation de ce dernier, alors le
Conseil et le président établissent une liste de commissaires de nouveau soumise au Parlement. Après
cette seconde approbation, elle entre en fonction par décision du Conseil.
En pratique, double … . Négociations entre les états, et avec le Parlement, qui peut refuser
certains commissaires.

Un organe politiquement responsable. — La Commission peut voir sa responsabilité politique


engagée devant le Parlement européen qui, par une motion de censure, peut renverser la Commission à
la majorité des 2/3 des suffrages exprimés représentant la majorité des membres du Parlement.
En pratique, la faculté de censure n’est pas mise en œuvre. Il faut noter que la commission
n’exécute pas la politique de la majorité parlementaire sortie des urnes. Elle applique et met en œuvre
la politique négociée dans le traité.

Organisation des organes de la Commission. — S’agissant de son fonctionnement et ses


missions, la commission ressemble à un exécutif national : elle siège dans une répartition matérielle
(chaque commissaire se voit attribuer un domaine à la manière d’un ministre).

Missions de la Commission. — Elle est la gardienne des traités : elle surveille la bonne
exécution du droit européen, d’abord à l’égard des états qui ont un devoir de coopération loyale à son
égard, et peut les mettre en cause devant la CJUE par une action en manquement ; elle surveille les
opérateurs économiques dans le domaine de la concurrence avec un pouvoir de sanction unilatéral,
sous le contrôle du juge européen.

31
Elle est également moteur de la construction européenne ; elle a le quasi-monopole de
l’initiative normative/réglementaire (= fabrication des règles) de l’UE. Dans certains domaines limités,
elle a même un pouvoir normatif propre et autonome.
Enfin, elle est la tête de l’administration européenne et gère par conséquent les « services »
offerts par l’Union à ses citoyens : subventions européennes, les projets européens…

B. L’appareil institutionnel et la comitologie

L’article 13 TUE vise d’autres institutions (CJUE ; BCE et la Cour des comptes). On trouve
également une série d’organes qui n’ont pas de rôle protocolaire important : le CoRePer (Comité des
représentants permanents), qui prépare le travail du Conseil ; le Comité des régions, qui assure la
« représentation des collectivités locales » ; le Comité (Conseil ?) économique et social, qui assure la
représentation des sociétés nationales (les corps intermédiaires ; syndicats etc.).
Ces comités sont des organes consultatifs, 350 membres chacun choisis par les exécutifs
nationaux réunis aux …

On trouve également des agences. Ainsi de l’agence Frontex, qui s’occupe des migrations.

Il existe une procédure de très grande importance : la comitologie, réformée plusieurs fois.
Dernier état résulte du règlement 182/2011 du 16 févr. 2011 établissant les règles et principes
généraux relatifs aux modalités de contrôle par les états-membres de l’exercice des compétences
d’exécution par la Commission. En droit européen, l’exécution appartient aux états-membres. Or, la
Commission peut également recevoir un pouvoir d’exécution en propre accordé par la procédure
législative ordinaire (Conseil et Parlement), qui lui permet d’intervenir dans l’application des textes
européens. Exemple : décider si le glyphosate doit être interdit à telle date… Lorsque la Commission
reçoit ce pouvoir, elle est soumise à la procédure comitologie > dans chaque domaine d’expertise
(agriculture, concurrence, énergie…), le projet de décision de la Commission est d’abord soumis à un
comité constitué par des représentants des états-membres, ces experts se prononçant à la majorité
qualifiée. Dès lors que la décision du comité est prise à la majorité qualifiée, la Commission est liée.
Elle ne retrouve son autonomie qu’en cas d’absence de majorité qualifiée.
Les décisions du comité peuvent être objet d’un recours en appel devant le comité d’appel, qui
est la réunion d’administrateurs nationaux de rang supérieur. 7
Il faut noter que bien qu’étant formellement exécutante, la Commission reste liée par la
décision des états, matérialisée dans la constitution des comités.

B. Les Conseils

1) L’identification et le fonctionnement des conseils

À l’origine, le Conseil était simplement le Conseil des ministres. Mais avec le rapport
d’Avignon apparaissent les sommets européens. Avec le traité de Lisbonne existent deux conseils : le
Conseil (ou Conseil de l’Union européenne) et le Conseil européen.

Le Conseil. — Est l’ancien Conseil des ministres. Chaque membre de l’Union envoie un
ministre à Bruxelles suivant l’objet de la réunion. Les réunions du Conseil sont thématiques. En
pratique, il va de soi que les différents ministres mobilisés résident dans leurs capitales respectives et
ne sont pas en présence à Bruxelles. Cette caractéristique fait apparaître le rôle crucial du CoRePer
(Comité des représentants permanents). Les représentants permanents sont les représentants de chaque
état-membre accrédités auprès de l’UE. Le représentant permanent a généralement le rang
d’ambassadeur. C’est le cas pour toute représentation nationale en organisation internationale. Dans
le cas de l’UE, ces représentants de l’exécutif sont à la tête de véritables petites administrations qui
négocient en amont le contenu des dispositions qui seront adoptées par le Conseil au nom des états.
Deux cas de figures se retrouvent. Le CoRePer fixe l’ordre du jour.
7 C’est ce qui s’est passé avec le glyphosate notamment, le comité supérieur ayant adopté une position différente
relativement au comité inférieur.

32
Dans la partie a) de l’ordre du jour > textes pour lesquels un accord/compromis a été trouvé.
Dans la partie b) de l’ordre du jour > textes pour lesquels des désaccords se sont manifestés et ont
perduré.
Ce qui est inclus dans la partie a) est entériné sans discussion supplémentaire.
En revanche, dans le cas de la partie b), des débats peuvent se former.
Dans le cadre de la coordination, système de présidence tournante du Conseil (actuellement, la
France préside le Conseil de l’Union européenne).

Le Conseil européen. — Est aussi la réunion des exécutifs nationaux. Simplement, cette
réunion a lieu au niveau supérieur : chefs d’État ou de gouvernement. Il y a une fonction de
représentation des exécutifs nationaux, qui peut s’exercer à plusieurs niveaux hiérarchiques de
solennité, mais c’est toujours un état qui parle. La comitologie au niveau le plus bas. Le CoRePer au
niveau plus haut. Au-delà du CoRePer est le Conseil de l’Union européenne. Tout en haut est le
Conseil européen.
Dans tous les cas, la fonction assurée est la représentation des exécutifs nationaux.
Le Conseil européen a évolué avec le traité de Lisbonne. La présidente de la Commission, le
haut représentant et le président du Conseil de l’Union peuvent participer à la réunion mais pas au
vote.
Le traité de Lisbonne a imaginé une autre figure : le président du Conseil européen à la tête
d’un secrétariat autonome, élu pour deux ans et demi renouvelables une fois à la majorité qualifiée par
le Conseil européen. Le résultat est incertain. Aujourd’hui tout le monde s’exprime un peu librement
( ??) La représentation a-t-elle été améliorée ? Le bilan paraît un peu mitigé.

Le vote du Conseil européen


Le Conseil européen a une pratique de vote différente qu’au sein de l’union. Il donne les
grandes impulsions politiques et s’occupe de la politique extérieure de l’Union européenne, mais
fonctionne suivant une logique interétatique classique. Il décide en principe par consensus (= un
état/une voix). Si un membre s’oppose à la décision de compromis débattue, elle n’est pas adoptée.
Exception : le Conseil européen dispose d’un pouvoir de nomination, qui s’exerce à la majorité
qualifiée.

Les traités fondateurs fonctionnaient à la majorité (logique d’unanimité). Mais dès l’origine, le
passage à la majorité qualifiée était envisagé. Or, lorsque la question du passage à la majorité est
devenue concrète, des résistances se sont manifestées, parmi lesquelles la crise institutionnelle entre
le PR de Gaulle et la CEE en 1965, qui aboutit à la paralysie provisoire du fonctionnement des
institutions européennes (politique de la chaise vide).
Cette crise aboutie en 1966 au compromis de Luxembourg (accord en vertu duquel si un état
estime que l’un de ses intérêts essentiels est menacé par un projet de décision au sein du Conseil, le
projet n’est pas soumis au vote, et la négociation continue pour trouver un accord avec l’É tat
concerné). Le statut juridique du texte n’était pas bien défini. C’était un accord entre les membres, on
parlait d’acte sui generis du droit communautaire. L’intérêt de cet accord international est qu’il a été
utilisé avec parcimonie et systématiquement respecté. Modification substantielle du fonctionnement de
la construction européenne.

Ce système a fonctionné jusqu’à la fin du Bloc de l’Est. Porte un élargissement progressif de


la construction européenne. La possibilité de maintenir le compromis de Luxembourg avec une
construction européenne élargie devenait difficile, mais les États étaient attachés aux garanties
qu’offrait le compromis de Luxembourg. En 1994, on aboutit au compromis de Ioannina, qui est un
assouplissement du compromis de Luxembourg. À partir du moment où plusieurs états approchent …
on continue la négociation en vue de trouver un accord satisfaisant. C’est une entente institutionnelle
qui n’offre pas les mêmes garanties que le compromis de Luxembourg, mais permet en pratique
d’éviter les excès du vote majoritaire.
Aujourd’hui, le vote majoritaire est pratiqué et défini avec ses nuances. Il a connu une
évolution complexe : d’abord un système de pondération des voix (les États les plus importants
démographiquement avaient le plus de voix), qui a été ensuite abandonné au profit d’un système avec

33
un double filet (si la Commission est à l’initiative, il faut le vote favorable de 55% des états-membres,
mais 72% si ce n’est pas la Commission qui est à l’initiative, représentatif de 65% de la population de
l’UE8).

Ce mécanisme doit être couplé avec le compromis de Ioannina (possibilité de demander la


poursuite des négociations). Sur les questions importantes, le vote à l’unanimité persiste au sein du
Conseil européen.

La majorité qualifiée est la règle, mais elle est nuancée par la persistance du vote unanime sur
les questions institutionnelles et de coopération, et par le compromis de Ioannina.

On se rend ainsi compte qu’un état peut facilement constituer des alliances pour empêcher un
vote majoritaire. En pratique, il y a des négociations et des coalitions pour éviter le vote majoritaire.

Les fonctions du Conseil

Traditionnellement, le Conseil européen était l’organe législateur. Il concentre également les


critiques adressées au déficit démocratiques des communautés européennes.

Le pouvoir confédéral. — Le pouvoir confédéral est le pouvoir de conclure les traités
internationaux (= négocier avec l’extérieur). En pratique, le Conseil donne un mandat à la Commission
pour négocier en son nom. Les états-membres conservent un pouvoir d’influence considérable.

Un organe exécutant. — Le Conseil européen reste moins qu’un parlement national. Il ne met
pas en œuvre la politique qu’il choisit ou qui résulte des élections. Il met en œuvre la politique décidée
par les traités.

L’analogie du parlementarisme. — Cependant, un courant doctrinal fort considère


qu’aujourd’hui, l’UE est basée sur un système de type parlementaire. Cette thèse est défendue par une
analogie fédéraliste entre le parlement bicaméral national et le Conseil européen et le Parlement
européen. Le Conseil européen serait la chambre haute ; le Parlement européen serait la chambre
basse.

Que vaut cette analogie ? Il faut alors se tourner vers le parlement européen.

C. Le Parlement européen

C’était l’Assemblée parlementaire, sur le modèle du Conseil de l’Europe. Mais en 1978, elle
s’autoproclame parlement européen.
Le vrai changement est procédural : le 20 sept. 1976 le Conseil adopte une décision soumise
à ratification à l’unanimité qui acte le passage à l’élection au suffrage universel direct du parlement
européen. À partir de ce changement procédural, le renforcement du rôle du parlement européen était
inévitable, jusqu’à lui conférer le pouvoir législatif et budgétaire qu’il exerce avec le Conseil.

1) L’organisation du parlement européen

Collège de députés (max 751).9 Les députés sont répartis suivant les différents états-membres
dans une fourchette allant de 96 sièges pour l’Allemagne, à 6 sièges pour les plus petits états. En
France, 79 depuis le Brexit. Désormais 76 en Italie, 59 en Espagne etc.

Cette fourchette sert à tenir compte de la démographie pour faire en sorte que le député soit un
élu européen dans une circonscription étatique (représentation équilibrée du peuple).
8 Il suffit donc de 35% de la population pour avoir la majorité de blocage pour tempérer la faveur que cette règle
représente pour les états avec une démographie importante.
9 Mais depuis le Brexit, il n’y en a plus que 705.

34
Mais dans la détermination de la fourchette, la place des RI reste prépondérante. Exemple :
pour les élections de 2019 (avant le Brexit), 74 000 habitants élisent un député à Malte, contre 864 000
en Allemagne, 916 000 en France… On voit la très forte disproportion entre les états faiblement
peuplés et les états plus important. Dans la pratique nationale, il y a bien sûr une différence entre les
circonscriptions rurales et urbaines. Ici, c’est une distorsion liée à la place importante de la
représentation étatique. Pour le reste, 5 ans renouvelables avec un statut qui comporte des
incompatibilités européennes (not. avec les fonctions exécutives dans les gouvernements nationaux ou
avec l’administration européenne), ;
…mais également des règles de non cumul qui varient d’un pays à l’autre (ainsi, en France, le
mandat n’est pas cumulable avec le rôle de parlementaire national…) ;
…il y a des immunités fonctionnelles, qui peuvent être levées par le parlement européen. Il est
d’usage d’accueillir avec faveur la faiblesse de cette protection. 10
Le scrutin est libre et secret, à la représentation proportionnelle, mais avec un système possible
de circonscriptions et l’obligation pour l’État de ne pas découper les circonscriptions de façon à
contourner la représentation proportionnelle.

On peut également prévoir un plancher : minimum de voix pour être représenté au parlement
européen, mais ce seuil ne peut être supérieur à 5%, ce qui est d’ailleurs le seuil retenu en France.

Pour le reste, le Parlement européen fonctionne « comme » un parlement national : les


parlementaires sont réunis suivant les affinités politiques, avec des sessions plénières et réunions en
commission.

Le siège du parlement à Strasbourg où devrait avoir lieu les sessions plénières, mais les
commissions se réunissent à Bruxelles, et une partie de l’administration est localisée à Luxembourg. Il
y a donc une navette coûteuse et souvent critiquée entre Bruxelles et Strasbourg.

Le parlement fixe son propre ordre du jour.

On retrouve une tradition parlementaire nationale avec la conférence des présidents.

L’article 16 du TUE prévoit que le … exerce les fonctions législatives et budgétaires


conjointement avec le parlement européen. Mais l’essentiel de la fonction budgétaire ne relève pas
d’un vote au parlement, mais relève en pratique d’une négociation entre États, avec des rabais
accordés à certains états.

La participation à la procédure législative est limitée à la compétence de l’Union, et ne


concerne pas toutes les matières couvertes par les traités fondateurs.

Fonction consultative du parlement dans tous les domaines où le Conseil de l’Union


européenne statue à l’unanimité.

La procédure législative est importante, mais doublement spéciale. Aujourd’hui, elle demeure
la règle.

3) La procédure législative ordinaire

10 Le prof note que ce n’est pas évident pour la séparation des pouvoirs (vis-à-vis du pouvoir judiciaire) et
l’exercice d’un mandat international.

35
87. La procédure législative ordinaire (ancienne codécision) est construite sur le modèle
communautaire originaire qui confie à la Commission l’initiative législative (art. 294 § 2 TFUE). Sur
ce point, une évolution a permis au Parlement de se saisir, partiellement, de cette fonction avec la
possibilité d’adresser à la Commission une demande de proposition (« initiative de l’initiative »,
prévue à l’art. 225 TFUE). Mais le succès de ce procédé dépend des équilibres politiques, et de
l’aptitude du Parlement à négocier un agenda au moment de la mise en place de la Commission. Avec
cette réserve, la Commission reste le « moteur » de la construction en ce qu’elle concentre le pouvoir
de proposition.

Le projet de la Commission est débattu en première lecture par le Parlement et le Conseil. Si


ce dernier s’aligne sur la position du Parlement, le texte est définitivement approuvé ou rejeté. En cas
de désaccord entre les deux institutions, une deuxième lecture intervient. Le Parlement dispose d’un
délai de trois mois pour rejeter ou approuver définitivement le texte dans les termes retenus par le
Conseil. Si le Parlement propose des modifications, le Conseil dispose à son tour de trois mois pour se
prononcer. S’il accepte les amendements du Parlement, le texte entre en vigueur tel qu’amendé  : il
peut accepter à la majorité qualifiée les amendements qui ont reçu un avis favorable de la
Commission, mais c’est seulement à l’unanimité qu’il pourrait accepter ceux qui se sont heurtés à un
avis défavorable – ce qui montre en creux la persistance de la maîtrise de l’initiative dont bénéficie la
Commission (art. 294 § 9 TFUE).

Si le Conseil n’accepte pas les amendements du Parlement, alors une procédure de


conciliation est menée par un Comité de conciliation composé de représentants du Parlement et du
Conseil, suivant le modèle des commissions mixtes paritaires de la procédure parlementaire
nationale. Si dans un délai de six semaines un projet commun est élaboré par le Comité, il est alors
soumis en troisième lecture au Parlement et au Conseil, et entre en vigueur s’il est approuvé par l’un et
l’autre (majorité simple au Parlement, qualifiée au Conseil).

L’organisation de la procédure évoque de façon saisissante le régime parlementaire bicaméral,


et légitime ainsi l’analogie fédéraliste des deux chambres, la haute (le Conseil, représentatif des entités
fédérées) et la basse (le Parlement, élu par les citoyens).
Mais deux raisons conduisent à rejeter l’analogie avec le parlementarisme national.

La première tient à la place réelle de la négociation interétatique, notamment au sein du


COREPER. L’élément déterminant de l’approbation des projets européens est le jeu des concessions
étatiques réciproques, suivant la logique diplomatique du commerce international – assez éloignée du
modèle parlementaire.

La seconde est liée au rôle réel du Parlement, enfermé par deux limites fondamentales.
La première limite, procédurale, est constituée par les prérogatives de la Commission
s’agissant de l’initiative législative, et quand bien même le Parlement se saisirait du droit
d’amendement pour élaborer une volonté politique propre, il faudrait alors encore qu’il parvînt à
obtenir l’improbable assentiment unanime des États au sein du Conseil pour passer outre l’avis
défavorable de la Commission. Pour l’essentiel, le Parlement n’a reçu qu’un pouvoir d’empêcher, et il
ne lui a été conféré qu’après la réalisation de la libéralisation voulue par les traités.
Mais on voit déjà apparaître la seconde limite, substantielle et plus importante : la Commission
élabore des propositions pour exécuter une politique largement prédéterminée par les traités et le
Parlement, même en exploitant au maximum sa très étroite marge décisionnelle, il est lui-même lié par
la politique convenue, quelle que soit la majorité politique. S’il estime que le programme capitaliste
stipulé dans les traités conduit à une impasse, il pourra au mieux en ralentir la mise en œuvre, en
émousser un peu les conséquences, mais toute velléité de politique autonome se heurterait à la censure

36
de la Cour de justice. Quelle que soit l’issue du scrutin, le Parlement européen n’a pas le choix de la
politique qu’il met en œuvre. Il ressemble à un parlement national, mais il est resté un organe
conventionnel d’exécution d’un traité portant création d’une union douanière et d’un marché commun
sur un modèle libre-échangiste.
Par exemple, la résolution du … 2019 consacrée à l’importance de la mémoire européenne
pour l’avenir de l’Europe considère que la seconde GM aurait été provoquée par le pacte de non-
agression de 1939. C’est le paradigme de l’un des deux blocs. Le parlement n’est pas un organe
législatif… Il est encore à construire.
§3. La qualité de membre de l'Union européenne
88. La qualité de membre de l’Union européenne suit la logique classique de la participation
aux organisations internationales. Elle s’acquiert par accord mais peut se perdre par retrait unilatéral
(A). Le statut de membre résulte de l’ensemble des règles qui définissent les droits et devoirs attachés
à cette qualité : respect de l’acquis et des valeurs, contribution au budget (B).
A. Identification : obtention et perte de la qualité d’État membre
89. Les six membres originaires ont acquis la qualité de membres des Communautés en
ratifiant les traités fondateurs. Depuis leur entrée en vigueur, l’élargissement du périmètre de la
construction est le fait de l’admission de nouveaux membres (1), tandis que leur éventuel retrait le
rétrécit (2).
1) Élargissement : l’admission
90. L’admission à l’Union européenne est régie par l’article 49 du TUE. Ce texte autorise la
candidature de tout « État européen » qui « respecte les valeurs visées à l’article 2 et s’engage à les
promouvoir ».
Suivant l’article 2 du TFUE, « [l]’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité
humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de
l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Le texte précise que « ces
valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-
discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Par cette mention, le texte de l’article 49 paraîtrait à première vue concevoir un système
d’admission basé sur des valeurs, suivant un projet politique proche de celui du Conseil de l’Europe.
Pourtant, on l’a vu, l’histoire de l’Union met en œuvre un projet essentiellement économique, en
opposition au modèle communiste de l’Est. La contradiction n’est qu’apparente car, en réalité,
l’article 49 ne mentionne les critères d’admission que par renvoi, en une phrase finale sibylline : « Les
critères d’éligibilité approuvés par le Conseil européen sont pris en compte » (art. 49 in fine TUE).
Or, les critères auxquels il est fait référence ont été adoptés en juin 1993 lors du Conseil de
Copenhague. Dans le contexte de la victoire contre le bloc de l’Est, le Conseil fixait quatre sortes de
conditions, essentiellement adressées aux États anciennement socialistes et communistes.

· Politique : démocratie et droit de l’homme. La première série de conditions reprend


le modèle de l’article 49 TUE (inspiré du Conseil de l’Europe) avec l’exigence d’un système
démocratique, respectueux de l’État de droit, et des droits de l’homme et des minorités . Mais les
« démocraties populaires » se considéraient, précisément, démocratiques et populaires, et donc
pourvoyeuses de droits de l’homme « réels », allant au-delà des droits de l’homme dits « formels »
d’Europe de l’Ouest ! Ça semble donc insuffisant.

· Économique : un État capitaliste. Le vrai critère, qui transforme tant le sens du mot
« démocratique » (et permet de définir comme démocratique, par exemple, le système politique qui
permet de choisir entre « capitalistes progressistes », « capitalistes conservateurs » et « capitalistes
écologistes ») que la portée attribuée aux « droits de l’homme » (un État où les gens sont libres de
choisir leur logement payant respecte les droits de l’homme même si des citoyens meurent sans abri,
mais ne les respecte pas s’il nie la liberté individuelle en assignant des résidences populaires à

37
chacun), est le deuxième : la mise en place d’une « économie de marché » viable, capable de « faire
face » à la « pression concurrentielle » et aux « forces du marché ». Ce que désigne cette expression
un peu mystique (les « forces du marché... ») est bien l’adhésion au camp capitaliste, qui a
accompagné la conquête de l’Est. Si elles pouvaient s’accommoder encore du premier critère, comme
l’avaient montré d’ailleurs les cas historiques de la Finlande, de la Suède ou de l’Autriche,
l’organisation publique et populaire de l’économie n’était pas compatible avec le second, qui exigeait
l’adhésion au modèle capitaliste.

· Technique : un état acquis. Des périodes de transition ont été admises sur certains
points, considérant notamment le fait qu’en vertu du troisième critère, l’adhésion au système de
l’Ouest devait se faire « en bloc », en reprenant l’« acquis communautaire », c’est-à-dire l’ensemble
des règles produites par les Communautés pour mettre en œuvre la libéralisation promise en échange
du plan Marshall (règlements, directives etc…). > Exiger le respect de l’acquis au titre de l’éligibilité
est évidemment en accord avec la volonté de ne pas instaurer une construction à « plusieurs
vitesses » ; il permet également, dans le cas des anciennes économies communistes, d’organiser
progressivement le passage au système capitaliste (dont on voit ici qu’il n’est pas l’état de nature
qu’on prétend parfois, mais un artéfact qui suppose une réglementation aussi complexe que les
brouettes de règlements et directives adoptées pour le mettre en place) avant d’entrer dans l’Union. À
cet égard, il est remarquable que les critères de Copenhague mentionnent spécifiquement la capacité
du candidat de souscrire aux «  objectifs de l’union économique et monétaire   », qui impliquent une
conception spécifique s’agissant des finances publiques et de l’utilisation, limitée, de la création
monétaire – conception promue dans le cadre du plan Marshall (art. 7 de la Convention de Paris de
1948).

· A la bien : un État adaptable. Le dernier critère de Copenhague est plus obscur : la


capacité de l’Union à intégrer le candidat sans affecter « l’élan » de la construction européenne.
Difficile à apprécier par des éléments objectifs, ce critère semble vouloir éloigner des sociétés dont les
spécificités ne se situeraient pas du côté politique (démocratie et droits de l’homme), idéologique et
économique (capitalisme) ou technique (intégration de l’acquis) ; il est généralement utilisé par ceux
qui s’opposent à une candidature de la Turquie, dont l’admission aux Communautés puis à l’Union a
été indéfiniment reportée.
Sur le plan procédural, après information des parlements européens et nationaux, la
candidature à l’admission doit faire l’objet de l’accord unanime des membres réunis au sein du
Conseil, après avis de la Commission et approbation du Parlement (art. 49 TUE). Une fois l’admission
décidée, elle est mise en œuvre par un traité d’adhésion, conclu entre le candidat et les membres, et
soumis donc à l’acceptation individuelle de chacun suivant ses règles constitutionnelles respectives.
Ce traité est essentiel pour adapter l’organisation à l’élargissement qu’il consacre, et pour préciser
les mesures transitoires convenues (art. 49 al. 2 TUE).
Du point de vue du droit français, la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 a introduit une
procédure spécifique à l’article 88-5 de la Constitution, modifié par la loi constitutionnelle du 4 février
2008. En vertu de son premier alinéa : « Tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à
l’adhésion d’un État à l’Union européenne est soumis au référendum par le président de la
République ». Le deuxième alinéa de l’article 88-5 introduit une exception : « Toutefois, par le vote
d’une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes,
le Parlement peut autoriser l’adoption du projet de loi selon la procédure prévue au troisième alinéa
de l’article 89 » (c’est-à-dire par les trois cinquièmes des membres du Parlement réuni en Congrès).
À titre transitoire, la loi constitutionnelle de 2008 avait précisé que la procédure de
l’article 88-5 ne s’appliquerait pas « aux adhésions faisant suite à une conférence
intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil européen avant le 1 er juillet
2004 », ce qui a permis notamment d’appliquer la procédure de la loi ordinaire à l’admission de la
Croatie. Mais, précisément, les conditions de vote de la loi relative à l’admission de la Croatie
permettent de relativiser la portée de cette disposition : elle a reçu à l’Assemblée les suffrages

38
favorables unanimes de tous les députés, de tous les partis politiques, de tous bords. La majorité des
trois cinquièmes, visée à l’article 88-5 n’est pas un obstacle aux élargissements, sauf cas particulier.
Et du point de vue historique, c’est effectivement le cas spécifique de la candidature de la Turquie qui
est à l’origine (politique) de cette révision constitutionnelle, d’application (juridique) générale.
2) Rétrécissement : le retrait
91. La sortie volontaire de l’Union européenne est la seule hypothèse de sortie admise
par les traités : si les membres peuvent faire l’objet de sanctions, l’expulsion de l’Union n’est pas au
nombre de ces dernières. La sortie volontaire, à vrai dire, n’avait pas été prévue par les traités
originaires. C’est à la demande du Royaume-Uni qu’une clause de retrait volontaire unilatéral a été
introduite par le traité de Lisbonne et figure désormais à l’article 50 du TUE.
En vertu de ce texte, le retrait est discrétionnaire : c’est une décision unilatérale qui n’a pas à
être motivée (il n’est pas nécessaire d’alléguer un changement de circonstances ou l’inexécution
d’une autre partie, par exemple). La seule condition est procédurale : le respect des règles nationales
applicables, supposées de rang constitutionnel (« Tout État membre peut décider, conformément à ses
règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union » ; art. 50 § 1er TUE). Du point de vue du droit
européen, une fois la procédure nationale acquise, il suffit d’une « notification », c’est-à-dire d’une
lettre envoyée dans la forme diplomatique classique : « L’État membre qui décide de se retirer notifie
son intention au Conseil européen » (art. 50 § 2 TUE).

Comme les constitutions nationales ne comportent pas de règles expresses venant limiter sur
ce point le pouvoir de l’exécutif, traditionnellement chargé des relations extérieures de l’État,
l’identification des « règles constitutionnelles » visées par le texte peut donner lieu à des débats.
Le précédent du retrait britannique, à défaut de constitution écrite applicable, est d’exploitation
difficile. Le Brexit a été choisi le 23 juin 2016 par le corps référendaire du Royaume-Uni à une
majorité de 51,89 % avec une participation de 72,21 %. Le juge suprême britannique (arrêt du 24 janv.
2017, Miller, Dos Santos et alii c/Secrétaire d’État pour la sortie de l’UE) a considéré que le vote
n’était pas suffisant, et que la sortie devait également être autorisée par le Parlement national (mais pas
par des votes de chaque assemblée locale, i.e. les assemblées « dévolues » d’Écosse, du Pays de Galles
et d’Irlande du Nord). Le Parlement britannique ayant autorisé le retrait, le Royaume-Uni a émis la
notification de son intention de se retirer le 29 mars 2017.

À réception de la notification, l’article 50 § 2 prévoit la négociation d’un accord entre l’Union
et le sortant « fixant les modalités » du retrait. La négociation est menée « à la lumière des orientations
du Conseil européen », et l’éventuel accord est conclu par le Conseil « statuant à la majorité
qualifiée, après approbation du Parlement européen » (c’est la majorité qualifiée renforcée de
l’art. 238 § 3 litt. b qui s’applique : « 72 % des membres du Conseil représentant les États membres
participants, réunissant au moins 65 % de la population de ces États »).
La période de négociation est en principe enfermée dans un délai de deux ans à compter de la
date de notification de l’intention de se retirer.
Passé ce délai, si aucun accord de retrait n’a été conclu, « les traités cessent d’être applicables
à l’État concerné », « sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à
l’unanimité de proroger ce délai » (art. 50 § 3). À défaut d’accord spécial, en somme, la règle est la
cessation de l’intégralité du régime résultant de l’Union européenne, à moins que tous acceptent de
prolonger le délai, pour conclure un accord de sortie soumis à la majorité qualifiée – le sortant ne
prend pas part aux délibérations (art. 50 § 4).

Conséquence de la sortie de l’UE. — Sauf à négocier la solution dérogatoire à laquelle on


aspire, la conséquence de principe (i.e. supplétive de volonté) de la sortie de l’Union est la
disparition du régime instauré par les traités (y compris l’« acquis » – c’est-à-dire les règles créées
sur la base des traités). Concrètement, le droit international général et les règles (GATT, GATS, etc.)
et procédures de l’OMC (re)trouveront leur applicabilité dans les relations entre l’ancien membre et

39
l’Union. Les règles européennes autres que celles de l’Union européenne (règles du Conseil de
l’Europe, et notamment la Convention européenne des droits de l’homme, OSCE, etc.) continueront de
s’appliquer.
« Sortir » de l’Union européenne veut donc dire, en droit, changer les règles applicables aux
relations entre États concernés ; c’est une réforme du droit européen. Les conservateurs britanniques y
ont vu la possibilité d’établir un régime plus libéral (i.e. davantage tourné vers un libre-échange sans
les lourdeurs bureaucratiques prêtées à la « régulation » européenne), les souverainistes français
tenants d’un Frexit espèrent en obtenir un nouveau dirigisme étatique (et un frein à la mondialisation
des échanges). Mais abroger des règles unilatéralement est une chose, les réviser suivant ses dessins
en est une autre : il faut bien faire ses comptes avec le droit international.

Dans le cas du Royaume-Uni, le retrait formel est intervenu à compter du 1 er février 2020 avec
l’entrée en vigueur de l’Accord de retrait signé le 24 janvier 2020 avec l’Union et Euratom, mais
pendant une période de transition terminée le 31 décembre 2020 le droit de l'Union a continué de
s’appliquer, même si le Royaume-Uni n’était plus représenté au sein des institutions européennes.
Devenu État tiers, le Royaume-Uni a négocié la mise en place d’une zone de libre-échange avec
l’Union européenne. Elle a été réalisée par l’Accord de commerce et de coopération entre l’Union
européenne et Euratom d’une part, et le Royaume-Uni d’autre part, conclu le 24 décembre 2020, entré
en vigueur à titre provisoire dès le 1er janvier 2021 (entrée en vigueur « définitive » le 1er mai 2021).
Mais il s’agit d’un traité d’une extrême complexité : 783 articles de texte principal, accompagnés
d’annexes, le tout pour un ensemble normatif de plusieurs milliers de pages. S’il réalise effectivement
le projet de zone de libre-échange voulu par les conservateurs britanniques, il n’est pas sûr que
l’extrême technicité du régime mis en place et des procédures imaginées, qui s’ajoutent à ceux qui
résultent de l’Accord de retrait, donne entièrement satisfaction à leur vœu de simplification
administrative.

L’article 50 du TUE prévoit la sortie complète ou un accord spécial : aucune procédure de


sortie partielle n’est prévue. La question a été débattue au plus fort de la « crise de la dette »,
lorsqu’une sortie de la « Zone euro », sans retrait de l’Union, a été envisagée.
La Commission s’y était opposée en avançant l’argument textuel du caractère « irrévocable »
de l’appartenance à l’Euro, mais l’argument était spécieux car ce qui est fixé « irrévocablement » au
sens de l’article 140 § 3 du TFUE est le taux auquel l’euro est appelé à remplacer la monnaie nationale
(dans la phase de passage à l’Euro), et non l’appartenance à la Zone euro. Un argument plus solide
pourrait être tiré de l’interprétation systémique des traités qui considèrent l’appartenance à l’UE
sans adoption de l’euro comme un régime dérogatoire transitoire, ce qui pourrait impliquer
l’impossibilité d’un retour en arrière.
Mais en sens inverse, l’impossibilité de forcer un État membre de l’UE à entrer dans la Zone
euro permet le doute. Surtout, les traités conçoivent l’appartenance à l’Union comme une condition
nécessaire mais non suffisante pour l’adoption de la monnaie unique, l’État membre candidat à l’euro
devant également satisfaire les critères de convergence économique (les « critères de Maastricht »).
Dans ces conditions, l’appartenance des États membres à la Zone euro étant conditionnelle, l’État qui
se trouverait durablement dans l’incapacité de remplir ces critères devrait avoir la faculté d’en sortir,
au moins temporairement – faute, précisément, de pouvoir satisfaire aux conditions d’appartenance à
la Zone euro. C’est l’avis que le prof avait défendu (RGDIP, 2011, p. 833).
B. Statut : droits et devoirs des États membres
92. Être membre de l’Union européenne veut dire en assumer les engagements, inscrits dans les traités
ou « acquis » autrement (1). Mais l’Union a un coût financier, et ses dépenses doivent être couvertes
par des recettes, auxquelles les États sont appelés à contribuer (2). Adhérer à l’Union c’est aussi en
accepter les valeurs, dont l’abandon expose à des sanctions (3).
1 - Les engagements européens : les traités et l’acquis

40
93. Le candidat à l’entrée dans l’UE demande à adhérer aux traités qui la régissent. – À la suite
du traité d’adhésion, et avec les conditions spéciales qu’il stipule, le nouveau membre accepte d’être
lié par les dispositions conventionnelles applicables (TUE, TFUE et annexes) : il jouira des droits
attachés à la qualité de membre (droit de vote, accès aux fonds, participation au marché, libre
circulation pour ses ressortissants, etc.) et devra en supporter les obligations (transposition des
directives, respect des règlements, acceptation des marchandises européennes, abstention d’aide aux
productions nationales, contribution au budget, etc.).
Il reste que les traités ne sont pas immuables, et l’État membre devra se conformer aux révisions qui
interviendront. Cependant, une fois dans l’UE, il pourra s’opposer aux modifications qui heurtent ses
intérêts. Le principe, en effet, est que la modification des traités suppose un nouvel accord entre tous
les membres. Ce principe est mis en œuvre par l’article 48 du TUE, qui distingue plusieurs types de
procédures de révision des traités.
La « procédure de révision ordinaire » peut résulter d’un projet d’un État membre, du Parlement ou de
la Commission, soumis au Conseil qui en saisit le Conseil européen et les parlements nationaux
(art. 48 § 2 TUE). À la majorité simple, le Conseil européen choisit entre deux procédures. Si
l’ampleur du projet le justifie, son président convoque une « Convention », réunissant représentants
des parlements nationaux et chefs des exécutifs d’une part, représentants du Parlement européen et de
la Commission de l’autre (la BCE est consultée si le domaine monétaire est concerné). La Convention
fera alors par consensus des recommandations à la « Conférence intergouvernementale » appelée à
négocier le nouveau traité. En cas de révision de moindre ampleur, le Conseil peut convoquer
directement la Conférence des représentants des États membres (art. 48 § 3 TUE). À l’issue des
négociations interétatiques, la Conférence adopte un traité ouvert à signature de tous les membres. Les
modifications introduites « entrent en vigueur après avoir été ratifiées par tous les États membres
conformément à leurs règles constitutionnelles respectives » (art. 48 § 4). Au-delà des apparences,
cette procédure ordinaire est une codification d’usages internes à l’Union européenne, mais parce qu’il
s’agit de traités, c’est le droit international qui, en définitive, régit la procédure, et un nouvel accord
international, négocié entre les représentants des États membres, pourra toujours modifier les traités, y
compris leurs règles relatives à leur propre révision...
Les « procédures de révision simplifiées », à vrai dire, ne « simplifient » pas beaucoup. Une première
procédure est réservée à « la révision de tout ou partie des dispositions de la troisième partie du TFUE,
relatives aux politiques et actions internes de l’Union ». Sur proposition d’un État membre, du
Parlement ou de la Commission, le Conseil européen peut adopter à l’unanimité une telle
modification, après consultation de la Commission, du Parlement (et de la BCE dans le domaine
monétaire). Cette modification « n’entre en vigueur qu’après son approbation par les États membres,
conformément à leurs règles constitutionnelles respectives » (art. 48 § 6 TUE). On le voit, c’est la
même procédure, avec comme seule différence que la phase finale de la négociation interétatique ne se
fait pas au sein d’une conférence réunie ad hoc, mais dans le cadre ordinaire des réunions du Conseil.
Il est dès lors étonnant que le traité ait stipulé qu’une telle décision du Conseil « ne peut pas accroître
les compétences attribuées à l’Union dans les traités » (art. 48 § 6 al. 3 TUE). La décision étant
soumise à approbation individuelle des États, dans le respect des procédures relatives à la conclusion
des accords internationaux, il est difficile d’imaginer qu’une telle modification puisse être censurée
par un juge se substituant à l’appréciation des États exprimée par la voie conventionnelle. Pourtant,
alors que les gouvernements de plusieurs États, dont la France, l’Allemagne et l’Italie, le Conseil
européen et la Commission étaient intervenus à l’instance pour faire valoir qu’il ne lui appartient pas
d’apprécier la validité du « droit primaire », la Cour de Luxembourg s’est estimée compétente pour
apprécier la conformité à l’article 48 § 6 TUE de la décision du Conseil européen tendant à créer le
Mécanisme européen de stabilité (MES). C’est d’autant plus incompréhensible que, ne pouvant pas
réellement annuler un amendement aux traités, la Cour en a été réduite à devoir dire pour droit que le
MES, censé sauver la « Zone euro » et nécessitant une révision des traités, n’accroît pas les
compétences de l’Union... (CJUE, 27 nov. 2012, n° C-370/12, Thomas Pringle c/Irlande).
Une dernière procédure simplifiée l’est réellement ; c’est la « passerelle » prévue à l’article 48 § 7
TUE. Elle permet d’abandonner la procédure de vote à l’unanimité prévue par les traités au profit d’un
vote à la majorité qualifiée dans tous les domaines autres que la « défense » et les « décisions ayant

41
des implications militaires ». Ce passage à la majorité qualifiée est encadré par des garanties
importantes. D’une part, en effet, la décision de passer à la majorité qualifiée doit être adoptée à
l’unanimité au sein du Conseil européen, après approbation du Parlement européen. D’autre part, la
volonté de recourir à la clause passerelle doit être préalablement notifiée par le Conseil européen à
l’ensemble des parlements nationaux. En cas d’opposition d’un parlement national dans un délai de six
mois à compter de la notification, la procédure prend fin. Le passage à la majorité qualifiée, en
somme, suppose l’accord du Parlement européen, de chaque exécutif national et l’absence
d’opposition de chaque parlement national. On pourrait difficilement prétendre qu’il soit subi par les
États.
94. L’État qui entre dans l’Union doit se conformer à l’« acquis ». – L’« acquis européen »
(« communautaire », jadis) est un concept essentiel de la construction européenne. Il est une façon de
désigner le contenu matériel de l’ordonnancement juridique européen ou, en d’autres termes,
l’ensemble des règles européennes, contenues dans les traités ou dérivées de ceux-ci. Les États
membres, anciens et nouveaux, sont tenus de le respecter, et de le faire respecter dans les limites de
leurs attributions. Par définition, l’acquis n’est pas figé, et varie au gré des nouvelles règles
européennes adoptées. En tant que processus dynamique, la construction européenne a vu l’acquis
s’étoffer à mesure de ses progrès. Parfois, l’acquis s’est-il renforcé par l’intégration dans le droit des
Communautés, puis de l’Union actuelle, de règles qui lui étaient extérieures. Ainsi l’« acquis de
Schengen » (né d’accords internationaux distincts des traités de Rome) a été « communautarisé » pour
devenir une partie du droit de l’Union (mais avec des « dérogations »), comme du reste les anciens
deuxième et troisième piliers du traité de Maastricht.
Mais une part d’idéologie juridique entoure l’acquis, imaginé comme une masse en extension, à
mesure des avancées successives du projet européen. Or, d’un point de vue formel, la variabilité de
l’acquis implique la possibilité de son rétrécissement ou, si l’on maintient la métaphore idéologique du
progrès, la possibilité d’un « recul » de la construction européenne et, par conséquent, de l’acquis
européen. Ce qui était acquis hier, pourra ne plus l’être demain. Le rétrécissement ratione personae de
l’acquis européen est évident si l’on songe à la possibilité de la sortie d’un membre  – réduisant le
cercle des parties aux traités mais aussi, ratione loci, l’étendue du marché. Mais même ratione
materiae, l’article 2 § 2 du TFUE admet expressément la possibilité d’un rétrécissement de l’acquis
dans le domaine des compétences partagées : « Les États membres exercent à nouveau leur
compétence dans la mesure où l’Union a décidé de cesser d’exercer la sienne ». Ce texte ne mentionne
pas l’hypothèse où le recul de l’acquis accompagnerait l’adoption de nouvelles règles de l’Union, sans
abandon de la compétence européenne : le droit européen marquerait alors lui-même le recul de la
construction. L’article 64 § 3 TFUE, cependant, envisage expressément cette hypothèse dans le
domaine spécifique de la circulation des capitaux : « Par dérogation au paragraphe 2, seul le Conseil,
statuant conformément à une procédure législative spéciale, à l’unanimité et après consultation du
Parlement européen, peut adopter des mesures qui constituent un recul dans le droit de l’Union en ce
qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays
tiers ». Mais la pratique en donne d’autres illustrations. Ainsi, là où le traité de Maastricht avait prévu
une liberté de circulation attachée à la citoyenneté européenne, la directive 2004/38 du 29 avril 2004,
en permettant la reconduite à la frontière des citoyens européens qui seraient une « charge » pour
l’État d’accueil, conserve (v. la directive 90/364/CEE du 28 juin 1990 qui prévoyait cette possibilité
avant le traité de Maastricht) ou étend formellement l’acquis en complétant la réglementation mais, en
substance, elle le restreint en limitant la liberté de circulation. Ce simple constat suffit à écarter
l’association, idéologique, de la conception formelle (adoption de nouvelles règles) et de la conception
substantielle (progrès de la construction) de l’extension de l’acquis. Une nouvelle réglementation de
l’UE n’est pas toujours et nécessairement un progrès, pas même de la construction européenne elle-
même.
2) Les finances européennes : la contribution au budget européen
Le modèle du financement de l’UE est emprunté au système classique du budget des organisations
internationales qui met au premier plan la négociation interétatique et les contributions nationales. La
construction européenne s’est efforcée de pondérer ces caractéristiques en associant le Parlement, et en
développant les ressources propres ; mais le résultat est incertain.

42
Procédure du budget. — Le pouvoir budgétaire est désormais partagé entre le Conseil et le
Parlement (art. 16 TUE), mais la procédure budgétaire, d’une grande complexité, masque mal les
réalités. Selon l’article 314 du TFUE, la Commission élabore le projet de budget et le soumet au
Conseil qui en décide. La décision du Conseil est alors transmise au Parlement qui peut l’approuver
explicitement ou tacitement, ou formuler des amendements dans un délai de 42 jours. Si les
amendements ne sont pas acceptés, le Comité de conciliation se réunit et dispose d’un délai de 21
jours pour trouver un projet commun.
Le budget est alors approuvé si Conseil et Parlement l’approuvent ou si l’un, ou les deux, ne
parviennent pas à statuer dans les quatorze jours qui suivent l’adoption du projet commun – mais le
Parlement peut provoquer l’adoption du budget malgré le rejet du projet commun par le Conseil en
confirmant tout ou partie de ses amendements à la majorité des membres qui le composent et les trois
cinquièmes des suffrages exprimés 11.
Faute d’une telle approbation ou à défaut de compromis au sein du Comité de conciliation, la
procédure recommence avec un autre budget élaboré par la Commission. Si le budget n’est pas adopté
au début de l’exercice budgétaire, les dépenses seront engagées sur une base mensuelle et par
douzième des crédits votés l’année précédente pour le chapitre budgétaire concerné, à moins que le
Conseil ne relève ce seuil, sur proposition de la Commission et à condition que le Parlement ne s’y
oppose pas (art. 315 TFUE).

Substance du budget. — Sous l’angle substantiel, les dépenses de l’UE sont principalement
absorbées par la politique agricole, la cohésion, puis par les politiques de compétitivité et la coûteuse
administration. Le vrai enjeu est constitué par la détermination des ressources.
Historiquement, et comme les autres organisations internationales, les Communautés
dépendaient des contributions nationales. La détermination de leur montant et leur versement étaient
le lieu privilégié de la négociation et des pressions étatiques. Corrélativement, l’effort pour doter l’UE
de « ressources propres » correspondait à une volonté de conforter l’autonomie de l’Union à l’égard
des États. L’enjeu stratégique est évident : plus la part des contributions étatiques est importante, plus
l’Union dépend de la négociation entre États, alors que la montée en puissance des ressources propres
favoriserait l’indépendance de la politique européenne à l’endroit de ses membres.

Un échec masqué. — Sous cet angle, l’échec du développement des ressources propres a été
masqué par une évolution terminologique : désormais les contributions nationales sont considérées
comme des « ressources propres », mais elles continuent de peser pour plus des deux tiers du budget
européen (environ 70 %). Ces contributions sont calculées à partir du revenu national brut de chaque
membre.
Le petit tiers qui reste est constitué par les droits de douane perçus au titre du tarif douanier
commun appliqué aux marchandises en provenance des États tiers. Sur ce point, cependant, l’UE est
prisonnière de sa politique libre-échangiste qui tend précisément à réduire la ressource douanière en
luttant contre les obstacles tarifaires au commerce. Aux droits de douane s’ajoute une portion de la
TVA (environ 12 % du budget) : il s’agit d’un prélèvement de 0,30 % appliqué à une assiette ne
pouvant dépasser 50 % du RNB (écrêtement). Cotisations sur le sucre, produits financiers, perception
d’amendes et astreintes, produits exceptionnels (ventes immobilières, etc.) et autres menus revenus
complètent le budget.
Traduction géopolitique. — La place prépondérante des cotisations étatiques traduit la faible
autonomie financière de l’UE. La négociation interétatique se révèle cruciale pour la détermination du
budget global, mais elle continue de jouer un rôle pour la détermination de la participation
individuelle. En effet, nonobstant l’apparence d’uniformité dans la collecte des ressources, les États
négocient des solutions particulières au titre de la programmation pluriannuelle. Ainsi, pour la période
2014-2020, outre le « chèque britannique » un rabais a également été obtenu sous forme de
« correction forfaitaire » par le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et l’Autriche, et sous forme de taux

11 Double majorité.

43
réduit de TVA (0,15 % au lieu des 0,30 % applicables) pour l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède –
ces derniers gagnant sur les deux tableaux. Les mêmes bénéficiaires ont été reconduits pour la
programmation 2021-2027.
Avec la crise sanitaire, évolution dans la pratique de l’UE : elle a participé à la mise en place
du plan de relance. Mais le changement fondamental n’est pas dans les dépenses de l’Union, parce
que ce plan est un fond distribué aux États qui vont investir. Mais désormais, la Commission emprunte
elle-même les sommes pour les transmettre aux États = mutualisation de la garantie financière
accordée au préteur.

3) Les valeurs européennes : les sanctions

97. Dans l’effort pour dépasser la nature économique du projet initial, l’UE a déclaré son
attachement à une série de valeurs magnanimes, énoncées désormais à l’article 2 du TUE : « L’Union
est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de
l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes
appartenant à des minorités ».
Or, l’organisation institutionnelle et procédurale de l’UE est conçue pour assurer l’exécution
du programme de libéralisation économique et d’organisation du marché concurrentiel prévu par les
traités. Les valeurs, qui ont un objectif politique, ont été insérées dans un système institutionnel qui a
un objet tout différent. Le Parlement, en particulier, n’a qu’une fonction de coopération à la mise en
œuvre des politiques économiques conventionnelles. Et la Cour de justice de l’UE, de son côté, n’a
pas une compétence générale comparable à une cour suprême nationale. Il n’y a pas, en somme, des
contre-pouvoirs juridiques et institutionnels comparables à ceux qui peuvent exister dans les sociétés
nationales. Quant aux contre-pouvoirs sociaux (médias, syndicats, opposition politique, etc.), leur
organisation européenne est restée assez embryonnaire – précisément parce que le cadre d’impulsion
politique est demeuré étatique, la construction communautaire n’ayant jamais abandonné le projet
économique lié au plan Marshall.

Dans ces conditions, il a fallu insérer une procédure de sanctions politiques dirigées contre
l’État membre (et non contre tel ou tel autre organe ou personne individualisés en son sein) pour
l’atteinte aux valeurs européennes dans le cadre d’une organisation essentiellement économique.
L’expérience des sanctions adoptées par les organisations internationales contre leurs membres
montre les limites de tels mécanismes, à peu près systématiquement abandonnés. 12 Il est peu probable
que le mécanisme européen connaisse un sort différent.

L’article 7 du TUE organise une procédure en deux phases.

Le Conseil constate le risque de violation. — La première phase peut répondre à un risque ou
à sa réalisation. Le Conseil peut constater qu’il existe un « risque clair » d’une « violation grave » des
valeurs de l’UE. Il peut le faire uniquement « sur proposition motivée d’un tiers des États membres, du
Parlement européen ou de la Commission européenne », par un vote « à la majorité des quatre
cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen » et après avoir entendu l’État
intéressé (art. 7 § 1 TUE). Mais le risque peut se réaliser, et c’est alors au sommet européen d’en
juger. Le Conseil européen, en effet, après avoir mis l’État membre concerné en mesure de présenter
ses observations, peut constater « une violation grave et persistante » des valeurs de l’Union. Sa
décision doit être adoptée à l’unanimité « sur proposition d’un tiers des États membres ou de la
Commission européenne et après approbation du Parlement européen » (art. 7 § 2 TUE).

12 Renforce les tensions à l’égard du pays sanctionné. Peu effectif.

44
Le Conseil européen constate la violation effective. — La deuxième phase est celle des
sanctions, et concerne uniquement les cas où une violation grave et persistante aurait été constatée
à l’unanimité, conformément à l’article 7 § 2 du TUE.
Dans cette hypothèse, le Conseil peut alors, « à la majorité qualifiée », « suspendre certains
des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de
vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil » (art. 7 § 3 TUE). Le
texte précise, d’une part, que les « conséquences éventuelles » des sanctions sur « les droits et
obligations des personnes physiques et morales » doivent être prises en compte et, d’autre part, que
l’État mis en cause reste lié par ses « obligations ».
L’État mis en cause ne participe pas au vote et n’est pas comptabilisé aux Conseils, dont la
majorité qualifiée est celle, renforcée, de 72 % des États membres. La Parlement, quant à lui se
prononce à la majorité (qualifiée) des deux tiers des suffrages exprimés, représentant la majorité
(simple) des membres. L’article 7 du TUE, on le voit, encadre la procédure de sanctions de
précautions telles qu’elle paraît d’emblée conçue pour ne pas être appliquée. Et elle ne l’est pas.

L’expérience des organisations internationales a montré les difficultés de ce type de systèmes


de sanctions : elles affaiblissent l’organisation, privée d’une représentation, autant que l’État ; elles
contribuent à isoler l’État qui s’est déjà éloigné des autres ; et elles risquent de conforter, à l’intérieur
de l’État, la force politique qu’elles ciblent. Rien n’a pu être imaginé pour les écarter, ce qui explique
que cette procédure, souvent brandie, parfois armée, n’ait jamais abouti. Cela n’exclut pas une
condamnation de l’État par la Cour de justice de l’UE au titre des actions en manquement ( infra,
n° 120, 121 ; et v. pour le cas polonais, CJUE, 24 juin 2019, n° C-619/18, Commission c/Pologne = la
commission a choisi la procédure en manquement, ce qui permet la condamnation juridique de la
Pologne et, face à son inexécution, l’adoption de mesure financière.

La conditionnalité introduite par l’UE est un mécanisme critiquable selon le prof : n’a pas
toujours fonctionné.
SECTION 3 – L’ordonnancement juridique de l’Union européenne
98. Assurément original, l’ordonnancement juridique de l’Union européenne est souvent décrit
comme un ordre « autonome ». Les mécanismes de formation du droit de l’Union, ses « sources », le
distinguent (§1). Son contentieux, c’est-à-dire ses procédures d’application juridictionnelle, démontre
un degré d’« intégration » remarquable (§2). Mais lorsqu’on en vient à l’exécution du droit européen,
le scénario se trouble, et l’autonomie de l’Union comme sa nature juridique, retrouvent des contours
incertains (§3).
§1. Formation : les « sources » du droit de l’Union européenne
99. Le statut des règles européennes est étroitement lié à leur articulation avec le droit
national (B). Pour le cerner, il faut d’abord apprendre à les reconnaître, dans leur diversité (A).
A. L’identification des « sources » du droit européen : actes et règles
100. À l’opposition, parfois incertaine, du droit originaire et du droit dérivé (1), s’est ajoutée
la distinction, peut-être impromptue, des actes « législatifs » et « non législatifs » (2).
1) Droit originaire et droit dérivé
a) Droit originaire et droit international
Le droit originaire comme constitution européenne. — 101. Le « droit originaire » est la
constitution européenne, au sens du droit des organisations internationales (= traités fondateurs) : le
traité international « constitutif de l’organisation » qui en délimite les compétences et les pouvoirs, et
organise les procédures d’exercice de ces derniers. Il s’agit donc des « traités européens » (les anciens
traités CECA, CEE, CEEA et UE ; et aujourd’hui le TUE, le TFUE et le traité CEEA), tels que
modifiés par les protocoles d’admission des nouveaux membres (le protocole d’admission de la
Croatie, dernier en date) et, éventuellement, les protocoles de sortie.

45
Toutes les autres sources de droit européen relèvent du « droit dérivé », en ce sens qu’elles
résultent d’actes adoptés par l’Union sur le fondement des traités (ils en « dérivent »).
Il reste que le droit de l’Union n’a pas fait disparaître le droit international, et que nombre
d’actes conventionnels « dérivés » des traités européens sont également « dérivés » des coutumes
internationales qui donnent à l’État la capacité de conclure des traités.

La rémanence d’un droit international en marge du droit originaire. — 102. Les traités
fondateurs modifiés n’ont pas fait disparaître les accords intérieurs, reflet du pouvoir des États de
conclure des accords internationaux entre eux. Les accords entre les membres, toutefois, ne restent
possibles que si le droit de l’Union le permet : les accords antérieurs sont abrogés dans la mesure où
ils ne sont pas compatibles avec les traités européens. Les accords postérieurs, quant à eux, sont
parfois admis par les traités eux-mêmes, et s’insèrent donc dans le cadre de la construction européenne
elle-même.
Dans les autres cas, ils ne restent possibles que dans la mesure où ils ne sont pas susceptibles
de mettre en péril la réalisation des buts poursuivis par l’Union. Si sur ce point le contrôle des
institutions européennes est relativement aisé tant qu’il s’agit d’accords bilatéraux, la vitalité et la
créativité diplomatiques dans les relations interétatiques européennes défient parfois la rigidité du
cadre institutionnel. Il n’est pas rare, en effet, que des ententes postérieures et distinctes des traités
viennent influencer durablement le fonctionnement réel de l’Union – « compromis » de Luxembourg,
puis de Ioannina, « garanties » irlandaises, « critères » de Copenhague, « accords » sur l’accueil des
migrants, et autres décisions des représentants des États réunis au sein du Conseil européen. On dit
alors, le plus souvent, qu’il s’agit d’actes sui generis de l’Union pour tenir à distance l’hypothèse qui,
pourtant, les rend si indispensables : la possibilité de convenir de solutions dérogatoires par la voie de
la négociation interétatique. Il est certainement plus simple de considérer que ces accords ne sont
jamais contraires au droit européen, et que, à l’opposé, ils en accompagnent toujours l’application
harmonieuse.

103. La catégorie des accords extérieurs, conclus avec des États ou des organisations tiers à
l’Union est plus articulée. Le cas des accords conclus par l’Union européenne est le plus simple : ils
deviennent ex lege des éléments à part entière du droit de l’Union européenne. Il en résulte d’une part
qu’ils doivent être exécutés par les États membres (v. art. 216 § 2 TFUE), et d’autre part qu’ils
bénéficient de la procédure d’interprétation uniforme du droit européen au titre du renvoi préjudiciel
du juge national (CJCE, 30 avr. 1974, n° 181/73, R. & V. Haegeman ; et aff. Kupferberg préc.).
Ces considérations s’appliquent également aux accords mixtes, conclus entre l’Union et ses
membres d’une part, et des tiers de l’autre : ils s’imposent aux membres, qui du reste les acceptent,
relèvent de la question préjudicielle dans la mesure de l’engagement de l’Union (CJCE, 16 juin 1998,
n° C-53/96, Hermès International), et partagent un fondement en droit international coutumier. Le cas
du GATT, puis de l’OMC, est intéressant car il a été d’abord conclu par les membres, mais la
Communauté puis l’Union (membre de l’OMC) exercent leurs attributions au sein de l’organisation
du fait de la compétence exclusive en matière de commerce extérieur.
Plus complexe est la question des accords conclus par les états membres avec des tiers. En
adhérant à l’Union européenne les États s’interdisent de conclure avec des tiers des accords
incompatibles avec le droit de l’Union, mais cela est évidemment sans préjudice des accords conclus
antérieurement avec des États pour lesquels les traités européens sont res inter alios acta. Comme les
traités européens ne peuvent pas priver ces tiers de leurs droits (pacta tertiis nec nocent nec prosunt),
ils ne peuvent qu’astreindre l’État membre à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire
cesser l’incompatibilité. Concrètement, c’est donc une obligation de dénoncer l’accord incompatible,
lorsqu’elle est possible, ou de le renégocier que le droit européen met à la charge du membre. Il reste
que ce régime exigeant devient impraticable dans le cas des relations multilatérales lorsque l’Union
européenne n’est pas elle-même partie au régime multilatéral – s’il advenait que le Conseil de sécurité
mît à leur charge des obligations incompatibles avec le droit de l’Union, faudrait-il imposer aux
membres de sortir des Nations unies, ou de désobéir au Conseil  ? Il y a donc une coexistence des

46
obligations extérieures (ainsi, oblig des NU, et oblig européennes). (CJCE, 3 sept. 2008, Kadi c/
Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes > respect des droits
fondamentaux et respect du Conseil de sécurité des NU ; la Cour décide que… ) ; comme les États
répondent de la violation des droits de l’homme qui résulterait de l’exécution de ces mêmes
résolutions (CEDH, 12 sept. 2012, Nada c/Suisse ; hors UE, la CrEDH considère que lorsque les états
mettent en œuvre les décisions du Conseil de sécurité, si, dans l’exécution, ils violent la CvEDH, ils
doivent en répondre).

104. Les autres règles internationales, et notamment le droit international coutumier, sont
reçues de façon assez incertaine. Le juge européen a pris volontiers une position de repli, à la manière
de ce que faisaient surtout il y a quelques dizaines d’années, certains juges nationaux, et n’applique le
droit coutumier qu’avec grande parcimonie. Elle s’y réfère cependant parfois, surtout lorsqu’il fournit
des instruments pour élargir sa marge de manœuvre face au droit écrit (et donc encore dans une
logique de repli méfiant vis-à-vis du droit extérieur), soit parce qu’il permettrait de dénoncer ou de
suspendre un traité (v. la référence à la clause rebus sic stantibus, relative au changement fondamental
de circonstances, dans l’affaire Racke – CJCE, 16 juin 1998, Racke), soit, à l’extrême, parce qu’il
autoriserait la mise en cause de la validité interne d’un accord (v., dans une logique empruntée au ius
cogens, l’interprétation d’un traité dans le sens du respect du droit à l’autodétermination, « opposable
erga omnes » et constituant « un des principes essentiels du droit international » ; CJUE, 21 déc. 2016,
Conseil de l’UE c/Front Polisario, pt 88 rectifié > souligne l’importance du principe du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes).
b) Actes des institutions et principes européens
105. Les actes des institutions prennent la forme de règlements, directives, décisions,
recommandations et avis. Ces catégories d’actes correspondent à la typologie originaire, article 288
du TFUE.

Les actes non-contraignants. — Ainsi, certains actes sont identifiés par le fait qu’ils « ne lient
pas » leurs destinataires (art. 288 § 5 TFUE). On dit alors qu’ils ne sont pas contraignants. Il s’agit des
« recommandations » adressés à des destinataires individualisés et des « avis » qui formulent la
position de l’institution. Tous les autres actes des institutions lient leurs destinataires (i.e. sont
contraignants).

Les actes contraignants individuels. — Parmi les actes contraignants, certains n’ont pas pour
objet de poser des règles : les « décisions ». Le texte de l’article 288 § 5 du TFUE précise que lorsque
la décision « désigne des destinataires, elle n’est obligatoire que pour ceux-ci », mais comme le texte
précise également que la décision « est obligatoire dans tous ses éléments », il en résulte que le
particulier, tiers à la décision, pourra invoquer la décision à l’encontre de l’État désigné.

Les actes contraignants généraux et impersonnels. — Parmi les actes contraignants destinés à
poser des règles, l’article 288 du TFUE établit une distinction assurément originale, suivant que les
règles sont posées par l’acte européen lui-même (« règlement ») ou doivent l’être par les États pour
réaliser l’objectif qu’il a fixé (« directive »).
· Le règlement. Suivant cette conception, « [l]e règlement a une portée générale. Il est obligatoire
dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre » (art. 288 al. 2 TFUE).
C’est la vraie loi européenne : règle générale obligatoire. Parce qu’il est la loi européenne commune,
le règlement est publié uniquement au Journal officiel européen, et devient opposable aux justiciables
par cette seule publication, après le délai de vacatio legis (période de 20 jours).
La transposition n’est pas nécessaire. En principe, l’État doit s’assurer qu’elle n’a pas lieu. Le
juge des communautés a considéré qu’un État commettait un manquement s’il utilisait une pratique de
transposition et publication au lieu d’assurer le respect automatique du texte paru. (CJCE 1973,
Commission c/ Italie).

47
· La directive. La directive, quant à elle, « lie tout État membre destinataire quant au résultat à
atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens »
(art. 288 al. 3 TFUE). La directive entend fixer des objectifs que les États sont tenus d’atteindre, tout
en leur laissant une marge d’appréciation quant aux moyens nécessaires pour parvenir au résultat.
La directive détermine généralement un délai de transposition pour atteindre les objectifs
qu’elle fixe (un délai raisonnable est laissé à défaut). Pendant ce délai, l’État doit reprendre la directive
dans son droit interne. Mais les formes de la transposition sont appréciées par l’État et, à la limite, si le
droit national prévoit déjà les solutions préconisées par la directive, aucune mesure spécifique de
transposition ne sera nécessaire. Il reste que le droit national doit réellement poser les règles
communes voulues par la directive, de simples pratiques ou tolérances administratives n’étant pas
suffisantes (CJCE, 6 mai 1980, Commission c/Belgique, pt 10). Le délai de transposition n’est pas la
vacatio legis : la directive est en vigueur au délai qu’elle fixe ou, à défaut, vingt jours après sa
publication. Il en résulte que pendant le délai de transposition l’État doit déjà s’abstenir de prendre des
mesures « de nature à compromettre sérieusement le résultat prescrit par cette directive » (CJCE 1997,
Inter-Environnement Wallonie ASBL).
Parce que l’obligation de transposition lie l’État, tous ses organes doivent concourir. Il en
résulte que le juge national doit s’efforcer lui-même d’interpréter les actes de transposition en
particulier et l’ensemble du droit interne en général, dans le sens voulu par la directive. C’est le
principe de l’« interprétation conforme » (v. CJCE 1984, Von Colson et Kamann).

Commentaire : Si les traités avaient entendu distinguer sensiblement règlements et directives,


la pratique institutionnelle les a considérablement rapprochés. En particulier, les directives ont été
rédigées de façon de plus en plus détaillée, avec des dispositions au moins aussi claires, précises et
inconditionnelles que celles des règlements. Parfois, les directives se sont vu un effet direct – qui ne
dispense pas, toutefois, de l’obligation de transposition (CJCE 1980, Commission c/Belgique).13
106. Les principes généraux du droit européen. – Les principes généraux du droit sont une
ressource fréquente des juges qui les « découvrent » suivant des techniques variées. La Cour de
Luxembourg n’a pas échappé à ce goût, très affirmé auprès du juge administratif français ; et elle a
jugé que la validité des actes de droit dérivé devait être soumise au respect de ces principes qui font
ainsi partie, avec les traités et le droit dérivé, du « bloc européen de légalité ». Plusieurs types de
principes ont ainsi pu être « dégagés », suivant les besoins des contentieux.

Principes qui ne sont pas propres au droit européen. — La première catégorie réunit des
principes qui ne sont pas propres au droit européen, même s’ils peuvent y prendre quelques
caractéristiques spécifiques.
· Parmi ces principes, on peut évoquer les principes qui relèvent de la « logique juridique », que le
droit européen a très tôt reçus en son sein : principe de légalité, principes sur l’applicabilité des règles
dans le temps, effet relatif des actes, opposabilité etc.
· On peut également mentionner certaines adaptations de règles du droit international, ce qui permet au
juge européen d’appliquer des coutumes internationales sans avoir à en justifier : exécution de bonne
foi des engagements internationaux, etc.

Principes proprement européens. — Une deuxième catégorie de principes est conçue comme
étant spécifiquement européenne.
· Certains sont des principes propres au système de l’Union. Ils relèvent, en réalité, de l’interprétation
systémique des traités, bien plus que de « principes » autonomes : le principe de coopération loyale, le
principe (d’application spéciale) de non-discrimination en fonction de la nationalité, ou encore la

13 Cela signifie que la directive s’adresse d’abord à l’État. Dès lors, l’effet direct est l’exception.

48
version européenne de la protection de la confiance légitime dans l’application des actes de droit
dérivé.
· D’autres principes sont extrapolés des systèmes juridiques des États membres. Sur ce point, on doit
noter l’importance historique de la référence aux traditions constitutionnelles comparées dans le
domaine de la protection des droits fondamentaux. Historiquement, ils servaient d’outils à la
Communauté pour s’assurer en matière de protection du principe de respect des droits de l’Homme.
Ainsi, une œuvre prétorienne de grande importance a permis de soumettre, du moins pour partie, les
institutions européennes au respect des droits de l’homme. Aujourd’hui, cette jurisprudence est
devenue moins nécessaire, car les traités renvoient à la Convention européenne des droits de l’homme
et une Charte européenne a été annexée au traité de Lisbonne.
2) Actes « législatifs » et actes « non législatifs »
107. Le traité de Lisbonne a conservé les différences entre les catégories originaires d’actes
européens (directives, règlements, décisions, traités, etc.), tout en les déclinant avec une nouvelle
typologie qui oppose les actes législatifs et les actes non législatifs.
La distinction ne tient pas au contenu de l’acte, mais à sa procédure.

a) Les actes législatifs

« Les actes juridiques adoptés par procédure législative constituent des actes législatifs »
(art. 289 § 3 TFUE). Ainsi directives et règlements adoptés par la procédure décisionnelle qui, sur
proposition de la Commission, associe Parlement et Conseil (procédure dite « législative ») seront des
actes législatifs ; les autres actes, et tout particulièrement ceux qui relèvent de la seule Commission,
seront considérés comme actes non législatifs.

b) Les actes non législatifs

Les actes non législatifs se répartissent en trois catégories.

Les actes délégués. — D’abord, certains actes non législatifs sont des « actes délégués ». C’est
l’hypothèse où l’acte législatif « délègu[e] à la Commission le pouvoir d’adopter des actes
non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de
l’acte législatif ». C’est une institution traditionnelle, proche des décrets d’application du droit
français. L’acte législatif doit définir la portée de la délégation (« Les actes législatifs délimitent
explicitement les objectifs, le contenu, la portée et la durée de la délégation de pouvoir »).
On ne peut pas déléguer « les éléments essentiels d’un domaine », ce qui perturberait
l’équilibre institutionnel (seule l’application peut être déléguée, pas la fixation des principes, réservée
au « législateur »).
Le traité doit expliciter le caractère « délégué » de l’acte. Cela facilite son contrôle, not. par
chaque « chambre » (le Parlement ou le Conseil), qui a le pouvoir de s’opposer à l’adoption de l’acte
délégué avant son entrée en vigueur et, le cas échéant, de révoquer la délégation.

Les actes d’exécution. — Ensuite, une deuxième catégorie d’actes non législatifs réunit les
« actes d’exécution ». Décisions individuelles nécessaires à la mise en œuvre des règles générales. Or,
c’est normalement une prérogative étatique.
L’article 291 commence donc par rappeler en son premier paragraphe que l’utilisation de cet
appareil national au service du droit européen est un devoir étatique : « Les États membres prennent

49
toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en œuvre des actes juridiquement
contraignants de l’Union ».
C’est par exception que le deuxième paragraphe permet de conférer à la Commission une part
de cette mission : « Lorsque des conditions uniformes d’exécution des actes juridiquement
contraignants de l’Union sont nécessaires, ces actes confèrent des compétences d’exécution à la
Commission ».
D’apparence anodine, cette faculté est une entorse à la logique de la construction européenne,
et s’accompagne de précautions particulières :
· les actes doivent porter la mention expresse de leur fonction « d’exécution » (art. 291 § 4) ;
· « l’exercice des compétences d’exécution par la Commission » sera soumis au « contrôle » des
États membres suivant des modalités dont les principes doivent être préalablement fixés par
règlement adopté suivant la procédure législative ordinaire. C’est ce qu’a fait notamment le règlement
n° 182/2011 du 16 février 2011 soumettant l’exercice des compétences d’exécution à la
« comitologie » : représentants des exécutifs nationaux qui contrôlent la Commission.

Les traités ne prévoient que ces deux catégories. Pourtant une troisième catégorie apparaît
nécessairement.
Les actes non-législatifs autonomes. — Enfin, une troisième catégorie résulte, tacitement et
nécessairement, de cette typologie : les « actes non législatifs autonomes ».
En effet, si la Commission est en principe dépourvue du pouvoir réglementaire, dont
l’exercice de principe relève du Conseil avec, désormais, le Parlement, il est des cas, certes limités, où
les traités lui permettent de décider sans habilitation du « législateur » (ainsi, par ex., pour le respect
du droit de la concurrence par les entreprises publiques et dans la gestion des «  services d’intérêt
économique général », art. 106 § 3 TFUE ; pour le contrôle des aides d’État, art. 108 TFUE…).
Sa décision n’est alors ni un acte délégué, ni un acte d’exécution et, en ce sens, constitue donc
une décision autonome. C’est, en quelque sorte, le règlement autonome de l’art. 37C au niveau
constitutionnel. Mais dans le cas de la décision européenne autonome, elle est plutôt d’exception.
Cette exception ne doit pas être négligée : le domaine des aides d’État est un domaine stratégique dans
lequel la Commission a eu une influence durable sur l’organisation des services publics nationaux.
B. Statut des « sources » du droit européen : primauté et effet direct

1) L’effet direct
108. La question de l’effet direct. – L’idée qu’un engagement international puisse être
dépourvu d’effet direct paraît au premier abord paradoxale : si les États concluent un accord entre eux,
c’est qu’ils promettent de l’appliquer, y compris par la voie judiciaire ; comment admettre qu’après
avoir donné sa parole, l’État puisse justifier que son propre juge national s’en affranchisse en disant
qu’elle n’était pas d’« effet direct » ?
Pourtant, si le juge, organe de l’État, est tenu de respecter et faire respecter l’engagement
international, la séparation des pouvoirs lui défend d’en tirer prétexte pour s’arroger une partie des
pouvoirs législatif et exécutif. Or, à partir de cette étroite réserve laissée par la séparation des
pouvoirs, certains juges nationaux ont élaboré une jurisprudence extensive privant d’effet direct
nombre d’engagements internationaux. Mais en s’arrogeant ainsi le pouvoir de sélectionner les
accords, ou les clauses, auxquels ils reconnaissent l’effet direct, les juges nationaux ont précisément
exercé la fonction législative qu’ils prétendaient préserver...
La fonction historique du juge européen a été de réduire la marge d’appréciation nationale
afin de s’assurer que l’étrange doctrine du défaut d’effet direct ne soit (trop) utilisée pour méconnaître
le respect de la parole donnée.

50
109. Le droit originaire. – Confronté à une question préjudicielle portant sur le droit
originaire, un très grand arrêt de la Cour de Luxembourg a consacré assez tôt le principe de l’effet
direct des traités « communautaires » : la décision Van Gend en Loos du 5 février 1963. Selon celle-ci,
« le droit communautaire, indépendant de la législation des États membres, de même qu’il crée des
charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur
patrimoine juridique ». = Les traités doivent être appliqués directement aux particuliers – à
condition que les dispositions soient suffisamment claires, précises, et inconditionnelles, et
n’appellent pas de texte complémentaire.
De la suppression des droits de douane et des restrictions quantitatives à la libre circulation
des personnes, des services et des capitaux, de la non-discrimination à l’interdiction des ententes qui
restreignent la concurrence, les grands principes du droit économique de l’Union européenne sont
désormais directement applicables, sans besoin de mesures complémentaires – même si, à vrai dire,
une masse colossale de droit dérivé est venue s’interposer entre ces principes et les justiciables.

Le droit dérivé. – Plus nuancée et complexe est la problématique de l’effet direct appliquée
aux autres sources de droit européen.

Les règlements européens. — S’agissant des règlements, tout d’abord, leur statut est précisé
explicitement par l’article 288 du TFUE. En vertu de ce texte, le règlement « est obligatoire dans
tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre ». Il appartient par
conséquent au juge national de donner effet à la volonté exprimée dans le règlement européen telle
quelle, y compris en l’appliquant aux relations entre particuliers ou entre ces derniers et la puissance
publique. Suivant les termes de la Cour européenne, le règlement « en raison de sa nature même et de
sa fonction dans le système des sources du droit communautaire, il produit des effets immédiats et est,
comme tel, apte à conférer aux particuliers des droits que les juridictions nationales ont l’obligation de
protéger » (CJCE, 14 déc. 1971, n° 43-71, Politi, pt 9).

Les décisions européennes. — Les termes de l’article 288 du TFUE rapprochent la décision du


statut du règlement. Comme ce dernier, en effet, « [l]a décision est obligatoire dans tous ses
éléments ». Mais, puisqu’elle n’a pas pour fonction de poser la « loi » européenne, le texte précise que
« [l]orsqu’elle désigne des destinataires, elle n’est obligatoire que pour ceux-ci ».
Or, la désignation des destinataires devrait épuiser la question de l’effet direct en les érigeant,
précisément, en sujets directs de la décision. La question restait cependant ouverte du sort des
décisions qui ont un État pour destinataire. Selon le juge européen, qui s’appuie sur les termes de
l’actuel article 288 et sur la doctrine de l’effet utile, de telles décisions ont un effet direct qui permet
aux particuliers, non désignés nommément parmi les destinataires, de l’invoquer et de l’opposer à
l’État qui en est destinataire (« effet direct vertical » de la décision, CJCE, 6 oct. 1970, Franz Grad).
Ce qui est admis est seulement l’invocation de la décision par le particulier à l’encontre de
l’État qui en est destinataire, et non à l’encontre d’un autre particulier (refus de l’effet direct horizontal
v. CJCE, 10 nov. 1992, Hansa Fleisch).

Les directives. — Mais c’est le cas des directives qui est à l’origine de la jurisprudence la plus
nuancée, hésitante et, parfois, critiquée.
En effet, si la directive est destinée à lier uniquement quant au « résultat à atteindre » (art. 288
TFUE), la pratique institutionnelle ne les distingue guère des règlements.
Dès lors, dans le cas des directives suffisamment claires, la jurisprudence a admis assez tôt
qu’elles pouvaient éventuellement recevoir un effet direct autonome, indépendant de la disposition
conventionnelle qu’elles viendraient détailler (CJCE, 4 déc. 1974, Yvonne van Duyn = directive
suffisamment claire et précise pour être appliquée directement) ; à condition, bien évidemment, que le

51
délai de transposition laissant à l’État le choix des moyens pour réaliser le « résultat à atteindre » (i.e.
les « objectifs » fixés par la directive) ait expiré (CJCE, 5 avr. 1979, Tullio Ratti).
Il reste que l’effet direct éventuellement reconnu par le juge national qui se substituerait ainsi,
en quelque sorte, au législateur ou à l’exécutif qui n’a pas transposé la directive, ne dispense pas l’État
de l’obligation de transposition – l’État ne pourra donc pas s’abriter derrière l’effort de son juge
national qui a reconnu l’effet direct pour justifier le manquement résultant de la non-transposition
(CJCE, 6 mai 1980, n° 102/79, Commission c/Belgique, pt 12 préc.). La logique de la Cour de
Luxembourg, en effet, relève de la théorie des obligations (et non de la théorie des actes) : l’État, tenu
par le résultat à atteindre, ne saurait tirer profit de son inaction (le défaut de transposition), et ne peut
donc pas invoquer l’absence de mesures nationales pour se soustraire à l’application de la directive.
Il en résulte que la directive ne doit être appliquée directement par le juge national qu’à
l’encontre de l’État. On dit alors que la directive a un « effet direct vertical » dans la mesure où,
même non transposée, elle peut être invoquée par l’administré dans ses relations (verticales) avec la
puissance publique à laquelle il est assujetti (CJCE, 5 avr. 1979, Ratti, préc.).
Et ce qui compte est bien la puissance publique, même non exercée en la forme étatique
(collectivités locales, autorités publiques responsables de la santé, fisc, etc., en somme, tous
« organismes ou (...) entités qui étaient soumis à l’autorité ou au contrôle de l’État ou qui disposaient
de pouvoirs exorbitants par rapport à ceux qui résultent des règles applicables dans les relations entre
particuliers », CJCE, 12 juill. 1990, Foster, pt 18).
Ainsi, l’employé d’une entreprise publique pourra invoquer la directive avec effet vertical à
l’encontre de son employeur, du moment où celui-ci est investi de prérogatives de puissance publique
pour l’exercice du service d’intérêt général qui lui a été confié – car ces prérogatives créent,
précisément, l’assujettissement et, du coup, la verticalité de la relation (Foster préc.).
Du point de vue du particulier, la jurisprudence reconnaît bien à son profit une « invocabilité
de substitution » au sens où, dans les relations verticales, la directive d’effet direct doit être appliquée
au lieu et place de la règle interne contraire. La seule « invocabilité d’éviction » permettant d’écarter la
règle contraire (sans appliquer la directive à sa place – « substitution ») était donc insuffisante du
point de vue européen ; et c’est la raison pour laquelle le Conseil d’État français a fini par admettre la
substitution dans les relations verticales avec l’arrêt Dame Perreux (CE, Ass., 30 oct. 2009).
Parce que c’est l’État qui a manqué à son devoir de transposition, ce n’est pas aux particuliers
d’en subir les conséquences. C’est la raison pour laquelle, dans cette logique basée sur l’obligation
étatique, la Cour n’a pas imposé d’appliquer directement la directive dans les relations entre
particuliers. C’est le refus, constant, de l’« effet direct horizontal » (CJCE, 26 févr. 1986, Marshall).
Il reste que, même si la directive n’est pas d’effet direct dans les relations entre particuliers, le
juge n’en est pas moins tenu par le « résultat à atteindre ». Il en résulte son devoir de s’efforcer
d’interpréter le droit national dans le sens de sa conformité à la directive (c’est une des applications du
« principe de l’interprétation conforme » ; CJCE, 13 nov. 1990, Marleasing SA).
Mais l’interprétation conforme ne suffit pas toujours (et notamment dans la tradition
constitutionnelle française, dont l’emprunte « moniste » et légicentrique n’encourage guère
l’interprétation conforme). Il arrive donc inévitablement que des directives soient laissées inappliquées
dans les relations verticales (car insuffisamment claires et précises) et, plus encore, dans les relations
horizontales.
Pour cette raison, la jurisprudence a constitué l’obligation pour le juge national de constater la
responsabilité de l’État si la non transposition de la directive provoque un dommage au particulier
(CJUE 19 nov. 1991, Francovich).
On peut toutefois citer l’arrêt Seda Kücükdeveci (CJCE, 19 janv. 2010, Seda Kücükdeveci).
Saisie de l’application de la directive européenne sur la non-discrimination dans le contexte d’un litige
entre un employeur et une salariée alléguant une discrimination en fonction de l’âge à l’occasion de
son licenciement en Allemagne, la Cour, sans admettre l’effet horizontal de la directive, a jugé que
celle-ci mettait en œuvre un principe général de droit communautaire et, après avoir rappelé que les

52
juridictions nationales sont liées par les objectifs de la directive, en a déduit qu’il appartient au juge
d’écarter la règle nationale discriminatoire.
Ici, la ligne paraît d’abord franchie car le particulier employeur voit ses charges augmenter sur
le fondement d’une directive non-transposée. Mais le fondement de cet effet est la mise en œuvre d’un
principe général de droit européen distinct de la directive ; ce qui réduit la portée de la solution
d’espèce et confirme l’absence d’obligation européenne de reconnaître aux directives l’effet direct
horizontal, toujours rappelée depuis.
111. Les traités internationaux. – La tentation du repli évoquée à l’endroit des sources
internationales se retrouve dans la question de l’effet direct des accords internationaux auxquels
l’Union est partie. Le principe qui leur est applicable est le même que pour les traités fondateurs : ils
sont d’effet direct dès que leurs caractéristiques le permettent, c’est-à-dire pour les dispositions qui
sont suffisamment claires et précises, « inconditionnelles » et qui n’appellent pas des mesures
complémentaires, européennes ou nationales (CJCE, 5 févr. 1976, Bresciani – effet direct de la
convention de Yaoundé).
Pour autant, alors que le GATT et le traité de Rome de 1957 tendaient tous les deux à faciliter
la circulation des marchandises, le premier s’est vu refuser l’effet direct qui était accordé au premier
(CJCE, 12 déc. 1972, International Fruit Company NV), (CJCE, 27 sept. 2007, Ikea). C’est justifié,
car le GATT est un système de compensation. Mais c’est ironique. Le système international qui
ressemble le plus au système européen est le système du GATT.
2) La primauté
112. La question de la primauté. – Outre la pauvreté sémantique des concepts de supériorité
et d’infériorité hiérarchiques s’agissant de l’articulation de deux ensembles de règles, deux questions
différentes sont posées. Les engagements internationaux sont des obligations de l’État.

· La première question est substantielle et relève de la théorie des obligations : peut-on justifier
l’inexécution de l’obligation européenne en invoquant une contrariété avec le droit interne, y compris
constitutionnel ? Non ; une fois qu’un État a donné sa parole, il ne peut pas utiliser son propre droit
interne, même constitutionnel, pour refuser de la tenir (v. déjà au XIXe siècle, l’affaire du Montijo :
sent. arbitrale du 25 juill. 1875, Colombie/États-Unis d’Amérique, J.-B. Moore, Hist. & Digest, vol. II,
p. 1421-1447). C’est en ce sens qu’on dit alors, en confondant les questions, que le droit européen
« prime » sur le droit national.

· La deuxième question est procédurale et relève de la théorie des actes : peut-on écarter (en l’annulant
par action, ou en l’évinçant par exception) une règle nationale, y compris constitutionnelle, du fait de
sa contrariété avec une règle européenne.
Le droit européen ne pourra répondre que par la théorie des obligations : l’État, et le juge qui
en est l’organe, le doit.
Le droit national, quant à lui, pourra avoir une réponse liée à la théorie des actes, et considérer
que la norme constitutionnelle étant la norme « suprême » pour le juge national, ce dernier ne « peut »
pas l’écarter.
Mais cet éventuel refus d’application du droit européen dicté par la constitution ne justifiera
pas, sous l’angle des obligations, l’inexécution du droit européen, et la position du juge étatique
exposera alors l’État à une action (et une condamnation certaine) en manquement de la Commission,
et éventuellement à une action en responsabilité du particulier lésé. Dans la théorie européenne des
obligations, la « primauté » du droit européen ne soulève aucune difficulté d’application, quelques
difficultés, théoriques, que puisse rencontrer ici et là sa réalisation procédurale.

113. Les réponses du droit européen. – On l’a dit, l’État ne peut pas justifier l’inexécution
du droit européen en invoquant son droit interne, même constitutionnel. Si l’application de la

53
constitution nationale conduit à une telle inexécution, l’État sera donc condamné en manquement
(CJCE, 6 mai 1980, n° 102/79, Commission c/Belgique, préc., pt 10).
Pour éviter ce résultat, saisi par la voie de la question préjudicielle, le juge européen a pu
indiquer au juge national, avant le manquement, ce qu’imposait le droit européen. Là est, précisément,
dans la saisine préventive par le renvoi préjudiciel, la « révolution » du droit européen par rapport aux
autres règles internationales – elle est aussi procédurale qu’essentielle. Très tôt, dans ce contexte
procédural spécifique de la question préjudicielle, le juge européen a été amené à considérer que le
droit européen devait « primer » sur la loi nationale, même postérieure, qu’il appartenait au juge
d’écarter. Dans le très important arrêt Costa contre ENEL, la Cour de Luxembourg a considéré « que
les obligations contractées dans le traité instituant la Communauté ne seraient pas inconditionnelles
mais seulement éventuelles, si elles pouvaient être mises en cause par les actes législatifs futurs des
signataires ». Il en a conclu que « le droit né du traité ne pourrait (...) se voir judiciairement opposer un
texte interne quel qu’il soit » (CJCE, 15 juill. 1964, n° 6-64, Flaminio Costa c/ENEL). La Cour ne
réservait pas le cas du droit constitutionnel et, puisqu’aucun texte interne ne peut être opposé («  quel
qu’il soit »), il était évident que la constitution nationale était couverte par la primauté du droit
européen, ce que le juge n’a pas manqué de préciser dans l’affaire Internationale Handelsgesellschaft
(CJCE, 17 déc. 1970, n° 11-70).
Ayant précisé que le droit européen devait primer le droit national, la Cour de Luxembourg a
jugé que le droit européen s’imposait au droit national et ce même si la constitution ne le permet pas
(CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal). La Cour de Luxembourg va plus loin et pose un principe général
du droit européen oblige le juge national à prévoir un recours effectif contre les violations du droit
européen, y compris en adoptant les mesures conservatoires nécessaires pour préserver dans l’urgence
les droits garantis par le droit européen, à titre provisoire et dans l’attente d’une décision sur le fond
(CJCE, 19 juin 1990, Factortame).

La primauté implique…

…l’« invocabilité de substitution » (le juge interne doit appliquer le droit européen d’effet
direct au lieu et place du droit national contraire) ;
…l’« invocabilité d’exclusion » (le juge doit écarter la règle nationale contraire au droit
communautaire ; ce qu’il peut faire même si la règle est dépourvue d’effet direct) ;
…l’« invocabilité d’interprétation conforme » (le juge doit s’efforcer d’interpréter le droit
interne dans un sens qui évite la contrariété avec le droit européen ; y compris au regard des objectifs
visés par la directive, CJCE, 10 avr. 1984, Von Colson et Kamann).

Violation de l’obligation européenne = action en manquement contre l’État = mise en jeu de la


responsabilité de l’État (v. en dernier lieu, pour une condamnation de la France du fait de son Conseil
d’État, CJUE, 4 oct. 2018, Commission européenne c/République française).
Obligation de réparation du dommage commis au particulier à la charge de l’État ( CJCE,
19 nov. 1991, Francovich). L’obligation de prononcer la réparation pèse sur le juge national quand
bien même le manquement résulterait de choix qui relèvent du législateur lui-même (CJCE, 5 mars
1996, Brasserie du Pêcheur), voire, et on touche là à la limite extrême de la primauté-obligation, de
décisions d’une juridiction étatique de dernier ressort (CJCE, 30 sept. 2003, Gerhard Köbler). De
toute façon, la non-transposition d’une directive constitue en elle-même un manquement (CJCE, 8 oct.
1996, Erich Dillenkofer et al.).
§2. Application : le contentieux de l’Union européenne
114. La Cour de justice de l’UE est une institution composée de plusieurs organes : la Cour de
justice proprement dite, le Tribunal (ancien Tribunal de première instance) et les Tribunaux
spécialisés. Elle « assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités » (art. 19
§ 1 TUE).

54
La Cour est construite sur une base interétatique : un juge par État membre, nommés d’un
commun accord pour un mandat renouvelable de six ans. Les juges bénéficient d’immunités les
protégeant des poursuites nationales et sont astreints au respect d’un système d’incompatibilités, afin
de garantir l’exercice indépendant de leurs fonctions. Au sein de la Cour, 11 avocats généraux jouent
un rôle essentiel : la présentation de conclusions motivées, à la façon du rapporteur public ou de
l’avocat général dans la procédure française devant les juridictions suprêmes. Le Tribunal de première
instance, devenu Tribunal, créé en 1988, a été réformé à plusieurs reprises. En vertu d’une décision du
Conseil en date du 3 décembre 2015, le Tribunal a été considérablement renforcé, et se compose
désormais de deux juges par État membre. Le Tribunal de la fonction publique européenne était le seul
tribunal spécial effectivement créé, et le seul à ne pas suivre une logique interétatique dans sa
composition, mais ses fonctions ont été absorbées par le Tribunal renforcé.

L’organisation juridictionnelle de la Cour, confère à la Cour de justice proprement dite,


statuant en premier et dernier ressort, les affaires les plus importantes : les recours des institutions, les
recours étatiques (à l’exception des recours contre la Commission et certains recours portés contre le
Conseil), les recours en manquement et les questions préjudicielles (mais un système d’exceptions est
envisagé pour ces dernières). Le Tribunal connaît des autres procédures, sous le contrôle de la Cour
(pourvoi dans un délai de deux mois sur les questions de droit ; art. 256 TFUE) : recours des
particuliers, recours des États contre la Commission, responsabilité de l’Union, marques, contrats de
l’Union comportant une clause compromissoire, certains recours des États contre le Conseil
(antidumping, aides d’État et en matière d’exécution), fonction publique.

Un droit du contentieux de l’UE d’une grande complexité a été développé par la jurisprudence
et les réformes successives. Une pluralité de recours a été mise en place (A). Mais le génie du droit
européen procédural est concentré dans l’institution du renvoi préjudiciel (B).
A. Les recours
115. Certains recours sont destinés à apprécier la validité de l’action européenne : les recours en
annulation et en carence (1). D’autres, des plus importants, s’attachent à contrôler l’action étatique  :
les recours en manquement (2). Le droit judiciaire européen connaît également le plein contentieux
(3).
1) Recours en annulation et recours en carence
116. Caractéristiques générales. – Le contrôle de la validité des actes de l’Union européenne
peut être obtenu par des actions tendant à faire disparaître l’acte illégal de l’ordre européen  : les
recours en annulation. Proche du recours français pour excès de pouvoir, le recours en annulation
suppose que la décision dont la censure est recherchée ait effectivement été adoptée. Le recours en
carence, de son côté, est simplement le nom donné à la procédure destinée à permettre la même
appréciation de légalité dans l’hypothèse où aucun acte n’a été adopté.
L’article 263 du TFUE vise les « actes législatifs (...) autres que les recommandations et les
avis » et ceux qui sont « destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers ». Par ces formules
le texte entend limiter le recours en annulation au contrôle des actes qui modifient effectivement
l’ordonnancement juridique – c’est-à-dire ceux qui « produisent » des effets de droit. Sont ainsi exclus
les actes qui ne produisent rien (avis, actes préparatoires, recommandations, etc.) ou rien de nouveau
(actes confirmatifs). Une jurisprudence européenne subtile aboutit à des solutions comparables à celles
du contentieux administratif français, qui recherche si un acte administratif « fait grief » pour
déterminer la recevabilité des recours qui voudraient le contester. Il reste que seuls les actes de droit
dérivés sont concernés, et pas les traités. Si les règles relatives à la conclusion d’un accord
international de l’UE ne sont pas respectées, seule la décision de conclure l’accord pourra être
censurée, et non l’accord lui-même à l’endroit duquel, dans tous les cas, la Cour n’est que l’organe
d’une partie (CJCE, 9 août 1994, n° C-327/91, République française c/Commission). Le juge de
Luxembourg a cru également pouvoir contrôler la décision du Conseil européen de procéder à la
révision simplifiée des traités, alors même qu’elle est soumise à la ratification individuelle des États et

55
devient ainsi un amendement aux traités (CJUE, 27 nov. 2012, n° C-370/12, Thomas Pringle
c/Irlande).

Le recours en annulation doit être introduit dans un délai de deux mois à compter du moment
où l’acte a reçu une publicité adéquate afin que les requérants soient légalement réputés en avoir eu
connaissance. Suivant les cas, et aux termes de l’article 263 alinéa 5 TFUE, le dies a quo, point de
départ des délais, sera le jour de « la publication de l’acte », celui « de sa notification au requérant ou,
à défaut, [le] jour où celui-ci en a eu connaissance ». Le renvoi à la publication des actes exige des
requérants une diligence particulière, à la mesure de l’extrême longueur du Journal officiel de l’Union
européenne, qui n’a rien à envier aux épuisantes comptines des recueils nationaux.

L’article 263 du TFUE énumère des cas d’ouverture du recours en annulation :


l’« incompétence », la « violation des formes substantielles », la « violation des traités ou de toute
règle de droit relative à leur application », et le « détournement de pouvoir ». Malgré la formulation
restrictive, on retrouve la technique classique du contrôle de l’excès de pouvoir, qui permet de vérifier
tant la validité externe (formelle) de l’acte que sa validité interne (substantielle), en invoquant
l’ensemble des éléments du « bloc de légalité » (ici les « sources » admises par le droit européen).
Lorsque le droit européen laisse une marge d’appréciation à l’auteur de l’acte, le juge pourra encore
censurer l’erreur manifeste d’appréciation, comme dans le contentieux interne.

Comme dans le système français, l’acte annulé disparaît de l’ordonnancement juridique


rétroactivement, ex tunc, comme s’il n’avait jamais existé. C’est d’une nullité « absolue », qu’il s’agit,
avec effet erga omnes, au-delà du cercle des parties au procès. À la différence du juge administratif
français, cependant, la Cour de justice ne s’est pas vu accorder un pouvoir d’injonction, et il appartient
donc à l’auteur de l’acte de tirer les conséquences de l’annulation (art. 266 TFUE). En revanche,
l’article 264 du TFUE permet à la Cour d’émousser les effets de l’annulation rétroactive en indiquant
« si elle l’estime nécessaire, ceux des effets de l’acte annulé qui doivent être considérés comme
définitifs ».
117. La qualité pour agir. – Le droit européen ne fait pas dépendre systématiquement la
qualité pour agir (locus standi) en annulation de la preuve de l’intérêt du requérant.
Le principe général du droit européen correspond au principe applicable devant les juges
nationaux et dans le contentieux international : l’intérêt du requérant établit sa qualité pour agir.
Seules les personnes qui sont affectées par l’acte litigieux peuvent introduire le recours. La
recevabilité de leur action passe donc par la démonstration que l’acte « leur » a fait grief. Le cas du
destinataire d’un acte individuel est évidemment le plus simple, la spécialité de l’acte tenant lieu de
preuve de la spécialité de l’intérêt, et il est donc aisé d’admettre que le requérant a qualité pour
contester un acte qui modifie l’ordonnancement juridique et le vise nommément. Plus complexe est la
situation des actes qui s’adressent à autrui ou tendent à poser des règles générales. Le requérant doit
alors démontrer qu’il est affecté individuellement et directement par l’acte dès son entrée en vigueur,
indépendamment (et donc sans avoir à attendre) son application future. C’est sur ce point que la
casuistique judiciaire européenne a pu apparaître parfois assez vertigineuse, voire contradictoire. Le
traité de Lisbonne a entendu surmonter les difficultés jurisprudentielles en stipulant une nouvelle
rédaction de l’article 263 alinéa 4 TFUE. La généralité des orientations formulées est cependant loin
de pouvoir régler les difficultés pratiques : toute personne est recevable à agir « contre les actes dont
elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes
réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ».

Par exception à ce principe général de procédure, certaines entités ont, ex officio, le pouvoir
juridique de contester tous les actes européens, sans avoir à démontrer qu’ils les affectent de quelque
manière que ce soit : ici la qualité du requérant établit son intérêt pour agir. Ces gardiens de la
légalité européenne sont énumérés par l’article 263 alinéa 2 TFUE : « un État membre, le Parlement

56
européen, le Conseil ou la Commission ». Il est remarquable que la Commission, si souvent dite – et
non moins fréquemment autoproclamée – « gardienne des traités », vienne en dernier dans cette
énumération. Les traités confèrent à ces institutions le pouvoir discrétionnaire d’agir en vue d’obtenir
le respect de la légalité européenne, et sont donc recevables à introduire des recours en annulation
contre tous les actes de l’Union. On dit souvent que c’est leur « privilège », mais c’est d’abord un
élément de leur office, de leur fonction européenne.

Entre ces deux situations, l’article 263 alinéa 3 TFUE parvient à en imaginer une troisième :
« les recours formés par la Cour des comptes, par la Banque centrale européenne et par le Comité des
régions qui tendent à la sauvegarde des prérogatives de ceux-ci ». Si d’un côté, la recevabilité des
recours de ces trois institutions est posée comme un attribut de leur office, de l’autre ce dernier est
limité au respect des prérogatives de l’institution elle-même, de telle sorte que les recours sont par
hypothèse dirigés contre des actes qui les affectent. Dans cette situation, en somme, la qualité du
requérant établit son intérêt pour agir contre les actes qui le concernent. En réalité, on comprend que
cette disposition soit une modalité particulière d’application du principe général : Cour des comptes,
Banque centrale et Comité des régions ne peuvent agir que contre les actes qui les affectent,
l’ensemble des décisions qui touchent à leurs prérogatives étant réputé les affecter aux fins de la
recevabilité du recours en annulation.
118. La carence. – Le recours en carence est prévu à l’article 265 du TFUE. Il correspond à
l’hypothèse particulière de l’inaction administrative, c’est-à-dire lorsque, « en violation des traités »,
les organes compétents « s’abstiennent de statuer ». L’inaction peut être le fait du Parlement, des
Conseils, de la Commission, de la BCE ou des autres « organes et organismes de l’Union ». La qualité
pour agir en carence est distribuée suivant un modèle sensiblement équivalent au recours en
annulation, avec une qualité pour agir acquise ex lege aux institutions, et un droit d’action de toute
personne physique ou morale y ayant intérêt. La différence essentielle avec le recours en annulation
est d’ordre procédural : le requérant en carence doit préalablement inviter à agir « l’institution,
l’organe ou l’organisme » défaillant. Si celui-ci adopte une décision, la voie du recours en annulation
est ouverte à son encontre. Si, en revanche, à l’issue d’un délai de deux mois, l’organe mis en cause
« n’a pas pris position », alors le requérant dispose d’un nouveau délai de deux mois pour agir en
carence. On le voit, le système est le pendant de l’annulation et correspond, mutatis mutandis, au
contentieux de l’excès de pouvoir dirigé contre les décisions implicites de rejet. On comprend, dans
ces conditions, que la Cour de justice ait aligné les solutions applicables au recours en carence sur
celles qui s’appliquent à l’annulation. L’arrêt de carence est déclaratif : il appartient à l’organe
concerné d’en tirer les conséquences en adoptant l’acte en question, comme pour l’annulation (art. 266
TFUE). Ici toutefois, l’absence d’un pouvoir d’injonction du juge européen soulève davantage de
difficultés.
2) Recours en manquement
Sous l’angle substantiel, le recours tendant à la constatation d’un manquement imputable à un
État membre de l’Union (art. 258 et s. TFUE) est calqué sur l’action en responsabilité du droit
international général. C’est du point de vue de la procédure, et singulièrement s’agissant du rôle de la
Commission et des pouvoirs du juge, qu’il s’en éloigne.
119. Le manquement. – Le manquement du droit européen est le fait internationalement
illicite du droit international général. Il peut être un comportement actif ou une abstention, y compris
une tolérance contraire à une obligation européenne. Il peut être concrétisé par un comportement
matériel ou par un acte juridique interne, du moment où il est imputable à l’État. À ce titre, l’État
répond de l’ensemble des décisions et comportements de ses agents et organes, qu’ils relèvent du
pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire (pour une condamnation en manquement du fait du Conseil
d’État français, v. CJUE, 4 oct. 2018, n° C-416/17, Commission c/France). Mais il répond également
du comportement des entités publiques distinctes, et notamment des collectivités locales et des
subdivisions fédérées. En réalité, tout organisme, quel qu’en soit le statut (même organisé en la forme
de personne morale de droit privé) à qui l’État aurait conféré des prérogatives de puissance publique
ou même, plus simplement, des prérogatives permettant de faire obstacle à la bonne exécution du droit

57
européen, est susceptible d’entraîner un manquement de l’État (pour une personne privée ayant le
pouvoir d’accorder des labels, v. CJCE, 5 nov. 2002, n° C-325/00, Commission c/RFA).
À la différence du droit international général cependant, le manquement ne peut pas être écarté
par la considération du comportement de l’UE ou des autres États ; la réciprocité, qu’elle se manifeste
au titre des contre-mesures ou de l’exception d’inexécution (non adimpleti contractus), ne pouvant pas
faire échec à l’application du droit européen. Il y a là une solution que le droit international admet
pour les régimes dits « auto-suffisants », c’est-à-dire ceux qui comportent leurs propres procédures de
« sanction » (v. CJCE, 13 nov. 1964, aff. jointes n° 90/63 et 91/63, Commission c/Luxembourg et
Belgique ; et comp. CIJ, 24 mai 1980, Affaire relative au personnel diplomatique et consulaire des
États-Unis à Téhéran, États-Unis d’Amérique c/Iran, Rec., p. 3-45). Si le comportement est contraire à
une obligation européenne, et comme en droit international général, l’État ne pourra pas justifier son
manquement en invoquant les contraintes de son droit national fût-il de rang constitutionnel (CJCE,
6 mai 1980, n° 102/79, Commission c/Belgique, pt 10 ; et comp. sent. arbitrale du 25 juill. 1875, aff.
du Montijo, Colombie c/États-Unis d’Amérique, J.-B. Moore, Hist. & Digest, vol. II, p. 1421-1447).
120. La constatation. – La procédure de constatation de manquement et le statut du constat
l’éloignent des procédures classiques du droit international. Là où l’action internationale est
subordonnée à un intérêt spécial du demandeur, l’action en manquement est introduite au nom de la
légalité européenne par des personnes agissant ès qualité : la Commission et les autres États. La
Commission, « gardienne des traités », peut toujours agir en manquement contre les États, sur la base
de son appréciation, en opportunité : elle est le véritable « procureur » de l’intérêt européen. Elle doit
d’abord rédiger un « avis motivé » et laisser un délai à l’État, et ce n’est que si ce dernier ne se
conforme pas à l’avis qu’elle a alors la faculté de saisir la Cour d’une action en manquement (art. 258
TFUE). Les États, eux aussi, peuvent déclencher une action en manquement, mais ils doivent d’abord
saisir la Commission qui rend un avis motivé après avoir mis les États en mesure de présenter leurs
observations. Ils pourront contester l’avis devant la Cour ou la saisir directement si la Commission ne
rend pas d’avis dans les trois mois qui suivent la demande de l’État (art. 259 TFUE). La pratique
montre que la Commission est à l’origine de l’essentiel des réclamations. Les États, quant à eux,
n’introduisent que très peu de recours en manquement et, à y voir de près, le font généralement
uniquement s’ils sont spécialement affectés – la faculté d’agir erga omnes partes qui leur est ouverte
n’est guère utilisée.
Parce que le recours en manquement n’est pas conçu comme l’action de l’État lésé, il ne tend
pas à réparer un préjudice – là est la différence fondamentale avec l’action en responsabilité
internationale, qui est une action en responsabilité civile, avec une fonction réparatrice. L’action en
manquement, quant à elle, aboutissait traditionnellement à un constat de manquement, il appartenait à
l’État de tirer les conséquences qu’impliquait l’arrêt, afin de revenir à la correcte exécution du droit
européen. Ce système est maintenu par l’article 260 du TFUE qui permet toutefois désormais à la
Commission de saisir la Cour en cas d’inexécution par l’État de l’arrêt de manquement, et à la suite
d’une mise en demeure restée infructueuse. La Cour pourra alors condamner à nouveau l’État et « lui
infliger le paiement d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte » (art. 260 § 2 TFUE). Cette
condamnation peut intervenir directement, sans inexécution préalable d’un premier arrêt, pour la non-
transposition des directives (art. 260 § 3 TFUE).

Or, la somme forfaitaire et l’astreinte sont liées à l’inexécution, qu’elles tendraient à faire
disparaître, et non à un préjudice qu’elles voudraient réparer. Une logique pénale d’amende (« la
somme forfaitaire ») coexiste avec une fonction d’exécution forcée (« astreinte ») à l’issue d’une
procédure pour délit civil (qu’on l’appelle « manquement », « fait internationalement illicite » ou
« faute ») : l’originalité y gagne ce que la cohérence et l’efficacité y perdent.
3) Recours de pleine juridiction : responsabilité et sanctions
121. Recours en responsabilité de l’UE. – Le contentieux contractuel de l’UE peut être
soumis au juge de l’Union (le Tribunal, en première instance), sur la base d’une clause
compromissoire stipulée dans un contrat conclu au nom de l’Union (art. 272 TFUE). Le droit
applicable au fond du litige sera alors, en principe, le droit national qui régit le contrat (art. 340

58
TFUE ; v. CJCE, 18 déc. 1986, n° 426/85, Commission des Communautés européennes c/Jan Zoubek).
C’est en revanche sur le fondement du droit européen lui-même, extrapolé des « principes généraux
communs aux droits des États membres » que pourra être mise en jeu la responsabilité
extracontractuelle de l’Union (art. 340 al. 2 TFUE). Qu’elle soit portée par les États devant la Cour, ou
par les particuliers devant le Tribunal, l’action en responsabilité se prescrit « par cinq ans à compter de
la survenance du fait qui y donne lieu » (art. 46 du protocole n° 3). Formellement, la procédure est
dirigée contre l’institution à qui le fait dommageable est imputé, mais c’est l’Union en tant que
personne qui répond. Si le fait générateur est un acte juridique, le principe est bien l’autonomie des
recours : la victime peut demander réparation même si l’acte n’a pas été annulé ; mais si le particulier
n’a pas été diligent, et a négligé le recours en annulation qui lui était ouvert, il sera irrecevable (il ne
pourra pas substituer le recours indemnitaire au recours en annulation négligé ; v. l’art. 46 préc.).
La responsabilité extracontractuelle de l’Union doit être distinguée de la responsabilité des
États pour violation du droit communautaire, engagée à l’égard des particuliers devant le juge national
(CJCE, 19 nov. 1991, aff. jointes C-6/90 et C-9/90, Andrea Francovich et Danila Bonifaci), comme de
la responsabilité encourue par l’État du fait de la mise en œuvre nationale illicite d’un acte européen
légal (CJCE, 26 nov. 1975, n° 99-74, Société des grands moulins des Antilles).

La responsabilité extracontractuelle de l’UE suppose la preuve de l’inexécution d’une


obligation applicable à l’UE : c’est une responsabilité pour « faute » ou, dans la terminologie
internationaliste, pour « fait illicite ». Elle suppose que le requérant soit le titulaire du droit subjectif
violé, et qu’il ait subi un préjudice lié par un lien de causalité au fait générateur.
122. Contentieux des sanctions et de la fonction publique. – Le contentieux des sanctions
occupe une part importante dans la pratique européenne, spécialement dans le domaine du droit de la
concurrence. La Commission reçoit des traités le pouvoir d’infliger des sanctions aux entreprises, sous
le contrôle du juge. Le juge national est appelé à contrôler les opérations d’exécution conférées aux
États membres. Mais c’est le juge de l’UE qui apprécie les recours dirigés contre la décision d’infliger
des sanctions. Il s’agit d’un contentieux de pleine juridiction en ce que le juge peut rejeter le recours,
confirmer la sanction ou la modifier (infra, Partie 2, Ch. 2, Sect. 2).
Jadis confié à un tribunal spécial, le contentieux de la fonction publique européenne est
désormais soumis en première instance au Tribunal de l’UE. Calqué sur le modèle de la fonction
publique internationale, il permet d’obtenir l’annulation des actes dirigés contre les agents mais aussi
une compensation pour le préjudice subi.
B. Le renvoi préjudiciel
123. Le renvoi préjudiciel est la « révolution » procédurale du droit européen. Ce n’est pas un
recours : il permet au juge national, avant que la décision soit adoptée, de surseoir à statuer afin de
demander à la Cour de Luxembourg un avis sur la question de droit européen qui lui est soumise.
Anodine en son apparence, cette faculté est une véritable rupture historique avec les techniques du
droit international qui ignorent une telle faculté. Cette dernière, suivant l’analyse du pr. Gaetano
Morelli, juge à la Cour internationale de justice, fait du juge européen un juge national, en ce qu’il
l’associe à la prise de décision juridictionnelle étatique. Sans précédent, cette faculté est restée
fondamentalement unique, même si la procédure du protocole n° 16 à la Convention européenne des
droits de l’homme a pu s’en inspirer.
1) L’objet du renvoi : interprétation et validité
124. Reprenant les termes de l’ancien article 177 du traité CEE, devenu l’article 234 du traité CE,
l’actuel article 267 du TFUE pose d’abord, en son alinéa premier, le champ d’application de la
procédure : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre
préjudiciel : a) sur l’interprétation des traités, // b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par
les institutions, organes ou organismes de l’Union ». Tout le droit européen peut faire l’objet d’une
demande d’interprétation au juge de l’Union européenne, qu’il soit originaire ou dérivé ; ce qui inclut
les accords conclus par l’Union, comme l’illustre la jurisprudence Haegeman déjà citée (CJCE, 30 avr.
1974, n° 181/73, R. & V. Haegeman). En revanche, une distinction nette oppose les traités, dont

59
l’interprétation seule peut être soumise au juge européen, et les actes pris par les institutions. Pour ces
derniers, le juge national peut demander non seulement leur interprétation, mais également une
appréciation de la validité de leur adoption (ce qui peut conduire le cas échéant le juge européen à une
conclusion négative, impliquant la mise à l’écart de la décision européenne invalide dans la procédure
nationale). À l’opposé, seule l’interprétation des traités peut être soumise au juge européen au titre des
questions préjudicielles, la validité des traités étant soustraite à sa compétence – ce qui n’a pas
empêché la Cour d’accueillir un recours contre la modification des traités destinée à permettre la mise
en place du Mécanisme Européen de Stabilité, adoptée par décision du Conseil européen, soumise à
ratification nationale (procédure dite « simplifiée ») (CJUE, 27 nov. 2012, n° C-370/12, Thomas
Pringle c/Irlande).
Si tout le droit européen peut être soumis à renvoi préjudiciel (du moins pour l’interprétation), aucun
élément du droit national ne peut lui être déféré : le juge européen assiste le juge national dans sa prise
de décision seulement si, et dans la mesure où, celle-ci implique la prise en considération d’éléments
de droit européen. Ce n’est pas dire que le droit national est sans pertinence, mais son exposé est un
aspect de la présentation de l’affaire, en tant qu’élément du contexte de la formulation de la question
préjudicielle, réservée au droit européen. Il en irait autrement dans l’hypothèse où le droit national ne
ferait que renvoyer au droit européen, mais ce serait encore celui-ci qui serait alors l’objet de l’avis
préjudiciel.
2) La décision de renvoyer : obligation ou faculté
125. Les deuxième et troisième alinéas de l’article 267 dissocient le régime du renvoi par le
juge inférieur (le juge dit « du fond » en droit judiciaire privé français), qui a la faculté de poser la
question préjudicielle à la Cour de Luxembourg, et celui qui s’applique aux juridictions suprêmes,
tenues de saisir le juge européen : « Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un
des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire
pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. // Lorsqu’une telle
question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne
sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la
Cour ».
Ce qui définit l’obligation de saisir le juge européen, c’est le pouvoir de statuer en dernier
ressort, et pas la fonction. Ainsi, peu importe qu’il statue en tant que juge de cassation ou en tant que
juge du fond en appel ou en premier et dernier ressort, les décisions du Conseil d’État français ne sont
jamais susceptibles de recours, et l’obligation de renvoi lui est donc applicable dans chaque cas de
figure, comme elle s’applique à la Cour de cassation. Le Conseil constitutionnel, de son côté, est
évidemment dans une situation institutionnelle analogue, même si ses fonctions rendaient l’outil du
renvoi préjudiciel moins pertinent, surtout avant l’introduction de la question prioritaire de
constitutionnalité – pour une illustration de l’utilisation de la procédure du renvoi préjudiciel par le
Conseil, v. Cons. const., 4 avr. 2013, n° 2013-314P QPC, M. Jeremy F. ; et v. la réponse du juge
européen, CJUE, 30 mai 2013, n° C-168/13, Jeremy F.

Le texte de l’article 267 ne réserve pas expressément son utilisation au cas de « difficultés »


d’interprétation, mais on comprend qu’il n’y ait pas lieu de poser la question si la réponse ne soulève
pas de doute raisonnable puisque, dans une telle hypothèse, aucune question ne se pose. C’est la
doctrine de l’« acte clair », reflet contemporain d’une conception ancienne, déjà en usage au temps des
glossateurs : in claris non fit interpretatio. Cette doctrine a fait l’objet de deux critiques principales :
d’une part, elle aurait été l’instrument utilisé par le juge récalcitrant comme prétexte pour se soustraire
à ses devoirs européens ; de l’autre, elle serait sans fondement, la clarté alléguée étant elle-même,
nécessairement, le résultat de l’analyse de l’interprète (prétendre qu’un texte est clair serait, en
somme, une interprétation possible...). Sans dissimuler la part de vérité que ces deux critiques peuvent
exprimer, il reste que la doctrine de l’« acte clair » correspond à une fonction juridique admise par le
juge européen. Afin d’éviter d’être submergé de recours inadaptés et répétitifs, le juge européen, en
effet, a formulé une condition de recevabilité des renvois préjudiciels permettant d’apprécier leur
nécessité : un renvoi n’est pas recevable si la question formulée porte sur une difficulté ayant déjà été

60
réglée par une interprétation antérieure (ce qui oblige le juge national à tenir compte des décisions
préjudicielles déjà rendues, et à les étudier) ou ne soulevant « aucun doute raisonnable » (CJCE, 6 oct.
1982, n° 283/81, Srl CILFIT et Lanificio di Gavardo SpA – ou encore, bien évidemment, si la réponse
ne serait pas pertinente pour le règlement du litige dont est saisi le juge national). Mais il va sans dire
que l’admission de la théorie de l’acte clair par le juge européen n’est pas une autorisation à se
soustraire au devoir de saisir le juge européen en cas de besoin, et encore moins si cela revient à
ignorer des décisions préjudicielles antérieures. Organe de l’État, le juge expose ce dernier à une
condamnation en manquement s’il n’exécute pas ses devoirs (CJUE, 4 oct. 2018, n° C-416/17,
Commission c/France, condamnant la France en manquement du fait de l’omission de renvoi
préjudiciel à l’initiative du Conseil d’État). En miroir de l’« acte clair », la faculté d’appréciation du
juge inférieur devrait céder devant « la claire difficulté », c’est-à-dire devant l’hypothèse où il est
évident que l’appréciation du juge européen est nécessaire. C’est ainsi que la jurisprudence a estimé
que la mise à l’écart d’une décision européenne pour invalidité suppose une appréciation préalable du
juge européen : le juge inférieur peut rejeter le moyen d’illégalité dirigé contre l’acte européen mais,
s’il le croit fondé, il doit renvoyer au juge européen pour qu’il constate lui-même, éventuellement,
l’invalidité de la décision européenne (CJCE, 22 oct. 1987, n° 314/85, Foto-Frost c/Hauptzollamt
Lübeck-Ost – justifié par la nécessaire « application uniforme » du droit européen, pt 15).

Suivant les termes du traité, le renvoi ne peut émaner que d’une « juridiction d’un des États
membres ». Cette exigence écarte la possibilité que des juridictions non étatiques s’adressent au juge
européen à titre préjudiciel. Cela exclut le renvoi par des institutions « privées », dont le pouvoir
juridictionnel suppose le consentement des parties, telles les tribunaux arbitraux (CJCE, 23 mars 1982,
n° 102/81, Nordsee) – mais cela n’empêche évidemment pas le juge étatique saisi d’une action en
annulation dirigée contre la sentence arbitrale de poser la question préjudicielle (v. par ex.,
Cass. 1re civ., 18 nov. 2015, n° 14-26482, Bull. civ. I, n° 840, et la décision de la CJUE, 7 juill. 2016,
n° C-567/14, Genentech Inc. c/Hoechst GmbH, Sanofi-Aventis Deutschland GmbH). Il reste qu’entre
l’arbitrage basé sur le consentement des parties (exclu de la question préjudicielle) et l’autorité
judiciaire étatique établie par la loi (admise à adresser de telles questions), des figures intermédiaires
méritent une qualification plus attentive. Le juge européen, en effet, est disposé à découvrir la
juridiction étatique sous les espèces de certaines formes d’« arbitrage » imposées par la loi (CJCE,
30 juin 1966, n° 61/65, Veuve G. Vaassen-Göbbels contre direction du « Beambtenfonds voor het
Mijnbedrijf »). De façon analogue, les juridictions de droit international ne sont pas « étatiques », et
n’ont donc ni le devoir ni la faculté de saisir le juge européen à titre préjudiciel (CJUE, 14  juin 2011,
n° C-196/09, Paul Miles e.a. c/Écoles européennes). Il peut arriver cependant que de par son
organisation et les pouvoirs qui lui sont dévolus, la juridiction internationale soit amenée à exercer les
fonctions d’un organe commun aux États qui l’ont instituée, si bien qu’on puisse alors la considérer
comme une juridiction « nationale » qui leur serait commune aux fins du renvoi préjudiciel (v., pour
l’admission du renvoi de la Cour de justice du Benelux, CJCE, 4 nov. 1997, n° C-337/95, Parfums
Christian Dior SA et Parfums Christian Dior BV c/Evora BV).

Le traité exclut également que des autorités administratives et politiques (i.e. les organes « non
juridictionnels ») des États membres utilisent la voie du recours préjudiciel. Ce qui compte est la
fonction exercée par l’organe dans l’exercice de la mission qui a donné lieu au renvoi, quelles que
soient les fonctions dont l’organe serait investi par ailleurs. Or, pour reconnaître la fonction
juridictionnelle, le juge européen a recours à la technique souple du faisceau d’indices, et prend en
compte des « éléments » tels « l’origine légale de l’organisme, sa permanence, le caractère obligatoire
de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application, par l’organisme, des règles de
droit, ainsi que son indépendance » (CJUE, 12 juin 2014, n° C-377/13, Ascendi Beiras Litoral e Alta,
Auto Estradas das Beiras Litoral e Alta Sa c/ Autoridade Tributária e Aduaneira, pt 23).

Le juge étatique de l’urgence – i.e. les « référés » du droit français – a lui aussi accès au droit
européen, mais à condition d’assurer la protection provisoire du droit européen (v. CJCE, 19 juin

61
1990, n° C-213/89, Factortame Ltd. ; 9 nov. 1995, n° C-465/93, Atlanta Fruchthandelsgesellschaft
mbH ; et 21 févr. 1991, aff. jointes n° C-143/88 et C-92/89, Zuckerfabrik Süderdithmarschen AG,
préc.).
3) Le traitement du renvoi : autorité et procédure
126. Sous l’angle procédural, le renvoi préjudiciel se traduit par un sursis à statuer du juge
national qui suspend la procédure dans l’attente de l’appréciation du juge européen. Inévitablement,
cela entraîne un allongement des délais de décision, ce qui peut avoir des conséquences
particulièrement gênantes dans le cas des procédures mettant en cause la liberté des personnes. Pour
pallier cet inconvénient, le quatrième alinéa de l’article 267 du TFUE prévoit une procédure
accélérée : « si [la question préjudicielle] est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction
nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais ».
C’est la Cour elle-même qui se prononce sur les questions préjudicielles, même si un transfert
partiel éventuel au Tribunal a été rendu possible par le traité de Lisbonne. Les parties au litige national
peuvent comparaître devant elle, en poursuivant leur duel contradictoire, même si, formellement, elles
ne font qu’exprimer des opinions pour assister la Cour dans l’expression de son propre avis  : celui qui
était « partie » au procès national devient un amicus curiae (« ami de la cour ») devant le juge
européen. Celui-ci ne tranche pas le litige entre les parties, mais répond à la question du juge national  :
c’est le juge de l’État qui saisit le juge européen, à la demande des parties ou proprio motu.

Dans cette procédure de juge à juge, la recevabilité du renvoi est subordonnée à des conditions
destinées à s’assurer que le juge européen est mis en mesure de se prononcer par une décision éclairée
(il faut donc accompagner la question d’un exposé du contexte de l’affaire, tant sur le plan factuel que
par des indications relatives au cadre juridique de droit national dans lequel elle se pose),
effectivement utile au règlement du litige (ce qui exclut tant les pures « consultations » sur des
différends hypothétiques que l’expression d’appréciations non nécessaires au règlement du litige
existant). L’exception d’invalidité des actes européens n’étant pas enfermée par des délais de
forclusion, le juge européen veille également à ce qu’elle ne soit pas utilisée pour contourner
l’expiration des délais pour agir en nullité (CJCE, 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf GmbH,
aff. C-188/92 – irrecevabilité de l’exception soulevée par le requérant qui aurait été recevable à
introduire un recours en annulation).

Une fois que la Cour a répondu à la question, la procédure reprend devant le juge national,
enrichie par l’éclairage européen. Du point de vue de la procédure judiciaire, la décision du juge
européen est un avis, le différend ne sera tranché que plus tard, par décision du juge national. Et, le cas
échéant, la décision nationale pourra même ne pas être basée sur l’avis de la Cour si l’évolution du
litige le rend finalement non pertinent. Mais, sur le fond, l’avis de la Cour sera bien une décision qui
lie le juge national : il sera tenu d’appliquer le droit européen tel qu’interprété par la Cour, et ne pourra
pas donner d’effet à l’acte qu’elle aurait jugé invalide.

Mais plus profondément, la jurisprudence a tiré toutes les conséquences de la fonction


d’uniformisation du droit européen dévolue à la procédure préjudicielle. Ainsi, l’acte jugé invalide
dans une affaire devra être tenu pour tel dans tous les États membres, sans besoin d’un nouveau
renvoi. De même, l’interprétation rendue s’imposera à l’endroit de tous les États membres, et à toutes
leurs juridictions (la doctrine parle d’ « autorité de la chose interprétée »).

Ainsi, le renvoi préjudiciel est la véritable pierre angulaire de la construction juridique de


l’Union européenne, considérée à juste titre comme sa « clause fédérale ». Et certainement, la
procédure de la question préjudicielle a été une rupture très forte avec les techniques classiques du
droit international.

62
Mais si la procédure du renvoi préjudiciel est si importante, c’est précisément parce qu’elle
demeure, encore à ce jour, absolument nécessaire. En effet, ce qu’elle montre en creux, c’est
l’inexistence d’une organisation hiérarchique unique garantissant l’exécution du droit européen. Cette
dernière est encore laissée, pour l’essentiel et à ce jour, aux États.
§3. Exécution : persistance de l’État et nature de l’Union européenne
On identifie ici la persistance du rôle de l’État. Si la jurisprudence a élaboré le concept d’ordre
juridique intégré, supérieur au droit national, d’effet direct au sein de celui-ci, il faut noter dans le
même temps que l’exécution est restée dans la maîtrise des États.
A. Le droit européen : un nouvel ordre juridique « intégré » ?
1) L’ordre « intégré » : la conception européenne
Il y a eu une évolution. L’idée que le droit communautaire était une nouveauté est apparue dès
l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963 (aff. 26-62). Dans cet arrêt, la CJCE a considéré que « la
Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les États
ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et dont les sujets sont non
seulement les États membres mais également leurs ressortissants ».
La référence disparaît en 1964, avec Costa contre ENEL, où apparaît le concept, d’ordre
« intégré au système juridique des États membres » : « à la différence des traités internationaux
ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des
États membres lors de l’entrée en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions  » (CJCE,
15 juill. 1964, aff. 6-64, Flaminio Costa c/ENEL). C’est à l’occasion de la reconnaissance de l’effet
direct et de la primauté du droit européen (supra, n° 113, 114) que le concept d’ordre juridique
nouveau ou d’ordre intégré s’est affirmé, et primauté et effet direct sont en effet les expressions
concrètes de cette spécificité dans la jurisprudence de la Cour de justice.
Avis de la CJUE sur la CvEDH. — Pour refuser l’adhésion à la Convention européenne des
droits de l’homme, le juge a mis fin au ambiguïtés sur le droit européen (CJUE, avis 2/13, 18 déc.
2014, Projet d’accord d’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme ).
« L’Union, du point de vue du droit international, ne peut pas, en raison de sa nature même, être
considérée comme un État » (pt 156). Cette volonté la conduit à ne pas reprendre le concept d’ordre
intégré, pour revenir à la simple spécificité de sujets (qui renvoie cependant à l’effet direct)  : « les
traités fondateurs de l’Union ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un
nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont
limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non
seulement ces États, mais également leurs ressortissants » (!!!). Le concept d’intégration est encore
utilisé, mais au titre du processus de construction européenne, pas de l’ordre juridique  : « la réalisation
du processus d’intégration qui est la raison d’être de l’Union elle-même » (pt 172).

Sous l’angle pratique, l’originalité du droit européen tient à la jurisprudence qui guide le juge
national pour l’effet direct et pour la primauté.
Mais, comme le montre French Data Network, si, malgré la question préjudicielle ou l’effet
direct, l’état membre n’exécute pas son obligation, il se rendra par-là auteur d’un manquement. V.
1926, Cour SDN, Pologne c. Allemagne. La Cour dit, au regard du droit international, les lois
nationales sont de simples faits, manifestations de la volonté et de l’activité des états au même titre
que les décisions judiciaires ou les mesures administratives.
2) L’exécution nationale : les solutions du droit français
130. L’effet direct. – Le cas de l’effet direct est le plus révélateur de la situation réelle  :
aucune technique spécifique pour la reconnaissance de l’effet direct n’a été imaginée à l’endroit des
traités européens, mais comme la Cour de justice leur a reconnu très largement cet effet à titre
préjudiciel, les juridictions nationales en général, et françaises en particulier, les appliquent, en
pratique, sans difficulté.

63
La conséquence de l’effet direct des traités a été la reconnaissance de l’effet direct des
règlements européens, prévue par le traité de Rome et l’actuel article 288 alinéa 2 du TFUE (v. par
ex. CE, 12 mai 2004, n° 236834, Société Gillot). Mais, précisément, parce que les traités ne réservent
pas le même au statut aux directives, la jurisprudence qui leur a été consacrée est plus tourmentée.
Directives : difficultés. Là où le juge européen distingue effet vertical et horizontal, le Conseil
d’État avait su imaginativement déduire de l’actuel article 288 du TFUE que les directives seraient
dépourvues d’effet direct au sens où elles ne pourraient pas être invoquées à l’encontre d’un acte
administratif individuel (CE, ass., 22 déc. 1978, Cohn Bendit, Rec. p. 524). Ce même défaut d’effet
direct ne faisait pas obstacle à l’annulation des actes réglementaires contraires aux directives, et à
l’obligation de les abroger (CE, ass., 3 févr. 1989, Alitalia, Rec. p. 44). L’effet d’éviction ainsi
reconnu aux directives était opéré à l’endroit des lois (CE, 28 févr. 1992, SA Rothmans International
France et SA Philip Morris France, Rec. p. 81). Avec Tête, ni loi ni règlement, le CE écarte les
« règles nationales applicables », ce qui privait de base légale l’acte individuel (CE, ass., 6 févr. 1998,
Tête, Rec. p. 30). Cette décision vidait la jurisprudence Cohn-Bendit de sa portée. Il ne restait plus
qu’à l’abandonner ouvertement, ce qu’a fait l’arrêt Perreux qui admet le contrôle des actes
individuels sur le fondement des directives, à condition, bien entendu, que la clarté et la précision de la
disposition le permettent, et que les délais accordés pour leur transposition soient expirés ( CE, ass.,
30 oct. 2009, n° 298348, Dame Perreux).

131. La primauté. – La reconnaissance de la primauté du droit européen a suivi le même


chemin que celle des traités internationaux, sur le fondement de l’article 55 de la Constitution. La
primauté à l’égard des actes administratifs, en effet, n’avait pas soulevé de difficultés (v., pour les
décrets d’extradition, CE, ass., 30 mai 1952, Dame Kirkwood, Rec. p. 291). Mais la jurisprudence des
Semoules donnait autorité à la loi postérieure sur le traité antérieur. Avec l’affaire IVG, le Conseil
constitutionnel a considéré qu’il ne lui appartenait pas de faire respecter la primauté du traité sur la loi
postérieure (Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54 DC, Loi relative à l'interruption volontaire de la
grossesse). Sur cette base, la Cour de cassation a reconnu très tôt la possibilité d’écarter la loi contraire
aux traités et au droit européen antérieurs par la voie de l’exception (Cass. ch. mixte, 24 mai 1975,
n° 73-13556, Société des « Cafés Jacques Vabre » et al., Bull. civ., n° 4, p. 6), là où le Conseil d’État
ne l’a admis qu’en 1989, avec l’arrêt Nicolo (CE, ass., 20 oct. 1989, n° 108243, Nicolo, Rec. p. 190).
Une fois la « supériorité » sur les lois postérieures reconnue aux traités, elle pouvait être désormais
étendue aux règlements (v. CE, 24 févr. 1990, Boisdet), aux directives (v. CE, 28 févr. 1992, SA
Rothmans International France et SA Philip Morris France, Rec. p. 81) et aux principes généraux
européens (v. CE, 3 déc. 2001, n° 226514, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique (SNIP) et
al., Rec. p. 624).
La question des rapports avec la constitution est plus complexe. Si du point de vue du droit
international et européen, il est acquis que le droit constitutionnel ne saurait justifier l’inexécution des
obligations extérieures, la Constitution se contente d’établir un contrôle préventif (article 54) destiné à
éviter le conflit : si la contrariété est constatée, soit la Constitution est révisée pour l’éliminer, soit le
traité signé ne peut pas être ratifié. Pour le reste, une fois les engagements en vigueur, rien n’autorise
le juge national à examiner la conformité de l’acte international à la Constitution. Néanmoins, on sait
que le juge administratif a formulé deux réserves :
…d’une part, si un décret se borne à exécuter une obligation constitutionnelle, on ne saurait lui
opposer la loi et les engagements internationaux (la Constitution fait « écran » ; CE, ass., 30 oct. 1998,
Sarran et alii, Rec. p. 368) ;
…de l’autre, si un décret méconnaît le principe fondamental reconnu par les lois de la
République prohibant l’extradition lorsqu’elle est recherchée dans un but politique, alors il ne saurait
être justifié par une obligation internationale d’extrader (CE, 3 juill. 1996, Koné, Rec. p. 255).

Comme 88-1C avait exclu ces contrariétés, le juge français s’était abstenu d’imaginer une
équivalence entre le contrôle de constitutionnalité et l’appréciation par le juge européen de principes
européens équivalents. Le juge administratif pose également une présomption d’équivalence qui le

64
conduit à déduire de la conformité au principe européen d’égalité le respect du principe constitutionnel
français, en dépit de leurs histoires respectives (CE, 3 juin 2009, n° 287110, Arcelor).

Le Conseil d’État est allé jusqu’à considérer qu’à défaut de garantie européenne équivalente,
une règle de rang constitutionnel peut justifier la mise à l’écart d’une règle de l’Union européenne telle
qu’interprétée par la Cour de Luxembourg, ce qui risque de consommer un manquement aux
obligations européennes (CE, ass., 21 avr. 2021, n° 393099 et al., French Data Network et al.).14

La Constitution française, quant à elle, réserve effectivement un statut spécial au droit


européen. L’article 88-1, en particulier, dispose : « La République participe à l’Union européenne
constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en
vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels
qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Ici, la Constitution s’incorpore par
renvoi les traités européens, ce qui a des conséquences sur la constitutionnalité des lois. Sur le plan
des symboles, le Conseil constitutionnel a reconnu la spécificité de l’ordre européen, déduite de
l’article 88-1 de la Constitution : en adoptant cette disposition « le constituant a ainsi consacré
l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de
l’ordre juridique international » (Cons. const., 19 nov. 2004, n° 2004-505 DC, Traité établissant une
Constitution pour l’Europe).
Sous l’angle pratique, il résulte de l’article 88-1 qu’une loi qui se borne à transposer une
directive est réputée conforme à la Constitution : pas de contrôle de constitutionnalité. Cependant, le
CC a posé une limite à la présomption : « la transposition d’une directive ne saurait aller à
l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce
que le constituant y ait consenti » (Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit
d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information).

En définitive, le juge français a accepté le concept d’ordre intégré à partir du moment où le


juge européen l’avait lui-même mis à distance dans l’affaire de la lésion de la CvEDH.
132. La responsabilité. – Question de la jurisprudence Francovich (CJCE, 19 nov. 1991, aff.
jointes C-6/90 et C-9/90, préc.) : le juge de l’UE exigeait du juge français qu’il constate la
responsabilité de l’État lorsqu’il n’exécute pas ses engagements européens. Du point de vue du droit
européen, c’est bien évidemment d’une responsabilité pour « faute » ou pour manquement qu’il
s’agit, au sens du « fait internationalement illicite » constitué par l’inexécution des obligations
européennes. Le débat local, attaché à la spécificité de la responsabilité du législateur, méconnaît la
caractéristique essentielle des rapports entre droit interne et droit international : le droit national n’est
qu’un fait, et la loi n’est que l’exécution, correcte ou incorrecte, de l’engagement international. C’est
la logique qu’on trouve dans la décision du Tribunal des conflits, qui consacre la compétence du juge
administratif : « lorsque le redevable choisit de rechercher la responsabilité de l’État du fait de la
méconnaissance de l’obligation qui incombe au législateur d’assurer le respect des conventions
internationales, (…) une telle action relève du régime de la responsabilité de l’État du fait de son
activité législative » et « la juridiction administrative est compétente pour en connaître » (TC, 31 mars
2008, n° 08-03631, société Boiron).
Au-delà des formules et des références à l’intégration, le droit français a une fonction
d’exécution du droit de l’Union européenne, actuellement mieux exécuté, certes, que d’autres
éléments du droit international.
B. L’Union européenne : une nouvelle figure d’État fédéral ?
1) Le débat : États fédérés ou États souverains
Opposition doctrinale sur la nature de l’UE, qui est très forte. Le juge européen a lui-même
freiné l’analogie fédérale : pour échapper au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme :
14 Analyse similaire à celle du juge polonais.

65
« l’Union, du point de vue du droit international, ne peut pas, en raison de sa nature même, être
considérée comme un État » (CJUE, avis 2/13, 18 déc. 2014, Projet d’accord d’adhésion de l’Union à
la Convention européenne des droits de l’homme, pt 156). Mais les termes du débat restent intacts, et
méritent d’être rappelés : 3 points d’opposition.
Compétences. — Les fédéralistes font valoir l’importance des compétences dévolues à l’Union
pour défendre l’analogie étatique, mais leurs opposants, les internationalistes y voient une expression,
certes remarquable, de la spécialité des organisations internationales (en insistant sur le fait qu’il s’agit
de compétences d’attribution).

Le fonctionnement institutionnel. — Les fédéralistes se réfèrent au fonctionnement du


Parlement et du Conseil pour y voir un pouvoir législatif européen bicaméral, là où les
internationalistes mettent en valeur la négociation interétatique qui domine la procédure, faisant
apparaître cet organe comme un exécutant des traités, pour rejeter l’analogie. Le CE, dans 21 oct.
2021, Association Priartem, parle du « pouvoir législatif de l’Union », pour éviter l’application d’une
Convention de protection de l’environnement.

L’existence de réserves constitutionnelles. — Les tenants de la souveraineté se réfèrent à la


maîtrise constitutionnelle de l’application du droit européen, et aux « réserves » qui se manifestent ici
et là (l’identité constitutionnelle, en France par ex., ou l’application « tant que » – so lange – les droits
fondamentaux sont protégés, en Allemagne, etc.) pour défendre la nature internationale de la
construction – et la fonction d’exécution laissée au droit national. Mais les fédéralistes rétorquent que
le juge européen intervient dans la décision nationale et guide directement le juge grâce à la question
préjudicielle, qui fonctionnerait comme une « clause fédérale », pour défendre la thèse de l’ordre
unique, « intégré ».

Le débat est fort, et, même en ces termes simplifiés, difficile à surmonter. Il reste qu’une
considération me paraît déterminante pour écarter l’analogie fédérale : la maîtrise nationale de
l’exécution.
2) La limite : la maîtrise nationale de l’exécution
134. Malgré les formidables avancées du droit européen, il est resté construit sur l’exécution
étatique.
L’article 4 du TUE rappelle que « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités
appartient aux États membres » (§ 1), c’est la spécialité. Il précise aussitôt que l’Union respecte les
prérogatives des États membres relatives à la maîtrise de leur territoire, qui sont à la base de leurs
compétences d’exécution : « L’Union respecte (...) leur identité nationale, inhérente à leurs structures
fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et
régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet
d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale »
(§ 2). En contrepartie, les États auront la responsabilité d’exécuter le droit européen : « Les États
membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations
découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union » (§ 3 al. 2).

L’Union a reçu quelques prérogatives d’exécution. Mais elles sont extrêmement limitées,
même en droit de la concurrence où les percées les plus significatives ont vu le jour. Et encore, lorsque
des fonctions exécutives, même purement décisionnelles, sont confiées à l’Union, elles le sont sous le
contrôle des États, exercé notamment par la comitologie. Le traité de Lisbonne, en effet, a admis que
des « actes d’exécution » (art. 291 TFUE) puissent être confiés à la Commission, mais après avoir
rappelé le principe de la compétence étatique. Mais l’essentiel est le résultat factuel de l’art. 4 = pas de
continuité hiérarchique qui permet à l’UE d’assurer l’exécution du droit européen par les états
membres, il n’y a pas de contrainte fédérale.

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Là est la limite fondamentale de l’analogie fédérale : le droit européen dépend de l’exécution
étatique, comme le droit international et, à y voir de près, s’il fonctionne peut-être mieux, il se trouve
davantage dépourvu en termes de voies d’exécution autonomes. Mais l’essentiel est dans l’absence
d’appareil organique pouvant agir sur le territoire des États membres afin d’y faire exécuter (le fameux
law enforcement) le droit « fédéral ». Là est également la différence avec les systèmes fédéraux qui
permettent à la fédération (le Bund) d’obtenir l’exécution forcée, par la contrainte fédérale si
nécessaire (le Bundeszwang de l’article 37 de la Loi fondamentale allemande), dans les entités
fédérées. Mais encore, l’essentiel n’est pas tant dans les procédures, que dans les appareils organiques.

[Petit aparté du prof : Dans les films américains, où l’on affectionne les scénarios criminels,
sur la crime scene arrive bientôt, jadis ventripotent, clope au bec, voiture cabossée et ceinturon en
bandoulière, le shérif. Alors qu’il échafaude déjà ses hypothèses, des belles voitures flambant neuves
et vitres tentées arrivent aussitôt. Il en sort, jeunes, beaux, compétents, musclés et tout aussi armés, les
Feds (i.e. les agents du FBI – Federal Bureau of Investigation). Et les voilà revendiquer la nature
« fédérale » de l’infraction et leur compétence, invitant le shérif, hors de lui (mais digne face à ses
rivaux), à se mettre de côté. C’est que la fédération a les moyens, juridiques et factuels, de procéder
elle-même à l’exécution forcée de ses règles dans les entités fédérées, si besoin. Et c’est ce qui
manque à l’Union européenne, comme aux autres organisations internationales, pour l’instant.]

Bien sûr, les plus attentifs des observateurs sauront imaginer les premiers scénarios, avec
d’hypothétiques agents d’Europol très professionnels, mais cela sonnera faux. La mise en scène ne
correspondrait pas à ce qu’on voit, effectivement. Tant qu’on ne pourra pas présenter un préfet de
police, façon jeune premier qui n’a jamais vu une arme, ou un commissaire de quartier au teint jaune
et à la peau labourée, se mordre les lèvres jusqu’au sang face à l’arrivée des Feds européens, on ne
sera pas dans cette séquence historique.

67
PARTIE II — LE DROIT COMMUN EUROPÉEN
C’est une réalisation du Conseil de l’Europe.

Le droit commun européen : Les principes

135. Un droit commun européen se construit à nouveau, progressivement, assez éloigné du ius
commune des glossateurs. Deux séries de principes structurent cet ensemble foisonnant en
construction. Les premiers sont les principes humanistes, dont la Convention européenne des droits de
l’homme, au sein du Conseil de l’Europe, reste la plus haute expression (chapitre 1).

Des principes économiques ont également été adoptés, essentiellement au sein de l’Union européenne
où le libre-échange, la concurrence non faussée, la discipline budgétaire et la monnaie forte ont é té les
objectifs poursuivis (chapitre 2).

CHAPITRE I – LES PRINCIPES HUMANISTES : L’EUROPE DES


DROITS DE L’HOMME
136. C’est au sein du Conseil de l’Europe qu’a été adopté le principal instrument juridique de
la construction européenne : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, ouverte à signature à Rome le 4 novembre 1950, et entrée en vigueur le 3 septembre
1953. Elle lie aujourd’hui les 46 États du Conseil de l’Europe, de l’Espagne au Portugal (la Russie
s’est aujourd’hui retirée du Conseil de l’Europe15), en passant par la Turquie et l’Ukraine. Seules la
Biélorussie et l’Union européenne n’en sont pas parties. La France a attendu 1974 pour la ratifier, par
la main d’Alain Poher, président de la République par intérim. Son texte a été modifié par de multiples
protocoles : les protocoles « normatifs » qui ont ajouté des nouveaux droits au catalogue initial, mais
pour les seuls États qui les ont ratifiés ; et les protocoles « institutionnels », qui ont modifié les
procédures de contrôle, dont l’entrée en vigueur était le plus souvent subordonnée à l’acceptation de
toutes les parties.
Au sein de l’UE, une Charte des droits fondamentaux, d’abord rédigée au titre du projet de
Constitution, est désormais entrée en vigueur en tant qu’annexe au traité de Lisbonne. C’est un texte
important, applicable aux actes de l’Union et aux mesures étatiques prises pour leur exécution. Mais
l’Union est restée sans compétence en matière de droits de l’homme. L’adhésion de l’UE à la
Convention européenne des droits de l’homme, quant à elle, décidée par le traité de Lisbonne, a été
bloquée pour l’instant par la CJUE de Luxembourg (avis 2/13 du 18 déc. 2014, préc. ; supra, n° 71). Il
en résulte que la CEDH de Strasbourg, et la Convention de sauvegarde de 1950, restent les garants des
droits de l’homme en Europe.
Les droits de l’homme d’application générale sont ceux de la Convention européenne des
droits de l’homme (section 1). Et la Cour européenne des droits de l’homme en est le garant
(section 2).
SECTION 1 – Les garanties de la vie individuelle : la dignité

§1. Les garanties de la vie individuelle : la dignité


138. La protection de la dignité de la personne humaine est le cœur de la protection des droits
de l’homme, pensée d’abord comme une protection de l’individu en opposition aux prérogatives
étatiques, mais impliquant aussi une protection par l’État à l’encontre de menaces privées. Protection
du corps (A). Protection de la vie privée, tant sous l’angle de la vie intime que de la sauvegarde des
biens (B). Protection contre contre les discriminations (C).
A. La protection du corps

15 En comparaison, le Brexit était une évolution mineure ! Désormais, la principale puissance militaire
européenne n’est plus soumise au droit européen. La Russie demeure partie au Pacte des droits de l’Homme.
Mais il n’y a plus le contrôle de la CrEDH.

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139. Soustraire le corps humain à la maîtrise du pouvoir politique est la première mission de la
protection internationale des droits de l’homme, la plus essentielle et la plus difficile, tant sont
nombreux, sophistiqués et pernicieux les moyens collectifs pour exercer la contrainte sur le corps des
êtres humains.
1) L’intégrité : droit à la vie et interdiction de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants
140. Le droit à la vie. – Le premier des droits est celui de rester en vie, et le nombre et
l’importance des exceptions qui y sont portées suffisent à démontrer la difficulté, pour les États, à
renoncer à la maîtrise des corps. En effet si le droit à la vie est posé par l’article 2 de la Convention («
Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à
quiconque intentionnellement »), il est accompagné de pas moins de cinq catégories d’exceptions.

· D’abord, la peine de mort (i.e. l’« exécution d’une sentence capitale prononcée par un
tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi », art. 2 § 1) n’était pas interdite par
le texte fondateur.

· Ensuite, « le cas de décès résultant d’actes licites de guerre » est réservé, en période de
circonstances exceptionnelles (art. 15).

· Enfin, en trois autres hypothèses la mort peut être infligée sans violer l’article 2, « dans les
cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire » (art. 2 § 2) : «
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une
arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c)
pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».

L’article 2 ne définit ni le début ni la fin de la vie. La jurisprudence de la Cour europé enne


s’efforce d’être un reflet des évolutions en cours dans les sociétés nationales et, contrairement à une
idée souvent professée, elle n’interfère pas à ce jour avec les différentes conceptions internes.
S’agissant du début de la vie, en particulier, les craintes formulées par l’Irlande à l’endroit du traité de
Lisbonne ne trouvent aucun appui à l’article 2 de la Convention de sauvegarde : il ne fait pas obstacle
en tant que tel aux législations nationales qui n’autorisent pas l’interruption volontaire de grossesse.
S’il est vrai que l’Irlande avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme
notamment le 29 octobre 1992 dans l’affaire Open Door, ce n’était toutefois pas sur l’interdiction de
l’avortement. C’est le libre accès à l’information (article 10) qui était garanti par la Cour, et non
l’hypothétique droit à l’interruption de grossesse (CEDH, 29 oct. 1992, n° 14234/88 et 14235/88,
Open Door et Dublin Well Woman c/Irlande).
En sens inverse, il a parfois été reproché à la Cour européenne des droits de l’homme de
favoriser l’euthanasie, et en dernier lieu parce qu’elle aurait « autorisé » l’arrêt des soins de Vincent
Lambert (CEDH, 5 juin 2015, n° 46043/14, Lambert et al. c/France). Ici encore la réalité est bien
différente : la Cour européenne des droits de l’homme, du reste sans compétence pour décider l’arrêt
des soins, n’avait pas été saisie de l’« euthanasie » mais de la question de savoir si, dans l’hypothèse
de l’arrêt d’un traitement supposé maintenir artificiellement en vie, les précautions prévues par le
droit français et appliquées dans l’affaire Lambert avaient été suffisantes pour protéger le respect
du droit à la vie. En l’état actuel de l’évolution des sociétés européennes, en somme, le droit à la vie
ne garantit ni l’euthanasie, ni l’interruption volontaire de grossesse ; mais rien n’exclut qu’il évolue
dans la direction que prendraient les sociétés européennes.

Interdiction de la peine de mort. — S’agissant de l’interdiction de la peine de mort, absente de


la version originaire de la Convention, elle est l’acquis partiel et progressif de la pratique. La Cour
européenne des droits de l’homme, tout d’abord, dans le très important arrêt Soering (CEDH, 7 juill.

69
1989, n° 14038/88, Soering c/Royaume-Uni), a jugé que le fait d’extrader une personne vers un État
(les États-Unis d’Amérique) où elle risque la peine de mort constitue une violation de la Convention.
Le fondement de la décision n’est pas le droit à la vie (article 2) mais l’interdiction de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (article 3). Selon la Cour, en effet, la période d’attente
de l’exécution expose la personne condamnée au « syndrome du couloir de la mort » qui constitue un
traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Cette protection par « ricochet » (à l’endroit d’un
État tiers, les États-Unis) exclut l’extradition vers les États pratiquant la peine de mort 16 mais,
paradoxalement, elle n’interdit pas le recours à cette peine à l’intérieur, aux États européens.
La proscription de la peine de mort en Europe, quant à elle, a été le fruit de négociations
diplomatiques longues et complexes, qui ont débouché sur deux textes successifs. Le premier est le
protocole n° 6, dit protocole de Strasbourg, du 28 avril 1983 qui interdit la peine de mort dans les
situations civiles ordinaires. Il laissait ouverte la question de l’application de la peine capitale en cas
de conflit, ce qui devait répondre à une préoccupation liée à la logique militaire ! Il a fallu attendre le
3 mai 2002 pour arriver à un second texte interdisant désormais la peine de mort en toutes
circonstances : le protocole n° 13 dit de Vilnius relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes
circonstances.
Les deux protocoles ont été ratifiés par la France, à la suite de deux lois d’autorisation faisant
suite au feu vert du Conseil constitutionnel (Cons. const., 22 mai 1985, n° 85-188 DC et 13 oct. 2005,
n° 2005-524/525 DC, respectivement pour le protocole n° 6 et pour le protocole n° 13).
Mais le Conseil constitutionnel a considéré en 2005 que le protocole n° 2 au Pacte des Nations
unies de 1989 était contraire à la Constitution. La différence avec les deux autres protocoles tenait au
fait que la Convention européenne des droits de l’homme peut être dénoncée par décision
discrétionnaire (art. 58), ce qui n’est pas le cas dans le système du Pacte des Nations unies. C’est donc
parce que le protocole des Nations unies « lierait irrévocablement la France même dans le cas o ù un
danger exceptionnel menacerait l’existence de la Nation » qu’il a été jugé contraire à la Constitution.
En somme, le Conseil constitutionnel avait ouvert la voie à l’interdiction de la peine de mort « en
toutes circonstances » en considérant que des circonstances particulières (la menace contre «
l’existence de la Nation ») permettraient le retrait, et justifieraient le recours à la peine capitale...
Finalement, la Constitution française a été révisée en vertu de la loi constitutionnelle n° 2007-239 du
23 février 2007 relative à l’interdiction de la peine de mort qui a introduit un article 66-1 ainsi rédigé :
« Nul ne peut être condamné à la peine de mort ». Sur cette base, la France a adhéré au protocole n°
2 au Pacte des Nations unies le 2 octobre 2007, renonçant ainsi irrévocablement (dans la limite des
règles du droit international permettant l’abrogation, la suspension et la modification des traités) et en
toutes circonstances à la peine de mort.

Au-delà de la question pénale, et dans une logique davantage policière, l’article 2 permet
l’utilisation de la force pour la protection des personnes, l’arrestation ou l’empêchement d’une évasion
et la répression d’une émeute ou d’une insurrection. Cependant, il faut que cela ait été rendu «
absolument nécessaire » par les circonstances. Cela implique un contrôle européen très difficile, et
parfois fort mal accepté – notamment lorsqu’il intervient dans l’hypothèse de situations nationales de
grande tension. Deux illustrations de ces situations extrêmes.

La première est l’affaire McCann (CEDH, 27 sept. 1995, n° 18984/91, McCann et al.
c/Royaume-Uni). La Cour était confrontée au cas de trois membres de l’IRA abattus en pleine
rue à Gibraltar par le Special Air Service britannique. Le Royaume-Uni alléguait qu’il
s’agissait de terroristes en possession d’un détonateur pouvant actionner un engin explosif à
distance, et que c’était donc pour protéger des vies menacées que l’opération avait été décidée.
La Cour européenne a condamné le défendeur en considérant que la preuve ne lui avait pas
été apportée qu’il aurait été impossible de parvenir au même résultat avec une mesure moins
attentatoire au droit à la vie.

16 L’extradition n’a eu lieu qu’après engagement des USA à ne pas prononcer la peine de mort contre Soering.

70
Dans une deuxième espèce, Finogenov (CEDH, 20 déc. 2011, n° 18299/03 et
27311/03, Finogenov et al. c/Russie), la Cour était saisie de la délicate affaire du théâtre
Dubrovka à Moscou, qui l’appelait à se prononcer sur une intervention policière extrêmement
difficile, dans une situation de prise d’otages massive (plus de 900 otages menacés par une
quarantaine de terroristes surarmés dans un théâtre). Dans ce contentieux très sensible auprès
d’une opinion russe traumatisée, la Russie a été condamnée au titre des conditions de mises
en œuvre de l’opération et pour l’absence d’enquête postérieure sur ces mêmes circonstances.
La décision a pu être mal accueillie au regard de l’émotion légitime liée aux circonstances de
l’espèce. Mais, à y voir de près, la Cour a accepté une partie importante de l’argumentation du
défendeur et n’a pas condamné la décision elle-même d’avoir recours à la force. Seules les
circonstances de sa mise en œuvre et des vérifications ultérieures ont été censurées.

141. Interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. – Aux


termes de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, « [n]ul ne peut être soumis à
la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». La Convention associe la torture
aux peines et traitements, ce qui permet une vigilance particulière à l’endroit des mesures qui seraient
imputées à l’autorité judiciaire comme à l’administration policière ou pénitentiaire. Du reste l’affaire
Soering, déjà citée (CEDH, 7 juill. 1989, n° 14038/88), est particulièrement emblématique de la
protection contre la torture : s’oppose à la cruauté psychologique, qui est contraire à l’art. 3. Dans
cette logique, la Cour a pu considérer qu’une peine prononcée par l’autorité judiciaire pouvait être en
elle-même un acte dégradant proscrit par l’article 3 – il s’agissait de l’application de la législation de
l’île de Man autorisant les châtiments corporels dirigés contre des adolescents (CEDH, 25 avr. 1978,
n° 5856/72, Tyrer c/Royaume-Uni).
Enfin, l’affaire Soering est aussi révélatrice de ce que l’article 3, en voulant soustraire l’être
humain à la torture, suppose une mesure positive de l’État. Ainsi, l’État ne doit pas seulement
s’abstenir de torturer, mais il doit également protéger contre la torture, ce qui implique l’adoption de
mesures destinées à protéger les personnes spécialement dans les lieux de rétention administratifs ou
de détention judiciaire. À titre d’illustration, on pourrait citer l’arrêt Vincent contre France (CEDH, 24
oct. 2006, n° 6253/03) portant condamnation de la France pour ne pas avoir adopté les mesures
permettant à un détenu paraplégique de circuler à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire (prison
de Fresnes).

Les risques qui accompagnent les rapports d’autorité ne sont évidemment pas limités au cadre
répressif. Une vigilance particulière devrait accompagner la protection de la dignité de l’enfant, y
compris à l’endroit de l’autorité parentale. L’inadéquation de la réaction étatique face aux souffrances
subies par l’enfant peut alors constituer un manquement au devoir de protection qu’implique l’article 3
(CEDH, 3 oct. 2017, n° 23022/13, DMD c/Roumanie). S’agissant du milieu scolaire, l’État répond tant
de l’insuffisance de l’enquête sur les allégations de l’enfant (obligation positive) que du traitement qui
lui est infligé par les enseignants de l’école publique (CEDH, 7 mars 2017, n° 68059/13, V.K.
c/Russie).

Les brutalités et les sévices auxquels on peut être exposé au titre de la détention préventive
voire de la garde à vue peuvent, elles aussi, constituer des violations de l’article 3, ce qu’illustre, hélas,
la jurisprudence concernant la France (CEDH, 27 août 1992, n° 12850/87, Tomasi c/France ; CEDH,
28 juill. 1999, n° 25803/94, Selmouni c/France).
2) La liberté : interdiction de l’esclavage, de la servitude et du travail
forcé et droit à la liberté
142. Esclavage, servitude et travail forcé. — L’art. 4 CvEDH §1 dispose que « [n]ul ne peut
être tenu en esclavage ni en servitude ». Le §2, de son côté, précise que « [n]ul ne peut être astreint à
accomplir un travail forcé ou obligatoire ».

71
Esclavage et servitude. — L’esclavage, entendu comme une « institution » juridique
impliquant des prérogatives relevant du droit de propriété, a évidemment été aboli dans le périmètre du
Conseil de l’Europe. Mais cela n’exclut pas que des pratiques d’asservissement total aient survécu,
notamment dans le domaine des emplois domestiques ou de l’exploitation sexuelle. C’est dire que
s’agissant de la prohibition de l’esclavage et de la servitude , l’enjeu essentiel se trouve surtout dans
l’exécution d’obligations positives destinées à éradiquer ces pratiques en protégeant les victimes des
atteintes portées par les particuliers. Il appartient donc à l’État tant de se doter d’un cadre
réglementaire adapté à la proscription effective contre l’asservissement des êtres humains, que de
mettre en œuvre diligemment les procédures dont il se serait doté. En d’autres termes c’est sous
l’angle de la lutte effective contre l’esclavage et la servitude que sont jugés d’abord les États, mettant
à jour du reste la persistance des insuffisances (même si c’est essentiellement au titre de la servitude
que les condamnations sont prononcées ; v. par ex. CEDH, 26 juill. 2005, n° 73316/01, Siliadin
c/France).

Travail forcé. — La question du travail forcé et obligatoire est beaucoup plus complexe. Les
États revendiquent le droit de contraindre au travail par leur législation. Le droit européen peut
donc uniquement encadrer l’exercice de ce droit en proscrivant les contraintes excessives. L’article 4 §
3 prévoit lui-même quatre séries de limites à la prohibition du travail forcé et obligatoire : « N’est pas
considéré comme “travail forcé ou obligatoire” au sens du présent article :
– a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions
prévues par l’article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle ;
– b) tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où
l’objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à la place du service
militaire obligatoire ;
– c) tout service requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le bien-être de la
communauté ;
– d) tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales [cette dernière exception
est le cadre général] ».

Droit à la liberté et à la sûreté. — 143. Tel qu’entendu par la Convention européenne des
droits de l’homme, le « droit à la liberté et à la sûreté » désigne la réglementation des mesures
privatives de liberté. Si le principe est bien la liberté (« nul ne peut être privé de sa liberté... »),
l’article 5 de la convention admet les principales mesures privatives reconnues historiquement par les
législations nationales (« sauf dans les cas suivants... ») : les restrictions justifiées par la procédure
pénale et la rétention administrative. D’un côté la convention accepte assez largement ces procédures
nationales destinées à l’enfermement des personnes mais de l’autre elle accompagne leur mise en
œuvre de garanties qui sont la contrepartie de cette tolérance.

Cas d’ouverture aux mesures d’enfermement. — Les « cas d’ouverture » des mesures
d’enfermement sont larges. Au titre des procédures répressives, la convention admet la détention
régulière après condamnation par un tribunal compétent (art. 5 § 1 litt. a) ; la détention ou l’arrestation
régulière pour obtenir l’exécution forcée d’une « ordonnance rendue » ou pour « garantir l’exécution
d’une obligation prescrite par la loi » (art. 5 § 1 litt. b) ; et enfin les mesures généralement admises au
titre de ce qu’on appelle dans le droit interne la détention « provisoire » ou « préventive » :
l’arrestation et la détention en vue de la comparution d’une personne s’« il y a des raisons plausibles
de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la
nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-
ci » (art. 5 § 1 litt. c). L’article 5 admet également la « détention régulière d’un mineur » que ce soit
pour son « éducation surveillée » ou pour le « traduire devant l’autorité compétente » (art. 5, § 1 litt.
d). La Convention est encore moins libérale à l’endroit des pouvoirs administratifs de privation de la

72
liberté, puisqu’ils sont admis de la façon la plus étendue possible : « la détention régulière d’une
personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un
toxicomane ou d’un vagabond » (art. 5 § 1 litt. e). La pauvreté de la garantie concédée sur ce point
devrait inciter à l’humilité quant au régime « démocratique » et « libéral » des États européens. À ces
catégories acceptées sans nuances s’ajoute la possibilité d’adopter des mesures de rétention
administrative liées au séjour irrégulier des étrangers.
La Convention admet en effet…
…les mesures privatives de liberté destinées à empêcher l’entrée sur le territoire
(refoulement),
…comme celles qui visent à éloigner l’étranger en situation régulière mais présentant une
menace pour l’ordre public (expulsion),
…ou pour l’étranger en situation irrégulière (reconduite à la frontière) (art. 5 § 1 litt. f).
L’hypothèse de l’extradition est assimilée à la PA des étrangers alors qu’elle est une mesure
judiciaire dans le cadre d’une procédure de coopération judiciaire internationale.

Mais on doit noter une malfaçon rédactionnelle de la Convention sur ce point car elle omet de
mentionner la reconduite à la frontière alors que la disposition lui est applicable et, en sens inverse,
mentionne l’extradition alors que le placement sous écrou extraditionnel relève de la procédure pénale.

Si l’ensemble de ces mesures privatives de liberté, administratives et pénales, sont acceptées


avec une véritable légèreté, leur mise en œuvre s’accompagne de garanties qui pour être limitées n’en
sont que plus indispensables. Pour l’essentiel, l’apport de la Convention est d’écarter les zones de
non droit pour soumettre l’ensemble de ces procédures aux garanties générales de l’État de droit.

Condition préalable à la mesure privative de liberté. — En amont, la première des


garanties est que la mesure privative résulte des « voies légales ». Exigence d’un fondement textuel
spécifique pour justifier la mesure privative de liberté.
Sur ce point, il faut que la réglementation vise spécifiquement la personne qui en subit
l’application. Encourt par conséquent la condamnation l’État qui se contente d’enfermer sans
fondement spécifique les enfants en bas âge avec les parents étrangers placés en rétention en vue
d’éloignement du territoire (CEDH, 19 janv. 2012, Popov c/France).
Même à la supposer applicable, la réglementation doit offrir des qualités d’accessibilité et de
prévisibilité de façon à pouvoir correctement informer et guider à la fois le destinataire de la mesure
et son auteur (CEDH, 25 juin 1996, Amuur c/France).

Sur le fond, s’agissant de la mise en œuvre des voies légales, le juge des droits de l ’homme
n’est pas un organe d’appel et il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle des
autorités nationales. Mais par un raisonnement comparable au contrôle de l’erreur manifeste
d’appréciation, la Cour européenne se réserve de sanctionner l’absence de bases raisonnables pour
procéder à la mesure d’enfermement (CEDH, 30 août 1990, Fox, Campbell et Hartley c/Royaume-
Uni). Il reste qu’en imposant une mesure adoptée selon « les voies légales », la Convention permet de
classer parmi les mesures de détention arbitraire celles qui déborderaient ce cadre, la conformité à
la procédure nationale devenant alors la jauge du respect de la convention (CEDH, 24 oct. 1979,
Winterwerp c/Pays-Bas, spec. § 45-46).

Exigences processuelles corrélées à la mesure privative de liberté. — En aval, et avant tout
contrôle du juge européen, la Convention impose l’organisation de voies de recours promptes et
efficaces contre les mesures d’arrestation et de détention.

73
La garantie fondamentale est « le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il
statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale »
(art. 5 § 4). L’application de cette exigence a montré en creux combien le domaine de la rétention des
étrangers, mais aussi celui des hospitalisations d’office, comportait des espaces soustraits aux
contrôles extérieurs, avant l’influence bénéfique, mais partielle, de la Convention. Sur ce point il serait
vain pour l’État de se retrancher derrière la nature privée de la mesure d’hospitalisation. Il lui
appartient, au titre des obligations positives, d’étendre son contrôle à la mesure restrictive, même s’il
n’en est pas à l’origine (CEDH, 16 juin 2005, Storck c/Allemagne).
La Convention encadre également les contentieux rétrospectifs en posant le droit à réparation
des victimes d’arrestation ou de détention contraires aux règles de l’article 5.
À ces garanties d’ordre général, l’article 5 ajoute une protection renforcée en matière pénale
qui peut éventuellement se superposer aux droits de la défense de l’article 6. Il s’agit notamment du
droit de la personne d’être informée « dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend
» des griefs dont elle est l’objet (art. 5 § 2).
Dans le cas de la détention provisoire ou préventive, des garanties spécifiques sont applicables
– notamment l’accès à « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions
judiciaires » ce qui ne peut pas être le cas, selon la Cour, d’un membre du parquet, à la différence
d’un juge d’instruction (CEDH, 10 juill. 2008, Medvedyev c/France, spéc. § 124 et 128).
Le jugement doit intervenir dans un délai raisonnable et le cas échéant aboutir à la libération, y
compris assortie de garanties de comparution (art. 5 § 3).

L’article 5 est souvent considéré par référence au modèle anglo-saxon comme organisant une
procédure européenne d’habeas corpus. Cependant, l’article 5 constitue une garantie internationale,
conçue pour permettre un contrôle extérieur (international) profondément différent de l’institution de
droit interne. En particulier, et à la différence des institutions nationales correspondantes, l’article 5 ne
comporte qu’un très faible encadrement des motifs de la privation de liberté. Si le droit europé en
astreint à respecter la procédure nationale, il renvoie à celle-ci, et il ne pose presque aucune limite
substantielle au pouvoir de décider l’enfermement administratif, et aucune restriction au fondement
pénal de la condamnation. La jurisprudence a certes apporté quelques garanties complémentaires, mais
ces modestes palliatifs démontrent au bout du compte, et encore à ce jour, la très grande faiblesse de la
protection européenne de la liberté.
B. La protection de l’organisation privée
1) Le droit au respect de la vie privée et familiale
Art. 8 CvEDH consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. Il est construit sur le
modèle de la marge d’appréciation. Art. 8§2 : « Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique
dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu ’elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Le concept est plus large que celui de l’ordre public. Apparaît le contrôle de l’adéquation de la
mesure restrictive à l’objectif d’intérêt général auquel elle répond. = contrôle de proportionnalité,
typique du contrôle des décisions restrictives de police.
Construction jurisprudentielle extrêmement vaste, dont 4 orientations paraissent les plus
significatives.
Le traitement des enfants. — Premièrement, l’article 8 de la Convention européenne a permis
d’introduire un souffle d’égalité dans le domaine du traitement des enfants dont le cadre juridique
s’était installé dans une habitude inégalitaire millénaire. Le point de départ est le très grand arrêt
Marckx c/Belgique du 13 juin 1979, CrEDH par lequel la Cour européenne a procédé à une
application de l’article 8, combiné avec l’article 14 qui interdit les discriminations dans la jouissance
des droits garantis par la Convention, au domaine de la filiation.

74
La Cour condamne l’application d’une législation belge qui prévoyait un traitement
différencié dans les conditions d’établissement de la filiation et dans le statut successoral de l ’enfant,
aux dépens de l’enfant naturel. C’est le début d’une évolution jurisprudentielle qui a permis de
balayer progressivement les discriminations entre enfants légitimes d’un côté et enfants naturels de
l’autre, auxquelles restaient attachées des législations nationales archaïques.

Le traitement de l’orientation sexuelle et du genre. — Deuxièmement, dans le domaine des


législations nationales établissant des différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle ou le
« genre », l’article 8 est à l’origine, d’abord, de la reconnaissance du droit des transsexuels d’obtenir le
changement d’état civil (CEDH, 11 juill. 2002, Goodwin c/Royaume-Uni) ; en laissant toutefois à la
loi interne la possibilité de le subordonner à la rupture du mariage antérieur avec une personne du
même sexe que celui qui figurerait à l’état civil rectifié (CEDH, 16 juill. 2014, Hämäläinen
c/Finalande) – mais beaucoup reste à faire dans un domaine où les droits étatiques maintiennent des
règles et des pratiques hostiles, sans autre effet que d’ajouter à la souffrance.
Ensuite, dans un arrêt mal compris la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la
France pour les obstacles à l’adoption dressés à l’encontre d’une personne homosexuelle – ce qui
condamne la discrimination mais, contrairement aux critiques qui lui sont adressées, ne reconnaît pas
un droit d’adoption du couple homosexuel (CEDH, 22 janv. 2008, E.B. c/France).
Enfin, on l’oublie souvent, c’est en partie grâce à la Convention européenne des droits de
l’homme qu’ont été abrogées les législations européennes réprimant les pratiques homosexuelles entre
adultes mâles consentants. Ces textes brutaux ont été maintenus jusqu’à une époque très tardive (ce
n’est qu’en 1994, après la réunification, que l’Allemagne abrogera le paragraphe 175 de son Code
pénal, entré en vigueur sous l’Empire en 1871, et maintenu par la République de Weimar, le régime
nazi, et la République fédérale). La Cour européenne a joué un rôle important dans cette évolution en
condamnant les États récalcitrants d’Europe occidentale. Ainsi, le Royaume-Uni et l’Irlande ont-ils
fait l’objet de deux condamnations prononcées respectivement en 1981 (CEDH, 22 oct. 1981,
Dudgeon c/Royaume-Uni) et en 1988 (CEDH, 26 oct. 1988, Norris c/Irlande). Dans la première
affaire le Royaume-Uni s’était vainement défendu en alléguant que la loi pénale britannique n’avait
pas été appliquée au requérant tandis que dans la seconde l’Irlande s’était retranchée sans succès
derrière le fait que la loi n’était plus du tout appliquée. Or, selon la Cour, c’est l’existence même de la
loi qui constitue, par la pression qu’elle exerce, une ingérence immatérielle illicite dans un domaine, la
vie privée, où il lui était défendu de s’immiscer.

Le traitement de la correspondance privée. — Troisièmement, l’article 8 a permis de clarifier


et de réglementer un domaine de la correspondance privée qui faisait l’objet d’une simple casuistique
jurisprudentielle.
En effet, le cas particulier des écoutes téléphoniques est resté pendant longtemps sans une
réglementation claire protégeant la vie privée de la personne qui subit les écoutes. Or, la Cour
européenne des droits de l’homme a considéré que l’échange téléphonique était un élément de la
correspondance protégé par l’article 8 contre les ingérences injustifiées de l’État (CEDH, 2 août 1984,
Malone c/Royaume-Uni). La soumission des écoutes téléphoniques à l’article 8 a entraîné une
condamnation de la France qui ne disposait jadis d’aucune réglementation générale des écoutes, régies
uniquement par les « directives » établies dans la jurisprudence de la Cour de cassation. La décision de
la Cour européenne, par deux arrêts rendus le même jour (24 avr. 1990, Huvig c/France, et Kruslin
c/France), est à l’origine de l’adoption de la première législation française sur les écoutes
téléphoniques en date du 10 juillet 1991. Plus profondément, c’est le contrôle de la nécessité des
écoutes qui est posé par la Cour, ce qui ouvre un chantier dont il n’est pas sûr qu’il soit arrivé à son
terme.
Les correspondances électroniques ont bien évidemment été placées sous la protection de
l’article 8, adapté par la jurisprudence aux évolutions technologiques postérieures à sa rédaction
(CEDH, 3 avr. 2007, Copland c/Royaume-Uni).

Le traitement de l’éloignement des étrangers. — Quatrièmement et pour finir, l’article 8 de la


Convention européenne des droits de l’homme a été appliqué au domaine de l’éloignement des
étrangers. La Convention ne comporte aucune garantie sur la circulation internationale des personnes.

75
Le protocole n° 4 de 1963 a posé des droits en la matière, mais il les a réservés aux nationaux :
le droit d’entrer dans « son » État national et de le quitter. Même ainsi limité, ce droit n’a pas fait
l’unanimité. Le Royaume-Uni, en particulier, a refusé de ratifier le protocole n° 4 en raison d’une
réglementation liée à son passé colonial qui dissocie le fait d’être sujet de la Couronne et le droit
d’accéder aux îles britanniques. Il en résulte que l’État a le droit de refuser l’accès à son territoire aux
étrangers (refus de visas ou refoulement de l’étranger qui essaie de pénétrer dans le territoire sans
autorisation). Il a également le droit de les en éloigner, soit parce qu’ils seraient sur son territoire sans
titre de séjour valable (reconduite à la frontière) soit parce que, même en situation régulière, ils
constitueraient une menace grave pour l’ordre public (expulsion).
La Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais remis en cause ces prérogatives
étatiques (refus de visa, refoulement, reconduite à la frontière, expulsion), mais elle a jugé que leur
exercice ne devait pas constituer une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale de
l’étranger. En d’autres termes, la Cour exige que le motif d’intérêt général attaché à l’éloignement
soit en adéquation avec l’atteinte portée à la vie privée et familiale de la personne, eu égard aux
attaches personnelles qu’elle a pu constituer avec l’État qui entend l’éloigner (CEDH, 18 févr. 1991,
Moustaquim c/Belgique). On notera sur ce point que la Cour européenne des droits de l’homme est
moins protectrice que le Comité des droits de l’homme des Nations unies. Selon ce dernier, si
certaines personnes ne sont pas des « nationaux au sens strict », elles « ne sont pas non plus des
étrangers » (on utilise alors, parfois, la désignation incertaine « quasi-nationalité »). Il vise notamment
la situation des personnes ayant passé l’essentiel de leur vie dans un État et qui n’auraient plus aucun
lien substantiel de type familial, professionnel voire culturel et linguistique avec leur État d’origine
vers lequel, du coup, selon le Comité des Nations unies et à la différence de la Cour, ils ne sauraient en
aucun cas être éloignés (CDH, 18 févr. 1993, comm. n° 538/1993, Charles E. Stewart c/Canada). Quoi
qu’il en soit, la jurisprudence de la Cour européenne a conduit à un revirement aussi spectaculaire que
complet du Conseil d’État qui a abandonné son refus traditionnel de contrôler les motifs de
l’éloignement pour procéder, désormais, au contrôle de proportionnalité vérifiant l’adéquation de
l’intérêt attaché à la reconduite à la frontière (CE, ass., 19 avr. 1991, Babas, Rec., p. 162) ou à
l’expulsion (CE, ass., 19 avr. 1991, Belgacem, Rec., p. 152) de l’étranger, eu égard aux attaches
territoriales auxquelles il est porté atteinte. On pourrait noter qu’une considération procédurale n’est
peut-être pas étrangère à ce revirement magnanime. Comme l’avait observé efficacement le
Commissaire du gouvernement, et futur président de la Cour internationale de Justice R. Abraham
(RFDA, 1991, p. 497), si le Conseil d’État avait maintenu son ancienne jurisprudence, sa saisine aurait
été considérée comme un recours ineffectif et l’étranger aurait pu alors s’adresser directement au juge
européen sans devoir épuiser d’abord les recours auprès du juge administratif français, privant ce
dernier de tout contrôle sur le contentieux de l’éloignement.

2) Le droit au respect des biens

146. Absente du texte initial de la Convention, la « protection de la propriété » a été


inaugurée par l’article 1er de son (premier) protocole additionnel, ouvert à signature dès le 20 mars
1952. La protection des biens, en effet, a un statut particulier, dans la mesure où sa centralité s’accroît
à mesure où l’exercice des droits n’est pas garanti par la collectivité. Par exemple, la protection de la
propriété n’a pas la même portée si les logements sont attribués par la collectivité plutôt que laissés à
l’acquisition individuelle, si la liberté de réunion est garantie par des salles municipales ou par des
salles privées, si la protection médicale est un droit du citoyen plutôt qu’un privilège de l’assuré, etc.

Le champ d’application de cette disposition est le concept de « bien », protégé par trois règles
distinctes (CEDH, 23 sept. 1982, Sporrong et Lönnroth c/Suède).

Principe général de protection. · La première pose le principe général de protection (art. 1 § 1,


1re phrase) : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ».

Encadrement de l’atteinte la plus forte au droit de propriété. · La deuxième encadre l’atteinte
la plus forte au droit de propriété, sa privation (art. 1 § 1, 2e phrase) : « Nul ne peut être privé de sa

76
propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international ».

Protection contre les mesures destinées à réglementer l’usage des biens. · La troisième règle
protège en des termes plus souples, et négatifs, contre les mesures destinées à réglementer l’usage des
biens (art. 1 § 2) : « Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les
États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens
conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou
des amendes ».

La plus remarquable des originalités du système mis en place par l’article 1er du protocole
additionnel n’est pas tant dans le régime de protection que dans son champ d’application. La
protection de la « propriété », en effet, est liée au concept de « bien ». Or, à mille lieues du droit des
biens de la tradition romaniste, qui prévaut en France, c’est une conception autonome du bien qui est
retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, qui rejoint du reste la conception extensive de
la « property » en droit international général (v., par ex., Tribunal irano-américain des différends, 3
nov. 1987, Rankin c/Iran, ILR, vol. 82, p. 204-224, spéc. p. 211-212, § 17, Iran-US CTR, vol. 17, p.
135-152, spéc. p. 139-140).

Définition des biens. — En vertu de cette conception, les « biens » au sens de la Convention
renvoient à l’ensemble des intérêts juridiquement protégés par le droit national susceptibles
d’avoir une valeur économique, quelle que soit leur qualification en droit national : bien, droit
contractuel, autorisation administrative, licence, ius in rem ou in personam, voire certains droits à «
prestations sociales », etc. peuvent être considérés comme des biens au sens de la Convention.
JP. — Ainsi, une créance du contribuable au titre de la TVA constitue un « bien » au sens du
protocole, méconnu par son non-paiement (CEDH, 16 avr. 2002, SA Dangeville c/France). Dans cette
même logique, un retard excessif dans le remboursement d’un crédit d’impôt peut être une atteinte à
un bien contraire à l’article 1er du protocole (CEDH, 3 juill. 2003, Buffalo c/Italie).

C. La non-discrimination

147. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme pose le principe de


l’égalité devant les droits de l’homme : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente
Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la
couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou
sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

La différence de traitement est une réalité juridique essentielle, et pourtant peu appréhendée en
tant que telle. Tous les ordres juridiques pratiquent la « discrimination juridique » au sens formel,
entendue comme la différenciation de règles applicables à des situations distinguées – des règles
différentes s’appliquent aux enfants et aux adultes, aux propriétaires et aux locataires, aux
automobilistes et aux piétons, aux agriculteurs et aux dentistes, etc. En réponse à cette réalité de
principe, l’article 14 pose une limite essentielle : les droits de l’homme protégés par la Convention
doivent être garantis à tous, sans distinction.
Si l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale) et l’article 1er du
protocole (droit au respect des biens) sont le domaine d’élection de la non-discrimination, elle
s’applique à toutes les garanties offertes par la Convention et ses protocoles.

La rédaction de la Convention implique la nécessaire application combinée de l’article 14 et


des autres dispositions. La non-discrimination y est conçue comme une condition (formelle)
d’application des garanties (substantielles) de la Convention. Et certainement, comme l’illustre l’arrêt
Marckx, précité (13 juin 1979, n° 6833/74), la fonction principale de l’article 14 est de garantir l’égale
application des garanties conventionnelles.

77
Mais si la non-discrimination interdite est celle qui se rapporte aux droits garantis, la violation
de ces derniers n’est pas nécessaire pour que la discrimination elle-m ême soit condamnée. Cette
portée, dite parfois « autonome », de l’article 14 ne détache pas entièrement la non-discrimination des
garanties substantielles, mais lui confère un effet propre : dès que la mesure étatique entre dans le
champ de la garantie conventionnelle, la non-discrimination s’impose, même si le traitement litigieux
ne refusait pas l’accès à une garantie conventionnelle. En somme, si l’article 14 n’est applicable
qu’avec un autre droit, il peut être la base du constat de violation, ce qu’illustre l’affaire E.B. contre
France, précitée, qui a mis à jour une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle concrétisée par
des entraves à l’adoption, motif pris de ce que cette dernière entre dans le domaine du droit à la vie
privée et familiale de l’article 8, mais sans avoir à se prononcer sur l’existence d’un droit à adopter au
titre de ce même article 8 (CEDH, 22 janv. 2008, n° 43546/02, E.B. c/France).

Ainsi entendu, dans son aptitude à avoir un effet propre, le principe de non-discrimination peut
être d’application délicate, dans la mesure où il suppose qu’un statut différencié aboutisse à un
traitement défavorable pour une catégorie juridique qui ne se distingue pas objectivement par des
caractéristiques raisonnablement identifiées. Suivant les mots constants de la Cour, pour que la
différenciation de traitement soit acceptée, il faut à la fois qu’elle poursuive un « but légitime » et qu’il
y ait un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (v. par ex.
CEDH, 18 juill. 1994, n° 13580/88, Karlheinz Schmidt c/Allemagne, spéc. § 24). En pratique,
l’utilisation de certains critères de distinction, comme celui de l’orientation sexuelle appellent une
vigilance accrue. Quant aux critères d’« appartenance ethnique », dans l’affaire Timichev, la Cour a
retenu des principes qui excluent systématiquement leur utilisation pour justifier des traitements
défavorables : « La discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse et,
compte tenu de ses conséquences dangereuses, elle exige une vigilance spéciale et une réaction
vigoureuse de la part des autorités. C’est pourquoi celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont
elles disposent pour combattre le racisme, en renforçant ainsi la conception que la démocratie a de la
société, y percevant la diversité non pas comme une menace mais comme une richesse » (CEDH, 13
déc. 2005, Timichev c/Russie, ex § 56). Par conséquent, « aucune différence de traitement fondée
exclusivement ou de manière déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour
objectivement justifiée dans une société démocratique contemporaine, fondée sur les principes du
pluralisme et du respect de la diversité culturelle » (ibid., § 58).

Le protocole n° 12 à la Convention européenne, signé à Rome le 4 novembre 2000, et entré en


vigueur le 1er avril 2005, a entendu étendre la prohibition de la discrimination à la « jouissance de tout
droit prévu par la loi ». Mais cette avancée de la protection européenne contre les discriminations a
suscité d’importantes réticences. De la France à la Russie, en passant par le Royaume-Uni,
l’Allemagne ou l’Italie, la majorité des membres du Conseil de l’Europe n’a pas ratifié le protocole n°
12. À rebours, ces réticences nationales démontrent l’importance historique de l’article 14.

§2. Les garanties de la vie sociale

La liberté d’esprit. Il existe une garantie concrète sur l’expression, la réunion, l’association, la
répression, qui sont des garanties essentielles qui permettent la mise en œuvre de la garantie d ’esprit,
mais elles ne sont que des conditions d’exercice de la vraie liberté = la liberté d’esprit.

A. La liberté de pensée, de conscience et de religion

Art. 9 CvEDH.

Sont garanties les libertés de pensée, de conscience et de religion. Elles couvrent le droit de
changer de religion ou de conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le
culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

78
Historiquement, au XIXe siècle, la liberté de religion était au cœur d’une querelle entre les
marxistes et les libéraux. Critique marxiste : au lieu de nous libérer de la religion on nous donne la
liberté de religion, pas d’émancipation de la religion. C’est toujours un des cœurs des problématiques
de la liberté de religion = laisser faire les gens dans leur vie privée ou bien imposer une certaine vision
positive de la liberté de religion.

La tendance générale a été de laisser libre la pratique de la religion. Les condamnations pour
entraves à la liberté de religion sont rares. Mais, pour témoins de Jéhovah, condamnation de la Russie
en 2010 et de la Turquie en 2016.
La question a fait difficulté lorsqu’elle s’est trouvée couplée avec celle de l’égalité entre les
hommes et les femmes. La CrEDH ont laissé faire les États au titre de leur marge d’appréciation les
restrictions des signes ostentatoires notamment à l’école. V. arrêt CrEDH 2008, Dogru c/France.
L’idée était d’avoir des législations qui étaient des moyens de protéger les femmes contre une
« pratique religieuse constituant un asservissement ». Dans ce contexte a été adoptée la législation
interdisant le port du voile intégral = dissimulation du visage dans l’espace public. Confrontation de
deux conceptions de la liberté de religion : la position française, qui permet une interdiction (acceptée
par la CrEDH au titre de la marge d’appréciation de la France, CrEDH 1er juill. 2014, SAS c/ France).
Mais cette position n’a pas tenue contre l’influence du Comité des droits de l’Homme des
nations unies, attaché à la conception libérale de la religion qui exclue des limitations de cette liberté.
Ainsi, cette même loi a été condamnée par ce Comité des droits de l’Homme au NU le 17 juill. 2018,
dans Sonia Yaker c/ France.

L’art. 9 CvEDH protège cependant contre certaines formes excessives de la religion = droit de
changer de religion, ce qui est important. En effet, l’apostasie est en général combattue par certaines
religieuses et constitue dans certains états une infraction pénale sévèrement sanctionnée.

V. CrEDH 1999 Buscarini c/ Saint-Marin. Buscarini était un député qui avait l’obligation de
prêter serment sur les évangiles au titre de la législation de Saint-Marin. Il gagne le procès = cette
règle était contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme.

V. également CrEDH 2 févr. 2010, Izick c/ Turquie. La Turquie est condamnée pour
l’obligation de divulgation de religion sur la carte d’identité. La protection demeure limitée.
Paradoxalement, la CrEDH exclue qu’on impose cette mention, mais pas qu’on interroge sur la
religion de chacun = l’État peut toujours faire des recherches sur la religion de chacun.
Cela a permis une jurisprudence qui peut paraître contestable avec l’arrêt CrEDH 5 févr. 2011,
Wasmuth c/ Allemagne > personne d’origine chrétienne qui se considère comme athée et ne souhaite
pas que des recherches sur lui soient faites au titre de l’évaluation de la portion d ’imposition cultuelle
par l’Administration allemande. Il perd devant la CrEDH > l’Allemagne pouvait faire cette recherche
sur la religion de la personne et affecter la partie de l’imposition liée au culte. Pire, dans l’affaire
CrEDH 3 févr. 2011, Siebenhaar c/ Allemagne > Mme Siebenhaar travaille dans une garderie
protestante et se fait licencier car elle n’est pas protestante. Elle perd devant la CrEDH, qui estime que
l’Allemagne pouvait adopter cette mesure.
Ainsi, le libéralisme auto-glorifié en Europe ne correspond pas toujours à la réalité.

B. Mise en œuvre : liberté d’expression, d’information, de réunion et


d’association, et droit aux élections
1) La liberté d’expression et d’information

La liberté d’expression et d’information est prévue à l’art. 10 CvEDH : « Liberté de recevoir et


communiquer des informations ou des idées ».

Le principe fondamental est la protection des sources du journaliste, et notamment le droit de


refuser de communiquer ses sources sans encourir de condamnation pénale. V. 15 sept. 2019 Final
chaptels et al. c/ Royaume-Uni.

79
La liberté d’information se conçoit mal sans la prise en compte de la nature et la qualité de
l’information. Pour cette raison, la CrEDH considère que les législations nationales pouvaient prévoir
des sanctions pénales pour les positions révisionnistes et négationnistes, ainsi que pour les incitations à
la haine. La jurisprudence se fonde également sur l’article 17 CvEDH, qui exclue l’utilisation de la
CvEDH pour la destruction des droits et libertés reconnues par celle-ci, ou lorsu’il s’agit d’y apporter
des limitations plus grandes que celles garanties par la Convention. En ce sens, la liberté d’information
ne peut être utilisée « contre elle-même ». Arrêt CrEDH 24 juin 2003, Garaudi c/ France. La
jurisprudence doit être mise en parallèle avec la jurisprudence Open doors qui, en sens opposé,
condamne l’Irlande pour les obstacles à l’information sur le droit à l’IVG CrEDH 29 oct. 1992, Open
doors c/ Irlande.

Le contrôle qu’exerce la CrEDH est un contrôle in concreto.

Contrôle de la marge d’appréciation de l’État quant à la restriction de la liberté


d’expression. — Entre ces deux lignes, il appartient à la Cour de vérifier si la marge d’appréciation
étatique a été dépassée par une mesure dont le but serait légitime, mais la restriction disproportionnée.
Le contrôle du respect de cette marge est un exercice particulièrement délicat, tant la restriction
démocratiquement nécessaire risque de ressembler à une « censure ».
Le juge européen prend en compte l’utilité et la qualité de l’information dans son contrôle,
ainsi que le degré d’implication de l’intérêt général. Ainsi, la Cour a considéré qu’une condamnation
pénale modérée et justifiée par la protection du secret de l’instruction à la suite d’un article paru dans
Libération, frappant à la fois l’auteur de l’article et le directeur de la publication, était une réaction
proportionnée qui pouvait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique (CEDH,
24 nov. 2005, n° 53886/00, Tourancheau et July c/France).
En sens inverse et la même année, dans l’affaire Paturel, CEDH condamne la France pour une
autre application de la loi de 1881. Il s’agissait d’une condamnation en diffamation au titre d’un livre,
Sectes, Religions et Libertés Publiques, comportant plusieurs passages critiques sur les associations
antisectes. Or, la Cour a estimé que la sanction des propos litigieux dépassait la marge de ce qui était
nécessaire dans une société démocratique. Au-delà des circonstances d’espèce, le point de départ du
raisonnement est bien la considération de la qualité de l’information, au regard de l’intérêt attaché de
l’information du public : selon la Cour, « le débat touchant aux organisations qualifiées de "sectes" est
d’intérêt général » (CEDH, 22 déc. 2005, n° 54968/00, Paturel c/France, ex § 32).

Importance du pluralisme en démocratie. — La jurisprudence insiste sur l’importance du


pluralisme dans une société démocratique. En pratique ce n’est pas vraiment pratiqué. On parle plutôt
d’une pluralité des médias, mais pas des idées : 100 médias français ont appuyé la guerre menée contre
les Libyens en 2011, en tout pluralisme. La Cour n’est pas responsable de l’éradication de l’expression
non capitaliste, qui est l’acquis des démocraties libérales. Mais elle n’a pas donné à l’article 10
l’interprétation qui aurait pu la freiner.
Ainsi, l’épuration idéologique par éviction des fonctionnaires communistes a été « librement »
réalisée en Europe. Il est vrai qu’en 1995, après coup, la Cour a condamné l’Allemagne pour une «
punition » tardive, dans l’affaire Vogt. Mais elle a circonscrit sa décision à l’espèce, en la justifiant par
le fait que la sanction était lourde (révocation d’une enseignante du secondaire ayant peu de chances
de retrouver un travail hors de la fonction publique), que la réclamante enseignait l’allemand et le
français (ce qui comportait moins de risques d’influencer les élèves), qu’elle n’avait effectué aucune
déclaration publique, son engagement n’étant connu que parce que son nom figurait dans une liste de
candidats à une élection, et en considérant que le parti avait été autorisé par la Cour constitutionnelle
(CEDH, 26 sept. 1995, n° 17851/91, Vogt c/Allemagne). Enfin, la Cour a maintenu expressément sa
jurisprudence en vertu de laquelle l’article 10 ne s’applique pas au recrutement des fonctionnaires – on
aurait pu ne pas la recruter car communiste, encore en 1995, mais pas la révoquer. Et à y voir de près,
dans l’affaire Glasenapp, la Cour a effectivement jugé que l’article 10 n’empêchait pas de refuser le
recrutement des communistes dans la fonction publique. Mais elle a accepté bien plus, car
l’Allemagne avait annulé, rétroactivement, la nomination de la professeure dont le penchant
communiste avait été découvert après coup (CEDH, 28 août 1986, n° 9228/80, Glasenapp

80
c/Allemagne – c’est vrai qu’on était encore en 1986 et que, à la différence de Mme Vogt, Mme
Glasenapp s’était défendue en public). C’est ainsi que l’article 10 a laissé les États d’Europe briser la
carrière de tous ceux qui les mettaient en garde contre les excès du capitalisme. On voit le résultat de
cette politique, menée sans le fracas du maccarthysme américain, mais sans jamais manquer de zèle :
la société et l’économie françaises ont été dévastées, et plus personne au sein de l’État et des
institutions européennes ne sait où se trouve la sonnette d’alarme.
2) La liberté de réunion et d’association
ARTICLE 11. — 152. Elle permet de réaliser la liberté de pensée et d’expression. Selon la
Cour, « malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit
s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer
constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 » (v.,
pour la liberté d’association, CEDH, 17 févr. 2004, n° 44158/98, Gorzelik et al. c/Pologne, spéc. §
91). De l’avis du juge européen, « [i]l en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu
égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie »
(CEDH, 8 déc. 1999, n° 23885/94, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c/Turquie, spéc. §
37).

Texte de l’article. — L’article 11 garantit à tous le « droit à la liberté de réunion pacifique et à


la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des
syndicats pour la défense de ses intérêts ». Le texte distingue réunion, factuelle et ponctuelle, et
association, juridique et durable. Il étend la liberté à sa dimension syndicale, dans le contexte des
relations de travail.

Dimension factuelle. — Un rassemblement, non autorisé ou illicite du point de vue du droit


national, peut être considéré comme une réunion au sens de l’article 11 de la Convention (v. par ex.,
pour l’occupation, consentie, de l’Église Saint-Bernard par des « sans-papiers » dans le but de
sensibiliser sur leur situation administrative, Cour EDH 9 avr. 2002, Cissé c/France).
Pour les associations, la question est plus complexe.
D’un côté, accéder à un statut juridique en droit interne est essentiel pour la liberté d’association.
Mais de l’autre, la Cour n’est pas liée par le statut juridique national et dispose de sa définition
autonome de ce qu’est une association (exclusion des groupements non privés, ou groupements
disposant de PPP).

Liberté de ne pas s’associer et capital. — La liberté d’association, étendue à la liberté


syndicale, inclut la liberté « négative » de ne pas être contraint de s’associer.
Mais liberté d’association et liberté de réunion sont soumises au jeu de la marge
d’appréciation, particulièrement sensible dans un domaine où l’affiliation obligatoire a été souvent
instaurée par les législations nationales. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme était
confrontée à deux séries de législations organisant des associations forcées.
· Une première série tendait à renforcer les entreprises capitalistiques et les professions libérales en
prévoyant l’affiliation obligatoire à des « chambres », syndicats patronaux et ordres professionnels ; la
Cour européenne a admis que cette restriction était nécessaire dans une société démocratique –
acceptant ainsi le renforcement législatif des groupes de pression favorables aux prérogatives
capitalistiques (Cour EDH, 6 nov. 2003, Toma Dimitrov Popov et al. c/Bulgarie).
· Une deuxième série de législations, principalement dans les pays nordiques dits « socio-démocrates
», prévoyait un renforcement symétrique, quoique moins systématique, au bénéfice des syndicats de
travailleurs ; la Cour européenne a considéré qu’une telle restriction n’était pas nécessaire dans une
société démocratique, refusant ainsi le renforcement législatif de groupes de pression faisant
contrepoids aux revendications capitalistiques (v. par ex. CEDH, 11 janv. 2006, Sørensen et
Rasmussen c/Danemark).
3) Le droit aux élections libres

81
153. Premier protocole à la Conv EDH, article 3 : « Les Hautes Parties contractantes
s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les
conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».

Ce texte ne vise que les élections législatives. Mais la Cour peut toujours « requalifier » un
processus électoral exécutif, référendaire ou local en élection à un corps législatif, en considération
notamment des prérogatives réelles de l’organe en cause. La Cour a considéré, du reste, que
l’organisation nationale d’un scrutin international (l’élection au Parlement européen) devait être régie
par le droit aux élections libres (CEDH, 18 févr. 1999, Matthews c/Royaume-Uni).

Contrôle du pluralisme. — Le droit aux élections libres ne se conçoit pas sans le pluralisme. Et
la Cour a été d’une vigilance particulière à l’endroit des restrictions à l’expression de l’opposition.

S’agissant des partis politiques, la Cour a fini par censurer les interdictions frappant les partis
communistes (v. par ex. CEDH, 30 janv. 1998, Parti communiste unifié de Turquie c/Turquie).
Si elle admet des restrictions au droit de vote basées sur des considérations objectives jugées «
raisonnables » comme l’âge ou la nationalité, elle censure l’exclusion de certains groupes (pour la
communauté turque chypriote, v. CEDH, 22 juin 2004, Aziz c/Chypre).
De même, l’exclusion disproportionnée du droit de vote au titre de la répression pé nale peut
encourir la censure (CEDH, 6 avr. 2000, Labita c/Italie).
Mais sous l’angle des mesures positives destinées à assurer l’égalité réelle dans l’aptitude à
faire valoir ses opinions dans le processus électoral, et tout particulièrement s’agissant de l’accès aux
médias, si la Cour en a reconnu la nécessité de principe, elle n’a pas donné les moyens de maintenir la
pluralité des idées au-delà du nombre de candidats (CEDH, 19 juin 2012, Parti communiste de Russie
c/Russie).

À la fin de la seconde guerre mondiale, une partie des Européens était sous domination
soviétique-communiste, l’autre américaine-capitaliste. Les premiers n’avaient pas la liberté de voter
capitaliste, les seconds avaient cette liberté. Désormais, tous ont la même.

§3. Les garanties du justiciable : le droit à un procès équitable

154. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec le renfort des
articles 5, 7 et 13 notamment, garantit le droit à un procès équitable. Mais, tous les domaines ne sont
pas garantis par l’article 6 lui-même (A). Là où il s’applique, le droit à un procès équitable instaure les
bases d’une procédure juridictionnelle européenne en devenir (B).
A. Le champ d’application du droit à un procès équitable
155. L’article 6 réserve le bénéfice du procès équitable aux litiges et accusations se rapportant
respectivement aux matières « civile » (2) et « pénale » (3). Mais ces concepts sont le fruit d’une
interprétation autonome, détachée des définitions retenues dans les différents droits nationaux (1).
1) L’interprétation autonome
156. L’article 6 §1 Conv EDH : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial,
établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit
du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».
Le droit au procès équitable est ouvert uniquement aux « contestations » sur les « droits et
obligations de caractère civil » d’une part, et aux « accusations en matière pénale » d’autre part. Faute
de pouvoir être rattachée à l’une ou l’autre rubrique, les justiciables ne pourront pas réclamer
l’appréciation de leur prétention suivant le standard du procès équitable.

Particularité des interprétations nationales. — Il reste que chaque État a sa propre définition
de la matière civile et pénale, avec des distorsions importantes suivant les traditions, et parfois des
sous-distinctions imaginatives (contentieux de la concurrence, de la sécurité sociale, prud’homal,

82
administratif, commercial, électoral, fiscal, douanier, etc.). Ces différences entraînent des
conséquences procédurales significatives.

Développement d’une interprétation européenne autonome. — Il en résulte que, pour éviter les
distorsions, du moment où on peut raisonnablement alléguer que les droits litigieux existent, leur
rattachement à la matière civile ou pénale relèvera du seul droit européen qui, par interprétation
autonome de ces concepts, a élaboré ses propres notions.

Une jurisprudence complexe a développé les conceptions européennes des matières civile et
pénale, ce qui a permis de protéger le procès équitable dans des domaines desquels il était jadis exclu.
Cependant, pour être tenue pour « extensive », la jurisprudence n’en a pas moins maintenu le caractère
formellement exceptionnel de la protection ; et encore à ce jour, des procédures aussi importantes que
celles qui se rapportent à l’éloignement du territoire ne sont pas protégées par la Cour européenne au
titre de l’article 6 – mais aussi de vastes pans des contentieux fiscaux, électoral ou de l’excès de
pouvoir, etc.

Les matières « civile » (2) et « pénale » (3) continuent de fixer des limites au champ du procès
équitable.
2) La matière « civile »
Large champ de la conception européenne de la matière civile. — 157. La conception de la
matière civile couvre le contentieux classique des litiges entre particuliers, qu’il s’agisse de ceux
qu’on rattache généralement au droit de la famille, des différends d’ordre contractuel ou des actions en
responsabilité, du contentieux commercial ou encore prud’homal. Mais la question de la délimitation
de la sphère « civile », face à des législations nationales qui ne retenaient pas cette qualification a été
débattue très tôt. Dans l’importante affaire Le Compte, la Cour était confrontée au contentieux ordinal
disciplinaire. S’agissant de suspensions de brève durée dirigées contre des médecins, le juge européen
a considéré qu’elles mettaient en cause, quoique temporairement, leur droit d’exercer la profession
médicale qui « en outre », note la Cour, était exercé à titre libéral, et donc dans le cadre de prestations
entre particuliers (CEDH, 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuwen et De Meyere c/Belgique).

Protection des actions économiques. — La Cour a développé une jurisprudence tendant, au


titre de la matière civile, à protéger l’ensemble des actions visant à garantir un droit ayant une
valeur économique.
Elle parle « d’action portant sur des droits patrimoniaux », mais en a sa propre interprétation.
Ainsi, l’action en responsabilité pour faute contre l’État devant le juge administratif motivée par des
faits relatifs à une police administrative spéciale, a un objet patrimonial (CEDH, 26 mars 1992,
Éditions Périscope c/France).
Surprenant du point de vue du droit français, ce résultat est dans la logique internationaliste
traditionnelle, qui inspire également la jurisprudence relative au concept de propriété : ce qui compte
n’est pas la qualification nationale d’un droit mais, à le supposer établi, son insertion dans l’activité
économique. Biens, autorisations, droits contractuels, droits à exécution d’une décision, etc. peuvent
constituer des biens, et les actions tendant à leur mise en œuvre pourront avoir un « objet patrimonial
» suivant leur évaluation autonome.
3) La matière « pénale »
158. La soumission à l’appareil répressif expose le justiciable à la puissance publique ; dès que
la procédure pénale s’applique, l’article 6 peut être invoqué.
Toute la matière pénale nationale. — Cela vaut même lorsque l’infraction et la sanction
encourue seraient de faible importance, comme pour certaines contraventions routières du droit
français (v. par ex. CEDH, 8 mars 2012, Cadène c/France).
Au-delà de la matière pénale nationale. — Conformément à la logique de l’interprétation
autonome, la matière pénale européenne n’est pas limitée au champ des infractions confiées aux
juridictions répressives par le droit interne. Il en résulte que le fait qu’une infraction ne relève pas de la
matière pénale au sens de la législation nationale ne suffit pas à exclure qu’elle y soit rattachée en droit

83
européen, au regard de sa nature et de l’importance de la sanction qui y est attachée (CEDH, 8 juin
1976, Engel et al. c/Pays-Bas).

Les indices de l’interprétation autonome. — Nature de l’infraction et importance de la


sanction sont des indices qui, suivant les cas, peuvent être déterminants isolément, ou nécessiter une
analyse plus approfondie. On peut comprendre que la sévérité de la sanction, et notamment
l’applicabilité de peines privatives de liberté, suffit à établir la qualification pénale ; mais en sens
inverse la faible importance des sanctions ne suffit pas nécessairement à écarter l’article 6 (CEDH, 21
févr. 1984, n° 8544/79, Öztürk c/Allemagne, spéc. § 53).
· S’agissant de la nature de l’infraction, ce qui est recherché est la fonction de la règle, notamment
pour établir si elle tend à obtenir la réparation d’un préjudice (logique civile) ou à punir et dissuader
(logique pénale). Les conditions de mise en œuvre procédurale peuvent être déterminantes, notamment
s’agissant du rôle de l’autorité publique, distinguée de la victime.
· Il reste que, dans la pratique, le critère de la gravité de la sanction est prépondérant, ce qu’on
comprend tant du point de vue substantiel (la gravité de la sanction justifie une attention accrue dans
sa mise en œuvre) que sous l’angle formel (la gravité de la sanction étant le reflet d’un objectif
afflictif-dissuasif, distinct de la réparation civile). C’est ainsi que des contentieux traditionnellement
soustraits à l’article 6 y ont été progressivement soumis au titre de la « matière pénale », comme en
droit de la concurrence, ou pour les sanctions fiscales et douanières importantes, ou encore s’agissant
de la dimension punitive du contentieux électoral. Confrontée par exemple à l’application de
majorations fiscales encourues en application de la législation française => l’« ampleur considérable »
des montants => CEDH dit qu’elles relèvent de la matière pénale au sens de l’article 6 (CEDH, 24
févr. 1994, n° 12547/86, Bendenoun c/France, spéc. § 47).
B. Les garanties du procès équitable
159. L’article 6, complété par l’article 13, pose des garanties générales applicables à toutes les
procédures juridictionnelles (1), auxquelles s’ajoutent des garanties spéciales pour le procès pénal,
complétées par les articles 5 et 7 de la Convention (2).
1) Les garanties générales
160. Le droit au procès équitable garantit que les prétentions du justiciable bénéficient d’un
traitement procédural juste et équitable du moment de leur formulation à celui de l’exécution de la
décision rendue.

Une procédure nationale et normée permettant l’accès au juge. — Il en résulte que la
première des garanties est l’instauration d’une procédure nationale avec des règles intelligibles
permettant l’« accès au juge » (CEDH, 21 févr. 1975, n° 4451/70, Golder c/Royaume-Uni). (Sur ce
point, l’article 13 vient en renfort de l’article 6 dans la mesure où il impose un recours effectif pour l’ensemble des droits
garantis par la Convention, même au-delà des catégories du procès équitable (« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale,
alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles »).)

Un juge indépendant et impartial. — L’article 6 complète l’accès au juge en précisant que ce


dernier doit être indépendant et impartial. Souvent confondus, les deux concepts se complètent.

· L’indépendance de la justice désigne l’organisation procédurale qui évite les liens


avec les forces extérieures et notamment les autres pouvoirs constitués, desquels la justice ne
doit pas dépendre. Ainsi, c’est d’abord à l’égard de l’exécutif que s’établit l’indépendance de
la justice, en proscrivant ses ingérences dans la procédure juridictionnelle. Mais le législateur
lui-même pourrait être tenté d’intervenir dans une procédure judiciaire pendante, notamment
par une loi de validation ou une loi d’interprétation, ce qui remettrait en cause l’équité de la
procédure (CEDH, 28 oct. 1999, n° 24846/94 et 34165/96, Zielinski et Pradal, Gonzales et al.
c/France).

· L’impartialité de la justice concerne la détermination des formations de jugement en


tendant à éviter tout conflit d’intérêt. L’appréciation de la proximité d’un juge avec un

84
justiciable est une opération délicate qui peut être opérée de deux façons : objective et
subjective. L’impartialité subjective vise l’hypothèse où un juge aurait exprimé une opinion
traduisant un préjugé défavorable à l’endroit d’une partie ou d’un groupe auquel elle se
rattache. C’est ici l’opinion personnelle, subjective, du juge qui affecte son impartialité (il y a
présomption d’impartialité subjective, CEDH, 24 mai 1989, n° 10486/83, Hauschildt
c/Danemark, spéc. § 47). L’impartialité objective vise les liens effectifs entre la personne et
les intérêts en cause (CEDH, 25 févr. 1995, n° 22107/93, Findlay c/Royaume-Uni, spéc. § 76).
L’article 6 exclut la participation au jugement de personnes qui auraient un intérêt financier
dans l’affaire. Il exclut également des proximités d’ordre familial.

· La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a ajouté un nouvel


élément à ces critères classiques d’appréciation : l’existence d’un lien organique comme
élément affectant l’impartialité objective du juge. Ainsi, une personne ne saurait être
amenée à connaître d’une affaire sur laquelle elle s’est déjà prononcée. Dans le contentieux
administratif, les personnes ayant émis un avis sur un texte ne pourront pas ensuite participer à
la formation de jugement saisie d’un recours contre le même acte (CEDH, 28 sept. 1995, n°
14570/89, Procola c/Luxembourg).

Le contradictoire et l’égalité des armes. — Souvent réunis sous le terme « contradictoire » au


sens large, ces deux principes se distinguent et se complètent.

· Le principe du contradictoire au sens strict correspond à l’adage latin audi et


alteram partem (litt. « écoute aussi l’autre partie »). Il impose à la justice de veiller à ce que
chaque partie puisse répondre aux allégations, témoignages, moyens de preuve etc. apportés
par son contradicteur (CEDH, 18 mars 1997, n° 22209/93, Foucher c/France).
Sur ce point, la jurisprudence européenne a interprété la notion de « partie » de façon
à inclure l’ensemble des positions qui défendent objectivement les thèses ou les intérêts en
cause. Ainsi, cela vaut non seulement pour les allégations d’un intervenant mais également
pour les conclusions qui seraient présentées par un avocat général ou un rapporteur public
défendant une solution devant les magistrats du siège (CEDH, 30 oct. 1991, n° 12005/86,
Borgers c/Belgique). Il est certes évident que ces personnalités appelées à prendre position
gardent un statut qui peut être celui du magistrat en droit national, mais par leurs fonctions
ils appuient une thèse qui correspond à l’intérêt d’une partie. Cette position doit alors être
soumise à la contradiction, au besoin par la technique de la note en délibéré.

· L’égalité des armes permet que le débat contradictoire s’effectue dans des conditions
comparables pour les deux parties. Sur ce point, l’appréciation devient plus incertaine. On
comprend facilement que l’égalité des armes doive conduire à obtenir un temps de préparation
des écritures comparable à celui dont dispose l’autre partie, ou que le temps d’audience soit
équitablement réparti. Mais si une partie peut appeler des témoins ou des experts, l’autre doit
pouvoir faire de même, et si l’expertise est ordonnée par le tribunal, les parties doivent
pouvoir apporter la contradiction (v. CEDH, 3 mai 2016, n° 7183/11, Letinčić c/Croatie).
L’égalité doit être respectée sur chaque élément de la procédure. Or, sous l’influence
anglo-saxonne, la Cour a retenu une conception exigeante de l’égalité et de l’indépendance en
considérant que l’on ne pouvait pas utilement prétendre qu’une procédure a été équitable si
elle n’en a pas eu les apparences.
C’est le raisonnement qui a condamné le rôle historique du commissaire du
gouvernement français dans l’affaire Kress (CEDH, 7 juin 2001, n° 39594/98, Kress
c/France). Le commissaire du gouvernement, après avoir conclu dans un sens ou dans l’autre,
rejoignait les membres de la formation de jugement au stade du délibéré. Or, considère la Cour
européenne, peu importe l’objectivité réelle du commissaire du gouvernement, la partie contre
laquelle il vient de conclure le voit entrer dans un délibéré auquel elle ne sera pas associée et
elle peut donc y voir légitimement l’apparence d’une rupture d’égalité des armes. À la suite de
cet important arrêt, le commissaire du gouvernement est devenu « rapporteur public » et sa

85
participation, désormais silencieuse, au délibéré n’est plus systématique (le justiciable, érigé
en garant de l’équité du délibéré, peut s’y opposer).

La responsabilité de l’État dans l’exécution des décisions de justice. — Le droit au procès
équitable implique également la responsabilité de l’État pour mettre en œuvre de façon diligente les
moyens nécessaires pour garantir l’exécution des décisions de justice (CEDH, 19 mars 1997, n°
18357/91, Hornsby c/Grèce). En effet, si l’exécution suppose que la procédure juridictionnelle est
close, l’équité du procès serait vidée de toute portée pratique si les décisions étaient destinées à rester
inexécutées.
2) Les droits de la défense en procès pénal

161. La procédure répressive au sens de la Convention européenne des droits de l’homme est
entourée d’une série de garanties qui s’ajoutent aux principes généraux du procès.

La présomption d’innocence. — Le concept fondamental de la procédure pénale est la


présomption d’innocence qui a comme fonction première de mettre la charge de la preuve sur
l’autorité ou la personne qui formule les accusations (CEDH, 6 déc. 1988, n° 10590/83, Barberà,
Messegué et Jabardo c/Espagne). À cette première dimension procédurale la Cour européenne des
droits de l’homme en a ajouté une seconde : la présomption d’innocence implique pour la personne
mise en accusation le droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre mise en cause
(CEDH, 25 févr. 1993, n° 10588/83, Funke c/France). Le lien entre les deux dimensions procédurales
est évident : si le silence de l’accusé était utilisé comme un élément de preuve, l’accusateur s’en
trouverait déchargé d’autant – ce qui expose au risque d’utilisation de moyens de contrainte sur
l’accusé ; v. CEDH, 17 déc. 1996, n° 19187/91, Saunders c/Royaume-Uni.

Sur cette base générale, l’article 6 § 3 détaille les principaux droits procéduraux de l’accusé
dans la procédure pénale : « a) [Information claire de l’accusation] être informé, dans le plus court
délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de
l’accusation portée contre lui ;
b) [Temps et moyens pour la défense] disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de
sa défense ;
c) [Assistance dans la défense] se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix
et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat
d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) [Égalité des armes dans les témoignages] interroger ou faire interroger les témoins à charge et
obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les
témoins à charge ;
e) [Droit à l’interprète] se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle
pas la langue employée à l’audience ».

Les garanties du procès pénal prévues à l’article 6 trouvent un renfort et un complément dans
d’autres dispositions de la Convention.

Moyens de preuve obtenus en violation de la CvEDH  ? — Sur ce point, une gradation


s’établit dans la jurisprudence. Ainsi, la violation de l’article 3 de la CvEDH doit conduire
nécessairement à écarter les preuves ainsi obtenues (par la torture), à défaut de quoi leur utilisation
affectera le caractère équitable de la procédure ; mais si la violation n’est pas constitutive de torture
stricto sensu, alors la violation de l’article 3 n’affectera le caractère équitable de la procédure dans son
ensemble que si elle a eu une influence sur son issue (v. CEDH, 1er juin 2010, n° 22978/05, Gäfgen
c/Allemagne). À l’opposé, la méconnaissance d’une disposition comme l’article 8 n’a pas
nécessairement pour conséquence de vicier systématiquement l’ensemble de la procédure pénale
basée sur les éléments recueillis.

86
Disposition pénale centrale distinguée du procès. — Deux autres dispositions de la
Convention ont une importance centrale en matière pénale, même si elles se distinguent du procès
proprement dit. D’un côté l’article 5 de la Convention astreint à suivre les « voies légales » du droit
national dans les décisions privatives de liberté qui accompagnent la procédure pénale. De l’autre,
l’article 7 pose le principe fondamental de la légalité des délits et des peines, qui s’accompagne
d’une non-rétroactivité in pejus, et d’une rétroactivité in mitius.
S’agissant de l’existence de l’infraction, le texte doit être intelligible et lisible pour garantir la
prévisibilité du droit au bénéfice du justiciable (v. CEDH, 15 nov. 1996, n° 17862/91, Cantoni
c/France). Le paragraphe 2 de l’article 7 prévoit une condition d’application du principe posé : « Le
présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une
action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes
généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Ce texte permet la condamnation de personnes
coupables de crimes internationaux mêmes dans l’hypothèse où ces derniers ne seraient pas inscrits
en tant que tels dans la législation pénale étatique applicable – car personne ne peut prétendre de
bonne foi ignorer le caractère répréhensible des actes incriminés.17 Il avait été rédigé comme une
clarification visant les crimes de la seconde guerre mondiale, mais la référence au « droit international
» dans le paragraphe 1er suffit à écarter toute tentative d’échapper à la responsabilité pour les crimes
de droit international. Du reste, la Cour a estimé, s’agissant de crimes commis pendant le deuxième
conflit mondial eux-mêmes, qu’il n’y avait pas besoin de passer par le paragraphe 2, puisqu’ils étaient
déjà constitutifs d’infractions « de droit international » (CEDH, 17 mai 2010, n° 36376/04, Kononov
c/Lettonie).

SECTION 2 – La garantie des droits : le contrôle

À l’échelle européenne, contrôle judiciaire par un organe qui est en-dehors des hiérarchies
nationales. C’est une cour suprême « extérieure ». Les grandes puissances comme la Chine et les EUA
n’acceptent pas de sanctions ou contrôle en matière de droits humains par une cour extérieure. La
Russie l’avait accepté (contrôle européen et contrôle des Nations Unies), mais elle est désormais sortie
du Conseil de l’Europe et du contrôle de la CEDH.

§1. Le pouvoir de contrôle de la Cour EDH

163. Le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme s’exerce sur les requêtes
recevables qui sont portées devant elle. Mais au titre de la décision sur la recevabilité, c’est l’aptitude
à trancher le litige qui est appréciée, ce qui permet de réunir exceptions de compétence et de
recevabilité dans un seul examen. L’avantage procédural, connu du contentieux international, est de
permettre à la Cour de rejeter une requête au titre d’une exception d’irrecevabilité sans avoir à se
prononcer d’abord sur sa propre compétence, ce qui allège la phase de filtrage des requêtes en
permettant de baser la décision sur un seul motif de rejet préliminaire (d’incompétence ou
d’irrecevabilité).

L’irrecevabilité de la requête peut donc tenir aux limites qui déterminent le champ dont la
Cour peut connaître – et c’est alors l’incompétence du juge qui fonde sa décision d’irrecevabilité – (A)
ou aux conditions d’exercice du pouvoir qui lui a été conféré – et c’est alors la recevabilité proprement
dite qui est appréciée (B).
A. Le champ du contrôle : la compétence de la Cour

164. De façon classique, la compétence de la Cour est délimitée par des critères qui
empruntent à la logique matérielle, compétence ratione materiae (1), territoriale, ratione loci (2),
personnelle, ratione personae (3), et temporelle, ratione temporis (4).

1) La limite matérielle : droits garantis et réserves

17 Forme de droit naturel.

87
165. Le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme est limité au répertoire des
droits protégés par la Convention. Ainsi, à titre d’exemple, les droits des minorités n’étant pas garantis
par une disposition spécifique de la Convention, une demande se fondant sur de tels droits ne pourrait
que se heurter à l’incompétence matérielle de la Cour, ce qui ne ferait pas obstacle à un examen par le
Comité des droits de l’homme des Nations unies, l’article 27 du Pacte de 1966 garantissant de son côté
la protection des minorités (CDH, 19 juill. 1994, Robert Casanovas c/France) – mais la France,
attachée à la protection des minorités par l’égalité devant la loi, et non par un traitement spécifique,
a émis une réserve à l’article 27 du Pacte.

Il reste que le catalogue des droits garantis n’est pas nécessairement identique pour tous
les États.

La reconnaissance différenciée des protocoles normatifs. — D’une part, en effet, la protection


initiale de la Convention a été complétée par des protocoles dits « normatifs », qui ont ajouté des
garanties nouvelles (distingués des « protocoles institutionnels », qui ont un objet procédural), comme
la protection de la propriété, le droit aux élections libres ou la suppression de la peine de mort en
toutes circonstances. Les protocoles ne lient que ceux qui les ont acceptés, la participation à la
Convention n’impliquant pas ipso iure la participation aux protocoles « normatifs ».

Le droit de réserve des États signataires. — En sens inverse tous les droits contenus dans la
Convention ne sont pas nécessairement applicables à chaque partie. L’article 57 de la
Convention, en effet, permet aux États de « formuler une réserve au sujet d’une disposition
particulière de la Convention dans la mesure où une loi alors en vigueur sur son territoire n’est pas
conforme à cette disposition ». Possibilité pour les États de moduler leur engagement.
Deux conditions de forme. Sous l’angle formel, d’abord, l’expression de la réserve doit intervenir au
plus tard au moment où l’État exprime son consentement à être lié par la Convention : il ne peut pas
ajouter après-coup des limitations sur des dispositions qu’il aurait d’abord acceptées.
Aussi, l’État doit pouvoir appuyer sa réserve sur un élément spécifique de son droit national et il doit
accompagner l’expression de sa limitation d’un « bref exposé de la loi en cause » (art. 57 § 2).
Une condition de fond. Sous l’angle substantiel, l’article 57 précise que « les réserves de caractère
général ne sont pas autorisées ». Il y a là une condition qui vient préciser dans un sens plus restrictif
l’interdiction des réserves qui porteraient atteinte à l’objet et au but du traité au sens du droit
international coutumier (CIJ, avis du 28 mai 1951, Réserves à la Convention pour la prévention et la
répression du crime de Génocide, Rec., p. 15-30). Le texte ne conférait pas expressément aux organes
de la Convention compétence pour apprécier le respect des conditions de l’article 57, ni ne précisait la
sanction de leur méconnaissance (annulation de la seule réserve, ou annulation de l’ensemble de
l’engagement qui avait été émis, précisément, « sous réserve » de la limitation jugée illégale).
La Cour européenne des droits de l’homme s’est reconnu le pouvoir de contrôler la validité
des réserves à la Convention dans l’important arrêt Belilos, qui a annulé une réserve helvétique sur le
fondement de l’article 57, tout en jugeant que la Suisse restait liée par la Convention sans le bénéfice
de la réserve invalidée (CEDH, 29 avr. 1988, n° 10328/83, Marlène Belilos c/Suisse). En France, le
Conseil d’État s’est estimé incompétent pour apprécier la validité des réserves françaises au regard de
l’article 57 de la Convention, renvoie la balle à la CrEDH (CE, ass., 5 oct. 2018, n° 408567, SARL
Super Coiffeur).

Une réserve française : l’article 16C. — S’agissant du cas français, une question particulière
est soulevée par la réserve française à l’article 15 de la Convention européenne qui porte sur les «
dérogations en cas d’urgence » (une réserve identique, et soulevant les mêmes interrogations, a été
émise pour le Pacte de 1966). Cette réserve entend soustraire au contrôle de la Cour les mesures
adoptées par le président de la République sur le fondement des pouvoirs exceptionnels de l’article
16 de la Constitution. Elle vise également à restreindre le contrôle de l’utilisation de la réglementation
sur l’état de siège et l’état d’urgence.
La réserve soulève deux interrogations.

88
· La législation visée. La restriction du contrôle sur l’état d’urgence, en effet,
renvoyait à la législation applicable au moment de la ratification française en 1974. À la suite
du déclenchement de l’état d’urgence en 2015, en réaction aux attentats terroristes, la
législation sur l’état d’urgence a fait l’objet de plusieurs modifications tendant à accroître ses
virtualités restrictives des libertés individuelles. Or, puisque les réserves peuvent seulement
être retirées après la ratification, l’ajout dans la loi de mesures restrictives de la liberté
individuelle supplémentaires, non couvertes par la réserve initiale car inexistantes à
l’époque, devrait conduire en retour à renforcer la marge de contrôle du juge européen
(v., mutatis mutandis, CEDH, 26 avr. 1995, Fischer c/Autriche, spéc. § 41).
· Le caractère indirectement général de la réserve. La doctrine a en effet
observé que si en apparence la réserve française ne vise qu’un texte spécial (l’article 15),
comme ce dernier permet de déroger à la plupart des articles de la Convention, en
réservant l’article 15 c’est l’essentiel du régime qui se trouve potentiellement affecté en cas
de circonstances exceptionnelles (V. Coussirat-Coustère, JDI, 1975, p. 269-293). Si l’objet
paraît effectivement spécial (article 15), la portée est bien générale (toutes les dispositions qui
peuvent être affectées au titre de l’article 15).

2) La limite « essentiellement territoriale » : la « juridiction » de


l’État
166. Le droit contemporain de la guerre est construit autour de l’idée, exprimée à l’article 1er
commun aux quatre Conventions de Genève de 1949, que chaque État a non seulement le devoir de le
respecter, mais également celui de « faire respecter » ses prescriptions « en toutes circonstances ». À
l’opposé, chaque État partie à un traité relatif aux droits de l’homme s’engage uniquement à les
garantir dans sa propre sphère de compétence. Ainsi, en vertu de l’article 1er de la Convention, les
États « reconnaissent » les droits inscrits dans la Convention « à toute personne relevant de leur
juridiction » – « juridiction » est ici un anglicisme pour jurisdiction, mieux traduit par « compétence »
dans le Pacte des Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques, et dans la Convention
interaméricaine des droits de l’homme de 1969.
La Cour est compétente pour des violations commises par l’État sur son territoire, mais
pas uniquement.

Responsabilité de l’État au-delà de son territoire propre. — Saisie par les victimes des
bombardements menés sous l’égide de l’OTAN en ex-Yougoslavie, la Cour européenne a précisé que
la compétence visée à l’article 1er était « essentiellement territoriale », afin d’éviter de se
prononcer (CEDH, 12 déc. 2001, Banković et al. c/Belgique et al., déc. sur la recevabilité).
En revanche, pour juger une prétention dirigée contre la Russie, la Cour a considéré que si les
faits litigieux ont lieu dans un territoire étranger sur lequel l’État mis en cause exerce un contrôle
effectif, ils sont situés sous sa compétence (CEDH, 8 juill. 2004, Ilaşcu et autres c/Moldavie et
Russie).
Dans le cas de l’opération militaire britannique en Iraq, la Cour a considéré que les personnes
décédées pendant une patrouille effectuée par les militaires britanniques dans une zone où ils
assuraient la sécurité se trouvaient sous « juridiction » britannique (CEDH, gde ch., 7 juill. 2011, n°
55721/07, Al-Skeini et al. c/Royaume-Uni).
Saisie des conditions d’un sauvetage en mer, la Cour a considéré que « [d]ès l’instant où un
État, par le biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle et son autorité sur un
individu » (§ 74), il relève de sa compétence – ce qui est le cas, en haute mer, lorsqu’il se retrouve « à
bord de navires des forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de
militaires nationaux » (§ 81) (CEDH, gde ch., 23 févr. 2012, n° 27765/09, Hirsi Jamaa et al. c/Italie).
La jurisprudence reconnaît la compétence de l’État lors des opérations menées au sol (Al-
Skeini) et en mer (Hirsi Jamaa) – l’exception aérienne de l’affaire Banković n’est pas formellement
abandonnée, mais il reste à démontrer, en l’état du développement technologique, que le contrôle
effectif du sol, lors d’une opération aérienne, peut encore être exclu.

89
Irresponsabilité de l’État dans le territoire étranger qu’il maîtrise. — En sens inverse, à le
supposer établi, le titre territorial ou la maîtrise factuelle d’un espace ne suffisent pas toujours à établir
le contrôle de l’opération litigieuse. Et l’État ne saurait répondre d’opérations qui ne sont pas
placées sous son contrôle, à l’instar des opérations dirigées par l’ONU au Kosovo (CEDH, 2 mai
2007, Behrami et al. c/France et al., déc. sur la recevabilité). Mais il répond de l’exécution des
décisions extérieures, qui interviennent sous son contrôle (CEDH, gde ch., 7 juill. 2011, n° 27021/08,
Al-Jedda c/Royaume-Uni, et 12 sept. 2012, n° 10593/08, Nada c/Suisse). Il en va de même lorsque
c’est le droit communautaire qui est exécuté (CEDH, 18 févr. 1999, n° 24833/94, Matthews
c/Royaume-Uni, § 32-33), même si une présomption (simple) de respect des droits de l’homme a pu
être attachée à l’exécution de décisions qui, comme celles adoptées par l’UE, sont soumises à un
contrôle interne équivalent (CEDH, gde ch., 30 juin 2005, n° 45036/98, Bosphorus Hava Yolları
Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c/Irlande, § 152 et s.). Mais la présomption de conformité cesse
lorsque l’État jouit d’une marge d’appréciation dans l’exécution de la décision européenne (CEDH,
gde ch., 21 janv. 2011, MSS c/Belgique et Grèce, § 338-340). L’État est responsable de ce qu’il
laisse faire, et de son défaut d’investigation (pour le cas des « prisons secrètes » de la CIA, v.
CEDH, gde ch., 13 déc. 2012, n° 39630/09, El-Masri c/l’ex-République Yougoslave de Macédoine, §
205-211 ; CEDH, 24 juill. 2014, n° 28761/11, Al Nashiri c/Pologne).

3) La limite personnelle : l’acceptation de la Convention


Art. 1 CvEDH : « les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de
leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ». La Cour est
compétente dès lors que l’acte ou l’omission est imputable à un État partie. Règles classiques de la
responsabilité internationale. L’État peut être tenu responsable lorsqu’est en cause n’importe lequel de
ses organes, fut-il constitutionnellement indépendant.
La Cour a donc compétence pour les requêtes portées contre un ou plusieurs États Parties,
c’est-à-dire les quarante-sept membres du Conseil de l’Europe.

Difficulté : les actes des organisations internationales auxquelles adhèrent les États parties.
— Compétence de la Cour si la violation alléguée trouve son origine dans le traité constitutif.
Toute convention internationale étant le fruit de la volonté des États qui l’ont ratifié, elle est
susceptible d’engager leur responsabilité (CEDH, 18 févr. 1999, Mathews c/ Royaume-Uni, sur
l’Union européenne).
Incompétence de la Cour si la requête est dirigée contre l’organisation ou lorsque l’État a agi
pour le compte de celle-ci (CEDH, 31 mai 2007, Behrami et Behrami c/ France, intervention de la
France pour le compte de l’ONU).

Actes nationaux d’exécution d’une organisation nationale. — Ils soulèvent une question
difficile, semblent à mi-chemin. La Cour se reconnaît compétente ratione personae, mais de manière
circonscrite. Pour une affaire mettant en cause le droit de l’UE, la CrEDH juge que si l’organisation
offre un niveau de protection des droits fondamentaux « équivalent » à celui de la Convention, alors
l’État est présumé respecter les exigences de la Convention, s’il ne fait qu’exécuter les obligations
découlant de son appartenance à cette organisation.
La présomption peut être renversée si la protection est entachée d’une insuffisance manifeste
(CEDH 30 juin 2005, Bosphorus airways c/ Irlande).
4) La limite temporelle : non-rétroactivité et suspension de
l’application
Traité de droit international. — En tant que traité de droit international, la Convention n’a pas
d’effet rétroactif. Elle est toutefois applicable en cas de violation continue née avant la date de
ratification et persistant postérieurement.

Article 15 de la Convention. — Une seconde limite dépend des dispositions de la Convention,


qui peuvent être suspendues en raison de circonstances exceptionnelles autorisant l’État à déroger à
certaines de ses dispositions. L’article 15 de la Convention met en place un régime spécial (« clause

90
de sauvegarde ») autorisant à déroger aux obligations prévues par la CvEDH. L’article 15 est
applicable « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ».
L’arrivée de ces circonstances ouvre alors une faculté : l’État « peut prendre des mesures dérogeant
aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la
condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit
international » (art. 15 § 1).

L’exercice de cette faculté est encadré par des garanties procédurales et des limites
substantielles.

Sous l’angle procédural, la Convention exige une mesure de transparence, essentielle pour
permettre le contrôle international : l’État doit tenir informé le Secrétaire Général du Conseil de
l’Europe pour bénéficier du régime dérogatoire. La France a procédé à de telles notifications pour la
Nouvelle-Calédonie et à la suite des attentats de 2015 ; elle ne l’avait pas fait pour les révoltes de
2005.

Du point de vue substantiel, l’article 15 comporte trois garanties essentielles.

· Exigence de nécessité. La dérogation n’est admise que « dans la stricte mesure où la situation
l’exige ». Il appartient à la Cour d’apprécier que les mesures n’excèdent pas ce qui était strictement
nécessaire, ce qui suppose un contrôle de l’adéquation de chaque mesure prise (CEDH, 1er juill. 1961,
n° 332/57, Lawless c/Irlande (No. 3)). Mais, dans l’exercice de ce contrôle, la Cour admet que « les
autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer
» tant sur la « présence » du danger que sur « la nature et l’étendue des dérogations nécessaires pour le
conjurer » ; et que, par conséquent, « une large marge d’appréciation » devait leur être reconnue
(CEDH, 18 janv. 1978, n° 5310/71, Irlande c/Royaume-Uni, spéc. § 207).

· Soumission au droit national. Ensuite, les mesures dérogatoires ne doivent pas entrer « en
contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». L’objet principal de cette
mention est de rappeler que les circonstances exceptionnelles ne sauraient affranchir du respect
des règles applicables en temps de guerre. En visant le droit international, l’article 15 renvoie donc
d’abord aux règles humanitaires du ius in bello (notamment les Conventions de Genève de 1949, et les
protocoles de 1977), applicables aux conflits armés internes et internationaux, qui garantissent la
nécessité militaire et la proportionnalité, et protègent tout particulièrement les civils et les prisonniers
de guerre.
· Persistance des droits intangibles. Enfin, certains droits – dits, parfois, « intangibles » – ne peuvent
pas être suspendus au titre de l’article 15 : l’article 2 (droit à la vie) « sauf acte licite de guerre », et les
articles 3 (torture et peines ou traitements inhumains et dégradants), 4 § 1 (esclavage et servitude) et 7
(légalité des délits et des peines).
B. Les conditions du contrôle : la recevabilité des requêtes

170. La recevabilité des actions portées devant la Cour européenne des droits de l’homme est
fondée sur une distinction entre affaires interétatiques, introduites par l’État en sa seule qualité de
Partie à la Convention et dirigées contre l’un de ses pairs, et actions individuelles, fondées sur la
possibilité de se dire victime d’une violation de la Convention (1). Toutes les requêtes restent
soumises à une condition générale commune : la saisine dans les six mois qui suivent l’épuisement
préalable des recours internes (2). Mais des exigences spécifiques et additionnelles sont imposées aux
actions individuelles, dans l’objectif évident de les « filtrer » (3).

1) Requêtes individuelles et requêtes étatiques : la qualité pour agir

L’intérêt de la distinction entre requêtes individuelles et étatiques tient à la qualité pour agir,
première des conditions de recevabilité.

91
Les différentes catégories de demandeur. — La Cour peut connaître d’une requête présentée
par un autre État partie ou par un individu. Cette notion recouvre une diversité de situations. Les
actions et litiges interétatiques d’un État contre un autre sont visés à l’art. 33ConvEDH : toutes les
autres parties contractantes peuvent saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la
Convention dont se serait rendu coupable un autre État contractant. Quand il y a action étatique, c’est
parce qu’il y a un intérêt de l’État mis en cause.
Sinon, l’essentiel du contentieux est régulé par l’art. 34CvEDH, qui admet la qualité pour agir
de toute personne physique (peu importe sa nationalité, même si la nationalité peut être utile pour faire
valoir un droit particulier), d’une ONG, d’une personne morale (sauf personne morale de droit public
intra-étatique = démembrement de l’État, CrEDH 3sept. 2003, Radio France c/ France), et d’un
groupe d’individus constitué comme association de fait.

La qualité de victime. — Le requérant individuel doit avoir, selon l’art. 34CvEDH, la qualité
de « victime » de la violation qu’il allègue.
Il peut s’agir d’une victime directe : affectée par la mesure étatique contestée devant la Cour.
La violation ne peut être que potentielle ; mais il faut prouver la très forte probabilité de survenance
de la violation de la Convention = théorie du risque (jurisprudence extensive), un risque d’être
affecté suffit à légitimer l’action ; de même du risque de violation si elle est imminente (JP sur
l’éloignement des étrangers, voir CrEDH 14 nov. 2000, Nasser Benamar c/ France = JP étendue
quand une personne risque la torture ou une autre violation de la ConvEDH dans l’État vers lequel va
être retourné la personne, appelé la protection par ricochet).
Il peut également s’agir d’une victime indirecte. Les proches de la victime décédée avant
l’introduction de la requête ont la qualité de victime indirecte. Sinon, le disparu peut être représenté.

2) Conditions communes de recevabilité : épuisement des recours internes, et


délai de six mois

172. Aux termes du paragraphe 1er de l’article 35 de la Convention, « [l]a Cour ne peut être
saisie qu’après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de
droit international généralement reconnus, et dans un délai de quatre mois à partir de la date de la
décision interne définitive ». Il était de 6 mois originellement, mais le protocole n°15 signé en 2021
par l’Italie ramène ce délai à 4 mois.

L’épuisement des voies de recours. — Condition de recevabilité traditionnelle en droit


international, dans le cadre de la convention diplomatique. Elle est également le reflet d’une exigence
de fond, car on ne peut reprocher à l’État un comportement si l’on ne demande pas d’abord au juge
national de le corriger – puisque le maintien de la situation litigieuse serait alors imputable au défaut
de diligence du particulier qui n’a pas utilisé les recours internes à sa disposition, et non à l’État qui
n’a pas été mis en mesure de redresser la situation par la voie procédurale qu’il avait organisée.
On attend donc que le requérant ait fait preuve d’une diligence raisonnable au préalable en
ayant utilisé les voies de recours que le système juridique interne mettait à sa disposition. La Cour
interprète cette condition de manière libérale pour les requérants. Elle exige ainsi pour qu’elle puisse
leur être opposable que le recours soit « utile ». Tel n’est pas le cas lorsqu’en vertu d’une
jurisprudence constante, il n’a aucune chance d’aboutir (CEDH 1er juill. 2014, SAS c/ France). Cette
règle ne joue pas non plus dans les situations où les requérants vont dénoncer une pratique
administrative.
Les procédures en question doivent être juridiques et non gracieuses. Il a pu arriver, dans des
cas particuliers, que le juge considère que les règles de délais qui encadraient l’action interne étaient
tellement complexes que l’on ne pouvait pas demander au requérant particulier de respecter la
condition d’épuisement des voies de recours (notamment en droit administratif).
Quid de la QPC et des nouvelles voies de recours en droit interne ? Le prof n’est pas sûr, mais
on ne peut exclure cette QPC quand la loi est l’objet même du litige. Il faut ainsi être prudent pour
répondre à cette question, les opinions divergent en doctrine.

92
Dans des cas extrêmes, il est arrivé dans l’arbitrage interétatique qu’un tribunal estime que le
fait de ne pas se prévaloir à temps devant le juge national du témoin clé de l’affaire, équivaut au non-
épuisement diligent des recours disponibles (Sentence arbitrale du 6 mars 1956, Ambatielos,
Grèce/Royaume-Uni, RSA, vol. XII, p. 91-124, spéc. p. 118-122).
Si la solution est peut-être rigoureuse à l’excès, elle a le mérite de montrer que ce qui compte
est l’appréciation de la diligence raisonnable. Il s’agit d’une obligation de moyens à la charge de la
victime, qui s’apprécie au regard des moyens disponibles dans chaque espèce, et aux efforts pour les
utiliser.
Il reste que la diligence à charge de la « victime » ne saurait excéder ce qui est raisonnable.
Ainsi, le particulier n’est pas obligé d’épuiser les recours internes si, au vu d’une jurisprudence interne
constante, il n’aurait pas les chances raisonnables de son succès. S’il peut établir la preuve de cette
jurisprudence établie, il est dispensé de cette condition : CrEDH 18 juin 1971, Wilde, Ooms et Versyp
c. Belgique (vagabondage).
Le requérant doit avoir déjà soulevé un moyen analogue en substance à celui qu’il soutient
devant la Cour. Invoquer une disposition nationale d’un contenu proche à celui de la Convention
suffit.

3) Conditions propres aux actions individuelles : forme et procédure

173. L’article 35 dresse une liste de conditions de recevabilité qui peuvent être opposées
aux requêtes individuelles, afin d’en faciliter le filtrage.

Requête abusive et requête manifestement mal fondée. — Ainsi, est irrecevable la requête «
anonyme » (art. 35 § 2 litt. a), ou « est incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses
protocoles, manifestement mal fondée ou abusive » (art. 35 § 3 litt. a). Cette dernière condition est
d’utilisation large : elle permet de rejeter sans examen complémentaire les recours dépourvus de base
juridique sérieuse, ou de fondement factuel suffisant. C’est bien une appréciation portée sur le fond
qui est érigée en condition préliminaire : la requête doit paraître, prima facie, non manifestement
infondée pour être effectivement examinée.

Requête déjà soumise à la Cour ou à une autre instance internationale. — Une autre
condition, d’utilisation moins systématique, tend à exclure la multiplication des procédures devant la
Cour ou devant des organes internationaux différents : la requête est irrecevable si elle « est
essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une
autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux »
(art. 35 § 2 litt. b). Il s’agit d’une exception de litispendance (deux juridictions de même degré ont été
saisies du même litige et sont également compétentes pour connaître de l’affaire) et d’une exception
non bis in idem (nul ne peut être poursuivi ou puni à raison des mêmes faits), puisqu’il suffit qu’une
requête ait été « déjà soumise » à un autre organe (qu’il se soit prononcé – non bis in idem – ou non –
litispendance). Il suffit que la requête soit « essentiellement la même » = appréciation souple de la
triple identité (de parties, personae, d’objet, petitum, et de cause, causa petendi) normalement exigée
pour établir qu’il s’agit de la « même » affaire. L’élargissement de la notion est particulièrement
important pour l’identité de cause. En effet, les traités relatifs aux droits de l’homme constituent des
causes juridiques distinctes. Il en résulte qu’une réclamation basée sur un droit garanti par le Pacte des
Nations unies de 1966 est formellement distincte d’une requête fondée sur la protection du même droit
dans la Convention européenne, mais elle est « essentiellement la même » ; ce qui permet à la Cour
de rejeter les affaires déjà soumises au Comité des droits de l’homme des Nations unies. Il reste
que la Convention réserve l’hypothèse où des « faits nouveaux » seraient intervenus (portée
considérable pour la recevabilité, la requête rejetée pour défaut d’épuisement sera recevable après
épuisement, considéré comme fait nouveau).

Le protocole additionnel au Pacte des Nations unies comporte une exception analogue pour
éviter la multiplication des réclamations individuelles, mais avec une différence rédactionnelle
importante. La communication est irrecevable si « la même question » est « déjà en cours d’examen

93
devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » (art. 5 § 2 litt. a du protocole), ce
qui couvre uniquement la litispendence et non le non bis in idem. Cette rédaction ouvre la possibilité
d’obtenir une constatation du Comité après une première décision de la Cour, le Comité étant alors en
situation de contredire la Cour européenne, un peu « comme si » il était un organe supérieur de
recours. Pour éviter cette « subordination », les États parties à la Convention ont émis des réserves au
protocole additionnel au Pacte des Nations Unies, introduisant à leur égard l’exception non bis in idem
(dans les mêmes termes que la Convention européenne). Mais l’exception demeure inapplicable aux
États qui, à l’instar des Pays-Bas, n’ont pas voulu émettre la réserve, et à ceux qui n’ont pas été en
situation de le faire, car ils ont adhéré à la Convention européenne après avoir accepté le protocole.
Pour eux, le Comité des droits de l’homme des Nations unies peut (re)juger après la Cour (CDH, 27
juill. 1988, comm. n° 201/1985, Hendriks c/Pays-Bas). Pour les États qui, comme la France, ont émis
la réserve, la duplication de la procédure reste exceptionnellement possible. Selon le Comité, en effet,
une requête introduite devant la Cour ne lui a pas été « soumise » si elle n’a pas été réellement
examinée, parce qu’elle s’est heurtée à la forclusion du délai de six mois (CDH, 26 oct. 1984, comm.
n° 158/1983, O.F. c/Norvège), parce qu’elle portait sur un droit non garanti par la Convention mais
protégé par le Pacte (le droit des minorités, CDH, 19 juill. 1994, comm. n° 441/1990, Robert
Casanovas c/France) ou pour toute autre raison. Il est à noter que la pratique du juge unique (infra, n°
177 et 178) qui conduit à rejeter des requêtes par une lettre de simple irrecevabilité, sans réelle
motivation, expose à la possibilité de saisir ensuite le Comité des droits de l’homme – c’est ainsi que,
dans l’une des affaires se rapportant à la loi sur la dissimulation du visage dans l’espace public, un
constat de violation par la France a été opéré par le Comité des droits de l’homme après que la Cour
européenne se fut contentée d’un tel courrier d’irrecevabilité (CDH, 17 juill. 2018, comm. n°
2747/2016, Sonia Yaker c/France).

Absence de préjudice important. — Critère ajouté par le protocole 14 de 2004 entré en vigueur
en 2010, pour essayer de remédier à l’encombrement du rôle. Désormais, la requête peut être rejetée
car « le requérant n’a subi aucun préjudice important » (art. 35 § 3 litt. b).
[Critique du professeur :] Il est peu cohérent de proclamer des droits fondamentaux, puis de
permettre de ne pas en examiner la violation en supposant que le préjudice ne serait pas « important
» : sur le plan des symboles et de l’incitation à respecter la Convention, c’est assez désastreux. Du
reste, pour contrebalancer les risques attachés à cette faculté, le texte exclut l’utilisation de cette
exception d’irrecevabilité « si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses
protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune
affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ». Les précautions condamnent
l’exception elle-même qui, du reste, n’a pas permis le désencombrement du rôle. Au lieu de renoncer
à l’exception, le protocole n° 15 de 2013 a entendu supprimer la seconde condition (l’affaire «
dûment examinée » par un juge national), laissant uniquement la première précaution, qui fait
simplement appel à la discrétion de la Cour : « le respect des droits de l’homme garantis par la
Convention et ses protocoles exige un examen de la requête au fond ». Or, affaiblir les précautions ne
rend pas l’exception plus acceptable, et il n’est pas sûr qu’elle puisse en accroître sérieusement la
performance.

Requête incompatible avec les dispositions de la Convention. — Il s’agit des requêtes qui ne
relèvent pas de la compétence de la Cour (ratione temporis, ratione loci, ratione personae, ratione
materiae).

§2. La procédure de contrôle

La procédure de contrôle de la CEDH a évolué profondément dans le temps. Le système


originel était fondé sur 2 organes : une commission européenne des droits de l’homme (grande
fonction de filtrage) et éventuellement une CEDH.

Mais ces compétences étaient subordonnées à un système de déclaration individuelle


permettant éventuellement la saisine individuelle de la Cour et de la Commission par les particuliers.
En France, ce n’est que le 2 octobre 1981 que la déclaration pour les recours individuels a été…

94
Grande réforme en 1994 avec le Protocole 11, qui a supprimé la commission au profit d’une
Cour unique traitant de toutes les requêtes des États parties. Il n’y avait plus besoin de déclaration
individuelle. Cette cour unique a subi des modifications -> 2004, Protocole 14 -> syst ème avec un
juge unique ; protocole 16 de 2013 qui a ouvert la voie à la possibilité de saisir la CEDH de questions
préjudicielles. Le système a évolué mais souffre toujours d’un engorgement, aggravé historiquement
par la disparition de la Commission.

A. L’organisation de la Cour

La CEDH est un organe interétatique : autant de juges que d’États parties (46 depuis le départ
de la Russie). Art. 22 CEDH : les juges sont élus par l’Assemblée parlementaire sur une liste de 3
candidats présentés par l’État partie. l’État peut donc profondément orienter la décision.

Le choix laissé à l’assemblée parlementaire doit comporter au moins une femme. Dans son
avis consultatif n°1 du 12 février 2008 concernant les candidatures, la CEDH a considéré qu’on ne
pouvait pas contraindre Malte à présenter une femme dans la mesure où le caractère très limité de ces
professions juridiques ne permettait pas au pays d’avoir un expert juridique féminin. La CEDH a
considéré qu’on ne pouvait pas obliger Malte à présenter un étranger. Pourtant, rien ne l’interdit. C’est
donc critiquable.

L’indépendance des juges est garantie par un système d’immunité mais aussi d’incompatibilité
(cumul de fonctions, dépendances). Parmi les garanties d’indépendance, il y a la durée du mandat (9
ans non renouvelables). Mais il faut le mettre en balance avec un rajeunissement de la Cour impliquant
que les juges, après leurs 9 ans, reprennent des carrières juridiques nationales. Le rajeunissement avait
surtout été acquis par le protocole 14 de 2004, qui prévoyait que le mandat des juges s’achève à 70
ans. Désormais, avec le protocole 15, il y a un possible modeste vieillissement de la Cour : il ne faut
pas avoir plus de 65 ans au jour de la candidature.

Ces 46 juges ne peuvent évidemment pas siéger tous en même temps dans une affaire. Il y a
plusieurs formations.

Assemblée plénière. — fonctions essentiellement administratives (élection du président, des


vices-présidents, compose les sections ; révocation d’un juge…) mais elle ne juge pas. Les formations
de jugement sont : le juge unique, le comité des 3 juges, la chambre de 7 juges, la Grande chambre (17
juges).

La question de la participation du juge national fait l’objet de règles montrant l’ambiguïté du


juge élu au titre de l’État membre. Il est vrai que le juge de l’É tat concerné par l’affaire siège de droit
dans la chambre, parce qu’il est censé bien connaître son État. Mais il ne siège jamais en tant que juge
unique. Il est parfois associé au comité de 3 juges ; il l’est toujours dans les 2 autres chambres. Pour
comparaison, au comité des droits de l’homme des Nations Unies, l’expert élu au titre de l’État mis en
cause ne siège jamais. À cet égard, on peut trouver critiquable que le juge national comme le président
de la chambre se retrouvent également devant la grande chambre…Cela ne passerait pas dans les
juridictions nationales. Il est regrettable que celui qui a déjà eu à connaître dans la chambre siège
également sur renvoi devant la grande chambre.
B. L’examen des requêtes

Pour pallier l’encombrement de la CEDH, les requêtes sont d’abord examinées par le juge
unique qui peut prendre une décision d’irrecevabilité s’il estime qu’il n’y a pas besoin d’examen
supplémentaire. Il n’y a pas d’examen contradictoire ou de motivation. Dès lors, le comité des droits
de l’homme estime que l’affaire n’a pas été jugée par la CEDH et peut en connaître lui-même. La
décision du juge unique a un effet définitif : pas de recours possible.

95
Le juge unique peut aussi renvoyer l’affaire au comité de 3 juges, voire saisir directement la
chambre de 7 juges. Si l’affaire passe du juge unique au comité des 3 juges, ce dernier peut, à
l’unanimité, soit déclarer la requête irrecevable, soit déclarer la requête recevable et rendre en même
temps un arrêt sur le fond s'il estime que la question litigieuse a fait l’objet d’une « jurisprudence bien
établie de la Cour ».

S’il n’y a pas de décision faite par le comité de 3 juges, l’affaire est portée devant la chambre
de 7 juges, qui ne connaît que d’une minorité d’affaires en pratique. La chambre de 7 juges est saisie
directement pour les affaires interétatiques. Elle peut déclarer la requête irrecevable ou la déclarer
recevable et se prononcer sur le fond. Elle peut également juger que la requête soulève une « question
grave relative à l’interprétation de la Convention » ou estimer que la solution d’une question peut
conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour. Elle peut alors se
dessaisir au profit de la Grande chambre. Celle-ci se prononce alors sur l’affaire, à moins qu’une des
parties s’y oppose, ce qui lui offre ensuite un droit de recours contre la décision de la chambre. Cela a
été supprimé par un protocole 15 de 2013, entré en vigueur en 2021? Qui a supprimé la possibilité de
s’opposer à la saisine de la Grande chambre par la chambre de 7 juges. Celui qui pouvait s’opposer
avant pouvait préserver son double degré de juridiction ; il ne peut plus aujourd’hui. Ce n’est pas
vraiment une avancée dans la procédure ; et il n’est pas dit qu’il y ait un gain significatif.

Si la chambre ne se dessaisit pas, elle rend sa décision, peut la déclarer irrecevable, ou rendre
une décision sur le fond, qui sera définitive au bout de 3 mois, à moins qu’une des parties demande,
dans ce délai, le renvoi à la Grande chambre. À cet égard, on peut contester la présence du Président
dans les deux chambres.

On peut décider de saisir la Grande chambre, mais c’est d’abord un collège de 5 juges qui sera
saisi, décidant si le recours est accepté ou non. Il est accepté si le collège estime que « soulève une
question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la convention » ou « une question grave
d’intérêt général » (champ très large). Si le collège accepte le renvoi, la grande chambre rouvre
l’affaire et se prononce sur celle-ci par un arrêt. Elle rejuge en entier comme le ferait un juge d’appel.
Le président de la chambre et le juge de l’État partie au litige rejugent.

Si l’arrêt n’est pas clair, on peut en demander l’interprétation. Ce n’est pas un recours. C’est
un pouvoir inhérent à la Cour. À l’origine, cette interprétation n’était pas prévue par les textes, mais la
Cour a estimé qu’elle avait ce droit - CEDH, 23 juil 1973, Ringeisen c/ Autriche.

L’arrêt de la CEDH est rendu. Il faut maintenant l’exécuter.

C. L'exécution des décisions

Dès l’origine, la surveillance de l’exécution des arrêts de la CEDH, est une responsabilité du
Comité des ministres, qui surveille l'Art. 46 §1 par lequel les États s’engagent à respecter les arrêts
définitifs de la Cour. L’arrêt est transmis au Comité des ministres, qui en assure l’exécution.

Le protocole 14 n’a pas modifié la procédure. Le CDM est toujours compétent. Mais il peut
désormais associer la CEDH elle-même à la surveillance de ces arrêts. À la majorité des 2/3, le CDM
peut saisir la Cour s’il estime que l’exécution de l’arrêt est entravée par une difficulté d’interprétation
de l’arrêt lui-même. La CEDH va pouvoir interpréter son arrêt : l’idée est de préciser la portée de
l’arrêt, guider l’État dans l’exécution de la décision. Cela n’exclut pas les situations de résistance, les
difficultés d’exécution, et donc les hypothèses extrêmes des sanctions. Tout est fait pour les éviter. Ces
sanctions n’ont pas toujours l’effet escompté. Ici encore, avant de procéder à des sanctions en cas de
résistance de l’État, le CDM peut saisir aux 2/3 la CEDH pour qu’elle constate elle-même
l’inexécution de l’arrêt. Cela permet d’avoir un constat juridictionnel de cette inexécution ; l’Etat est
ensuite amené à donner son avis.

96
On retrouve cette logique dans une autre modification de la procédure, celle apportée par le
Protocole 16 du 2 octobre 2013, qui est l’hypothèse d’un renvoie préjudiciel et donc « préventif » à la
CEDH. Ce système se trouve dans le système de l’UE : il sert à s’assurer que le droit de l’UE est bien
exécuté, mais le système est basé sur la bonne exécution des engagements économiques, mais sur la
responsabilité. Dans le système européen, la procédure est une procédure de manquement : il n’a pas
de réparation d’un préjudice subi. Alors que le système de la CEDH est un système de réparation. La
Cour condamne l’État à compenser. C’est la raison pour laquelle dans ce système, le contrôle préventif
a une pratique réelle assez limitée. On va au bout de la procédure nationale, et si on n’est pas satisfait,
on va engager la responsabilité de l’État devant la CEDH. La question préjudicielle peut être utile dans
ce cas. Mais il y a peu de chances pour qu’elle prenne une fonction comparable à celle du droit de
l’UE. La saisine préjudicielle de la CEDH n’est qu’une faculté laissée uniquement aux juridictions
suprêmes, et uniquement lorsque se pose une question de principe. L’avis de la CEDH est purement
consultatif. Le collège de 5 juges ne renvoie à la grande chambre que si la question est d’une
importance suffisante. Dans cette logique de responsabilité, on ne retrouve pas les caractéristiques qui
ont fait le succès de la question préjudicielle dans le cadre de l’UE. La fonction préventive était
essentielle car on ne se base pas sur la responsabilité. Dans un système de responsabilité dans lequel
on répare les préjudices par des compensations, cette logique consultative paraît peu compatible. Cela
correspond à la pratique, qui n’a pas réalisé des avancées comparables à celles du droit de l’UE dans le
domaine de la question préjudicielle.

Les mesures conservatoires

Ce sont des mesures typiques du contentieux international. Cela correspond au référé, avec la
différence que ces mesures sont l’accessoire d’une procédure sur le fond. En attendant la décision sur
le fond, la juridiction peut, avant dire droit, à titre conservatoire, ordonner aux parties un
comportement à tenir afin de sauvegarder la procédure et la décision qui pourrait être rendue.
Contentieux des étrangers : la personne ne sera pas éloignée du territoire avant la décision de la Cour.

Il n’y avait rien dans la convention sur ces mesures conservatoires. La CEDH a considé ré que
l’effectivité du droit au recours devant la CEDH impliquait l’existence ce pouvoir inhérent à la
fonction juridictionnelle d’indiquer aux États des mesures conservatoires à prendre - CEDH, 20 mars
1991, Cruz Varas c/ Suède. Art. 39 du règlement encadre les mesures conservatoires. Mais ce n’est
qu’un acte administratif de la Cour. Le fondement est donc ce pouvoir inhérent. Ces mesures lient-
elles l’État comme un arrêt ? La CIJ, dans l’affaire LaGrande (27 juin 2001) -> les mesures
conservatoires sont un pouvoir inhérent lié à la fonction juridictionnelle et sont nécessairement
obligatoires. La CEDH a repris cette jurisprudence pour ses propres ordonnances - CEDH, 4 février
2005, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie.

Deuxième question spécifique que pose l’exécution des arrêts de la CEDH : consistance des
décisions de la Cour. Normalement, elle adopte des décisions qui peuvent impliquer des modifications
législatives, mais l’arrêt lui-même ne condamne pas à changer la loi. C’est à l’État de le faire. La
CEDH condamne à la satisfaction équitable, c’est-à-dire les dommages-intérêts, l’équivalent
monétaire. Dans la pratique, il est arrivé que dans le raisonnement de la Cour, la réparation implique
également des mesures de réparation en nature. La CEDH a pris l’habitude de préciser ces mesures
non financières impliquées par la décision. C’est là qu’il y a des difficultés d’exécution. La grande
difficulté historique est l’hypothèse où la CEDH considérait qu’un procès pénal avait été entaché
d’une irrégularité telle qu’elle mettait en cause l’issue de la procédure. Dans cette hypothèse, la
réparation du préjudice devrait impliquer qu’on rejuge la personne. Mais c’est très difficile de rouvrir
des procédures de droit national (la personne a fait des années de prison etc…). Ce sont des
hypothèses extrêmes mais réelles. Pour répondre à certaines difficultés l’amendement Long de la loi
Guigou du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence introduit une procédure (Art. L. 622-1 CPP)
permettant de demander le réexamen de l’affaire devant le juge national, avec un contrôle des
conditions par une commission, qui peut ouvrir la porte à nouveau jugement si « par sa nature et sa
gravité la violation constatée par la Cour entraîne pour le condamné des conséquences dommageable

97
auxquelles la satisfaction équitable ne pourrait mettre un terme ». En définitive, la maîtrise de la
réouverture du procès appartient aux autorités judiciaires nationales.

Ce sont des garanties minimales et d’autant plus essentielles qu’elles sont un socle minimum
de protection des droits de l’homme. Il est regrettable que la Convention ait connu un rétrécissement
historique avec le départ de la Russie. Du point de vue de la personne humaine à titre personnel, on
peut espérer que la CEDH sera à nouveau le socle commun applicable sur l’ensemble du continent
européen.

CHAPITRE II – LES PRINCIPES ÉCONOMIQUES : L’EUROPE DU


MARCHÉ
Il est d’usage de distinguer trois éléments de l’« intégration économique », pouvant constituer
trois étapes, ou degrés, de l’intégration.
Le premier élément est le « libre-échange », qui désigne la politique tendant à faciliter les
échanges commerciaux en supprimant les obstacles tarifaires (droits de douane) et non tarifaires
(fiscalité, normes de production, etc.). La réalisation la plus achevée de cette politique est la « zone de
libre-échange », dans laquelle l’ensemble de ces obstacles sont supprimés. L’Union européenne est
une telle zone, ou du moins une des réalisations les plus proches de ce modèle théorique. Analysée
dans sa dimension dynamique, l’OMC pourrait être vue comme une entreprise tendant à
l’organisation progressive d’une zone de libre-échange à l’échelle planétaire.
Les États membres de la zone de libre-échange peuvent vouloir accompagner la libéralisation
intérieure par la mise en place d’une « union douanière » qui leur permettra d’adopter une position
commune à l’égard des partenaires commerciaux extérieurs. En particulier, l’adoption d’un « tarif
extérieur commun » permettra de percevoir des droits de douane identiques à l’ensemble des
marchandises en provenance des États tiers, quel que soit le point d’entrée dans la zone. L’Union
européenne est une union douanière : qu’elles entrent à Marseille, à Rotterdam ou à Livourne, les
marchandises américaines, chinoises, etc. seront assujetties au même tarif douanier.
Le marché commun est le degré ultime dans la théorie de l’intégration économique, avec des
règles de concurrence et une harmonisation des règles et procédures destinées à éviter toutes les
distorsions possibles du marché. L’Union européenne, avec son marché intérieur, constitue
certainement une réalisation aboutie de ce modèle.
Mais ces conceptions théoriques, élaborées dans le but d’organiser l’expansion des échanges
que la « nature » ne réalisait pas d’elle-même, ne correspondent pas aux réalités concrètes, plus
nuancées, des constructions économiques régionales. L’Union européenne, en tout cas, a fait
indiscutablement beaucoup plus que ce qu’imaginaient les modèles classiques du droit international
économique ; a-t-elle fait mieux ?

La construction économique européenne a poussé à un degré d’aboutissement extrême la libre


circulation au sein de ce qu’il est certainement légitime de nommer un « marché intérieur » (section 1).
Le niveau de développement de la réglementation économique est sans équivalent en droit
international, et le droit européen de la concurrence en est l’élément central (section 2). Mais l’UE est
allée au-delà, dans différents domaines, dont le plus spectaculaire est certainement la création d’une
monnaie unique, l’euro (section 3).

SECTION 1 – L’instauration d’un marché intérieur

Le marché intérieur est le résultat d’une série d’« interdictions » faites aux États, afin qu’ils
n’entravent pas la circulation internationale entre États membres. Elles sont présentées comme des «
libertés » au bénéfice de ceux (les « opérateurs ») qui souhaiteraient user de cette faculté de
circulation. L’article 26 § 2 du TFUE reprend la terminologie de l’Acte unique européen, et définit le
« marché intérieur » comme « un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des
marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions des traité s
». L’article 49 précise que « les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État

98
membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites ». La première des libertés
européennes serait donc la circulation des marchandises, suivie des mouvements de personnes, puis
des autres. Loin de l’approuver, on suivra cet « ordre » embarrassant, reflet d’une perspective
historique qu’on ne gagne jamais à ignorer : libre circulation des marchandises (§ 1), des personnes (§
2), puis liberté d’établissement et de prestation de services, et libre circulation des capitaux (§ 3).

§ 1. La libre circulation des marchandises

Le droit européen définit largement les marchandises bénéficiant de la libre circulation (A). Il
restreint rigoureusement les prérogatives étatiques qui pourraient y faire obstacle (B)

A. Les marchandises qui bénéficient de la libre circulation

Marchandises européennes et marchandises non-européennes.

En ce qu’il est un pilier de la construction européenne, la libre circulation des marchandises


reflètent l’adoption d’une union douanière pourvue d’un tarif extérieur commun et applicable à toutes
les marchandises venant d’un État-tiers. Ainsi, il y a une libre circulation pour les marchandises de
l’Union ET pour les marchandises des États-tiers.
 L’article 28 paragraphe 1er du TFUE, prévoit que l’union comprend une union douanière
qui « s’étend à l’ensemble des échanges de marchandises et qui comporte l’interdiction, entre
les États membres, des droits de douane à l’importation et à l’exportation et de toute taxe
d’effet équivalent, ainsi que l’adoption d’un tarif douanier commun dans leurs relations avec
les pays tiers ».
 Son second paragraphe précise que les dispositions relatives à la libre circulation s’étendent
« aux produits qui sont originaires des États membres, ainsi qu’aux produits en provenance
de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les États membres ».
Le concept de bien en « libre pratique dans un État membre » est défini à l’article 29. Il vise « les
produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d’importation ont été accomplies et
les droits de douane et taxes d’effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet État membre, et qui
n’ont pas bénéficié d’une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes ».

En somme, une fois la marchandise extérieure (chinoise, américaine, argentine, ou autre)


régulièrement entrée en Europe (à Hambourg, à Rotterdam, au Havre ou ailleurs), elle pourra ensuite
être distribuée et vendue dans tous les États membres « comme si » elle était d’origine européenne.
Mais les droits et taxes applicables, et notamment les droits de douane communs, doivent avoir é té
effectivement acquittés, afin d’éviter, entre autres, une éventuelle tentation nationale d’avantager les
ports et les structures logistiques locaux en accordant un traitement de faveur aux marchandises qui les
empruntent.
 Il reste que cette précaution n’a guère ralenti la course effrénée aux installations portuaires, au
profit de leur gigantisme et en brisant les coûts à tout prix, et à telle enseigne qu’il est devenu
moins coûteux de débarquer une marchandise en Europe de l’Ouest que dans un « État du Sud
».

Les marchandises hors libre circulation.

CJCE, 1968, Commission c/ Italie : le juge donne une définition du terme de marchandise. Ce sont
des produits appréciables en argent et susceptible d’être l’objet de transactions commerciales

C’est vers l’article 36 qu’il faut donc se tourner pour trouver des protections à la disposition
des États. Depuis l’origine, en effet, le droit européen a prévu une série d’exceptions à l’obligation
d’accepter l’entrée sur son territoire de marchandises en provenance d ’un autre État membre.
 Dans cette logique, l’article 36 du TFUE autorise les restrictions commerciales qui seraient «
justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de

99
protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des
végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou
archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale ». Le texte précise,
et la Commission y veille, que de telles mesures restrictives « ne doivent constituer ni un
moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les
États membres » ; il ne faudrait pas tirer prétexte d’arguments de santé, sécurité ou de moralité
publique pour déguiser des politiques protectionnistes.

Mais sous cette réserve, l’exception du droit européen a fait l’objet d’une interprétation
extensive. Ce qu’on appelle aujourd’hui le « principe de précaution », en effet, s’est d’abord affirmé
comme une modalité d’application de l’exception de santé publique au libre commerce ; avant de
s’étendre ailleurs. Dans le contexte de la crise de la « vache folle », au moment où le risque de
transmission aux êtres humains par la consommation de viande contaminée n’était pas encore établi
suivant les critères scientifiques usuels, mais en considérant l’extrême gravité de la maladie lorsqu’elle
était contractée par l’homme, il a été revendiqué le droit de refuser la circulation du bœuf britannique,
particulièrement exposé à la maladie.
 Voici le raisonnement : si le risque n’étant pas avéré, il apparaît que les conséquences de son
éventuelle réalisation seraient d’une extrême gravité, alors il y a lieu de faire comme si le
risque était établi, à titre de précaution.

L’extension de cette conception hors de son domaine d’origine a été critiquée ; mais sur le
plan commercial, l’Union européenne a effectivement accepté que la précaution justifie des
restrictions à la circulation de certaines marchandises. Sur ce point, il est d’usage d’opposer le
cadre européen, qui reconnaîtrait le principe de précaution, au cadre international de l’OMC, qui aurait
refusé de l’admettre en tant que tel (même si sa logique n’est pas entièrement écartée). Cette
opposition, appelle deux considérations :
- D’une part, elle montre que les solutions restrictives européennes perdent en efficacité sans
coopération internationale. En effet, sur la durée, une appréciation contradictoire de la
précaution conduirait à des situations absurdes : elle obligerait un État membre, la France par
exemple, à accepter en provenance d’un tiers, comme les États-Unis, tel produit incorporant
une composante dangereuse dont elle pourrait pourtant empêcher l’importation par précaution
si elle venait, par exemple, d’Allemagne (sans compter le risque de contournements)
- D’autre part, elle illustre le fait que « sortir de l’Europe », c’est simplement changer les règles
applicables, dans un sens qui n’est pas toujours celui qu’on croit. Ainsi, pour un Royaume-Uni
supposé sorti de l’Union, il serait plus facile d’exporter vers la France des produits dangereux
au titre de l’OMC, qui ne souffre pas la précaution, qu’au titre du droit de l’Union européenne,
qui en englobe les contraintes. Ce constat tendrait à appuyer l’analyse des conservateurs
britanniques qui ont recherché le Brexit pour établir un régime moins interventionniste et plus
libéral. Or, si l’Accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et Euratom,
d’une part, et le Royaume-Uni, d’autre part, conclu le 24 décembre 2020, réalise effectivement
le projet de zone de libre-échange défendu par le Royaume-Uni, son article 356 § 2 rétablit
dans les relations bilatérales l’approche de précaution, dans une approche floue «
conformément à la stratégie de précaution, s’il existe des motifs raisonnables de penser que
l’environnement ou la santé pourraient subir des dommages graves ou irréversibles,
l’absence de certitude scientifique absolue ne saurait servir de prétexte pour empêcher l’une
des Parties d’adopter des mesures appropriées pour prévenir ces dommages ».

Les marchandises illégales : de quel droit ?

CJCE, 1979, Rexe-Zentral AG c/ Bundesmonopolverwaltung fur Branntwein : la CJCE pose le


principe fondamental de la libre circulation des marchandises : le principe de la loi d’État d’origine.
Ainsi, selon la cour, lorsqu’aucune dispositions européennes ne vient règlementer une marchandise,
alors c’est la loi nationale qui s’applique  Elle ne peut faire l’objet de dispositions du pays vers
laquelle la marchandise est exportée.

100
Le fondement juridique est l’interdiction des mesures d’effet équivalent à des restrictions
quantitatives à l’importation, prévue à l’article 35 du TFUE. Formellement, c’est un principe relatif
aux rapports entre ordres juridiques nationaux qui est « découvert » par le juge européen : à défaut de
règles européennes relatives à la marchandise en cause, la loi qui définit les propriétés
nécessaires à sa commercialisation est uniquement la loi du lieu d’où elle est originaire, les règles
de l’État où elle est vendue ne pourront donc pas faire obstacle à sa mise en vente. Mais
substantiellement, cette jurisprudence est une pression très forte à l’endroit de l’harmonisation par le
droit européen des caractéristiques que doivent avoir les différentes marchandises afin d’être mises en
circulation. L’État, en effet, est placé face au choix suivant :
- Soit il essaie d’éviter l’adoption d’un texte européen d’harmonisation afin de maintenir ses
conceptions relatives à un certain produit, et il peut alors laisser ses producteurs suivre les
pratiques qu’il a lui-même admises, mais ces mêmes conceptions ne seront pas opposables aux
marchandises en provenance d’un autre État européen, régies par la loi de l’État d’origine ; ce
qui revient à favoriser la production basée sur la législation de l’État le moins exigeant.
- Soit il admet le principe de l’harmonisation européenne des règles applicables à chaque
produit, il expose alors ses producteurs à devoir adapter leurs pratiques aux nouvelles règles
communes, mais il évite la concurrence de marchandises produites suivant un standard moins
rigoureux.

Le calcul, et la pression de la Commission conduisent les États à privilégier l’harmonisation.


Parce que la question se pose en ces termes, l’harmonisation confronte des intérêts parfois
antagonistes d’États ayant adopté des normes de production différentes et, derrière eux, de producteurs
habitués à ces différents systèmes. Choisir l’un plutôt que l’autre peut donner un avantage compétitif
important à un État ou à un ou plusieurs opérateurs, ce qui, en l’état du processus décisionnel, donne
lieu à des concessions réciproques des États et à des campagnes de promotion industrielle perçues
alors comme des « marchandages » et du « lobbying » opaques et soustraits aux protections
démocratiques.

Il reste que l’arrêt cassis de Dijon n’a pas entièrement annihilé la possibilité d’adopter des
réglementations nationales restrictives, à condition qu’elles répondent à des « exigences impératives »
d’intérêt général, et notamment à ce qu’il plaît d’appeler depuis quelque temps la « protection des
consommateurs ». Sur cette base, une casuistique complexe vient autoriser des mesures destinées à
protéger l’environnement, des biens culturels (livres, films, presse, etc.), voire des produits
pharmaceutiques, en veillant toutefois au caractère non discriminatoire et strictement nécessaire de
la mesure au regard de l’objectif poursuivi (c’est ce qu’on nomme le « contrôle de proportionnalité »
dans la tradition administrativiste française).

B. L’interdiction des restrictions à la circulation des marchandises

La liberté internationale de circulation est, en droit, la somme des restrictions de la faculté


étatique de réguler l’entrée et la sortie des marchandises de son territoire. L’objectif du droit
européen est d’éliminer les limitations au libre commerce, ce qui couvre également tout ce qui
pourrait avoir un résultat « équivalent ».

Interdiction des droits de douane et des taxes « d’effet équivalent ».

L’article 36 du TFUE, interdit les droits de douane quel que soit leur objet : la sortie des
marchandises (garantie d’approvisionnement du marché local, afin d’éviter la pénurie) ou leur entrée
(l’utilisation contemporaine, dite « protectionniste », des droits de douane). Mais il étend sa
proscription aux prélèvements obligatoires qui, tout en n’ayant pas pour objet la perception d’une
somme d’argent attachée au seul franchissement de la ligne douanière (droits de douane), auraient bien
pour effet de rendre ce même franchissement plus coûteux. L’interdiction doit alors permettre de
dénicher les taxes qui, sous un objet apparent différent, auraient l’effet de « faire payer » le passage de
la ligne douanière.

101
CJCE, 1969, Commission c/ Italie : selon le juge européen, le traité a voulu prévenir de toutes les
failles possibles dans la mise en œuvre de l’interdiction, pour éviter des impôts fondés sur le passage
de la frontière. Ainsi, toute charge pécuniaires relatives à l’effet de passer la frontière est interdite et
sanctionnée.
 Seules des charges réellement non obligatoires (un service rendu par exemple) peuvent
échapper à cette interdiction.

Interdiction des restrictions quantitatives et des mesures d ’effet équivalent.

Les articles 34 et 35 du TFUE reprennent l’interdiction originaire des quotas à


l’importation ou à l’exportation, et des mesures aboutissant à un résultat équivalent.
 L’article 34 proscrit les «restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes mesures
d’effet équivalent» entre les membres
 Article 35 les mêmes mesures dirigées contre l’exportation. Cette interdiction, est le
fondement du principe qui désigne la loi du pays d ’origine pour fixer les conditions de
conformité d’une marchandise, en l’absence de réglementation européenne commune . Mais le
concept de « mesure d’effet équivalent » à une restriction quantitative a une portée plus large
que la simple exclusion des mesures tendant à interdire certaines marchandises, telles les
liqueurs de fruit à faible taux d’alcool de l’affaire Cassis de Dijon.

CJCE, 1974, Procureur du roi c/ Benoit et Gaston Dassonville: ces dispositions exluent toutes les
mesures destinées à instaurer un traitement différenciée relatifs aux marchandises exportées ou
importées.

Dans cette logique, toute mesure étatique pouvant affecter le commerce entre membres
est susceptible d’être censurée en tant que mesure d’effet équivalent, même si elle ne fixe ni
quota ni obstacle juridique à l’importation.
 Exemple, CJCE, 1982, Commission c/ Irlande : l’Irlande a été condamnée en manquement du
fait d’une politique en faveur de la production locale, sur le fondement du principe d’effet équivalent,
en ce que cette faveur altère le cours du commerce intra-communautaire.

Interdiction des impositions intérieures différenciées.

Il est banal que le souverain fiscal fixe des impositions différenciées pour des biens différents,
et on comprend que la fiscalité attachée à l’achat des biens de première nécessité et des produits
pharmaceutiques soit déterminée sur la base de considérations assez éloignées de celles qui vont
guider la politique fiscale attachée à la consommation de tabac ou d’alcool. Que les seconds soient
imposés davantage que les premiers se comprend. Or, le droit de faire varier la fiscalité en fonction du
bien concerné pourrait s’accompagner de la tentation d’user de ce pouvoir pour favoriser la
consommation de biens produits dans l’État d’imposition au détriment des marchandises des autres
États.
 L’article 110 du TFUE entend la neutraliser: « Aucun État membre ne frappe directement ou
indirectement les produits des autres États membres d’impositions intérieures, de quelque
nature qu’elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les
produits nationaux similaires ».
Cette règle complète le contrôle européen de l’outil fiscal national : l’article 36 s’applique aux
taxes perçues au titre du franchissement de la ligne douanière ; l’article 110 vise les impositions
d’ordre intérieur assises directement sur la vente de marchandises, ou l’affectant indirectement (par la
taxation du transport, par exemple). Sur le plan des principes, on pourrait considérer que cette règle
pourrait être absorbée par l’interdiction des mesures d’effet équivalent aux restrictions quantitatives
telle qu’elle est extensivement interprétée par la jurisprudence Dassonville. Mais l’article 110 établit
également un critère, précieux et repris du GATT, pour distinguer la différenciation fiscale légitime et
la restriction déguisée au commerce : l’interdiction de taux applicables aux produits nationaux «
similaires ».Ce critère appelle deux observations :

102
- D’une part, les taux fixés par le législateur concernent le plus souvent des catégories de
marchandises, et non des provenances. Il appartient donc à la Commission et au juge de
vérifier que derrière la diversité des catégories, l’on ne trouve pas des origines différentes.
- D’autre part, et une fois établi que telle catégorie fiscale correspond à des marchandises
importées, encore faut-il démontrer que les productions locales «similaires» ont été
avantagées. Or, le concept de similarité est très complexe : il suppose une appréciation
économique subtile destinée à déterminer les contours de chaque marché puis, en son
intérieur, à vérifier si les produits taxés différemment sont interchangeables, à telle enseigne
que le consommateur pourrait effectivement être amené à substituer le produit local moins
taxé au produit d’importation. La « similarité » étant parfois incertaine, et variable suivant les
périmètres de marché retenu, le paragraphe 2 précise un élément d’assouplissement de
l’appréciation, le caractère « protecteur » du régime : « En outre, aucun État membre ne
frappe les produits des autres États membres d’impositions intérieures de nature à protéger
indirectement d’autres productions ». En pratique, le juge européen l’a utilisé pour
considérer que dès que les marchandises sont en « concurrence », toute mesure tendant à
protéger celles qui sont produites localement est à exclure.

CJCE, 1987, Commission c/ Belgique : il y avait un débat sur la similarité de la bière et du vin,
sachant que ces derniers en Belgique avaient des taxes d’imposition différenciés. Le juge s’aligne avec
la position de la Commission, qui indiquait qu’une bonne bière pouvait avoir un prix équivalent avec
un vin blanc léger : ils sont donc en concurrence, et ils devraient avoir un taux d’imposition semblable.
Pour autant, les juges posent un assouplissement : il faut que le taux d’imposition soit relativement
manifeste lorsque deux produits sont dans le même secteur d’activité pour pouvoir prétendre à une
protection potentielle d’une marchandise.

§ 2. La libre circulation des personnes

La libre circulation des personnes n’a pas réussi à s’affranchir entièrement de sa dimension
économique (A). Le statut du travailleur européen est cependant protecteur, tout particulièrement dans
sa dimension professionnelle (B).

A- Le champ d’application de la libre circulation des personnes : une liberté


économique

Le bénéfice de la libre circulation au sein de l’UE au-delà d’une durée de séjour de trois mois,
est subordonné à deux conditions cumulatives : l’une civile, l’autre économique. En vertu de la
première, la personne doit avoir la qualité de ressortissant d’un État membre, ou lui être rattachée par
un lien familial (1) ; la seconde subordonne le séjour à l’accomplissement d’une fonction économique
ou, à défaut, à une certaine position sociale vérifiée par un critère « censitaire » (2).

1) La condition civile : du lien de nationalité aux liens familiaux

La première condition de la libre circulation est le bénéfice de la qualité de « citoyen


européen », elle-même subordonnée au bénéfice de la nationalité d’un des États membres. Sur ce
point, le droit européen renvoie pour l’essentiel aux conditions d’octroi de la nationalité prévues par
chaque législation interne : il faut et il suffit qu’une personne bénéficie de la qualité de ressortissant
d’un État membre en vertu de la législation de ce dernier, pour qu’il accède au bénéfice des garanties
européennes de libre circulation et libre établissement.
 Cette condition est suffisante, et le bénéfice concurrent de la nationalité d’un État tiers est
indifférent. La question de principe avait été posée dans l’affaire Micheletti (CJCE, 7 juill.
1992, n° C-369/90, Mario Vicente Micheletti)

103
Si le lien de nationalité est individuel, la liberté de circulation se trouve étendue par la
considération collective des liens familiaux. Sur ce point, la directive 2004/38 du 29 avril 2004 a
retenu une approche assez libérale qui permet d’étendre le bénéfice de la libre circulation à
l’ensemble des membres de la famille du ressortissant européen, quand bien même seraient-ils
eux-mêmes ressortissants d’un État tiers. La notion de famille est entendue au sens large.
 Plus délicate est la question de l’extension des droits du « conjoint » aux « partenariats
enregistrés », formule utilisée par la directive pour englober les liens qui résultent
d’institutions juridiques comparables au pacte de solidarité (PACS) du droit français. Si la
directive de 2004 paraît étendre le bénéfice de la liberté de circulation au partenaire enregistré
d’un citoyen de l’UE, il en subordonne en réalité l’opposabilité aux autres États membres à la
reconnaissance de l’institution dans la législation interne de ces derniers. Or, force est de
constater que sur ce point, des difficultés nombreuses et anachroniques subsistent dans
plusieurs États.

2) La condition économique : ne pas être une « charge »

Les personnes viennent après les marchandises dans l’ordre du marché unique (art. 26 §
2 TFUE). il est, en droit, plus facile de repousser un être humain étranger qu’une marchandise
extérieure. Ce résultat est le fruit de la confrontation de deux logiques différentes, simultanément
inscrites dans les traités.
- À la suite des projets concédés en contrepartie du plan Marshall, le traité fondateur de la
Communauté économique européenne avait organisé l’instauration progressive d’une liberté
de circulation de nature purement économique, accessoire de la libéralisation prévue : la
circulation des travailleurs. Cette conception limitative, qui garantit l’opérateur économique
européen, pas le citoyen, a été maintenue en vigueur, et est toujours applicable. L’article 45
du TFUE, en effet, pose en son paragraphe 1er que « la libre circulation des travailleurs
est assurée à l’intérieur de l’Union », puis précise au paragraphe 3 qu’« elle comporte le
droit, sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité
publique et de santé publique : - de répondre à des emplois effectivement offerts, - de se
déplacer à cet effet librement sur le territoire des États membres, - de séjourner dans un des
États membres afin d’y exercer un emploi conformément aux dispositions législatives,
réglementaires et administratives régissant l’emploi des travailleurs nationaux, - de
demeurer, dans des conditions qui feront l’objet de règlements établis par la Commission, sur
le territoire d’un État membre, après y avoir occupé un emploi ».
- À côté de cette logique économique, une deuxième conception a vu le jour à la suite du traité
de Maastricht avec la « citoyenneté européenne », assortie de prérogatives électorales,
impliquant un droit de séjour détaché de considérations économiques. Et l’article 21 § 1 du
TFUE a consacré cette deuxième conception : « Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler
et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et
conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application ». La
Cour de Luxembourg a reconnu l’effet direct de cette disposition (CJCE, 17 sept. 2002, n° C-
413/99, Baumbast).

Ces deux conceptions sont évidemment incompatibles. La seconde, postérieure, avait pu


s’affirmer dans la pratique postérieure au traité de Maastricht jusqu’à l’adoption de la directive
2004/38 du 29 avril 2004 qui marque en son article 7 un recul historique, et un retour à la
conception économique originaire, adoptée par la directive 90/364/CEE du 28 juin 1990, antérieure au
traité de Maastricht. L’article 21 du TFUE, en effet, avait « réservé » les « limitations » et « conditions
» prévues par les traités et leurs actes de mises en œuvre, ce qui ouvrait la voie à la directive restrictive
de 2004, prise en application du texte limitatif de l’article 45 TFUE. Or, la directive de 2004 distingue
deux cas. Le premier est celui du séjour d’une durée maximale de trois mois, qui relève en quelque
sorte de la « visite » d’un autre État européen, et qui est à la fois inconditionnel et dispensé
d’autorisation administrative (visa). Le second cas concerne le séjour de plus de trois mois, et celui-ci
n’est plus inconditionnel. Certes la notion de libre circulation du « travailleur » se trouve élargie

104
puisque la recherche (effective) d’emploi et le parcours estudiantin (considéré comme une préparation
à l’emploi) entrent dans le champ de la liberté de mouvement. Mais, si le séjour prolongé ne peut se
rattacher ni au travail effectué ni au travail à venir, alors le citoyen européen résident plus de trois
mois à l’étranger pourra subir une procédure d’éloignement forcé (avec ordre de quitter le territoire et,
le cas échéant, mise en rétention administrative puis reconduite à la frontière, suivant les procédures
nationales applicables) du moment où il ne peut pas établir qu’il dispose de « ressources suffisantes
afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil » et
« d’une assurance maladie complète dans l’État d’accueil » (art. 7 § 1 litt. b de la directive). C’est
d’un critère économique que dépend le droit au séjour européen ; le fait de considérer, que le crit ère
économique ne serait qu’une condition d’exercice des droits du citoyen européen au séjour, puis au
vote dans son pays d’accueil, n’y change rien, puisque la condition censitaire des droits du citoyen
européen est précisément la caractéristique d’une « citoyenneté » économique. Et c’est bien un
système « censitaire » qui est mis en place pour jouir de la citoyenneté européenne, le census dont on
doit disposer pour en bénéficier étant évalué en France, en 2019, dans une fourchette de 559,74 euros
de ressources mensuelles pour une personne seule de moins de 65 ans à 1 567,29 euros pour un
couple avec quatre enfants. À moins, l’Européen n’a pas le droit de rester plus de trois mois. La
fragilisation du droit au séjour de l’étranger européen est telle que, selon l’« analyse » du Conseil
d’État, suivant un raisonnement juridique révélateur des dispositions du principal conseiller de l’État
français, l’administration aurait le droit d’éloigner un étranger parce qu’il est européen, dans un cas où
elle n’aurait pas le droit de le faire s’il ne l’était pas : l’Européen n’a pas un droit au séjour plus étendu
que les autres, mais « simplement » un droit défini différemment (CE, 22 juin 2012, n° 347545).

C’est ainsi qu’on a vu, en France, reconduire massivement à la frontière des ressortissants de
l’État roumain, membre de l’UE, d’origine Rom, sans ressources suffisantes ni travail, ciblés en
fonction de leur origine au prétexte de la directive de 2004. Et c’est à l’abri de ce même texte que la
Belgique ouvre ses portes aux riches français la fiscalité douce, tout en notifiant des ordres de quitter
le territoire à leurs compatriotes impécunieux. Certes ces « utilisations » du droit de l’UE ne lui sont
pas imputables, mais c’est bien un acte européen qui les a permises, et il est en vigueur.

B. Le statut de la personne en libre circulation : un étranger presque comme les autres

L’assimilation juridique des ressortissants européens aux nationaux, imaginée d’abord


dans les projets européens, a cédé la place à une simple non-discrimination en matière
économique. Hors de son État national, le citoyen de l’Union se retrouve désormais dans la situation
d’un étranger presque comme les autres.

Si le traité de Maastricht lui a conféré des droits « politiques » liés au concept de


citoyenneté européenne, le statut du ressortissant européen reste attaché, pour l’essentiel, à son
activité économique. Le principe de non-discrimination posé à l’article 18 du TFUE est à
cet égard en trompe-l’œil, car il est limité au « domaine d’application des traités », c’est-à-
dire, pour l’essentiel, à la matière économique, et soumis au jeu des clauses spéciales
contraires ; formulée sous les apparences politiques d’un principe, la non-discrimination entre
ressortissants européens reste donc, en droit, l’exception. Corollaire de la libre circulation des
travailleurs, l’égalité face à l’accès et aux conditions de travail est la valeur essentielle, posée
à l’article 45 § 2 du TFUE. Ainsi, de la suppression des restrictions à l’embauche à l’égalité
salariale, du droit à la formation professionnelle à l’exercice des libertés syndicales, les
ressortissants européens sont égaux devant la réglementation locale du travail – mais les
règlementations nationales ne sont pas égales entre elles, ce qui conduit à des traitements
différenciés entre travailleurs affectés dans un même pays à un même chantier. L’effectivité
du principe de non-discrimination dans le domaine du travail reste subordonné e à une certaine
coordination entre les régimes de protection sociale et de retraite des différents États. Sur ce
point, la solution pragmatique qui s’est imposée a consisté à laisser aux États l’essentiel de la
maîtrise des choix politiques en matière de retraite et de prestations sociales, tout en facilitant
la « portabilité » des droits acquis au titre des différents régimes locaux.

105
Mais même dans sa dimension économique attachée à la libre circulation des travailleurs, la
non-discrimination connaît une limite très substantielle, formulée à l’article 45 § 4 du TFUE qui
soustrait à la liberté de circulation les « emplois dans l’administration publique ». Plus encore que
leur quantité, c’est l’importance sociale et symbolique des emplois concernés qui maintient la barrière
entre les ressortissants européens : l’étranger européen reste à l’écart du pouvoir territorial – il est
soumis à ce pouvoir, mais son exercice lui est défendu.
 Le concept d’« administration publique », cependant, ne correspond pas à la notion extensive
que retiennent certains droits nationaux, dont le droit français. Mais faute d’avoir été défini
dans les traités, c’est par la voie prétorienne qu’une conception commune applicable à tous les
États européens a été progressivement élaborée, afin d’éviter que les définitions locales ne
vident le principe de sa portée (CJCE, 1986, 307/84, Commission c/France). Selon le juge
européen, l’État peut réserver à ses nationaux les « emplois qui comportent une participation,
directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet
la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques » (CJCE,
1980, Commission c/Belgique). Même ainsi précisée, la conception européenne laisse une
marge d’appréciation significative aux États.
 En droit français, la transposition de la conception européenne a été mise en œuvre par la loi
du 26 juillet 2005 qui a modifié la loi Le Pors de 1983. Elle pose le principe de l’accès à la
fonction publique des ressortissants des États membres des Communautés et de l’EEE, tout en
les excluant des « emplois dont les attributions soit ne sont pas séparables de l’exercice de la
souveraineté, soit comportent une participation directe ou indirecte à l’exercice de
prérogatives de puissance publique de l’État ou des autres collectivités publiques ». On voit
que les termes du texte n’offrent pas plus de garanties que la formule souple du juge, mais en
l’état de son interprétation les emplois réservés aux nationaux sont réellement les emplois
stratégiques, et tout particulièrement ceux qui sont associés à l’exercice des prérogatives dites
« régaliennes » de l’État : justice, police, armée, affaires extérieures.

Même lorsque l’étranger européen jouit de la liberté de circulation dans les conditions prévues
par les traités et par la directive de 2004, l’État peut limiter le bé néfice de la liberté de
circulation (art. 45 § 3 TFUE) et de la liberté d’établissement (art. 52 TFUE) pour «des raisons
d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique ».
Cette exception permet de soumettre les citoyens européens aux procédures d’expulsion
applicables aux étrangers en situation régulière qui constituent une menace pour l’ordre public. Sur ce
point, la Cour de justice est venue encadrer le recours à la notion d’ordre public, exigeant une
appréciation complète de la situation de l’intéressé afin d’établir la réalité et la gravité de la menace :
elle suppose un trouble à l’ordre social, et une menace réelle suffisamment grave, affectant un intérêt
fondamental de la société. (CJCE, 27 1977, Regina c/Pierre Bouchereau). Il ne suffit donc pas de se
référer à la commission d’une infraction pénale pour justifier l’expulsion, et l’intéressé doit pouvoir
introduire des recours contre la décision d’éloignement. Le droit européen est venu apporter des
garanties dans un domaine où le contrôle de l’action administrative est généralement très limité.
 En droit français, la traduction des exigences du droit européen a été la soumission des
Européens au régime général de l’expulsion pour « menace grave » pour l’ordre public (art.
L. 521-1 du CESEDA ; « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité
publique » est exigée après dix ans de séjour, art. L. 521-2 CESEDA), accompagnée d’un
rappel des exigences de la jurisprudence Bouchereau (art. L. 521-5 CESEDA : il faut que «
leur comportement personnel représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave
pour un intérêt fondamental de la société » et la décision doit être prise en tenant « compte de
l’ensemble des circonstances » relatives à la « situation » de la personne concernée.).

§3. Les autres libertés : circulation des services, établissement et capitaux

A. Libre circulation des services et liberté d’établissement

106
1) Le champ de la libre circulation des services et du libre
établissement

La liberté d’établissement et la libre circulation des services au sein du marché intérieur


sont complémentaires de la libre circulation des travailleurs en ce qu’elles complètent la
libéralisation du mouvement des opérateurs économiques dans l’espace européen.
 La libre circulation des travailleurs s’applique uniquement aux personnes physiques pour leur
activité salariée, entendue comme une activité exercée dans une situation de dépendance vis-à-
vis d’un employeur. Il s’agit d’un concept assez proche de celui qu’on trouve dans la
législation nationale du travail, à l’instar du droit français qui reconnaît le contrat de travail à
la situation de subordination dans laquelle se trouve le salarié.
 La liberté d’établissement et la libre circulation des services s’appliquent en revanche à des
opérateurs indépendants. Ces deux dernières libertés bénéficient à la fois aux personnes
physiques et aux personnes morales.

Si les régimes qui sont attachés à ces libertés sont spécifiques, le droit au séjour des personnes
physiques qui souhaitent bénéficier de la liberté de circulation des services et de la liberté
d’établissement reste gouverné par la directive européenne 2004/38 du 29 avril 2004, sachant que
l’objet économique du déplacement devrait réduire les risques qui y sont attachés. Quant à leur sortie
forcée du territoire, les limites au pouvoir d’expulsion posées par la jurisprudence Bouchereau sont
seules applicables.

La question de la rémunération est centrale pour le bénéfice des libertés européennes. (par
exemple, la CJCE précise que l’enseignement n’en fait pas parti). La jurisprudence cependant fait
preuve d’une approche souple du concept de rémunération afin d’inclure des services qui ne relevaient
pas de la logique marchande. Ainsi, ont été soumises à la libre circulation des services des prestations
hospitalières financées par un tiers payant sur une base décorrélée de la valeur réelle de la prestation
(CJCE, 2001)

La distinction entre la libre circulation des services et la libre circulation des travailleurs peut
parfois soulever des difficultés, notamment lorsque des travailleurs salariés participent à une prestation
de service offerte à l’étranger par leur employeur. Sous réserve du statut provisoire du travailleur
détaché, le travailleur se trouve alors soumis à la législation locale où il effectue son travail. Dans
ce domaine, une vigilance particulière est nécessaire pour éviter l’utilisation abusive du détachement,
sans compter la tentation de dissimuler la relation de travail derrière un faisceau de contrats de
services artificiels.

La distinction de la prestation de services et de l’établissement est subtile dans la mesure


où les deux opérations relèvent de l’activité économique à l’étranger. Le critère est le caractère
durable de l’établissement là où la prestation de services s’analyse en une opération ou une série
d’opérations ponctuelles. Ainsi, le libéral d’un État membre qui propose ses consultations dans un
autre État membre et qui s’y rend à cette fin de façon occasionnelle, ou régulière, exerce sa liberté de
prestation de services dans l’espace européen. En revanche, s’il y établit un cabinet avec une structure
locale permanente, il relève désormais de la liberté d’établissement. La distinction est difficile à mettre
en œuvre alors que les conséquences sont importantes. Les directives, en effet, qui ont adopté des
solutions spéciales pour les différentes professions encadrent de façon plus stricte l’établissement,
notamment au titre de l’affiliation à un ordre professionnel local.

2) La portée de la libre circulation des services et du libre


établissement

Le principe fondamental qui gouverne l’établissement et la circulation des services au sein de


l’Union européenne est la liberté, entendue comme l’absence d’entraves étatiques et la non-
discrimination dans l’accès à la profession et dans les conditions de son exercice.

107
 S’agissant des professions, le principe progressivement reconnu par les directives et la
jurisprudence est celui de la reconnaissance des diplômes, ce qui n’exclut pas la possibilité
d’un contrôle linguistique au regard des fonctions briguées, à condition qu’il ne soit pas utilisé
comme un moyen de rétablir une entrave à la libre circulation (CJCE, 1989, Groener contre
Minister for Education and the City of Dublin Vocational Educational Committee). La
libre circulation au titre de l’accès à la profession est applicable dès que la situation n’est pas
purement « interne ». Ainsi, un médecin de nationalité néerlandaise pourra se prévaloir de la
libre circulation européenne pour faire reconnaître aux Pays-Bas son diplôme obtenu en
Belgique (CJCE, 1981, Broekmeulen c/Huisarts Registratie Commissie).

La liberté d’établissement et la libre prestation des services connaissent la même limite que la
libre circulation des travailleurs : les emplois qui relèvent de l’administration publique. Il peut arriver
en effet qu’un emploi conférant des prérogatives de puissance publique soit exercé par des
professionnels indépendants. En principe, lorsque tel est le cas on considère que l’activité est
désormais privatisée et elle sort de l’administration publique, comme dans le cas des opérations de
gardiennage (CJCE, 2001, Commission c/Italie). Mais il peut arriver que des professions libérales
ne relevant pas de l’administration publique, comme la profession médicale ou celle d’avocat, se
voient investies exceptionnellement de fonctions de jugement, notamment en matière disciplinaire, qui
relèvent de la puissance publique. Dans une telle hypothèse, il n’est pas possible de refuser aux
Européens l’accès à la profession mais ils pourront être exclus de la fonction régalienne, comportant la
« participation directe et spécifique à l’exercice de l’autorité publique » (CJCE, 1974, Jean Reyners
c/Belgique).

La libre prestation de service est garantie par le droit européen dans les trois facettes de la « circulation
»:
- Lorsque le client se rend dans un autre État membre pour bénéficier du service
- Lorsque le prestataire se déplace dans un autre État membre pour réaliser sa prestation,
- Lorsque sans se déplacer le service est effectué à partir d’un autre État membre (consultation
juridique, d’ingénierie, etc.).
La « directive Bolkestein » 2006/123 du 12 décembre 2006, a renoncé à appliquer la « loi du
pays d’origine » à la prestation de service dans le cas où le prestataire se déplace à l’étranger. Si le
respect des règles de protection sociale de l’État du lieu de la prestation de service est certainement un
objectif légitime, il reste que la multiplication des solutions spéciales élaborées par les directives crée
une situation de complexité juridique peu favorable au bon fonctionnement du marché intérieur.
B. Libre circulation des capitaux

Paradoxalement la libre circulation des capitaux a une portée autonome surtout vis- à-vis de
l’extérieur du marché européen. L’article 63 du TFUE, en effet, interdit « toutes les restrictions aux
mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers ». Les
paiements suivent évidemment le même régime de liberté en vertu du § 2 de l’article 63. Or, si ce
texte offre aux États tiers une liberté d’investissement et de paiement en Europe, il n’ajoute pas de
solution particulière pour les mouvements intérieurs. Il reste que la garantie offerte aux pays tiers est
contrebalancée par la possibilité d’adopter des mesures de sauvegarde en cas de circonstances
exceptionnelles si les mouvements de capitaux avec les tiers soulèvent des « difficultés graves » pour
l’Union économique et monétaire (art. 66 TFUE). Mais à l’intérieur du marché européen, la
libéralisation des paiements courants avait déjà été réalisée par la jurisprudence, qui l’avait analysée
comme un corollaire de la libre circulation des marchandises et des services (CJCE, 1984, Graziana
Luisi et Giuseppe Carbone c/Ministero del Tesoro).

La libéralisation des marchés de capitaux a été organisée par la directive 88/361/CEE du 24


juin 1988. Mais l’essentiel du marché financier européen se trouve en pratique régi par la libre
prestation de service et la liberté d’établissement. Sur cette base, banquiers et assureurs peuvent offrir
leurs services financiers dans l’ensemble du marché européen, y compris si nécessaire en créant des
établissements dans les autres États membres. L’unicité du marché a entraîné la nécessité du

108
rapprochement des critères prudentiels et des mécanismes de contrôle afin de « protéger » le
consommateur. Sur ce terrain, la Banque centrale européenne joue un rôle difficile, et souvent critiqué.

SECTION 2 – L’organisation de la concurrence

Là où le courant idéologique dominant prétend que le « libre marché » n’aurait pas été inventé
et qu’il serait en quelque sorte « naturel », l’observation montre que les opérateurs économiques
tendent à s’entendre, à se répartir les marchés et à créer des situations monopolistiques, afin de se
constituer une rente. La création d’un marché concurrentiel est un objectif politique au service duquel
ont été mises des politiques réglementaires universelles, régionales (réglementation de la concurrence
dans le cadre de l’UE et des autres organisations régionales) et nationales (règles et autorités dites de
« régulation » françaises, américaines, japonaises etc.). Sous l’angle historique, la réglementation
internationale de la concurrence est la transposition de conceptions élaborées principalement aux
États-Unis d’Amérique à la fin du XIXème siècle (Sherman Act de 1890) et au début du vingtième
(Clayton Act de 1914, les lois antitrust.)

Le droit européen de la concurrence est un élément d’un ensemble plus vaste destiné à
instaurer un marché concurrentiel. Il importe donc d’abord d’identifier son champ d’application propre
(§ 1), avant d’appréhender son contenu, partagé en deux séries de règles, celles qui gouvernent les
entreprises (§ 2) et celles qui s’appliquent aux États (§ 3).

§ 1. Le champ d’application du droit européen de la concurrence

La détermination du terrain réservé aux règles européennes créant la concurrence suppose de


tracer trois lignes principales. La première est destinée à isoler ce qui relève de la libre concurrence (et
que l’on nomme parfois le secteur concurrentiel) de ce qui doit lui être soustrait (en être préservé ?)
(A). La deuxième ligne tendrait à soustraire au droit européen certaines situations purement internes
qu’il serait expédient de laisser aux droits des seuls États membres, français, allemand, italien, etc.
(B). Une troisième ligne, enfin, devrait tracer la frontière extérieure du droit européen, afin de
déterminer les opérations qui peuvent être soumises au droit européen par opposition à celles qui
devraient être laissées aux seules règles extérieures, américaines, japonaises, canadiennes, etc. (C).

A. Délimitation matérielle : ce qui relève de la concurrence

Le concept principal élaboré pour distinguer ce qui relève du secteur concurrentiel de ce qui
n’en relève pas, mais aussi pour distinguer l’État des opérateurs économiques ordinaires est le concept
d’« entreprise ». L’idée fondamentale du droit européen est
- D’une part que toute entreprise européenne doit être soumise au droit de la concurrence
- D’autre part que le concept d’entreprise ne doit pas être laissé à un droit national pour faire
l’objet d’une « conception autonome » européenne. On mesure alors la portée fondamentale
de l’arrêt Höfner du 23 avril 1991 par lequel le juge européen a échafaudé une conception de
l’entreprise entièrement détachée des règles nationales. D’après le juge européen, toute
entité exerçant une activité économique constitue une entreprise quels que soient son
organisation juridique ou ses modes de financement (CJCE, 23 avr. 1991, Klaus Höfner
et Fritz Elser). La « force » de la définition tient à ce qu’elle n’exclut presque rien. La notion
d’activité économique étant pratiquement sans tradition et les autres éléments utilisés (statut
juridique et mode de financement) étant, précisément, indifférents.

L’indifférence de la forme juridique de l’entité ne veut pas dire seulement que l’entreprise
peut être le fait d’une personne physique ou d’une personne morale mais elle implique également
qu’une entité non commerciale peut être une entreprise. De ce point de vue, il en résulte en particulier
qu’une entreprise publique, peut être isolée par le droit européen de la concurrence en tant qu’activité
constitutive d’une entreprise. Une fois cette qualification opérée, l’activité sera soumise au droit

109
européen de la concurrence comme le rappelle l’article 106 du traité TFUE. Le droit européen
n’exigera pas sa privatisation en vertu du principe de « neutralité » posé à l’article 345 du TFUE,
mais il demandera que l’activité soit soumise à la concurrence et du coup gérée « comme » une
entreprise privée. Là réside une critique forte à l’évolution du droit européen auquel on reproche de
favoriser la privatisation des services publics, car quel serait le sens du maintien d’une propriété
publique d’un service qu’on est tenu de gérer comme une personne privée ?

L’indifférence du mode de financement de l’entité écarte d’abord la distinction entre les


sociétés commerciales et les autres organisations non gouvernementales. Mais, plus profondément, le
fait de livrer à la seule notion d’activité économique l’application du droit de la concurrence aurait
comme conséquence de faire disparaître le concept même de sécurité sociale tel qu’il existe dans
différents États membres, dont la France. Pour éviter cette conséquence, le juge européen a
partiellement écarté ses propres conceptions pour juger que les régimes obligatoires de sécurité
sociale qui mettent en œuvre une « solidarité nationale » et « dépourvu de tout but lucratif »
devaient être soustraits aux règles européennes de la concurrence (CJCE, 1993, Christian Poucet
et Daniel Pistre). À l’opposé, un système social confié à un fonds de pension actif sur les marchés des
capitaux, et dont les prestations sociales reversées aux assurés sont fonction de ses résultats financiers,
est entièrement soumis au droit de la concurrence (CJCE, 1999, Albany international BV). Il reste
qu’entre ces deux extrêmes (la sécurité sociale classique et la retraite par capitalisation gérée par un
fonds de pension), des formes intermédiaires peuvent exister pour lesquelles l’appréciation se révèle
incertaine. Ainsi on peut s’étonner que certains régimes de complémentaire vieillesse agricole se
trouvent assujettis au droit de la concurrence alors que le but lucratif est entièrement absent au profit
d’un système de solidarité, certes rural et pas national. Pour finir, l’extrême souplesse du concept
d’activité économique pourrait conduire aux portes de l’État, y compris dans sa fonction régalienne.
Après tout, de l’arbitrage au gardiennage et en passant par les sociétés militaires privées, justice,
police et armées peuvent être organisées, dans certains cas, sous une forme non étatique. Mais on
n’imagine certainement pas que le droit européen contraindrait l’État à accepter sur son territoire la
création d’armées ou de cours d’assises privées. Il en résulte que lorsque derrière l’activité
économique apparaît le souverain, par l’exercice de prérogatives de puissance publiques stricto sensu,
alors la concurrence doit céder le pas aux garanties de l’action publique. Il en va ainsi par exemple de
l’exercice de fonctions réglementaires confiées à certains opérateurs. Ici encore, entre les extrêmes
évidents du cœur de la souveraineté et du secteur marchand ordinaire, il existe une infinité de figures
intermédiaires pour lesquelles les solutions paraissent parfois des artefacts politiques.

B. Délimitation interne : où commence le droit européen de la concurrence ?

Les règles européennes de la concurrence posent en termes substantiellement équivalents une


même condition à leur application : les mesures considérées doivent être « susceptibles d’affecter le
commerce entre États membres » (art. 101 § 1, art. 102 et art. 107 § 1)

La logique de la disposition est claire : les opérations qui ne concernent pas les échanges
intra-européens ne relèvent pas du droit européen. Mais entre des situations extrêmes comme la
convergence des tarifs pratiqués par deux ramoneurs actifs dans le même canton rural d’une part, et le
partage du marché européen entre géants de l’électronique de l’autre, la réalité économique ordinaire
est si incertaine que la décision de la Commission devient très difficile à contrôler. C’est sa politique
juridique qui détermine le périmètre du droit européen, bien davantage qu’une donnée objective
économique. La jurisprudence, en effet, a retenu une définition extensive de la notion de mesure «
susceptible d’affecter » les échanges entre les membres. Dans l’affaire Cadillon, la Cour a jugé qu’un
accord remplissait cette condition si « sur la base d’un ensemble d’éléments objectifs de droit ou de
fait, permet d’envisager avec un degré de probabilité suffisant qu’il puisse exercer une influence
directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d’échange entre États membres dans un
sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d’un marché unique entre États » (CJCE, 1971,
SA Cadillon,).

110
Le concept d’« affectation » correspond à l’idée que les échanges suivraient un cours «
naturel », que la mesure anticoncurrentielle viendrait altérer. Comme l’illustre l’affaire Grundig,
l’opérateur économique plaiderait vainement que ses pratiques tendent à étendre le commerce entre
États membres plutôt qu’à le restreindre, car cela ne les « affecterait » pas moins (CJCE, 1966,
Établissements Consten SARL et Grundig Verkaufs GmbH). Mais si comme le rappelle l’arrêt
Grundig, cette condition « tend à déterminer (...) l’empire du droit communautaire par rapport à celui
des États », une mesure pourrait avoir une influence « indirecte » et « potentielle » entre membres,
alors même qu’elle viserait des entités économiques modestes. Il reste que le droit européen n’est
applicable que si l’affectation est « sensible », en ce sens qu’une mesure qui n’aurait qu’un effet «
insignifiant » échapperait au droit européen (CJCE, 1969, , Franz Völk). On voit que ce seuil est
d’appréciation incertaine. En pratique, la Commission détermine sa propre politique quant aux
opérations sur lesquelles elle entend exercer son contrôle, et se concentre sur les opérations qui lui
paraissent les plus importantes (règle dite de minimis), identifiées par des « Communications » de la
Commission. Mais celles-ci ne lient pas le juge national à qui il reviendra d’appliquer le droit
européen de la concurrence à toute opération dont les effets européens ne sont pas « insignifiants » (. Il
y a donc trois cercles, dans « l’empire » du droit européen par rapport au droit des États :
o Les mesures ayant une incidence potentielle insignifiante, laissées au seul droit national de la
concurrence
o Les mesures ayant une incidence sensible mais inférieure au seuil (de minimis) que se fixe la
Commission, laissées aux autorités nationales mais soumises au droit européen
o Les mesures qui atteignent le seuil d’action de la Commission, soumises à la fois au droit
européen et aux institutions européennes.

C. Délimitation externe : jusqu’où va le droit européen de la concurrence ?


La question du champ d’application du droit européen se pose de façon différente s’agissant
des règles applicables aux États et de celles qui régissent les entreprises. Pour les États, joue à plein
la règle internationale de l’effet relatif des traités. Il en résulte que seuls les membres de l’Union,
parties au traité posant la réglementation des aides d’État, sont régis par ces règles. Les États tiers ne
peuvent pas se voir en réclamer le respect. Ils seront en revanche bien entendu soumis, tout comme
l’Union européenne et ses membres, aux règles anti-dumping convenues au sein de l’OMC, pour ceux
qui en sont membres. Sur cette base, l’Union négocie avec les tiers concernés afin d’éviter que leurs
aides faussent la concurrence à l’intérieur du marché européen.

Toute différente est la situation des entreprises. Traditionnellement le droit de la concurrence


est considéré comme un ensemble réglementaire d’application territoriale. À défaut d’un territoire
européen au sens strict, le droit de l’Union européenne peut s’appliquer sur une base de type territorial
sur l’espace constitué par l’ensemble des territoires des États membres. La soumission d’une
entreprise aux règles européennes de la concurrence implique donc de rechercher un rattachement
entre celles-ci et l’espace « territorial européen ».

Pour les entreprises qui ont leur siège en Europe et procèdent à des échanges intra-européens,
le rattachement ne soulève pas de difficulté. La difficulté apparaît lorsque la Commission réclame le
respect du droit européen à l’endroit d’une entreprise n’ayant pas de siège sur le territoire des États
membres de l’Union européenne. Face à cette difficulté, la jurisprudence a d’abord accepté les
extensions voulues par la Commission en cherchant à localiser en Europe l’entreprise extérieure. Dans
une décision de 1972, la Cour de Luxembourg a considéré qu’une entreprise extérieure qui agissait sur
le marché européen en utilisant des filiales dépourvues d’autonomie constituait une unité économique
justifiant qu’on « perce le voile corporatif » et localise sur le territoire européen l’entreprise unique.
L’année suivante, dans une affaire Continental Can, la Cour de justice a estimé qu’une société, établie
hors de l’Union, commettait un abus de position dominante sur le territoire de l’Union lorsqu’elle
procédait à l’acquisition d’une société établie en Europe). Ici encore c’est par le truchement d’un siège
en Europe qu’est justifiée l’application de son droit mais, cette fois-ci, la localisation de la « victime
» de l’abus de position dominante suffit, alors que dans l’affaire ICI relative à l’interdiction des
ententes, il fallait démontrer l’absence d’autonomie de la filiale européenne ; ce qui peut se

111
révéler parfois difficile. Il reste que cette jurisprudence limitait l’emprise du droit européen sur les
sociétés établies à l’extérieur à des cas de figure limités. L’élaboration d’un principe général
applicable aux entreprises extérieures interviendra plus tard avec ce que l’on appelle « la doctrine des
effets ».

Dans l’arrêt Ahlströhm rendu en 1988 dans la célèbre affaire de la « pâte de bois », la Cour
de justice était confrontée à la situation topique d’une série d’entreprises, établies toutes au moment
des faits à l’extérieur de l’espace communautaire, qui s’étaient entendues pour coordonner leur
politique d’exportation sur le marché européen de la cellulose. Si on retient du droit européen de la
concurrence une logique de type « pénaliste », on peut comprendre que l’infraction ne soit pas
localisée uniquement sur le territoire de l’État où elle est préparée et éventuellement mise en œuvre
mais également sur le territoire où elle est subie. On sait que le droit belge incrimine la préparation et
l’envoi depuis Bruxelles d’une lettre empoisonnée à l’anthrax, mais on comprend également que le
droit pénal français est aussi applicable sur une base territoriale si la victime, destinataire de la lettre,
se trouve à Paris, quelle que soit d’ailleurs sa nationalité. Dans cette logique, la Cour de justice
localise sur le territoire européen l’entente dont les effets anti-concurrentiels s’y déploient. Du moment
où le comportement anti-concurrentiel vient affecter les échanges entre les États membres, le droit
européen est territorialement applicable même si les entreprises sont établies à l’extérieur, se sont
concertées à l’extérieur et n’ont aucune filiale en Europe. Si la jurisprudence « pâte de bois » consacre
ainsi une application extensive du droit européen, elle soulève immédiatement un défi procédural
évident :
 Si les sociétés visées ont leurs sièges à l’extérieur et, comme en l’espèce, ne font qu’exporter vers
l’Europe, il sera impossible de mener à bien la procédure sans le concours de l’État où elles sont
établies. Pour la signification des actes, pour la recherche des preuves et pour l’exécution des
sanctions, l’Union européenne devra rechercher la coopération des autorités étrangères. Inévitablement
alors, pour que ce concours des autres États soit obtenu, l’Union européenne devra accepter, que ce
soit sur la base d’accords permanents ou d’arrangements particuliers, de prêter son propre concours
aux autorités de la concurrence des États tiers enquêtant sur les entreprises européennes. La doctrine
des effets en somme, ou plutôt la conception de la territorialité qui en résulte, s’ouvre inévitablement
au jeu de la réciprocité.

§2. Les règles de concurrence applicables aux entreprises

Dans le chapitre du TFUE consacré aux « règles de concurrence », la première section


s’attache aux « règles applicables aux entreprises », en proscrivant les ententes anticoncurrentielles à
l’article 101 et l’abus de position dominante à l’article 102 ; les concentrations d’entreprise pouvant
constituer, suivant les cas, des ententes illicites, des abus de position dominantes, ou des pratiques
conformes au droit de la concurrence (A). Cette réglementation est administrée dans une logique,
empruntée à la responsabilité pénale, de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles (B).

A. Les pratiques interdites : ententes, abus de position dominante, concentrations

1) Les ententes anticoncurrentielles


Le droit européen n’interdit évidemment pas les accords entre opérateurs économiques, mais il
entend proscrire ceux qui tendraient à restreindre la concurrence. Suivant les termes de l’article 101 §
1 du TFUE, « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises,
toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles
d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de
restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur ».

Le concept d’« entente » ne coïncide pas avec la notion de contrat, même si l’outil contractuel
peut en être l’expression. Une décision adoptée par un groupement d’entreprises ou une simple «
pratique concertée » peuvent constituer des ententes. Or, l’importance des sanctions attachées aux

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ententes anticoncurrentielles peut s’accompagner assez naturellement de la volonté de les dissimuler.
La pratique concertée devient alors l’instrument privilégié de l’entente, ce qui soulève des enjeux
délicats s’agissant de la preuve, afin de déterminer, face à une convergence tarifaire, par exemple, si
elle est le résultat économique « naturel » du marché, ou le fruit d’une coordination entre les
opérateurs. Dans ce contexte, les autorités de la concurrence tendent à inciter à la coopération en
adoucissant les sanctions appliquées aux entreprises qui avoueraient la collusion en premier ; ce qui
n’est ni sans critique ni sans danger.

L’article 101 § 1 TFUE fournit une liste indicative d’ententes anticoncurrentielles :


- Fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d'autres conditions de
transaction,
- Limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les
investissements
- Répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement,
- Appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations
équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence
- Subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations
supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec
l’objet de ces contrats.

Les ententes sur les prix, le partage géographique des marchés, la fixation de quotas de
production constituent le type classique et évident de l’entente anticoncurrentielle, mais l’article 101
vise également des pratiques plus sophistiquées, comme la vente de prestations supplémentaires
injustifiées.

Dans l’appréciation du caractère anticoncurrentiel des ententes, un élément essentiel est la


distinction des ententes horizontales et verticales.
 L’article 1er du règlement 330/2010 définit la relation verticale par le fait que les
opérateurs se situent à un « niveau différent de la chaîne de production ou de
distribution ». L’idée est que les ententes horizontales mettent aux prises des opérateurs qui,
parce qu’ils sont au même niveau dans le circuit économique (tous fournisseurs de matières
premières, tous producteurs ou tous distributeurs, par exemple), ne sauraient en aucun cas se
soustraire à la concurrence
 À l’opposé, les ententes verticales pourraient justifier dans des cas particuliers quelques
restrictions à la concurrence. La jurisprudence, en particulier, a dû se prononcer sur les
pratiques fréquentes de distribution sélective, donnant lieu à des clauses limitatives de la
concurrence dans les contrats conclus avec les distributeurs (ou, suivant les cas, dans les
licences ou « franchises » accordées). Très tôt, la Cour a-t-elle admis que la distribution
sélective pouvait être compatible avec l’interdiction des ententes anticoncurrentielles « à
condition que le choix des revendeurs s’opère en fonction de critères objectifs de caractère
qualitatif, relatifs à la qualification professionnelle du revendeur, de son personnel et de ses
installations, [et] que ces conditions soient fixées d’une manière uniforme à l’égard de tous
les revendeurs potentiels et appliquées de façon non discriminatoire » (CJCE, 1977,). Mais
pour que la restriction soit acceptée, encore faut-il que « les propriétés du produit en cause
nécessitent, pour en préserver la qualité et en assurer le bon usage, un tel réseau de
distribution et, enfin, que les critères définis n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire »
(CJCE, 2011). L’idée générale est que la concurrence et les consommateurs peuvent
bénéficier eux-mêmes de la distribution sélective, ce qui peut tenir à des considérations
techniques, sans toutefois exclure la prise en compte d’éléments liés davantage à l’image
(CJCE,1980). Il en résulte que, sous réserve de l’appréciation de la proportionnalité, l’objectif
de préservation de l’« image de luxe » peut justifier un système de distribution sélective
s’accompagnant de l’interdiction faite aux distributeurs de revendre ouvertement les produits
par des sites internet généralistes.

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Si ces accords sont déclarés « nuls de plein droit » (101 § 2), les ententes qui entreraient dans
le champ de l’article 101 § 1 peuvent néanmoins faire l’objet d’exemptions pour tenir compte de ce
que les pratiques restrictives en question « contribuent à améliorer la production ou la distribution
des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs
une partie équitable du profit qui en résulte, et sans :
- Imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour
atteindre ces objectifs,
- Donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause,
d’éliminer la concurrence (101 § 3).
L’application de ces exemptions a donné lieu à une pratique d’une grande complexité, attachée
à identifier des catégories d’accords exemptés, auxquelles s’ajoutaient des gradations de clauses
classées suivant leur degré d’acceptabilité. Face au sentiment d’insécurité pouvant résulter de
l’extrême technicité des solutions envisagées, la Commission européenne a entrepris un effort
progressif tendant à la « simplification » du système des exemptions.

En l’état actuel, qu’il est difficile de dire simple, les entreprises ne doivent pas soumettre des
projets d’accords au contrôle préalable de la Commission. Il leur appartient d’évaluer leurs propres
projets par référence aux indications générales fournies par l’article 101 § 3 du TFUE, la
jurisprudence et la Commission. Mais si l’appréciation de l’entreprise est contestée, et si l’entente est
bien proscrite par l’article 101 § 1 du TFUE, il appartiendra alors à l’entreprise d’apporter la preuve
du bénéfice de l’exception de l’article 101 § 3. C’est à une appréciation fortement empreinte de
considérations économiques qu’il faudra se livrer afin de démontrer que la restriction à la concurrence
est contrebalancée par ses effets bénéfiques. Dans cette appréciation, la doctrine élaborée par la
Commission devrait réduire les incertitudes, mais en retrouvant la complexité qu’il fallait contenir.
 Pour le domaine, essentiel, des accords verticaux, le règlement 330/2010 du 20 avril 2010 a
procédé à l’identification en termes généraux, d’une extrême technicité, de catégories
d’accords et de clauses compatibles avec le droit européen. En d’autres termes, exemptions ad
hoc sur le fondement général de la clause de l’article 101 § 3 et exemptions catégorielles
basées sur le règlement 330/2010 devraient être cumulativement applicables, ce qui, pour être
dans le sens de la protection des intérêts des entreprises, ne renforce pas la prévisibilité des
solutions.

2) Les abus de position dominante

L’article 102 du TFUE interdit « le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon
abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci ».

Ce n’est pas la position dominante, son acquisition ou sa conservation, qui est interdite, mais
son exploitation abusive. Or, ni l’une ni l’autre ne sont définies par le TFUE
 S’agissant du premier concept, on peut noter d’emblée que ce n’est pas le « monopole » qui est
visé, mais la « position dominante ». C’est la situation de force de l’opérateur auquel on reproche
l’abus qu’il s’agit d’établir. Le critère déterminant est alors lié au concept de concurrence lui-même :
est en position dominante celui qui n’est pas exposé au jeu, supposé « naturel », de la concurrence.La
preuve de la position dominante suppose ainsi la détermination de deux situations économiques
spécifiques : l’identification du marché pertinent et l’indépendance de l'opérateur.

La position dominante ne s’apprécie pas par référence à l’activité économique dans son
ensemble, mais au regard d’un marché spécifique : c’est l’opérateur dominant du marché de tel type de
logiciels, de tel produit agricole, etc. dont la conduite est appréciée. Or, comme pour la circulation des
marchandises, le caractère « substituable » du bien concerné sera déterminant : deux entreprises sont
en concurrence sur le même marché si leurs produits ou prestations sont substituables au sens que ceux
qu’offre l’une peuvent être acquis à la place de ceux que vend l’autre. Tant les caractéristiques du
produit que des considérations géographiques peuvent être prises en compte, mais l’interrogation

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fondamentale reste posée dans les termes cornéliens de l’affaire des bananes Chiquita : « en ce qui
concerne le marché du produit, il y a lieu d’abord de rechercher si, comme le soutient la requérante,
les bananes font partie intégrante du marché des fruits frais, parce qu’elles seraient raisonnablement
interchangeables pour les consommateurs avec d’autres variétés de fruits frais, tels que les
pommes, les oranges, le raisin, les pêches, les fraises, etc. ou si le marché en cause serait
exclusivement celui de la banane, qui comprendrait tant les bananes de marque que les bananes
non pourvues de label et constituerait un marché suffisamment homogène et distinct de celui des
autres fruits frais » (CJCE, 1978).

Au sein du marché ainsi défini, l’entreprise dominante est évidemment celle qui se trouve en
situation de monopole ou de quasi-monopole. Mais les parts de marché ne sont qu’un révélateur ou,
parfois, un reflet de la « puissance économique » de l’entreprise. Or, ce qui la caractérise, suivant la
formule rituelle du juge européen, est la « possibilité de comportements indépendants dans une
mesure appréciable » (United Brands Company), vis-à-vis de ses concurrents et de ses clients (et,
in fine, des consommateurs). Là est le caractère dominant de l’opérateur économique, dans la
possibilité de décider sans être contraint significativement par les autres opérateurs, qu’ils soient
concurrents ou clients. Or, dans la théorie du marché concurrentiel, l’opérateur économique est réputé
être en rivalité avec ses pairs pour le plus grand bénéfice des clients : la position dominante,
entendue comme une indépendance, met donc en danger l’effet bénéfique prêté à la
concurrence. On comprend que des avantages technologiques, des éléments stratégiques couverts par
la propriété intellectuelle, mais aussi un réseau contractuel capillaire, peuvent être des éléments tout
aussi déterminants pour établir l’indépendance économique que les parts de marché qui peuvent en
résulter.

 Ce qui est proscrit est son utilisation abusive, mais au lieu d’en fournir la définition, l’article 102
TFUE a préféré s’en tenir à des illustrations non limitatives : « les pratiques abusives peuvent
notamment consister à :
- Imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d’autres conditions de
transaction non équitables
- Limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des
consommateurs,
- Appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations
équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
- Subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations
supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec
l’objet de ces contrats.

Si elles sont variées, ces illustrations répondent aux deux logiques qui paraissent animer la
jurisprudence :
 La première logique entend éviter que la situation non concurrentielle créée par la situation de
domination du marché ne soit utilisée pour réduire encore davantage la concurrence, en
affaiblissant un concurrent potentiel (par le levier de la « condition inégale » ) ou en étendant
le marché dominé (en lui annexant le marché de la « prestation supplémentaire » Les secteurs
économiques des nouvelles technologies sont des domaines particulièrement sensibles pour
ces types de pratique.
 La seconde logique est celle de l ’utilisation de la position dominante pour anéantir les effets
bénéfiques prêtés à la concurrence : au lieu du prix du marché, supposé juste, un prix de la
domination serait imposé (les prix et conditions non équitables) ; et au lieu de l’efficacité de la
concurrence réputée conduire à l’abondance, l’approvisionnement de tous et le progrès
technique, l’opérateur limiterait « la production, les débouchés ou le développement technique
au préjudice des consommateurs ». On devine les risques, et les tentations, de telles pratiques
dans des secteurs comme celui de l’industrie pharmaceutique.

En définitive l’abus est dans l’utilisation anticoncurrentielle d’une situation non concurrentielle, soit
que le dominant entende réduire ultérieurement la concurrence (première logique), soit qu’il entende

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en anéantir les effets (deuxième logique). C’est ainsi qu’on peut peut-être comprendre le raisonnement
de la Cour européenne, qui caractérise l’abus par le fait de réduire encore le niveau de concurrence
dans un marché où En somme, les ententes et l’exploitation d’une position dominante ne sont
interdites que si elles sont anticoncurrentielles, tout comme les concentrations.
3) Les concentrations anticoncurrentielles
Les concentrations d’entreprises ne font pas l’objet d’une réglementation spécifique formulée
dans les traités. C’est la pratique qui a montré que des concentrations, y compris prenant la forme
usuelle des fusions et acquisitions de parts du capital social d’autres entreprises, pouvaient être des
comportements anti-concurrentiels tombant sous le coup des règles européennes sur la concurrence.

Dans l’importante affaire Continental Can, de 1973, le juge européen a dû se prononcer sur
l’hypothèse où il serait allégué qu’une société bénéficiant d’une position dominante sur un marché
viendrait à faire l’acquisition d’une entreprise concurrente, réduisant encore davantage une
concurrence déjà mise à mal par la position dominante. La Cour de justice, ayant constaté que la liste
des cas d’abus contenue dans le traité n’était pas limitative, a alors tiré les conséquences des principes
généraux applicables en considérant qu’une concentration d’entreprises pouvait constituer un abus de
position dominante, même s’il n’était pas établi en l’espèce Une fois la porte de l’application du droit
européen aux concentrations ouverte pour le cas de l’entreprise en position dominante, la question des
rapprochements, participations croisées, créations d’entreprises communes, etc. entre concurrents, hors
position dominante, se posait inévitablement. Saisie par des concurrents des entreprises concernées, la
Cour a admis la possibilité, non vérifiée en l’espèce, d’y voir une entente anticoncurrentielle : « si le
fait, pour une entreprise, de prendre une participation dans le capital d’une entreprise concurrente ne
constitue pas en soi un comportement restrictif de concurrence, une telle prise de participation peut
néanmoins constituer un moyen apte à influer sur le comportement commercial des entreprises en
cause, de manière à restreindre ou à fausser le jeu de la concurrence sur le marché où ces deux
entreprises déploient leurs activités commerciales » (CJCE, 1987)

Si la Cour de justice avait pris soin de fixer les principes dans deux affaires où il n’y avait pas
eu lieu de les appliquer, leur expression créait inévitablement une situation d’incertitude, sinon
d’insécurité, particulièrement préjudiciable dans le domaine d’opérations de fusions-acquisitions
mettant aux prises des grandes entreprises. Pour pallier cet inconvénient, le droit européen a fait le
choix d’un système de contrôle a priori qui, pour être bureaucratique et illibéral, n’en était pas moins
souhaité par les entreprises. Ce système, dit du « guichet unique » astreint les entreprises à procéder
à une notification préalable de leur projet de concentration auprès de la Commission, afin d’obtenir en
amont l’appréciation juridique de l’opération par la Commission, sous le contrôle du juge européen.
La rapidité et la logique des affaires y perdent ce que la sécurité y gagne. En l’état actuel, le règlement
(CE) n° 139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises organise
le contrôle préalable de la Commission. Il retient une conception large des concentrations, mais
cantonne l’obligation de notification européenne préalable aux opérations économiques les plus
importantes.

S’agissant du concept européen de concentration, la forme de la concentration importe aussi


peu que le statut juridique de l’entreprise. Du moment où une opération économique entraîne un «
changement durable du contrôle » de l’entité économique concernée, et avec la seule exception de la
désignation d’un mandataire par l’autorité publique dans le cadre des procédures collectives
(liquidation, cessation de paiements, faillite, etc. – art. 3 § 5 litt. b), elle est une concentration au sens
du règlement de 2004 (art. 3). Or, le règlement précise que le contrôle est acquis dès que, « compte
tenu des circonstances de fait ou de droit », l’entité concernée a « la possibilité d’exercer une influence
déterminante sur l’activité d’une entreprise ». Cette influence peut résulter de transferts de propriété,
mais aussi de « droits ou contrats » conférant « une influence déterminante sur la composition, les
délibérations ou les décisions des organes d’une entreprise », y compris si l’entité qui contrôle n’en est
pas le titulaire mais dispose du « pouvoir d’exercer les droits qui en découlent ». Le texte précise que «
la création d’une entreprise commune accomplissant de manière durable toutes les fonctions d’une
entité économique autonome constitue une concentration » (art. 3 § 4 du règlement). C’est l’influence

116
réelle qui est recherchée, quelle que soit la technique juridique par laquelle elle est organisée, ou
dissimulée.

Pourtant, si le concept de concentration est large, le contrôle de la Commission est limité


aux opérations économiques les plus importantes. Afin de rendre praticable le système contraignant
du contrôle préalable, en effet, le règlement européen a adopté un système exigeant de « seuils »
destiné à limiter le contrôle européen aux concentrations « de dimension communautaire », au sens de
l’article 1er du règlement. Sauf exceptions limitativement énumérées, le contrôle est applicable dès 5
milliards d’euros de chiffre d’affaires mondial de l’ensemble des entreprises concernées, et 250
millions d’euros de chiffre individuel dans « la Communauté ». L’application de ces seuils permet à la
Commission de consacrer une attention soutenue à un nombre limité d’opérations (ce qui a fait l’objet
de discussions mouvementées).

B. Les procédures de contrôle : de la prévention à la sanction

1) La procédure « répressive » européenne

Le domaine du droit de la concurrence est certainement celui auquel sont associés les pouvoirs
les plus étendus de la Commission.
 Historiquement, le « règlement 17 » adopté le 6 février 1962 organisait la procédure de
contrôle. S’il confiait déjà à la Commission des missions d’enquête, il reposait encore assez
largement sur le mécanisme du contrôle a priori, qui astreignait à notifier à la Commission les
projets d’accords en vue d’obtenir son autorisation. L’avantage de ce système était la sécurité
juridique, ce qui explique son maintien pour les concentrations. Mais sa dimension
bureaucratique et la logique « policière », profondément illibérale, du système des
autorisations préalables ont conduit à son abandon.
 Désormais, pour les cas autres que les concentrations, il appartient aux entreprises d’analyser
leurs propres projets au regard des règles européennes, et de se déterminer sur la base de cette
auto-évaluation.

Inévitablement, cette évolution libérale a conduit en contrepartie à renforcer le contrôle a


posteriori, ce qui a accentué la dimension « répressive » de la procédure européenne, marquée par
l’adoption du nouveau règlement 1/2003 du 16 décembre 2002. Sur ce point, il importe de distinguer
deux questions diferentes :
- D’une part, en effet, un comportement anticoncurrentiel peut constituer une affaire civile,
que ce soit sur le terrain de la responsabilité ou sur celui de la validité des contrats
- D’autre part, les sanctions financières prononcées par les autorités chargées de la concurrence
relèvent de la mise en œuvre d’une responsabilité de type pénal. Le créancier de la sanction (le
bénéficiaire de l’amende)est la collectivité, ce qui a comme conséquence qu’elle se trouve
détachée du préjudice, qu’elle n’a pas pour fonction de réparer. C’est au trouble social
(économique) qu’il s’agit de répondre, et c’est donc eu égard à la gravité du comportement, et
en considération de la puissance financière de l’auteur, que la sanction sera prononcée, et non
du préjudice – ce qui ouvre la voie à la pratique, qui consiste à faire varier les sanctions
suivant le degré de coopération, la gravité du comportement étant tenue pour accrue par le
maintien prolongé des efforts de dissimulation (ce principe est critiqué)

C’est la Commission qui enquête en matière de concurrence, comme le ferait le procureur


dans une procédure essentiellement accusatoire. Elle peut être saisie par une personne intéressée (les
concurrents), par un État ou agir proprio motu. Pour l’établissement de la vérité, elle reçoit les
pouvoirs les plus étendus, y compris le pouvoir de demander la communication de documents et, le cas
échéant, peut enquêter au siège de l’entreprise et y saisir les documents nécessaires. La seule limite
concerne une éventuelle perquisition au domicile des dirigeants, qui suppose une décision du juge. À
l’issue de la procédure, elle prononcera elle-même la sanction, si elle la croit fondée. Certes, le

117
destinataire pourra la contester par un recours de pleine juridiction porté en première instance devant
le Tribunal de l’UE, qui pourra la confirmer, l’infirmer ou la réformer, mais la Commission, autorité
administrative, exerce elle-même le pouvoir de sanction (elle cumule le pouvoir d’enquête du
procureur, et le pouvoir de sanction du juge).

La considération de la fonction fondamentalement répressive de la mission dévolue à la


Commission a conduit le juge de Luxembourg à étendre à son exercice les garanties du droit de la
défense, inhérentes au procès équitable en matière pénale. Il appartient par conséquent à la
Commission de porter ses accusations à la connaissance des entreprises visées et de leur garantir
l’accès au dossier (sous réserve de l’invocation de la confidentialité pour certains documents, sous le
contrôle du juge). Les entreprises pourront alors instruire le dossier à leur tour et présenter leur
défense à la fois par écrit et lors d’audiences au cours desquelles elles pourront faire déposer les
témoins de leur choix. Certes, le juge de l’UE contrôlera les sanctions de la Commission, mais les
risques attachés à la nature répressive de ses fonctions montrent à quel point l’absence du contrôle
externe du juge européen des droits de l’homme est une faiblesse criante de la procédure de l’UE.

2) L’articulation avec les procédures nationales (civiles et


répressives)

L’importance du rôle de la Commission se traduit par un pouvoir de choisir ses affaires.


Le droit européen, en effet, garantit la prééminence de la Commission à l’égard des autorités
nationales chargées de la concurrence. La Commission étant maîtresse de l’opportunité des poursuites
européennes en matière de concurrence, l’exercice des compétences des autorités nationales s’en
trouve limité par le choix de la Commission.

Mais la prééminence procédurale se trouve contrebalancée par une faiblesse fonctionnelle : si


la Commission domine l’exécution publique des règles de la concurrence, l’exécution privée, est
entièrement laissée aux autorités nationales. Ni la Commission ni la Cour de justice, en effet, n ’ont
reçu compétence pour prononcer la nullité des contrats anti-concurrentiels et pour accorder à la
victime réparation du préjudice subi. Le droit européen, cependant, intervient même dans le domaine
civil, tant sur le plan substantiel qu’organique.

Sur le plan substantiel, si les textes européens se contentent de prévoir la nullité « de


plein droit » des ententes anticoncurrentielles et laissent à la procédure et au droit nationaux la
mise en œuvre du volet civil, saisi par la voie du renvoi préjudiciel, le juge européen s’assure que
les procédures nationales garantissent le plein effet du droit européen. S’agissant de la
responsabilité civile pour violation du droit de la concurrence, le droit européen exige que le droit
national permette effectivement la réparation du préjudice, que ce préjudice représente un gain
manqué, une perte de chance ou un trouble commercial. (CJCE, 2006). S’agissant de la nullité des
contrats anticoncurrentiels, le juge européen a précisé très tôt au sujet des ententes que la nullité «
de plein droit » prévue par le traité devait être entendue comme ayant « un caractère absolu », ce
qui implique qu’un accord ainsi entaché « n’a pas d’effet dans les rapports entre les contractants et
n’est pas opposable aux tiers » (CJCE, 1971).

Le résultat inévitable de cette compétence civile des autorités nationales est la superposition
organique des autorités nationales (volet civil) et européennes (volet répressif) pour un même
comportement anticoncurrentiel. Sur ce point, le droit européen poursuit deux objectifs
contradictoires.
- D’une part, il limite l’utilisation nationale des informations obtenues dans le cadre répressif
européen, afin de favoriser la coopération volontaire des opérateurs économiques en échange
d’une mitigation de la peine (règlement n° 773-2004).
- D’autre part, il entend s’assurer que le juge national ne contredit pas l’analyse des institutions
européennes. Pour ce faire, il n’astreint pas le juge étatique à surseoir systématiquement à
statuer dans l’attente de la décision européenne, tout en posant qu’il est lié par l’appréciation

118
portée par la Commission, dont il lui appartient de tirer les conséquences dans le litige porté
devant lui. Selon la Cour, d’éventuelles « décisions contradictoires » entre juges nationaux et
Commission « seraient contraires au principe général de la sécurité juridique et doivent, dès
lors, être évitées lorsque les juridictions nationales se prononcent sur des accords ou pratiques
qui peuvent encore faire l’objet d’une décision de la Commission » (CJCE, 1991). « A
fortiori lorsque les juridictions nationales se prononcent sur des accords ou pratiques qui font
déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent pas prendre des décisions
allant à l’encontre de celle de la Commission, même si cette dernière est en contradiction
avec la décision rendue par une juridiction nationale de première instance » (CJCE, 14 déc.
2000, principe « codifié » à l’article 16 du règlement n° 1/2003) Si, toutefois, le destinataire
de la décision de la Commission a introduit un recours en annulation devant le juge européen
dans les délais, « la juridiction nationale devrait, afin d’éviter de prendre une décision allant
à l’encontre de celle de la Commission, surseoir à statuer jusqu’à ce qu’une décision
définitive sur le recours en annulation soit rendue par les juridictions communautaires, sauf
si elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, il est justifié de déférer une question
préjudicielle à la Cour sur la validité de la décision de la Commission » (Masterfoods Ltd, pt
57).

Si ce système a été conçu dans le but louable d’éviter les contradictions, il donne à une autorité
administrative, la Commission, le pouvoir d’adopter une décision qui lie l’autorité judiciaire, et qui est
déterminante pour l’issue d’une procédure pendante. Cela paraît difficilement compatible avec
l’exigence d’indépendance de la justice posée à l’article 6 de la Convention européenne des droits de
l’homme, et le raisonnement de la Cour de l’Union, qui nie la violation de l’article 6 de la Convention
européenne en arguant de la possibilité de la saisir (tout en permettant à la Commission d’agir en
réparation sur le fondement d’une entente qu’elle a d’abord jugée illicite, en considérant que le juge
national restait lié par la décision), ne dissipe pas le doute. Il convainc plutôt de l’utilité de soumettre
l’ensemble de ces procédures au contrôle extérieur de la Cour européenne des droits de l’homme.

§3. Les règles de concurrence applicables aux États

Le droit européen de la concurrence entend également limiter l’intervention de l’État, perçue


comme un élément perturbateur de la « main invisible » du marché. Pour ce faire, il a introduit un
régime restrictif des « aides accordées par les États » (A). Il constitue un défi, ou une menace, pour
tous les opérateurs qui ne sont pas, traditionnellement, gouvernés par les « règles du marché », mais
par ce qu’on nomme en droit français les « lois du service public ». La capacité de l’UE à mieux
prendre en compte les spécificités de ces services est un enjeu fondamental pour l’avenir du projet
économique européen (B).

A. La restriction des aides d’État anticoncurrentielles

1) Le champ de l’interdiction des aides d’État

L’article 107 paragraphe 1er du TFUE n’interdit pas les aides accordées par l’État aux
entreprises, mais seulement celles qui portent atteinte à la concurrence. Pourtant, il ne définit pas
réellement cette atteinte : « les aides accordées par les États (...) qui faussent ou qui menacent de
fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Une aide étant
par hypothèse destinée à « favoriser » son bénéficiaire, quel est le critère du caractère anticoncurrentiel
?

 Faute de définition claire, la jurisprudence a retenu une conception large de l’aide d’État
anticoncurrentielle, étendant d’autant le champ de l’interdiction.
 S’agissant de la forme que peut prendre l’aide, l’article 107 du TFUE, vise les « aides
accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit ».

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Le texte couvre l’ensemble des « organismes » publics, qu’il s’agisse de l’État lui-même, des
collectivités locales ou des établissements publics distincts pourvus de la personnalité morale.
Mais le statut importe peu du moment où les « ressources de l’État » sont mobilisées, quand
bien même elles le seraient « indirectement » par l’utilisation d’une entité distincte, alimentée
par des fonds publics.
 La forme de l’aide est tout aussi indifférente, dès lors qu’un avantage est accordé, en
substance. Il peut certes s’agir de subventions, attribuées en tant que telles, mais l’octroi
d’exonérations fiscales est également surveillé, car une aide d’État peut en prendre les
espèces, comme elle peut se dissimuler derrière des avantages en termes d’accès aux
infrastructures ou aux services publics. À cet égard, du moment où des prestations financées
grâce aux ressources publiques ne sont pas fournies suivant les « conditions normales de
marché », elles sont susceptibles d’être qualifiées d’aides d’État anticoncurrentielles en ce
qu’elles traduiraient un traitement préférentiel.
CJCE, 1996, Syndicat français de l’Express international : La logique du juge européen
est simple : l’aide est anticoncurrentielle en ce qu’elle favorise sélectivement certains
opérateurs économiques. Or, accorder un traitement qu’on ne recevrait pas aux conditions
normales de marché constitue un tel avantage. Mais le résultat pose deux problèmes de fond :
 Le premier est que l’on exige des entités qui utilisent des deniers publics de
respecter des « conditions normales de marché », alors qu’on n’impose pas cette
même condition aux opérateurs privés ; qui, pour ne pas être désavantagés, reçoivent
en retour un avantage compétitif considérable par rapport aux opérateurs publics.
 Le second inconvénient est la condamnation de la logique de l’action publique
elle-même. Si on utilise des ressources publiques, c’est pour poursuivre des objectifs
publics, et non des objectifs purement privés : juger l’action publique suivant les
critères du marché, c’est l’avoir déjà condamnée. La tension est évidente dans
l’hypothèse où souscrit à une augmentation de capital d’une entreprise dont il est
actionnaire ou prend une participation dans une nouvelle entité. Selon le juge européen,
une telle opération peut constituer une aide d’État (CJCE, 1984,). Pour le déterminer,
il faut se référer au test de l’opérateur privé rationnel (CJCE, 1991). Mais
l’investisseur rationnel du juge européen n’existe pas : différents opérateurs
suivent des politiques variées, y compris maintenir des activités déficitaires pour
des raisons stratégiques, voire de pure influence. Il est par exemple fréquent que des
investisseurs privés gardent un journal ou une chaîne de télévision déficitaires pour
pouvoir influencer l’opinion. Certains fonds multiplient les investissements ultra-
risqués mais aux grandes virtualités (si l’un réussit il couvrira les autres), d’autres
partagent les investissements entre entreprises plus installées, d’autres encore
panachent les deux options précédentes, etc. Le test de l’opérateur privé est à la fois
faux – parce que l’investisseur rationnel n’existe pas –, discriminatoire et donc
lui-même anticoncurrentiel – parce qu’il est appliqué uniquement aux opérateurs
publics – et absurde – parce que si l’on procède à une opération publique, c’est
précisément pour ne pas procéder à une opération privée.

L’interdiction des aides d’État a fait l’objet d’une interprétation si extensive que le contentieux
qu’elles génèrent est souvent réduit à l’application des exceptions prévues aux § 2 et 3 de l’article
107 du TFUE. Le § 2 exempte une catégorie d’aides en les déclarant, ex lege, « compatibles avec le
marché intérieur », le paragraphe 3 permet d’admettre certaines aides.

Les aides déclarées compatibles sont les aides sociales aux « consommateurs individuels, à
condition qu'elles soient accordées sans discrimination liée à l’origine des produits » (art. 107 § 2,
qui intègre l’idée, qu’un consommateur pourrait être assimilé à une entreprise, mais qui répond aussi
au souci d’éviter qu’on favorise une « production » locale) et « les aides destinées à remédier aux
dommages causés par les calamités naturelles ou par d'autres événements extraordinaires » (art.
107 § 2, qui permet aux États de pallier l’insuffisance des fonds européens pour répondre à ces
situations d’urgence). On voit que ces exemptions, dont la formulation était à peine nécessaire, sont
loin de concerner des véritables politiques d’aide pouvant fausser la concurrence européenne. La seule

120
exception significative avait été introduite au profit de l’Allemagne, pour tenir compte de sa division.
La Cour de justice a exclu une telle utilisation, en considérant, d’une part, que « les termes "division
de l’Allemagne" se réfèrent, historiquement, à l’établissement en 1948 de la ligne de partage entre
les deux zones occupées”. Dès lors, les "désavantages économiques causés par cette division" ne
sauraient viser que les désavantages économiques provoqués dans certaines régions allemandes par
l’isolement qu’a engendré l’établissement de cette frontière physique, tels que la rupture de voies de
communication ou la perte de débouchés » (CJCE, 2000,) et d’autre part, « que les différences de
développement entre les anciens et les nouveaux Länder s’expliquent par d’autres causes que la
coupure géographique résultant de la division de l’Allemagne » L’aide n’est donc exemptée que si
elle se justifie par la coupure de 1948, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Malgré cette jurisprudence,
le traité de Lisbonne a maintenu l’exception, en précisant simplement que « cinq ans après l’entrée en
vigueur du traité de Lisbonne, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter une décision
abrogeant » l’exception. La décision n’est toujours pas intervenue.

Le § 3 de l’article 107 énumère une liste importante, et prépondérante en pratique, d’aides qui
« peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur ». Des aides peuvent être
octroyées sur une base régionale du fait de leur « niveau de vie anormalement bas » ou d’« un grave
sous-emploi », ou encore de leur éloignement conjugué aux difficultés économiques. Les aides
peuvent aussi être destinées à un projet spécifique. Certaines aides peuvent être justifiées par leur
caractère sectoriel, quand elles sont « destinées à promouvoir la culture et la conservation du
patrimoine ». Enfin, le texte ouvre la voie, sous condition, à un régime d’aides à la fois général et
évolutif.

Dans ce système, la pratique des institutions a joué un rôle crucial. Si des règlements sont
intervenus, notamment pour la procédure et des secteurs spécifiques, c’est essentiellement la
Commission qui a organisé sa propre pratique par des programmes périodiques qui ont fini par tenir
lieu de « loi ». Concrètement, eu égard à la généralité des exemptions, la Commission est en devoir de
rejeter les aides qui ne remplissent pas les conditions du texte, mais, sauf erreur manifeste, elle
apprécie s’il y a lieu d’accepter ou de refuser l’aide qui les remplit et qui, du coup, « peut » être
déclarée compatible (art. 107 § 3). C’est ainsi que, par ses programmes périodiques, la Commission a
pu orienter la restriction progressive des aides dans des secteurs où elles étaient traditionnellement
installées, provoquant de facto et sans débat démocratique, la privatisation de services publics
historiquement fermés à la concurrence.

2) La mise en œuvre des restrictions aux aides d’État

Eu égard à la marge d’appréciation laissée à la Commission, la procédure de contrôle des aides


d’État devient un enjeu essentiel. L’article 108 du TFUE distingue deux types de situations :
- Les « projets d’aide » qui doivent faire l’objet d’une notification préalable à la Commission
- Les « régimes existant » déjà. Or, le concept de régime « existant » dans un État, qui permet
d’identifier l’aide nouvelle dont le projet doit être notifié à la Commission n’est pas clair, une
modification d’un système antérieur, si elle est significative, pouvant être assimilée à une aide
nouvelle. La conséquence de la qualification est pourtant déterminante, car si l’aide est tenue
pour nouvelle son défaut de notification peut conduire la Commission à en réclamer le gel
dans l’attente de son examen.

S’agissant des régimes d’aides existant dans les États, l’article 108 § 1 prévoit un système d’«
examen permanent » de la Commission qui peut leur proposer « les mesures utiles exigées par le
développement progressif ou le fonctionnement du marché intérieur » – c’est-à-dire la remise en cause
de systèmes de financement traditionnel de certains services, secteurs, etc.

Sur la base de l’examen permanent, la Commission peut adresser une mise en demeure à
l’encontre d’un État membre afin qu’il présente ses observations sur une aide. Une procédure
contradictoire est ainsi organisée entre la Commission et l’État examiné. À la suite de cette procédure,

121
la Commission peut soit considérer qu’il n’y a pas lieu de rejeter l’aide, soit constater que l’aide est
anticoncurrentielle au sens de l’article 107. Dans ce cas, la Commission « décide que l’État intéressé
doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu’elle détermine » (art. 108 § 2 TFUE). Si l’État ne se
conforme pas à la décision de la Commission, celle-ci ou un autre État pourront saisir la Cour de
justice à l’encontre de l’État récalcitrant. Ce dernier, toutefois, peut formuler une demande
d’exemption auprès du Conseil qui peut, dans un délai de trois mois (pendant lequel la procédure
devant la Commission est suspendue), la lui accorder à l’unanimité « si des circonstances
exceptionnelles justifient une telle décision » (art. 108 § 2 TFUE).

Pour les « projets tendant à instituer ou à modifier des aides », la Commission doit en
recevoir notification « en temps utile pour présenter ses observations ».

La Commission européenne peut considérer que le projet d’aide ne soulève pas de difficulté,
ou estimer qu’il « n’est pas compatible avec le marché intérieur » au sens de l’article 107, et elle ouvre
alors « sans délai » (dans un délai de deux mois) la procédure contradictoire. Si la Commission garde
le silence pendant deux mois, l’aide peut être mise en œuvre et devient une aide existante soumise à «
examen permanent ».

La procédure contradictoire est celle qui est prévue pour les aides existantes par l’article 108
§ 2 TFUE, auquel il est renvoyé. Elle suppose que l’État soit mis en demeure de présenter ses
observations avant, le cas échéant, de condamner l’aide et décider sa suppression ou sa modification.
L’engagement de la procédure pour les aides nouvelles suspend le projet d’aide qui ne peut être « mis
à exécution », « avant que cette procédure ait abouti à une décision finale » (art. 108 § 3 TFUE). Or,
cette suspension ayant été jugée d’effet direct, le juge national peut être amené à en garantir l’effet
dans l’ordre interne. En cas de résistance de l’État mis en cause par la Commission, celle-ci ou un
autre État pourra saisir la Cour de justice.

Ces procédures confèrent à la Commission un rôle considérable mais, en contrepartie, l’ensemble de


ses décisions est soumis au contrôle du juge européen saisi, suivant les cas, par l’État, le bénéficiaire
ou les concurrents (qui peuvent notamment vouloir contester le refus d’agir contre l’aide litigieuse).

La sanction du caractère anticoncurrentiel de l’aide prévue par les traités était la possibilité
pour la Commission de demander à l’État de « la supprimer ou la modifier dans le délai qu’elle
détermine » (art. 108 TFUE). La formulation d’une sanction spécifique aurait dû conduire à exclure
les autres, et tout particulièrement la restitution de l’aide, incompatible avec le choix du traité de
laisser à la Commission la possibilité de fixer un délai pour sa suppression ou sa modification. Si la
sanction pouvait paraître faible aux uns, elle permettait de ne pas la faire supporter par le bénéficiaire
de l’aide, tiers à la procédure fixée par les traités (qui oppose l’État à la Commission), au bénéfice de
l’auteur du manquement, l’État, qui se trouverait puni par la récupération des sommes dépensées au
titre de l’aide...

Pourtant, la Commission a obtenu de la Cour la possibilité, devenue systématique, de


prononcer l’obligation étatique de procéder à la récupération de l’aide, au vu de l’« objectif du
traité » qui serait « d’aboutir à l’élimination effective des manquements et de leurs conséquences
passées ou futures » (CJCE, 1973). Le résultat est un bouleversement de l’équilibre du traité, qui
passe d’une sanction prétendue faible, à une punition parfois extrême du bénéficiaire. Cette situation
serait justifiée par l’idée d’une sorte de « collusion » du bénéficiaire, à qui il appartenait de vérifier la
légalité de l’aide reçue. Mais le juge européen, si vigilant de ce côté, ne voit pas le risque opposé qu’il
crée : l’utilisation du pouvoir de prononcer la restitution pour imposer le démantèlement de
l’opérateur économique ciblé, y compris avec la « collusion » de l’État auteur de l’aide. Car si le
bénéficiaire doit connaître l’illégalité de l’aide, a fortiori le doivent l’État et la Commission. Or, face à
la multiplication d’affaires ayant été précédées d’une attention soutenue de l’opinion publique, et
ayant abouti à des restitutions-démantèlements, faudrait-il que Commission et États soient distraits
pour ne pas avoir vu que le droit européen allait être utilisé pour forcer une privatisation que les
autorités compétentes, dans un État de droit « démocratique », n’avaient pas décidée ; et en violation

122
de la règle de neutralité de l’article 345 du TFUE. Il y a là un aspect de ce qui est peut-être le défi
existentiel de la construction économique européenne : l’avenir des services publics.

B. La fin des services publics non concurrentiels ?

À l’origine, la restriction des aides d’État était entendue, en s’en tenant strictement aux
termes du traité, comme une réglementation destinée à éviter qu’un État favorise la production
nationale (l’article 107 TFUE ne proscrit les aides que si « elles affectent les échanges entre États
membres » et faussent la concurrence « en favorisant certaines entreprises ou certaines productions »).
Progressivement, et singulièrement après la chute du bloc de l’Est, la Commission a utilisé cette même
restriction pour forcer la mise en concurrence de secteurs gérés suivant les lois du service public.
 Il ne s’agissait plus d’empêcher la faveur déloyale envers la production nationale, mais
d’appliquer un postulat idéologique général : le bénéfice du plus grand nombre sera obtenu
par la concurrence.

Les traités ne reconnaissent pas la notion de service public qui n’apparaît qu’à la dérobée dans
certains secteurs spécifiques comme celui des transports. À l’opposé, ils élaborent une conception
ayant la fonction inverse : « le service d’intérêt économique général ». Contrairement à une idée
souvent professée, ce concept est utilisé par les traités pour rejeter les « lois du service public » et
décider leur soumission au droit de la concurrence. L’article 106 § 2 du TFUE, en effet, pose le
principe de la soumission au droit de la concurrence et l’entorse éventuelle ne pourrait tenir qu’à la
survie du service lui-même, et à condition que cette survie ne présente un coût « excessif » pour le
développement des échanges dans l’Union. Le protocole n° 26 sur les services d’intérêt général n’a
pas apporté de garantie supplémentaire.

Cette conception n’est que le reflet de la jurisprudence relative à la notion d’entreprise : tout
ce qui relève de l’activité économique, au sens large du droit européen, se trouve soumis au droit
de la concurrence. Le protocole n° 26 le confirme, car il ne protège que ce qui ne relève pas de l’«
économique » : « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des
États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général
». L’application mécanique de cette conception est incompatible avec le principe de
l’universalité des services publics essentiels. C’est le problème bien connu des « petites gares » qui
ne peuvent survivre que si l’on admet une compensation de celui qui accepte d’en garder l’exploitation
déficitaire. La jurisprudence européenne a fini par poser une règle destinée à en permettre la survie.

Le juge, en effet, accepte qu’une entreprise soit « compensée » pour son activité de
service public mais à condition qu’on puisse établir la nature purement compensatoire du
financement. Il faut pour cela que l’activité soit effectivement déficitaire, ce qui justifie la «
nécessité » de la compensation. Ainsi admise en son principe, la compensation doit tendre
uniquement à couvrir ce déficit sans chercher à fournir un avantage pour d’autres
activités : il faut que la compensation soit donc proportionnée. Pour que les concurrents et
la Commission puissent apprécier le respect de ces deux conditions, encore faut-il que la
puissance publique accepte un certain degré de « transparence ». Ces principes, dégagés par la
jurisprudence et systématisés dans l’affaire Altmark (CJCE, 24 juill. 2003.), sont mis en
œuvre par des doctrines de la Commission dont le résultat a profondément transformé
l’organisation des services publics traditionnels comme la poste, l’énergie, les
télécommunications ou le transport ferroviaire. Dans sa pratique la Commission, avec l’aval
de la Cour, a distingué l’accès aux services essentiels de l’exploitation de services «
supplémentaires ». Pour les services essentiels, l’Union européenne a admis le concept de
services universels qui correspond peu à la conception classique des lois françaises du service
public. Mais la « générosité » de la tolérance coïncide avec l’étroitesse du service
concerné. C’est seulement l’accès au service qui est protégé et donc le fait d’être relié au
réseau électrique ou au réseau postal général. En revanche, l’activité économique elle-même,

123
comme la fourniture effective de l’énergie ou le service de poste rapide, va relever désormais
des services à valeur ajoutée soumis à la concurrence.

La mise en œuvre de ces principes se heurtait à une difficulté pratique et historique majeure.
Les grands services publics supposent la réalisation d’infrastructures très lourdes couvrant dans la
mesure du possible l’ensemble du territoire. Il n’était ni possible ni souhaitable de les démultiplier
pour permettre l’accès à la concurrence. La Commission a alors décidé de l’instaurer artificiellement
en imposant trois règles.
 La première règle est la dissociation entre la propriété de l’infrastructure et
l’exploitation du service. Cela permet d’établir la concurrence sur l’exploitation du réseau
sans démultiplier les infrastructures. Pour que la concurrence fût possible encore fallait-il
réduire la redevance accordée au gestionnaire de l’infrastructure. Le résultat a été souvent la
dégradation des infrastructures, la difficulté à maintenir les « petites gares » et une hausse des
coûts pour les consommateurs.
 La deuxième règle a été la dissociation des activités d’exploitation et de « régulation ».
Cela a conduit à la multiplication des autorités administratives « indépendantes » chargées de
fixer les règles du service en lieu et place de l’opérateur historique. Le résultat a été une
complexité accrue pour les usagers qui ont vu se multiplier règles et interlocuteurs.
 La troisième exigence correspondait à la notion de transparence des aides voulue par la
jurisprudence Altmark. Pour assurer le contrôle du financement public des entités et éviter
qu’elles reçoivent des avantages indus, la Commission a exigé une individualisation
budgétaire de l’activité. Formellement, cette dernière exigence respecte le principe de
neutralité du droit européen au regard de la forme de la propriété (art. 345 TFUE). Cela
n’impose pas, en d’autres termes, la privatisation des activités, la création de sociétés
commerciales et encore moins le transfert de leur capital à des entités privées. L’activité peut
rester un établissement public, voire être exploitée en régie, du moment où elle fait l’objet
d’un budget spécifique contrôlable (séparé de celui consacré aux autres activités). Mais la
réalité a été bien différente. Une fois séparées des infrastructures, les activités d’exploitation
lucratives ont été le plus souvent privatisées. Le résultat général de ces politiques a été le
rétrécissement de l’État et tout particulièrement la réduction du champ du service public.

C’est un des paradoxes de la construction économique européenne : bâtie sur l’action des
États, elle a fini par promouvoir le rejet de l’action publique. Dans le domaine des services publics,
l’application des règles de la concurrence, particulièrement après la chute du bloc de l’Est, est un des
facteurs qui sont à l’origine de la désaffection progressive à l’endroit de la construction économique
européenne. C’est un défi existentiel, car une grande partie de ceux qui s’autoproclament « europhiles
», refusent de considérer les préoccupations liées aux services publics de ceux qu ’ils qualifient «
europhobes », exposant ainsi l’avenir de la construction européenne à leur pari politique. Or, ce
qu’exige la construction européenne est d’abord l’adhésion des peuples européens qu’elle voudrait «
rapprocher » : ne pas accepter le rejet d’une politique de l’Europe, c’est sacrifier la seconde à la
première.

SECTION 3 – La création de l’Euro

Formidable réalisation du traité de Maastricht, la mise en place de l’euro a été l’aboutissement


d’un processus historique complexe (§ 1) et le fruit d’une ingénierie juridique novatrice (§ 2).
L’expérience de l’euro et la « crise de la dette », cependant, ont démontré que l’architecture juridique
était, comme toute création humaine, perfectible. L’avenir de la monnaie unique tient à la capacité de
tirer rationnellement et honnêtement les conclusions de l’expérience, au lieu de s’en tenir
religieusement aux dogmes de sa création (§ 3).

§ 1. La mise en place de l’euro : le projet politique

A- Du plan Marshall au serpent monétaire

124
La mise en place de la monnaie unique européenne est l’aboutissement d’un long processus
historique, dont le point de départ fut l’une des promesses accordées en échange du Plan Marshall,
formalisée par l’article 7 de la Convention de Paris du 16 avril 1948. En vertu de cette disposition,
les États européens promettent de s’efforcer dans le sens d’une politique monétaire et budgétaire
destinée à éviter l’inflation, ce qui implique à son tour la lutte contre les déficits budgétaires et, au
bout du compte, la stabilité des changes. Il y a là la matrice des futurs « critères de Maastricht », et on
voit bien ce à quoi les États européens promettent de renoncer progressivement : l’utilisation de l’outil
budgétaire (les déficits) pour aider leur économie, ce qui les porterait ensuite à augmenter la masse
monétaire pour les financer, emportant enfin inflation et dévaluation (dite « compétitive ») de la
monnaie nationale. Évidemment, les États-Unis étant en situation de donateurs du Plan Marshall, ils ne
prenaient pas un engagement symétrique, et gardaient le droit de financer sans contrainte leurs propres
politiques publiques par l’expansion de la masse monétaire. Pour être juste avec le projet américain
pour l’Europe, il faut cependant rappeler qu’au moment de la signature de la Convention de Paris, le
dollar était un équivalent de l’or (accords de Bretton Woods de 1944), ce qui limitait considérablement
la possibilité de l’utiliser comme un instrument de financement des politiques publiques. La véritable
dissymétrie entre les engagements monétaires européens et américains est le ré sultat d’une décision
postérieure : la fin de l’engagement de livrer de l’or en échange des dollars décrétée par le président
Nixon à la suite de l’enlisement de la guerre du Viêt-Nam. Le traité de Maastricht est le point
d’orgue de la réalisation du projet de 1948.

 Dans le cadre de la politique agricole commune, un système permettant de fixer des «


montants compensatoires monétaires », dits « taux verts », avait été élaboré de façon
autonome au sein de la CEE dès 1969 pour compenser les effets des fluctuations monétaires,
et afin d’accompagner notamment la politique de contrôle des prix destinée jadis à protéger le
secteur agricole. Mais ce système était fondé sur la coexistence du taux de change fluctuant et
du « taux vert » destiné à compenser la fluctuation. Il n’avait ni pour objet ni pour effet de
faire disparaître les divergences des politiques monétaires, et spécialement l’utilisation de
l’outil inflationniste (et la dévaluation consécutive), dont il corrigeait simplement les effets sur
les produits agricoles.

C’est en définitive à partir de 1972, et jusqu’à 1978, que la première réalisation ambitieuse a
vu le jour sous les espèces de ce qu’on nommait alors le « serpent monétaire ». Les États
s’engageaient à mener des politiques monétaires convergentes, c’est-à-dire à s’efforcer de
réduire les marges de fluctuation des monnaies nationales à un maximum de 2,25 % en hausse
ou en baisse par rapport à la parité fixée (appelée « cours pivot »).
 L’image du « serpent » supposait qu’on voit dans le cours l’épine dorsale, le corps étant
délimité par la marge de fluctuation. En réalité, la valorisation des monnaies nationales était
fortement dépendante du dollar, car depuis les accords de Bretton Woods de 1944 les États
européens avaient accepté un système commun basé sur le dollar, convertible en or. Le serpent
devait donc rester arrimé au dollar, et fluctuer à son tour dans une marge de 4,5 % à partir des
parités fixées par rapport au dollar (on appelait cet objectif le tunnel). Mais le serpent
monétaire fut, dans l’ensemble, plutôt un échec. Les deux failles qu’il fit apparaître
correspondent à deux problématiques, qui n’ont guère perdu en actualité :
1°) La première est extérieure : l’euro ne peut rester lié au dollar que dans la mesure où la
politique monétaire américaine le permet. Le tunnel, en effet, avait été pensé à partir d’un dollar
arrimé à l’or, avec le devoir (théorique) américain de pouvoir payer les dollars en lingots. Or, face au
gouffre financier des opérations extérieures, et notamment la guerre du Viêt-Nam, les États-Unis
choisirent de se financer par l’augmentation de la masse monétaire. En réaction à cette politique
inflationniste, la RFA avait entendu demander la conversion en or de son excédent commercial (elle
entendait stocker de l’or). Confronté au choix entre voir fondre ses réserves en or ou remettre en cause
le « gold-exchange standard », le président Nixon décida naturellement d’arrêter unilatéralement la
garantie des dollars par l’or, en 1971. Avec l’augmentation de la masse monétaire, le dollar perdit
donc une part de sa valeur et, avec la fin de la garantie en or, les détenteurs de dollars se virent ainsi
délestés d’une partie de leurs « droits » à l’obtention de l’or ; ce qui provoqua la formule de John

125
Connally, secrétaire au Trésor de Nixon : « The dollar is our currency but it’s your problem ». La
perte de valeur du dollar rendit du coup impossible le maintien de la marge de fluctuation prévue.
 On a dit alors que « le serpent est sorti du tunnel ». Or, la dépendance de la valeur de l’euro à
l’endroit de la politique monétaire américaine est restée une réalité que l’Union européenne a voulu
entretenir. En effet, la Commission européenne, pour faciliter la concurrence dans le secteur
énergétique, a décidé d’évaluer la valeur de l’énergie, même produite par une centrale nucléaire (ou,
d’ailleurs, par le gaz), à partir du coût de la production thermique évalué à partir du prix du pétrole. Ce
dernier étant coté en dollars, tout le secteur énergétique européen se trouve évalué à partir du dollar, ce
qui contribue à limiter l’autonomie de l’euro.

2°) Mais la deuxième faille du serpent monétaire est intérieure, et autrement plus redoutable.
Les États européens ont adopté dans l’après-guerre des modèles économiques différents, et des
systèmes sociaux assez éloignés, sans compter des trajectoires démographiques distinctes. Ces
différences ont conduit à des choix de politique monétaire très éloignés. En particulier, confrontés aux
risques de crise sociale résultant des restructurations industrielles, les États européens ont
systématiquement effectué, dans les années 1970, des choix dits « keynésiens » de relance par la
monnaie et la « dévaluation compétitive ». En somme, ayant à choisir entre la cohésion sociale
intérieure et la sauvegarde de l’industrie d’une part, et le maintien des objectifs du serpent
monétaire de l’autre, les États européens ont imprimé de la monnaie et dévalué, sacrifiant les
seconds au bénéfice des premières.

Pour remédier aux difficultés du serpent monétaire initial, le 13 mars 1979 les membres des
Communautés de l’époque ont mis en place le « système monétaire européen » (SME).
 L’objectif est identique, maintenir la stabilité des taux de change avec des marges de
fluctuation étroites (2,25 %) autour du cours pivot. Cependant, une coopération est organisée
entre les membres afin de faciliter les changes et, dans une moindre mesure, l’accès au crédit.
 Pour réduire les effets des fluctuations monétaires (notamment celles des monnaies les plus
faibles, et également les plus utilisées dans le cadre de politiques de dévaluation compétitive),
une unité de compte commune fut instituée : l’ECU (European Currency Unit). Dépourvu à la
fois de pouvoir libératoire et de possibilité de thésaurisation, l’ECU n’était qu’un instrument
pour évaluer la valeur (unité de compte) : on pouvait compter en écu, pas payer. La valeur de
l’ECU, base du futur euro, était obtenue en prenant en compte les différentes monnaies
nationales ; pondérées par la considération du poids des économies concernées. On obtenait
ainsi une valeur supposée plus stable que les différentes monnaies prises individuellement, et
une référence commune soustraite (du moins partiellement) au jeu des politiques monétaires et
des fluctuations qui les accompagnaient. L’actuel Système européen de banques centrales
(SEBC), applicable notamment à la coordination des politiques monétaires des États membres
de l’Union européenne mais n’appartenant pas (encore) à la Zone euro, reste calqué sur le
SME.

L’expérience du serpent monétaire avait conduit à accepter une certaine flexibilité, permettant
aux monnaies de bénéficier en cas de besoin de marges de fluctuation élargies. Or, les mêmes causes
donnant les mêmes effets, les choix politiques nationaux ont conduit à faire primer les considérations
sociales, et industrielles, sur les engagements monétaires, et les dévaluations compétitives se
succédèrent à nouveau, en France et en Italie notamment. Peut-être le rythme en fut moins soutenu que
dans la phase précédente, mais comme l’instauration du SME coïncidait avec la fin d’un cycle
historique trentenaire de croissance économique glorieuse, on ne peut ni mettre à l’actif du SME la
réduction des dévaluations inflationnistes provoquées par la fin du cycle, ni accabler son passif d’un
ralentissement de la croissance qui dépasse le cadre européen.

Il reste que l’objectif de stabilité des changes ne fut pas atteint, et les marges furent
élargies à chaque fois que les politiques nationales le rendaient nécessaire. À l’extrême, la marge
de fluctuation fut portée à 15 % lors de la crise de la livre britannique ; le financier George Soros avait
compris que la situation économique britannique conduirait à dévaluer la livre, ce qui le porta à
accélérer la chute en vendant à découvert 10 milliards de livres le « mercredi noir » 16 septembre

126
1992. La livre fut alors dévaluée de 15 %, et la marge de fluctuation élargie en conséquence.
L’anecdote historique a fini par masquer la faiblesse fondamentale du serpent monétaire, puis du
SME, que l’euro n’a pas fait disparaître : les économies et les sociétés nationales ne sont pas dans la
même situation, et une politique monétaire identique y provoquera donc des résultats différents

B- Du traité de Maastricht à l’élargissement de la « Zone euro »

Les échecs du serpent monétaire européen ont été un argument en faveur de l’Union
économique et monétaire. L’étape décisive a été le rapport « Padoa-Schioppa » (1987) qui reprend et
adapte au droit européen la théorie économique du triangle d’incompatibilité. Selon cet avis, des
politiques monétaires étatiques indépendantes ne sont pas compatibles avec un syst ème de changes
fixes. L’absence d’une telle fixité est à son tour incompatible avec la libre circulation économique. La
libre circulation est donc incompatible avec l’indépendance des politiques monétaires. Sur la base de
cette analyse, le traité de Maastricht de 1992 a instauré l’Union économique et monétaire dont la
clef de voûte est l’instauration d’une monnaie commune, l’euro.

Le traité de Maastricht tient pour acquis la libre circulation des capitaux réalisée dès 1990 sur
le fondement de l’acte unique. Sur cette base, il imagine une phase de « transition » dès le 1er janvier
1994 pour les États parties au traité de Maastricht. La transition est une période de coordination des
politiques économiques et monétaires nationales afin d’assurer une convergence des politiques.
Cette coordination était placée en 1994 sous le contrôle de l’Institut monétaire européen, embryon de
la future Banque centrale européenne. La sortie de la phase de transition et l’accès à la monnaie unique
étaient (et sont encore) subordonnés à la réalisation de « conditions d’éligibilité » qui sont les «
critères de convergences économiques » recherchés dans la phase de transition, souvent appelés «
critères de Maastricht ». Les cinq critères de Maastricht correspondent à un seul objectif de
politique monétaire hérité des engagements du plan Marshall : réduire le financement public de
l’économie par l’expansion de la masse monétaire européenne :
- Le premier critère est la réduction de l’inflation (pas plus que 1,5 % au-dessus de la moyenne
des trois États ayant l’inflation la plus faible)
- Le deuxième et le troisième sont la réduction des déficits et de la dette publics (respectivement
pas plus de 3 % et 60 % du PIB en incluant la dette de l’État, des collectivités et de la sécurité
sociale),
- Le quatrième est la réduction des taux d’intérêt à long terme (pas plus de 2 % au-dessus de la
moyenne des trois États ayant les taux les plus bas)
- Le cinquième critère est le respect de la marge de fluctuation du serpent monétaire européen.
On le voit : si l’État investit dans l’économie, il creuse le déficit et la dette. Pour ne pas les
creuser, il doit alors augmenter la masse monétaire, ce qui conduit à augmenter l’inflation. S’il
essayait de cacher cette dernière, elle serait de toute façon révélée par la hausse des taux
d’intérêt (pour intégrer l’inflation), et à terme cela conduirait à la dévaluation de la monnaie
contrairement aux engagements du système monétaire européen.

L’objectif est un seul : réduire l’action économique de l’État. Une fois entré dans l’Union
européenne, l’État membre est tenu de s’efforcer pour remplir ces critères, qui restent
applicables après l’éventuelle accession à l’euro. La Commission devra surveiller les États, et
tout particulièrement leurs « déficits excessifs », afin qu’ils ne s’écartent pas de cette discipline
commune.

Pensée à partir de la situation de l’économie allemande, l’application stricte de ces critères


aurait rétréci singulièrement la « Zone euro », à telle enseigne que la République fédérale elle-même,
déséquilibrée par l’absorption de la République démocratique, ne remplissait plus les critères qu’elle
avait souhaités.
 Une appréciation plus « politique » fut alors imaginée : à partir du moment où la trajectoire
des indicateurs nationaux tendait vers les critères d’éligibilité, on pouvait admettre qu’ils
seraient respectés sur le temps long, et les tenir donc pour satisfaits « en tendance ». Cette
liberté initiale sera pourtant oubliée lorsqu’il s’agira plus tard de reprocher à la Grèce d’avoir

127
accédé à l’euro sans remplir les critères de Maastricht, et de sacrifier les systèmes de solidarité
sociale nationale au nom de critères qu’on avait opportunément écartés.

Dans ce contexte, et au vu d’une tendance qui ne s’est pas toujours confirmée depuis, le 1er
janvier 1999 un taux de conversion en euro a été fixé de manière irrévocable pour les premiers
participants (6,55 francs français/1 euro). Sur cette base, l’euro est devenu pour ces États la monnaie,
les billets et pièces étant mis en circulation à compter du 1er janvier 2002. Ainsi, la Zone euro voyait
le jour entre 11 États : les six fondateurs – Allemagne, France, Italie et Benelux –, l’Espagne et le
Portugal, l’Irlande, l’Autriche et la Finlande. La Grèce les rejoindra en 2001, suivie par la Slovénie en
2007, Chypre et Malte en 2008, la Slovaquie en 2009, l’Estonie en 2011, puis la Lettonie en 2014 et la
Lituanie en 2015. Soit 19 États, auxquels s’ajoutent les micro-États enclavés dans la « Zone » qui ont
accepté la circulation de l’euro sur la base d’accords spéciaux : Monaco, Vatican, Saint-Marin et
Andorre. Kosovo et Monténégro ont dans l’« espace euro », mais pas dans la « Zone euro » (pas de
siège à la BCE). Par ailleurs, l’euro circule couramment dans plusieurs parties du monde (au Moyen-
Orient et en Afrique, notamment), où l’utilisation est admise ou tolérée en parallèle de monnaies
nationales et, généralement, du dollar américain.

§ 2. Le « système euro » : la construction juridique

A- La BCE : l’obéissance indépendante ?

La politique monétaire est fixée par la BCE qui détermine de façon indépendante la masse
monétaire en euro. Systématiquement rappelé, ce principe s’accompagne d’une limite qui en
transforme le sens : la politique monétaire est préfixée par les traités eux-mêmes.

L’indépendance de la BCE est l’élément essentiel de son statut, mais le concept


d’indépendance doit être précisé. En effet, la BCE est le nom de trois figures juridiques distinctes :
- En tant qu’organe de l’Union ayant rang d’« institution », elle participe à la prise de
décision européenne (soit à titre consultatif, soit à titre décisionnel), et ses actes sont alors
imputables à l’Union européenne.
- La BCE dispose également d’une personnalité juridique distincte, ce qui lui permet de
contracter en son nom propre, et d’adopter des décisions dont elle sera seule à répondre, même
si la délimitation pratique entre les deux séries d’actes est très incertaine.
- La BCE est une « banque », avec un capital social souscrit par les États, et un pouvoir
d’influence sur le processus décisionnel attachés à la hauteur de la participation. Or, la
participation étant à son tour fonction de l’importance économique de l’État (PIB).
L’indépendance de la BCE doit alors s’entendre d’abord dans les limites des prérogatives de
ses actionnaires, et du processus décisionnel ; particulièrement au regard des négociations
pour la nomination des organes de direction.

Mais la fixation de la masse monétaire n’en est pas moins contrainte. Les traités, en effet,
ne laissent pas à la BCE la possibilité de la déterminer librement. Si le Système européen de
banques centrales (SEBC) « est dirigé par les organes de décision de la Banque centrale
européenne » aux termes de l’article 282 § 2 TFUE, cette même disposition précise que l’objectif
principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de cet objectif, il
apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union pour contribuer à la
réalisation des objectifs de celle-ci. La politique monétaire est donc prédéterminée par les traités.
Si ces derniers peuvent concevoir des actions de la BCE destinées à « contribuer à la réalisation
des objectifs » de l’UE, c’est seulement dans la limite laissée par son « objectif principal », qui est
de « maintenir la stabilité des prix ». Or, en l’état du « savoir économique », il plaît à la BCE de
considérer que la stabilité des prix est une situation d’inflation inférieure à 2 % mais approchant ce
seuil, ce qui ne laisse pas grande marge à la politique monétaire.

Ces règles posées, l’indépendance de la BCE peut être mieux comprise. Le principe de
l’indépendance de la BCE est posé à l’article 282 § 3 TFUE : « [la BCE] est indépendante dans

128
l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances. Les institutions, organes et organismes
de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres respectent cette indépendance ». L’article
130 du TFUE détaille qu’en réalité, l’indépendance de la BCE ainsi conçue se réduit en réalité à
l’impossibilité pour les pouvoirs publics, démocratiquement élus, d’influencer la Banque, c’est-
à-dire la distraire de l’objectif de stabilité des prix fixé par le TFUE. Certes l’idée que les
gouvernements nationaux ne devraient pas essayer d’influencer la politique monétaire est contredite
par l’observation des déclarations politiques récurrentes qui demandent à la BCE de ne pas sacrifier tel
objectif de l’UE sur l’autel du dogme anti-inflationniste. Mais plus profondément, l’indépendance de
la BCE devient le nom de la soumission indéfinie, et désormais largement irréfléchie, au dessin de
quelques politiciens et économistes, certes respectables mais exprimé à un moment révolu de l’histoire
européenne : l’inflation approchant 2 %.

Dans les limites, étroites, de la préservation de la stabilité des prix, la BCE « est seule habilitée
à autoriser l’émission de l’euro » (art. 282 § 3 TFUE). L’article 128 TFUE précise en son § 1 que la
« BCE est seule habilitée à autoriser l’émission de billets de banque en euros dans l’Union. La Banque
centrale européenne et les banques centrales nationales peuvent émettre de tels billets ». Le
paragraphe 2 dispose que « les États membres peuvent émettre des pièces en euros, sous réserve de
l’approbation, par la Banque centrale européenne, du volume de l’émission ».
 En pratique, la BCE fixe la masse monétaire, mais elle n’a ni les moyens technologiques pour
imprimer les billets et frapper la monnaie, ni les moyens logistiques pour les injecter dans les
circuits économiques. Il en résulte que si la BCE exerce la fonction, essentielle, de fixer les
montants des émissions (contrôler la masse monétaire), ce sont les Banques centrales
nationales qui mettent en œuvre la production monétaire et alimentent les banques
privées qui, à leur tour, injectent la monnaie dans le circuit économique.

B- L’euro : monnaie unique, monnaie commune ou monnaie uniforme ?

Il est aisé de constater que l’apparition de l’euro n’a pas fait disparaître ipso iure les anciennes
monnaies nationales. Ainsi, et alors que la France a été parmi les fondateurs de la Zone euro, le franc
français a gardé sa valeur faciale (par référence au taux fixe de 1999) en restant convertible en euros
jusqu’au 17 février 2012 La monnaie unique n’a donc pas fait disparaître les monnaies nationales, et si
le cas du mark allemand est emblématique, en réalité seuls les États d’Europe du Sud (Grèce, France,
Italie, Chypre et Malte ; puis l’Espagne et le Portugal à compter de 2021 et 2022 respectivement), la
Finlande et peut-être, à compter de 2032, les Pays-Bas, ont renoncé à la convertibilité de leurs billets
de banque. Il en résulte que l’on peut toujours évaluer de la richesse et la stocker en mark allemand, et
on peut même effectuer des paiements dans cette monnaie, comme on peut compter, stocker et payer
en monnaie électronique. La différence est que le paiement en mark allemand ou en Bitcoin peut être
refusé sur le territoire de l’UE, comme peut être refusée une dation en paiement. En revanche, le
paiement en euro doit être accepté. Tel est le sens de l’article 128 § 1 du TFUE. Le cours légal
désigne d’abord, et essentiellement, la valeur libératoire de la monnaie : elle libère des dettes
exprimées en argent et ne peut donc pas être refusée. Mais si la monnaie européenne n’est pas «
unique » en ce sens qu’elle n’a pas fait disparaître, pour l’instant, entièrement les monnaies nationales,
elle n’est pas davantage « commune » car la garantie du pouvoir libératoire est encore assurée par les
règles et procédures du droit national. L’euro fonctionne ainsi à la manière d’une « loi uniforme »,
avec des formulaires communs que sont les billets de banque, destinée à coordonner les législations
nationales qui le reconnaissent et donnent effet au « formulaire ». Ainsi, l’article 1343-3 du Code civil
transpose en droit français le pouvoir libératoire de l’euro. Mais c’est l’article R. 642-3 du Code pénal
qui met la force publique à son service. Mais cela n’oblige pas le créancier à avoir la « monnaie »,
l’art. L. 112-5 du Code monétaire et financier l’indique. : « En cas de paiement en billets et pi èces, il
appartient au débiteur de faire l’appoint » –, ni n’exclut les limitations aux paiements en espèces,
notamment pour lutter contre le blanchiment – art. L. 112-6 et s. D. 112-3 et s. du même code. C’est
encore la force publique nationale qui protège l’euro de la contrefaçon, en punissant sévèrement les

129
faux-monnayeurs (v. art. 422-1 al. 1 du Code pénal français : « La contrefaçon ou la falsification des
pièces de monnaie ou des billets de banque ayant cours légal en France ou émis par les institutions
étrangères ou internationales habilitées à cette fin est punie de trente ans de réclusion criminelle et de
450 000 euros d’amende »).

§ 3. La crise de l’euro : remèdes juridiques et incertitudes politiques

La volonté politique de couper l’action publique du financement public a fragilisé les


États, les exposant à la spéculation sur les instruments de leur dette, à l’origine de la crise de la
Zone euro (A). Les remèdes imaginés, Mécanisme européen de stabilité (MES) et Pacte budgétaire
maintiennent cette coupure (B). Une autre politique monétaire est techniquement possible, et
l’expérience des échecs de la seule politique qu’ait connue la Zone euro devrait conduire à
l’explorer (C).

A- La dynamique de la crise : une action publique sans monnaie

Il faut distinguer deux aspects de la crise de l’euro :


- Le premier aspect, certainement le plus profond, est la somme des difficultés
économiques et sociales associées au « passage à l’euro ». Il est reproché à la « Zone euro »,
d’une part, d’avoir sacrifié le dynamisme économique sur l’autel de la stabilité monétaire et,
d’autre part, en asséchant le financement public, d’avoir pesé sur le fonctionnement des
services publics, y compris les systèmes éducatifs et de santé, et réduit les « amortisseurs »
sociaux. C’est ici d’abord la « politique monétaire », jugée trop restrictive, dans les premières
années notamment, qui est en cause.
- Le deuxième aspect qui a été le véritable déclencheur de la crise de l’euro : le tarissement
du financement public de l’action des personnes publiques en général, et du secteur non
concurrentiel en particulier, à l’origine de la « crise de la dette ». La cause de la crise est
simple : la source de financement de la Zone euro (BCE), a été coupée de l’action publique.
La BCE peut alimenter uniquement les marchés de capitaux (les banques privées) qui auront
ainsi le monopole du financement du secteur public. C’est l’objet de l’article 123 § 1 du
TFUE. Ainsi, face à la crise financière des subprimes, les États ont accru leur endettement
pour sauver les établissements bancaires ; ce besoin urgent de financement en pé riode
d’assèchement des liquidités a exposé certains États (dont la Grèce) à des difficultés de
financement ; la BCE n’a pas pu prêter directement aux États en difficulté, et les
établissements privés de crédit, financés par la BCE à faible taux, on (re)prêté ces sommes à la
Grèce à des taux insoutenables. Le paradoxe est que pour rétablir la confiance, la BCE a
racheté aux banques privées leurs créances sur la dette grecque. Mais puisque ces créances
avaient été constituées sur les fonds injectés par la BCE, celle-ci a ainsi garanti aux banques
privées le paiement d’intérêts astronomiques pour des sommes qu’elle leur avait prêtées à
faible taux. Outre la catastrophe sociale en Grèce, la crise de la dette aura été un moyen d’«
aider » les banques privées avec la manne de l’argent public.

B- Mécanisme européen de stabilité et pacte budgétaire : des remèdes contre l’action publique

Pour sortir de la crise de la dette, les États européens ont conclu deux accords internationaux
qui se rapportent aux traités institutionnels sans toutefois les modifier : le Pacte budgétaire et le
Mécanisme européen de stabilité.

Pacte budgétaire

Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit communément « Pacte


budgétaire », a été ouvert à signature le 2 mars 2012, et est entré en vigueur le 1er janvier 2013. Il a
été présenté comme une sorte de contrepartie de l’autre accord, mais son utilité est pour le moins
incertaine.

130
 Pour l’essentiel, l’apport substantiel du Pacte se limite à préciser les conditions d’application
de la rigueur budgétaire, en réduisant la part admise du déficit structurel, par opposition au
déficit lié à des dépenses d’investissement.

Les véritables nouveautés du Pacte relèvent de la procédure. Sous l’angle non-contentieux, les
États s’obligent à adopter une règle nationale s’imposant au processus budgétaire et astreignant à
la réduction des déficits. C’était la fameuse « règle d’or » (golden rule), prétendu gage de confiance
nécessitant le plus souvent des révisions constitutionnelles (mais une loi organique a suffi en France.)
Évidemment, la règle d’or n’a garanti ni la croissance, ni les rentrées fiscales, ni la paix sociale, et son
bilan est donc le constat de son inévitable et, relativement, opportune inapplication. Mais le Pacte a
fait plus, sur le terrain contentieux. La surveillance des déficits excessifs est confiée à la Commission
qui peut être à l’origine de procédures contre les États récalcitrants. Or, comme le Pacte budgétaire
n’est pas une révision des traités, il ne pouvait pas modifier les procédures ; il a alors ajouté une «
clause compromissoire » (appelée « compromis » pour créer une apparence de conformité à l’article
273 du TFUE) permettant une action d’un État contre un autre État, et pouvant aboutir à une sanction
financière de l’État qui ne respecterait pas le Pacte. Évidemment, une procédure d’un État contre l’État
en difficulté financière aboutissant à ajouter une dette supplémentaire à ce dernier, a peu de chance de
l’aider à surmonter une crise financière, et on doit se réjouir qu’on ne l’applique guère. On ne
regrettera donc pas trop que ce Pacte, annoncé avec fracas, ait été laissé depuis dans les limbes d’un
statut juridique incertain. En effet, d’une part, il s’éloigne des règles et, surtout, des procédures de
l’UE, mais son article 2 § 2 précise qu’il ne s’« applique » que « dans la mesure où il est compatible
avec les traités (...) et avec le droit de l’Union européenne ». De l’autre, les États et les institutions ne
se sont guère pressés pour exécuter son article 16 qui prévoyait d’en « intégrer le contenu (...) dans le
cadre juridique de l’Union européenne ».

Le mécanisme européen de stabilité

Mais si ce Pacte n’est pas de grand secours pour le financement des États de la Zone euro,
c’est parce que cette mission a été confiée à un second instrument, signé le 11 juillet 2011 et modifié
le 2 février 2012 : le Mécanisme européen de stabilité. Sa conclusion a été précédée de la procédure de
révision « simplifiée » prévue à l’article 48 § 6 du TUE, par décision unanime du Conseil, sachant
que celle-ci « n’entre en vigueur qu’après son approbation par les États membres, conformément à
leurs règles constitutionnelles respectives » La décision du Conseil en date du 25 mars 2011 a ajouté à
l’article 136 du TFUE un § 3 ainsi libellé : « Les États membres dont la monnaie est l’euro peuvent
instituer un mécanisme de stabilité qui sera activé si cela est indispensable pour préserver la stabilité
de la Zone euro dans son ensemble. L’octroi, au titre du mécanisme, de toute assistance financière
nécessaire, sera subordonné à une stricte conditionnalité ». La validité de cette décision avait été
contestée, notamment sur le fondement de l’article 48 § 6 alinéa 3 du TUE qui pose que la procédure
simplifiée « ne peut pas accroître les compétences attribuées à l’Union dans les traités ». La Cour de
justice aurait pu considérer que, ayant été soumise à acceptation individuelle suivant la procédure
applicable aux traités internationaux ordinaires, une telle décision, devenue traité, n’était plus soumise
à son contrôle. Mais la Cour en a décidé autrement et, ayant accepté d’exercer son contrôle, elle en a
été amenée à dire pour droit que la décision de créer le Mécanisme européen de stabilité (MES)
n’accroît pas les compétences de l’Union (CJUE, 2012).

Le MES est une organisation internationale distincte de l’UE, créée sur le modèle des
institutions financières comme le FMI. Elle jouit à ce titre de la personnalité, des privilèges et des
immunités reconnus aux organisations intergouvernementales. Mais elle est aussi un établissement
financier, avec un capital social libéré d’un peu plus de 80 milliards d’euros. Le capital est distribué en
fonction du poids économique, tel que reflété par la structure du capital de la BCE ( 27 % en
Allemagne, 20 % en France et moins de 3 % en Grèce, par exemple. Ce capital social est un socle
utilisé par le MES pour emprunter sur les marchés financiers. Il (re)prête ensuite les sommes
collectées aux États en difficulté, à un taux d’intérêt légèrement supérieur. Si l’État bénéficiaire du

131
prêt venait à faire défaut, c’est le MES qui rembourserait le prêt qu’il a souscrit auprès des banques.
Or, à côté du capital libéré, le MES dispose d’un « capital appelable », qui est en réalité une
garantie offerte aux banques privées, et qui s’élève à un peu plus de 620 milliards d’euros : les
États s’engagent en cas de nécessité à couvrir d’éventuelles pertes en libérant un capital
supplémentaire, dans la limite de 620 milliards répartis suivant les parts de capital social. Ce sont donc
les deniers publics des principaux détenteurs du capital qui garantissent le MES, ce qui est censé
permettre d’obtenir des bons taux auprès des banques. Le système est donc le suivant : la BCE prête
aux banques privées qui prêtent au MES qui prête (sous conditionnalité) aux États en difficulté.
Ce système est censé être justifié par l’article 127 § 1 TFUE qui interdit à la BCE de prêter
directement aux États en difficulté. Mais l’article 127 § 2 du TFUE, on y reviendra, permettrait à la
BCE de prêter au MES, ce qui éviterait l’emprunt auprès des banques privées et la nécessité de les
garantir avec les deniers publics des États. C’est donc par choix politique que les États ont voulu
exposer leurs propres contribuables. La conditionnalité est le modèle du FMI : les prêts s’effectuent
par tranches, et l’accès aux tranches suivantes est subordonné au respect des conditions (privatisations,
baisse des retraites, gel de la rémunération des fonctionnaires, réduction du nombre de lits d’hôpital et
des chaînes de télévision publiques, etc.). Si le financement passe par les banques privées, les juges
ultimes des contreparties exigées au titre de la conditionnalité seront les banques ; et si le garant est le
contribuable national (ce qui n’est pas le cas si c’est la BCE qui prête ou rachète la dette), il sera
impossible de dispenser le débiteur.

Ainsi garantie, la conditionnalité altère profondément la répartition des compétences que


l’article 48 § 6 alinéa 3 du TUE entendait préserver. De la gestion de l’hôpital public au nombre de
professeurs dans les universités, de la privatisation des ports au paiement des fonctionnaires ou à l’âge
de la retraite, la conditionnalité permet d’exiger l’adoption de lois et règlements et la mise en œuvre de
politiques, sans égard à la compétence de l’Union ou à la subsidiarité (pas plus d’ailleurs qu’au vote
des électeurs). Ainsi, en échange du financement du MES, Chypre se voit engagé à réduire l’accès
gratuit à l’hôpital public, à retarder l’âge du départ à la retraite à taux plein, à considérer la
privatisation des secteurs de l’électricité et des télécommunications, et des ports, sans avoir à rattacher
ces conditions aux compétences de l’Union : tout peut être régi par les conditions, pour peu qu’on ait
besoin du MES. L’histoire de l’échec des politiques structurelles du FMI, la concentration des
richesses et l’accroissement des inégalités qui les ont accompagnées n’y font rien : c’est encore une
idéologie d’après-guerre qui guide les institutions européennes, et elle conduit à une désaffection
progressive des citoyens.

C- Pour une autre politique économique et monétaire : accepter l ’action publique

Contrairement à une idée généralement admise, les règles européennes permettraient une
politique différente, sans besoin de passer par une improbable modification des traités. C’est
l’idéologie politique qui a empêché de l’explorer.

D’abord, le financement public de l’économie n’est pas exclu par les traités. L’article 123 § 2
du TFUE, en effet, prévoit une exception générale à l’interdiction du financement public :
l’interdiction « ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à
disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales
nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de
crédit ». Au moment où la BCE en a été réduite à pratiquer des taux zéro ou négatifs, ne pas avoir
alimenté le secteur public de crédit est un aveuglement idéologique stupéfiant : il serait ainsi
préférable, selon les tenants de cette option, de continuer à rémunérer les banques privées, pourtant
défaillantes à financer l’activité économique, ou de leur donner gratuitement de l’argent, plutôt que
d’associer les établissements publics de crédit au financement de l’économie.
 Le cas du MES est particulièrement significatif : organisme public de crédit, il aurait accès
aux liquidités de la BCE. Mais au lieu de cela, il emprunte auprès des établissements privés de
crédit, en leur payant, par choix délibéré et avec la garantie du contribuable, des intérêts qu’il
n’était pas tenu de payer.

132
 Certains justifient cette absurdité en considérant que l’utilisation des établissements publics de
crédit pour financer la dette publique serait un contournement des traités. Le vrai dévoiement
est d’utiliser les banques privées pour obtenir, par le truchement de la conditionnalité, les
privatisations que la règle de neutralité (l’art. 345 du TFUE) interdisait à l’UE de réclamer –
et en érigeant le contribuable en garant ultime du dévoiement. Les traités donnent les moyens
d’éviter cette situation. Ceux qui l’ont empêché jusqu’à aujourd’hui étaient (et sont) prêts à
sacrifier l’adhésion des citoyens à la construction européenne sur l’autel de l’idéologie néo-
libérale de la rigueur. Ils ne sont pas les héritiers du mouvement fédéraliste européen, et ils
constituent le principal danger du projet européen, qu’ils condamnent à n’être que l’instrument
d’un camp.

Les soldats de la rigueur défendent leur dogme anti-inflationniste par un argument


historique : l’hyperinflation allemande serait à l’origine de la montée en puissance du nazisme, et
de la seconde guerre mondiale. Mais le Mein Kampf a été rédigé avant la crise économique.
L’hyperinflation n’a pas amené au pouvoir des nazis en Argentine. Et du reste, la période de sous-
inflation actuelle s’accompagne des régurgitations identitaires les plus repoussantes. Croire que
lutter contre l’inflation suffirait à endiguer l’antisémitisme et les pulsions bellicistes européennes
est irresponsable. Le faire accroire pour poursuivre une idéologie économique de circonstance est
indigne. Le pire dans cette imposture est que l’Europe en vient à défendre la même politique ultra-
capitaliste effrénée qui était déjà à l’origine de la grande crise de 1929, pour ne pas retenir un
minimum du new deal qui avait permis jadis aux États-Unis d’en sortir. Le maintien de la
politique monétaire actuelle n’est ni rationnel, ni prudent, ni favorable à la construction
européenne.

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