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C roque - morts

et thanatologues

Danielle Goyette

C roque - morts
et thanatologues
C roque - morts
et thanatologues
Danielle Goyette

C roque - morts
et thanatologues
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives
nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
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Goyette, Danielle, du 1957-
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d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC
Croque-morts et thanatologues
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1. Embaumement - Québec (Province). 2. Personnes endeuillées,
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editionsmichelquintin.ca
09-GA-1
Imprimé au Canada
À toi, papa,
qui as quitté ce monde le 11 février 1965.
Il doit rester bien peu de ton corps en terre.
Tu as pourtant laissé tant de toi en moi,
ta persévérance, ta douceur, tes mots,
ton amour de la vie.

« Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive. »


Montaigne

« La mort lui a mis un clair de lune sur la face. »


Jules Renard

« Efforçons-nous de vivre de telle sorte que,


quand nous ne serons plus,
le croque-mort lui-même pleure à notre enterrement. »
Mark Twain
Avertissement
Les faits et opinions ici publiés n’engagent en rien l’éditeur ni
l’auteure et ne concernent que les témoins cités.
Certains noms et lieux ont été changés ou présentés de façon éva-
sive dans le but de préserver l’anonymat de certains témoins.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction – 9
8
Petite histoire de l’embaumement – 12
13
Quatre générations de thanatologues – 22
23
Contribuer à la paix des âmes – 46
47
Toute une vie à côtoyer la mort – 56
57
Une courte expérience inoubliable – 76
77
La
Lavolonté
volontéd’embaumer
d’embaumerses
sesproches
proches––90
91
De père en... filles – 116
117
Conclusion – 166
167
Remerciements – 169
Crédits photo – 170
Bibliographie –173
Notes – 175
INTRODUCTION


« Ma mère a toujours entretenu un rapport
étonnamment serein avec la mort.
Quand j’étais jeune, je la voyais souvent partir
vers des destinations inconnues
avec une toute petite valise bleue.
Je ne savais pas ce qu’elle contenait.
Je ne savais pas ce qu’elle allait faire.
Elle agissait toujours rapidement.
Après un bref coup de téléphone.
Elle sortait la petite valise de la commode,
l’ouvrait, vérifiait si tout y était,
la refermait et partait pour une heure ou deux.
Elle revenait avec un visage épanoui,
parfois même avec un léger sourire sur les lèvres.
Un jour, alors que je l’observais à son insu,
je l’ai vue prendre une mèche de cheveux
de la petite valise bleue et la caresser doucement.
Quel geste curieux...
Puis elle inscrivit un mot sur une étiquette
qu’elle attacha à cette mèche
pour la déposer dans la valise.
J’étais très intriguée.
Un soir où elle était absente,
j’ai donc laissé libre cours à ma curiosité.
J’ai sorti la petite valise bleue de la commode
et je l’ai ouverte.
J’y ai découvert des peignes, des brosses, des ciseaux,
des pinces, un fixatif en aérosol...
À l’intérieur du couvercle de la valise,
une quinzaine de mèches de cheveux
étaient retenues par des élastiques.
Chaque mèche portait un nom.
Gertrude, Louise, Yvonne, Thérèse...
C’était si étrange.
Quelques années plus tard, j’ai compris.
Maman m’a expliqué.
Il faut savoir que ma mère était coiffeuse.
Quand l’une de ses clientes ou l’une de ses proches décédait,
elle allait la coiffer pour son dernier repos.
Elle les avait si souvent coiffées, pendant des années...
“ Comme ça, elle se ressemblera vraiment ”, pensait ma mère.
Puis, elle rapportait toujours une mèche
en souvenir de cette femme, de cette amie, de cette sœur.
Je me demande encore aujourd’hui comment elle faisait.
Peigner un cadavre...
Vous l’ai-je dit ?
Ma mère entretenait un rapport serein avec la mort. »

Danielle G.
Hier, ils s’appelaient croque-morts et embaumeurs. Aujour­
d’hui, ils portent plutôt le nom de thanatologues et de
thanatopracteurs. Depuis toujours, leur pratique provoque
des sueurs froides chez certains ou suscite la fascination
chez d’autres. La populaire télésérie américaine Six pieds
sous terre (Six Feet Under) a aidé à démystifier leur métier.
Espérons que ce livre y contribuera également.
De nombreux thanatologues d’aujourd’hui n’apprécient pas
qu’on utilise encore le terme « croque-morts ». Ils font tout
pour le bannir de leur vocabulaire et de celui du public.
Le titre de ce livre en a même rebuté plusieurs, au point
de refuser d’y participer. Pourtant, l’histoire des thanato-
logues d’aujourd’hui est tout aussi fascinante que celle des
­croque-morts d’hier. Vous le verrez bien en vous plongeant
dans ces pages.

rentes fonctions dans


Le thanatologue peut exercer diffé
conseille les familles,
le domaine funéraire. Il accueille et
dépouilles, organise
prend en charge le transport des
inistratives et peut
les funérailles, occupe des tâches adm
que thanatopracteur.
pratiquer la thanatopraxie en tant
appelle plus commu­
Le thanatopracteur est celui qu’on
racteur est nécessaire­
nément l’embaumeur. Le thanatop
atologues ne sont
ment thanatologue, mais certains than
eurs car, même s’ils exer­
pas nécessairement thanatopract
mai son funéraire, ils
cent plusieurs fonctions dans une
r d’em bau mements.
peuvent décider de ne pas pratique

Le terme « croque-mort » est né au Moyen Âge alors qu’un


volontaire, souvent le médecin du village, devait mordre fer-
mement l’orteil d’un présumé mort afin de s’assurer qu’il
avait vraiment quitté ce monde. Si le corps ne réagissait pas,
le croque-mort déclarait la mort officielle. Il va sans dire
que cette pratique fait partie du passé, puisque la science a
établi depuis des protocoles beaucoup plus concluants pour
confirmer une mort clinique. Quant aux méthodes pour em-
baumer les dépouilles et leur donner un aspect serein, paisible
et presque en santé, elles ont elles aussi évolué au fil des ans.
Découvrons donc ensemble ces procédés ingénieux qui per-
mettent de conserver une dépouille, de redonner son visage à
un accidenté, de ramener la corpulence à un corps amaigri ou
de rendre un teint rosé à un mort à la peau bleuie ou jaunie.
Des thanatologues québécois ont accepté de nous ouvrir les
portes de leur laboratoire. Grâce à eux, vous pourrez mieux
comprendre ce métier encore si tabou et découvrir les mul-
tiples facettes de leur travail comme jamais auparavant.
Bienvenue chez les thanatologues, un univers plus qu’insolite !

 11 
PETITE HISTOIRE
DE L’EMBAUMEMENT

Le mot embaumement vient du latin in balsamum, qui veut
dire « conservé à l’aide de baumes, d’aromates ». Confronté
à la mort depuis la nuit des temps, l’être humain tente
toujours de trouver mille moyens pour préserver le plus
longtemps possible les corps de la décomposition.
Les anciens Égyptiens excellent dans le domaine. Leurs
mo­mies, dont certaines très bien conservées, en témoignent
encore aujourd’hui. Ils retirent tout d’abord une partie du
cerveau du défunt à l’aide de gros crochets de fer en passant
par les narines, puis liquéfient ce qui est resté à l’intérieur de
la tête avec de la résine très chaude. En retournant le corps,
l’excédent de matière fluide s’écoule alors par le nez. Ils
font ensuite une incision sur le flanc, enlèvent les viscères,
les purifient avec des herbes aromatiques et les remettent en
place. Parfois, les organes sont plutôt placés dans des va­ses
scellés qu’on dépose près de la dépouille dans son caveau.
Les embaumeurs baignent également le corps dans une so-
lution très forte en sel et en carbonate de sodium appelée
natron. C’est un bon agent de conservation. Ils laissent re-
poser le corps dans cette saumure durant 70 jours, puis
l’enduisent d’huile de palme, de cèdre, d’aloès ou d’autres
essences avant de l’envelopper de bandelettes de lin. Des
amulettes parent le corps. Celui-ci est finalement couché
dans un cercueil de bois à l’effigie du défunt.
Dans la Chine ancestrale, le linceul est plutôt une immense
pièce de soie très fine imbibée d’huiles épicées qui enve­
loppe le corps en multiples couches. Un liquide contenant
du cinabre, sulfure de mercure reconnu comme remède de
longévité ayant même certaines propriétés de résurrection,
croit-on, est coulé dans le cercueil avant sa fermeture. Le
tout est ensuite enterré très profondément, près du cœur
de la Terre, pense-t-on.

e les viscères du
Au Moyen Âge, en Europe, on retir
cavités de différent s
corps dont on remplit ensuite les
c ou du romarin.
aromates ou herbes comme du mus

Comment préserver le corps...


Au fil des âges, des chercheurs réalisent de grandes dé-
couvertes qui vont changer l’approche de la mort et du
soin apporté aux dépouilles. Au XVIIe siècle, le médecin
anglais William Harvey démontre pour la première fois
l’existence de la circulation sanguine. Un siècle plus tard,
le docteur néerlandais Frederik Ruysch trouve un moyen
de conserver un cadavre quelques jours en lui injectant une
substance dans les veines et les artères. Par contre, il ne
laisse aucune note qui précise en quoi consiste ce procédé
de conservation.
À la même époque, les médecins et anatomistes écossais
William et John Hunter font des recherches en parallèle
sur les principes de l’embaumement conçus par Ruysch, en
tentant d’injecter un liquide de conservation composé de
térébenthine et d’huiles essentielles comme la lavande. Ils
en concluent que cela contribue réellement à conserver le
corps dans un état acceptable durant quelques jours.

William Hunter (1718-1783), co-inve


nteur du liquide
d’embau­mement, racontait aimer
le travail sur les ca­
davres, car les mor ts avaient la gen
tille habitude de se
soumet tre à lui sans aucune rébellion
.

 14 
Au début du XIXe siècle, Jean Nicolas Gannal crée à son tour
une solution à base de phosphate de sodium et d’arsenic qu’il
fera même breveter en 1837. En 1840, un certain ­Chaus­sier
fait plutôt des essais avec du chlorure de mercure. À la
même époque, le médecin anatomiste américain Richard
Harlan se rend en Europe pour rencontrer les chercheurs
qui travaillent dans le domaine de l’embaumement. Il re­
vient aux États-Unis avec le livre de Gannal, Histoire des em-
baumements, qu’il traduit en anglais. Alors que la guerre de
Sécession fait rage (1861-1865), Harlan met en pratique dif-
férentes techniques d’embaumement apprises dans ce livre
ou livrées par les spécialistes rencontrés en Europe et il les
conseille à ses compatriotes américains. Inspiré par les nou-
veaux procédés de préservation des corps qu’il trouve dans
ce livre, un médecin du nom de Thomas Holmes, commis-
sionné par le Corps médical de l’armée, traite directement
sur le champ de bataille pas moins de 4 000 dépouilles de
soldats. Mais c’est en 1868 que le chimiste allemand August
Wilhelm von Hofmann fait la plus importante découverte,
le formaldéhyde. Ce nouveau produit révolutionne le monde
de la thanatopraxie et surpasse par son efficacité toutes les
autres solutions employées auparavant. Par la suite, ces mé-
thodes d’embaumement commencent lentement à se géné­
raliser, mais elles ne deviendront plus fréquentes qu’à partir
des années 1930 en Angleterre et 1960 en France1.

L’embaumement d’autrefois au Québec


En milieu rural, aux XVIIIe et XIXe siècles, la famille par-
ticipe activement au rituel funéraire. La toilette du défunt

 15 
est faite par un proche. Dans le cas d’un homme décédé,
c’est un homme qui s’acquitte de cette tâche; si c’est une
femme ou un enfant qui vient de mourir, c’est sa mère, une
parente ou une sage-femme qui procède. Avant l’existence
de l’embaumement, on remplit une cuvette de chaux pour
y déposer les sécrétions du cadavre. Après les années 1920,
s’il y a un croque-mort au village ou dans la région, on peut
espérer un embaumement. Les préparatifs sont très rudi-
mentaires. Le corps est exposé sur un chevalet recouvert
d’un drap blanc, que l’on installe au salon dans la demeure
du défunt. L’exposition dure entre un et trois jours. Le
corps est ensuite déposé dans un cercueil de bois fabriqué
par un paroissien ou le croque-mort2.

LE DÉBUT DES SALONS FUNÉRAIRES


e à la maison du
Auparavant, le prêtre devait toujours se rendr
de le transporter
défunt pour effectuer la « levée du corps » afin
e a la charge
à l’église. Vers les années 1800, comme le prêtr
entendu que deux ou trois mai­
d’un très large territoire, il est
t désignées pour recevoir
sons centralisées seront dorénavan
distan ces à parco urir
les dépouilles mortelles afin de réduire les
salon s funér aires3
.
pour le prêtre. Ce sont là les ancêtres de nos
L’embaumement aujourd’hui
De nos jours, l’embaumement est régi par certaines lois.
Entre autres, un corps qui doit être exposé plus de 24 heu-
res et dont l’exposition débute plus de 18 heures après son
décès doit nécessairement être embaumé. Cependant, le
tha­natopracteur doit attendre six heures après le décès
déclaré par constat officiel avant d’entreprendre son travail
sur la dépouille. Cela évite toute erreur de diagnostic. Le
corps embaumé peut ensuite être gardé sept jours avant sa
mise en terre ou son incinération, mais si on doit le con-
server plus longtemps, la loi oblige à ce qu’il soit entreposé
dans un lieu tempéré à 5 °C.
La première étape de l’embaumement consiste à désinfec­ter
le corps. Pour éviter l’écoulement de fluides non désirés, on
agrafe, coud ou colle entre autres la bouche et
les yeux pour qu’ils ne s’ouvrent pas,
car la bouche au repos a tendance à
s’ouvrir toute seule. Le visage et
les mains sont hydratés afin de
conser­ ver leur aspect naturel
le plus longtemps possible sans
se dessécher. On injecte ensuite
un liquide de conservation dans
le corps à partir de l’artère caro­
tide, située près de la clavicule. Le sang
re­poussé par ce liquide est évacué par la veine jugulaire
qui a été incisée. Aucun organe n’est retiré à moins de cas
d’autopsie ou de dons d’organe. Un produit antibactérien est

 17 
également infiltré dans les tissus afin d’éviter toute conta-
gion4. Par la suite, on habille le corps des vêtements fournis
par la famille. Habituellement, on découpe les vêtements
dans le dos afin de faciliter l’habillement du défunt.

La crémation

du sud-
Artémise, reine de Carie, ancienne province
e antique,
ouest de l’Asie mineure au temps de la Grèc
-ci, la pau­
aimait tant son époux qu’après la mort de celui
t avalé pend ant des jours et des
vre femme éplorée aurai
on des cend res de son bien-
jours une toute petite porti
aimé incinéré.

La crémation est une coutume répandue chez lez Grecs et


les Romains de l’Antiquité. En Inde, elle se pratique depuis
au moins aussi longtemps. L’Église catholique a longtemps
refusé la crémation car elle était contraire à la croyance de
la résurrection du corps. Elle l’acceptait cependant dans
les cas d’épidémie ou pour éliminer les nombreux corps en
temps de guerre. Aujourd’hui, cette pratique est de plus
en plus courante.
La crémation, aussi appelé incinération, dure de deux à
trois heures. Les tissus disparaissent presque totalement
en fumée, mais les os demeurent presque intacts. Par la
suite, ceux-ci sont broyés et c’est cette poussière d’os qui
est déposée dans l’urne funéraire.

Les tribus Guayupes de Colombi


e composaient une
liqueur faite à base de la cendre de
leurs morts et de
leurs os pulvérisés.

À une certaine époque, les os auraient été étrangement


« salvateurs ». On raconte en effet qu’en période de famine,
au XVIe siècle en France, les gens exhumaient leurs morts
et en écrasaient les os pour en faire une poudre fine avec

 18 
laquelle ils fabriquaient du pain. Cet aliment fut baptisé « le
pain de Madame de Montpensier », du nom de la deuxième
épouse du duc de Guise, car l’idée aurait été d’elle, bien que
la dame ne semble pas en avoir jamais fait la dégustation !

Rituels et catacombes
Les cérémonies funéraires diffèrent d’un siècle, d’un con-
tinent, d’une religion ou d’une spiritualité à l’autre.
Dans l’Antiquité, l’Égyptien qui a perdu ses parents se rase
les sourcils. À la mort d’un proche, les habitants de Délos,
une île des Cyclades en Grèce, se rasent entièrement la tête
et leur deuil se perpétue jusqu’à ce que leurs cheveux aient
récupéré leur longueur habituelle5.
Pour entreposer les morts, les catacombes sont très cou-
rantes. Les plus anciennes remontent au Ier siècle. Elles con-
naissent leur apogée au IIIe siècle. On en connaît à Rome,
à Naples, à Syracuse et à Palerme. Celles de Rome sont
très impressionnantes. Elle sont composées de nombreuses
galeries labyrinthiques. Des niches y sont creusées l’une
par-dessus l’autre. On y glisse les corps et on referme en-
suite l’ouverture avec des tuiles ou du marbre sur lequel on
inscrit le nom du défunt et quelques données à son sujet.

Lors des grandes persécutions, les catacombes ser­


vent même de refuge pour les chrétiens.

Les catacombes de Paris ont plutôt servi, quant à elles, à ac-


cumuler les ossements des cimetières parisiens que l’on devait
fermer, comme ce fut le cas pour le cimetière des Innocents6.

 19 
Fossoyeur malgré lui

Durant dix ans de sa vie, Louis a été homme de maintenance


pour les pères capucins. Il était principalement responsa­
ble du lieu de pèlerinage de la chapelle de la Réparation au
Sacré-Cœur, à Pointe-aux-Trembles. Il n’aurait jamais pu
s’imaginer qu’il en vien­drait un jour à devenir fossoyeur.
Pourtant, en­tre 1988 et 1997, ce jeune homme dans la ving-
taine a emmuré, dans la crypte creusée au sous-sol de la
chapelle, les dépouilles de pères décédés qu’il avait côtoyés.
Louis lève le voile sur cette page de sa vie. « La première
fois qu’on m’a demandé de parti­ci­per à l’emmurement de
la dépouille d’un religieux, j’ai eu tout un choc, moi qui
avais si peur des morts. Déjà que j’éprouvais de la crainte
à entretenir le couloir sombre qui menait à la crypte où se
trouvaient les sépultures d’une cinquantaine d’entre eux...
En plus, j’avais tissé des liens amicaux avec ces hommes.
Ce n’était pas évident. Malgré cela, j’y ai pourtant emmuré
moi-même deux pères capucins.
La dépouille était d’abord couchée dans un cercueil de bois
très rudimentaire, recouvert d’un simple tissu de velours
gris. Je déposais une fine pièce de tissu blanc sur son visage.
Je recouvrais le corps de chaux, processus qui contribuait à
momifier la dépouille, puis je refermais le couvercle. Je dé­
versais ensuite trois gros sacs de sable dans le fond du caveau.
Le cercueil était disposé sur deux ­ma­driers surélevés au-
dessus de ce sable. Cette grande quantité de sable servait à
absorber les liquides de décomposition p ­ ouvant couler du
cercueil. Puis s’ensuivait le long procédé d’emmurement
qui s’étalait sur quatre jours consécutifs. Le premier jour,
je scellais le caveau une première fois en érigeant un mur de
briques. Le deuxième jour, je recouvrais ce mur d’une couche
de gou­dron. Le troisième jour, je dressais un autre mur de
briques. Le dernier jour, j’appliquais une autre couche de
goudron. Un panneau de
bois était ensuite apposé
sur la devanture pour y
fixer une plaque gravée
de l’épitaphe du père
capucin décédé. Et mon
travail était terminé. »
Le jour où il ne reste
plus d’es­pace libre dans
la crypte, les pères ca-
pucins font bâtir un
mau­solée extérieur pour
recevoir les autres dé-
funts. Louis a également
été ­ fossoyeur pour ce
lieu de sépulture. « Ce
mau­ solée ressemble à
une sorte de ruche avec
de multiples ca­veaux en
ciment. Quand surve-
nait le décès d’un capu-
cin, je devais préparer
le caveau du défunt en
rampant jusqu’au fond
de ce petit espace long
de sept ou huit pieds. J’allais couper deux bouchons de
plas­tique, l’un pour laisser s’échap­per les liquides de dé-
composition vers le sol, l’autre pour éliminer les odeurs par
des petites cheminées du toit. Je glissais ensuite le cercueil
dans le caveau. Je recouvrais finalement l’ouverture d’une
plaque d’amiante scellée avec des vis et de la silicone, puis
je terminais par une porte de béton. Au cours de ces an-
nées, j’ai emmuré 30 pères capucins dans le mausolée et
2 dans la crypte. Je n’oublierai jamais chacun des gestes que
j’ai posés pour eux. Que leurs âmes reposent en paix. »
QUATRE GÉNÉRATIONS
DE THANATOLOGUES

« La mort ne surprend pas le sage ;
Il est toujours prêt à partir. »
Jean de La Fontaine

Réjean est thanatologue depuis 1969. Il a déjà accumulé


41 ans d’expérience. Dans sa famille, on commençait très
jeune à pratiquer. Avant lui, son père, son grand-père et
son arrière-grand-père ont été respectivement directeur de
funérailles, entrepreneur de pompes funèbres et croque-
mort. À eux quatre, ils cumulent plus de 170 ans de pra-
tique ! Le centre funéraire familial est toujours érigé sur le
même site, où chaque génération a exercé ce métier mé-
connu qui fait encore sourciller bien des gens.
Les débuts de ce récit familial remontent aux environs de
1880. En ce temps-là, Moïse, l’arrière-grand-père de Réjean,
était le croque-mort attitré du village. Réjean nous raconte.
« Au début, le rôle du croque-mort consistait à fabriquer
un cercueil et à faire la mise en terre.
Comme l’embaumement n’existait pas encore, les corps
étaient enterrés rapidement. Les personnes décédées étaient
préparées et habillées pour leur dernier repos à la demeure
familiale par les proches eux-mêmes. La coutume voulait
que le corps soit veillé pendant trois jours. L’exposition se
faisait dans une pièce de la maison, puis, la journée de la
messe des funérailles, le croque-
mort se rendait à la maison avec
le cercueil, y déposait le corps
et on procédait ensuite à la cé­
rémonie funéraire.
Mon arrière-grand-père Moïse
était d’abord menuisier. Un
jour, il s’est fait demander un
cercueil. Puis un autre, puis
un autre...
C’est ainsi qu’a débuté no­tre
implication familiale dans le
domaine funéraire. Moïse se
rendait chez le défunt, prenait
ses mesures, pour retourner
ensuite à son atelier lui con-
cevoir un cercueil à sa taille.
Les gens de l’époque étaient
moins grands qu’aujourd’hui et,
en plus, ils mouraient plus jeu­
nes. Donc, plusieurs des ­cercueils
fabriqués par mon arrière-grand-père
étaient petits.

à la main à par tir de


« Il confectionnait chaque cercueil
solides pièces de bois de pin. »

Quand il était terminé, il allait porter le cercueil chez la


famille à l’aide d’une charrette ou d’une carriole tirée par
un cheval. Les porteurs à mains le transportaient ensuite
jusqu’à l’église et faisaient de même jusqu’au cimetière si-
tué juste à côté. »

L’église exhume ses sépultures


Réjean nous raconte qu’on a trouvé récemment un bel
­exemple d’œuvres des menuisiers de l’époque. Sa paroisse

 24 
a été obligée de vendre l’église. Toutefois, dans le contrat
de vente, le diocèse demandait que soient au préalable ex-
humées les 33 sépultures de dignitaires ou de gens plus
fortunés inhumées dans la crypte il y a près de 150 ans,
pour être enterrées par la suite dans le cimetière. Réjean
fut réclamé, à titre professionnel, pour superviser les tra­
vaux d’exhumation avec certaines personnes-ressources de
la Société historique de la région.
Cette pratique d’inhumation sous les sous-sols des églises
a, un jour, été prohibée à cause des odeurs qui émanaient
parfois des lieux et, aussi, par manque d’espace.

avril 1881 : « Il a été


Voici le texte de la loi adoptée le 24
mblée que, vu les
décidé à l’unanimité de ladite asse
ité d’inhumer les
inconvénients et la quasi-impossibil
lte, dans l’église
corps assez profondément, il en résu
malsaines, et très
de ladite paroisse, des exhalaisons
de ladite paroisse.
préjudiciables à la santé du peuple
inion bien pronon ­
En conséquence d’après l’avis et l’op
, ladite assemblée
cés des médecins de ladite paroisse
sa Gra ndeur Monsei­
a décidé avec l’approbation de
que de ce diocèse,
gneur Louis-François Laflèche, évê
hum aucun corps
er
qu’en ce jour, il sera défendu d’in
paroisse. »
quelconque dans l’église de ladite

Réjean relate cette exhumation. « Ce que nous avons dé-


couvert au sous-sol de l’église nous a bien étonnés. Il y
avait des ossements bien sûr, mais aussi un cercueil en bois
bien conservé. C’était probablement celui d’un des curés
de la paroisse. Il avait été construit avec de la planche de
pin d’un pouce d’épaisseur, et chaque côté extérieur était
recouvert d’une mince feuille de plomb pour mieux con-
server le cercueil et la dépouille. Il était fait avec un élar-
gissement à la hauteur des épaules pour mieux accueillir
le corps. La planche de pin n’avait pas été coupée, on y
avait plutôt taillé quelques encavures afin de la courber

 25 
la dépouille qu’on y
« Fait étonnant, les ossements de
. »
a trouvés étaient encore en bon état

légèrement sans avoir à la couper ni à clouer deux planches


ensemble. Ces planches avaient aussi de minces rebords
embouvetés permettant d’y appuyer le couvercle du cer-
cueil et d’y couler du mastic de façon à rendre le tout her-
métique. C’était très ingénieux. C’était tout un cercueil
pour l’époque ! Il y avait même un petit hublot vitré à la
hauteur de la tête. Comme on n’embaumait pas encore à
l’époque, on a dû choisir ce procédé pour permettre aux
fidèles de voir leur curé une dernière fois.
Fait étonnant, les ossements de la dépouille qu’on y a trou-
vés étaient encore en bon état. Tout près du crâne, il y
avait même des cheveux. Le squelette était complet et la
dentition en excellente condition. Nous présumons qu’il
s’agissait probablement du curé fondateur de la paroisse.
Cet ecclésiastique très aimé de ses fidèles et de ses pairs
était décrit comme un homme de forte stature, et le
squelette qu’on a trouvé était très grand. Les registres de
la paroisse nous portent aussi à croire que ce pourrait être
lui. Par contre, nous ne pouvons en être certains à 100 %
car nous ne possédons pas les fonds nécessaires pour pro-
céder à une étude d’ADN. »

Le croque-mort du village
« Mon arrière-grand-père est décédé à 53 ans. Mon grand-
père C
­ harles-Édouard, âgé d’à peine 15 ans, et son frère
Doria, 22 ans, l’ont remplacé. Quand Doria est mort à l’âge
de 25 ans, Charles-­Édouard a dû prendre seul les rênes de
l’atelier alors qu’il n’avait que 18 ans. »
On est alors en 1896. C’est bien jeune pour porter sur
ses épaules l’entreprise de son père, mais il faut subvenir
aux besoins de ses frères et sœurs. « Je pense que Charles-
Édouard n’a pas eu trop le choix. Il est devenu à son tour le
croque-mort et entrepreneur de pompes funèbres du vil-
lage ! Ceux qui ont connu Charles-Édouard parlaient de

« Mon grand-père précédait presque


toujours à pied
le cortège à chevaux, de la maison
à l’église. »

lui comme d’un homme sérieux, grand, toujours bien mis,


avec une barbichette blanche bien taillée. Combien de fois
des gens qui ont connu cet homme qu’ils surnommaient
“ le Pinch ” m’ont dit qu’ils en avaient une peur bleue et
que, souvent, ils changeaient de trottoir pour l’éviter. Cer-
tains ne supportaient pas son regard et encore moins un
tic qu’il avait en bougeant le menton, qui était interprété
comme un signe de malédiction. N’est-ce pas la véritable
image qu’on se fait du croque-mort ? Lors de funérailles,
mon grand-père précédait presque toujours à pied le cor-
tège à chevaux, de la maison à l’église.
Il était vêtu d’une redingote noire, d’un chapeau haut-de-
forme en poil de castor, d’un pantalon rayé gris et noir,
d’une paire de gants de coton gris ou de cuir noir. Il en
imposait, je peux vous le dire ! On m’a aussi raconté qu’il
dégageait énormément de charisme et que la plupart l’ai­
maient beaucoup. »

Le temps de la grippe espagnole


Peu à peu, le rôle du croque-mort va changer. À la suite
de la découverte de la solution de préservation, des cours
d’embaumement sont offerts dans les grandes villes nord-
américaines. En 1910, Charles-Édouard, alors âgé de 30 ans,

 27 
se rend à Montréal pour suivre ce
cours. En 1918, la grippe espagnole
frappe de plein fouet l’Amérique.
On ne peut même pas prendre le
temps d’embaumer les corps. Pour
diminuer les foyers d’infection,
les dépouilles sont enterrées rapi-
dement dans le cimetière parois-
sial. « Ce fut une période très
difficile. Il est arrivé que per-
sonne ne veuille aider mon
grand-père à transporter les
dépouilles de peur d’être in-
fecté, et il a dû s’astreindre à
faire seul le travail. Il n’était pas ques-
tion pour lui de laisser tomber les gens de son vil-
lage. Ainsi, il allait lui-même chercher les corps de ceux

de formol, puis
« Pour se protéger, il imbibait un drap
en lui touchant le
enroulait la dépouille dans ce drap
moins possible. »

qui avaient succombé à cette fièvre dévastatrice. Quand


une personne mourait à l’étage d’une résidence, il fallait
transporter la dépouille au rez-de-chaussée pour la mettre
dans le cercueil. Pour se protéger, Charles-Édouard im-
bibait un drap de formol, puis enroulait la dépouille dans
ce drap en lui touchant le moins possible.
Il prenait la dépouille sur son épaule pour la descendre et la
coucher ensuite dans le cercueil. Puis, à l’aide d’une char-
rette, il la transportait jusqu’au cimetière pour l’inhumer
immédiatement sans passer par l’église. Par la suite, le curé
se rendait sur place bénir la sépulture.
Mon grand-père a finalement lui aussi attrapé la grippe
espagnole, mais vers la fin de l’épidémie quand elle avait
perdu de sa vigueur. Et il y a survécu... »

 28 
Cortège cérémonial
Habile de ses mains, Charles-Édouard construit lui-même
un corbillard. C’est une superbe voiture ornée de fanaux
de chaque côté du siège du conducteur.
« Les magnifiques chevaux noirs qui tiraient le corbillard
étaient richement harnachés. Ils étaient recouverts d’une
couverture finement tressée, de style macramé, en corde
de soie blanche. Mon grand-père a aussi fait sur com-
mande deux autres corbillards noirs pour adultes comme
celui-là, l’un qu’il vendit à Québec et l’autre à Montréal.
Il avait aussi conçu deux petits corbillards blancs tirés par

« On m’a raconté qu’en


ce temps-là, le petit co
blanc à cheval sortait rbillard
presque toujours au
fois par semaine. » moins une

un cheval pour transporter les cercueils d’enfants. Dans


ces années-là, beaucoup d’enfants mouraient en bas âge.
En une année, mon grand-père pouvait fabriquer près de
50 cercueils pour adultes et autant pour enfants. »

Les corbillards d’autrefois étaient noirs pour le transport des dépouilles


d’adultes. Les chevaux étaient également revêtus d’une couverture
noire tissée en macramé.

 29 
Pour les enfants, les corbillards étaient blancs tout comme l’était la fine
couverture en macramé du cheval.

Les premiers embaumements


L’embaumement tarde à s’instaurer dans les milieux ruraux
à cause de la grippe espagnole, mais aussi parce que les gens
des régions demeurent méfiants face à cette nouvelle tech-
nique. Il s’en fait encore très peu avant 1930, nous explique
Réjean. « À l’époque, la population était pauvre. En plus, ce
nouveau procédé ne plaisait pas à tout le monde, car beau-
coup de fausses croyances existaient sur la mort. Les gens

domicile du défunt
« L’embaumement était pratiqué au
au coût d’environ 10 $. »

avaient une peur bleue que le croque-mort embaume une


personne encore vivante. Et quand un embaumement était
demandé, il était pratiqué au domicile du défunt au coût
d’environ 10 $, dans des conditions peu favorables.
Il se faisait dans la chambre du mort, sans commodité, sans
ventilation. On éclairait son travail avec une lampe à ­huile
ou des chandelles. Les membres de la famille, inquiets,

 30 
a­ ttendaient à l’extérieur de la chambre. Au moindre bruit
suspect, ils s’interrogeaient.
De 1930 à 1940, les gens commencent à mieux connaître
la profession et à requérir de plus en plus ce service. Le
prix de l’embaumement se chiffre alors à 15 $, un cercueil
coûte environ 40 $, les ornements de la pièce funéraire 8 $,
et l’enterrement 10 $. »
Avec le temps, Charles-Édouard fait donc de plus en plus
d’embaumements. Il opère toujours dans la chambre du
dé­funt. Il transporte avec lui sa propre table pliante d’em­
baumement et tous ses outils. Comme il n’y a pas encore
d’électricité, il est équipé d’une pompe à main pour reti­
rer le sang des vaisseaux sanguins et injecter la solution de
préservation à base de formaldéhyde. « Alors qu’aujourd’hui
nous utilisons plutôt l’artère carotide, l’embaumeur du
temps utilisait plutôt l’artère iliaque ou fémorale, dans
l’aine, pour injecter la solution et la veine iliaque ou fémo-
rale pour évacuer le sang. La table d’embaumement était
légèrement en angle, ce qui permettait aux liquides et au
sang d’être évacués par un déversoir au bout de la table.
Sous la table, une chaudière recueillait les fluides.

Classe d’étudiants d’un des premiers cours d’embaumement donnés


dans les années 1920-1930 au Québec

 31 
Ceux-ci étaient probablement
ensuite jetés dans les égouts.
Le métier était déjà très ta­bou
et ça n’a pas beaucoup changé
de­puis tout ce temps ! Mon
grand-père a continué de tra-
vailler, comme croque-mort–
embaumeur, pres­que jus­­qu’à
son décès, à 88 ans. Et il n’a eu
qu’un seul employé à temps
plein : mon père ! »

Chaudière ayant servi à recueillir les flu­i­des corporelles résiduelles


de la dépouille pendant l’embaumement.

Une des première pompes manuelles servant à injecter le produit de


préservation dans le corps d’une dépouille.

Vivement l’électricité !
Né en 1902, le père de Réjean, Doria – même prénom que
son grand-oncle –, participe très jeune à la fabrication des
cercueils et il fait ses premiers embaumements complets
vers l’âge de 20 ans. L’entreprise familiale continuera la
fabrication des cercueils de façon artisanale jusqu’en 1972.
Si Doria a connu le temps des corbillards à chevaux, il va
également conduire son premier corbillard motorisé dans
les années 1940-1945.
Et comme c’est aussi l’époque de l’avènement de l’élec­tri­
cité, Doria commence alors à utiliser une pompe électrique
pour faire les embaumements, qu’il pratique toujours au

 32 
­ omicile du défunt. Réjean nous en parle. « Je me sou­viens
d
que mon père se plaignait du peu de lumière que dégageaient
les ampoules de 25 watts de l’époque. Il ne voyait pas bien
ce qu’il faisait. Une fois, d’ailleurs, il lui est même arrivé de
faire une fausse manœuvre qui a fait basculer une cruche en
verre pleine de sang qui a éclaté sur le plancher de la cham-
bre. Quel travail ç’a été, m’a-t-il raconté, de tout nettoyer
pour que rien ne paraisse ! »

« Le sang s’était répan


du partout et avait mê
éclaboussé cer tains me me
ubles. »

Une tragédie
Réjean se rappelle un événement dramatique qui a marqué
la petite ville où il a grandi. En novembre 1931, pendant
la construction du pont enjambant la rivière qui baigne la
municipalité, cinq ouvriers meurent ensevelis sous une im-
portante masse de terre. Après bien des efforts, on réussit
à extirper quatre corps. Le père de Réjean doit prendre
soin de redonner un aspect acceptable aux dépouilles. « Les
corps étaient en bien mauvaise condition. Ils étaient très
bleus et recouverts de glaise. Les narines, les oreilles, les
yeux, la bouche, le dessous des ongles en étaient rem­plis.

 33 
Ce fut très difficile de laver les corps. Mon père y a consacré
la soirée et toute la nuit jusqu’au matin, sans s’arrêter. Or,
une mauvaise surprise l’attendait. La compagnie de cons­
truction, qui devait payer pour le tout, déclara faillite et
mon père ne fut jamais payé pour son travail, les cercueils
et les funérailles. Ce fut bien malheureux. Au moins, il se
disait que les dépouilles avaient été bien traitées et qu’elles
avaient eu droit à une cérémonie en bonne et due forme. »

Peur des morts

es de ma mère se
« La chambre froide des conserv
la morgue. »
trouvait juste à côté de la por te de

Réjean grandit avec cinq frères et cinq soeurs. Peu se mon-


trent intéressés par le métier de leur père, même que cer-
tains ont peur des morts. Réjean s’amuse à nous raconter
cette anecdote de son enfance. « Quand j’étais j­eune, je
n’aurais pu imaginer devenir thanatologue, j’était carré-
ment terrifié par les morts ! Nous habitions au-dessus de
la morgue, du salon funéraire et de l’atelier de cercueils de
mon père. Et ce qui nous embêtait beaucoup, c’est que la
chambre froide des conserves de ma mère se trouvait juste
à côté de la porte de la morgue.
Quand maman nous demandait d’aller lui chercher une
boîte de conserve, on se disputait à savoir qui d’entre nous
irait la prendre. On avait tous peur d’y aller !
En plus, dans mon jeune temps, quand nous allions à des
funérailles à l’église, ils masquaient les fenêtres avec de
grandes draperies noires pour ne laisser entrer aucune lu-
mière. Tout ce qui touchait à la mort était beaucoup plus ma-
cabre qu’aujourd’hui. Les centres funéraires d’aujourd’hui
sont éclairés par de grandes fenêtres. Les dépouilles sont
bien présentées et l’ambiance est beaucoup moins lugubre.
Puis, finalement, en dépit de mes peurs d’enfant, je me suis
mis peu à peu à m’intéresser au travail de mon père, alors
que mes frères et sœurs optaient pour d’autres métiers. »

 34 
Un cadeau de grand-papa
Une dernière rencontre avec son grand-père va finalement
convaincre Réjean qu’il doit emprunter sans l’ombre d’un
doute le même chemin que son père, son grand-père et
son arrière-grand-père. Il se rappelle ce moment troublant.

« J’ai toujours été conv


aincu que, ce jour-là,
transmis toutes ses conn il m’a
aissances. »

« Mes liens avec mon grand-père Charles-Édouard ont


été bons ; mais jamais très chaleureux. Parce que celui-ci
devait subir une importante opération qui n’avait pas toutes
les chances de réussir, mon père m’avait emmené le voir
à l’hôpital. Dès que je suis entré dans sa chambre, mon
grand-père s’est assis bien carré dans son lit et m’a tendu la
main. Je me suis avancé pour répondre à son geste. Cette
poignée de main a été extrêmement significative pour moi.
Il s’est passé quelque chose à cet instant précis. J’ai senti une
énergie, une chaleur, une force circuler entre nous, comme
jamais auparavant. Deux jours plus tard, mon grand-père
mourait sur la table d’opération. J’ai toujours été convaincu
que, ce jour-là, il m’a transmis toutes ses connaissances.
J’en suis de plus en plus certain. Les deux années suivant
son décès, j’ai suivi mon cours en thanatologie et ce fut
facile. Étrangement, j’avais l’impression de maîtriser cette
Funérailles d’un enfant dans les années 1960. Des enfants portent le
petit cercueil blanc.

matière depuis longtemps... Par la suite, j’ai toujours su


que j’étais fait pour pratiquer ce métier. J’ai le sentiment
que, cette fois-là, mon grand-père m’a véritablement légué
quelque chose de précieux, qu’il m’a transmis son pouvoir,
son essence même. »

De père en fils
Doria, le père de Réjean, a travaillé avec son propre père
toute sa vie. En 1969, à la mort de Charles-Édouard, il
hérite du commerce familial à 67 ans, un âge où il est
plutôt temps pour lui de prendre sa retraite. Compte tenu
du soudain branle-bas dans l’héritage familial, le père de
Réjean offre à celui-ci de venir travailler à temps plein au
centre funéraire et de prendre en charge une bonne part
des responsabilités de l’entreprise. Le jeune homme n’a que
20 ans mais, comme on l’a vu plus haut, il pense de plus en
plus que ce métier est pour lui. Il accepte. Pendant les étés
1970 et 1971, il suit son cours de thanatopracteur et con-
sacre le reste de l’année à son nouveau métier. C’est ainsi
que Réjean va perpétuer la lignée familiale. « Mon père et
mes aïeux exerçaient un métier bien particulier. À regar­
der mon père travailler, j’étais fier de ce qu’il accom­plissait

 36 
avec tant d’application. Finalement, la vie allait faire en
sorte que je devienne moi aussi directeur et thanatoprac-
teur de ce centre funéraire. »

Des cas inhabituels


Au cours de ses quelque quarante années de pratique,
Réjean a eu à traiter des cas plus marquants que d’autres.
« Je n’oublierai jamais le cas de ce jeune homme d’une tren-
taine d’années qui s’était enlevé la vie en se tirant une balle
dans la bouche. Ce fut tout un drame dans la région. La
balle avait traversé le palais et fait éclater une partie de

« La dépouille avait une grande


coupure d’une oreille
à l’autre. »

la tête au passage. Les yeux et les joues étaient enflés. La


mâchoire était déformée. La famille a demandé à voir le
corps avant l’enterrement, car il n’allait pas être exposé.
Entre-temps, le cas avait nécessité une autopsie de la tête.
De retour du laboratoire médico-légal, la dépouille avait
donc une grande coupure d’une oreille à l’autre.
C’était pratique courante dans de tels cas. Le médecin lé-
giste avait soulevé la peau sur le crâne pour faire les pré-
lèvements nécessaires. Il avait conservé le cerveau. À cause
de cela, le crâne était en une multitude de morceaux. Le
visage était presque complètement affaissé. J’avais pour-
tant promis aux membres de la famille qu’ils pourraient
voir leur proche avant son enterrement. Je me demandais
bien comment j’allais pouvoir restaurer la tête. »
Réjean prépare d’abord le sujet comme à l’habitude, lui
fait son injection de solution de préservation et évacue
le sang. Il lave bien le corps. Puis, il se concentre sur la
tâche. « J’ai réussi à reconstituer le crâne en en reposition-
nant tous les petits morceaux côte à côte, et en les retenant
ensemble à l’aide de 28 vis et du fil de fer. J’ai recouvert
les vis d’une pièce de tissu pour être certain qu’elles ne

 37 
ent content s de le
« Les membres de la famille semblai
revoir une dernière fois. »

causent pas des formes bizarres sur la tête, puis j’ai refermé
la calotte crânienne et recousu la cicatrice derrière la tête
en la masquant ensuite avec du maquillage.
Les cheveux recouvraient l’autre partie. Quant à la
mâchoire, cassée à plusieurs endroits, j’ai tout de même
réussi à la stabiliser. Pour le contour bleui des yeux et leur
enflure, j’ai utilisé une solution qui atténue le bleu. Un
peu de maquillage a complété le travail. Malgré cela, le
visage n’était pas parfait, mais c’est ce que je pouvais faire
de mieux. Les membres de la famille semblaient contents
de le revoir une dernière fois. C’était important pour eux.
Étaient-ils satisfaits du résultat ? Je ne l’ai pas su, je ne leur
ai pas demandé. Je n’ai eu aucun commentaire ni positif ni
négatif. J’avais vraiment fait de mon mieux, mais ça n’a pas
été évident. J’ai certainement travaillé près de huit heures
pour en arriver là. »

Que de tristesse...
Réjean n’oubliera jamais ce cas qui l’a
le plus affecté. D’en parler ravive en-
core cette émotion. « J’avais reçu un
appel d’urgence d’une dame qui
voyait la maison de ses voi­sins en
flammes. Comme nous tenions
aussi le service d’ambulance
dans la région, j’ai sauté dans
un véhi­ cule ambulancier pour
m’y rendre. Sur place, je suis ­sorti
de la voiture, tenant mon pe-
tit extincteur dans mes mains.
De­vant l’ampleur du brasier,
j’ai bien vu que cela était com-
plètement inutile. Je me suis
senti tellement impuissant...
et si peiné quand j’ai reconnu la maison qui brûlait. La vie a
parfois de ces hasards douloureux.
Quelques jours auparavant, j’avais failli heurter de plein
fouet la voiture de ce père de famille. Par fatigue et inat-
tention, j’avais omis de faire un arrêt obligatoire à une in-
tersection alors que cet homme roulait à bonne vitesse en
ma direction. J’avais quand même eu la rapidité d’esprit de
donner un coup d’accélérateur, et ce ne fut qu’une ques-
tion de secondes pour qu’on s’évite. L’impact aurait été as-
sez violent pour nous tuer. J’étais revenu à la maison sou-
lagé que rien de grave ne soit arrivé. Puis là, devant moi,

« Les quatre membres de la fam


ille étaient entière ­
ment calcinés. »

maintenant, sa maison brûlait, probablement avec toute sa


famille à l’intérieur et je ne pouvais rien y faire. C’était
tellement triste. »
Quelques heures plus tard, après que les pompiers ont
éteint les flammes, Réjean sort les corps des décombres,
aidé de son frère et des pompiers. « C’était bouleversant !
C’était un couple dans la trentaine avec deux enfants de
deux ans et huit mois, qui gardait aussi l’enfant d’à peine
un an et demi d’un proche. Les quatre membres de la fa-
mille étaient entièrement calcinés. Le petit neveu avait été
moins atteint par les flammes, mais il était mort aussi.

 39 
Nous les avons déposés dans des boîtes de transport pré-
vues à cet effet, puis les avons transportés jusqu’à mon
centre funéraire. Il n’y avait que peu de chose à faire pour
eux. J’ai traité légèrement les corps avec une solution par-
ticulière afin d’enlever les odeurs de chair brûlée et les
peaux mortes. Même si le bébé n’était pas dans le même
état que les quatre autres dépouilles, il n’était quand même
pas présentable. Nous avons donc déposé chacun des corps
dans un cercueil fermé pour la cérémonie funéraire, qui
fut d’une bien grande tristesse. »

Une dépouille de forte taille


Réjean nous parle d’un autre cas particulier, celui d’un hom-
me de plus de 225 kg [500 lb]. Comme le matériel du thana-
tologue n’est pas fabriqué en conséquence, il a dû s’adapter à
la situation. « L’homme avait une trentaine d’années. Comme
il ressentait de graves troubles respiratoires et cardiaques, il
a été transporté à l’hôpital. Sur place, les préposés l’ont cou-
ché dans un lit, car une civière ne peut soutenir un corps de
plus de 300 lb [135 kg]. Peu de temps après son admission, il
est décédé d’un arrêt cardiaque. L’hôpital et la famille m’ont
appelé pour que je prenne soin de la dépouille. Conscient de
la taille inhabituelle du corps, j’ai demandé à des confrères
de la ville voisine de venir m’aider pour son transport. Nous
allions devoir être plusieurs pour y arriver, et je voulais pro-
céder de la façon la plus respectueuse possible. »
Quand Réjean et ses confrères arrivent à l’hôpital afin de
transférer le corps au laboratoire, ils décident plutôt de sor­
tir le lit où repose le mort à l’extérieur de l’urgence afin de
le placer directement dans la boîte d’un camion. « L’autre
problème a ensuite été la largeur de la table d’em­bau­mement.
Nous avons installé une planche de bois pour élargir la sur-
face de la table, ne couvrant qu’un côté de c­ elle-ci, afin de
permettre au sang de couler dans la rigole du côté opposé.
Pour l’injection du liquide de préservation et le pom­page du
sang, nous avons plutôt utilisé l’artère et la veine iliaques,
dans l’aine, qui étaient plus accessibles que les vaisseaux
sanguins du cou.

 40 
« Compte tenu de sa for
te taille, il nous a été né
de monter sur une ch cessaire
aise pour pouvoir mieu
pencher sur son corps x nous
et bien faire notre trava
il. »

Tout s’est bien déroulé. Ensuite, j’ai commandé un cercueil


de plus grande largeur. Un cercueil habituel mesure 22-23 po
[56-58cm] à l’intérieur, les grandes largeurs mesurent habi-
tuellement 27 po [69 cm], le sien faisait 36 po [91 cm]. En
fin de compte, le corps fut bien présenté et reposait en paix
dans un cercueil à sa taille. Le cortège a nécessité huit por-
teurs au lieu de six. Malgré ces quelques contraintes, j’ai été
heureux d’avoir pu finalement satisfaire la famille. »

Quelques demandes hors de l’ordinaire


En terminant, Réjean nous relate quelques requêtes spé-
ciales formulées par des particuliers avant leur mort ou par
des familles de défunts.
« L’un de mes clients avait es­
péré qu’on dé­pose une lam-
pe de poche allumée dans
son cercueil parce qu’il
avait peur du noir ! Nous
l’avons fait, bien sûr.
Sa femme souhaitait au­
tre chose pour lui, égale-
ment. Puis­ que son con-
joint n’aimait pas que ses
bas soient serrés au bout de
ses or­teils, elle m’a demandé
de lais­ ser un petit espace au
bout du bas pour qu’il soit bien à
l’aise. J’ai aussi fait attention à cela ! Cette demande m’avait
même attendri. Certaines cérémonies funéraires, comme
celles des autochtones de la région, sont particulières. Les
chants et les danses en costumes traditionnels sont ma­
gnifiques. Les décors aussi. On dépose souvent une coiffe
cérémoniale sur le cercueil.

 41 
Les étapes de la mort

• Pour confirmer la mort, un médecin doit observer deux


groupes de signes7.
1. Signes négatifs de la vie : arrêt du cœur et de la res-
piration, inconscience, absence de tonus musculaire
et de réflexes, pâleur et refroidissement du corps, ab-
sence de dilatation de la pupille à la lumière.
2. Signes positifs de la mort : raideur, lividité et refroi­
dissement du corps.
• La température d’un cadavre peut fournir un indice sur
l’heure du décès. Un corps mort perd en moyenne 1 °C
par heure (sauf durant les trois premières heures suivant
la mort, où la température peut demeurer stable) à moins
que des conditions extérieures influencent la situation,
comme une température glaciale l’hiver, par exemple.
• La raideur du corps débute environ 3 heures après le décès
et devient maximale au bout d’environ 10 heures. Les
muscles du cou et de la nuque sont les premiers à devenir
rigides, puis suivent le tronc et les membres. La rigidité
disparaît ensuite, de 36 à 48 heures suivant le décès.
• Le cadavre devient livide entre trois et cinq heures après
la mort. Une coloration de la lividité différente de la cou­
leur naturelle du corps permet parfois de suspecter une
intoxication. Le corps sera notamment rouge cerise dans
le cas d’une intoxication au monoxyde de carbone. Si la
coloration est plutôt sombre, on peut diagnostiquer une
asphyxie, alors qu’un corps pâle peut avoir subi une hé-
morragie.
« Les autochtones font
brûler de la sauge, un
aux propriétés purifica e herbe
trices et qui éloignent
vais esprits, disent-ils. » les mau­

Enfin, pour d’autres personnes, il est important de glis-


ser dans une poche du défunt ou près du cœur des mots
d’amour ou d’au revoir. Nous acceptons toujours, tant que
les demandes sont respectueuses et de bon goût. »
Aujourd’hui, après toutes ces années à côtoyer la mort au
quotidien et à aider les familles à mieux vivre le départ de
leurs proches, comment Réjean envisage-t-il la venue de
sa propre mort ? « J’ai un rapport assez serein avec ma pro-
pre mort, même si j’espère qu’elle tarde le plus possible !
Disons que je trouve que le temps passe bien vite. Mon
père m’avait dit : “ Tu vas voir mon gars, la vie, c’est court. ”
Quand j’ai eu 50 ans, je me suis dit, ça va, c’est pas si pire.
Mais là, à 60 ans, je suis déjà au bord de la retraite... C’est
vrai que ça passe bien vite. Il faut donc profiter de la vie,
chaque jour. Non, je n’ai pas l’impression d’avoir peur de la
mort, mais peut-être que, lorsque je serai rendu au bord du
précipice, je vais regarder en bas et la ressentir cette petite
peur, finalement ! »

 43 
La peur de la mort

D e nombreuses personnes
di­sent avoir peur de la
mort. Le fait de devoir se rendre au salon funéraire
les rend anxieux. Le psychologue Pierre E. Faubert
nous explique ce qui en est. « Nous n’avons pas peur
de la mort comme telle, mais plutôt de l’inconnu et
du mystère qui s’y rattachent. La mort comme telle ne
dure qu’un instant, c’est l’arrêt de la vie, en un souf-
fle. C’est juste ça et tout ça en même temps. Chaque
personne va vivre la mort d’un proche différemment.
Et la façon dont ce proche est mort, si on parle bien
sûr de mort naturelle et non tragique, ne joue souvent
même pas sur le type de réaction. La nature de notre
lien avec le défunt détermine beaucoup comment on
surmontera sa mort et comment on vivra son absence.
La mort, tout comme la perte de quelque chose, peut
être vécue dans l’acceptation ou alors dans le refus,
comme si on nous arrachait quelque chose, et cela de-
vient dramatique.
Du côté des mourants, ceux qui n’ont donné aucun
sens à leur vie refusent souvent la mort et vivent sa
venue dans la souffrance et la crainte. Ceux qui sont
fiers de ce qu’ils ont accompli quittent la vie avec di­
gnité et sérénité. C’est la même réaction pour ceux qui
perdent des proches. La personne qui avait un lien pro-
fond avec un proche va vivre de la tristesse à perdre cet
être cher. C’est un sentiment tout à fait normal, mais
elle le laissera partir avec dignité et vivra cette peine
avec le plus de détachement possible, car ainsi va la
vie. La personne qui avait tissé un lien de dépendance,
qui était accrochée à l’autre comme à une bouée de
sauvetage, vivra ce départ comme un abandon, une
perte irremplaçable. Elle n’acceptera carrément pas
cette perte. »
Quant à lui, le psychologue Jean-Marc Labrèche fait la
lumière sur les cas de noyade, d’enlèvement ou de dis-
parition, quand il arrive que des gens ne revoient jamais
la dépouille de leur proche. Il nous explique pourquoi
il peut être plus difficile de faire son deuil quand on
n’a pu revoir le corps une dernière fois. « Lorsqu’une
personne chère disparaît, il faut à son entourage une
preuve confirmée de sa mort, ne serait-ce qu’un cons­
tat du décès fait par d’autres personnes significatives
ou dignes de confiance. En cas de disparition soudaine,
sans récupération du corps et sans aucun preuve ma-
térielle du décès, les proches vont vivre un choc pro-
fond, suivi d’une période prolongée d’incertitude dans
le deuil, difficile à traverser. Le fait de ne pas voir le
corps de la personne disparue ou de ne pas avoir en
main un constat de décès peut laisser planer longtemps
le doute, l’espoir ultime que cet être aimé ne soit pas
mort et qu’il réapparaisse un jour. »
CONTRIBUER
À LA PAIX DES ÂMES

« Ne sais-tu pas que la source
de toutes les misères de l’homme,
ce n’est pas la mort,
mais la crainte de la mort ? »
Épictète

Alors qu’elle était adolescente, Josée8 a enterré sa tortue


morte dans le jardin. Elle l’a enveloppée dans une petite cou-
verture et déposée dans une jolie boîte. « Je sais que bien des
enfants font ce genre de rituel pour leurs animaux de com­
pagnie mais, pour moi, ça a été un geste très important. »
Dans le domaine funéraire depuis 2002, Josée travaille
comme thanatologue depuis 2005. Elle a pris conscience de
l’existence du métier de thanatopracteur en 5e secondaire,
au moment de remplir un document de choix de carrière.

« Je n’osais pas en parler à mes pare


nts de crainte que
ça les rebute. »

« Le résultat de mon test a donné un résultat assez étonnant :


religieuse ou... thanatopractrice ! Comme je ne me voyais
pas vraiment devenir religieuse, j’ai exploré un peu plus ce
que pouvait être le métier de thanatopracteur. Pendant mon
année de pause d’études entre le secondaire et le cégep, j’ai
continué de me poser des questions sur le sujet.
Je n’osais pas en parler à mes parents de crainte que ça les re-
bute. Pourtant, quand je l’ai fait, ils ont été tous les deux très
enthousiastes et m’ont même appuyée dans mes démarches.
Ma mère m’a même raconté un jour que son grand-père
avait déjà été fossoyeur. Avais-je hérité de ce gène ? »

Un métier fascinant
Josée suit donc ses cours en thanatologie. Elle n’a jamais eu
peur de la mort et elle prend vite conscience que, même en
l’affrontant ainsi de très près, cette peur n’existe vraiment
pas en elle. « Les cours se sont très bien déroulés. Comme
je suis plus manuelle que théorique, je me sentais beau-
coup plus à l’aise dans les cours pratiques en laboratoire. »

demandaient de
« Fait cocasse, quand des amies me
s de se coucher.
les maquiller, je leur disais toujour
travailler ! »
C’est ainsi que j’étais habituée de

Depuis qu’elle exerce ce métier, Josée en appré­


cie chaque geste. « Je suis toujours aussi fas-
cinée par ce travail, dès la première étape
où l’on désinfecte le corps, puis qu’on
injecte la solution de conservation.
Parce que cette solution est de teinte
orangée ou rosée, on sait qu’elle pé-
nètre bien dans les vaisseaux car la
dépouille perd presque instanta­né­
ment sa couleur bleu­ tée pour re-
prendre une couleur plus ro­sée, plus
“ en santé ”, si je peux m’exprimer
ainsi. Selon les besoins, on utilise
une solution soit hydratante, soit as-
tringente. Par exemple, on n’injecte pas
une solution astringente à une personne
amaigrie, car cela assèche le corps. Pour lui
donner plus de volume, on choisit plutôt une

 48 
solution hydratante. Un cas d’œdème ou de grande réten-
tion d’eau demande quant à lui une solution asséchante ou
déshydratante. Il faut parfois combiner quelques pro­duits
pour obtenir le meilleur résultat. Certaines solutions aident
entre autres à éliminer des minéraux pour que le liquide cir-
cule mieux dans les vaisseaux sanguins. Les cas de diabète
sont plus difficiles. Les vaisseaux sanguins sont souvent très
durcis, parfois bloqués. À ce moment-là, on n’injecte pas
seulement à partir de la carotide, mais on doit faire des in-
jections en différentes parties du corps pour s’assurer que
la solution circule partout. Ensuite, quand on a remplacé le
sang dans les vaisseaux sanguins des dé­pouilles, on traite les
organes. Même s’ils reçoivent une part de solution pendant
l’injection par la carotide, on doit quand même agir de fa-
çon localisée, en injectant une solution plus concentrée pour
bien les préserver. »

Redonner paix au visage


Par la suite, Josée s’applique à fixer les traits du visage dans
une attitude naturelle, la plus ressemblante possible à la
photo du défunt. Pour retenir la bouche fermée qui, en
l’absence de tonus musculaire, a tendance à s’ouvrir, elle
coud la mâchoire supérieure à la mâchoire inférieure avec
un fil solide. « On peut aussi employer certains crochets
pour tenir les mâchoires fermées quand celles-ci sont assez
solides ; cela est cependant rarement possible chez les per-
sonnes âgées, dont les mâchoires sont souvent fragiles.
Des couvre-œil en plastique posés sous la paupière con-
servent aux yeux leur galbe, car ceux-ci ont tendance à
s’affaisser à cause de la déshydratation et à perdre de leur
volume. Dans certaines situations, il arrive que je doive

gardées closes avec


« Les lèvres et les paupières sont
de la colle. »

remonter une partie de la mâchoire d’un accidenté ou


dissimuler des contusions avec un peu de cire de couleur
chair. En toute fin, je referme toutes les incisions que j’ai
faites sur le corps et je termine en lavant et en désinfec-
tant ce dernier à nouveau. Je lui lave aussi les cheveux, je
l’habille, puis je le maquille et le coiffe.
Si le corps a subi une autopsie afin de déterminer la cause
du décès, les organes peuvent avoir été prélevés au cours de
cet examen. Quand le corps revient chez l’embaumeur, les
organes se trouvent habituellement dans un sac placé dans
la cavité abdominale. À ce moment-là, le thanatopracteur
doit désinfecter un à un ces organes avant de les remettre
dans la dépouille, pour procéder ensuite à l’embaumement
habituel. »

Un moment émouvant
Josée a vécu un moment très émouvant un jour qu’elle a
dû traiter la dépouille d’un enfant de deux ans, mort par
­arrêt respiratoire dans son sommeil. « C’était d’autant plus
bouleversant qu’il avait l’âge de mon enfant. La mère ne
voulait pas qu’il soit exposé, elle avait choisi de le faire inci-
nérer sans embaumement. Par contre, elle désirait le revoir
une dernière fois avant la crémation. J’ai donc procédé à sa
préparation, je l’ai lavé tout doucement, j’ai effectué une
légère désinfection pour éviter la propagation des bactéries
en surface. Mon inquiétude, c’était qu’elle me demande de
le prendre, car cela arrive parfois dans le cas des mères qui
ont perdu un jeune en­fant. Or, il faut comprendre qu’une

 50 
dépouille ne retient plus ses flui­des
corporels. Comme il avait subi une
autopsie, les organes n’étaient plus
en place et une simple pression de
l’abdomen aurait pu provoquer la perte
de fluides ou de sang par voies naturel-
les... Ç’aurait pu être très troublant
pour cette dame. Je ne voulais
pas qu’elle vive cela. Alors, quand
elle a insisté pour le prendre, je
lui ai proposé de s’asseoir pour
que je dépose moi-même l’enfant
doucement dans ses bras sans faire
aucune pression sur le corps.
Elle l’a tenu dans ses bras un certain temps et l’a embrassé.
C’était très touchant ! Puis, quand elle a été prête, elle m’a
fait signe et j’ai repris le petit corps. Je n’oublierai jamais
ce moment. Quand je me suis retrouvée seule, j’ai pleuré
à chaudes larmes. »
Un autre cas difficile traité par Josée fut celui d’un acci-
denté heurté de plein fouet par un train. « C’était un jeune
homme d’une vingtaine d’années. Son oncle avait identifié
le corps et la famille désirait qu’il soit exposé. Par contre,
le défunt était en bien mauvais état. Il avait le crâne et tous
les os de la mâchoire fracturés. En plus, il avait subi une

CHEVEUX ET ONGLES POUSSENT-ILS


ENCORE APRÈS LA MORT ?
« Eh non, ils ne continuent pas de pousser,
malgré
les légendes urbaines qui prolifèrent à ce sujet
. C’est
plutôt un effet d’optique, si l’on peut dire. La
peau ré­
trécit après la mort. Chez un homme qui a
la barbe
forte, cela peut donner l’impression que ses poils
sont
plus longs mais, en réalité, ce sont les pores
de peau
qui se resserrent. Les ongles ne poussent pas non
plus,
ce n’est encore là qu’une effet visuel lié à la
rétracta­
tion de la peau par déshydratation. Non irrigu
ées par
le sang qui ne circule plus, les cellules ne peuv
ent pas
continuer de croître. »51 
autopsie de la tête, donc le crâne était revenu en petites
pièces que j’ai dû remonter comme un casse-tête. Et les
pièces tenaient difficilement en place. J’ai dû reformer la
tête avec des balles de styromousse.

l point ils étaient tous


« J’ai été soulagée de constater à que
i ! »
émus et satisfaits du travail accompl

Puis, pour refaire la boîte crânienne, j’ai utilisé une pièce


de carton que j’ai modelée en conséquence. Le plus impor-
tant problème a été la mâchoire, dont une grande partie,
très enflée, était en miettes. J’ai fait de mon mieux pour
lui redonner forme, mais cela ne fut pas une mince affaire.
J’aurais pu la restaurer de façon beaucoup plus minutieuse
avec du fil de fer ou du plâtre et retirer un peu de peau à
l’arrière des oreilles ou du cou pour remplacer la partie
détériorée. Mais ce travail aurait demandé beaucoup plus
de temps que ce qui m’était alloué. Avant qu’elle voie le
résultat, j’ai senti le besoin d’expliquer à la famille, qui
avait tant désiré qu’il soit exposé, qu’il se pouvait que leur
proche n’ait pas l’apparence à laquelle elle s’attendait. J’ai
été soulagée de constater à quel point ils étaient tous émus
et satisfaits du travail accompli ! Eux, ils se sentaient apai-
sés de pouvoir le revoir une dernière fois. À l’inverse, il ar-
rive parfois qu’on soit très fier de ce que l’on a réalisé, mais
que la famille semble plutôt déçue. Ce n’est pas facile de
plaire à tout le monde, même dans ce domaine ! »

Des refus
Il arrive que Josée refuse de traiter certains cas. Elle ne
traite pas les défunts qui ont souffert de la maladie de

« On m’a déjà demandé si la dép


ouille d’un proche allait
être incinérée avec d’autres corps
en même temps ! »

Creutzfeldt-Jacob, par exemple. Cette maladie très con-


tagieuse peut se transmettre par les fluides sécrétés par les

 52 
yeux et par les liquides du cerveau. « Je sais que d’autres
thanatopracteurs les embaument, mais moi, pour l’instant,
je préfère m’abstenir, surtout quand il y a eu autopsie au
niveau de la tête, ce qui exige des mani­pulations dans cette
région la plus contagieuse. Par contre, j’accepte d’embaumer
les dépouilles de sidéens. Le sida est une ma­ladie qui meurt
avec la personne. Quelques heures après son décès, elle
n’est plus contagieuse. Je ne prends tout de même aucun
risque car le moment à partir duquel la dépouille n’est plus
contagieuse n’est pas précis. »

si on allait dé­
« Une personne m’a demandé un jour
ueil pour con­
poser de la glace dans le fond du cerc
exposition... »
server la dépouille au frais durant son

Des rituels singuliers


En ce qui a trait aux rituels funéraires, il arrive à Josée
d’avoir des demandes particulières. Par exemple, des fa-
milles asiatiques désirent parfois déposer une pièce de mon-
naie dans la bouche du défunt avant qu’il soit embaumé.
« Selon eux, ce rituel permet de payer le passage de l’âme
vers l’au-delà. De plus, lorsque nos clients sont a­ siati­ques, il
se brûle énormément d’encens durant les heures
d’exposition du défunt. Chez certaines
communautés noires, il y a d’au­tres
particularités. L’exposition de
la dépouille se dé­roule avec
beaucoup d’émois, de
pleurs et de chants
à la fois tristes et
joyeux. »
accro ­
« Quelqu’un m’a déjà demandé si c’était vrai qu’on
les épau les comm e dans
che les dépouilles debout par
l’emb aume ment  ! »
une boucherie quand on pratique

Comment vivre la mort ?


Josée n’a pas peur de la mort. Elle ne la craint pas, mais elle
n’a vraiment pas hâte d’y parvenir. « Je ne détesterais pas
l’idée de connaître ma “ date d’expiration ”, par contre ! Cela
me permettrait de mieux planifier les jours qui me res­tent.
Peut-être que je laisserais moins de côté certaines choses à
faire, sachant que le temps m’est compté. Chacun approche
la mort du mieux qu’il peut, et je ne pense pas qu’il y ait
une meilleure façon qu’une autre. On fait face aux décès de
nos proches du mieux de notre être et de nos sentiments.
La sérénité face à la mort n’est pas donnée à tout le monde.
C’est clair. Nous, les thanatologues, tentons d’aider les gens
à mieux vivre cette expérience bien souvent bouleversante.
Chaque fois, j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose
de bien. C’est ça, pour moi, le plus important. »
Une chose est sûre, Josée aime son métier. Elle le pratique
avec solennité et respect. Elle est certaine que ce qu’elle fait
est utile et nécessaire. Elle ressent même un certain attache-
ment envers ces gens qu’elle a préparés pour leur dernier
repos. « Il m’arrive souvent d’aller fermer le columbarium.
Avant d’éteindre la lumière, je souhaite une bonne nuit à
tout le monde. Fait étrange, il m’est parfois arrivé d’avoir
le sentiment que quelqu’un me suivait. Mais, quand je me
retourne, il n’y a personne. J’ai le sentiment étrange que je
ne suis pas seule, qu’il y a des présences autour de moi.
Je ne sais qu’en penser. À vrai dire, je ne me pose pas trop
la question. L’important, pour moi, c’est de continuer
d’exercer mon métier le mieux possible. Qui sait, peut-être
qu’ainsi je contribue à ma manière à la paix de ces âmes ? »

 54 
La mort, un passage

L e psychologue Jean-Marc
Labrèche nous donne quel­
ques pistes sur le meilleur chemin à suivre en période
de deuil. « La mort fait partie d’un processus ; elle est
un passage. La mort sert à mettre en valeur la précio­
sité de la vie. Nous avons intérêt à croire que, si le corps
disparaît, l’âme reste en vie. Cela nous permet de con-
cevoir la continuité d’une relation qu’on ne veut pas
terminer. Et la continuité d’une relation est une réalité
indispensable à la vie. Le fait d’entretenir la croyance
que ce proche décédé est heureux dans l’au-delà peut
apaiser, également. »
Pour certains, les rituels permettent de mieux vivre le
départ de ce défunt. « Tout, pratiquement, est exprimé
sous forme de rituel chez l’humain. Nous avons un
rapport conscient avec la réalité et nos gestes. Nous
aménageons donc les événements de nos
vies dans des contextes, pour leur donner
un sens, pour souligner leur existence ou
déterminer un passage : naissance, repas,
mariage, entrée au travail, décès...
Le rituel funéraire favorise le temps
d’arrêt nécessaire pour méditer sur le
départ d’une personne, pour prendre
conscience de qui elle fut pour nous
et parfois même pour nous inter-
roger sur ce même sort qui nous
attend un jour et sur le sens de la
vie. Ceux qui ont peine à trouver
un sens à leur vie auront peine à
trouver un sens à leur mort. »
TOUTE UNE VIE
À CÔTOYER LA MORT

« Le temps d’apprendre à vivre,
et il est déjà trop tard. »
Aragon

Dans sa jeunesse, quand Jules9 jouait à la cachette, il se dis-


simulait souvent dans l’entrepôt de cercueils de l’entreprise
familiale. Ainsi, il gagnait toujours. Ses amis avaient la frousse
d’aller l’y chercher ! Aujourd’hui, Jules a accumulé quelque
cinquante années de pratique en thanatopraxie, huit ans
d’en­seignement, et il a été le mentor de plusieurs jeunes em-
baumeurs qu’il a supervisés sur une période de vingt ans. Au
cours de sa vie, ce thanatopracteur calme et sympathique a
embaumé près de 7 000 dépouilles.

Embaumeur de père en fils


Dans la famille de Jules, être embaumeur est une tradition
qui se perpétue depuis les années 1920. Ses grands-parents
ont eu dix enfants, dont huit garçons et deux filles. Cinq des
garçons ont travaillé au salon funéraire. À l’époque, celui-ci
se trouve dans l’ancienne résidence de ses grands-parents. La
famille de Jules habite une maison dont l’arrière-cour donne
sur la même ruelle que le commerce. Très jeune, le garçon a
l’habitude de circuler en ces lieux qui en rebutent pourtant
plusieurs. Pour lui, la mort fait tout simplement partie de la
vie. Il la côtoie quotidiennement en allant retrouver son père
au travail, et cela ne l’affecte pas. Jules nous ouvre quelques
pages de son enfance.
me fascinaient. »
« Les ambulances et les corbillards

« Quand j’étais jeune, je m’amusais avec mes amis dans la


ruelle où était garée la flotte d’ambulances et de corbillards
de notre salon funéraire. Je prenais plaisir à aller me glisser
dans l’un des cercueils en démonstration dans l’entrepôt, en
refermant bien le couvercle. Je finissais toujours par devoir
en sortir par moi-même, car aucun de mes copains n’osait
venir me chercher là !
Les ambulances et les corbillards me fascinaient. On le sait,
les p’tits gars, ça aime les voitures ! Alors, quand papa accep-
tait que je monte avec lui pour aller chercher une dépouille
mortelle, ça me faisait très plaisir. Je rêvais de conduire moi-
même un jour cette ambulance, parce que ces véhicules-là
avaient le droit de rouler à toute vitesse. »

À 12 ans, Jules est déjà plus costaud que les enfants de


son âge. Son père décide qu’il est temps de lui faire ac-
complir quelques tâches. Le garçon en éprouve beaucoup
de fierté. « Plusieurs des enfants de mon grand-père prati-
quaient déjà la thanatologie. Chacun de mes oncles gérait
une succursale du commerce funéraire familial dans un

 58 
quartier de la ville. Mon père a fait de même. Le duplex
qu’on habitait comprenait la résidence familiale à l’étage et
le salon funéraire au rez-de-chaussée. C’était très courant
à l’époque. Ainsi, mon père pouvait répondre à tous les
appels urgents, sept jours par semaine, 24 heures par jour.
Il était sur place. Et mon aide lui était précieuse. Je faisais
plein de petits boulots variés. Je transportais les fleurs, je
les plaçais dans les pièces d’exposition, je faisais un peu
d’entretien, je répondais à la porte et déjà, à cet âge-là, je
savais accueillir convenablement les clients qui se présen-
taient chez nous. Mon père nous avait même fait faire, à
mes frères et à moi, des costumes officiels avec veston et
cravate comme à tous les employés. J’en étais bien fier ! »

Le transport des cercueils


En ce temps-là, la famille de Jules gère aussi cinq salles
funéraires réparties dans deux hôpitaux de la ville, une
pratique courante dans les années 1945 à 1960, avant
l’avènement des résidences funéraires. Une chapelle était
annexée à ces salles funéraires d’hôpitaux. Le jeune gar-
çon aide donc au transport du cercueil de la salle funéraire
à la chapelle, car le déplacement s’effectue à l’aide d’un
con­voyeur à roulettes. Même chose pour le déplacement
jusqu’au cimetière. Le convoyeur élève le cercueil au niveau
de la porte du corbillard. Les porteurs n’ont qu’à le glisser à
l’intérieur, et vice-versa à l’arrivée au cimetière. Puis, Jules

 59 
le faire moi-même !  »
« J’avais tellement hâte de pouvoir

apprend plus encore. Fasciné très jeune par le travail de son


père et de son oncle thanatopracteurs, l’adolescent passe
des heures en compagnie des deux hommes. « Il n’y avait
rien qui pouvait m’empêcher de les observer travailler.
J’étais impressionné par ce qu’ils faisaient. Je voulais tout
savoir, tout apprendre.
À l’époque, il n’y avait pas de chambres froides, alors dès
qu’on recevait une dépouille, on devait l’embaumer immé­
diatement car elle pouvait déjà commencer à se détériorer.
Quand il était de service, mon père couchait au siège so-
cial pour pouvoir répondre rapidement à une demande de
récupération de dépouille. Je ne voulais manquer aucun
de ces cas pour rien au monde, alors je couchais moi aussi
au bureau auprès de mon père. Le salon funéraire était
aménagé dans une ancienne résidence de 13 pièces. On en
avait conservé quelques-unes comme chambres à coucher.
S’il manquait de places où dormir en période de surplus
de travail, les civières des ambulances pouvaient toujours
faire l’affaire ! En me couchant sur une civière, je savais
que mon père serait obligé de me réveiller parce qu’il en

 60 
aurait besoin pour aller chercher la dépouille. Je ne voulais
tellement rien manquer !
Au retour, j’assistais à la préparation du sujet. Avec toute
la patience du monde, mon père prenait le temps de m’ex­
pliquer ce qu’il faisait. À 14 ou 15 ans, je possédais donc
toutes les notions nécessaires pour pratiquer.

« À 16 ans, j’embaumais


mes premières dépouil
les. »

On n’avait pas besoin de permis à l’époque. Et, à 17 ans,


j’étais déjà spécialisé en restauration pour reconstituer les
dommages chez des corps accidentés. »
En ce temps-là, il y a énormément de travail, car l’inciné­
ration n’est pas encore pratiquée, à part au cimetière Mont-
Royal de Montréal. Tous les corps doivent donc être embau-
més. De plus, la plupart sont enterrés au cimetière du lieu
de leur naissance. Cela demande beaucoup de transport.
« Ma famille possédait une flotte d’ambulances et de four-
gons mortuaires qui se rendaient parfois jusqu’en Abitibi
ou à Québec. À 18 ans, en plus d’embaumer, je conduisais
ambulances et corbillards. Combien de fois ai-je emprunté
ces routes en pleine tempête de neige avec mon père et une
dépouille à l’arrière du véhicule ? Un nombre incalculable de
fois. Et ce n’était pas les belles autoroutes d’aujourd’hui ! »

Un talent exceptionnel
Aussi jeune soit-il, Jules est déjà reconnu pour ses qualités
d’embaumeur. Il démontre des aptitudes rares pour la res-
tauration de visages d’accidentés en très mauvais état.

« J’étais déjà capable de restaurer un visage juste à


partir d’une photo. »

« Le défunt pouvait avoir la tête entièrement endomma-


gée, j’étais en mesure de la recomposer en cire dans sa

 61 
t­ ota­lité et de façon très réaliste. À l’époque, on faisait beau-
coup d’embaumements en sous-contrat pour les régions
périphériques. Mon oncle reçut un jour une demande d’un
village en Montérégie au sujet d’un accidenté dans un état
assez pitoyable. Il a décidé de m’y envoyer. Il a averti son
­client de ne pas tenir compte de l’âge de l’embaumeur qu’il
lui envoyait et d’attendre plutôt de voir son travail. J’avais
17 ans à peine et pas encore un brin de barbe ! Mais, bon, en
cas de problème, j’étais accompagné d’un homme de service
qui, même s’il n’était pas embaumeur, connaissait bien le
métier et pouvait me seconder. » Il faut savoir qu’à l’époque,
la famille de Jules a aussi beaucoup de demandes de dif-
férentes villes du Québec où il n’y a pas d’embaumeurs.
Comme les chambres froides n’existent pas encore, les
thanatopracteurs doivent travailler le plus rapidement pos-
sible. Il faut être efficace et toujours prêt à tout.

conditions
Le corps d’une personne décédée dans des
iert environ 3 heur es de travail
dites « normales » requ
accidenté exige, quan t à lui,
d’embaumement. Un corps
deux ou trois jours de
entre 16 et 19 heures répar ties sur
déshydratation.
« Avant de partir, je me suis informé à savoir s’ils avaient
sur place tout le matériel nécessaire. On m’a confirmé qu’il
n’y avait pas de problème. Il faut expliquer que dans notre
entreprise funéraire familiale, on innovait beaucoup. On
se servait déjà de petites perceuses électriques encore très
rares à l’époque. La plupart des autres entreprises travail-
laient encore avec des vilebrequins manuels. »

Un visage à reconstruire

« Le caveau à patates,


c’est parfait pour y faire
baumements. » les em ­

À destination, quelques surprises attendent Jules et son


col­lègue. « Dès mon arrivée, je demande à l’homme qui
nous accueille de me conduire au laboratoire. Étonné, il
me dit qu’il n’a pas de laboratoire ! Je lui demande où il fait
les embaumements. “ Dans le caveau à patates au sous-sol
de l’entreprise, répond-il tout bonnement. On n’y range
plus de patates bien sûr, mais il fait toujours aussi frais là-
dedans. C’est parfait pour y faire les embaumements. ”
Et il m’y conduit sur-le-champ. La dépouille est déjà là,
étendue sur une table. Elle est très défigurée. Je fais la
première désinfection du corps. Ceci permet d’éliminer
les germes et les bactéries à la surface, causes d’infections
et de mauvaises odeurs. Lorsqu’un être vivant meurt, les
bactéries commencent rapidement à proliférer et il faut
ralentir ce processus afin de repousser la décomposition
du corps pour les besoins de l’exposition. Ensuite, je fais
une incision d’environ 5 cm à la hauteur de la clavicule afin
de soulever l’artère carotide et la veine jugulaire. J’injecte
dans la carotide la solution préservative composée de for­
maldéhyde, tandis que le sang s’évacue en même temps par
la jugulaire. Par après, j’utilise un trocart afin de libérer
chacun des organes de leurs fluides. Le trocart est un tube
métallique muni d’un aspirateur dont on entre l’embout

 63 
pointu par une mince incision effectuée sur le flanc, près
du nombril. On assèche ainsi la vessie, l’estomac, le foie,
les intestins, etc. J’injecte dans ces organes une autre so-
lution de formaldéhyde pour les préserver également de
la décomposition. Je me concentre ensuite sur la restruc-
turation de la boîte crânienne et des maxillaires. Comme
je dois restaurer l’ossature, j’ai absolument besoin d’une
perceuse pour travailler les os. Je la demande donc à cet
homme qui, en passant, était fermier au quotidien. Il me
dit qu’il n’en a pas, mais que son voisin a probablement
un vilebrequin. Il revient avec l’outil, mais sans mèche.
L’homme n’en avait pas ! Je lui demande s’il a au moins un
clou à finir. J’introduis donc le clou à finir au bout du vile-
brequin et c’est ainsi, avec cet outil rafistolé, que je réussis
quand même à travailler.

par ties de corps,


« Dans certains cas où il manque des
il faut utiliser des prothèses. »

J’utilise une gencive synthétique en caoutchouc et quelques


feuilles de métal pour remplacer des parties du crâne. Je
recours à un certain produit chimique en poudre qui se

 64 
« Quand il a su que c’étai
t moi, le p’tit jeune de 17
qui avait fait cela, il a été ans,
très impressionné ! »

solidifie au contact de l’eau pour remplacer quelques petits


os. Je remodèle enfin son visage avec de la cire couleur
chair. Puisque les paupières reconstituées en cire sont fer-
mées, je n’ai qu’à bien imiter la forme des yeux, les globes
oculaires n’étant pas visibles. Pour terminer, je prélève
quelques mèches de cheveux à l’arrière de la tête du défunt
pour recomposer ses cils et ses sourcils. Je réussis ainsi à
remonter la tête entière.
Ça m’a pris une bonne journée complète. J’étais au bout
du compte fier du travail accompli. Alors que je rentrais
satisfait au bureau, le défunt, lui, était expédié en Abitibi
afin d’être exposé et enterré dans sa ville natale.
Quelques jours plus tard, mon oncle a reçu un appel d’un
ami qui vivait en Abitibi. L’individu lui expliqua qu’il avait
récemment perdu un proche dans un tragique accident de
voiture et que le thanatologue du salon funéraire avait pré-
tendu avoir été celui qui avait restauré la tête du défunt.
Mais l’ami de mon oncle ajouta que lorsqu’il avait vu la
qualité du travail, il avait reconnu la signature de ma fa-
mille. Il était certain que c’était un de nous qui avait fait
cela ! Quand il a su que c’était moi, le p’tit jeune de 17 ans,
il a été très impressionné !
Ce fut le début officiel de ma carrière de thanatopracteur.
Par la suite, j’ai fait mes études dans le domaine le jour, pen-
dant que je mettais le tout en pratique la nuit car, comme
on le sait, ce métier-là, c’est 24 heures par jour, 7 jours par
semaine. »

Sa propre succursale
En 1968, à l’âge de 23 ans, Jules est marié et gère déjà une
succursale de l’entreprise funéraire familiale. Sa réputa-
tion d’excellent embaumeur n’est plus à faire dans le mi-
lieu et on requiert ses services dans les cas les plus difficiles

 65 
de reconstruction faciale. Au cours de ses cinquante an-
nées de pratique, il verra passer toutes sortes de cas. Il en
évoque quelques-uns.
« Je me rappelle une requête bien originale d’un client, qui
nous avait demandé d’être enterré tête première, c’est-à-
dire le corps inversé dans son cercueil. Je vous explique.
Au moment de l’exposition, il souhaitait que tout se fasse
comme à l’habitude, avec le haut du cercueil ouvert pour
exposer le haut de son corps. Par contre, avant de refermer
le cercueil pour la mise en terre, nous devions retourner
son corps de façon à ce qu’il ait la tête qui regarde vers
le fond du cercueil et, en plus, du côté où le couvercle ne
s’ouvre pas. Ainsi, il croyait que s’il n’était pas “ totalement
mort ”, il ne resterait pas vivant longtemps, ayant le haut du
corps coincé dans le fond du cercueil sans aucune possibi­
lité d’ouvrir le couvercle. En fait, il voulait être certain de
ne pas voir la porte de sortie s’il avait à ouvrir les yeux ! »

sa mobylet te à la
« Il avait demandé qu’on expose
place de son corps. »

Un autre cas plutôt étrange dont Jules se souvient est ce-


lui d’un homme ayant exigé de son vivant de ne pas être

 66 
exposé dans un salon funéraire. « Il voulait que son deuil
soit vécu sur un ton humoristique. Il avait demandé qu’on
expose sa mobylette à la place de son corps au salon funé­
raire. Il n’était pas mort dans un accident de la route, mais
il considérait que c’était la meilleure façon de le présenter
à ses proches. »

Une petite frousse


Jules, qui fut également inspecteur des services d’embau­
mement et d’opération des salons funéraires, continue son
récit truffé d’anecdotes. « Mon père m’avait déjà dit un jour
sur le ton de l’humour : “ Jules, quand tu embaumes la nuit,
si jamais tu vois un mort qui bouge, tu ne te poses pas de
question, tu prends tes jambes à ton cou et tu te sauves ! ”
Or, autrefois, on allait souvent chercher les corps ­pres­que
tout de suite après le décès. À l’époque, les médecins
étaient plus disponibles pour constater la mort, donc les
corps étaient prêts pour la cueillette plus rapidement. La
dépouille pouvait se retrouver au salon funéraire parfois
deux heures seulement après le décès. Même si on ne pou-
vait débuter l’embaumement que trois heures après le cons­
tat du décès – maintenant, le temps d’attente a été modifié
à six heures –, il nous arrivait parfois des surprises.

« En l’absence d’un médecin,


la loi prévoit que deux citoyen
adultes peuvent constater le déc s
ès d’une personne. Il arrive en­
core par fois, mais très rareme
nt, que cer taines erreurs se glis
sent et que des individus non ­
décédés se retrouvent quand
même à la morgue... jusqu’à ce
qu’ ils rouvrent les yeux. »

Par exemple, si on avait une température estivale de 32 °C


à l’extérieur, il est clair que le corps ne refroidissait pas
aussi rapidement pour atteindre les 21 °C, température
habituelle d’un cadavre. Par ailleurs, les produits de dé­sin­­
fection et de préservation sont à base de concentré. On
doit donc y ajouter de l’eau froide. Saviez-vous que le froid

 67 
peut ­provoquer une
réaction nerveuse des
tissus si ceux-ci sont en­­
core chauds ? Moi, je l’ai
appris un certain soir !

à bouger légère­
« Les doigts du cadavre se sont mis
ment par petits soubresauts. »

Le corps était étendu avec les bras allongés de chaque


côté, le tranchant de la main posé sur la table. Je démarre
l’appareil à pression qui injecte la solution de préservation
dans la dépouille tout en provoquant l’évacuation par la
même occasion de son sang et de ses fluides. Tout à coup,
qu’arrive-t-il ? Les doigts du cadavre se sont mis à bouger
légèrement par petits soubresauts, par l’effet du contraste
des liquides qui circulaient dans ses vaisseaux sanguins.
Ce n’était pas des mouvements brusques ni importants,
mais juste assez pour inquiéter le jeune homme que j’étais !
Les premières fois, on demeure très surpris, mais par la
suite on s’habitue. Aujourd’hui, cela n’arrive presque plus,
car les délais entre le décès et l’embaumement sont beau-
coup plus longs. »

Des funérailles hors de l’ordinaire


Pour la plupart des gens, le décès est une épreuve triste
et bouleversante. Pourtant, certains tiennent à célébrer
cet événement dans la joie. Jules décrit les rites funéraires
plutôt particuliers de certains clients. « Je me souviens de
grandes fêtes funéraires qui se sont déroulées sur les airs
très rythmés de mariachis. D’autres funérailles, elles, ont
été entrecoupées pendant la cérémonie à l’église d’un spec-
tacle de danse sociale, de tango, de valse et de fox-trot, car
le défunt adorait danser. »

 68 
Jules garde aussi en mémoire les funérailles bien singu-
lières d’un curé. L’homme d’Église était très aimé dans
son dio­cèse, et on tenait à permettre au plus grand nombre
de gens possible de lui témoigner leur gratitude. La veille
des funérailles se tenait la cérémonie de la « translation des
restes ». Jules raconte. « On devait déplacer la dépouille du
salon funéraire jusqu’à l’église, deux lieux situés près l’un
de l’autre. Il fut décidé que l’on ferait cette procession à
pied, en portant le cercueil sur nos épaules. Toutefois, en de
telles circonstances, le cercueil doit rester ouvert pour que
les fidèles puissent voir ou toucher leur curé une dernière
fois. Les cercueils de prêtres s’ouvrent à pleine grandeur,
même que les couvercles s’enlèvent entièrement pour que
les fidèles puissent circuler tout autour durant l’exposition.
Malheureusement, on était en plein hiver et, ce jour-là, il
y avait une grosse tempête de neige. On explique donc aux
proches du curé qu’on ne peut pas circuler à l’extérieur au
risque que la dépouille se retrouve couverte de neige. Ils
nous disent ne voir là aucun problème, l’important étant
cercueil était rem­
« Le temps qu’on arrive à l’église, le
pli de neige. »

que les gens puissent revoir leur curé une dernière fois.
Nous avons donc effectué le trajet entre le salon funéraire
et l’église à cercueil ouvert, la neige se déposant abondam-
ment sur le corps du curé tant aimé. Les paroissiens étaient
massés sur notre route, touchant avec beaucoup de respect
le cercueil et le corps.
Le temps qu’on arrive à l’église, le cercueil était rempli de
neige. On a donc dû enlever délicatement toute cette neige
sur la dépouille du curé avant de poursuivre la cérémonie.
Mais tout le monde était satisfait ! »
Attention, danger !

« Le coup est parti ! La balle est allée


se loger dans un mur. »

Il arrive que des gens demandent de déposer des objets


inusités dans le cercueil de leur proche. Plus dangereux
par contre, il se peut que certains objets aient été cachés en
secret dans ses vêtements. Jules a déjà vécu une situation
qui aurait pu tourner au drame. « Ce soir-là, j’étais seul au
laboratoire en train de revêtir la dépouille. J’avais du mal à
habiller le corps car les vêtements étaient très ajustés. Tout
à coup, je vois une petite masse dans le veston qui semble
bizarre. Je prends un bistouri et coupe la doublure du vête-
ment pour trouver ce que c’est. De son vivant, la personne
avait probablement dissimulé dans ses vêtements une pe-
tite arme à feu en forme de stylo à bille sans que personne
ne l’ait su. Quand j’ai pris l’arme dans mes mains, elle était
chargée et le coup est parti ! La balle est allée se loger dans
un mur.
J’aurais pu me blesser ou blesser quelqu’un d’autre. Ce fut
tout un choc ! J’ai ensuite appelé la police pour lui remettre

 70 
l’arme et lui expliquer ce qui s’était passé. Je m’en suis tiré
avec une belle frousse. »
Jules se remémore un autre cas plus délicat. On lui de-
mande un jour d’embaumer le frère décédé d’un proche
parent. « Un cancer facial a nécessité l’amputation d’une
partie du visage de cet homme. La presque totalité d’un
côté de la mâchoire est manquante. Il est complètement
défiguré. Mon père se dit que s’il y en a un qui peut recons­
truire ce visage, c’est moi. Alors, je l’ai fait parce qu’il me
l’a demandé. C’était très émouvant de redonner le visage à
cet homme que je connaissais bien, c’était le plus bel hom-
mage que je pouvais lui rendre. »

Et la contagion ?
Riche de ses années d’expérience, l’entreprise funéraire fa-
miliale de Jules ne refuse aucun cas, même les plus lourds
si la demande est réalisable, bien sûr. « Depuis longtemps,
nous acceptons d’embaumer toutes les dépouilles, même
celles des victimes de maladies contagieuses comme le
Creutzfeldt-Jacob10, le sida ou l’hépatite11. Par contre, au­
jourd’hui, certaines restrictions légales peuvent nous obliger
à procéder à une inhumation ou incinération immédiate,
comme dans les cas de Creutzfeldt-Jacob. Par ailleurs, je
vous dirais qu’un défunt reconnu comme contagieux est
beaucoup moins dangereux pour nous qu’un corps qui
nous arrive sans qu’on le sache. Je trouve qu’il faut faire
encore plus attention aux dépouilles porteuses de m ­ aladies

 71 
c­ontagieuses non déclarées. Quand on
connaît bien l’état de la dépouille, on se
protège en conséquence. On revêt les
vê­tements de protection appropriés, des
gants plus épais qui ne perforent pas,
un masque avec visière dont certains
sont même munis d’un filtre à air... Et
je peux vous dire qu’en cinquante ans de
pratique, je n’ai encore jamais entendu par-
ler d’un embaumeur décédé d’une ma­ladie
contagieuse qu’il aurait contractée à son tra-
vail. On est prudents. »

it à un embaume­
« Je crois que toute personne a dro
professionnalisme. »
ment pratiqué dans le respect et le

Pourquoi avoir peur de la mort ?


Dans les conférences sur l’embaumement qu’il donne, Jules
tente de démystifier la mort. « Il y a encore tant de gens qui
réagissent avec dégoût quand je leur parle de mon travail.
Pour qu’ils rationalisent un peu plus ce métier, j’ai trouvé
une façon de leur expliquer le tout en faisant un certain
rapprochement... avec nos dindes du temps des Fêtes !
Quand on en achète une, on trouve souvent à l’intérieur,
dans un petit sac, le cœur, le foie et d’autres parties de
l’animal. Cette dinde a été éviscérée. Quand je reçois une
dépouille, le sujet m’arrive dans des conditions similaires.
Le corps humain est lui aussi un corps animal. Il est com-
posé des mêmes organes. Les chasseurs et les pêcheurs font
souvent ce travail d’éviscération. L’embaumement n’est pas
si loin de cela, finalement. Dans certaines situations, nous
n’avons pas le choix de retirer les organes, de les préserver,
de les nettoyer et de les remettre dans le corps. Par exem-
ple, quand une dépouille souffre d’occlusion intestinale,
on doit retirer les intestins et les préserver individuelle-
ment... Dans le cas d’un accidenté qui, lui, risque d’avoir

 72 
« On retire alors les org
anes un à un pour les
ver, puis on les remet en préser­
place. »

des ruptures dans les vaisseaux sanguins, les liquides ne


s’évacueront pas comme prévu ou nos solutions préserva-
tives et désinfectantes ne pourront pas circuler librement.
On retire alors les organes un à un pour les préserver, puis
on les remet en place.
C’est un travail technique, minutieux et très respectueux.
Nous contribuons ainsi à apporter une certaine sérénité aux
derniers moments d’un être humain sur notre terre. N’est-
ce pas finalement un travail nécessaire et gratifiant ? »
Jules a toujours exercé son métier avec maîtrise et virtuo­
sité. Depuis son plus jeune âge, il n’a jamais ressenti de peur
face à la mort. Il n’a pas peur de sa mort non plus. Même
que tout est déjà bien planifié. « La mort fait nécessaire-
ment partie de la vie. Je l’ai côtoyée presque tous les jours
de ma vie. Je la connais bien. Je suis prêt. Mes préarrange-
ments funéraires sont d’ailleurs faits depuis longtemps. Et
comme mes enfants et certains de mes petits-enfants tra-
vaillent déjà au centre funéraire, je ne suis pas inquiet du
tout. Je sais, en plus, que ma relève est assurée ! »
Post mortem

P our nous expliquer les dif-


férentes étapes de la décom-
position du corps humain, nous avons demandé conseil
au pathologiste Louis Gaboury qui est, entre autres,
président de l’Association des pathologistes du Québec,
professeur en pathologie et chercheur principal en his-
tologie de l’Institut de recherche en immunologie et en
cancérologie de l’Université de Montréal.
« Le temps de décomposition du corps et sa transfor-
mation en squelette sont variables. Si le corps n’est pas
embaumé, ce processus peut survenir en trois mois en-
viron ou prendre parfois jusqu’à trois ans dans certains
cas. Le facteur clé est l’environnement dans lequel se
trouve le cadavre. Un autre élément concerne la décom-
position. Il s’agit d’un processus qui implique l’autolyse
et la putréfaction. L’au­tolyse est la dégradation des cel-
lules et des organes par un processus chimique relevant
des enzymes intracellulaires. La putréfaction dépend de
l’action des bactéries. Il existe également une autre forme
de décom­position, appelée adipocire, dans certaines si­
tuations d’hu­midité et de froid particulières. Cela donne
aux tissus un aspect cireux et grisâtre. Enfin, dans un
climat chaud et sec, il arrive que le corps se momifie. La
peau prend alors une teinte brun jaunâtre et une con-
sistance cartonnée. Dans le cas d’un corps embaumé, je
n’ai pas de réponse précise, mais cela allonge de façon
substantielle le temps de décomposition.
Quant à la rigidité ou raideur d’un cadavre, c’est un
phénomène dû à la formation de complexes entre les
protéi­nes musculaires appelées actine et myosine.
L’actine est présente dans toutes les cellules du corps
et contribue à la composition des cellules musculai-
res. La myosine joue un rôle dans les mécanismes de
contractions musculaires. La contraction musculaire
est causée par un lien entre la myosine et l’actine, qui
s’accrochent alors momentanément l’une à l’autre.
Quand un corps meurt, il y a une coagulation de la
myosine et de l’actine ensemble. Cependant, c’est un
phénomène transitoire qui finit par disparaître. »
Les thanatologues d’aujourd’hui doivent aussi faire face
à différents cas de maladies contagieuses. Monsieur
Gaboury nous en parle également. « La contagion par la
maladie de Creutzfeldt-Jakob, certainement l’une des
plus inquiétan­tes avec la contagion du virus Ebola, peut
en théorie persister très longtemps après la mort, même
dans des tissus enrobés dans la formaline, une solution
de préservation utilisée par les thanatopracteurs. Pour
la pneumonie, cela dépend de l’agent causal. Les pneu-
monies virales et bactériennes sont les plus contagieu­
ses, bien sûr. La tuberculose, la maladie du légionnaire
et la maladie du charbon peuvent également demeurer
longtemps contagieuses dans le corps, certainement
des mois. Quant au sida, tant qu’il y a du matériel bio­
logique humide non décontaminé
dans le corps, cela peut de­
meurer infectieux. Les tha­
na­topracteurs doivent donc
faire très attention quand ils
manipulent des dépouilles
infectées. »
UNE COURTE EXPÉRIENCE
INOUBLIABLE

« Si tu veux pouvoir supporter la vie,
sois prêt à accepter la mort ! »
Sigmund Freud

Quand elle termine ses études secondaires, Claudia ne


sait vers quel domaine d’emploi s’orienter. Elle s’inscrit
au cégep en Technologie et gestion des textiles, mais au
bout d’une année, malgré des résultats scolaires excellents,
elle voit bien que cette branche n’est pas pour elle. Elle
s’ennuie à... mourir !
« Je me demandais bien ce que je pourrais faire qui m’in­
téresserait. Le décès de ma grande amie allait me donner la
réponse. Je dois dire que je n’ai jamais eu peur de la mort.
On ne sait pas ce qui nous attend par la suite, mais cela
ne m’a jamais inquiétée. C’est ainsi, c’est la vie. Je dirais
même que j’éprouve plutôt une certaine fascination pour
la mort. Nous venons tous au monde pour mourir. On ne
sait pas quand, c’est tout. Les gens nourrissent une pen-
sée magique qui les fait rêver à une vie sans tracas avec
une belle maison, des enfants et une mort pendant leur
sommeil au-delà de 85 ans. Malheureusement, ce n’est pas
donné à tous. Loin de là ! J’en ai perdu, des gens autour de
moi : mon grand-père, une amie de 19 ans qui a succombé
à des problèmes pulmonaires, un copain qui s’est suicidé...
Mais je n’en ai jamais vraiment été perturbée. Bien sûr que
ça me faisait de la peine, mais on pleure pour soi-même,
pas pour la personne qui est morte. »
Une étape cruciale
Claudia n’a jamais oublié un geste posé par la mère de sa
grande amie décédée, qui lui a ouvert les yeux. « Je m’étais
rendue au salon funéraire en compagnie de la mère de mon
amie. Quand nous sommes entrées dans la salle d’exposition,
cette femme a regardé tendrement la dépouille de sa fille,
puis elle a demandé calmement à tout le monde de quitter
la pièce et de nous laisser seules, toutes les trois. Avec amour
et patience, elle l’a toute remaquillée. Mon amie était très

d vraiment c­ ons­cience
« C’est à ce moment-là qu’on pren
de la mor t de cette personne. »

coquette. Sa mère désirait que sa dernière image demeure


fidèle à ce qu’elle avait été, vivante. Ce moment fut un sérieux
déclencheur pour moi. À 18 ans, je venais de comprendre à
quel point le fait de voir une dernière fois un proche décédé,
exposé dans son cercueil, était une étape cruciale pour les vi-
vants. C’est à ce moment-là qu’on prend vraiment conscience
de la mort de cette personne.
Et plus encore, si le défunt ou la défunte a l’air serein et dé-
tendu, on en garde un bon souvenir et son départ est plus
facile à accepter. C’est là que j’ai compris que j’aimerais
devenir thanatopracteur. »

 78 
Tenter l’expérience
Il lui vient alors à l’idée de suivre un stage dans un salon
funéraire afin de s’assurer que ce métier lui convient vrai-
ment et qu’elle a les aptitudes requises, avant de s’inscrire
au cours de trois ans. Cette expérience va être inoubliable.
« J’ai donné un coup de fil au centre funéraire de ma ville et
j’ai expliqué ma démarche au directeur thanatologue. On
s’est entendu que, chaque fois qu’il recevrait un corps, il
m’appellerait pour que je me rende sur place afin de le re-
garder travailler, de lui poser des questions et de l’aider si

« En descendant les esc


aliers en colimaçon me
la salle, j’avais les jambe nant à
s molles. »

cela m’était possible. La première fois, j’étais bien anxieuse.


Il m’a d’abord fait venir à son bureau pour me donner quel­
ques détails sur la personne, les causes de sa mort, sa fa-
mille, leurs désirs pour son embaumement et l’exposition.
Puis, avant de descendre au laboratoire, il m’a mise très à
l’aise. Je n’avais qu’à lui dire si je ne me sentais pas bien à
la vue de la dépouille ou au cours de certaines opérations.
En descendant les escaliers en colimaçon menant à la salle,
j’avais les jambes molles.
Je me demandais bien comment j’allais réagir. Des échan-
tillons de cercueils étaient disposés dans la pièce joux-
tant le laboratoire. Après quelques explications sur les
cercueils, nous sommes finalement entrés. La pièce était
fraîche, toute blanche, très bien éclairée avec des lampes
au néon. Le plancher était en béton, avec une petite grille
d’égout au centre pour l’évacuation de l’eau de lavage de
la pièce. Il y avait de longs comptoirs en inox, un guéridon
à roulettes recouvert d’outils et des éviers d’évacuation
pour les li­ quides corporels et les résidus de solutions
d’embaumement. Une table en céramique blanche avec
des rigoles de chaque côté se trouvait au centre de la pièce.
À l’un des bouts de cette table se trouvait un large évier

 79 
muni d’une chasse d’eau. La dépouille d’un homme dont
les parties intimes étaient respectueusement recouvertes
de serviettes reposait sur cette table. La première chose
que le thanatopracteur m’a dite en entrant dans cette pièce,
ce fut de ne jamais exprimer quoi que ce soit au sujet du
client – aucune remarque, aucun jugement, aucune allu-
sion –, le respect étant de mise. »

Lui redonner un teint « en santé »


Claudia s’approche doucement de la table d’embaumement.
Elle observe le corps étendu sur la table. Elle ne ressent
aucune crainte, aucun dégoût, elle est plutôt fascinée.
« L’homme était mort d’un cancer du foie, et ça avait pro-
voqué une jaunisse.
Je me suis demandée comment on allait pouvoir lui redon-
ner un teint normal. Je n’ai même pas pensé que j’avais
devant moi une personne morte. Le tha­natopracteur m’a
mon­tré une photo de l’homme de son vivant, pour que je
vois quel aspect il devait avoir. Il m’a permis de lui toucher
doucement. Le corps était froid et rigide. Je ne me sentais
pas du tout mal à l’aise. Pas une seconde. Puis, le thanato-
practeur m’a donné un tablier et des gants et j’ai commencé
à l’aider dans la mesure de mes moyens. Avec l’irrigation
du sang et l’injection de la solution désinfectante, la peau
a finalement repris peu à peu une teinte rosée. Après deux
heures environ, l’homme avait retrouvé une apparence
normale. J’en étais bien étonnée. »
Respirons par le nez
On entend souvent parler que les odeurs des salles d’em­
baumement sont difficiles à supporter. Certains préten-
dent que oui, d’autres que non. Quant à elle, Claudia n’a
jamais eu de problèmes avec les odeurs, car longtemps elle
a été incapable de respirer par le nez. « À l’âge de 17 ans,
j’ai enfin subi une chirurgie qui m’a permis de recouvrer

« Je pense que c’était en par tie pou


r l’aider à masquer
ces odeurs. »

cette faculté, mais j’avais déjà acquis l’habitude de ne res­


pirer que par la bouche. Ainsi, dès que je suis entrée dans
le laboratoire, instinctivement, j’ai recommencé à respirer
par la bouche seulement et à ne plus percevoir les odeurs.
Mais je peux vous dire que le thanatopracteur, lui, fumait
cigarette par-dessus cigarette. Je pense que c’était en par-
tie pour l’aider à masquer ces odeurs. »

La mort laisse ses traces


Au cours de son stage, Claudia aura à
faire face à quelques cas particuliers.
Elle se sou­ vient d’un homme qui
avait été intubé à l’hôpital. Après
sa mort, la famille est demeurée
auprès de lui un certain temps
avant de demander aux infirmières
de libérer son corps des différents
branchements aux appareils médi-
caux. «  Lorsque le corps nous est
parvenu, les lèvres affichaient encore
l’écart d’ouverture sur le côté, laissé par
le passage d’un tube. Il avait aussi la mâchoire
grande ouverte. En plus, l’un de ses bras était totalement
replié. Or, à son arrivée, la dépouille avait déjà atteint son
maximum de rigidité.

 81 
Ce fut donc extrêmement difficile de refermer sa bouche.
Nous avons utilisé un gros fil de suture enfilé dans une
aiguille courbée pour coudre la mâchoire en rattachant de
l’intérieur le menton à la cloison nasale. Avant de refermer
complètement la bouche, nous y avons déposé de la ouate
de coton brut. Nous avons fait de même pour le nez. J’ai
été surprise de découvrir tout l’espace disponible dans cha-
cune des narines. On a pu glisser pas moins deux bonnes
balles de coton grosses comme un pamplemousse par na-
rine ! La ouate contribue à absorber tout relâchement de
gaz ou de liquide corporel demeuré dans le corps.

maximum de rigidité. »
« La dépouille avait déjà atteint son

Il fallait ensuite replacer le bras entièrement replié contre


le corps du défunt. Nous avons dû nous y prendre à deux
pour réussir à le déplier. La rigidité d’une personne décé-
dée est inimaginable ! Avec patience, on y a mis tous nos
efforts durant une bonne vingtaine de minutes. Il fallait y
aller quand même doucement, car nous tenions à faire le
travail dans le plus grand respect du corps et de son inté-
grité, bien sûr. Lentement, dans un léger mouvement de
va-et-vient, on a finalement réussi. »

Son air d’autrefois


Claudia a également assisté le thanatopracteur sur le cas
plutôt inusité d’une dépouille d’à peine 90 lb.

« Sa femme nous avait appor té des vêtements de l’époq


ue
où il était corpulent. »

« Le pauvre homme était décédé d’un cancer et il n’avait


plus que la peau et les os. C’était triste à voir. Sa femme
avait fait une demande particulière. Elle avait fourni une
photo de son conjoint du temps plus heureux où il était

 82 
en santé et elle désirait qu’on lui redonne cet aspect. J’ai
été bien surprise à la vue de la photo. Il devait certaine-
ment peser plus de 300 lb sur le cliché. Eh bien ! On a
fait en sorte que cette dame revoie son mari une dernière
fois comme il était autrefois. Elle nous avait apporté des
vêtements de l’époque où il était corpulent. On a empli
ces vêtements de ces longs filaments de papier qu’on insère
entre autres dans les boîtes d’emballage d’objets fragiles.
Pour le visage, ce fut plus délicat. Le thanatopracteur a
travaillé avec beaucoup de minutie. En toute fin, il a in-
jecté du silicone dans chacune des rides et des traits de son
cou et de son visage de façon à lui redonner ses rondeurs
d’antan. Le résultat était vraiment réussi ! »

Une autopsie
Claudia a aussi travaillé sur une dépouille autopsiée. Lors­
que la jeune femme entre au laboratoire, elle est troublée
à la vue du corps sur la table. Elle remarque tout de suite
le torse traversé d’une longue cicatrice en Y recousue

« Par la suite, nous avons défait


cette couture grossière
pour voir l’état intérieur de la
dépouille. »

grossièrement et qui bifurque vers une jambe jusqu’au


mollet. «  C’était impressionnant. L’effet de surprise
­passé, je me suis mise à la tâche avec le thanatoprac-
teur. C
­ omme à l’habitude, nous avons lavé et dé­sinfecté
le corps. Par la suite, nous avons défait cette couture
grossière pour voir l’état intérieur de la dépouille.
La cage thoracique avait été découpée pour un meil-
leur accès à certains organes. Comme à l’habitude, le
médecin légiste avait déposé les organes dans un sac
placé dans le ventre de la dépouille. Nous avons retiré
le sac d’organes et l’avons entreposé au frais. Il peut ar-
river que, dans certains cas plutôt rares quand même,
les organes ne puissent être remis dans le corps pour
l’exposition au salon funéraire. S’ils ont été manipulés

 83 
et rassemblés dans un même sac, il peut être difficile de
bien les désinfecter individuellement, et les remettre ainsi
dans le corps pourrait entraîner l’émanation d’odeurs indé-
sirables ou la prolifération de bactéries. Dans de tels cas, les
organes seront quand même inhumés plus tard, sous le cer-
cueil, au moment de la mise en terre. Il n’est pas pen­sable
de mettre le sac d’organes dans le cercueil quand vient le
temps de le fermer, car la famille assiste à cet instant solen-
nel et ce geste pourrait l’affecter.

r alors que le
« Je tenais doucement les masses de chai
thanatopracteur cherchait l’artè re. »

Enfin, comme le corps avait été découpé à plusieurs en-


droits, nous savions que le liquide désinfectant ne circu­
lerait pas partout en une seule injection. Après avoir eu de
la difficulté à trouver la carotide dans le cou du défunt car
c’était une personne très grasse, nous avons aussi dû trou-
ver d’autres points d’injection sur le corps. Ce fut difficile
aussi de trouver les artères. Je te­nais doucement les masses
de chair alors que le thanatopracteur cherchait l’artère.
Mais nous y sommes arrivés.
Une autopsie de la tête avait aussi été pratiquée. Il a donc
fallu reformer la calotte crânienne et masquer la longue
cicatrice qui courait d’une oreille à l’autre. Ce n’était pas
évident car l’homme avait peu de cheveux. Mais avec du
maquillage, le travail fut accompli. Puis, en toute fin de
l’embaumement, nous avons recousu plus délicatement
la longue cicatrice sur tout le corps, relavé et désinfecté
avec précaution la dépouille une dernière fois, pour enfin
l’habiller et la coiffer. »

« Était-ce pour moi ? »


À la suite de son stage, qu’elle a beaucoup aimé et dans lequel
elle a appris énormément en très peu de temps, Claudia
s’inscrit au Collège de Rosemont en thanatologie, avec en

 84 
poche une lettre de recommandation du thanatopracteur.
Le cours est très contingenté. Elle espère des nouvelles avec
impatience. À sa grande déception, elle est refusée, ses ré-
sultats scolaires étant juste sous la limite demandée. « Cette
année-là, le Collège avait reçu au-delà de 430 inscriptions
alors qu’il n’acceptait que 32 étudiants. J’étais tellement
déçue... J’ai donc laissé tomber l’idée de devenir thanato-
practrice et je me suis trouvée un emploi dans un tout autre
domaine. Avec le temps, je me suis consolée en me disant
qu’à la longue, peut-être j’aurais eu du mal à vivre au jour
le jour la douleur des gens endeuillés. Pratiquer la thanato-
praxie, ce n’était pas un problème pour moi, mais devoir
accueillir la tristesse et les émotions des clients, je n’aurais
peut-être pas eu le cœur assez solide pour ça.

« La thanatologie est un ensemble de gestes


qui com­
prend aussi l’approche humaine avec les clien
ts. »

Mais bon, j’avoue quand même aujourd’hui que l’embau­


mement, ça, ça m’intéresse toujours autant ! Alors, qui sait,
peut-être qu’un jour la vie me donnera l’occasion de prati-
quer finalement ce métier qui me fascine encore ! »

 85 
Qu’est-ce
qu’une autopsie ?

D es dépouilles sont achemi­nées régulièrement au La­


bo­ratoire de sciences judiciaires et de médecine légale
de Montréal pour fins d’autopsie dans le but de détermi­
ner les causes de décès. Nous avons demandé à Luc Parent
et à Mélanie Pichette, assistants pathologistes judiciaires,
de nous apporter quelques précisions sur l’autopsie. Il faut
savoir que le terme « pathologiste judiciaire » a maintenant
remplacé le terme plus connu de « médecin légiste ».
« Une autopsie permet de connaître les causes probables
d’un décès. Elle peut être utile dans différents cas. En
milieu hospitalier, cela peut permettre de déterminer la
cause d’un décès pour laquelle les médecins n’avaient pas
de certitude. À certains moments, ce peut être aussi la
famille qui réclame une autopsie. En d’autres circons­
tances, le médecin d’un patient décédé subitement peut
demander à la famille la permission de faire subir une au-
topsie afin de vérifier son diagnostic ou la cause du décès.
Dans des cas de morts violentes ou obscures, le coroner12
demandera qu’une autopsie soit pratiquée. Le coroner
peut également exiger l’autopsie d’un corps dont la dé-
composition est très avancée. Par exemple, au printemps,
on repêche parfois des cadavres qui ont séjourné dans les
eaux tout l’hiver. Pour les identifier et établir la cause de
leur décès, une autopsie s’impose. Cet examen permet
notamment de vérifier si la mort est due à un suicide ou
si le corps a été violenté avant d’avoir été jeté à l’eau. »

Les étapes de l’autopsie


Découvrons maintenant comment se pratique une au-
topsie. Prenons par exemple le cas d’un corps repêché
dans le fleuve Saint-Laurent. « Même si le corps est de-
meuré au froid tout l’hiver, il se dégrade dès que les
eaux se réchauffent en avril et mai. Après avoir pesé,
mesuré et déshabillé la victime, on pratique une inci-
sion en Y des épaules au pubis. On découpe ensuite la
cage thoracique à l’aide d’un costotome afin d’accéder
aux organes pour les retirer et les peser. Le poids d’un
organe peut déjà nous donner de bons indices sur les
causes d’un décès. Un poumon normal pèse environ
500 grammes. Dans certains cas d’hypertrophie car-
diaque, de noyade ou de surconsommation de médica-
ments, on peut déjà constater la formation de spume13
dans les poumons. Le poids des poumons peut avoir
augmenté à plus de 1 000 grammes. N’entend-on pas
souvent l’expression “ avoir de l’eau sur les poumons ” ?
Cette “ eau ” est en fait de la spume, ou œdème pul-
monaire. Ensuite, on prélève certains fluides corporels
encore présents dans le corps, comme la bile, l’urine,
le sang, etc. Si la personne a consommé des médica-
ments avant de sauter à l’eau, dans un cas de suicide
par e­ xemple, on pourra avec un peu de chance en dé-
couvrir la présence dans les fluides corporels. »
Sous le microscope
Au moment de l’autopsie, les pathologistes judiciaires
observent les organes afin de vérifier leur état ; c’est la
partie macroscopique. Ils recueillent par la suite des
échantillons de chaque organe qui seront traités en
laboratoire d’histologie pour être analysés sous micro-
scope ; c’est la partie microscopique. Si l’on ne retrouve
qu’un squelette, un échantillon d’os sera prélevé puis
broyé, et la poudre produite sera analysée pour établir
un profil d’ADN.
Dans certains cas, les échantillons analysés en labora-
toire vont permettre de déterminer la cause de la mort.
Par ­exemple, certains itinérants boivent de l’antigel car
son ingestion peut causer des effets engourdissants simi­
laires à l’ébriété. Par contre, ce produit est extrê­mement
toxique et peut provoquer des troubles r­ énaux. On peut
penser qu’un itinérant mort en hiver est décédé d’hypo­
thermie. L’examen sous microscope des prélèvements de
reins pourrait déceler la formation de cristaux particu-
liers, ce qui pousserait à vérifier dans le sang la présence
d’éthylène glycol, le composé de l’antigel.
Dans un autre ordre d’idées, dans le cas d’un décès par
infarctus du myocarde, on sait qu’une cicatrice n’apparaît
sur le muscle cardiaque qu’après quelques mois. Ainsi, si
l’infarctus est récent, le cœur pourra paraître normal sur
le moment. Toutefois, en faisant l’étude d’échantillons
du myocarde par microscopie, le pathologiste observera
une différence dans la coloration du muscle cardiaque,
signe de l’existence d’une zone nécrosée, preuve d’un
infarctus récent.
Ensuite, la plupart des autopsies se terminent par la
tête. Le cuir chevelu est découpé de façon à pouvoir le
soulever pour aller vérifier s’il n’y a pas d’hématomes,
parfois difficiles à voir sur la tête à cause des cheveux.
Le crâne est ensuite ouvert délicatement avec une pe-
tite scie électrique pour pouvoir procéder à l’examen du
cerveau et à certains prélèvements d’échantillons.
Dans un cas d’autopsie régulière, l’ensemble des opéra-
tions prend environ deux heures. Toutefois, certains cas
complexes d’homicides peuvent demander jusqu’à trois
jours d’autopsie. Monsieur Parent termine en
nous expliquant l’importance de faire des
autopsies. « Il nous arrive à l’occasion de
recevoir des victimes pour lesquelles les
enquêteurs croient être en pré­ sence
d’un homicide, mais que l’au­­topsie et
différentes analyses nous permettent
de démontrer que c’était plutôt un
suicide. »
LA VOLONTÉ D’EMBAUMER
SES PROCHES

« On ferme les yeux des morts avec douceur ;
c’est aussi avec douceur
qu’il faut ouvrir les yeux des vivants. »
Jean Cocteau

Suzanne se souviendra toujours de ces mots qu’un curé lui


a murmurés : « En pratiquant si bien ton métier, tu nous fais
accepter la mort, tu nous la fais voir paisible et sereine. »
Pour elle, c’était le plus beau des compliments.
Suzanne n’est pas une thanatologue comme les autres. Elle
fait preuve d’une vivacité communicative, d’une efferves-
cence étonnante de la part de quelqu’un qui pratique un mé-
tier que bon nombre ont tendance à qualifier de lugubre. Et
pourtant, pour cette vibrante jeune femme, l’embaumement
est un cadeau de la vie, car il permet de redonner un visage

« Je me dis tous les jours que je fais le plus beau métier
du monde et le plus rare ! »

apaisé, voire heureux à une personne décédée. « Lorsque


nous naissons, on nous dorlote, on nous donne des bains et
on nous met de la poudre pour sentir bon ; quand nous nous
marions, nous allons chez la coiffeuse, chez la manucure,
nous nous achetons de beaux vêtements... Alors, moi, à ma
façon, je m’occupe de l’ultime “ étape beauté ” de la vie. Je
prends soin une dernière fois du corps des gens, je leur fais
leur dernière toilette. J’offre le dernier dorlotage. »
Suzanne pratique son métier avec art et dextérité. Ce tra-
vail lui fait vivre des émotions de toutes sortes, lui crée des
souvenirs empreints de solennité, de tendresse et parfois
même de nostalgie. « Je trouve qu’il est primordial de faire
tomber les tabous au sujet du travail d’embaumement. Ça
fait maintenant 25 ans que je pratique ce métier, qui me
passionne toujours autant. Je n’ai pas hérité de cet inté-
rêt de mes parents, qui ne travaillent pas du tout dans le
domaine. Mon histoire est plus étonnante que ça. Quand
j’étais jeune, je passais toujours près d’un cimetière pour
me rendre à l’école. J’étais attirée par les cortèges funérai-
res, par les cérémonies de mise en terre des cercueils. Je

tombales. »
« J’aimais circuler entre les pierres

trouvais belles toutes ces fleurs. Je collectionnais même les


ampoules de plastique remplies d’eau dans lesquelles sont
piquées les fleurs. »

Prédispositions précoces
Le premier décès que vit de près Suzanne est celui de son
grand-père, en 1970. Elle n’a alors que six ans. Elle s’en
souvient avec tendresse. « C’était un beau vieil homme
joufflu qui n’avait plus qu’une couronne de cheveux. À tout

 92 
­ oment au salon funéraire, je demandais à ma mère d’aller
m
lui donner un bisou sur le front. Maman me levait dans ses
bras, plutôt surprise que je ne m’inquiète pas outre mesure
du fait qu’il était mort et couché dans un cercueil. À cette
époque, je m’étais même déjà maquillée pour aller ensuite
m’enquérir auprès de ma mère si je faisais une belle morte.

« Je mettais du sent-bon dan


s ma chambre pour que
ça sente le salon funéraire !
 »

Quand il y avait un décès, j’étais toujours la première à


vouloir aller au salon funéraire avec ma mère. Tout cela me
fascinait, et mon intérêt ne s’est jamais atténué. »

Plus de doutes
Au secondaire, Suzanne se questionne sur la possibilité de
devenir cardiologue parce que le corps humain la passionne,
mais elle trouve que cela demande trop d’années d’études.
Lorsqu’elle s’informe au sujet du cours en thanatologie au
Collège de Rosemont, le programme et sa durée lui confir-
ment qu’elle a trouvé la bonne voie à suivre. « Quand j’ai dé-
cidé que je voulais étudier en thanatologie, je n’ai même pas
fait de demande d’inscription dans un autre programme
d’une autre institution. Mes proches, qui connaissaient ma
joie de vivre – j’étais de tous les partys ! –, avaient du mal
à comprendre mon choix. Pour moi, c’était pourtant bien
clair. Sur 125 demandes, 37 ont été acceptées, dont la
­mienne. Ainsi, en 1982, à 17 ans, je quittais ma petite ville
pour m’installer à Montréal. Ma mère m’avait dit que je
serais un “ talent gaspillé ”. Elle s’est reprise quelques années
plus tard quand elle m’a vue orga­niser des funérailles et a
été témoin des remerciements des gens satisfaits. »

« Là, j’étais devenue la grande fierté de ma mère ! »

 93 
Un des laboratoires actuels du Collège de Rosemont où les étudiants
mettent en pratique leur apprentissage du programme de thanatologie.

Dès sa première semaine de cours, Suzanne est totalement


emballée. Elle n’a jamais assisté à un embaumement, même
si elle en a fait la demande à des salons funéraires de sa région.
« Un thanatologue m’avait au moins prêté des livres dans
le domaine, comme L’art et la science de l’embaumement14
que j’avais lu d’un bout à l’autre. Et là, dans une même
journée de cours, j’assistais soudain à ma première autopsie
et à mon premier embaumement. C’était très impression-
nant. J’ai tellement tripé que j’ai appelé ma mère le soir
même. Je lui ai confirmé que j’étais bien là pour trois ans
ferme ! J’allais apprendre dans ce cours tout ce qui touchait
au corps humain avec, en plus, l’art de prendre soin de la
toute dernière étape de l’existence d’une personne. »

ction de
« Quand j’étais au collège, je faisais une colle
d’Inde, raton laveu r, re­
cœurs de petits animaux : cochon
conte nant s de verre
nard... Je les avais déposés dans des
Les copains
remplis de formol et disposés sur mon frigo.
réciaient
d’école qui venaient à mon appartement n’app
pas tellement ! »
Un premier cas difficile
L’été qui suit sa première année
de cours, Suzanne se trouve un
emploi dans un centre funéraire.
Elle y fait un peu de tout, mais
espère surtout participer à
un embaumement. On lui
propose enfin. « Ce n’était
pas un cas facile. Un père
avait reculé avec son ca-
mion sur la tête de sa fille de
quatre ans. Le corps de l’enfant
était intact sauf la tête, qui était
totalement aplatie, impossible
à restaurer. Nous ne devions
que faire l’embaumement et
la fillette allait être exposée à
cercueil fermé. Quand j’ai vu sa dépouille sur la table, je me
suis dit, si je suis capable de pratiquer l’embaumement sur un
tel cas, je serai capable de tout faire après cela. Et j’ai réussi !
J’ai fait ma part dans les différentes étapes en observant bien
le thanatopracteur.

« Je me rappelle avoir


déposé la petite main
let te dans les miennes de la fil­
et avoir constaté à qu
elle était froide. » el point

Ce fut très dur de rencontrer ensuite la famille effondrée.


J’ai été très émue, mais j’ai passé au travers de cette pre-
mière étape cruciale. »
Plus tard dans sa carrière, le fait que Suzanne devienne ma-
man de trois garçons allait sécuriser ses clients. Quand des
parents savent que c’est une mère qui va embaumer leur
enfant, ils se sentent en confiance, ils savent bien qu’elle
en prendra soin comme si ce pouvait être le sien. « Et il est

 95 
vrai que j’en prends grand soin. Je mets de la poudre dans
ses vêtements pour qu’il sente bon, je dispose des petits
toutous autour de lui dans le cercueil, je suis toujours à
l’écoute de la famille. Par exemple, une enfant de quatre

t une mère qui va


« Quand des parents savent que c’es
en confiance. »
embaumer leur enfant, ils se sentent

ans aimait beaucoup les papillons. Je suis allée acheter des


papillons décoratifs et j’en ai disposé tout autour de son
visage. Par contre, après une telle journée, j’ai remarqué
que je suis toujours plus fatiguée. Je m’implique davan-
tage. La charge émotive est plus importante. »

Un mentor exceptionnel
De fil en aiguille, le temps va passer sans que Suzanne ne
change jamais d’idée. Le lendemain de la présentation de
l’autopsie et de l’embaumement de sa première semaine
de cours, le groupe avait perdu huit étudiants ; à la fin des
trois ans du programme, il ne reste plus que neuf partici-
pants. « Je n’ai jamais eu l’ombre d’un doute. J’aimais tel-
lement ce que j’apprenais. À mon premier stage, j’ai choisi
l’une des plus grandes entreprises funéraires pour pouvoir
prendre part à un grand nombre d’embaumements. Il y
avait cinq tables d’embaumement et elles étaient presque
toujours occupées. Pour le deuxième stage, j’ai plutôt opté
pour une petite maison afin de pouvoir intervenir à toutes
les étapes, de l’accueil du public au choix des fleurs en pas-
sant par l’organisation de la cérémonie funéraire.
À l’une de mes entrevues de stage, j’ai été refusée parce
que j’étais une femme. L’embaucheur ne croyait pas que
je serais assez forte pour pouvoir manipuler les dépouilles
et les cercueils. Un autre thanatologue a dit à mon super-
viseur qu’il croyait que les femmes avaient plutôt dédain
de ce travail. Mon superviseur lui a répliqué : “ Je t’envoie
ma meilleure élève, essaie-la une semaine et tu m’en diras

 96 
« Si je suis comme je sui
s aujourd’ hui, je le do
thanatopracteur. » is à ce

des nouvelles. Si ça ne fonctionne pas, tu me la retournes. ”


J’avais donc un bien grand défi à relever. Dès le premier
jour, j’ai participé à un transfert de corps devant les yeux
ébahis de cet homme. J’ai ensuite tout fait, du lavage des
corbillards à la disposition des fleurs pour les funérailles à
l’église, sans oublier les embaumements, bien sûr. J’ai même
aidé à l’administration de l’entreprise. Et il a changé d’idée !
On s’est entendus à merveille. J’ai beaucoup appris avec ce
thanatologue. Ce fut un mentor extraordinaire, et plus tard
un ami. C’était un thanatopracteur hyper ­professionnel qui
embaumait d’une main et nettoyait toujours de l’autre. J’ai
appris avec lui à toujours bien essuyer la bouche deux fois
plutôt qu’une, à pratiquer dans un grand respect du corps
en recouvrant les parties intimes de serviettes humectées –
pour que les serviettes restent ainsi bien en place. Quand
je mets à un défunt son sous-vêtement, je glisse celui-ci
doucement sous la serviette de façon à ne jamais regarder
cette partie du corps. »

 97 
La mort fait réfléchir
Entre-temps, Suzanne se met à fréquenter un copain du cé-
gep. Elle quitte son emploi dans le Bas-Saint-Laurent pour
aller le retrouver à Sherbrooke. Cet ami devient finalement
son mari et le père de son premier garçon. Quelques an-
nées plus tard, la vie fait en sorte qu’ils se séparent, bien
qu’ils demeurent les meilleurs amis du monde.
« C’est arrivé quand l’un de mes frères s’est injecté une dose
mortelle de médicaments en 1996. J’étais sous le choc. Je
me suis totalement remise en question, j’ai pensé profondé-
ment au sens de la vie et à sa précarité. J’ai compris que je
devais passer à autre chose dans mon existence. Mon mari
était malade et il était devenu très difficile à vivre. Pour
apaiser son mal, il consommait beaucoup d’alcool et de mé-
dicaments. Moi, je voulais d’autres enfants et j’aimais la vie.
Nous avons divorcé en toute amitié. J’ai acheté une maison
proche de la sienne pour que notre fils puisse nous voir tous
les deux aisément. Cet homme est demeuré mon meilleur
ami et j’en ai pris soin à distance du mieux possible. »

, en si peu d’heures. »
« Un corps ne se dégrade pas si vite

En parallèle, Suzanne va vivre une mauvaise expérience


avec les préparatifs pour le dernier repos de son frère. Cer-
taines circonstances l’empêchent de s’occuper de son em-
baumement. « J’ai trouvé cela tellement dur... J’ai été con-
frontée à un travail d’embaumement bâclé. Le lendemain
de son décès, j’ai donné un coup de fil au centre funéraire
pour le faire transférer dans sa ville natale. On m’a dit
que l’embaumement devait absolument être fait tout de
suite car son corps était déjà en train de verdir après avoir
subi son autopsie – nécessaire à cause de l’enquête sur son
­suicide.
Je savais que ce n’était pas vrai. Un corps ne se dégrade pas si
vite, en si peu d’heures. Il était mort pendant la nuit. J’étais

 98 
« Je l’ai tout démaquillé
et j’ai recommencé le tra
vail. »

­ ffusquée. Ils ne savaient pas que je pratiquais ce métier.


o
Je leur ai dit de ne pas le toucher, que j’arrivais. Au centre
funéraire où je l’ai fait transférer, ce qui m’attendait était en-
core pire. Quand je suis entrée dans le laboratoire où il venait
d’être embaumé, un employé est arrivé et a carrément dépo-
sé son chapeau de poil sur les pieds de mon frère comme si de
rien n’était. J’ai trouvé cela très irrespectueux. Ça m’a mise
hors de moi. En plus, l’embaumement n’était pas bien fait,
mon frère avait même un écoulement de la bouche. Je lui ai
retiré les cotons tout imbibés de fluide corporel, j’ai aspiré
comme il faut les liquides avec la pompe et je lui ai replacé
d’autres boules de coton propres dans la bouche. Pour finir,
il était maquillé à l’an­ cienne : le pauvre avait vraiment
l’air d’un mort ! Le fond de teint qui avait été dilué don-
nait l’impression qu’on lui
avait plutôt peinturé le
­visa­ge.
Je l’ai tout démaquillé et
j’ai recommencé le travail
avec mon propre maquil-
lage que j’avais ap­porté au
cas où – pour qu’il re­trouve
son air naturel. J’étais dans
tous mes états. Ensuite, je

Aérographes (souvent appelés airbrush) utilisés dans les cours en


thanatologie au Collège de Rosemont, pour appliquer du fond de teint
sur les dépouilles.

les dernières mé­


« Pour le maquillage, je n’utilise pas
ux maquillages à
thodes à l’aérographe et les nouvea
pour les vivants.
base d’eau – comme le maquillage
ge pou r dépouilles d’au­
Je préfère encore le maquilla
tena ces. Je trouve
trefois, composé de produit s plus
qu’il donne de meilleu rs résultats. »
 99 
l’ai habillé et on a procédé à sa mise en cercueil. J’ai dit aux
employés : “ Là, vous ne lui touchez plus ! ” C’est à ce moment-
là que je me suis promis que, dorénavant, je m’occuperais
moi-même de l’embaumement de mes proches, même si cela
devait être difficile sur le plan émotif. »

Au revoir, papa
Quand le père de Suzanne meurt en 2000, elle ne peut
pas l’embaumer car elle allaite. Une femme enceinte ou qui
nourrit son bébé ne peut entrer dans un laboratoire d’em­
baumement à cause des dangers liés aux vapeurs toxi­­ques
des produits utilisés, tels que le formaldéhyde. Suzanne se
rend tout de même au laboratoire quand l’em­baumement est
terminé pour maquiller son père, l’habiller et prendre part
à la mise en cercueil. « Il était important que je participe au
moins à cette étape-là. Je l’ai maquillé en pleurant comme
une M­ a­deleine. Mais il y a eu un moment amusant aussi.
Comme il avait perdu tous ses che­veux à cause du cancer,
mon père s’était fait pousser une moustache alors qu’il n’en
avait jamais porté du reste de sa vie. Ma mère m’avait de-
mandé clairement : “ Enlève-lui cette moustache-là, je n’aime
pas ça, je n’ai jamais aimé ça. ” Alors, je la lui ai coupée ! »

Deux drames coup sur coup


En 2003, Suzanne va perdre son autre jeune frère de fa-
çon tragique. Il se jette du haut d’un quatrième étage. Le
corps est en très mauvais état. « C’est un collègue qui a pris
soin de l’embaumer. Je ne pouvais pas encore le faire car je

laboratoires
Maintenant, les systèmes de ventilation des
nt le long du planc her. On a
d’em­baumement se situe
form aldéh yde dégagent
découvert que les solutions de
au nivea u du sol.
des vapeurs lourdes qui stagnent

v­ enais d’avoir un autre enfant. Mais cette fois, j’étais cer-


taine que le travail serait bien fait. Je connaissais le talent

 100 
de ce thanatopracteur. Mon
frère avait la boîte crânien­
ne fracassée et mon collè­
gue a vraiment exécuté
une restauration excep-
tionnelle. En plus, il ne
m’a jamais demandé un
sou pour ça. C’était un
présent qu’il m’offrait en
tant qu’amie. Par la suite,
comme je l’avais fait pour
mon autre frère et mon
père, je suis allée maquiller
et habiller moi-même mon
jeune frère. »
Puis, en 2005, Suzanne vit une
autre disparition tragique. Son ex-
conjoint, le père de son fils de 13 ans,
s’enlève aussi la vie. Suzanne se rend avec son
garçon à l’hôpital où on a essayé de réanimer le pauvre hom-
me qui s’est pendu. Les membres de son ex-belle-­famille
sont là. Suzanne a toujours gardé de bons contacts avec

« Il avait été mon meille


ur ami, mon mari, le pè
mon enfant. » re de

eux. Elle leur demande la permission de l’embaumer elle-


même, de s’occuper de lui de A à Z. La famille est d’accord.
Ce sera la façon bien personnelle de Suzanne de rendre un
dernier hommage à cet homme à qui elle voue encore tant
d’affection. « Ç’aurait été impensable que je ne fasse pas son
embaumement. J’avais suivi mes cours avec lui. On avait ap-
pris toutes ces méthodes ensemble à la même table, dans la
même classe. On avait travaillé en équipe. Il avait été mon
meilleur ami, mon mari, le père de mon enfant.

 101 
Je savais ce qu’il voulait, je savais ce qu’il ne voulait pas.
J’ai donc pris les choses en main. J’ai demandé à l’infirmier
d’enlever aussitôt que possible le gros tube qu’il avait dans
la bouche pour la déformer le moins possible. Quand je me
suis retrouvée dans la chambre froide de l’hôpital... quand
je l’ai vu blême... quand j’ai constaté qu’il était bien mort...
j’avoue que j’ai craqué. J’ai pleuré un bon coup. Puis, j’ai con-
tinué mon travail. J’ai constaté que la strangulation n’avait
pas laissé de trace, il avait à peine une marque bleue dans le
cou. J’ai fait moi-même le transfert de son corps de l’hôpital
au centre funéraire. Puis, sur place, je l’ai moi-même étendu
sur la table d’embaumement. C’était tellement bizarre de
le voir ainsi... J’allais embaumer cet homme dans une des
salles où on avait tant travaillé ensemble. J’ai commencé très
lentement à préparer l’embaumement. »

la meilleure
« Mon ex-conjoint était convaincu que j’étais
Il disait ça à tout le monde.
thanatopractrice qui soit.
, il continuait de le répéter.
Même après notre séparation
conte nt que ce soit moi
Je me disais qu’il devait donc être
qui l’embaume ! »

Une dernière gorgée de bière


« Quand j’ai retiré le sang de son corps, je me suis sentie bien
bizarre. J’essayais de me concentrer sur mes gestes. Je faisais

 102 
« Pendant que j’ef fectuais
l’embaumement, j’ai reçu
d’une employée du gouve un appel
rnement pour m’aviser qu
ex- conjoint ne pourrait plu e mon
s me verser de pension alim
car il était décédé. Je lui ai en taire
répondu que je m’en douta
car j’étais en train de l’em is bien,
baumer à l’instant même
. »

cela en mémoire de nos beaux souvenirs. Je me le rappelais


vivant. Puis j’ai soudain eu une drôle d’idée. Cet homme
aimait beaucoup la bière. J’ai observé un instant son visage
qui affichait un petit sourire en coin... Et j’ai ajouté un petit
peu de bière – l’équivalent de deux ou trois gorgées – à la
solution de préservation ! J’ai pensé que c’était un dernier
cadeau que je pouvais lui faire. Par la suite, pour tenir ses
lèvres en place, j’ai sorti le haut de gamme de la colle, celle
qu’il utilisait toujours car elle était la meilleure. Pendant que
je l’appliquais, je me souvenais à quel point il m’avait vanté
la qualité de cette colle. Ça me faisait sourire. J’étais vrai-
ment fière d’être en train d’embaumer mon meilleur ami
et de bien y arriver. En plus, je savais que ça sécurisait mon
fils. La famille avait choisi les vêtements. Je leur avais dit :
“ Pas de cravate. ” Mon ex-conjoint n’aimait pas en porter. Il
aimait les cols roulés. Mais la famille n’en avait pas trouvé.
J’ai donc pris un de mes cols roulés tout neuf pour le lui
enfiler. Son fils aimait bien le look de son père. Puis, j’ai mis
en place l’exposition. »

Les cendres de son papa


La veille de l’incinération, son fils exige d’assister à la mise
en four crématoire de son père. « J’ai été surprise de sa de-
mande. Ce soir-là, par hasard, on regardait un épisode de
l’émission Les Bougon où toute la famille était présente à
l’incinération du grand-père. J’ai dit à mon fils : “ Demain,
c’est ça qui va se passer... Veux-tu toujours être là ? ” Il m’a
dit : “ Plus que jamais, maman. ” Le lendemain, on a ainsi as-
sisté ensemble à l’entrée du cercueil dans le four crématoire.
J’avais apporté un lecteur CD pour faire jouer la chanson
préférée de mon ex-conjoint, Stuck in a Moment de U2. On
a écouté ça fort, fort, fort ! On a même mis une bière dans le

 103 
four avec lui, pour l’accom­pagner. Ensuite, c’est mon fils
qui a retiré les restes du four. Les tissus et les vêtements
se retrouvent vraiment en cendres. Par contre, les os
sont presque tous intacts. Mon fils a donc récupéré
les cendres et les os pour les déposer lui-même dans
le pulvérisateur qui transforme le tout en cendres. Il a
aussi mis lui-même ces cendres dans l’urne à la toute
fin. Puis il m’a dit : “ As-tu remarqué maman, avant
qu’on ferme le cercueil, on dirait qu’il riait, il avait
comme un sourire coquin ? ” Je lui ai répondu : “ Tu
sais, ton père souffrait beaucoup ; pro­bablement que
la mort a été pour lui une libération. ” Aujourd’hui,
mon fils me parle souvent de ce moment exception-
nel qu’on a partagé ensemble et il me remercie de lui avoir
permis de le vivre. »

teur dans les an­


Avant la conception du pulvérisa
et des cendres se faisait
nées 1980, le broyage des os
rme masse fabriquée
manuellement à l’aide d’une éno
exprès pour cet usage.

Estomper le voile de la mort


Au cours de ses nombreuses années de pratique, Suzanne a
vécu une multitude de situations. Il lui arrive notamment
d’embaumer des dépouilles très abîmées. Le défi de redon-
ner un visage serein à ces défunts est souvent de taille.
« Le corps d’un de mes clients avait été très endommagé. Ce
conducteur d’excavatrice avait été écrasé sous le poids d’une
tonne de gravier. La plupart des os de son corps étaient cas-
sés, les autres broyés. Il s’était recroquevillé en forme de
fœtus juste avant l’impact et son bras droit, avec lequel il
s’était protégé, était écrasé sur son visage. Une partie de son
visage était en plusieurs petits fragments. Malgré cela, sa
femme désirait absolument le revoir une dernière fois avant
de l’enterrer. Je devais restaurer son corps le mieux pos-
sible. Je lui ai d’abord injecté la solution de préservation et

 104 
je l’ai laissé reposer ainsi durant la nuit. Le lendemain, le
corps avait repris forme. J’ai réussi à remettre les membres
en place. Je me suis ensuite dit que si cet homme avait pu

« J’ai tout tenté pour qu


e le corps ait la meille
apparence possible. » ure

survivre à un accident du genre, il aurait eu un pansement


au visage. J’ai donc recouvert d’un large pansement la par-
tie de son visage la plus endommagée – une partie du front,
le nez et une partie de la lèvre. J’avais placé une débarbouil-
lette pliée en quatre sous le pansement pour lui donner du
volume. Entre-temps, sa femme s’était mise à hésiter. Elle
m’avait exprimé la crainte de le revoir dans un trop mau-
vais état, qui risquait de la traumatiser. Je res­pecterais son
choix, bien sûr.
J’ai quand même tout tenté pour que le corps ait la meilleure
apparence possible au cas où elle changerait encore d’idée à
la dernière minute. Il était donc maintenant con­venu que le
cercueil serait fermé pour l’exposition. Pourtant, lorsqu’elle
est entrée au salon tôt ce matin-là, elle a fait volte-face. Je
m’en doutais. J’ai d’abord accédé seule à la salle, j’ai ouvert
le cercueil pour m’assurer que la dépouille s’était bien con-
servée dans l’état où je l’avais laissée la veille. C’était très
acceptable. Je suis allée chercher la dame. J’ai vu tout de
suite son bonheur de le revoir. Elle m’a serrée dans ses bras.
J’ai été très touchée. Et elle l’a trouvé tellement bien qu’elle
a décidé de laisser le cercueil ouvert pour les proches égale-
ment. Quelques mois plus tard, elle m’écrivait une lettre
très poignante pour me confier que revoir son mari ainsi
une dernière fois lui avait certainement sauvé la vie. »

habiller
« Une famille m’a un jour remis un vêtement pour
, j’ai coup é le costu me
un proche. Comme à l’habitude
. Mais j’ai appr is
dans le dos pour me faciliter la tâche
vêtem ent après
par la suite que je devais retourner ce
eux cos­
l’exposition du corps, puisque c’était un préci
un musée !
tume de haut gradé de l’armée exposé dans
pour ré­
Je suis partie en quête d’une bonne couturière
fait du bon trava il, ça ne para issait
parer ma bêtise. Elle a
pas du tout. »

L’embaumement : un art
Les cas de suicide exigent souvent beaucoup de travail de
restauration. Surtout quand une personne se tire une balle
dans la bouche. Suzanne relate les étapes d’un embaume-
ment aussi complexe. « Le jeune homme avait la tête vrai-
ment très abîmée. Sa mère et sa sœur voulaient absolu-
ment le revoir quand même. Un collègue m’avait pourtant
dit qu’il n’y avait rien à faire avec ce cas trop difficile. Moi,
je croyais que je devais quand même tenter quelque chose.
Il fallait d’abord que je trouve le moyen de redonner forme
humaine à sa tête.

« L’impact avait fait éclater sa boîte


crânienne. »

J’ai donc essayé de rattacher les morceaux ensemble avec


plusieurs écrous crâniens, de la ouate de coton blanche et

 106 
un mélange de colle en poudre et liquide pour former une
sorte de ballon imitant la rondeur de la tête. L’écrou crânien
est une minuscule plaque métallique d’environ 1 cm2 com­
prenant quatre pointes qui se piquent dans le crâne. L’écrou
est muni de vis qui, une fois serrées, permettent de rap-
procher côte à côte les parties du crâne sur lesquelles l’écrou
a été implanté. J’ai ainsi réussi à reconstruire la tête de fa-
çon acceptable. J’avais tout de même averti la mère qu’il
n’allait pas ressembler à la photo fournie, mais qu’elle allait
du moins pouvoir le revoir avant de fermer le cercueil pour
les visiteurs. Elle a été tellement contente qu’elle a finale-
ment elle aussi choisi de laisser le cercueil ouvert.»
Suzanne a également travaillé sur un autre cas, celui d’un
accidenté de la route, éjecté de son véhicule. Sa conjointe
voulait le revoir. Suzanne se demandait bien comment elle
allait y arriver. « Sa boîte crânienne, à lui aussi, était très en-
dommagée. Afin de replacer un crâne qui a été découpé en
deux pour une autopsie ordinaire, on utilise habituellement
deux écrous crâniens. Pour pouvoir restaurer adéquatement
la tête de cet homme, j’en ai utilisé 16. Il me manquait en-
core quelques parties du crâne, mais j’étais quand même
satisfaite du résultat. J’ai finalement remis en place le cuir
chevelu et recousu toutes les autres plaies apparentes, dont
l’une à l’arcade sourcilière. Pour compléter le tout, j’ai pris
quelques cheveux de la nuque pour recomposer les sourcils
manquants. »

 107 
une in­
« Les coussins gonflables dans les voitures sont
than atopr acteu rs. On voit réel­
vention qu’apprécient les
les dom mag es causé s au
lement une différence dans
iles avan t et depu is
corps dans les collisions automob
ces cous sins ne par­
qu’on en installe dans les voitures. Si
passager,
viennent pas toujours à empêcher la mort d’un
ures aux
ils contribuent grandement à diminuer les bless
restaurer. »
visages, qui nous sont alors moins difficiles à

Bouffées d’émotion
De grands amis de Suzanne vont un jour perdre leur fil-
lette de trois ans par noyade. C’est le cas le plus émouvant
que la thanatopractrice ait eu à traiter à ce jour. « Mes amis
étaient tellement terrassés par la douleur que j’ai décidé
de prendre en charge le plus d’étapes possible. Je me suis
même rendue chez eux pour aller chercher, dans les tiroirs
de la commode de l’enfant, des vêtements pour l’habiller
une dernière fois. J’ai jusqu’à choisi ses petits bas. Cepen-
dant, je n’ai pas pratiqué l’embaumement, pour pouvoir
être auprès de la mère le plus possible. Ma présence comme
amie lui était essentielle. Par contre, j’ai tenu à habil­ler la
petite et c’est moi qui ai procédé à l’incinération. Quand
les cendres ont été prê­tes, j’ai appelé mes amis. Je leur ai
pro­posé d’aller leur porter à la maison, bien que je n’aie
qu’une motocyclette. Ils m’ont répondu : “ Oui, oui, prends
ta moto, notre fille aurait certainement été bien contente
de faire de la moto avec toi. ” Alors, j’ai serré ten­drement
l’urne contre mon cœur et je lui ai donné un beau p’tit tour
de moto jusqu’à la maison de ses p ­ arents ! »

Personnaliser son deuil


Suzanne trouve toujours important que les gens créent
un rituel bien à eux, dont ils se souviendront longtemps.
Si elles sont raisonnables, elle accepte avec plaisir les de-
mandes spéciales. Elle se souvient de différentes requêtes,
comme coucher le défunt sur un matelas de camping dans
son cercueil car il adorait le camping, déposer sa canne à
pêche dans le cercueil d’un mordu de la pêche, ou une bière
dans celui d’un amateur...
Une cérémonie funéraire pour un
Tibétain fut bien spéciale elle ­aussi.
Pendant le cortège vers le four cré-
matoire, ces bouddhistes en tuni­
ques monastiques orange jetaient
des fleurs au passage du cercueil
et faisaient doucement résonner
le son cristallin de leurs cloches
tibétaines.

Les marques de
la violence
Un jour, Suzanne voit arriver
à son laboratoire la dépouille
d’une enfant qui a subi une autop-
sie généralisée. Le corps de la fillette
a été coupé et ouvert de partout.
Les pathologistes judiciaires ont
t pas été touchés. »
« Seuls le visage et les mains n’avaien

analysé les organes et les os. « C’était tellement triste...


C’était le cas d’une enfant maltraitée et l’autopsie avait
fourni les preuves pour faire condamner le père. Quand j’ai
vu le corps, je me suis demandée comment j’allais arriver
à le restaurer. Seuls le visage et les mains n’avaient pas été
touchés.
Je comprenais que l’autopsie avait été nécessaire, mais
mon travail en était rendu plus difficile. Les organes sont
arrivés dans un sac à part et je les ai respectueusement
replacés dans le ventre de l’enfant. Pour répandre la solu-
tion de préservation, j’ai dû l’injecter des deux côtés de la
tête, dans les deux bras et les deux jambes. Ce n’était pas
évident de retrouver les artères. Ce cas-là m’a beaucoup
touchée. Je ne l’oublierai jamais.
Je suis aussi très ébranlée quand je dois prendre soin de
la dépouille d’une femme morte à la suite d’actes de vio-
lence. Ces soirs-là, je reviens à la maison beaucoup plus
fatiguée qu’à l’habitude. Je le sens bien...
J’avais aussi un vieux voisin que j’aimais beaucoup. Je l’ap­
pelais “ mon oncle Antoine ”. J’ai été bien affectée par sa
mort. Il me disait toujours : “ Quand tu vas m’embaumer,
n’oublie pas de me faire une belle coupe de cheveux et de
me couper les poils du nez qui dépassent. ” Quand il est dé-
cédé, j’ai demandé à m’en occuper. Je lui ai refait sa belle
vague dans le toupet. C’était un vieil homme si fier. Le soir,
quand je suis rentrée, mon père qui était à la maison m’a
dit : “ Oh là là, la journée a été dure, n’est-ce pas, ma belle
Suzanne ? ” Je me suis mise à pleurer à chaudes larmes. Je
l’aimais bien, ce vieux voisin...
En compensation à ces cas plus délicats, il y a mes “ cas ré-
compenses ”. C’est comme ça que je les appelle tendrement.
Ce sont mes belles dames âgées à boucles d’oreilles et à

 110 
vernis à ongles, des dames toutes fières, qui ont quitté ce
monde en douceur et à qui je conserve avec joie leur air
serein et détendu. »

avaient donné leur


« J’ai embaumé des personnes qui
ent en est alors un
corps à la science. L’embaumem
. On doit injecter
de conservation et non d’esthétique
préservation pour
une grande quantité de solution de
ensuite déposé en
que le corps triple de volume. Il est
l s’imbibe entière ­
chambre froide pour un an afin qu’i
et qu’il s’assèche
ment de la solution de préservation
hyper lisse, comme
totalement. La peau devient alors
s pratiquer les dis­
du cuir. Les chercheurs peuvent alor
sections désirées.
« C’est grand la mort, c’est plein de vie dedans »
Suzanne aime beaucoup ces paroles d’une chanson de Félix
Leclerc. Quand on lui parle de sa propre mort, la thanato-
logue avoue paisiblement ne pas l’appréhender du tout. « Je
trouve même ça beau, la mort. Il faut la voir venir avec séré-
nité. Il faut en parler aussi. J’ai un jour proposé à l’école où
étudie mon fils d’apporter un corbillard à l’occasion d’une
activité basée sur les véhicules prioritaires. On m’a répondu
qu’il n’en était pas question. On craignait de traumatiser les
enfants. Pourtant, les enfants, eux, auraient aimé ça, j’en
suis certaine ; je pense plutôt que ce sont les adultes pour
qui c’est encore tabou. Il faut savoir parler de la mort entre
nous, dans la famille, préparer sa propre mort de son vivant,
dire ce que l’on souhaite, se renseigner sur ce que c’est. Tant
de gens arrivent chez nous totalement désemparés, sans au-
cune idée des volontés de leur proche décédé...
Même si j’ai été confrontée à plusieurs décès tragiques
dans ma vie, je continue de croire que la mort est quelque
chose de bien. Il est important de prendre le temps de
vivre chaque mort qui croise notre vie et il est primordial
de prendre soin de nos défunts. Chez moi, à la maison, on
prend même soin des petits animaux qui meurent, comme
les chiens et les oiseaux. On fait un rituel et on les enterre
dans leur petit cimetière privé dans le jardin.
Je crois beaucoup à la vie après la mort. Ça ne se peut pas
que tout s’arrête là ; je me dis que ce n’est pas possible.
J’espère juste mourir sans souffrance et ne pas être tenue
en vie artificiellement durant des jours. Et je ne veux pas
être incinérée. Je ne veux pas me retrouver dans un four,
ça c’est certain. Simplement parce que je n’aime pas la
chaleur ! Je viens du bord de la mer en Gaspésie, j’aime la
terre, le vent frais. Je veux absolument être embaumée, ex-
posée trois jours et inhumée dans de la bonne terre riche.
J’espère également que la vie me permettra de prendre soin
de ma mère, le temps venu de son dernier repos. Oui, ça
aussi, j’y tiens beaucoup. J’espère pouvoir lui offrir à elle,
comme à tous ceux que j’aime, ce tout dernier dorlotage
que je trouve si important. »
Les rituels sont-ils
nécessaires ?

T outes les religions accor­dent une place importante


aux rituels de la mort. Le psychologue Pierre E.
Faubert exprime son avis à ce sujet. « Les rituels sont
importants. Ils nous permettent d’être témoins, ensem­
ble, collectivement, du fait qu’un proche est vraiment
mort, qu’il repose là, sous nos yeux, dans son cercueil.
Un individu qui pratique une religion peut ainsi vivre
communautairement la perte de ce proche. Il se sen-
tira mieux entouré pour traverser ce moment difficile
et il risque ainsi de trouver un certain réconfort inté­
rieur. Le rituel ne doit cependant ni occulter ni re-
fouler la souffrance vécue par la personne endeuillée,
mais plutôt l’aider à donner un sens à cette douleur
et à mieux la vivre. Parce qu’il faut la vivre. Le fait de
refouler cette souffrance peut même provoquer des
malaises physiques bien réels. La réaction psychosoma-
tique est généralement saine dans la mesure où elle est
dans la vérité de la relation entre le corps et ses émo-
tions. Les pleurs sont une réaction psychosomatique.
La colère aussi. Psyché, c’est l’esprit, et somatique veut
dire “ vient du corps ”. La réaction psychosomatique
permet d’exprimer d’une certaine façon ses émotions.
La pire chose qu’on puisse faire, c’est de ne pas écouter
cette réaction, de la fuir, de la refouler, de s’anesthésier.
Alors, on revient au principe du rituel. De nos jours, il
n’y a presque plus de deuil, ça dure un, deux, trois jours
et on passe vite à autre chose. On replonge tête pre-
mière dans la vie pour oublier cette mort. Pourtant, un
deuil se vit habituellement sur une période d’environ
six mois à un an. Il ne faut pas repousser la mort, il
faut vivre son deuil, sa tristesse, il faut vivre cette mort.
En contrepartie, certaines personnes, elles, démontrent
carrément une fascination pour la Grande Faucheuse.
C’est ainsi pour n’importe quel interdit, c’est attirant.
Interdisez l’accès à quelque chose, et des individus feront
tout pour y accéder, car cela devient ainsi extrêmement
désirable. D’une certaine façon, dans notre société, on
interdit l’accès à tout ce qui est mort ou tout ce qui
rappelle la mort. Ces personnes répliquent en disant :
“ Alors moi, je vais tout faire pour avoir contact avec la
mort de différentes façons et en plus je vais l’afficher au
grand jour. ” Par leur tenue vestimentaire et leur atti-
tude, ils deviennent ces symboles du deuil que les autres
ne veulent pas vivre. Ils affichent ce refus du deuil col-
lectif, question de tenir tête à ce certain pouvoir, cette
forme d’autorité de ceux qui ont la gestion de la mort et
qui tentent de garder cette réalité la plus secrète, la plus
taboue possible. »
DE PÈRE EN... FILLES

« Rien ne nous vieillit comme la mort de ceux
que nous avons connus depuis notre enfance.
Je suis aujourd’hui plus vieux d’un mort. »
Julien Green

« La mort, on ne s’y habitue jamais. On doit vivre avec son


ombre à nos côtés et elle nous sollicite quand on n’est pas
prêt. Même nous, les thanatologues, on ne s’habitue pas à
une personne étouffée par la douleur, affligée par la perte
d’un proche. Côtoyer la mort des autres presque tous les
jours de notre vie ne nous endurcit pas plus avec le temps,
même que je dirais que nous y devenons plus sensibles. »
C’est ainsi que Jean parle de la mort. Autrefois son grand-
père et son père prenaient soin des défunts dans leur vil-
lage, aujourd’hui ses deux filles font de même et l’un de ses
petits-fils, quoique bien jeune, témoigne déjà d’un intérêt
pour ce métier. Si les techniques et les outils en thanato­lo­
gie et en thanatopraxie ont changé avec le temps, la même
compassion anime le grand cœur de cette famille de géné­
ration en génération. Soutenir le mieux possible les vivants
dans les soubresauts du deuil d’un proche décrit bien la
philosophie de la maison. « J’ai toujours dit à mes filles :
“ Considérez ces gens endeuillés comme s’ils étaient des
mem­bres de votre famille. Prenez soin d’eux de la même
façon que vous prenez soin de vos proches. ” »
Entrons ensemble dans l’extraordinaire vie des trois mem-
bres de cette famille, Jean, le père, qui nous parlera aussi de
son père et de son grand-père, la jeune Marie Eve, thanato-
practrice, et finalement l’aînée Valérie, thanatologue.

comme s’ils étaient


« Considérez ces gens endeuillés
des membres de votre famille. »

Jean et ses aïeux


« Si vous désirez vraiment apercevoir l’esprit de la mort
Ouvrez grand votre cœur au corps de la vie. »
Khalil Gibran

L’histoire de l’engage­ment de cette famille dans le milieu


funéraire débute dans les ­années 1920 alors que le grand-
père de Jean, qui travaillait alors pour le Canadien National,
perd soudainement son emploi. Pour gagner un peu de sous,
il se met à fabriquer des cercueils à la main. Cette besogne
l’occupe de plus en plus et il en vient à se faire une bonne
réputation dans le domaine. Jean conserve quelques rares
souvenirs de ce grand-père débrouillard. « Autrefois, il y
avait trois personnes importantes à qui les gens vouaient une
confiance aveugle : le curé, le docteur et le croque-mort. Ils
étaient de précieux confidents. On s’ouvrait à eux comme à
un grand ami. Pour continuer de faire vivre sa famille, mon
grand-père Diogène est devenu, un peu malgré lui,
le croque-mort de son village. Les gens ai­
maient beaucoup cet homme vaillant qui
fabriquait les cercueils dans son sous-
sol avec tant d’application.
À l’époque, on disait qu’on “ ex-
posait sur les p ­ lanches ”. Les
défunts étaient exposés à la
maison même, couchés sur de
longues planches dis­ posées
sur un treillis. Les procédés
d’embaumement étaient beaucoup plus rudimentaires et
il y avait parfois quelques fuites, si je peux m’exprimer
ainsi, c’est-à-dire des écoulements non prévus, pas appré­
ciés des gens qui veillaient le corps. Pour l’embaumeur, ce
n’était pas évident non plus. Quand il injectait la solution

« Certains pensaient sou


dain que le mort n’étai
être pas encore mort ! » t peut-

de préservation, souvent plus froide que la dépouille pas


entièrement refroidie, cela provoquait quelquefois le mou-
vement subit et imprévu d’un bras, de la bouche et même
des yeux. Ce pouvait être assez surprenant quand on ne
s’y attendait pas ! Certains pensaient soudain que le mort
n’était peut-être pas encore mort !
Parfois, le corps devenait dur comme du ciment après
l’injection du produit. C’était bien différent d’aujourd’hui.
Les croque-morts embaumaient par gravité. Ils suspen­daient
la bouteille de solution de formaldéhyde au plafond et ils
injectaient le liquide. Aussitôt qu’il y avait un caillot ou un
resserrement dans l’artère, ça s’engorgeait... Ce ne pouvait
pas être toujours bien réussi. Ensuite, le sang retiré du corps
avec une pompe à main était recueilli dans une chaudière
qu’on allait vider derrière la maison, le plus loin possible. »

Sombres obsèques
Dans les années 1920 et 1930, une cérémonie funéraire
­exige que les statues et les fenêtres de l’église soient en-
tièrement recouvertes de draperies noires. Les funérailles
sont toujours planifiées à 9 h le matin à l’église du village
où est né le défunt et où il sera inhumé. C’est la tradition.
Jean relate quelques-unes des réalités d’antan. « Quand
survenaient des funérailles, ma grand-mère devait prépa­
rer l’un de nos chevaux noirs de façon particulière : comme
il avait une tache blanche sur le dessus du nez et sur un

 119 
sabot, elle devait appliquer du noir à chaussures pour mas-
quer tout le blanc.

beaucoup moins
« Dans le temps, les routes étaient
praticables. »

Les chevaux étaient ensuite ferrés avec des fers en caout­


chouc pour éviter le bruit de leurs pas sur le sol durant le
cortège. Les bêtes n’appréciaient pas la chose. Aux pre-
miers pas qu’ils faisaient, ils relevaient maladroitement les
pattes, ne comprenant pas ce qui leur arrivait. Ma grand-
mère chauffait également des pierres dans le poêle à bois
pour les déposer sous les pieds de mon grand-père afin
qu’il n’ait pas trop froid sur la route. Dans le temps, les
routes étaient beaucoup moins praticables et le corbillard à
chevaux ne roulait pas vite. Il devait parfois partir à 6 h du
matin pour arriver à temps par une route qui, aujourd’hui
asphaltée, ne demanderait pas plus que quelques minutes
en voiture. »

 120 
La relève
Même si la concurrence
crois­sante dans le domaine
funé­raire est très dure en
ce temps-là, le grand-père
de Jean continue de por-
ter sur ses épaules la pe-
tite entre­ prise funéraire
fa­miliale. Et il ne baissera
jamais les bras jusqu’à son
décès en 1936. Sa femme
prend ensuite la relève, ap-
puyée par d’autres mem-
bres de sa fa­ mille. Les
années 1939-1945 voient
par­tir Henri, fils de Dio­
gène et père de Jean, dans
l’aviation, pour faire son effort de guerre. De retour chez
lui, il vient à son tour épauler leur mère. « Mes oncles et mon
père se rendaient encore dans les maisons, mais il arrivait
de plus en plus souvent que l’exposition se déroule plutôt
à notre maison funéraire, tout comme l’embaumement à
notre laboratoire.

« C’était le début des salons funéraires. »

Mon père avait aménagé une petite salle de montre pour


les cercueils. Elle rebutait bien des clients. La plupart du
temps, les gens choisissaient le tout premier cercueil à
l’entrée de la salle pour éviter de pénétrer dans la pièce. »

Le corps disparaît
Henri a vécu parfois des situations inusitées. En voici une en
particulier. Il reçoit un jour un appel d’urgence d’un c­ lient qui
lui lance au téléphone : “ Viens vite à la maison, on ne voit plus

 121 
le défunt dans le cer-
cueil. ” Et l’homme rac-
croche aussitôt. I­nquiet,
Henri se précipite chez
le c­ lient. Sur place, il n’en
revient tout simplement
pas. Les membres de la
famille souhaitaient faire
une dernière photo de
leur cher disparu dans son
cercueil.

r qu’il remette le
« Ils avaient fait venir mon père pou
corps dans sa position initiale. »

Mais elle avait commis une petite bévue. « Comme les an-
ciens appareils photo devaient demeurer stables sur leur
trépied pour éviter une image floue, les gens avaient sou-
levé le cercueil et l’avait appuyé contre le mur, le temps
de prendre le cliché. La dépouille s’était aussitôt recro-
quevillée dans le bas du cercueil, sous l’autre moitié du
panneau frontal, et les proches ne pouvaient se convaincre
de la tirer de là pour la remettre en place. Ils avaient fait
venir mon père pour qu’il remette le corps dans sa position
initiale. Pour l’immobiliser, cette fois-là, mon père avait
attaché la dépouille au cercueil à l’aide d’un fil de fer ! »

L’ambulance corbillard
Dans les années 1950, l’entreprise familiale offre égale-
ment le service d’ambulance. Les propriétaires trouvent
alors une façon bien ingénieuse de transformer en un tour
de main le véhicule ambulancier en... corbillard ! Jean nous
raconte. « Quand mon père et mes oncles avaient besoin du
corbillard, ils accrochaient des panneaux sur les fenêtres
de côté de l’ambulance afin de les camoufler pour qu’on ne

 122 
Jean se souvient du 7 septembre 1959, date de la mort de M ­ aurice
Duplessis, 16e premier ministre du Québec. « Quelques jours plus tard,
un long cortège avait parcouru la route entre la ville de Québec – où il
avait été exposé une journée à l’Assemblée nationale – et Trois-Rivières,
sa ville natale. Il y avait tellement de fleurs mortuaires qu’on avait dû
louer des camions dix roues pour toutes les transporter. »

voie pas le cercueil à l’intérieur. Ils retiraient ensuite le gy-


rophare du toit de l’ambulance, et le tour était joué. Com-
me l’ambulance était noire et non de couleur claire comme
les véhicules d’aujourd’hui, le camouflage était parfait. »

Porteur à 10 ans
La mort a toujours fait partie de la vie de Jean. Cela ne
l’a jamais inquiété, même petit garçon quand il jouait au
ballon avec ses cousins. « Mon père passait dans la cour
avec un corps sur une civière ou dans un cercueil, et ça ne
m’affectait pas. Nous, on jouait là comme si de rien n’était.
La mort était chose courante. Par contre, quand j’étais ­jeune,
il n’était pas question que j’entre au laboratoire. C’était un
péché mortel de s’en approcher ! Il fallait se tenir loin. J’ai
pourtant tenté au moins 500 fois d’y pénétrer. Mon père
me refusait toujours catégoriquement l’accès. “ Plus tard,
disait-il, plus tard. ” »

 123 
costume du dimanche
« Ma mère m’habillait en beau
nnel. »
et je prenais mon air le plus sole

Alors qu’il a environ 10 ans, Jean se voit enfin offrir de


s’impliquer à sa façon dans l’entreprise familiale. Quand
un enfant perd la vie, le garçon et ses cousins deviennent
alors les quatre porteurs du petit cercueil blanc. « J’étais
très fier de ça. Ma mère m’habillait en beau costume du
dimanche et je prenais mon air le plus solennel.
Quand papa me le demandait, c’est certain que je disais
oui, comme ça je manquais une demi-journée d’école.
C’était une grande sortie pour moi. La mort ne m’a jamais
fait peur... Ce n’était pas tout à fait le cas pour les amis
que j’amenais à la maison. Un peu plus tard, une de mes
premières blondes n’avait pas apprécié d’apprendre le mé-
tier de mon père. Moi, j’étais fier, je pensais impressionner
mademoiselle. Mais bon, je pense que je l’ai trop impres-
sionnée car elle n’a jamais voulu me revoir ! »
Premiers embaumements
À 18 ans, Jean n’a pas en tête d’exercer le même métier
que son père. Il se voit plutôt médecin ou vétérinaire.
­Néanmoins, sous la pression de sa mère et pour faire plaisir
à son paternel, il accepte finalement d’aller suivre le cours
de thanatologie, qu’il terminera avec succès. Autrefois, le
simple cours de thanatopracteur se donnait directement à
la maison de l’embaumeur et ne durait que quelques heu-
res, pas plus. Mais, à l’époque de Jean, les cours étaient
plus élaborés et avaient déjà acquis plus de sérieux.
Au milieu des années 1960, le cours dure deux étés et se
donne à la faculté de médecine de l’Université de Mon-
tréal. À sa sortie de l’université, Jean est prêt à mettre en
pratique avec son père ce qu’il a appris. Pourtant, au lieu
de lui proposer un emploi à ses côtés, son père l’envoie en
stage chez un confrère qui “ ne la lui fera pas facile ”. Il a
la conviction qu’ainsi son jeune fougueux de fils va calmer
ses ardeurs et retrouver un peu d’humilité dans l’exercice
de ce nouveau métier. Nous sommes le 1er septembre 1967.
Jean a 19 ans. Il commence à travailler comme thanato-
practeur. Cet homme qui accepte de le prendre avec lui
est un passionné du laboratoire. Avec lui, Jean va découvrir

« Nous avons même recom


posé le corps d’une hom ­
me sérieusement brûlé. »

les meilleures techniques, se concentrer sur des cas diffi­


ciles et apprendre à la vitesse grand V. Le thanatoprac-
teur accomplit notamment des restaurations de graves cas
d’accidentés. « Avec lui, j’ai appris à redonner leur visage à
des gens dans des états lamentables.
Nous avons même recomposé le corps d’une homme sé­
rieusement brûlé. L’individu avait été coincé dans un in-
cendie sur un bateau. Il n’était pas mort sur le coup et
l’infection avait eu le temps de s’installer sur certaines par-
ties de son corps. Sur le thorax par exemple, à cause de

 125 
l’infection, les côtes étaient devenues proéminentes. Pour-
tant, les proches avaient demandé de le revoir une dernière
fois avant son enterrement. Nous avons d’abord suivi les
étapes habituelles, en injectant la solution de préservation
dans les parties du corps où les artères étaient encore in-
tactes. Nous avons par la suite retiré le plus possible de peau
brûlée et asséché le reste du corps avec d’autres produits.
Nous avons recouvert son corps, telle une momie, avec de
la toile de fibre de verre. Ça permettait entre autres de re-
tenir les écoulements encore existants des infections et de
masquer les odeurs résiduelles de décomposition des par-
ties que la solution de préservation n’avait pu irriguer. La
partie momifiée s’arrêtait au cou. Pour le visage, comme la

que je pourrais res­


« À par tir de ce moment-là, j’ai su
taurer les visages d’accidentés. »

peau était en partie brûlée par plaques, nous avons fait la


barbe avec une crème dépilatoire au lieu d’utiliser un rasoir
comme à l’habitude, puis nous avons dégagé avec délica-
tesse les autres fragments de peau brûlée. J’étais fier quand
mon mentor m’a proposé de recomposer moi-même le vi­
sage du défunt avec de la cire, comme il me l’avait si bien
enseigné. C’était ma première expérience. J’ai bien réussi,
j’étais content de moi ! Le résultat fut étonnant, et j’étais
heureux de voir les proches touchés de revoir le défunt.

 126 
À partir de ce moment-là, j’ai su que je pourrais restaurer
les visages d’accidentés. J’ai constaté que j’étais habile là-
dedans. J’avais assimilé une phrase que ce thanatoprac­teur
m’avait dite et qui m’a servi plusieurs fois par la suite : “ Quel
que soit le moyen employé pour y arriver, l’important c’est
le résultat. ”  »

Dans la nuit...

« Comme elle tardait, je m’é


tais couché dans le cercueil... 
»

Dans la jeune vingtaine, Jean va aussi découvrir les pe-


tites frayeurs de l’embaumement de nuit. « Autrefois, si
une personne mourait à 23 h, comme nous n’avions pas
encore d’espace réfrigéré pour conserver le corps, il fallait
l’embaumer le soir même. Une nuit justement, après avoir
terminé un embaumement, j’attendais ma tante qui devait
venir coiffer la défunte. Comme elle tardait, je m’étais cou-
ché dans le cercueil, seul endroit où je pouvais m’étendre.
Je m’étais assoupi. Lorsque ma tante est entrée dans le
laboratoire et que j’ai levé une tête encore bien endormie
du fond du cercueil, elle a eu si peur qu’elle s’est enfuie ! Je
l’ai vite rattrapée pour la calmer. Je n’avais surtout pas fait
cela pour l’effrayer.
En une autre occasion, j’étais très concentré sur mon travail
d’embaumement quand, tout à coup, j’ai reçu une bonne
tape dans le dos. J’ai sursauté, j’ai figé quelques secondes,
sachant très bien que j’étais seul dans la place, puis je me
suis retourné vitement pour constater que ce n’était finale-
ment que le bras de la dépouille qui avait soudain bougé
dans un spasme nerveux.

Cheveux et moustache
En 1980, Jean se hisse à la direction de l’entreprise funé­
raire qui, depuis sa fondation en 1900, a toujours pignon
sur la même rue dans la région de Québec. L’entreprise

 127 
a vu défiler trois générations d’une même famille avant
d’être cédée à Jean et aux siens. Au fil de ses nombreuses
années de pratique, Jean a accumulé bien des souvenirs. Il
en relate quelques-uns de plus.
« Un client était décédé d’un cancer de la mâchoire. Le
pauvre homme avait été extrêmement dévisagé. J’ai réussi
à lui restaurer le visage en le remodelant avec des tiges
métalliques que j’ai ensuite recouvertes d’une petite pièce
de chamois cousue à même la peau restante. La cire collait
ensuite très bien sur ce tissu poreux et j’ai ainsi pu lui don-
ner l’apparence désirée.
À d’autres moments, j’ai trouvé le moyen de redonner une
chevelure naturelle à des défunts. Quand un défunt avait
perdu une partie de ses cheveux, j’appelais un collègue
perruquier et il arrivait avec de gros sacs remplis de che­
veux naturels de toutes sortes.
Il découpait un petit canevas de la taille nécessaire auquel
il greffait les cheveux de la couleur appropriée. On cousait
ou on collait ensuite cette perruque improvisée sur la tête
du défunt, et le résultat était impeccable.
À l’hôpital, on avait dû couper la moustache à un homme
qui l’avait portée toute sa vie. La famille était bien désolée
de cela. Les cheveux sont bien plus fins que des poils de

ment les yeux mal


« Il arrive qu’on doive extraire complète
en point d’une dépouille. »

moustache. J’ai pourtant fini par trouver des cheveux au


bas de la nuque – toujours un peu plus gros que sur la tête
– qui pouvaient faire l’affaire. J’ai ainsi pu lui refaire une
belle moustache bien fournie.
Il arrive qu’on doive extraire complètement les yeux mal
en point d’une dépouille. Dans ces cas-là, je moule de pe-
tites boules de cire, je les place dans chaque orbite, puis
je colle la paupière fermée par-dessus. Ça fait très naturel.

 128 
Aujourd’hui, par contre, il y a beaucoup moins de demandes
pour tous ces types de restaurations complexes car les gens
optent plus souvent pour la crémation dans de tels cas. »

Rapatrier un corps en avion


À l’occasion, des gens désirent expédier la dépouille d’un
défunt par avion vers son pays d’origine. Pour ce faire, le
corps doit au préalable être embaumé pour éviter toute
propagation de bactéries et d’odeur. Trois musulmans se
présentent un jour au centre funéraire de Jean dans l’espoir
qu’il prenne soin du corps d’un des leurs pour le rapatrier
ensuite en Afghanistan. « D’abord, ils ne voulaient pas que

de façon à ce que le
« Ils m’ont demandé de placer la table
que. »
corps ait la tête en direction de La Mec

je l’embaume. Toutefois, c’est obligatoire pour sortir une


dépouille d’un pays. Pour les convaincre, j’ai dû leur ex-
pliquer que payer pour la désinfection d’un 747 les rui­
nerait certainement et qu’il valait mieux qu’ils me laissent
faire ! Par contre, ils ont exigé d’assister à l’embaumement
du début à la fin, en demeurant dans le laboratoire. Ils ont

« Une fois mon travail terminé, ils ont délicatem


ent drapé le
corps de bandelettes de tissu. »

allumé une multitude de bâtons d’encens, puis ils m’ont


demandé de placer la table de façon à ce que le corps ait
la tête en direction de La Mecque. Une fois mon travail
terminé, ils ont délicatement drapé le corps de bandelettes
de tissu et on a scellé le cercueil.
Pour ce type de transfert, on doit toujours procéder ainsi
de façon à ce que rien ne puisse être glissé à l’intérieur en
cours de route. Je suis ensuite allé à l’ambassade pour rem-
plir les papiers officiels et faire apposer les sceaux. »

Chez les sœurs cloîtrées


Autre circonstance inhabituelle, Jean s’est souvent rendu
dans une congrégation de sœurs cloîtrées quand il y surve-
nait un décès. Sa présence sur place n’était pas une mince
affaire, et le respect des règlements était bien strict. Il ne
devait jamais être en présence de l’une des sœurs à moins
d’extrême nécessité. Il se remémore pour nous ces visites
plutôt spéciales. « Dans les premiers temps, je devais faire
l’embaumement sur place. C’était un péché de sortir le corps
des lieux. Quand je circulais dans le couvent, une religieuse
me précédait avec une cloche pour aviser les autres sœurs
de ma présence. Dans leur chambre, il n’y avait pas de lit.
Elles dormaient sur une simple paillasse. Ç’a changé depuis,

ours à mes côtés


« Deux religieuses demeuraient touj
pour surveiller mes gestes. »

bien sûr. Si j’entrais dans une pièce et qu’une


sœur y était encore et ne pouvait disparaître
de ma vue, elle s’agenouillait dans un coin
et se cachait le visage dans sa tuni­que. Pour
faire l’embaumement dans la pièce que les
religieuses m’avaient assignée, la dépouille
devait être entièrement recouverte d’une
cou­verture jus­qu’au cou. Cela ne me lais-
sait qu’un mince espace pour faire l’incision
d’accès à la carotide et à la jugulaire. Deux
religieuses demeuraient toujours à mes côtés
pour surveiller mes gestes.
Quelques années plus tard, j’ai fini par les con-
vaincre de transporter le corps à mon laboratoire, cela

 130 
étant beaucoup plus simple pour moi. Mais il y avait tou-
jours deux religieuses qui m’“ assistaient ”. Elles m’avaient
bien averti qu’aucune personne séparée, divorcée ou con-
jointe de fait ne pouvait entrer dans le laboratoire ou ve-
nir m’aider, car ces gens vivaient dans le péché. Mais bon,
avec le temps, elles ont fini par modifier leur pratique et
la confiance s’est installée entre nous. Par la suite, elles me
laissaient faire mon travail sans être présentes. Et je n’ai
toujours fait cela que pour des prières ! »

Émotion vive
Jean est un homme sensible. Ce métier, il le pratique avec
son cœur. Il est touché par ses clients, qui se confient à lui,
qui lui confient leur proche. Quoiqu’il tente d’éviter toute
implication personnelle envers l’un ou l’autre, il arrive tout
de même qu’il s’attache bien malgré lui à certains d’entre
eux. « Deux situations que j’ai vécues ont changé à tout

« Vous venez me voler ma fille ! »

jamais ma perception du monde funéraire. La première est


le cas d’une jeune femme dans la trentaine qui m’a appelé
en larmes. Sa fillette de trois ans venait de mourir. Je me
suis rendu sur place et elle m’a ouvert la porte, très ébran-
lée, en me lançant : “ Vous, vous venez me voler ma fille ! ”
Je n’étais encore que sur le perron. Je la regardais avec
calme. Je lui ai demandé si elle acceptait que je voie sa fille.
Elle m’a conduit à la chambre de la petite. L’enfant était
couchée dans son lit, son petit frère et son père debout
dans la pièce. Je me suis assis sur
le bord du lit. Je leur ai expliqué
la raison de ma présence. Mon
rôle, c’était de les rassurer. J’ai
fait comprendre à cette mère
que j’allais prendre soin de
sa fille comme si c’était la
mienne. J’avais des enfants,

 131 
je comprenais sa douleur. Elle a alors enve­loppé sa fillette
dans une couverture avec toute la douceur du monde et
me l’a déposée dans les bras en me disant : “ Je te la prête. ”
Je savais que cette femme me faisait désormais confiance.
Par contre, j’ai appris avec le temps qu’il fallait faire atten-
tion à cela. Certains clients désespérés peuvent s’accrocher
à nous. Il faut savoir atténuer ce lien pour que ces gens re-
tournent à leur vie et moi à la mienne.
Certains voient en nous une bouée, surtout les gens seuls
et âgés qui ont perdu leur conjoint et qui nous rappellent
et nous rappellent dans l’espoir de retrouver l’oreille at-
tentive que nous leur avons offerte au moment du deuil.
Ce n’est pas toujours évident de couper les ponts avec eux.
Avec le temps, j’ai trouvé certains moyens de me retirer
sans faire de mal à personne. Pour la fillette, j’avais de-
mandé à la mère de me prêter son ourson préféré dans le
but de le déposer près de l’enfant pour l’exposition. J’avais
retiré discrètement le petit ourson avant de fermer le cer-
cueil et je l’avais mis dans ma poche. Juste avant le départ
de la famille, je me suis approché de la mère et je lui ai
tendu l’animal en peluche en lui disant : “ Tu m’avais prêtée
ta fille. Voilà, je te la redonne. ” Elle a été très émue, elle
m’a serré dans ses bras et m’a remercié. Je savais qu’ainsi, je
venais de refermer la boucle. »
L’autre situation va impliquer Jean dans un deuil bien plus
qu’il ne l’aurait souhaité... L’homme ne regrette pas son
geste, mais porte encore ce deuil en lui, à son grand éton-
nement. « Je me suis embarqué de plain-pied dans un deuil
sans en prendre conscience. Deux jeunes femmes de 18 et
20 ans avaient trouvé la mort dans un accident d’auto. Je
connaissais la famille. Les parents étaient démolis, j’étais
profondément ébranlé moi-même. Ils étaient incapables
de prendre les décisions au sujet des funérailles ; ils m’ont
demandé de prendre tout en main. La cérémonie fut très
sobre, l’exposition faite à cercueils fermés, et l’église était
remplie. C’était très émouvant. Quelque temps après, j’ai
proposé au père de venir en week-end de pêche avec moi,

 132 
pour lui changer les idées. Eh bien ! depuis, nous sommes
toujours demeurés en contact. Je ne suis jamais sorti du
deuil de ce couple. Nous nous sommes attachés les uns
aux autres. Ils sont venus au mariage de mes filles, on se
fréquente régulièrement. Il n’y a rien de négatif en soit à ce
fait, mais ça m’a tout de même appris à me détacher le plus
possible de mes clients. On ne peut pas vivre le deuil de
tous nos clients aussi intensément. Surtout quand on fait
de 300 à 350 funérailles par année ! »

Le temps de la chasse
Jean a par ailleurs appris que la perte d’un proche ne sus-
cite que peu d’émotion chez certains. Ce fut le cas de deux
­jeunes hommes qui s’apprêtaient à partir pour la chasse
quand leur grand-père quitta ce monde. « Les funérailles
avaient lieu le samedi matin, et la saison de la chasse à
l’orignal dé­butait le jour même. Je les entends encore dans
le fumoir, qui s’exerçaient à “ caller ” l’orignal alors que
tout le monde était dans la salle funé­raire. Dans le cor-
tège de voitures derrière le corbillard en route vers l’église,
on pouvait voir leur camion à la boîte remplie de matériel
de chasse et leur chaloupe accrochée à l’arrière. Inutile de
vous dire qu’aussitôt sortis de l’église, ils ont sauté dans
leur camion pour déguerpir à la chasse ! »

« Il m’a tendu deux canard


s pour que je les dépose
dans le cercueil avant de le
fermer. »

Une autre histoire relative à la chasse a par contre beau-


coup touché Jean. Deux jeunes hommes
se préparaient à aller à la chasse aux
canards. Quelques jours avant leur
départ, l’un d’eux est mort dans un
accident de la route. « Le samedi sui­
vant, comme on se préparait à partir
pour l’église et qu’on s’apprêtait à fer­
mer le cercueil du jeune homme, son ami

 133 
est entré à bout de souffle dans le salon funéraire. Il s’était
levé aux aurores pour aller chasser. Il m’a tendu deux canards
qu’il avait abat­tus quelques mi­nutes auparavant, dans l’espoir
que je les dépose dans le cercueil avant de le fermer. Ce que
j’ai fait, bien sûr. Son geste d’amitié m’a beaucoup touché. »

À la mémoire d’un copain


Comme on l’a souligné plus tôt dans cet ouvrage, les thana-
tologues, comme tout le monde un jour ou l’autre, perdent
des proches. Jean n’y fait pas exception. L’un de ses bons
copains est décédé il y a quelques années. Lui et une bande
d’amis lui ont rendu hommage à leur façon. « Quand cet ami
est décédé, on m’a demandé de m’occuper de ses funérailles.
Je n’ai pas fait son embaumement, par contre. À la ferme-
ture du salon, le soir de son exposition, nous, ses amis, nous
sommes tous assis autour du cercueil. On a sorti le gin – cet
ami aimait cette boisson –, la bière et les cigares. On s’est
alors raconté une foule d’anecdotes à son sujet. On a ri, on
a pleuré, on était très émus, on a ainsi passé cette dernière
soirée en sa compa­gnie, jusqu’à 3 h du matin. Le lendemain,
avant de fermer son cercueil, j’ai déposé un 40 onces de
gin près de lui et j’ai dit à sa femme : “ Il va en avoir besoin
parce qu’il a un bon bout à faire ! ” Son frère, lui, a sorti
son c­ el­lulaire et l’a glissé dans la poche de l’habit du défunt
en lançant : “ Si jamais tu t’ennuies ou que tu as besoin de
quelque chose, gêne-toi pas, donne-nous un coup de fil ! ” »

Histoires de cendres
Chaque semaine, ce mé­tier apporte son lot de si­tuations
en tous genres. Par­­fois tou­chantes, parfois gênantes, par-
fois déstabilisantes. Jean évoque le cas de cette fille d’un

nuient trop, je jase avec eux ! »


« Même que, pour ne pas qu’ils s’en

c­ lient décédé qui s’arrête un jour au salon pour lui raconter


que sa mère leur a fait consommer un gâteau auquel elle a
ajouté les cendres de leur père !

 134 
Jean se désole que d’autres familles abandonnent les c­ en­dres
de leur proche au salon funéraire. Pas moins d’une cen-
taine d’urnes non réclamées sont ainsi hébergées depuis les
10 dernières années. Il doit les conserver dans le columba­
rium tant que personne ne lui donnera la permission d’en
disposer. Même quand on a rappelé les familles deux ou
trois fois et que celles-ci n’ont témoigné aucun intérêt pour
ces urnes, le salon funéraire ne peut s’en départir. « De
toute façon, je ne veux pas m’en séparer ! J’ai contribué
aux funérailles de ces gens. Ils sont aussi importants que
les autres. Même que, pour ne pas qu’ils s’ennuient trop,
je jase avec eux ! Tous les matins, quand j’arrive au travail,
je passe dire bonjour à tout mon monde. Mes parents sont
eux-mêmes dans ce columbarium. Quand des choses ne
font pas mon affaire, je le leur dis. Quand ça va bien, je
leur parle plutôt en douceur. »

Cimetière avec vue sur le fleuve


Aujourd’hui, Jean s’occupe principalement de l’accueil des
gens au centre funéraire. Il a cédé sa place en thanatopraxie
à la relève, à sa fille Marie Eve notamment. Quant à son au-
tre fille Valérie, elle se consacre de plus en plus à l’accueil.
En prévision de son ultime départ, Jean veut acheter cinq
terrains dans un beau cimetière avec vue sur le fleuve, près
de Québec. Pourquoi cinq terrains ? « Il y aura un terrain
pour ma femme et moi, bien sûr, et un terrain pour chacune
de mes deux filles et leur conjoint. Quant aux deux autres
terrains, il est important qu’ils restent vides. Comme ça, je
vais être certain que les fossoyeurs ne viendront pas creuser
près de nous et heurter ou briser nos cercueils par inadver-
tance. Ainsi, nous allons y dormir en paix pour l’éternité.
Car j’opte encore pour la bonne vieille méthode d’enter­
rement sans incinération. Ça doit être mon éducation ca­
tholique. J’aspire encore à reposer en terre comme dans le
bon vieux temps ! »

 135 
La jeune femme et la mort
« Si nombre de gens ont peur de la mort,
la mort ne craint personne. »
Pierre Dac

Marie Eve est d’une vivacité hors du commun. Ses propos


sont ponctués de pointes d’expression, d’éclats de vie et
d’enthousiasme. Marie Eve adore son métier de thanato-
practrice. À 28 ans, la plus jeune des deux filles de Jean
pratique déjà la thanatopraxie comme une pro. Son métier,
elle en parle avec volubilité et passion. Bien embaumer un
corps, avec tout le respect qu’il se doit, demeure pour elle
aussi le plus bel hommage qu’on puisse faire à un être hu-
main avant qu’il quitte définitivement cette terre. Marie
Eve nous ouvre quelques pages de son enfance, alors que la
mort suscitait encore bien des doutes dans son esprit. « Ma
sœur Valérie et moi avions à peine trois ans quand nous
sommes entrées pour la première fois dans le laboratoire
pendant que mon père embaumait une
dépouille. En ce temps-là, les morts ne
me faisaient pas peur. Dans ma petite
tête d’enfant, je ne savais probable-
ment pas encore ce que c’était.
Je me hissais toujours sur
le même petit banc. Je
l’ins­
tallais d’un côté de
la table et je m’y ­assoyais
en silence. Si mon père
avait à se déplacer de mon
côté, je me levais, je bou­geais
mon banc et je me ras­­soyais,
toujours aussi atten­tive. Je ne
ressentais vraiment aucune
peur. J’étais plutôt fasci-
née. Je n’avais alors même
pas idée que cela pouvait
susciter la peur. Étonnamment,
aujourd’hui, les choses ont changé. Ma sœur et moi avons
des enfants et il n’est pas question que nos plus jeunes en-
trent au labo quand j’embaume. Bon, il est vrai que dans

« Nous pouvions passer des heures à le


regarder faire. »

mon enfance, les maladies contagieuses comme le sida


n’existaient pas ou étaient peu fréquentes. Aujourd’hui, il
faut être prudents. Mais il y a autre chose... Je crois que
j’ai peur de ce que les enfants vont penser de moi s’ils me
­voient faire ça... »

Premières frayeurs
C’est vers l’âge de sept ans que Marie Eve commence à voir
poindre la peur en elle. « C’était assez étrange. Je ne crai­
gnais pas la mort le jour, mais le soir, soudain, c’est devenu
une tout autre histoire. Dès que la nuit tombait, je com-
mençais à ne plus vouloir descendre au sous-sol. En bas,
il y avait notre salle de jeu, qu’une simple salle de bains
séparait du bureau de mon père. C’est là qu’il rencontrait
les familles en deuil. En face de son bureau se trouvait aussi
la salle de montre des cercueils. S’il m’arrivait de descendre
à la salle de jeu et que la porte de la salle de bains était ou-
verte alors que mon père recevait quelqu’un, je remontais
en haut en trois enjambées, j’étais soudain terrifiée ! »
Marie Eve et sa sœur Valérie étaient alors très diffé­rentes
des femmes qu’elles sont aujourd’hui. Quand elles étaient

 137 
ir des cercueils dan s
« J’imaginais ces mor ts-vivants sort
notre propre sous-sol. »

­jeunes, rien n’effrayait Valérie, elle poussait même Marie Eve


à regarder des films d’horreur lorsque leurs parents
sortaient le samedi soir. À cet âge-là, ­Marie
Eve était la peureuse des deux. Pourtant,
aujourd’hui, c’est elle qui passe des heu-
res au laboratoire à embaumer des dé­
pouilles, alors que Valérie a plu­tôt dé-
laissé cette pratique pour se tourner
vers l’accueil des famil­les.
Marie Eve se souvient : « Je me
rappelle encore à quel point les
films de vampires et de fantô­mes
m’effrayaient. Il n’était pas ques-
tion que je descende au sous-sol
le soir. Valérie, elle, s’amusait de
mes peurs. Quand mes pa­rents
regardaient ­ Dossier Mystère, il
m’arrivait aussi de m’asseoir avec
eux. Juste la voix de l’animateur
Jean Coutu me don­­nait des fris-
sons ! Alors, le soir, mon imagina-
tion vagabondait abondamment, c’est
le moins qu’on puisse dire. »

Des amies à la maison


Si Marie Eve a le sentiment de vivre dans une maison plutôt
normale, ce n’est pas le cas de toutes les amies qu’elle y in-
vite. « L’une de mes amies m’a déjà dit : “ Si j’avais su avant
de devenir ton amie que c’était comme ça chez toi, je ne le
serais jamais devenue. ” C’était une fille très peureuse. Elle
vivait dans une petite municipalité. Si quelqu’un mourait
dans les alentours, elle était effrayée à l’idée de se lever la
nuit pour aller aux toilettes, de peur de voir le fantôme du

 138 
mort à sa fenêtre... Quand elle venait à la maison, elle de-
meurait contractée jusqu’à ce qu’elle reparte.
Un jour, mon père lui a proposé de visiter le laboratoire, à
un moment où il n’y avait pas de dépouille bien sûr. Elle
a accepté, mais elle est entrée à reculons. Mon père l’a
doucement prise par la main, lui a montré les produits, lui
a patiemment expliqué son travail. Elle s’agrippait telle-
ment à lui qu’elle en faisait pitié ! Ça n’a pas changé grand-
chose à sa peur, mais elle a quand même tenté de com-
prendre... Pourtant, pour d’autres amies, mon père aurait
été électricien que ç’aurait été pareil. Même que certaines
trouvaient ça original ! »

Chemin de traverse
Quand elle entre au secondaire, Marie Eve est convaincue
qu’elle n’exercera jamais le métier de son père. À cet âge-là,
elle a totalement perdu la fascination qu’elle éprouvait à
le regarder travailler. Elle ne se rend même plus au labo-
ratoire. Elle pense plutôt se diriger en droit ou en théâtre.
Pourtant, à 18 ans, elle change son fusil d’épaule et s’inscrit
en thanatologie sur un coup de tête. La jeune femme nous
explique pourquoi. « J’étudiais alors en lettres. Je me suis
mise à me poser une foule de questions face à l’incertitude
dans le milieu du théâtre. Je connaissais aussi des gradués
en droit qui n’avaient pas réussi à se placer. Je me suis dit :
“ Peut-être que j’ai la réponse à mes questions sous les yeux
et que je ne veux juste pas la voir. ” Mon père a alors été
super. Il m’a dit : “ Marie Eve, essaie-le, inscris-toi au cours.
Tu verras si tu aimes ça ou non. T’es encore jeune, tu peux
toujours changer d’idée. ” Et je me suis inscrite en thana-
tologie... Je ne l’ai jamais regretté ! »

Son premier embaumement


Marie Eve va étudier au Humber College de Toronto. Le pro-
gramme est construit de façon à ce que les étu­diants commen-
cent à faire des embaumements dès les premiers cours. Fait
amusant, comme le père de Marie Eve est ­tha­­natopracteur,

 139 
ner veux j’ai lancé le
« J’ai alors sursauté et d’un geste
scalpel dans la pièce. »

tout le monde, professeurs et étudiants, c­ roient qu’elle a déjà


acquis de l’expérience. Mais ce n’est pas du tout le cas.
« Malgré ma situation fami­liale, je n’avais jamais fait d’em­
baumement. Surtout que les dernières années, je n’étais
même pas entrée au labo une seule fois.
Et un bon matin, on nous annonce
qu’on va procéder à un embau-
mement. Nous som­ mes huit
élèves et quatre professeurs.
Une prof m’in­vite à prendre
un scalpel pour faire l’incision
servant à insérer le trocart15
dans le corps. Je commence très
doucement à couper la peau près
du nombril de la dépouille quand, sou-
dain, la prof, debout derrière moi, appuie d’un coup sec sur
ma main pour que le scalpel pénètre plus en profondeur
dans le corps. J’ai alors sursauté et d’un geste nerveux j’ai
lancé le scalpel dans la pièce.

 140 
J’aurais pu blesser quelqu’un ! Ma professeure s’est mon-
trée très surprise de ma réaction. Comme je venais d’une
maison funéraire, elle était convaincue qu’un tel exercice
était courant pour moi. Là, par ma réaction nerveuse, elle
a bien vu que ce n’était pas le cas. Elle n’en finissait plus de
s’excuser. Elle pensait vraiment m’avoir traumatisée. À vrai
dire, tout le monde croyait que je blaguais à ce sujet. Là, ils
venaient de comprendre que je ne leur avais pas menti. Je
ne m’y connaissais pas du tout. »

Un couple thanatopracteur
Marie Eve rencontre son futur conjoint dans son cours de
thanatologie à Toronto. Ils ne se quitteront plus. Ils pra-
tiquent ensemble au Québec depuis que la jeune femme
a ramené l’élu de son cœur avec elle après avoir travaillé
quelques années dans la Ville reine.
Marie Eve raconte le tout premier cas d’embaumement
sur lequel son conjoint a travaillé alors qu’il était encore à
l’école de thanatologie, un cas extrêmement difficile. Quel
début d’apprentissage ! « Avec les élèves de sa classe, il devait

DIFFÉRENCES ENTRE L’ONTARIO ET LE


QUÉBEC
Les procédés d’embaumement en Ont
ario diffèrent
quelque peu d’au Québec. Si l’une des
lois principales
en thanatologie exige de ne pas mutiler
un corps inu­
tilement, certains gestes recommandé
s en Ontario
sont interdits au Québec, et vice versa.
Marie Eve nous
donne plus de détails. « Par exemple, au
Québec, il est
normal de sectionner la trachée d’un défu
nt pour éviter
le reflux par la bouche de liquides de l’esto
mac. En On­
tario, c’est interdit, car c’est considéré
comme un acte
de mutilation. En contrepartie, en Ontario,
on doit faire
une ligature autour du sexe de l’homme
pour éviter les
écoulements, ce qui, au Québec, est cons
idéré comme
une mutilation du corps. En Ontario, il
est permis qu’un
corps ne soit pas embaumé si le cercueil
est fermé, alors
qu’au Québec, la dépouille doit abso
lument être em­
baumée, même si le cercueil est clos. »
 141 
restaurer le corps d’une femme qui avait été heurtée par un
train. La dépouille était fragmentée en plusieurs morceaux.
Il fallait pourtant absolument que son mari la revoie tout
entière, au risque de ne pas survivre à sa disparition. Voici
la raison. Au moment de l’accident, les services d’urgence

de la vision d’horreur
« Il risquait de demeurer prisonnier
qu’il gardait d’elle. »

avaient été appelés sur place. Comme cela se passe habi­


tuellement, les pompiers étaient arrivés les premiers. Alors
qu’ils ramassaient les parties du corps démembré sur les
rails, l’un d’eux a découvert tout à coup le porte-monnaie
de la victime, constatant soudain que c’était celui... de sa
femme ! C’était sa femme dont il ramassait des petits bouts
de corps depuis plusieurs minutes... Le pauvre homme a
subi un profond choc nerveux. Les services d’urgence ont
donc demandé à la maison funéraire de tout faire pour re-
constituer le corps de cette femme, afin que cet homme
puisse la revoir dans le meilleur état possible. Sinon, psy-
chologiquement, celui-ci risquait de demeurer prisonnier
de la vision d’horreur qu’il gardait d’elle.
Je peux vous dire que ç’a été tout un cas. Celui-ci a été con-
fié aux thanatologues qui enseignaient à mon conjoint, qui

 142 
ont décidé de le proposer à leurs étudiants. Les professeurs
ont aidé les étudiants, bien sûr. Tous ensemble, ils ont refait
des os en plâtre et ils ont restauré la tête en la reformant
en styromousse. Ils y ont replacé des parcelles de peau du
vi­sage encore en bon état et ils ont complété le reste avec
de la cire. Moi, je pense que si j’avais eu affaire à un pre-
mier cas d’une telle gravité, j’aurais pris mes cliques et mes
claques et je serais partie du cours sur-le-champ ! »

« Embaumer des enfants, pas pour moi »


Au début de sa pratique, Marie Eve se jure de ne jamais
embaumer un enfant. Elle a un cousin proche dont la fille
de 10 mois a été terrassée par un can-
cer, et la jeune thanatopractrice
craint que la douleur ressen­
tie refasse alors surface. Elle
reçoit cependant un jour
un appel au salon funérai-
re pour la quête à domi-
cile d’un enfant décédé de
mort subite. Le petit n’a
qu’un an et demi. « J’étais
obligée d’y aller, je n’avais
pas le choix. Malgré moi, je
me suis donc rendue sur place
avec un collègue. À notre arrivée, la
mère était en pleine crise. Elle hurlait, ne voulait pas qu’on
lui enlève son fils, n’arrêtait pas de répéter qu’il allait se
réveiller. C’était tragique. Avec respect et patience, nous

« La dépouille d’un enfant est si petite


que le travail
demande beaucoup plus de précision. »

avons réussi à prendre le petit afin de l’emmener chez le


médecin légiste pour une autopsie, toujours pratiquée dans
ces cas-là pour la confirmation de la cause du décès. On ap-
prend ensuite que notre maison funéraire a été choisie pour

 143 
POURQUOI LA THA NATOLOGIE ?
du programme en
Dans son cours en psychologie
née d’apprendre les
thanatologie, Marie Eve a été éton
es à se lancer dans
raisons qui portent certaines personn
ur leur a expliqué
le domaine funéraire. Son professe
ttait surtout de père
qu’autrefois, le métier se transme
atio n familiale. Puis,
en fils ou en fille... C’était une voc
men cé à s’inscrire.
une nouvelle catégorie d’élèves a com
majorité d’entre eux
Ce professeur a constaté que la
qui les avait marqués
avaient vécu un deuil non résolu,
i, en quelque sorte,
profondément. Souhaitaient-il ains
fois pour de bon ?
regarder la mort en face une bonne

l’embaumement. Je n’avais jamais embaumé un enfant et je


n’avais surtout pas prévu de le faire. Mais par un concours
de circonstances, j’ai dû y participer.
Conscient de mon malaise, mon collègue a commencé l’em­
baumement, se disant que je m’approcherais quand je me
sentirais prête. Or, je me suis vite mise à trouver qu’il mani­
pulait le petit corps avec si peu de respect que ça m’attristait.
Je me suis dit que, si j’avais vu quelqu’un faire cela à la fil-
lette de mon cousin, je ne l’aurais pas accepté. Je me suis ap-
prochée et j’ai demandé à mon collègue d’y aller plus douce-
ment. À partir de là, j’ai pris part à l’embaumement. C’est ce
jour-là que j’ai compris que, dorénavant, j’allais m’occuper
aussi des enfants, pour en prendre soin avec tout mon cœur
comme si c’était cette petite fille que j’avais tant aimée. »

Rituels d’ici et d’ailleurs


Au début de sa pratique, Marie Eve a travaillé un certain
temps dans une maison funéraire torontoise qui accueille

« Je trouvais que la pauvre femme faisait bien pitié. »

principalement des Italiens et des Portugais. Un jour, en ar-


rivant au travail, elle remarque la présence dans une des s­ alles

 144 
funéraires d’une dame pleu­
rant à chaudes larmes, qui se
plaint énormément. « Je trou-
vais que la pauvre femme faisait
bien pitié. Après avoir exprimé
mon dé­ sarroi à mon p ­atron,
celui-ci m’a dit que j’allais m’y
habituer. En ­effet, cette femme
était engagée régulièrement par
le salon fu­néraire. C’était une
pleu­reuse professionnelle. J’ai
appris ce jour-là que c’était
pratique courante chez ces
deux communautés. »
Dans la même période,
Marie Eve apprend que les hin­
douistes invitent tous les visiteurs à retirer leurs chaussures
avant d’entrer dans la salle funéraire et que plusieurs com­
munautés asiatiques déposent de la monnaie dans la bouche
du défunt. Autre rituel particulier, les Cambod­giens jettent
du riz et de la monnaie sur le parcours du cercueil entre la
résidence funéraire et le four crématoire. Il est alors très
important que ceux qui suivent la procession ramassent la
monnaie. Il ne faut surtout pas qu’il en reste au sol. Du côté
des Juifs, les pratiques funéraires exigent que les défunts
soient enterrés avant le prochain coucher du soleil. Au
Québec, comme la loi n’exige qu’un corps soit embaumé

« Il m’est arrivé de faire des em


baumements en pleine
nuit avec mon conjoint. On aim
ait ça, c’était plus tran ­
quille. Par contre, un soir, une
forte odeur de soufre
s’est soudain propagée dans
la pièce. C’était tellement
désagréable que j’en avais ma
l au cœur. Je me suis
soudain rappelée avoir déjà ent
endu dire que les fan ­
tômes laissaient par fois planer
une telle odeur autour
d’eux... On ne se sentait pas
très braves, mais on a
quand même réussi à finir not
re travail. Par contre, ç’a
été la dernière fois qu’on a em
baumé la nuit ! »
 145 
que s’il est enterré au-delà des 18 heures sui­vant le décès,
les Juifs peuvent inhumer leurs morts sans les embaumer.
Dans un autre ordre d’idées complètement, Marie Eve se
souvient d’une requête plutôt étonnante de la part d’un
mari pour sa défunte femme. « Cet homme nous avait ap-
porté le corset à baleines de son épouse pour qu’elle le porte
dans son cercueil. Ce ne fut vraiment pas évident de le lui
mettre, mais on l’a fait ! »

Touches d’émotion
Après quelques années, Marie Eve finit par revenir
enfin au Québec avec son conjoint. Elle se joint à
son père et à sa sœur dans l’entreprise funéraire
familiale. Elle est passionnée par son travail et
n’a plus aucun doute. « À une certaine époque,
ce qui me plaisait le plus, c’était de participer
à toutes les étapes funéraires. Je rencontrais
les membres de la famille, je les conseillais,
je pratiquais l’embaumement et je partici-
pais à l’organisation des funérailles et de la
cérémonie. Je suivais tout le processus du
début à la fin. En rencontrant la famille,
cha­cun me parlait à sa façon du disparu,
j’apprenais à le connaître un peu. Quand
je me consacrais à son embaumement, ce
n’était plus un inconnu que j’avais devant
moi. J’étais un peu attachée à cette per-
sonne qui représentait la terre entière
pour quelqu’un d’autre. Je me souviens
d’une histoire très triste... Un homme
avait fait une crise cardiaque alors qu’il
faisait des courses en compagnie de sa
fillette de cinq ans. La petite avait as-
sisté à sa mort, elle était seule avec
lui dans ce lieu public rempli
d’inconnus. Pauvre chouette  !
Je pensais à tout cela tandis que
je faisais son embaumement.
« J’ imaginais que ce po
uvait être mon père. »

J’étais à laver ses grandes mains d’homme quand je me suis


surprise à les comparer à celles de mon père. Ça m’a telle-
ment touchée ! J’imaginais que ce pouvait être mon père...
que j’étais cette petite fille...
Avec le temps, j’ai dû me conditionner à me détacher des
clients que je rencontrais, car m’impliquer trop dans le deuil
m’affectait. Mon père me disait : “ C’est correct de pleurer
à l’occasion, cela veut dire que tu es sensible à la misère des
autres, mais il faut que tu changes d’attitude, sinon tu auras
la vie la plus malheureuse au monde. ” »

Charmante vieille dame


Restée tout de même sensible, Marie Eve se remémore
avec émotion une vieille dame bien digne. Son grand âge
l’empêchait de se rendre au terrain où allait être inhumé
son mari. La jeune femme lui propose donc de la conduire
et d’approcher la voiture le plus près possible du site. « Je
ne l’oublierai jamais. Le curé faisait les prières, et elle, elle
ne l’écoutait pas du tout. Elle avait un tendre sourire nos-
talgique sur les lèvres et elle me parlait ainsi : “ Vous voyez
les lys blancs sur le cercueil de mon mari ? Je me devais
de lui en offrir pour son départ. Lui, la première fois qu’il
m’a invitée à sortir avec lui il y a plus de 70 ans, il m’a ap-
porté un beau bouquet de lys blancs comme ça. Quand il
a demandé ma main à mon père, c’est aussi ce qu’il m’a
apporté. À notre mariage, ce sont des lys blancs qu’il m’a

un bouquet
« Je me suis dit qu’aujourd’hui, c’est avec
pareil qu’il devait repartir... »

offerts. Quand notre premier enfant est né, il m’a aussi


rempli les bras d’un beau bouquet de ces fleurs et ainsi de
suite à tous les anniversaires, les moments importants de
notre vie, les grands instants de joie. Mon mari me faisait

 147 
toujours cadeau d’immenses bouquets. Et je vais vous dire,
chère demoiselle, en ce moment même, après 70 ans, je
l’aime ­encore autant que ce premier jour où il m’a tendu
ses premiers lys blancs ! Je me suis donc dit qu’aujourd’hui,
c’est avec un bouquet pareil qu’il devait repartir... Et je suis
certaine d’une chose. Certaine. Je vais l’aimer jusqu’à mon
dernier souffle... ”
Moi, je me faisais toute petite, assise près d’elle dans la
voiture. Je l’écoutais en silence, pleurant comme une Made­
leine. Je me répétais ce que mon père m’avait dit : “C’est
correct de pleurer à l’occasion, cela veut dire que tu es sen-
sible à la misère des autres. ” »

Morts d’enfants
Après s’être promise un jour de prendre soin des enfants
décédés, Marie Eve va se spécialiser dans les cas d’enfants
morts en bas âge. La pratique est similaire, si ce n’est que
des instruments plus fins sont utilisés pour mieux attein-
dre les artères et les organes plus petits. Elle nous expli-
que. « Chez les très jeunes enfants, une autopsie est souvent
exécutée par un médecin légiste pour établir la cause du
décès. Si les organes ont dû être déplacés pour l’autopsie,
nous pouvons utiliser l’aorte pour injecter la solution de
préservation. L’aorte est la plus grande artère du corps. Elle

 148 
longe la colonne vertébrale et passe dans la cage abdomi-
nale, sous les organes. Chez un enfant, cette artère est pres­
que aussi grosse que la carotide chez un adulte. »
Au centre funéraire familial, on accueille aussi des bébés,
même des fœtus mort-nés. Marie Eve nous fait part de ce

« On leur offre même des empreintes des pieds


et
des mains. »

choix honorable qu’a fait son père. « Mon père a décidé


d’offrir ce service gratuit aux familles qui perdent un jeune
enfant. Le deuil est assez difficile à vivre comme ça. Nous
accueillons donc beaucoup de petits décédés. Nous prenons
aussi en charge des fœtus qui n’ont pas été portés à terme.
Autrefois, un fœtus mort à l’hôpital était tout de suite in-
cinéré. Aujourd’hui, on encourage les parents à le voir, à le
toucher, pour mieux faire leur deuil. On leur offre même des
empreintes des pieds et des mains. Certains pa­
rents souhaitent organiser un rituel funéraire.
C’est là que nous sommes utiles. La plupart
de ces fœtus sont quand même incinérés,
mais nous faisons en sorte que ce soit de fa-
çon plus solennelle. Si les pa­rents ne veu-
lent pas que leur bébé soit incinéré,
on peut procéder à l’immersion
du petit corps dans une solu-
tion de formaldéhyde durant
24 heures. Celui-ci s’imbibe
ainsi du produit. Par la suite,
on peut le coucher dans un
petit cercueil blanc et procé­
der à la cérémonie.»
Les dangers du métier
Le métier de thanatopracteur n’est pas sans danger. Cer-
tains des produits manipulés sont toxiques et des dépouilles
peuvent parfois être contagieuses. Marie Eve sait ce que

aiguille ensanglantée. »
« Je me suis piquée l’index avec une

cela implique. Elle nous raconte une mésaventure qui au­


rait pu lui être fatale. « J’étais en train d’embaumer la dé­
pouille d’une personne séropositive. Je faisais très atten-
tion, mes mouvements étaient calculés au quart de tour...
et pourtant ! Je me suis piquée l’index avec une aiguille en-
sanglantée, et cela, malgré mes gants hyper épais et toutes
mes précautions !
L’individu était mort depuis plus de 24 heures, donc il y
avait de fortes chances qu’il ne soit plus contagieux, mais
on n’en est jamais certain. C’est assez paniquant ! Même
si je savais qu’aucun cas de thanatopracteur mort après
avoir embaumé un sidéen n’a été répertorié au Québec à
ce jour, je n’avais vraiment pas envie de briser cette statis-
tique. Tout en tentant de demeurer le plus calme possible,
j’ai tout de suite fait saigner ma plaie pour évacuer le plus
de sang possible que j’aurais pu absorber de la personne dé-
cédée. Je suis ensuite allée voir un infectiologue qui a suivi
mon cas en me faisant des prises de sang à deux, quatre et
six semaines de l’incident. Ce fut une longue attente. Mais,
ô soulagement ! je n’ai pas été infectée... »

De nouvelles technologies
La base des méthodes d’embaumement a peu changé avec
les années. Par contre, certains procédés se sont tout de même
améliorés. Quelques cosmétiques et outils pour re­donner un
teint adéquat à la dépouille ont notamment évolué, comme
le fond de teint appliqué à l’aérographe (airbrush), tech-
nique apparue vers 2005. « L’ airbrush donne un teint plus
uniforme, mieux réparti que la poudre ou la crème, précise

 150 
Marie Eve. C’était terrible autrefois quand on avait restauré
un visage tout en cire et qu’en passant un simple pinceau de
fond de teint, on abîmait tout. L’ airbrush est pratique aussi
pour estomper des bleus. De petites bouteilles de fond de
teint en aérosol permettent également de faire des retouches
en dehors du laboratoire. »

Dans un de ses cours, un étudiant en thanatologie du Collège de


Rosemont s’exerce à appliquer du fond de teint à l’aide d’un aérographe
sur un visage maquette.

Au chaud pour l’éternité


Quand Marie Eve pense à sa mort, elle ne s’en inquiète pas.
La peur l’étreint beaucoup plus à l’idée de vieillir que de
mourir. Son métier la met en présence de situations qui la
font souvent réfléchir sur la dégradation du corps. « Quand
j’étais jeune, il arrivait que mon père vienne nous chercher
pour nous montrer le corps mal en point d’un individu mort
dans un accident d’auto. Il nous disait : “ Regardez, c’est ça
qui arrive quand on roule trop vite. ” Il arrivait qu’on se
cons­truise des tunnels dans la neige, et mon père ne cessait
de répéter que c’était dangereux. Un jour, il m’a prise par

 151 
n, comme ça. »
« Papa nous faisait réfléchir à sa faço

la main et m’a emmenée devant la dépouille d’un garçon de


12 ans. Il m’a murmuré à l’oreille : “ Marie Eve, c’est ça qui
peut arriver quand on fait un tunnel dans la neige... ” Papa
nous faisait réfléchir à sa façon, comme ça.
En fait, je pense que ce métier n’a jamais cessé
d’alimenter mes réflexions sur la vie. J’ai as-
sisté à des histoires tellement tristes de per-
sonnes seules qui mouraient abandonnées
ou d’autres qui se retrouvaient complète-
ment esseu­lées après la mort de leur
conjoint. Et ces gens âgés et ma­lades
qui étirent et étirent une vie qui
n’en est plus vraiment une... Vieil­
lir ainsi ? Ça ne me dit rien qui
vaille... On espère tous mou­rir
sans douleur, sans tristesse.
En tout cas, une chose est
sûre, moi, je veux mourir
au chaud ! J’étais fri­ leuse
quand j’étais pe­tite, je le
suis encore aujourd’hui et
je le serai probablement
jusqu’à mes derniers jours.
C’est pour ça que j’ai de-
mandé à mes proches, à
ma mort, de m’enrouler
bien confortablement dans
une grande couverture de
laine pour que je sois ainsi
bien au chaud... pour
toute l’éternité ! »
Mettre du baume sur leur cœur
« La mort est belle.
Elle seule donne à l’amour son vrai climat. »
Jean Anouilh

Valérie parle comme on caresse le visage d’un enfant. Tout en


douceur, avec assurance et calme. Elle se consacre à son mé-
tier de thanatologue avec tout autant de cœur. Bien qu’elle
ait déjà pratiqué la thanatopraxie, Valérie se concentre au­
jourd’hui sur l’accueil des gens et leur accompagnement dans
le deuil. Elle aime les enfants et les guide eux aussi, avec une
patience d’ange, sur ce chemin souvent inconnu.

« J’ai toujours été conv


aincue que j’allais être
mort plus tard. » croque-

Valérie est la grande sœur de Marie Eve, celle qui lui faisait
des peurs lorsqu’elles étaient jeunes. Son cheminement vers
le métier de thanatologue a été jalonné d’étapes différentes
de celles vécues par sa sœur. « Dès mon plus jeune âge, j’ai
toujours été convaincue que j’allais être croque-mort plus
tard. J’avais cinq ans et j’employais ce terme-là !
Quand je suivais mes cours en thanatologie à 17 ou 18 ans,
les étudiants portaient des vestes avec le mot “ thanatologie ”
inscrit au dos. Plein de gens me demandaient ce que cela
signifiait. Quand je leur disais que j’étudiais pour devenir
croque-mort, là, ils savaient tout de suite ce que ça voulait
dire... et ils avaient tendance à presser le pas et à s’éloigner
par malaise ! Je n’ai jamais changé d’idée, je suis devenue
croque-mort, convaincue encore aujourd’hui d’avoir fait le
bon choix. »

Dodo dans un cercueil


D’aussi loin qu’elle se souvienne, Valérie n’a jamais eu peur
de la mort. Toute petite, elle passait de longues minutes

 153 
assise en silence au bout de la table d’embaumement à ob-
server son père travailler. Et si elle devait l’attendre un peu
trop longtemps, il lui arrivait de s’assoupir. « Combien de
fois mon père s’est mis à me chercher au moment de quit-
ter son travail pour découvrir que j’étais profondément en-
dormie, recroquevillée dans l’un des cercueils ! J’avais cinq
ans à peine et la mort faisait déjà partie de ma vie sans
problème. Quand je jouais à la cachette avec mes amies, le
meilleur truc était d’aller me dissimuler dans la salle des
cercueils. Mes amies passaient devant la porte sans s’arrêter,
car elles avaient bien trop peur d’y entrer. Sauf ma petite
sœur, bien sûr ! »

La mort d’un petit copain

ge. »
« Tout à coup, la mor t avait un visa

Son jeune âge fait en sorte qu’elle n’est pas troublée par
ce qu’elle voit. La mort n’évoque rien de précis pour elle.
Cela va changer le jour où l’un de ses compagnons de classe
meurt dans un accident. Valérie a 11 ans. « C’est la première
fois qu’un décès m’a frappée. Tout à coup, la mort avait un
visage. Je réalisais soudain ce que voulait dire “ arrêter de
vivre ”, car je voyais ce garçon que j’avais connu vivant qui
était maintenant sans vie.

 154 
Le plus étonnant, c’est que j’ai assisté à son embaume-
ment et que j’étais déjà très critique. Le thanatopracteur a
dû restaurer certaines parties de son visage en cire. Je me
souviens que je lui disais : “ Non, ça c’est pas lui, ça ne lui
ressemble pas, il n’était pas comme ça, il faudrait que tu
changes ceci, cela. ” Le garçon avait des taches de rousseur
et je trouvais qu’elles n’étaient pas bien reproduites... Je
voulais qu’il lui mette de plus longs cils... Je serais curieuse
de revoir sa mère aujourd’hui pour lui demander si fina-
lement son fils se ressemblait au moment de l’exposition,
car j’y ai été pour quelque chose. Et je me dis aussi que le
thanatopracteur a dû me trouver bien fatigante ! Je n’étais
encore qu’une petite fille, c’est vrai, mais j’avais déjà l’œil
pour ce métier. »

Novice malgré les apparences


Si l’adolescente qu’elle devient ensuite ne touche toujours
pas à l’embaumement, elle participe à toutes les autres
tâches du centre funéraire. Toujours aussi convaincue de

« J’ étais déjà habituée


à l’ambiance du labora
toire. »

vouloir exercer ce métier, elle s’inscrit au Collège de Rose-


mont en thanatologie à l’âge de 20 ans. Tout comme pour
Marie Eve, Valérie n’a jamais pratiqué d’embaumement,
mais ses professeurs et maîtres de stage sont convaincus du
contraire. Ils sont donc tous étonnés qu’elle n’ait pas encore
touché à un corps. Une pénurie momentanée de corps ha-
bituellement fournis au Collège fait que Valérie n’a que peu
d’occasions de pratiquer dans ses cours. Elle doit donc at-
tendre ses stages – qu’elle n’accomplit pas avec son père, cela
n’étant pas permis. « Malgré mon manque d’expérience, dès
que j’ai entrepris mes premiers embaumements, tout s’est
déroulé comme si j’avais fait ça toute ma vie. Je n’avais au-
cun problème, j’étais déjà habituée à l’ambiance du labora-
toire et je n’avais aucun malaise à la vue des dépouilles.

 155 
Pour cela, j’avais quand même été habituée très jeune.
Toutefois, après avoir exécuté quelques embaumements,
j’ai compris que je me tournerais plutôt vers le volet de la
thanatologie touchant les relations avec les familles. On
m’a souvent dit que j’avais du talent en laboratoire, mais ce
n’est pas ce qui m’attirait. Et, avec la venue de mes enfants,
comme l’accès au laboratoire n’est pas recommandé en
temps de grossesse, je n’ai finalement fait qu’une centaine
d’embaumements au cours de ma carrière. »

Pièce de simulation d’une salle funéraire utilisée dans le cours


en thanatologie du Collège de Rosemont.

Un homme qu’elle n’oubliera jamais


Parmi les cas qu’elle a eu à traiter en thanatopraxie, Valérie
se souvient d’un de ses maîtres de stage qu’elle avait beau­
coup aimé. « Cet homme extraordinaire est mort quelques
mois seulement après avoir supervisé mes stages. Un
lien très complice s’était tissé entre nous. Je n’ai pas fait
l’embaumement, car je trouvais son décès très difficile à
vivre. Par contre, c’est moi qui ai fermé son cercueil. Je lui

 156 
« Je n’aurais pas la force
de prendre un bistouri
couper dans ta chair. » et de

parlais, je le remerciais de sa générosité. Même si je ne suis


pas de nature très émotive, ce moment a été très fort pour
moi. Le décès de mon grand-père a été un autre moment
marquant. Nous n’avons pas fait l’embaumement, mais
­Marie Eve et moi avons fait la finition du maquillage. Il
avait demandé à Marie Eve de l’embaumer, mais elle lui a
dit : “ Tu sais, Papi, je vais pouvoir t’habiller, te maquiller,
mais ne me demande pas de t’embaumer, je n’aurais pas la
force de prendre un bistouri et de couper dans ta chair. ” À
nous deux, nous avons quand même fait tout ce que nous
nous sentions capables de faire. »

Manque de repères
Valérie a eu un jour à pratiquer pour une première fois
l’em­baumement d’une personne de race noire. « Quand on
injecte la solution de préservation, les changements de la
couleur de la peau sont un bon indicateur pour savoir si le

 157 
produit agit bien et atteint toutes les parties du corps. Pour
une personne de race noire, on doit plutôt se fier à l’intérieur
des mains et au-dessous des pieds, qui sont beaucoup plus
pâles, pour se guider. C’est ainsi que j’y suis arrivée. »

ons dans
« Quand Marie Eve et moi, nous nous rend
, notre métie r remo nte vite à la
d’autres salons funéraires
, on passe parfo is nos com­
surface. En secret, entre nous
mentaires sur le travail du thanatop racte ur. »

Un cas poignant
Bien qu’elle se dise moins émotive que la moyenne des gens,
Valérie a tout de même vécu des situations qui l’ont touchée
profondément. L’un de ces cas est celui d’une adolescente
de 17 ans décédée à l’extérieur de la région. « La dépouille
devait être ramenée de l’Ouest canadien au Québec et c’est
moi qui ai supervisé le transfert. Les corps arrivent toujours
par cargo et les familles ne peuvent pas venir à l’aéroport
pour les accueillir. J’étais donc en contact téléphonique fré­
quent avec les proches, car ils tenaient à être informés de
chacune des étapes. À l’arrivée à l’aéroport, quand j’ai vu
la dépouille pour la première fois, j’ai dû leur décrire tout
en direct... Je me suis aussi occupée de la finition et du ma-
quillage. Cette famille avait une confiance aveugle en moi
et le lien qui s’est établi entre nous était profond. On ne sait
pas pourquoi mais, parfois, un lien se crée avec certaines
personnes qui ont notre âge ou qui perdent un enfant de
l’âge du nôtre, et cela nous rapproche. Je me suis aussi oc-
cupée pendant plus d’un an d’une dame âgée qui était de-
venue seule au monde. Je trouvais qu’elle faisait tellement
pitié... J’allais l’aider, lui porter des choses. Je me disais : “ Si
je ne le fais pas, qui va le faire ? ” C’est vraiment un trait de
notre famille, ça ! »

 158 
Les enfants au salon funéraire

« De voir leurs parents en


pleurs ne les aidera pas
comprendre. » à

Valérie se fait souvent poser la question par des


parents s’ils doivent ou non emmener leurs en-
fants au salon funéraire. Pour elle, il n’y a
pas de doute. « Je leur réponds toujours oui.
Surtout qu’aujourd’hui, les grands-parents
meurent plus vieux et les enfants ont le
temps de les côtoyer plus longtemps et de
s’attacher à eux. Même s’ils semblent ne pas
comprendre complètement ce qui se passe, ils
vont chercher à savoir. De voir
leurs parents en pleurs ne
les aidera pas à compren-
dre. Cela risque plutôt de
les affecter.
Les enfants ne restent pas tou-
jours à côté du cercueil ; c’est certain
qu’à un moment donné, ils vont courir ou jouer.
Dans notre centre funéraire, nous avons aménagé une salle
de jeu pour eux. Mais ils sont là, sur place, et ils sont en
contact avec ce qui se passe. En plus, leur présence apporte
de la vie dans la pièce. »
Il est certain que la situation n’est pas facile. Emmener un
jeune enfant voir son père mort au salon funéraire n’est pas
chose simple. « Je me rappelle un petit garçon qui est entré
en courant dans le salon funéraire et qui s’est élancé vers le
cercueil en criant “ Papa ! ” C’était bouleversant. Sa mère l’a
pris avec elle, ils se sont approchés du défunt et elle a eu
une patience d’ange pour tout lui expliquer. C’est un mo-
ment dur à vivre, mais revoir la dépouille mortelle est une
étape cruciale dans le deuil des petits comme des grands.

 159 
Parfois, des circonstances particulières font que la dépouille
ne peut être exposée. Je trouve certaines façons d’aider
l’enfant à faire son deuil, dans pareil cas. Par exemple,
j’ai offert un jour un toutou à un enfant en ayant pris soin
d’accrocher au cou de l’animal en peluche un petit médail-
lon avec une mèche de cheveux de son papa. Et j’ai dit à
l’enfant : “ Tu ne peux pas revoir ton papa, il est parti pour
toujours. Mais voici un petit morceau de lui, il va toujours
rester avec toi pour que tu puisses chaque jour penser à lui.
Et si tu veux parler à papa, parle à ce toutou, il va lui faire
le message. ” J’ai revu la mère plus tard. Elle m’a dit que
son petit avait bien vécu le deuil et que la parcelle de son
père était restée près de lui. Je me suis dit que j’avais bien
agi. J’ai longtemps trouvé que les enfants étaient
délaissés dans les moments de deuil. Pourtant,
ils vivent eux aussi cette perte importante. »

Impliquer les tout-petits


Valérie crée aussi, de façon sou-
vent improvisée, de petits rites
avec les enfants présents au ­salon
funéraire pour les intégrer à la
cérémonie. « Les enfants sont trop
souvent mis à l’écart. La direction de
l’école où étudient mes enfants n’a pas

fle urs. »
poser de l’entourer de
« Je peux aussi leur pro

voulu que j’aille parler de mon métier aux élèves c­ omme


plusieurs parents l’ont fait, car elle trouvait cela déplacé.
Pourtant, les enfants sont aussi concernés par le processus
de deuil. Au salon, s’il y a un enfant proche du défunt, je
vais vite le repérer. Et je vais essayer de l’inclure dans le
processus. Quand vient le temps de fermer le cercueil, par
exemple. Souvent, ce moment-là est très triste. Les gens
n’osent pas parler, ils sont mal à l’aise. Je vais demander à

 160 
un enfant : “ Veux-tu m’aider ? ” Les parents sont souvent
surpris, car les enfants sont pres­ que toujours d’accord.
Nous allons alors recouvrir doucement grand-maman avec
le tissu du cercueil pour qu’elle soit bien au chaud.

a-t-il encore des


« Grand-papa a-t-il ses pantalons,
jambes ? »

J’essaie toujours d’impliquer les enfants pour qu’ils se sou-


viennent du défunt et des derniers gestes tendres qu’ils font
pour lui. S’ils sont plusieurs, je vais demander à chacun de
venir déposer une fleur près du visage de leur papi ou de
leur mamie. S’ils sont trop petits, je vais les lever dans mes
bras un à un pour qu’ils aient accès une dernière fois à cette
personne chère. Puis, quand je replace le sommier dans le
cercueil pour que le corps soit plus au fond, je leur explique
que c’est pour éviter que grand-maman ne se cogne le nez
dans le couvercle. Même si elle est décédée, il ne faudrait
pas lui faire mal, quand même ! Parfois, des petits deman­
dent à leurs parents : “ Grand-papa a-t-il ses pantalons, a-t-il
encore des jambes ?” Quand les circonstances le permettent,
j’ouvre le cercueil pour leur montrer que oui. »
Quand tous se rendent au cimetière, Valérie continue dans
le même sens. Elle invite les petits à contribuer à la céré-
monie. Certaines personnes endeuillées ne veulent pas voir
descendre le cercueil en terre, d’autres tiennent à y assister.
Dans ce dernier cas, Valérie propose à un enfant de l’aider.
« Je peux lui demander : “ Veux-tu m’aider à faire descen-
dre ton grand-papa dans la terre ? ” Je lui montre alors qu’il
n’a qu’à appuyer sur une clenche activant la descente des
câbles qui supportent le cercueil. L’enfant se souviendra
longtemps de ce moment comme d’un geste qu’il est fier
d’avoir accompli. J’invite aussi les petits à lancer des poi-
gnées de terre sur le cercueil, ce que certains font parfois
avec un peu trop d’enthousiasme, car ils y voient davan-
tage un jeu qu’un acte solennel. Les adultes vont souvent

 161 
s’intégrer au rituel et déposer eux aussi leur poignée de
terre. Les enfants passent autrement les messages. Ils con-
tribuent à faire d’un deuil quelque chose de vivant, quelque
chose de véritable, quelque chose de sain. »

Visite scolaire au centre funéraire


Valérie est tellement consciente de la grande portée que peut
avoir l’intégration respectueuse des enfants au deuil, qu’elle
travaille sur un projet de visite scolaire au centre funéraire.
Pour elle, il faut sortir la mort du tabou où elle s’enlise. Elle
sait déjà que cette idée rend certains ensei­gnants très en-
thousiastes. « Ce que plusieurs adultes comprennent, c’est
que lorsqu’un deuil frappe leur famille, les parents ne sont
pas nécessairement à l’aise ou en état d’expliquer la mort
du proche à leurs enfants. Ils n’ont souvent pas les outils, les
mots, le cœur à le faire. Je pense que si les enfants étaient
un peu plus préparés, cela aiderait par ricochet les parents
à mieux vivre la situation. J’ai déjà entendu mon fils de six
ans dire à l’un de ses copains : “ Mon papa à moi, il met les
gens dans des boîtes, les met dans un four et ils sortent en
petits morceaux. ” Pour lui, ça semblait bien normal, mais
je me suis demandée comment les parents de l’ami ont pu
réagir ! Ce que j’ai surtout compris alors, c’est à quel point
les enfants ne voient pas la mort comme nous. Par contre,
une chose est claire, ils doivent la vivre quand même. »

La perte d’un enfant


Les parents qui perdent un enfant vivent un drame. Avec
le temps, Valérie a développé différentes méthodes pour
tenter d’apaiser leur profonde tristesse. « Il m’est arrivé

uses. »
lui a chanté quelques berce
« Elle l’a tenu contre elle et

d’offrir aux parents de m’aider à habiller leur enfant après


l’embaumement. Certains préfèrent s’abstenir. D’autres
apprécient de le faire. Je les avise d’abord. L’embaumement

 162 
d’un enfant n’est pas identique à celui d’un adulte. Il faut
souvent faire une incision au niveau du ventre. Alors je
leur propose de lui mettre une petite camisole pour cacher
l’incision. Une maman m’a demandé un jour de prendre
une dernière fois son enfant dans ses bras avant de fermer
son cercueil pour toujours. Elle s’est assise dans un coin, l’a
tenu contre elle et lui a chanté quelques berceuses. C’était
bouleversant. Puis, nous avons recouché l’enfant dans le
cer­cueil et la maman a fermé le couvercle tout lentement.
Des parents avaient perdu leur fille, qui elle-même avait en-
terré son enfant quelques années auparavant. La dépouille
de l’enfant avait été inhumée loin du site où la mère allait

« Un homme m’a déjà appelé pour que


j’incinère son
chien dans notre four crématoire afin
de pouvoir en ré­
cupérer les cendres. Ça, par contre,
nous ne pouvons
pas le faire. C’est une question d’éthique
que respectent
tous les thanatologues. Nous n’incinéro
ns que des êtres
humains dans notre crématorium. »

être enterrée ce jour-là. Les grands-parents nous ont de-


mandé s’il était possible de déposer au moins la pierre tom-
bale de l’enfant dans la terre avec le cercueil de sa mère pour
avoir le sentiment que tous deux reposaient maintenant en
paix ensemble. On a quand même pris soin de mettre une
nouvelle pierre tombale à la place de l’ancienne, enlevée sur
le site de l’enfant. À ces demandes-là, on ne peut dire non.
C’est si important pour la famille. »

 163 
Une jeune relève
Comme la plupart des thanatologues, Valérie n’a jamais
eu peur de la mort, ni hier ni aujourd’hui. Elle ne s’y sent
pas encore prête, mais elle ne craint pas sa venue. « J’espère
juste avoir le temps de faire tout ce que je veux faire avant
que la vie mette mon interrupteur à zéro ! Je ne veux pas
mourir pour l’instant, car j’ai encore mes parents et j’ai de
jeunes enfants. La pire chose dans la vie de quelqu’un est de
perdre un enfant. On devrait toujours mourir idéalement
à un âge avancé, avant nos enfants et après nos parents.
Je ne voudrais pas faire subir ma mort à mes parents. La
mort en soit, pour celui qui la subit, c’est juste que c’est
fini, un point c’est tout. Pour ceux qui sont malades, c’est la
fin d’une grande souffrance. Par contre, les morts acciden-
telles, je trouve ça injuste. Mais c’est la vie, ça aussi. C’est
comme ça, on n’y peut rien. Certains meurent. D’autres
leur survivrent. »
La présence de ses trois enfants fait croire à Valérie qu’une
part d’elle-même va se perpétuer après elle. Et peut-être
dans le même métier. L’un des trois montre déjà une grande
fascination à son endroit. Il peut passer des heures près du
crématorium à observer le travail des thanatologues. « Il ne

erver
près du crématorium à obs
« Il peut passer des heures
 »
le travail des thanatologues.

peut pas entrer au laboratoire comme nous pouvions le faire


dans mon enfance. On se bat pour lui en refuser l’accès.
On lui a expliqué un jour qu’il avait besoin d’un permis
d’embaumeur pour être sur place. Il a aussitôt glissé sous la
porte une feuille de papier sur laquelle il avait griffonné en
petites lettres enfantines “ Permis d’abomer ”. Il semble très
intéressé aujourd’hui par ce métier et il n’a que neuf ans. »
« Alors, je me dis que, si un membre de la famille risque de
continuer la lignée générationnelle, il est fort possible que
ce soit lui. Et ça me fait bien plaisir ! »

 164 
Doit-on emmener
les enfants au salon
funéraire ?

L a psychologue Muriel Michel nous aide à réfléchir à ce


sujet. « Oui, nous devons les y emmener. Par contre,
il importe de considérer quel rapport a eu l’enfant avec le
défunt et d’en tenir compte.
Si ce rapport a plutôt été
traumatique, il faudra véri-
fier si l’enfant souhaite venir.
S’il a été sécurisant, l’enfant
témoi­gnera probablement de
ce besoin de revoir une der­
nière fois cette personne.
Tou­­tefois, des pro­­pos sur le
phénomène de la mort, des
explications sur le corps ina­
nimé, méritent d’être tenus à
l’enfant avant de l’emmener
au salon funéraire. Et la force
d’accompagnement d’un pa­­
rent vivant auprès de l’enfant
est primordiale au mo­ment
où celui-ci sera en présence
du défunt. Les enfants et
même certains adultes ­croient que la mort est « de la vie
à l’envers » ! La mort est donc perçue comme étant dans
l’ordre du Mal, occupée par des monstres, des vampires,
des sorciers, dans le corps même du défunt. L’adulte doit
guider l’enfant pour bien vivre la mort et la voir dans ce
qu’elle est et non lui donner ce pouvoir fabulateur qu’elle
n’a pas. »
CONCLUSION


« La mort a ceci de tragique
qu’elle transforme la vie en destin. »
André Malraux

Après vous être plongé dans cet univers fascinant, vous savez
maintenant plus que jamais à quel point le travail des croque-
morts d’autrefois et des thanatologues d’aujour­d’hui est aussi
nécessaire qu’insolite. Un livre comme ­celui-ci se devait de
paraître pour nous présenter enfin ces gens qui, dans l’ombre,
accomplissent une mission si importante, celle de prendre
soin de nos morts. Une bonne part d’entre vous n’aspirerez
peut-être pas plus qu’avant à pratiquer ce métier ni ne réus-
sirez à établir un rapport paisible avec la mort. Mais espérons
que cet ouvrage vous aura au moins apporté une vision dif-
férente de cette étape qui nous attend tous au bout de notre
chemin, et qu’il vous aura montré une facette du travail
si méconnu de ces professionnels attentionnés. Souhaitons
que vous considérerez dorénavant les thanatologues et leur
œuvre précieuse sous un nouveau jour et que, la prochaine
fois que vous entrerez dans un salon funéraire, ce sera avec
moins d’appréhension. Par leur expertise, ces spécialistes
d’exception parviennent à donner un visage serein à la mort.
Les thanatologues sont pour la plupart des gens d’une grande
sensibilité, qui pratiquent leur métier dans la plus grande
considération pour les dépouilles qu’on leur confie, avec tout
le respect possible pour les êtres vivants que ces corps ont
abrités. Ces individus enveloppent ces moments solennels
d’une sérénité émouvante et nous aident à mieux vivre le
difficile départ de nos proches, à mieux voir venir notre pro-
pre mort. Vous comprenez mieux maintenant à quel point
le métier exigeant qu’ils pratiquent doit être accompli avec
grande délicatesse et extrême méticulosité. C’est plus qu’un
travail, c’est un art. Grâce à ceux qui ont si généreusement
accepté de nous ouvrir les portes de leur laboratoire et de
partager leurs secrets, ne serons-nous pas un peu moins in-
quiets de savoir ce qu’ils feront de nos proches et de nous-
mêmes dans leur laboratoire ?
Sachant qu’ils seront là pour nous refaire une dernière
beauté.
Sachant qu’ils seront là pour veiller à ce que notre corps
repose en paix.
Sachant qu’ils mettront en place le rituel funéraire prélu-
dant à ce départ vers cet ailleurs qui nous est inconnu.
Par leur respectueuse façon de prendre soin de nos proches
disparus, de leur rendre un ultime hommage, par leurs
gestes bienveillants qui préparent ainsi nos êtres chers à
leur dernier repos, les thanatologues, à leur façon, nous
permettent de croire en une vie possible après la mort et
nous font réfléchir plus encore à cet énigmatique au-delà
où l’on pourrait peut-être se retrouver un jour. En ce sens,
ne nous incitent-ils pas à nous poser inévitablement cette
question essentielle :
ET SI C’ÉTAIT VRAI ?

 168 

REMERCIEMENTS


Un merci très sincère aux thanatologues qui ont accepté
sans réserves de contribuer à ce livre, m’ont confié des fa­
cettes inédites de leur métier et m’ont si généreusement
prêté leurs photos.
Merci à Claire Plourde et Chloé Mercier du Musée qué-
bécois de culture populaire de Trois-Rivières pour leur
précieuse collaboration.
Merci à madame Lise Lapointe du Musée Beaulne de Coati-
cook pour sa recherche impressionnante de photos superbes.
Merci aux gens de la Bibliothèque de Brossard, de Biblio­
thèque et Archives nationales du Québec, Centres d’ar­
chives de Montréal et de Québec, du Centre d’archives du
Saguenay-Lac-Saint-Jean de Chicoutimi, vous m’êtes des
alliés si précieux !
Merci aux spécialistes qui ont, une fois de plus, si savamment
alimenté ces pages de leurs connaissances scientifiques.
Merci à Johanne, c’est toi qui as eu l’idée de ce livre unique.
Merci à Michel, qui a donné vie à ce projet toujours aussi
palpitant.
Merci à Céline et Sandy pour leur exceptionnelle créativité.
Merci à Paul, mon œil de lynx.
Merci à Benoît, mon amour, tu me gardes en vie.
Merci enfin à Clément, Micheline, Diane et René, je vous
es­père près de moi encore longtemps.

 169 

CRÉDITS PHOTO


Couverture et p. 56 : Funeral. Ma, Conrad Poirier, 26 mars
1947, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Di-
rection du Centre d’archives de Montréal, Fonds Conrad
Poirier, P48,S1,P1532
p. 6-7 : T. Bouchard, directeur de funérailles, Beauport,
Québec, Centre d’archives du Saguenay-Lac-Saint-Jean de
Chicoutimi, P2-02330
p. 15 : Dépouille de madame Magloire Archambault dans son
cercueil, photographe inconnu, [vers 1925], Biblio­thèque
et Archives nationales du Québec, Direction du Centre
d’archives de Montréal, Collection Famille C
­ artier-Richard,
P62,D171
p. 16 : Cortège funèbre de Trois-Rivières, Archives du Sémi-
naire, Archives du Musée Beaulne de Coaticook, PB 250.1
p. 22 : Corbillard acheté en 1876 par les paroissiens de
­St-Éphrem de Beauce, remis à Honoré Robert en 1910,
Archives du Musée Beaulne de Coaticook, PB 246.1
p. 26 : Cortège funèbre de Trois-Rivières, Archives du Sémi-
naire, Archives du Musée Beaulne de Coaticook, PB 250.3
p. 29-31-32-64 : Collection personnelle de Réjean
p. 30 : Charles Caron, directeur funéraire, Jonquière, Cen-
tre d’archives du Saguenay-Lac-Saint-Jean de Chicoutimi,
FPH-65-0516
p. 33 : Funérailles Mgr Eugène Lapointe, Centre d’archives
du Saguenay-Lac-Saint-Jean de Chicoutimi, P2-01264
p. 36 : Funérailles d’un enfant, Archives du Musée Beaulne
de Coaticook, PC 56.2

 170 
p. 45 : Funeral. Ma. In her Coffin, Conrad Poirier, 26 mars
1947, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Di-
rection du Centre d’archives de Montréal, fonds Conrad
Poirier, P48,S1,P15317
p. 58 : Cortège de Robert & Fils, entrepreneurs de St-Éphrem
de Beauce, 1956, Archives du Musée Beaulne de Coaticook,
PB 244
p. 60 : News. Funeral of NDG Girl, Conrad Poirier, 18 décem-
bre 1948, Bibliothèque et Archives nationales du Québec,
Direction du Centre d’archives de Montréal, fonds Conrad
Poirier, P48,S1,P16894
p. 94-99-153-158 : Richard J. Jutras, gracieuseté du dépar-
tement de thanatologie du Collège de Rosemont
p. 115 : Fils du juge Gagné et famille Gagné, Centre d’archives
du Saguenay-Lac-Saint-Jean de Chicoutimi, P2-09864
p. 118 : Dame Wilfrid Cossette née M. Bl. Tremblay, no-
vembre 1940, Centre d’archives du Saguenay-Lac-Saint-
Jean de Chicoutimi, P2-01088
p. 120 : Vieux corbillard tiré par deux chevaux recouverts
de filet noir, entrepreneurs Audet & Fils, Disraeli, 1912,
Archi­ves du Musée Beaulne de Coaticook, PB 243
p. 121 : Funérailles militaires en l’honneur du major gé-
néral Joseph Philippe Landry, photo Edwards Québec,
8 ­juillet 1926, Bibliothèque et Archives nationales du Qué-
bec, Direction du Centre d’archives de Montréal, fonds Fa-
mille Landry, P155,S1,SS1,D506,P1
p. 123 : Parlement de Québec, funérailles de Maurice Du­
plessis, photo Moderne Enrg, septembre 1959, Bibliothèque
et Archives nationales du Québec, Centre d’archives de
Québec, P600,S6,D1,P521
p. 124 : Funérailles d’un enfant, enfants porteurs : Rolland
Lavigne, Denis Fontaine, Lucien Fontaine, Germain Rou­thier,
1945, Archives du Musée Beaulne de Coaticook, PC 57

 171 
p. 126 
: Exposition à domicile, Centre d’archives du
Saguenay-Lac-Saint-Jean de Chicoutimi, FPH-65-0532
P. 170-171  : Enfant inconnu près d’un corbillard, rue
­St-Jacques à Coaticook, Archives du Musée Beaulne de
Coaticook, PB 478
Toutes les autres photos : Shutterstock

 172 

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 174 

NOTES


1. Sources des données, entre autres : site Web de Résonance,
l’écho des professionnels funéraires, www.resonance-mag.com,
et Le bulletin du Rotary Club de Lannion et Pays du Trégor,
no 74 706, février 2007, p. 3-5.
2. Source des données : Réal Brisson, La mort au Québec,
dossier exploratoire, Rapports et Mémoires de recherche
du Célat, no 12, novembre 1988, p. 23-24.
3. Source des données : Ibid., p. 25.
4. Source : Josée Jacques, Le milieu funéraire démystifié,
Mon­tréal, Éditions Quebecor, 2008, p. 50-51.
5. Source : Robert Sabatier, Dictionnaire de la mort, Paris,
Éditions Albin Michel, 1967, p. 99.
6. Source : Ibid., p. 83.
7. Sources des données : Louis Gaboury, pathologiste, ainsi
que Dominique Biton, Anne-Marie Blessig, Sabine D ­ el­marti
et al., Réflexions sur la mort, Paris, Éditions du Vecchi, 2002,
p. 108-109.
8. Nom fictif pour préserver l’anonymat du témoin.
9. Nom fictif pour préserver l’anonymat du témoin.
10. La maladie de Creutzfeldt-Jacob est extrêmement con-
tagieuse, au point que certaines provinces interdisent la
thanatopraxie et que certains centres funéraires refusent
d’embaumer des personnes défuntes qui étaient porteuses
de cette maladie à déclaration obligatoire.
11. Le sida et l’hépatite virale demeurent contagieux encore
quelques heures après la mort d’un individu, principalement

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parce que les virus responsables demeurent encore transmis-
sibles par le biais des liquides et des muqueuses.
12. « Le coroner est un officier public nommé par le gou-
vernement qui intervient à l’égard de certains types de
décès. Lorsqu’il est avisé d’un décès, le coroner fait la lu-
mière sur les causes et les circonstances du décès, en plus
d’établir l’identité de la personne décédée, la date et le lieu
de son décès. » Source : www.coroner.gouv.qc.ca
13. Liquide ressemblant à de l’écume, sécrété par les pou-
mons dans les cas de problèmes cardiaques, de noyade ou
d’intoxication médicamenteuse.
14. A. O. Spriggs, L’art et la science de l’embaumement, [s.l.],
Paradis-Vincent Ltée, 1959, 312 p.

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La collection
Québec insolite

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