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Vers l’affirmation d’un contre-modèle
Emmanuelle Dutertre, Bernard Jullien
Dans Revue d'anthropologie des connaissances 2015/3 (Vol. 9, n° 3), pages 331 à 350
Éditions S.A.C.
DOI 10.3917/rac.028.0331
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Emmanuelle DUTERTRE
Bernard JULLIEN
RÉSUMÉ
Depuis une trentaine d’années, le secteur de l’entretien et de
la réparation automobile a connu de nombreux changements
économiques et technologiques. Alors que les « petits garages »
semblaient voués à disparaître, les modes de production des
services d’entretien et de réparation mobilisés par les artisans
indépendants et leur capacité à « requalifier » les processus de
production du service de réparation leur ont permis de structurer
un contre-modèle à l’origine de leur pérennité. Dans cet article,
en nous appuyant sur la théorie des conventions, nous examinons
ce contre-modèle au sein duquel les connaissances jouent un rôle
essentiel. Sur le plan technique, nous montrons que les artisans
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INTRODUCTION
Depuis trente ans, le secteur de l’entretien et de la réparation automobile a
dû faire face à de nombreux changements, à la fois économiques, avec l’arrivée
des centres-autos et de la réparation rapide au début des années 1980, et
technologiques, avec la généralisation de l’électronique embarquée à partir
des années 1990. Ces évolutions auraient pu engendrer la disparition des
artisans, principalement les agents de marque et les garagistes indépendants,
du fait des investissements importants en termes de formation et d’outillages
qu’elles imposaient. Or, loin de disparaître, ces derniers se sont maintenus et
parviennent même aujourd’hui à gagner des parts de marché. Ainsi, en dix ans,
celles des ateliers indépendants de mécanique sont passées de 24 % à 32 %
(Groupement Inter-Professionnel de l’Automobile, 2011, 2013). Dans le même
temps, les parts de marché des réseaux de marque s’effondraient de 45 % à
35 % et celles de la réparation rapide et des centres-autos passaient de 21 % à
20 % (GIPA, 2011, 2013). Qu’est-ce qui a permis aux artisans de se maintenir ?
Pour comprendre comment ces acteurs ont réussi à résister à leur « mort
annoncée », il est nécessaire d’analyser au plus près leurs pratiques afin de saisir
les spécificités de ce « monde de production » (Salais, Storper, 1993 ; Salais,
1995 ; Favereau, 1999).
Pour Salais, le concept de « monde de production » permet de « restituer,
dans le champ théorique et avec son langage, ce qui advient dans l’action en
train de se faire. […] Ni typologie de produits, ni, encore moins, typologie
de formes de régulation ou de tissus économiques, ces mondes résultent
d’une tentative de description de la cohérence pragmatique des registres
d’action économique correspondants. Il s’agit de rendre présente, au sens
fort du terme, la cohérence pragmatique qui donne sens et effectivité à un
registre d’action » (Salais, 1995, pp. 11-12). Selon ce même auteur, les acteurs
économiques se coordonnent à travers des jugements et des conventions qui
nécessitent de recourir à une image normative du collectif modelée par l’idée
d’un « monde commun ». La construction de ce « monde commun » repose
sur des règles plus ou moins identifiables et objectivables (les conventions)
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1 Ces entretiens ont été menés par les auteurs, ainsi que par Lucie Jacoutot et Nolwenn Milon,
toutes les deux alors étudiantes en Master II, dans le cadre d’une étude réalisée pour le ministère
de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (MEDDTL), intitulée
« Anciens et nouveaux services automobiles dans la transition vers une mobilité décarbonée »
(2012).
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2 Même s’ils peuvent disposer d’outils multimarque leur permettant d’intervenir sur une autre
marque, ils sont moins compétitifs sur la pièce de rechange du fait de la faiblesse des volumes.
3 Les agents sont liés aux concessionnaires par le biais d’un contrat.
4 Néanmoins, certains peuvent être affiliés à une enseigne animée soit par des distributeurs de
pièces de rechange indépendants (Autodistibution, Starexcel…), soit des équipementiers (Bosch,
Delphi), soit des constructeurs (Motrio pour Renault, Motorcraft pour Ford…). Le cahier des
charges de ces enseignes est plus ou moins exigeant.
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5 L’augmentation de l’âge moyen des véhicules, qui passe de 6 ans en 1985 à 8,3 ans en 2012, ainsi
que l’accroissement de la part des véhicules d’occasion dans l’équipement des ménages auraient
favorisé les artisans au détriment des concessionnaires ou des centres-autos.
6 Progressivement, les changements de pièces d’usure, voire les changements de pneumatiques,
imposeront à leur tour d’accéder aux calculateurs.
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p. 29). Certes, dans leur pratique quotidienne, les réparateurs mobilisaient déjà
un certain nombre d’appareils de mesure et d’outils, mais ces outils ne faisaient
que prolonger les aptitudes naturelles de leur corps (Borg, 2012). L’outil de
diagnostic s’y substitue.
Les garagistes interrogés témoignent de ce changement qu’ils ont vu
s’opérer :
« L’évolution technologique, sur les pannes, ce n’est plus la même chose
[...]. Avec une lampe témoin on arrivait à faire démarrer une voiture. Mais,
maintenant, c’est terminé. Quand ça ne veut pas démarrer, la première
chose à faire, c’est de regarder avec l’outil de diagnostic. Il n’y a pas de
solutions. Ce n’est plus le même métier, c’est sûr. » (Agent Renault,
7 salariés)
7 Le point de vue de Borg est à la fois très représentatif de la réalité du risque d’éviction que
nous décrivons et très « américain » car il se réfère implicitement à un paysage où les réseaux de
marques ne sont constitués que des concessionnaires (les « dealers ») et où le « monde » des petits
garages – peuplé en partie d’« agents de marques » – n’existe plus.
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Hormis le réseau formel que constitue l’affiliation aux marques des agents, © S.A.C. | Téléchargé le 08/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.231.190)
pas forcément les outillages, parce que ce sont des outillages importants,
qui coûtent cher et qu’on a peu l’occasion d’utiliser, donc ce n’est pas très
intéressant d’en acheter. » (Agent Citroën, 5 salariés)
Cette forme d’échange de savoirs, qui peut être ou non facturé au garage
demandeur, est pratiquée par la plupart des professionnels, quelle que soit leur
marque d’appartenance, comme cet agent Peugeot qui résume :
« On a un petit réseau d’entente, professionnel on va dire, différentes
marques. Au même titre qu’eux nous amènent les Peugeot. » (Agent
Peugeot, 11 salariés)
Les garagistes non affiliés à des marques (MRA) ont également accès à ce
réseau d’entraide informel :
« On a des garages qui sont spécialistes Renault, d’autres qui sont
spécialistes dans d’autres marques. Donc, quand ils ne sont pas spécialisés
Renault, Citroën, ils viennent chez nous. Quand nous on a un problème
dans les véhicules Renault, on va chez Renault. Après, il faut aussi avoir sa
petite toile d’araignée de connaissances pour pouvoir répondre à toute la
demande. C’est complètement transparent. On s’occupe de tout ici. Même
si nous, on demande des renseignements techniques à d’autres collègues,
c’est quand même nous qui gérons ici. On ne peut pas rester en autarcie,
seul. Ce n’est pas possible, on n’a pas tout l’outillage, on n’a pas toute la
technicité… » (MRA, 6 salariés)
jugés par les artisans comme étant des « commerçants ». Ils ne peuvent dès
lors être éligibles à une convention qui perdrait son bien-fondé économique.
Une nouvelle fois, il s’agit là d’un régime d’action cohérent économiquement.
Le fait qu’en soient exclus les centres-autos renvoie au fait que leur inclusion
menacerait cette cohérence.
Le monde de la réparation automobile artisanale et sa remarquable résilience
face à la volonté des constructeurs de défendre « leurs » ateliers – c’est-à-dire
ceux de leurs concessionnaires – face aux évolutions technologiques et aux
« nouveaux entrants » ne sauraient toutefois être expliqués seulement par la
faculté d’intégration des changements technologiques. Le maintien de ces artisans
de la réparation se fonde également sur la contestation des savoirs dominants
quant aux besoins des clients véhiculés par les services des constructeurs et de
la réparation moderne. Afin de saisir en quoi la prise en charge de la demande
des clients par les artisans se distingue de celle prescrite par les constructeurs,
nous examinerons d’abord les principales caractéristiques sur lesquelles repose
la figure du client diffusée par les marques (2.1) puis nous analyserons la façon
dont les artisans requalifient les processus prescrits par les constructeurs (2.2).
2. CONNAISSANCES COMMERCIALES ET
CONTESTATION DES BESOINS DU CLIENT
Cochoy (2002) appelle le « client qualité ». Selon l’auteur, il s’agit « à la fois
[d’] une personne dotée de droits spécifiques et capable de les faire valoir […]
et [d’] une figure rhétorique mobilisée dans les politiques de qualité menées
au nom du client (le client de qualité au sens de client de la Qualité-telle-que-la-
conçoit-la-gestion) » (Cochoy, 2002, p. 368). Il deviendra une figure rhétorique
centrale de la politique commerciale des entreprises. La poursuite de la qualité
en vue de satisfaire le client donnera naissance à des process auxquels les
concessions, et les agents dans une moindre mesure, devront se conformer.
L’émergence du marketing relationnel à la fin des années 1980, en opposition
au marketing transactionnel qui domine alors le secteur, achèvera ce processus
(Cornette et Pontier, 2001). Le client, présenté comme un être susceptible
d’être séduit par « la concurrence », doit être fidélisé. Il faut alors gérer la
relation client. L’approche relationnelle suppose une personnalisation de la
relation qui repose sur une parfaite connaissance du client et de ses besoins.
Le « programme de marketing relationnel » qui se met en place se décline alors
au sein des différentes fonctions de l’entreprise dont l’après-vente (Kniebihler
et Giaoui, 1998).
La marque est le premier élément essentiel de ce programme prôné par
les constructeurs et que vivent les agents lorsqu’il s’agit par exemple de se
conformer aux standards architecturaux de la marque. C’est par le biais de
concepts architecturaux comme la Blue Box (pour Peugeot) ou Renault Store,
que chaque constructeur déploie au sein de son réseau ses standards, c’est-à-
dire ce à quoi le concessionnaire ou l’agent devra se conformer. Il s’agit à la fois
de la taille du logo, de la couleur du carrelage ou de la disposition des différents
services. Pour les constructeurs, cette politique vise à rassurer les clients,
chaque point de vente et d’après-vente étant des « relais » du constructeur et
une extension de « l’univers » de la marque autour d’une même signalétique.
Le concept architectural s’accompagne également d’une prise en charge du
client selon un process, comme l’explique un agent :
« La Blue Box, ce n’est pas qu’une couleur de bâtiment. C’est tout un
cheminement du client à travers, et des process de services. » (Agent
Peugeot, 11 salariés)
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Ce discours, partagé par la majorité des artisans que nous avons interrogés,
permet de réaffirmer la force de la convention de coopération des artisans et
les limites du monde auquel ils s’identifient. Il leur permet de se différencier de
leurs concurrents qui chercheraient à tout prix à vendre des pièces détachées
au détriment des besoins du client. Ainsi, ils dénoncent des opérateurs de
marchés qui cherchent des débouchés à l’ensemble de leurs offres en mettant
l’accent commercialement sur l’une d’elles. Telle n’est pas la représentation
du monde et du marché que les artisans revendiquent. Ils considèrent que
seul un professionnel doté d’une compétence technique peut savoir ce qu’il
convient de faire et que le client ne peut, en cette matière, identifier ce dont
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CONCLUSION
À l’inverse des interprétations économiques dominantes qui font des garages
les bénéficiaires passifs d’évolutions externes du marché automobile, notre
enquête milite au contraire pour une lecture qui, sans nier l’importance de ces
facteurs, met en exergue les efforts mis en place par les artisans pour survivre
à travers l’élaboration d’un appareillage technique et commercial spécifique. En
effet, au terme de cette analyse, l’une des raisons pour lesquelles les artisans
de la réparation automobile ont réussi à se maintenir et à gagner des parts de
marché se trouve dans leur capacité à proposer un modèle alternatif à celui des
constructeurs et à leurs réseaux.
La permanence des pratiques de coopération entre professionnels est
identitaire, en même temps on peut former l’hypothèse qu’elle est explicative
de la faculté qu’ont eue les artisans de résister à l’éviction : ils y ont puisé
les moyens d’assurer la soutenabilité commerciale et économique de leur
offre de services. Sur le plan économique, les « fonctions de production » et
les « fonctions de coûts » associées seraient très largement affectées si cet
accès aux équipements et aux compétences des collègues n’était pas assuré
par la convention de coopération. La mobilisation du réseau professionnel est
solidaire de la réitération d’une convention de qualité (Eymard-Duvernay, 1989 ;
Gomez, 1997) qui permet notamment de garantir la qualité et la continuité
du service rendu au client. En résolvant la panne, quelle que soit la marque
du véhicule, le professionnel répond à la demande du client en lui évitant les
désagréments causés par le fait de devoir s’adresser à un autre réparateur. Sur
le plan marchand, les artisans ont contesté également la représentation des
besoins du client que l’on essayait de promouvoir auprès d’eux. La pérennité
des artisans ressort comme associée à la connaissance fine et constamment
actualisée qu’ils ont de leurs produits, de leurs clientèles, de leurs budgets et
de leurs besoins de mobilité. Cette expertise leur permet de requalifier les
processus imposés par les constructeurs qu’ils tiennent comme mal ajustés aux
besoins détectés par eux chez leurs clients.
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Les auteurs remercient les évaluateurs dont les commentaires et les suggestions
ont permis d’améliorer ce texte.
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