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Table des matières

PRÉFACE
dePierreDejours 4
L'ORIGINE
DELAVIE
L'apparition
dela vieparJohnHorgan 6
LarecherchedelaviesurMarsparNorman Horowitz 12
Unemoléculedeviedansl'espace 15
LESEXPLOITS
DEL'HOMME
Laphysiologie del'alpinisteparJean-Paul
Richalet 16
PaulBertetl'aéronautique 23
L'épreuve
delanaissance et T.Slotkin 24
parH.Lagercrantz
Laplongéeprofonde parYves Jammeset HenriBurnet 26
L'homme dans l'espaceparJacquesSeylaz 34
LESMILIEUX
AQUATIQUES
Laviedansl'eauetdansl'air parPierreDejours 36
Lesespècesadaptéesauxcrues d'AmazonieparMichael Goulding 44
LespoissonsintertidauxparMichael Hornet RobinGibson 48
LavieenmilieuxrichesenselsparJean-Paul Truchot 54
Leseffets acides
nocifsdespluies Massabuau 55
parJean-Charles
Lavieaufonddesocéans parDaniel Desbruyères 58
Lesfossiles défient
vivants le temps 67
Lapêchedesmanchots sous labanquise 68
Lephoque deWeddell parWarren Zapol 70
LEFROID
INTENSE
Lespoissons
del'AntarctiqueparJoseph
Eastman etArthurDeVries 76
Lamigration
desoiseauxparJanet Williams 84
etTimothy
Gelés,
maisvivantsparJanetet Kenneth
Storey 86
Lesplantes
etlefroidparMarcelBournérias 92
LA TOXICITÉ,
LASÉCHERESSEETL'OBSCURITÉ
Lavieaprèsuneéruption
volcanique parClaude Sastre 93
Desgrenouilles
dansledésert parL.McClanahan, R.Ruibal
etV.Shoemaker
96
LescorpiondessablesparPhilipBrownell 106
Lesinsectes
peuplent
touslesmilieuxparJacquesd'Aguilar 114
Lesanimaux cachés
parTheodore Savory 116
Lesrats-taupes
parP.Sherman, J.Jarvis
et S.Braude 118
Leschampignonsquipercentl'asphalteparRégisCourtecuisse 125
L'alimentation
dukoalaparRobertDegabriele 126
PREFACE Sur la terre ferme, les êtres
vivants occupent des couches
minces étalées à la surface du sol
Pierre Dejours sur quelques mètres d'épaisseur,
exceptionnellement quelques cen-
taines, voire quelques milliers de
mètres dans des galeries, des
grottes, des mines creusées par les
Qu'est-ce qu'un milieu
? La vibrations, et, d'autre part, des fac- hommes. Toutes les régions de
définition d'un milieu est-elle iden- teurs du biotope que sont les autres l'hydrosphère sont habitées et
tique pour tous ses occupants ? Le êtres vivants, les symbiotes, les nourricières ; en certains lieux tou-
mot milieu n'a de simple que sa commensaux, les parasites, enfin tefois, les fosses abyssales par
brièveté dissyllabique. Il existe une les polluants issus de la domination exemple, la biomasse est très faible.
infinité de milieux où vivent animaux de notre planète par les hommes. Certains êtres sont inféodés à
et végétaux. Aucun terme, aucune L'assemblage de ces facteurs l'eau ; d'autres ne vivent que dans
périphrase ne définit d'une façon constitue des milieux où, quand les l'air. D'autres encore peuvent vivre
satisfaisante un milieu donné, néces- conditions sont acceptables, des êtres dans l'air et dans l'eau, mener une
sairement complexe, car les facteurs vivent. Ces milieux sont situés dans vie amphibie, soit à des périodes
qui le caractérisent sont nombreux, l'atmosphère inférieure (la tropo- définies de leur cycle de vie (par
variables et interdépendants. sphère), la lithosphère superficielle, exemple, la larve d'un batracien est
La figure 1 (colonne de gauche) c'est-à-dire le sol, enfin l'hydrosphère un têtard aquatique qui, par méta-
indique une liste de facteurs avec ses rivières, ses étangs et ses morphose, deviendra un adulte ter-
ambiants. Cette longue liste n'est lacs, ses mers et ses océans. Ces trois restre), soit au moyen de dispositifs
pas exhaustive ; il y manque, d'une grandes catégories sont subdivisées spéciaux, des adaptations particu-
part, des facteurs physico-chimiques en régions habitables et habitées : lières aux conditions du milieu (par
tels que la capacité calorifique, la écosystèmes, biotopes, niches écolo- exemple, les mammifères plon-
conductance calorique, le bruit, les giques, habitats, et en climats. geurs). Les lignées qui ont le mieux
réussi à coloniser les divers milieux
sont les arthropodes et les verté-
brés. Généralement toutefois, une
espèce est astreinte à vivre dans un
milieu spécifique. Seule une classe
de vertébrés, la classe des amphi-
biens, a réussi à coloniser tous les
habitats possibles.
Quant à l'homme moderne, il
explore, voire colonise, tous les
milieux, tirant profit de ses facultés
adaptatives, mais surtout de son
génie technique : aérostats et
avions, sous-marins, atmosphères
artificielles, vêtements protecteurs,
éventuellement chauffés ou refroidis.
II sait aussi créer des milieux artifi-
ciels (I'habitacle des fusées et des
stations orbitales), pour se mouvoir
là où aucun autre animal terrestre
ne va : l'espace interplanétaire.
Les
caractères des différents
facteurs et milieux varient dans le
temps et l'espace. Leur variation
1. Les milieux écologiques occupent l'atmosphère, la lithosphère et l'hydro-
temporelle recouvre une réalité
sphère. Ils sont définis par un grand nombre de facteurs qui varient dans le
complexe ; elle est constituée de
temps et dans l'espace. Les variations temporelles sont cycliques et de
durées très diverses. plusieurs périodes correspondant à
divers cycles (voir la figure 1) : les température chez les homéothermes pas mettre leur vie en danger. En
cycles tidaux (les marées), circa- (oiseaux et mammifères) est abais- fait, par ce comportement, les êtres
diens (les jours), lunaires, annuels et sée si les aliments, sources d'énergie, vivants recherchent ou se créent un
les cycles climatiques à long terme sont disponibles en grande quantité. micro-environnement favorable.
(comme les grandes glaciations). A l'intérieur de l'espace de vie, La torpeur est une autre solution
Les facteurs biotiques et abio- les propriétés physico-chimiques de survie : c'est la dormance chez
tiques sont certes nombreux, mais, qui le caractérisent sont tolérables ; les végétaux, l'hibernation chez les
de surcroît, leurs intensités varient il existe dans cet espace des zones animaux. Une condition extrême, le
selon des gradients plus ou moins optimales où les êtres vivants peu- froid ou la chaleur, accompagnée de
abrupts ; ainsi dans le désert du vent prospérer, se développer et sécheresse et de déshydratation,
Sahara, les différences de tempéra- éventuellement évoluer. peut conduire certains végétaux ou
ture sont très grandes entre le jour graines et quelques petits inverté-
Les
et la nuit ; au voisinage d'une source milieux situés juste en- brés (arthropodes, rotifères, vers) à
hydrothermale d'une dorsale, la deçà des limites de l'espace de vie un état de vie suspendue, de crypto-
température varie d'une centaine de sont qualifiés d'extrêmes : certaines biose ; cet état de vie latente, selon
degrés sur quelques centimètres. conditions y sont tolérables pendant l'expression de Claude Bernard, peut
Pour nombre de fac- durer plusieurs années ou
teurs, les intervalles de dizaines d'années. Quand
variations vivables de leur l'humidité et une tempé-
intensité sont assez bien rature propices envahis-
définis. Un facteur sent le milieu où sont
comme la température ne blottis des êtres en crypto-
peut varier qu'entre une biose, leurs propriétés
valeur inférieure au-des- vitales se manifestent et
sous de laquelle la mort ces êtres se raniment.
survient (à moins que la Enfin certains ani-
vie ne devienne latente) maux fuient les dange-
et une valeur supérieure reuses contraintes saison-
au-dessus de laquelle des nières de leur milieu vers
perturbations physiolo- d'autres conditions plus
giques ou chimiques favorables. Ce comporte-
mortelles se manifestent. ment est le phénomène
Une formule lapidaire de migration de groupes
caractérise les variations ou de bandes d'animaux,
supportables : ni trop, ni surtout des oiseaux,
trop peu ; cet adage lorsque ceux-ci anticipent
s'applique aux variations la survenue de conditions
2. Coupe A deux dimensions (les variables sont la
de température, de pres- climatiques menaçantes.
lumière et la température) de l'espace de vie à
sion, de concentration en n dimensions. Ainsi certains oiseaux (les
oxygène, de gravité, d'ali- hirondelles, les cigognes)
ments disponibles, etc un temps plus ou moins long, mais migrent de l'hémisphère boréal, où
Ainsi les facteurs et les milieux elles constituent une contrainte, une le froid, le gel, le manque de nour-
forment un espace à n dimensions, tension, une situation critique. L'ave- riture marquent la venue de
où la vie évolue depuis des centaines nir des êtres vivants est alors incer- l'automne et de l'hiver, vers l'hémi-
de millions d'années. Les limites de tain : beaucoup meurent, d'autres sphère Sud où, avec le printemps
cet espace de vie ne sont pas rigou- s'adaptent à la faveur de méca- austral, la température augmente et
reusement définies, car elles dépen- nismes physiologiques et biochi- les aliments abondent.
dent des catégories d'êtres vivants et, miques (par exemple, les animaux Ce sont ces diverses solutions
en outre, les facteurs ne sont pas qui survivent à très haute altitude). d'adaptation aux contraintes de
indépendants. Ainsi la limite supé- D'autres recherchent des lieux milieux extrêmes que ce dossier
rieure de l'exposition à une tempéra- moins hostiles en s'enfouissant sous vous invite à découvrir.
ture élevée est rehaussée quand terre : là, s'ils s'enfoncent assez pro-
l'eau abonde : t'éau préserve de la fondément ; les intempéries ne peu- PierreDejours, directeur de recherche
déshydratation et de t'hyperthermie. vent pas les atteindre ou elles sont éméritedu CNRS, est membre
La limite inférieure supportable de la suffisamment atténuées pour ne de l'Académiedessciences.
L'apparition de la vie

John Horgan

Où, quand et comment la vie terrestre est-elle apparue ? dra mieux cet événement si l'on trouve
des êtres vivants ailleurs que sur notre
La vie existe-t-elle ailleurs que sur la Terre ? planète-sur Mars ou dans un autre sys-
tème planétaire semblable au Système
Ces questions divisent encore les biologistes. solaire, par exemple.
D'autres pensent que la vie n'est
apparue ni dans l'espace ni à la surface
n 1953, une expérience de Au début des années 1980, les biolo- des eaux terrestres, mais au fond des
chimie effectuée par un gistes complétèrent la théorie en mon- océans, dans des sources hydrothermales
étudiant de 23 ans sembla trant que l'acide ribonucléique (l'ARN), (des sources chaudes) qui auraient fourni
mettre fin à l'une de quêtes une molécule copiée à partir d'un des l'énergie, les nutriments et l'environ-
scientifiques les plus fon- brins de l'ADN, et qui sert d'intermédiaire nement protecteur nécessaires à la vie.
damentales : l'étude de l'apparition de la dans la synthèse des protéines, pourrait Une autre théorie, qui a récemment
vie. A l'Université de Chicago, Stanley se répliquer (se dupliquer) sans l'aide séduit certains spécialistes, a été propo-
Miller avait recréé l'environnement de la d'enzymes. On conclut alors que les pre- sée par un avocat allemand qui se pas-
Terre primitive en remplissant un réci- miers organismes vivants. étaient formés sionne pour l'origine de la vie : la vie
pient en verre scellé de quelques litres de d'ARN, et que ce « monde d'ARN » primitif serait apparue sous la forme d'un film
méthane, d'ammoniac, d'hydrogène avait assuré la transition entre les molé- visqueux adhérant à la surface d'un
(l'atmosphère primitive supposée) et cules simples et les premières cellules minerai de fer, la pyrite.
d'eau (les océans) : il activa cette « soupe contenant de l'ADN, qui apparurent il y a Aucune hypothèse n'a pourtant rem-
primitive » par des étincelles électriques 3,5 milliards d'années, soit un milliard placé l'idée classique de S. Miller. Ce
qui simulaient la lumière originelle, tout d'années après la formation de la Terre. dernier, expérimentateur rigoureux et
en maintenant l'eau en ébullition à l'aide Cependant l'hypothèse du monde prudent, estime que ces théories ne méri-
d'une résistance chauffante. Au bout de d'ARN présente des difficulté : l'ARN se tent même pas d'être prises au sérieux.
quelques jours, l'eau et les parois du réci- forme difficilement dans les conditions Certains de ses confrères sont plus opti-
pient se couvrirent d'une substance vis- qui reproduisent la soupe primitive sup- mistes. James Ferris, chimiste à l'Institut
queuse et rougeâtre qui contenait de posée, et les molécules connues d'ARN polytechnique de Rensselaer et éditeur de
nombreux acides aminés, c'est-à-dire des catalytique ne savent pas faire des copies la revue Origins of Life and Evolution of
molécules organiques qui s'assemblent d'elles-mêmes. Par ailleurs, la vie serait the Biosphere, est même enthousiaste :
pour former des protéines essentielles à apparue dans un environnement moins « Nous disposons aujourd'hui de nom-
la vie. Cette découverte, publiée dans la favorable que celui recréé par S. Miller breux éléments nouveaux ; tôt ou tard,
revue Science, semblait indiquer que la dans son ballon de verre : l'atmosphère nous découvrirons une explication cohé-
vie résultait de réactions chimiques primitive n'aurait contenu ni méthane ni rente de l'origine de la Vie. »
simples dans la soupe primitive. ammoniac, et la Terre primitive était
D'éminents spécialistes prédirent bombardée d'énormes météorites, L'assemblage d'un 747
alors que l'homme créerait bientôt des comme le montrent les nombreux cra-
organismes vivants, et qu'il éluciderait les tères situés sur la Lune (la surface Certains chercheurs ont avancé qu'à
détails de la genèse.Las ! Le problème se lunaire, qui n'est attaquée ni par les vents suffisamment longue échéance des phé-
révéla plus complexe qu'il n'y paraissait. ni par les précipitations, a conservé les nomènes apparemment miraculeux peu-
Pourtant l'année même de l'expé- traces d'événements anciens). Selon vent se produire, comme l'émergence
rience de S. Miller, James Watson et Christopher McKay, de la NASA, la vie spontanée d'un organisme unicellulaire à
Francis Crick (lauréats du prix Nobel en serait ainsi apparue « non pas dans de partir de réactions chimiques aléatoires.
1962) déterminèrent la structure de petites mares, mais au cours d'une vio- Toutefois, le cosmologiste britannique
l'acide désoxyribonucléique (I'ADN), dont lente tempête »suivant un impact. Fred Hoyle (un chercheur non confor-
la double hélice contient les informations L'effondrement de la théorie clas- miste) a estimé qu'un tel événement a la
permettant aux cellules de synthétiser des sique a suscité de nouvelles hypothèses et même probabilité que l'assemblage d'un
protéines spécifiques. Durant les décen- ravivé d'anciennes idées. La découverte 747 par une tornade dévastant un entre-
nies suivantes, des expériences analogues de molécules organiques dans les météo- pôt de ferrailleur !
à celle de S. Miller montrèrent comment rites et dans les comètes a fait penser que La plupart des spécialistes s'accor-
les nucléotides et les protéines ont pu se les matériaux de base de la vie, voire des dent avec F. Hoyle sur ce dernier point,
former dans la soupe primitive puis organismes vivants eux-mêmes, provien- et ils admettent que la matière a pris vie
s'accumuler dans de petites mares tièdes nent de l'espace. Certains chercheurs, après de nombreuses étapes successives.
(comme l'avait proposé Darwin), dans des tout en soutenant que la vie est apparue Cette idée remonte à Charles Darwin, qui
étangs ou dans des océans peu profonds. sur la Terre, pensent que l'on compren- proposa que les molécules inorganiques
activées par la chaleur, par la lumière ou S. Miller semblait indiquer que les molé- L'oeuf la poule ?
ou
par l'électricité ont réagi entre elles pour cules primitives capables de se répliquer
produire des composés organiques de étaient des protéines. A la fin des années Les premières molécules capables de
plus en plus complexes, puis des êtres 1950, l'expérience de Sidney Fox, à se répliquer étaient-elles des acides
vivants. l'Université de l'Illinois du Sud, parut nucléiques ? J. Watson, F. Crick et
La théorie de S. Miller porte aussi confirmer cette thèse : ce chimiste forma d'autres ont démontré que les protéines
l'empreinte de Darwin : la vie serait de minuscules sphèresconstituées de pep- sont synthétisées selon les instructions
apparue lorsqu'une molécule (ou une tides (de courtes chaînes protéiques) en codéesdans l'ADN ; mais l'ADN ne peut ni
famille de molécules) aurait acquis la chauffant et en dissolvant plusieurs fois se répliquer ni commander la synthèse de
capacité de se répliquer en laissant de dans l'eau un mélange d'acides aminés. protéines sans l'aide de protéines particu-
rares « erreurs » héréditaires (ou muta- S. Fox avança que les premières cel- lières, les enzymes, qui catalysent les
tions) se produire ; celles-ci auraient par- lules étaient de tels « protéinoïdes »,mais réactions biologiques. Ainsi la synthèse
fois engendré des molécules se reprodui- il est aujourd'hui peu suivi : ceux-ci ne des protéines nécessite de l'ADN, et la
sant plus facilement que les générations peuvent ni se reproduire ni évoluer. synthèsede l'ADN nécessite des protéines.
antérieures, propageant ainsi les muta- Rares sont les biologistes qui tentent Comme dans le problème de l'oeuf et de
tions avantageuses. Nous retrouvons là encore de synthétiser des protéines la poule, on peut se demander quelles
une version moléculaire de la théorie dar- capables de s'assembler et de se répliquer molécules sont apparues les premières :
winienne de l'Évolution. L'expérience de sansl'aide d'acides nucléiques. les protéines ou l'ADN ?

1. DES CELLULESressemblant à des cyanobactéries, ou algues d'un stromatolite australien (au centre) date de la même époque.
bleues, sont incluses dans une roche qui date de 3, 5 milliards Aujourd'hui des stromatolites se forment encore en Australie (à
d'années, et qui provient d'Afrique du Sud (à gauche). Le fossile droite) et dans bien d'autres endroits du monde.

2. CE LAC DE L'ANTARCTIQUE (à gauche) abrite sous sa surface telles découvertes font penser que la vie existe sur Mars, dont le cli-
gelée des colonies florissantes de micro-organismes (à droite). De mat extrêmement froid et sec rappelle le climat de l'Antarctique.
Au début des années 1980, le semblables à celles des organismes
dilemme parut résolu par des études de vivants, ils auront du mal à montrer que
l'ARN. On avait soupçonné que les pre- leurs expériences reproduisent bien les
mières molécules capables de se répliquer conditions primitives, car la tectonique
étaient des ARN, mais on ne comprenait des plaques, le volcanisme et l'érosion
pas comment l'opération pouvait avoir ont effacé les traces de la plupart des évé-
lieu sans l'aide d'enzymes. Or Thomas nements qui eurent lieu lors du premier
Cech, de l'Université du Colorado, et milliard d'années qui suivit la formation
Sidney Altman, de l'Université Yale, de la Terre. Pour estimer l'âge du Globe,
découvrirent que certaines molécules les géologues ont dû se référer aux
d'ARN pouvaient se couper et se recoller météorites, qui semblent être des vestiges
de façon autonome, agissant comme leurs de la formation du Système solaire, par
propres enzymes. Cette découverte fut condensation d'un nuage de gaz et de
exploitée : si l'ARN était une enzyme, il poussières : la radioactivité de certains de
pouvait probablement se répliquer sans leurs constituants révèle qu'elles datent,
l'aide de protéines. A la fois gène et cata- tout comme la Terre, d'environ 4, 5 mil-
lyseur, l'ARN aurait été du même coup liards d'années.
l'oeuf et la poule
Sur la base de ces travaux, Walter L'écume de la Terre
Gilbert, à l'Université Harvard, proposa
en 1986 la théorie du « monde d'ARN »: On ne peut déterminer dans quelles
les premiers organismes étaient des conditions est apparue la vie si l'on
molécules d'ARN qui auraient appris à ignore quand elle est apparue, car l'envi-
synthétiser des protéines facilitant leur ronnement terrestre a beaucoup évolué.
réplication, et qui se seraient entourées Jadis on pensait que plusieurs milliards
de lipides formant une membrane cellu- d'années s'étaient écoulés avant que
laire. Finalement les organismes à base n'apparaissent les premières formes de
d'ARN auraient évolué en organismes 3. LES SOURCES HYDROTHERMALES vie terrestres, car les plus anciens
découvertesau fond des océans à la fin des fossiles d'organismes pluricellulaires
dont la mémoire génétique est formée
années 1970, auraient fourni aux premiers
d'ADN, car cet acide nucléique est chimi- découverts datent de 600 millions
organismes vivants les nutriments, tout en
quement plus stable que l'ARN. d'années seulement-I'Homo sapiens,
lesprotégeant d'un environnement hostile.
Les biologistes ont expérimentale- quant à lui, est apparu il y a moins d'un
ment reconstitué certaines étapes de cette million d'années. Cependant, au cours
évolution. Jack Szostak et ses collègues mais il existe des indices : pendant l'été des dernières décennies, les paléonto-
de l'Hôpital général du Massachusettsont 1990, Julius Rebek et ses collègues de logues ont découvert qu'avant l'appari-
synthétisé des molécules d'ARN capables l'Institut de technologie du Massachu- tion des organismes pluricellulaires, la
de couper et de coller diverses molécules, setts ont annoncé la synthèse d'une molé- Terre était peuplée depuis des milliards
et notamment elles-mêmes. J. Szostak cule organique capable de se répliquer de d'années d'organismes simples comme
cherche aujourd'hui comment ces ARN façon autonome ; cet ester de triacide les algues, que William Schopf, de
auraient pu s'entourer d'une membrane. d'aminoadénosine (ETAA) est constitué l'Université de Los Angeles, nomme
Comment l'ARN aurait-il ensuite évo- de deux éléments qui ressemblent à la « l'écume des mares ».
lué ? Manfred Eigen, à Göttingen, a mon- fois aux protéines et aux acides En mesurant la radioactivité de deux
tré que les chaînes d'ARN s'adaptent et nucléiques. Placées dans une solution de séries de fossiles provenant d'Australie et
évoluent quand on les place dans un chloroforme, les molécules d'ETAA ser- d'Afrique du Sud, les paléontologues ont
milieu contenant les enzymes et les vent de moules où viennent s'assembler montré que la vie existait déjà il y a
autres molécules nécessaires à leur répli- spontanément de nouvelles molécules 3, 5 milliards d'années au moins. La pre-
cation. Une telle « évolution dirigée » est d'ETAA,à partir de leurs éléments séparés. mière série est composée de roches
même un moyen puissant de création de Selon G. Joyce, les molécules d'ETAA grumeleuses de couleur brun verdâtre,
nouvelles biomolécules. ont deux inconvénients : elles se répli- qui furent autrefois des stromatolites,
La théorie du monde d'ARN soulève quent trop précisément et dans des condi- c'est-à-dire des blocs de micro-orga-
cependant de nombreuses questions. En tions très artificielles. Comme les molé- nismes qui se développèrent dans des
particulier, comment est apparu l'ARN cules ne peuvent évoluer si elles ne eaux chaudes et peu profondes, en plu-
originel ? Les molécules d'ARN sont diffi- varient pas, l'expérience de J. Rebek, sieurs endroits du Globe. La seconde
ciles à produire en laboratoire, et leur bien que séduisante, serait sans rapport série contient des empreintes microsco-
probabilité de formation spontanée, dans avec l'origine de la vie. piques de chaînes de bactéries semblables
les conditions prébiotiques, a dû être très En fait, la création de « la vie dans un aux cyanobactéries actuelles, ou algues
faible. Gerald Joyce, à l'Institut Scripps, tube à essais » semble plus inaccessible bleues. Selon W. Schopf, les organismes
pense donc que l'ARN n'est pas un bon que jamais. Harold Klein, de l'Université anciens, tout comme les cyanobactéries,
candidat, notamment lorsqu'on le com- de Santa Clara, déclare que « la bactérie la utilisaient probablement la photosynthèse
pare aux protéines. plus simple reste d'une complexité chi- et produisaient de l'oxygène.
Selon Leslie Orgel, de l'Institut Salk, mique telle qu'il est quasi impossible Autrement dit, la vie serait née et
une molécule plus simple que l'ARN-et d'imaginer comment elle a pu se former.
»
aurait évolué dans des conditions très
peut-être différente-serait à l'origine de Même si les chercheurs parviennent à défavorables, parfois apocalyptiques. On
la vie. Son identification sera difficile, synthétiser des molécules aux propriétés se fait une idée de ces conditions en étu-
diant les cratères lunaires, car ils révèlent au Japon, ont montré que les particules génome d'organismes unicellulaires,
la fréquence des impacts météoritiques solaires et les rayons cosmiques ont pu C. Woese a identifié une classe de micro-
qui se sont produits peu après la forma- produire de l'hydrogène libre (et donc du organismes très primitifs, les archéobac-
tion du Système solaire. Sur ces bases, méthane et de l'ammoniac) en décompo- téries. Celles-ci vivent dans des milieux
David Stevenson, à l'Institut de technolo- sant des molécules d'eau. chauds, et certaines résistent même à des
gie de Californie, et Norman Sleep, à Certains chercheurs pensent que la températures de 120 degrés ; quelques
l'Université Stanford, ont indépendam- vie est apparue au fond des océans, et espèces d'archéobactéries vivent en
ment conclu, en 1988, que les météorites non pas dans des mares troubles et agi- milieu anaérobie (dépourvu d'oxygène),
et les comètes qui se sont fracassées sur tées à la surface de la Terre. A la fin des acide et riche en soufre, c'est-à-dire pré-
la Terre ont retardé l'apparition de la vie années 1970, on a découvert plusieurs cisément l'environnement des sources
durant des centaines de millions sources hydrothermales sur des fonds hydrothermales.
d'années ; beaucoup de ces corps étaient marins situés près des îles Galapagos : les Norman Pace, un biologiste de
plus gros que la météorite de dix kilo- composés soufrés émis par des espèces l'Université d'Indiana, trouve cette idée
mètres de diamètre qui extermina peut- de cheminées, les « fumeurs noirs », ali- intéressante, mais il pense que la vie est
être les dinosaures à la fin du Crétacé, il mentent des colonies florissantes d'orga- apparue d'abord à la surface de la Terre
y a 65 millions d'années. En s'écrasant, nismes vivants (notamment des vers, des durant une accalmie entre les impacts ;
ces énormes météorites auraient produit coquillages et des bactéries). Des c'est seulement après que certains orga-
une chaleur suffisante pour faire bouillir dizaines de ces fumeurs sont ainsi au nismes auraient migré vers les sources,
et évaporer l'eau des océans ; elles centre de l'oasis sous-marine, à proximité qui les auraient protégés lorsque les
auraient aussi projeté dans l'atmosphère des dorsales océaniques (les lignes où du impacts ultérieurs auraient détruit tous
d'énormes nuages de poussières et de magma remonte des entrailles de la Terre les organismes vivants. Bien que n'étant
roches fondues, qui auraient inévitable- pour former les plaques lithosphériques). pas les premiers organismes apparus sur
ment détruit toute vie naissante sur la Un des membres de l'équipe qui la Terre, ceux des sources hydrother-
Terre ou à la surface des océans. Les pre- découvrit les premières sources hydro- males seraient les ancêtres de toute forme
mières formes de vie photosynthétiques thermales, John Corliss, défend la théorie de vie actuelle. Selon N. Pace, d'impor-
auraient été particulièrement vulnérables. de l'éclosion de la vie au sein de ces tantes colonies de bactéries survivraient
Par ailleurs, l'atmosphère primitive sources. Selon lui, les premières formes aujourd'hui dans des fissures et dans des
était sans doute moins favorable à la syn- de vie auraient trouvé dans ces sources cavernes chauffées par géothermie et
thèse de composés organiques qu'on ne l'énergie et les nutriments qui leur étaient situées au-dessous des dorsales médio-
le croyait initialement. Au début des indispensables, et elles y auraient été pro- océaniques.
années 1950, à, l'Université de Chicago, tégéesdes effets destructeurs de la plupart S. Miller doute que la vie soit appa-
Harold Urey (prix Nobel de chimie en des impacts météoritiques (sauf des plus rue dans les sources hydrothermales, car
1934) proposa que l'atmosphère primi- gros ou des plus directs). Les espècesqui les fumeurs actuels s'obturent après
tive était un milieu réducteur, riche en colonisent actuellement les sources hydro- quelques dizaines d'années. Expérimen-
gaz hydrogénés tels le méthane (CH4) et thermales, et qui vivent dans des eaux talement, il a montré que l'eau surchauf-
l'ammoniac (NH3), qui sont abondants bien plus froides que jadis, seraient appa- fée des fumeurs (dont la température
sur Saturne, sur Jupiter et sur Uranus. rues plus tard et ne descendraient pas atteint parfois 300 degrés) détruirait des
Cette hypothèse inspira à S. Miller (qui directement des organismes primordiaux. molécules organiques complexes : si la
fut l'élève d'Urey) son expérience de L'hypothèse des sources a été corro- surface de la Terre est une poêle à frire,
1953, mais elle est maintenant controver- borée par Carl Woese, de l'Université les sources hydrothermales sont les brû-
sée. En effectuant des expériences et en d'Urbana Champaign : en comparant le leurs du réchaud.
reconstituant par ordinateur l'atmos-
phère primitive, plusieurs équipes ont
découvert qu'à l'origine les rayons ultra-
violets du Soleil, actuellement filtrés par
la couche d'ozone, auraient dissocié les
gaz hydrogénés de l'atmosphère et libéré
de l'hydrogène dans l'espace.
On admet désormais que l'atmosphère
primitive comportait surtout du dioxyde
de carbone (CO2) et de l'azote (N2), émis
par les volcans ; or l'activation de ces gaz
ne produit ni des acides aminés ni d'autres
précurseurs de la vie, et le dioxyde de car-
bone aurait créé un effet de serre tel que la
température à la surface de la Terre aurait
avoisiné le point d'ébullition de l'eau.
Cependant l'hypothèse de l'atmo-
sphère réductrice conserve de fervents
défenseurs. S. Miller pense que dans
l'atmosphère primitive, les gaz hydrogé-
nés ont été protégés des rayons ultravio-
lets par des nuages et des fumées, et des 4. STANLEY MILLER se tient ici à côté d'une réplique de l'appareil qui lui servit à montrer,
chercheurs de l'Université de Yokohama, en 1953, commentles acides aminés ont pu se former sur la Terre primitive.
histoire sulfureuse Le Belge Christian de Duve, lauréat du un atout supplémentaire : ils sont suffi-
Une
prix Nobel en 1974 pour ses travaux sur la samment complexes pour que les erreurs
L'hypothèse des sources hydrother- structure de la cellule, a proposé un modèle de réplication soient fréquentes et qu'une
males a renforcé trois alternatives au similaire à celui de G. Wächtershäuser : évolution ait lieu. Certaines argiles
modèle du monde d'ARN. La plus origi- dans son ouvrage Schéma d'une cellule, il seraient devenues des reproducteurs plus
nale émane de G. Wächtershäuser, un postule que l'énergie des cellules primi- efficaces, attirant ou synthétisant des
avocat de Munich, spécialiste du droit des tives provenait de composés soufrés, les composés organiques comme les acides
brevets. Titulaire d'un doctorat de chimie thioesters, qui jouent un rôle important nucléiques ou les protéines ; finalement
organique, il s'intéresse au problème de dans le métabolisme cellulaire. ces composés organiques seraient devenus
l'origine de la vie. Alors que pour la plu- Les thioesters de la soupe primitive suffisamment élaborés pour se répliquer
part des chercheurs, la vie est apparue auraient déclenché une série de réactions et évoluer indépendamment de l'argile.
lorsque des molécules se sont autorépli- en chaîne semblables à celles du A. Cairns-Smith reconnaît les diffi-
quées dans une solution, G. Wächtershäu- métabolisme cellulaire actuel et cataly- cultés de son hypothèse : nul n'a jamais
ser pense que les premières formes de vie sées par des enzymes primitives (ou observé en laboratoire le moindre indice
correspondent à un processus métabo- proto-enzymes), formées également à d'une évolution de l'argile, ni même
lique-une réaction chimique cyclique partir de thioesters ; ainsi se seraient for- découvert dans la nature un organisme
entretenue par une source d'énergie-à la més les acides ribonucléiques du monde qui pourrait être issu de l'argile.
surface d'un solide. Cependant les autres théories
L'idée n'est pas nouvelle, postulant que la vie est née
mais les détails qu'il propose avec les molécules organiques
sont originaux : la vie serait capables de s'autorépliquer et
apparue à la surface de la de s'auto-organiser n'ont pas
pyrite, un sulfure de fer. Présent plus de preuves.
sur tout le Globe, ce minerai,
nommé jadis « or des fous », Les envahisseurs
précipite dans l'océan à la sor- de l'espace
tie des fumeurs hydrothermaux.
Selon G. Wächtershäuser, sa Comment sortir de
surface comporte des charges l'impasse théorique ? Si l'atmo-
positives auxquelles des sphère et les sources hydrother-
composés organiques simples males n'ont pas fourni un
se seraient fixés ; en outre, sa milieu favorable à la synthèse
formation à partir de fer et de de molécules organiques com-
soufre dégage de l'énergie plexes, celles-ci proviennent
(sous forme d'électrons) favori- peut-être de l'espace. Cette
sant des réactions organiques. hypothèse est ancienne, mais
Il suppose aussi que la pre- elle a été ravivée par la décou-
mière cellule fut un grain de verte de molécules organiques
pyrite entouré d'une membrane variées autour des étoiles et
organique. Puis le grain de dans le vide interstellaire.
pyrite, en croissant, aurait formé On a aussi découvert des
un «bourgeons» cristallin,qui se acides aminés dans des météo-
serait entouré de sa propre rites nommées chondrites car-
membrane et se serait détaché bonées, qui représentent environ
du grain d'origine : deux cel- 5. GÜNTERWÄCHTERSHÄUSER, cinq pour cent des météorites
agent de brevets à Munich, a
lules filles seraientnées. proposé que la vie ait commencésur un sulfure defer, la pyrite. tombant sur la Terre En obser-
Des expériences réalisées à vant ta comète ae Halley, qui
l'Université de Regensburg,en Allemagne, d'ARN. Cette théorie a des atouts : la syn- est passée près de la Terre en 1985, les
étayent l'hypothèse de la pyrite, mais thèse de thioesters requiert un milieu astronomes ont appris que les comètes
G. Wächtershäuser reconnaît qu'elle reste chaud et acide, tel celui que l'on trouve seraient encore plus riches en molécules
spéculative. Cette hypothèse passionne dans les sources hydrothermales. organiques que les chondrites carbonées.
de nombreux chercheurs. Ainsi N. Pace S. Miller reste sceptique, mais il recon- Les chondrites contiennent aussi des
pense que le modèle du métabolisme pri- naît que les expérimentateurs ont souvent hydrocarbures, des alcools et des lipides
mitif à la surface d'un solide pourrait négligé la chimie des composés soufrés (des graisses) qui auraient pu former les
supplanter l'idée de la réplication primi- pour une raison bien prosaïque : l'odeur membranes des cellules primitives.
tive dans une solution. D'autres, comme répugnante du soufre ! David Deamer, à l'Université de Davis, a
G. Joyce, estiment que les compétences Un autre chimiste, A. Cairns-Smith, à obtenu des membranes sphériques (des
juridiques de G. Wächtershäuser, « excel- l'Université de Glasgow, pense aussi que vésicules) à partir de composés extraits
lent avocat de sa propre cause», ont abu- la vie est apparue sur un solide naturelle- d'une météorite tombée en 1969 près de
sivement contribué au succès de sa théo- ment abondant, mais il soutient que ce Murchison, en Australie. Selon lui, ces
rie, mais il souligne le parallélisme support était une argile plutôt que la vésicules auraient créé un milieu favo-
troublant entre G. Wächtershäuser et un pyrite. Tous les cristaux peuvent s'autoré- rable à la naissance de la vie à partir des
autre chercheur allemand qui s'occupait pliquer en imposant un mode de acides aminés, des nucléotides et d'autres
de brevets : Albert Einstein. croissance, mais les cristaux d'argile ont composés organiques.
Loin d'avoir retardé l'apparition de la t'espace. En outre, l'espace est hostile à radio en provenance de l'ensemble du
vie, les impacts météoritiques pourraient- la vie, bien que les expériences de Mayo ciel, en portant une attention particulière
ils être à l'origine de celle-ci ? Certains le Greenberg, de l'Université de Leyde, aux à quelque 700 étoiles assezproches de la
pensent : en 1989, on a découvert des Pays-Bas, suggèrent qu'une cellule pour- Terre et susceptibles de posséder des pla-
acides aminés dans des couches bordant rait survivre dans l'espace durant dix mil- nètes. Afin de détecter les éventuels
une formation d'argile qui date de la fin lions d'années si elle était protégée des signaux organisés émis par d'autres civi-
du Crétacé ; or ces acides aminés n'exis- rayonnements par une fine couche de lisations, la NASAa mis au point des équi-
tent pas dans les organismes actuels et glace. Néanmoins M. Greenberg imagine pements qui analysent automatiquement
n'ont été identifiés que dans des météo- difficilement comment des organismes se des milliards de signaux enregistrés par
rites. Cette découverte suggère que de sont échappésd'autres planètes pour par- un seul radiotélescope.
grosses météorites ont fertilisé la Terre venir intacts sur la Terre ; comme la plu- Les astronomes recherchent égale-
en apportant des composésorganiques. part de ses confrères, il croit que la vie ment la vie sur Mars, la planète la plus
Pourquoi les acides aminés sont-ils de est plutôt apparue sur la Terre. proche de la Terre. En effet, Mars et la
part et d'autre de la couche d'argile et non Terre semblent avoir été très semblables
à l'intérieur de celle-ci ? Et comment ont- Sommes-nous seuls durant les premières centaines de millions
ils résisté à l'échauffement extrême résul- dans l'Univers ? d'années de leur existence. Les anciens
tant de l'impact ? On a calculé que tout lits de rivières et les coulées de boue
objet extraterrestre d'une taille suffisante II y a une dizaine d'années, L. Orgel observés sur Mars montrent qu'autrefois,
pour apporter sur Terre des matériaux et Crick ont ému le public en proposant
F. l'eau coulait sur cette planète ; Mars était
organiques à l'origine de la vie dégage- que les germes de la vie aient été apportés probablement entourée d'une atmosphère
rait, en s'écrasant, une chaleur telle que la sur la Terre par des êtres intelligents chaude de dioxyde de carbone.
plupart de cesmatériaux seraient brûlés. venus d'une autre planète en soucoupes Les sondes Viking, en se posant sur
En 1989, Kevin Zahnle et David volantes. En réalité, cette hypothèse, Mars en 1976, n'y détectèrent aucune
Grinspoon, de la NASA,ont proposé une connue sous le nom de « panspermiediri- trace de vie, mais il n'est pas impossible
explication : ces acides aminés provien- gée» n'était qu'une provocation destinée qu'on y découvre à l'avenir des fossiles
draient de comètes qui auraient seule- à souligner l'insuffisance des théories sur ou des organismes vivants : n'a-t-on pas
ment frôlé la Terre, avant et après la fin l'origine de la vie sur Terre. F. Crick trouvé sur Terre des colonies denses de
du Crétacé, semant derrière elles une traî- déclare d'ailleurs que l'origine de la vie micro-organismes au fond d'un lac de
née de poussières organiques qui seraient relève du miracle, tant sont nombreuses l'Antarctique gelé depuis toujours, dont
retombées sur la Terre. De telles les conditions qui lui sont nécessaires. le climat froid et sec ressemble à celui de
comètes, fertilisant la Terre à l'aube de D'autres pensent que ce « miracles est Mars ? N'a-t-on pas aussi découvert des
son histoire, auraient engendré la vie. banal. Selon John Rummel, qui dirige le bactéries dans des roches sédimentaires
Christopher Chyba, à Cornell, pro- programme d'exobiologie de la NASA,la et dans des gisements de pétrole situés à
pose deux autres mécanismes de fertilisa- rapidité de l'apparition de la vie sur la plusieurs centaines de mètres sous terre.
tion de la Terre par des météorites : la Terre et l'abondance des molécules orga- dans des dépôts de sels et dans les
chaleur et les ondes de choc d'un impact niques dans l'espace suggèrent que la vie sources hydrothermales ?
auraient déclenché dans l'atmosphère des a pu apparaître ailleurs que sur la Terre. Selon C. McKay, la surface de Mars
réactions chimiques produisant des Si l'on découvrait des preuves de vie est idéale pour la conservation des fos-
composés organiques ; ou bien les objets extraterrestre (un événement qui ferait siles, car elle est gelée depuis quatre mil-
extraterrestres se seraient désintégrés, et date !), on pourrait peut-être élucider liards d'années et ne possède pas d'acti-
les poussières, freinées par l'atmos- l'origine de la vie terrestre. vité tectonique. Cependant Mars n'a pas
phère, auraient atteint la surface de la Aussi la NASA intensifie-t-elle son de gros satellite comme la Lune : si la vie
Terre presque intactes, sans que les molé- programme de recherche d'intelligences a évolué dans des eaux brassées par les
cules organiques soient dégradées. extraterrestres : au cours des dix années à marées, elle a été moins avantagée sur
Ces théories n'ont naturellement pas venir, une équipe surveillera les signaux Mars que sur la Terre.
que des partisans. Sherwood Chang, qui
étudie les composés organiques extrater-
restres à la NASA,pense qu'elles évoquent
trop une manne tombée du ciel.
La « panspermie » constituela version
extrême de ces théories : proposée à la
fin du siècle dernier par le chimiste
suédois Svante Arrhenius, cette théorie
avance que des micro-organismes errant
dans l'espace auraient colonisé la Terre.
De nos jours, F. Hoyle et l'astronome sri-
lankais Chandra Wickrama-singhe (deux
adversaires farouches de la théorie du
Big Bang) défendent encore cette idée,
affirmant même que les virus de la
grippe, du SIDAet d'autres maladies sont
d'origine extraterrestre. Ces chercheurs 6. DES VÉSICULES ressemblant à des cellules (à droite) ont été formées à partir de compo-
sont très isolés, parce que nul n'a jamais sés organiques extraits d'une chondrite carbonée (une météorite) tombéeen 1969près de
découvert de micro-organisme dans Murchison, en Australie (à gauche).
LA RECHERCHE Des yeux pleins d'espoir ont scruté les
photographies du désert martien obtenues
DE LA VIE SUR MARS par la mission Viking, sans toutefois y
déceler la moindre trace de vie.
L'étape suivante consistait à analyser le
sol pour y trouver des constituants orga-
Norman Horowitz niques, c'est-à-dire à base de carbone. De
tous les éléments, le carbone est celui qui
participe au plus grand nombre de
composés. 11s'associe à d'autres atomes
Mars
est la planète du Système dans l'atmosphère. Si toute la vapeur d'eau par quatre solides liaisonspour former des
solaire qui ressemble le plus à la Terre. de l'atmosphère polaire se condensait à la molécules stables aux températures ordi-
Aussi a-t-elle excité l'imaginationde maints surface de Mars, on obtiendrait une pelli- naires. Les rapports entre la vie et la chi-
auteurs de science-fiction : une vie aurait- cule d'un dixième de millimètre d'épais- mie organique sont étroits : tous les êtres
elle pu s'y développer ? La recherche seur. La concentration en vapeur d'eau aux vivants connus, même les plus simples tels
d'indices de vie sur Mars était l'objectif sites d'atterrissagene représentait que 10 à que les bactéries ou les virus, possèdent
majeur de la mission Viking. 30 pour cent de la concentration au póle. des protéines et des acides nucléiques, de
Les sondes Viking 1 et 2, chacune Ceschiffres confirment que Mars est un longues molécules organiques riches
constituée d'un satellite et d'un module, endroit sec, recouvert de glace aux pôles, d'informations génétiques. La découverte
furent lancées de Cap Kennedy pendant mais dépourvu de mers ou de rivières ; de composants organiques dans les
t'été 1975. Elles arrivèrent aux abords de parce que la pression de vapeur d'eau est météorites et dans les nuages de poussière
Mars l'année suivante, et furent mises en trop faible dans l'atmosphèrede Mars, l'eau de l'espace interstellaire indique que, par-
orbite autour de la planète. Télécommandé ne peut pas y demeurer à l'état liquide. tout dans l'Univers, la vie pourrait être fon-
de la Terre, chaque module se sépara de Cette extrême sécheresse constitue un dée sur une chimie organique similaire à la
son satelliteet se posa sur Mars : Vking 1 obstade à l'existencede la vie. Toutefois les nôtre (mais pas nécessairementidentique).
s'est posé dans la région de Chryse Planitia, photographies de la surface de Mars lais- Sur la base de ces considérations,on a
par 23 degrés de latitude Nord, et Viking 2, sent supposer que de l'eau y coulait autre- disposé dans les modules Viking un appa-
à Utopia Planitia,par 48 degrés de latitude fois : des « canaux » rappellentdes lits de reil d'analyseorganique, constitué du spec-
Nord. Les deux modules avaient le même rivières asséchées.En supposant qu'il y ait tromètre de masse qui a analysé l'atmo-
équipement ; les deux satellites conti- eu autrefois de l'eau sur Mars, la vie a-t-elle sphère, d'un chromatographe à phase
nuaient de toumer autour de la planète et pu y apparaitre ? A-t-elle pu évoluer pour gazeuse et d'un four à pyrolyse. Un échan-
de transmettre des données à la Terre. s'adapter aux changements de conditions tillon du sol martien, placé dans le four,
C'était t'été dans l'hémisphère Nord de atmosphériques, et existerait-elle encore ? était chauffé par paliers, jusqu'à une tem-
Mars. Les saisons sur Mars sont similaires Seulel'exploration directe de Mars est sus- pérature de 500 degrés. Toutes les
à celles sur Terre, mais durent environ cepfible d'apporter des réponsesà cesques- matières volatiles émises passaient àtravers
deux fois plus longtemps. L'année mar- tions ; c'estce qu'ont fait les sondesViking. le chromatographe. Chaque constituant
tienne comprend 687 jours martiens ; possède une structure, une affinité et un
chaque jour martien dure 24 heures A bord
de chaque module, cinq poids moléculaire distincts, et traverse le
39 minutes. types d'appareils ont cherché l'existence chromatographe à une vitessedifférente de
de la vie : deux appareils photogra- celle des autres ; ainsi tous les constituants
La
première tâche des modules fut phiques, un dispositif combinant un spec- sont séparés,puis envoyés dans le spectro-
d'analyser l'atmosphère martienne au tromètre de masse et un chromatographe mètre de masse pour y être identifiés.
moyen de spectromètres de masse, et de en phase gazeuse pour analyser la surface On a examiné deux échantillons de
rechercher des éléments indispensables à et y déceler l'existence de matière orga- sol par site. Les échantillons chauffés
la vie tels que le carbone, l'hydrogène et nique, et trois appareils destinés à détecter dégagèrent du gaz carbonique et un peu
l'azote. Les résultats montrèrent que, près le métabolisme d'éventuels micro-orga- de vapeur d'eau ; on n'a rien trouvé
du sol, l'atmosphère de Mars se compose nismes présents dans le sol. d'autre. Ce résultat est étonnant : I'appa-
de 95 pour cent de gaz carbonique, Les deux appareils photographiques reil d'analyse organique des modules
2, 5 pour cent d'azote, 1, 5 pour cent couvraient tout l'horizon autour du Viking peut détecter des composés orga-
d'argon, plus quelques traces d'oxygène, module. Leur pouvoir de résolution est de niques à une concentration de quelques
d'oxyde de carbone, de néon, de krypton quelques millimètres à une distance de particules par milliard, entre 100 et 1 000
et de xénon. Aux deux points d'atterris- 1,5 mètre. Une seule photographie peut fois inférieure à la concentration en com-
sage, la pression atmosphérique était de prouver l'existence de la vie : l'apparition posés organiques des sols désertiques de
7, 4 millièmes d'atmosphère (une atmo- de traces de pas sur le sol dissiperait tout la Terre. Méme s'il n'y a pas de vie sur
sphère correspond à la pression atmo- doute ! En outre, une photographie est Mars, la chute de météorites sur sa sur-
sphérique terrestre au niveau de la mer). une preuve directe, indépendante de toute face aurait dû apporter une quantité
Un autre élément est essentielà la vie : hypothèse concemant la chimie et la phy- détectable de matière organique. Mars
la vapeur d'eau. Les satellites Viking ont siologie des organismes martiens : si un étant proche de la ceinture d'astéroïdes
mesuré la présence de vapeur d'eau sur champignon de titane poussait sous un d'où sont issues les météorites, sa surface
l'ensemble de la planète à l'aide de spec- rocher, il serait détecté par les appareils est probablement soumise à un bombar-
tromètres à infrarouges. Contrairement à photographiques. En revanche, l'appareil dement plus intense que celles de la Terre
ce qui se passesur Terre, c'est au voisinage photographique ne peut révéler l'existence et de la Lune. L'absence de matière orga-
de la calotte polaire Nord qu'on observe la d'organismes en deçà de son pouvoir de nique laisse penser que, sur Mars, les
plus forte concentration en vapeur d'eau résolution. composés organiques sont rapidement
détruits, probablement par le fort rayon- les enceintes réservées aux expériences sol martien. L'incubation dans le sol, la par-
nement ultraviolet du Soleil. devaient être chauffées et pressurisées, tie la plus importante de l'expérience,durait
pour empêcher l'eau de geler ou de sept mois pendant lesquelsl'atmosphère de
Les
autres expériences faites par bouillir. Les deux expériences sont fon- l'enceinte était analysée périodiquement ;
Viking avaient pour but la recherche dées sur une propriété universelle des ainsi les éventuels micro-organismesdu sol
d'organismes vivants. Sur Terre, les organismes terrestres : quand ils métaboli- disposaientd'un temps suffisant pour signa-
espèces les plus résistantessont les micro- sent des aliments, les organismes déga- ler leur présenceen dégageant des gaz.
organismes tels que bactéries, levures ou gent des gaz tels que le gaz carbonique, le Les résultats de la première phase de
moisissures: ce sont les derniers survivants méthane, l'azote et l'hydrogène sulfuré. l'expérience étaient surprenants Tout de
dans des milieux où la température et la L'expérience d'échanges gazeux com- suite après l'humidification de l'échantillon,
sécheressesont extrêmes. Si la vie existe prenait deux étapes : dans un premier on a constaté une brève émission de gaz
sur Mars, il est plus que probable que temps, une petite quantité de solution nutri- carbonique et d'oxygène. Sur le site de
nous la découvrions sous la forme de tive était introduite dans l'enceinte conte- Chryse, après moins d'un jour martien, la
micro-organismes dans le sol. nant un échantillon du sol, de façon qu'elle quantité de gaz carbonique contenue dans
Chaque module transportait trois ins- humecte l'enceinte sans mouiller l'échan- la chambre d'incubation du module Viking
truments susceptibles de détecter l'activité tillon. Les gaz obtenus étaient analysés au était multipliée par cinq et celle d'oxygène
métabolique des micro-organismes du sol. moyen d'un chromatographe à phase par 200. Sur le site d'Utopia, l'augmentation
La première expérience, l'expérience gazeuse. Dans un deuxième temps, on fut moins importante, mais encore notable.
« d'échanges gazeux », était destinée à introduisait un important volume de solu- La rapidité et la brièveté des réponses
déceler les changements de la composition tion dans l'enceinte,saturant l'échantillon de enregistrées par les deux modules indi-
atmosphérique engendrés par le métabo-
lisme microbien. La deuxième, l'expérience
de « libération de gaz marqués», devait
observer la décomposition des composés
organiques par les bactéries du sol quand
on leur apporte des éléments nutritifs. La
troisième expérience, une pyrolyse, servait
à détecter la synthèse (photosynthèse ou
autre) de matière organique dans le sol
martien à partir de gaz de l'atmosphère.
Les trois appareils ont analysé une
fraction de sol martien, Ils détectèrent
diverses modifications chimiques du sol
martien, qui semblaient indiquer l'exis-
tence de processusbiologiques. Les modi-
fications observées sont-elles dues à des
réactions biologiques ou ne sont-elles que
des réactions chimiques que nous aime- 1. Le site d'atterrissage de Viking 1 photographié à partir de la sonde. Les
rions croire de nature biologique ? échantillons de sol en provenance des tranchées (visibles en bas à droite) ont
Un moyen de vérifier si un processus été onolysés dans le module pour connaître Ieur composition chimique et dece-
ler d éventuelles traces de vie. La teinte oronge du ciel indique une gronde
est biologique est d'examiner sa sensibilité
quantité de poussière en suspension dons l'atmosphère.
à la chaleur : les structures vivantes, com-
plexes et fragiles, sont détruites à des tem-
pératures qui n'affectent pas la plupart des
réactions chimiques. Une réaction insen-
sible à ta chaleur est susceptibled'être une
réaction de chimie minérale ; en revanche,
si la réaction est sensible à la chaleur, un
doute subsiste. On s'en remet alors au
vieux principe philosophique du « rasoir
d'Occam » : l'hypothèse la plus vraisem-
blable est celle qui rend compte du maxi-
mum d'observations et comporte le mini-
mum de suppositions.
Qu'avons-nous
donc observé lors de
ces trois manipulations ? Les expériences
d'échanges gazeux et de libération de gaz
marqués consistaient à mélanger un milieu
nutritif-une solution aqueuse de compo-
sés organiques-à un échantillon de sol
martien. Puisqu'il n'existe pas d'eau sur 2. Le site d'atterrissage de Viking 2 ressemble ou site d'atterrissage de Viking 1.
Mars, les expériences ne pouvaient se L'horizon est incliné parce que le module n'est pas horizontal. Les objets que
dérouler dans les conditions de la planète ; l'on aperçoit au premier plan sont les instruments du module.
quaient que la nature de la réaction n'était actif, ce qui montrait qu'il provenait des On chauffa le prélèvement de sol dans
pas biologique, mais chimique. L'apparition composés radioactifs de a solution nutritive. le four à pyrolyse jusqu'à une température
de gaz carbonique s'explique facilement : On comprend pourquoi du gaz carbo- telle qu'elle transforme les composés orga-
lorsque le sol très sec de Mars est placé nique radioactif est libéré au cours de cette niques en fragments volatils. Puis les frag-
dans une atmosphère humide, le gaz car- expérience. L'acide formique, un des com- ments ont été décomposés en gaz carbo-
bonique qu'ii contient est remplacé par la posés de la solution nutritive utilisée dans nique et envoyés dans un compteur de
vapeur d'eau et s'échappe. Quant à l'appa- l'expérience de libération de gaz marqués, radiations. Si les composés organiques
rition de l'oxygène, elle semble résulter est facilement oxydable : si une molécule avaient été synthétisés dans l'échantillon
d'une réaction chimique entre la vapeur d'acide formique (HCOOH) réagit sur une de sol, ils auraient été détectés sous forme
d'eau et des éléments riches en oxygène, molécule d'eau oxygénée (H202), on de gaz carbonique radioactif ; dans le cas
tels que des peroxydes. Les peroxydes se obtient une molécule de gaz carbonique contraire, il n'y aurait pas de gaz carbo-
décomposent au contact de l'eau en pré- (CO2) et deux molécules d'eau (2H2O). nique radioactif.
sence de composés ferreux ; or les mesures Aux deux sites, Utopia et Chryse, on a Curieusement, sept des neuf tests de
avec le spectromètre à fluorescence X de observé un dégagement de gaz plus pyrolyse effectués sur Mars donnèrent des
chaque module Viking indiquent que le sol important dans l'expérience d'échanges résultats positifs. Les deux résultats néga-
de Mars contient 13 pour cent de fer. gazeux que dans l'expérience de libération tifs furent obtenus dans la région d'Utopia,
Aux deux sites étudiés, la seconde de gaz marqués. Ces résultats ne contredi- mais un troisième échantillon provenant
phase de l'expérience d'échanges gazeux sent pas la thèse que la production d'oxy- d'Utopia se révéla positif. Ce troisième
fut une grande désillusion. Pendant l'incu- gène et le dégagement de gaz carbonique échantillon avait été mis en incubation
bation, alors que l'échantillon de terrain était ne sont que des mesures différentes de la dans l'obscurité : la lumière n'était donc
saturé de solution nutritive, le gaz carbo- même chimie de surface. L'expérience pas indispensable à la réaction. La quantité
nique continuait à se dégager. Ce dégage- d'échanges gazeux mesure le montant de carbone fixé par l'échantillon était
ment s'est stabilisé, et oxygène a lentement total d'oxydants en surface, tandis que minuscule : à peine de quoi fournir de la
disparu. La faible augmentation de la quan- l'expérience de libération de gaz marqués matière organique à quelques centaines
tité de gaz carbonique était probablement la n'en mesure qu'une partie. de bactéries. En fait, cette faible quantité
continuation de la réaction de la première Dans l'expérience de libération de gaz n'aurait pas pu être détectée par l'expé-
phase de l'expérience. On peut aussi expli- marqués, on vérifiait aussi la stabilité de la rience d'analyse organique, mais elle est
quer pourquoi l'oxygène disparaissait : un réaction avec la température. Quand significative : il est étonnant que, dans un
des ingrédients du milieu nutritif était de l'échantillon de sol était chauffé à une tem- tel milieu, très oxydant, il ait pu se fixer
l'acide ascorbique, qui a la propriété de se pérature de 160 degrés pendant trois dans l'échantillon ne serait-ce qu'une toute
combiner rapidement avec t'oxygène. heures avant l'incubation, la réaction ne se petite quantité de matière organique.
Ainsi, après sept mois, on s'est rendu à produisait plus. Un chauffage à 46 degrés, Toutefois il semble que ces résultats ne
l'évidence : le fait le plus intéressant avait eu pendant le meme laps de temps, diminuait sont pas de nature biologique ; la réaction
lieu durant la première phase de l'expé- de moitié l'amplitude de la réaction. Certains détectée était moins sensible à la chaleur
rience, l'humidification, avant même que ont considéré que cette variation était due à que ne l'aurait été un processus biolo-
l'échantillon de sol n'entre en contact avec la la nature biologique de la réaction. Les gique. Dans deux des neuf expériences de
solution nutritive ! L'expérience d'échanges résultats sont évidemment compatibles avec pyrolyse effectuées, l'échantillon de sol a
gazeux avait révélé, non pas une réaction une telle hypothèse, mais ils s'expliquent été chauffé avant l'injection des gaz radio-
métabolique, mais une réaction chimique également par une oxydation chimique, actifs et le début de l'incubation. Dans un
entre la matière du sol martien et la vapeur dans laquelle l'agent oxydant est détruit ou cas, l'échantillon a été maintenu à une
d'eau, à une pression qui n'avait pas existé s'évapore à une température assez basse. Le température de 175 degrés pendant trois
sur Mars depuis des millions d'années. même résultat a pu être produit par des heures, dans l'autre il a été porté à
peroxydes organiques ou inorganiques. 90 degrés pendant deux heures. La tem-
Durant l'expérience
de libération de pérature la plus élevée réduisait de
La
gaz marqués, la solution nutritive ne conte- troisième expérience biologique, presque 90 pour cent la réaction mais ne
nait que quelques composés organiques la pyrolyse, différait des expériences précé- la supprimait pas. L'effet de chauffage à
abondants dans le cosmos, tels que l'acide dentes en deux points : d'abord elle devait température plus basse était nul. Or ta
formique (HCOOH) et le glycocolle mesurer la synthèse de matière organique température à la surface de Mars, aux
(NH2CH2COOH). Ces composés étaient à partir des gaz de l'atmosphère plutôt deux sites d'atterrissage, ne s'élève jamais
marqués au carbone 14 radioactif. L'expé- que la décomposition de ces matières. au-dessus de zéro degré, et elle est encore
rience avait pour objet ta détection des gaz Ensuite elle se déroulait dans les conditions plus basse sous la surface ; un tel chauf-
radioactifs dégagés, en particulier le gaz car- de pression, de température et de compo- fage aurait dû détruire tous les organismes
bonique, lorsque la solution nutritive était sition atmosphérique existant sur Mars. vivant dans l'échantillon de sol martien.
ajoutée à un échantillon de sol Le comptage On a placé un échantillon de sol martien D'un autre côté, l'explication non bio-
des désintégrations radioactives dans les gaz dans l'enceinte sous atmosphère mar- logique des résultats positifs n'est pas évi-
était plus rapide et plus sensible que l'expé- tienne. Une fenêtre à quartz laissait péné- dente. On essaie de résoudre ce pro-
rienœ d'échanges gazeux pour la détection trer une lumière solaire artificielle de type blème en laboratoire en étudiant des sols
de l'activité bactérienne dans te sot terrestre. martien obtenue au moyen d'une lampe martiens synthétiques dont la composition
Comme dans l'expérience d'échanges au xénon. Dans ce microcosme martien, reproduit les résultats des analyses mine-
gazeux, dès la mise en contact de la solu- on introduisit de petites quantités de gaz rales effectuées par les modules. Si on
tion nutritive avec l'échantillon, des gaz se carbonique et d'oxyde de carbone radioac- aboutit à une solution, on pourra aussi
dégagèrent dans l'enceinte. Les dégage- tifs. Cinq jours plus tard, la lampe était expliquer pourquoi t'expérience d'analyse
ments de gaz cessèrent après le premier éteinte, l'atmosphère chassée de l'enceinte organique ne détecta aucune matière
jour martien. Le gaz carbonique était radio- et le sol analysé. organique à la surface de Mars. Avant
que le mystère des résultats de la pyrolyse molécules organiques). Il semble que Mars Viking n'étaient pas d'origine biologique. Il
soit éclairci, on pourra continuer à inter- a une activité photochimique en surface, est également impossible de prouver, à
préter les résultats par la thèse biologique, maintenue hors équilibre par l'absence partir de n'importe quel résultat des expé-
mais la véracité de cette explication est d'eau et les basses températures. riences Viking, que les rochers aperçus aux
peu probable. Ces conclusions sont décevantes : points d'atterrissage n'étaient pas des
combien plus intéressante aurait été la organismes vivants ayant l'aspect de
Les
expériences des modules Viking découverte de la vie ! ll y aura toujours rochers. Quand on abandonne le principe
ont révélé l'extraordinaire identité chi- des personnes qui croiront que la vie sur du rasoir d'Occam, la voie est ouverte à
mique du sol martien : sa capacité oxy- Mars existe et qui maintiendront que toutes les fantaisies.
dante, l'absence de matière organique t'interprétation que j'ai donnée est dénuée
(sauf quelques particules par milliard) et sa de fondements. Elles en ont le droit 11 est Nom7an Horowitz est directeur
faible capacité de fixer le carbone de impossible de prouver que toutes les réac du département de biologie
l'atmosphère (probablement dans des tions enregistrées par les instruments de à l'Institut de technologie de Califomie.

Outre l'hypothèse
UNE MOLÉCULE DE VIE de la présence de
molécules de vie dans l'espace, F. Hoyle et
l'astronome Chandra Wickramasinghe, de
DANS L'ESPACE
l'Université de Wales, à Cardiff, défendent
une théorie encore plus révolutionaire, la
panspermie : selon cette théorie, la vie aurait
pu naître dans l'espace et ne s'implanter
La découverte Cette
de traces de vie dans découverte, si elle se confirme, qu'ensuite sur la Terre et d'autres planètes.
l'espace n'impressionnera pas ceux qui ont est importante : elle pourrait aider à com- C. Wickramasinghe pense que l'on
toujours cru à la vie extraterrestre, mais prendre les premières étapes de l'apparition découvira bientôt d'autres acides aminés,
elle sera de nature à surprendre les scep- de la vie. Nombre de théories supposent ainsi que les bases nucléotidiques (adé-
tiques. Les observations de quelques que des réactions chimiques aléatoires sur nine, guanine, thymine et cytosine), les
radioastronomes américains semblent la Terre primitive ont produit des molécules composants élémentaires des acides
devoir nous préparer à une telle éventua- de plus en plus complexes, jusqu'à l'appari- nucléiques qui codent le matériel géné-
lité : Lewis Snyder et ses collaborateurs de tion de molécules capables de se répliquer tique. « Ce n'est que le haut de l'iceberg,
t'Université de l'Illinois, à Urbana- (voir L'apparition de la vie, par John Horgan, affirme-t-ii. Je m'attends à ce que l'on
Champaign, affirment avoir observé un dans ce dossier). Cependant une telle suc- découvre un grand nombre de molécules
acide aminé, molécule constitutive des cession d'heureux hasards dans un délai si de vie ; il n'y aura alors plus aucun doute
protéines, dans le nuage du Sagittaire B2, bref-la vie serait apparue quelques cen- sur l'origine extraterrestre de la vie. Mais,
près du centre de notre Galaxie. taines de millions d'années seulement après ajoute-t-il, l'identification dans l'espace
Ce nuage dense de gaz et de pous- que la croûte terrestre s'est solidifiée-est des molécules biologiques complexes,
sières interstellaires, large d'une année difficile à admettre. Aussi l'astrophysicien comme les protéines, sera difficile. Leur
lumière environ, est une zone de forma- Fred Hoyle a-t-il émis l'hypothèse, dans les spectre, compliqué, rendra l'identification
tion d'étoiles : là, les étoiles ne sont pas années 1970, que des molécules sem- ambiguë."
encore «éveillées», explique L. Snyder. blables aux grosses molécules de la vie La panspermie est très controversée.
Avec son équipe, il a scruté ce nuage pen- devaient également exister dans t'espace. La radiation intense émise par les étoiles
dant trois ans, au moyen d'un radiotéles- A cette époque, les astronomes avaient jeunes et l'énergie gravitationnelle libérée
cope situé dans le Nord de la Californie, observé des bandes d'absorption diffuse lors de la formation des planètes détnui-
appartenant aux Universités de Berkeley, dans les spectres visible et infrarouge des raient probablement la plupart des mole-
de í'lilinois et du Maryland. Les molécules étoiles. Ces bandes semblaient correspondre cules exposées. En revanche, selon
volumineuses sont riches en raies spec- à de grosses molécules, mais les données L. Snyder, les astéroïdes, les comètes et la
trales caractéristiques de fréquences com- ne permettaient pas de les identifier (elles ne poussière interplanétaire pourraient dépo-
prises entre 85 et 115 gigahertz, qui cor- sont pas encore définitivement identifiées !). ser les molécules nécessaires à t'apparition
respondent au domaine accessible à ce Ces observations constituaient une véritable de la vie sur la surface d'une planète,
radiotélescope. Ils ont ainsi détecté la pré- découverte, car jusque dans les années même en cours de formation ; ces molé-
sence d'un grand nombre de grosses 1950, on ne croyait pas à l'existence de cules pourraient alors être à l'origine du
molécules déjà connues dans ce nuage, molécules, même simples, dans 1espace. développement d'êtres vivants de plus en
mais ils pensent en outre avoir reconnu le Durant ces dernières années, les astro- plus complexes.
plus simple des acides aminés, la glycine. nomes ont découvert plus de 100 molé- On a déjà découvert des acides ami-
Cependant le spectre radio du nuage cules dans l'espace, dont quelques-unes nés dans des météorites et des molécules
du Sagittaire présente une «forêt» de raies sont plus complexes que la glycine : elles de méthanol, de formaldéhyde, d'acide
larges qui empiètent les unes sur les contiennent jusqu'à 13 atomes, tandis que cycahydrique et d'hydrogène sulfuré dans
autres, et dont beaucoup ne sont pas la glycine en compte 10. Toutefois la les comètes (par la radioastronomie). Si la
encore identifiées. En raison de ces diffi- découverte particulière de la glycine dans présence de la glycine dans un nuage
cultés, l'identification de la glycine ne fait l'espace « montre que la chimie de la Terre interstellaire est confirmée, les théories sur
pas l'unanimité dans la communauté primitive prébiotique est la chimie com- l'origine de la vie devront se tourner vers
scientifique. mune de la galaxie», affirme L. Snyder. t'espace.
La physiologie de l'alpiniste

Jean-Paul Richalet

Quelles sont les limites physiologiques de l'exploit combine à l'hémoglobine. A l'exercice,


le rythme cardiaque s'accélère, augmen-
en haute altitude ? Les études effectuées en laboratoire tant le flux sanguin dans les poumons
(les vaisseaux pulmonaires se dilatent,
et en haute montagne montrent les mécanismes permettant une forte augmentation du
flux) ; plus de molécules d'oxygène peu-
d'adaptation à cet environnement extrême. vent ainsi se fixer à l'hémoglobine.
Toutefois, la circulation du sang étant
accélérée, l'hémoglobine dispose de
e développement de l'alpi- molécules d'oxygène disponibles pour moins de temps pour capter l'oxygène
nisme, l'attrait pour les les cellules. lors de son passage au voisinage d'une
voyages lointains, le goût alvéole. Cet effet peut se révéler impor-
pour les défis mènent les La cascade de l'oxygène tant en altitude où le nombre de molé-
sportifs vers des expéditions cules d'oxygène disponibles diminue. On
en haute altitude. Défi sportif, « I'hima- Pour atteindre les cellules, à partir de a observé en altitude une diminution de
layisme» constitue aussi un défi médical, l'air ambiant, l'oxygène emprunte un la concentration d'oxygène dans le sang
car l'organisme humain y est poussé à ses chemin tortueux à travers les poumons, le artériel lors d'un effort musculaire, et
limites, entre l'adaptation et l'épuisement. sang, le coeur, les vaisseaux, les tissus. cela d'autant plus que l'exercice est
Quelles sont ces limites ? Des études ont De l'air inspiré jusqu'à la mitochondrie intense et l'altitude élevée.
montré le rôle important joué par le coeur (où l'oxygène fournit de l'énergie à la Le seul effet de l'augmentation de la
dans l'adaptation de l'organisme au cellule), le flux d'oxygène dépend des vitesse du sang ne suffit pas à expliquer
manque d'oxygène en altitude. gradients successifs de pression-des ce phénomène, qui constitue une limita-
La baisse de la pression d'oxygène en chutes de pression du gaz d'un comparti- tion du transport de l'oxygène vers les
haute altitude soumet les cellules de ment à un autre, par exemple entre les cellules. Trois mécanismes peuvent être
l'organisme à des contraintes drastiques ; alvéoles des poumons et les artères (voir responsables de cette désaturation : un
l'examen des modifications physiolo- la figure 3)-et des débits de gaz ou de mélange anormal de sang désoxygéné
giques de l'alpiniste constitue un excel- sang qui transportent l'oxygène. En alti- avec le sang artériel ayant capté l'oxy-
lent modèle pour l'étude du transport de tude, la baisse de la pression d'oxygène gène dans les alvéoles ; des inégalités
l'oxygène de l'air jusqu'à la cellule et dans l'air inspiré entraîne une baisse de dans la répartition intra-pulmonaire de la
des mécanismes qui concourent à la régu- tous ces gradients. L'organisme réagit en ventilation des alvéoles et de la perfusion
lation de cette fonction essentielle à la augmentant les débits d'oxygène à tous des vaisseaux capillaires sanguins ; une
vie. La pression atmosphérique diminue les niveaux : respiration pulmonaire, dif- limitation de la capacité de diffusion de
lorsque l'altitude augmente : au sommet fusion entre les alvéoles et le sang, débit l'oxygène entre l'alvéole et le capillaire.
de l'Everest (8 848 mètres), la pression de sang pompé par le coeur, diffusion de De ces trois mécanismes, le dernier
atmosphérique n'est que le tiers de sa l'oxygène du sang vers les cellules. semble plus particulièrement responsable
valeur du niveau de la mer ; la valeur de Ce système d'ajustement du transport de la désaturation du sang artériel lors de
la pression partielle d'oxygène y est éga- de l'oxygène se révèle pourtant insuffi- l'exercice en altitude : il existe, en état
lement divisée par trois, et ne correspond sant lorsque la consommation d'oxygène d'hypoxie, une augmentation de la résis-
plus qu'à 65 millièmes d'atmosphère. par l'organisme devient importante, tance au passage de l'oxygène entre
Les effets du manque d'oxygène en comme lors de l'exercice musculaire : il l'alvéole et le sang, liée à un oedème
altitude apparaissent dès 2 000 mètres. Ils apparaît une limitation de la fourniture interstitiel. L'hypoxie d'altitude augmen-
ne seront cependant sensibles qu'au-delà d'oxygène, comme si un ffgoulet d'étran- terait la perméabilité capillaire et favori-
de 3 500 mètres et pourront alors limiter glement » existait sur le chemin suivi par serait la sortie d'eau en dehors des vais-
l'activité humaine. A partir de 5 500 l'oxygène dans l'organisme. La question seaux ; l'eau ainsi accumulée entre
mètres, la vie permanente semble impos- importante est : quelle est, dans la chaîne l'alvéole et le sang constitue un barrage
sible et, au-delà de 8 800 mètres, aucun de transport de l'oxygène, l'étape qui qui ralentit la diffusion de l'oxygène.
être humain n'a séjourné plus de détermine le flux maximal possible ?
quelques dizaines d'heures ! La première étape du transport de La fonction cardiaque
Divers facteurs tels que le froid, le l'oxygène est son passage de l'alvéole
rayonnement solaire intense, l'isolement, pulmonaire dans le sang artériel, passage Partant de l'observation que la fré-
les dangers de la montagne, font de qui détermine la concentration d'oxygène quence cardiaque maximale à l'exercice
l'environnement de haute altitude un dans le sang qui arrive aux tissus. L'oxy- est diminuée en altitude, nous nous
milieu hostile, mais les contraintes les gène inhalé parvient d'abord dans les
sommes attachés, dans le groupe de
plus importantes sont liées à l'hypoxie alvéoles, d'où il diffuse dans le sang cir- recherche de l'ARPE (l'Association pour
créée par la réduction du nombre de culant dans les vaisseaux capillaires, et se la recherche en physiologie de l'environ-
1. L'ALTITUDE est un environnement hostile pour l'homme. La sont ressentis dès 2 000 mètres. Des œdèmes localisés (de la face,
contrainte la plus sévère pour l'alpiniste est l'hypoxie, provoquée des yeux, des mains) peuvent apparaître en haute altitude ; quand
par la diminution de la pression d'oxygène. Les effets de l'hypoxie, le séjour se prolonge, le mal aigu des montagnes peut se transfor-
tels que maux de tête, nausées, insomnies, vertiges, perte d'appétit, mer en œdème pulmonaire ou cérébral, mettant la vie en danger.

2. LES OIES CENDRÉES de l'Himalaya sont génétiquement adap- andin (vivant à plus de 4 000 mètres) présente des caractéristiques
tées à la haute altitude. La grande affinité de leur hémoglobine similaires. L'étude de ces espèces animales conduira à une
pour l'oxygène leur permet de voler à des altitudes supérieures à meilleure compréhension des facultés d'adaptation à l'environne-
8 000 mètres pendant leurs migrations ; le lama de l'Altiplano ment extrême d'altitude de l'organisme humain.
L'HISTOIRE
DE L'ALPINISME ET DE LA COMPRÉHENSION DU MAL DES MONTAGNES

nement), à l'étude du coeur comme co- vers l'intérieur de la cellule, et devien- La désensibilisation des récepteurs
responsable de la limitation du transport nent insensibles. Toutefois cette désensi- cardiaques en hypoxie limite, certes, les
de l'oxygène dans l'organisme en bilisation n'avait jamais été mise en évi- possibilités d'augmentation du débit de
altitude. La fréquence cardiaque maxi- dence en altitude. En septembre 1987, en sang pompé par le coeur, mais elle consti-
male, ou «FC max», que peut atteindre un collaboration avec l'Institut Pasteur, nous tue surtout une auto-limitation, proté-
sujet au niveau de la mer ne dépend que avons vérifié son existence. Les récep- geant le myocarde contre une dépense
de son âge, selon la relation empirique : teurs bêta se trouvent aussi sur d'autres d'énergie trop importante. La consomma-
FC max = 220-âge. Pourtant, en haute cellules, notamment dans le sang, sur les tion d'oxygène du muscle cardiaque, liée
altitude, la fréquence cardiaque maximale lymphocytes : une analyse de sang à sa fréquence, pourrait en effet ne pas
d'un sujet de 30 ans ne dépasse guère prélevé à l'Observatoire Vallot a être satisfaite par le trop faible apport
130 battements par minute, alors qu'elle confirmé que le nombre de récepteurs d'oxygène disponible en altitude. Or le
pourrait atteindre 190. adrénergiques bêta diminue en altitude. coeur, très sensible au manque d'oxy-
Nous expliquons cette auto-limitation L'étude du système adrénergique car- gène, ne supporte pas plus de quelques
par une baisse de la sensibilité du coeur à diaque nous a amené à effectuer, à la minutes un déficit en oxygène sans subir
la stimulation du système nerveux sympa- même époque, une deuxième expérience des lésions irréversibles. Ainsi il est
thique, grâce auquel, en temps normal, le en collaboration avec le service hospita- préférable, pour l'alpiniste, de voir son
coeur s'accélère à l'exercice. En effet, lors lier Frédéric Joliot, à Orsay. Un nouveau allure de progres-sion limitée en haute
des études réalisées en altitude, à produit, la métaiodobenzylguanidine altitude plutôt que de risquer un accident
l'Observatoire Vallot, situé à 4 350 mètres (MIBG) possède la propriété de suivre cardiaque fatal.
sur le Mont Blanc, et au cours des expédi- dans l'organisme le même chemin que la
tions médicales en Himalaya, notamment noradrénaline et de se fixer dans les gra- L'alpiniste et le foetus
l'expédition « Annapurna IV », en 1985, nules de stockage de la noradrénaline
nous avons constaté qu'une même (situés dans les terminaisons nerveuses Exposés brutalement à 7 000 mètres
concentration en noradrénaline dans le sympathiques), mais sans y agir. La MIBG d'altitude, la plupart des individus per-
sang (cette concentration en médiateur étant marquée à l'iode 123, une scintigra- dent connaissance. Certains ascension-
chimique est un témoin indirect de l'acti- phie permet de révéler les zones du coeur nistes en ballon en sont morts à la fin du
vité de stimulation du système sympa- et des poumons où le produit s'est fixé, XIXe siècle. En revanche, si l'on prend
thique) s'accompagnait d'une fréquence c'est-à-dire les zones dont le contenu en soin de monter progressivement-de
cardiaque plus faible en altitude. De noradrénaline est important. Le principe s'acclimater-il est possible d'effectuer à
même, la perfusion d'isoprénaline, un sti- de l'expérience était simple, mais la réali- cette même altitude un exercice muscu-
mulant des récepteurs adrénergiques car- sation pratique posait une difficulté : laire intense. Cette faculté d'adaptation
diaques, entraînait une moins grande l'injection de MIBG et la scintigraphie de l'Homme est étonnante. Exposé à une
accélération du coeur en altitude qu'au devait être faites à Orsay, dans un délai température de zéro degré ou de 100
niveau de la mer. extrêmement court après le départ des degrés sans protection artificielle, plongé
On peut supposer qu'une concentra- sujets de l'Observatoire Vallot, afin sous l'eau sans dispositif de ventilation,
tion élevée et permanente de la noradré- d'éviter une réadaptation de l'organisme l'Homme ne peut survivre plus de
naline en altitude induit un phénomène aux faibles altitudes. Cette difficulté a été quelques minutes, même s'il est bien
de tachyphylaxie ou de désensibilisation contournée par l'utilisation d'un entraîné. L'environnement hypoxique est
(de down regulation) du coeur, c'est-à- hélicoptère entre l'observatoire Vallot et un environnement pour lequel l'Homme
dire une diminution de la réponse des Chamonix, puis d'un avion non pressu- développe un riche éventail de méca-
récepteurs adrénergiques cardiaques à risé, volant sensiblement à l'altitude de nismes d'adaptation. Il est intéressant de
une stimulation intense permanente. Ce l'observatoire-préservant ainsi les se demander pourquoi.
mécanisme est maintenant bien connu conditions d'hypoxie-jusqu'à I'aéro- Tout être humain, au cours de sa vie,
dans d'autres domaines de la médecine drome de Toussus-le-Noble, et enfin a été confronté au moins une fois à une
(il a été particulièrement étudié en phar- d'une ambulance jusqu'à Orsay. La scin- situation hypoxique : l'état foetal. Le
macologie). Les récepteurs adrénergiques tigraphie a montré qu'après ce retour de foetus vit en effet entre 7 000 et 8 000
bêta, situés sur la membrane cellulaire, la montagne, la MIBG s'était fixée en mètres d'altitude, avec des pressions
présentent deux extrémités dont l'une est moindre quantité, confirmant ainsi d'oxygène dans le sang de 26 à 40 mil-
active (voir la figure 4). En présence l'existence d'une modification de la ciné- lièmes d'atmosphère, comparables aux
d'un grand nombre de neuromédiateurs, tique tissulaire (captage de la noradréna- valeurs trouvées chez des alpinistes en
une partie des récepteurs bêta se retour- line dans les neurones et son stockage Himalaya. Sans garder la « mémoires de
nent, leur extrémité active se dirigeant dans les granules) au niveau du coeur. cet état pré-natal, l'adulte possède, de
toute évidence, une panoplie de le coeur. Il s'agit d'un réflexe mis en jeu variations franches de la ventilation ou
mécanismes adaptatifs qu'il est capable par la stimulation de récepteurs sensibles du rythme cardiaque. Ainsi on demande
de « réveiller » quand il rencontre une au manque d'oxygène, les « chémorécep- à l'alpiniste de réaliser un exercice sur
situation hypoxique (notons que le foetus teurs », situés dans les vaisseaux (artères bicyclette ergométrique réglée à une
baignant dans le liquide amniotique vit carotides) qui irriguent le cerveau, organe puissance correspondant à la moitié de la
également en apesanteur, un second envi- qui souffre le plus du manque d'oxygène. puissance maximale du sujet (environ
ronnement auquel l'Homme réussit à Une baisse de la pression d'oxygène dans 150 watts) ; l'exercice est fait à deux alti-
s'adapter). le sang est ainsi détectée par l'organisme tudes : l'une au niveau de la mer et
Le foetus présente une grande résis- et le message est envoyé par voie ner- l'autre à 4 800 mètres.
tance à l'hypoxie résultant pour une large veuse jusqu'à des centres situés à la base On compare trois paramètres dans les
part d'une concentration en hémoglobine du cerveau, dans le bulbe rachidien. De deux situations : la ventilation, la fré-
dans le sang accrue (17 grammes pour là, des influx nerveux partent vers les quence cardiaque et la saturation en oxy-
100 millilitres de sang, alors que chez muscles respiratoires et le coeur où ils gène du sang. Nous avons trouvé une dif-
l'adulte elle est de 15 grammes) et d'une accélèrent la ventilation et les battements férence significative, pour ces
affinité de l'hémoglobine foetale pour cardiaques. Cette réponse doit être paramètres, entre les sujets souffrant peu
l'oxygène supérieure à celle de l'hémo- rapide, car le cerveau ne supporte pas du mal des montagnes et ceux qui ont des
globine adulte ; ces deux facteurs permet- plus de trois minutes une interruption de difficultés à s'acclimater en altitude.
tent au foetus de pallier en partie la dimi- l'apport en oxygène. Chez un sujet qui « réagit bien » à
nution de la pression d'oxygène. La sensibilité des chémorécepteurs l'hypoxie, la ventilation et la fréquence
Hélas, l'alpiniste ne « sait »plus fabri- détermine l'efficacité de cette réponse à cardiaque augmentent nettement en
quer l'hémoglobine foetale ! En haute l'hypoxie : chaque personne possède une hypoxie, et la saturation en oxygène
altitude (jusqu'à 6 000 mètres), l'affinité sensibilité propre. Certains sujets réagis- diminue peu.
de l'hémoglobine pour l'oxygène est sent mal à l'altitude, parce que leurs ché- Lorsque le séjour en altitude se pro-
diminuée, ce qui favorise la libération de morécepteurs ont une faible sensibilité à longe au-delà de quelques heures, un
l'oxygène dans les capillaires des tissus. l'hypoxie : ils développeront plus facile- autre mécanisme, la polyglobulie, entre
A très haute altitude (au-delà de 6 000 ment le « mal aigu des montagnes », syn- en jeu, pour alléger les processus à court
mètres), on note au contraire une aug- drome fréquent au-delà de 3 500 mètres, terme, peu économiques. En effet,
mentation de cette affinité, situation plu- qui se traduit par des maux de tête, des l'hyperventilation et la tachycardie
tôt favorable, car elle améliore la capta- nausées, des insomnies, des pertes entraînent une dépense d'énergie supplé-
tion de l'oxygène dans les poumons : en d'appétit et qui peut s'aggraver sous la mentaire pour les muscles respiratoires et
cela l'alpiniste se rapproche de la condi- forme d'un oedème pulmonaire ou céré- le coeur.
tion hypoxique du foetus, bien que ce bral. Chacun est sujet au mal aigu des La polyglobulie est l'augmentation
dernier fasse moins d'exercice que montagnes ; chez 50 pour cent des per- du nombre de globules rouges dans le
l'alpiniste sonnes, les symptômes sont très nets, sang : là encore, cette réponse est induite
mais un à deux pour cent seulement ris- par le stimulus hypoxique, non plus par
Les réponses quent des conséquences graves (oedème voie nerveuse, mais par un intermédiaire
physiologiques à l'hypoxie pulmonaire ou cérébral). hormonal : l'érythropoïétine Cette hor-
Nous avons élaboré une méthode mone sécrétée par le rein stimule la pro-
Pour maintenir une activité normale, pour détecter ces sujets « à risque »,avant duction de globules rouges par la moelle
c'est-à-dire assurer une consommation leur départ pour une expédition en haute osseuse. La concentration en hémoglo-
suffisante d'oxygène, l'organisme altitude (ils devront alors veiller à leur bine dans le sang augmente, accroissant
s'adapte au moyen d'un ensemble de adaptation qui devra être particulièrement d'autant la capacité de transport de
mécanismes compensateurs. Certaines de progressive). Pour cela, nous avons l'oxygène par le sang. Ainsi le coeur peut
ces réponses sont très rapides, quasi ins- simulé l'altitude en faisant inhaler un ralentir, car, à chaque battement, il éjec-
tantanées ; d'autres mettent plusieurs mélange de gaz appauvri en oxygène. tera vers les tissus une plus grande quan-
semaines à se développer. Enfin, des Ainsi un mélange à 11,5 pour cent d'oxy- tité d'hémoglobine, donc une plus grande
modifications génétiques survenant après gène (au lieu de 21 pour cent dans l'air quantité d'oxygène.
de nombreuses générations permettent normal) donnera une pression d'oxygène Toutefois, ce mécanisme n'est pas
probablement une adaptation à l'altitude. équivalant à l'altitude du Mont Blanc. totalement « performant », car si le
La réaction immédiate de l'orga- Les résultats du test sont probants quand nombre de globules rouges est trop
nisme consiste à accélérer la ventilation le sujet effectue un exercice physique : le élevé, le sang devient trop visqueux et
pulmonaire et le débit de sang pompé par manque d'oxygène se traduit par des s'écoule avec difficulté dans les petits
vaisseaux. Il s'ensuit une augmentation animales génétiquement adaptées à cet seulement s'acclimater, mais également
de la pression sanguine qui accroît à son environnement extrême : les oies réaliser des efforts prolongés, voire un
tour le travail du coeur. Chez certaines cendrées de l'Himalaya ou le lama de exploit. Ainsi le déroulement d'une expé-
personnes vivant depuis leur naissance en l'Altiplano andin. Il semble que les molé- dition devra se faire suivant une stratégie
haute altitude, par exemple les habitants cules d'hémoglobine portées par ces dont les éléments déterminants ne seront
de l'Altiplano andin (au Pérou), la espèces animales aient des propriétés par- pas uniquement les aspects techniques ou
concentration en hémoglobine atteint ticulières. Leur affinité pour l'oxygène météorologiques, mais en premier lieu
23 grammes pour 100 millilitres de sang ; est supérieure à celle de la molécule des considérations physiologiques.
elle peut conduire à la maladie de Monge humaine : pour une même pression Un séjour en altitude se décompose
et entraîner une insuffisance cardiaque d'oxygène dans le sang, leur hémoglo- en quatre phases biologiques successives
irréversible. Cette maladie, observée pour bine peut capter plus de molécules d'oxy- dont la durée relative dépend essentielle-
la première fois par Carlos Monge, à la gène, donc en délivrer une plus grande ment de l'altitude. II est possible de sché-
fin des années 1920, chez les habitants de quantité aux tissus. Nous l'avons déjà matiser cette évolution en caractérisant
l'Altiplano, est sans doute due à une mentionné, c'est la solution adoptée par un sujet par les signes de « maladapta-
diminution de la sensibilité des chémoré- le foetus pour pallier l'hypoxie. tion » qutil développe en fonction de
cepteurs intervenant dans la réponse de l'altitude, c'est-à-dire son incapacité à
l'organisme à l'hypoxie. La performance effectuer un exercice déterminé.
Existe-t-il un moyen absolu de La première phase, la phase blanche,
en altitude
s'adapter à la baisse de pression d'oxy- dure de quatre à huit heures : I'hyperven-
gène en haute altitude ? La « solution » L'organisme de l'alpiniste partant en tilation et la tachycardie commencent à
doit être cherchée parmi les espèces expédition en haute altitude devra non se développer, mais aucun signe anormal

QUELQUES CONSÉQUENCES PHYSIOLOGIQUES DE L'HYPOXIE

NIVEAUDE LA MER ALTITUDE


En altitude, le flux sanguin augmente dans NIVEAUDE LA MER 4 500 À 5 000 MÈTRES
le cerveau, de sorte que du liquide s'y À des altitudes supérieures à 4 500 mètres,
accumule ; la pression qui augmente pro- les veines et les artères de la rétine dou-
voque des maux de tête et des troubles blent de volume, et de petites hémorragies
du comportement. surviennent.

En raison de l'hypoxie,
du liquide s'accumule
dans les membranes
alvéolaires Ce fluide
finit par suinter dans
les alvéoles,ce qui em-
pêche l'oxygène de pas-
La raréfaction du dioxyde de carbone, ser dans le sang ; le
liée à l'hyperventilation, rend le sang patientse'noie'dans
basique. Les reins éliminent alors da- ses propressécrétions.
vantage de bicarbonates pour norma-
liser le pH

À haute altitude, I'hormone érythropoïétine En altitude, le fonctionnement des pompes


stimule la production des globules rouges. Des à sodium (Na) est perturbé, et trop d'ions
quantités excessives de ces cellules empêchent potassium (K) quittent les cellules ; l'équi-
l'oxygène de pénétrer dans les tissus, et favo- libre ionique et hydrique est détruit ; un
risent la formation de caillots. oedème apparaît.
du mal aigu des montagnes n'apparaît Il est clair que, pour l'alpinisme en En 1986, une expérience de 40 jours
encore. La phase d'acclimatation qui lui haute altitude, la principale voie métabo- en caisson de décompression a permis à
succède, se prolonge quelques jours pen- lique utilisée est la voie aérobie, fournis- une équipe américaine, dirigée par
dant lesquels les symptômes de mal aigu sant l'énergie nécessaire à une marche ou Charles Houston, un des pionniers de la
des montagnes limitent la performance une ascension de plusieurs heures, répé- médecine d'altitude, et par John Sutton,
des individus : les alpinistes restent au tée sur plusieurs jours. La puissance de de'l'Université McMaster de l'Ontario,
camp de base pendant cette période et cette voie métabolique est appréciée par de suivre des volontaires jusqu'à une alti-
évitent des dépenses physiques trop la mesure de la consommation maximale tude simulée de 8 848 mètres. La
importantes. La troisième phase, la phase d'oxygène, la ««VO2 max», au cours consommation maximale d'oxygène des
d'acclimatement, dure une à quatre d'une épreuve d'effort maximal sur une sujets est passéede 5 litres par minute au
semaines : c'est la phase optimale où la bicyclette ergométrique ou sur un tapis niveau de la mer, à un litre par minute au
polyglobulie d'altitude remplace progres- roulant. Comme elle utilise le carburant sommet simulé de l'Everest. Des consé-
sivement la tachycardie initiale. Les oxygène, la voie aérobie va être limitée quences pratiques découlent de cette
signes du mal des montagnes constatation : les sujets
ont disparu. L'organisme est ayant la meilleure VO2 max
acclimaté et encore perfor- au niveau de la mer
mant : l'alpiniste doit utiliser devraient être les plus per-
cette période pour réussir formants en haute altitude.
l'ascension. Finalement Nous avons effective-
arrive la phase de dégrada- ment observé, entre 1984 et
tion. La prolongation du 1987, chez 134 alpinistes
séjour en très haute altitude partant en expédition, une
entraîne une baisse des per- corrélation entre ce para-
formances ; l'alimentation se mètre et l'altitude maximale
fait mal dans les camps qu'ils ont atteinte au cours
d'altitude : I'hypoxie intense de l'expédition. Cependant
prolongée entraîne une les choses ne sont pas si
baisse de l'appétit et même simples car la susceptibilité
une diminution de l'absorp- au mal des montagnes n'est
tion intestinale des aliments. aucunement liée à la
On assiste alors à une dimi- VO2 max. Des sportifs très
nution progressive et entraînés peuvent souffrir de
inexorable du poids, et parti- violents maux de tête et être
culièrement de la masse incapables de dépasser
musculaire. L'organisme 5 000 mètres d'altitude. En
s'épuise pour des efforts de revanche, parmi ceux qui
plus en plus faibles. De plus, auront réussi à s'acclimater,
au-delà de 8 000 mètres, il les grimpeurs possédant la
semble que les fonctions meilleur puissance aérobie
cérébrales supérieures soient 3. L'OxYGÈNE suit dans l'organisme un chemin semé d'embûches. (la meilleure VO2 max)
altérées, le cerveau pouvant De l'air ambiant inhalé jusqu'aux cellules, la pression de l'oxygène seront les plus à l'aise en
être le siège de lésions irré- diminue brutalement trois fois : d'abord en pénétrant dans les haute altitude.
alvéolespulmonaires, d'où l'oxygène passe dans le sang par diffusion
versibles. Il est à noter que
à travers la membrane alvéolaire et se fixe a l'hémoglobine ; la
chez un alpiniste sur trois se
deuxième chute de pression a lieu lors de ceue diffusion et la troi- Les expéditions
rendant au-delà de 8 000 sième,pendant l'acheminement de l'oxygène par le sang jusqu'aux
mètres, on observe des cellules. La courbe supérieure montre ces gradients successifs, tels en haute
hémorragies des vaisseaux qu'ils existent au niveau de la mer ; la courbe inférieure les repré- montagne
rétiniens qui font partie du senteà une altitude de 5 500 mètres.
réseau vasculaire cérébral. Il existe autant de théo-
La performance physique d'un spor- en altitude. Ainsi la VO2 max diminue ries de l'acclimatation que d'hima-
tif est évaluée par des tests explorant les linéairement avec l'altitude à partir de layistes ! Depuis le début du siècle, où il
divers aspects du métabolisme énergé- 3 000 mètres : au sommet du Mont paraissait inconcevable d'atteindre 8 000
tique. Tout exercice musculaire met en Blanc, il ne reste plus à l'alpiniste que mètres, les conceptions ont beaucoup
jeu deux voies métaboliques : le métabo- 70 pour cent de sa puissance du niveau évolué. Or la physiologie de l'Homme
lisme aérobie, c'est-à-dire consommant de la mer et, au sommet de l'Everest, il n'a pas changé... La conception clas-
de l'oxygène, est utilisé pour les exer- n'en reste plus que 10 à 20 pour cent ! Le sique de l'alpinisme en Himalaya met en
cices de longue durée et d'intensité record de la plus haute épreuve d'effort avant le principe d'une acclimatation très
faible ou moyenne ; le métabolisme réalisée sur bicyclette ergométrique est progressive, avec l'installation de camps
anaérobie, utilisant les réserves énergé- détenu par l'expédition scientifique fixes étagés sur la montagne : camps de
tiques disponibles du muscle sans médicale anglo-saxone de 1960-1961 au base vers 5 000 mètres et trois à cinq
consommer d'oxygène, est mis en jeu cours de laquelle quatre personnes, dont camps d'altitude pour un sommet de plus
dans les exercices de courte durée (de Griffith Pugh et JohnWest-deux physio- de 8 000 mètres. Les premières expédi-
quelques secondes à quelques minutes) logistes renommés-ont pédalé à 7 440 tions ressemblaient ainsi à des sièges de
et de forte intensité. mètres d'altitude. place forte où souvent les grimpeurs
s'épuisaient physiquement et psychologi- escalader une « petite butte » culminant à ser à « l'assaut », àmoins que cette ascen-
quement dans une organisation lourde à 5 000 mètres ne rajoutera rien et fatiguera sion ne se fasse en un aller et retour, camp
manier. inutilement. A chacun d'adapter son de base-sommet-camp de base, sans nuit
Depuis 1978, lorsque Reinhold effort à ce qu'il ressent de son degré en altitude... Ce n'est pas à la portée de
Messner et Peter Habeler, puis quelques d'acclimatation : absence de maux de tout le monde !
autres himalayistes de haut niveau sont tête, bon appétit, sommeil régulier (tout Troisième règle : « Nepas rester trop
parvenus au sommet de l'Everest sans en se méfiant de l'« euphorie », lors de haut, trop longtemps ». L'homme n'est
l'apport d'oxygène en bouteille, cette l'arrivée en altitude). pas fait pour vivre au-delà de 5 500
technique est de plus en plus rarement « Monter suffisamment haut pour mètres. D'ailleurs personne ne le fait.
utilisée. Puis est venue l'idée de s'expo- s'acclimater » : cette deuxième règle L'organisme se dégrade de façon irrémé-
ser le moins longtemps possible aux très concerne essentiellement le choix (qui diable au-delà de cette altitude d'autant
hautes altitudes, au-delà de 6 500 mètres. n'est pas toujours possible) de l'altitude du plus vite que l'on réalise des efforts
Cette nouvelle méthode ne doit cepen- camp de base. Selon l'objectif visé, il sera intenses. La prise d'aliments et surtout de
dant pas faire oublier la période d'accli- nécessaired'établir un « campd'acclimata- boissons y est insuffisante, compte tenu
matation, indispensable au des pertes hydriques impor-
début du séjour, vers 5 000 tantes. Il est également pos-
mètres. Elle suppose égale- sible, comme en témoignent
ment une excellente condi- les études réalisées par
tion physique, une charge l'équipe de J. West, que le
très légère et de bonnes cerveau de sujets ayant
conditions de neige pour séjourné longtemps au-delà
progresser jusqu'au som- de 8 000 mètres souffre du
met... et garder des réserves manque prolongé d'oxy-
d'énergie pour redescendre. gène. Pour éviter ce risque,
Les expériences vécues le nombre de nuits passées
par les grimpeurs ont été au-delà de 6 000 mètres doit
confrontées aux observa- être limité à huit, dont quatre
tions physiologiques faites consécutives sans redescente
au cours d'expéditions à une altitude inférieure.
scientifiques médicales On assiste aujourd'hui à
comme celles que l'ARPE a une « coursecontre l'hypoxie »
organisées enl981 (Numbur parmi l'élite des « maratho-
peak) et en 1985 (Anna- niens de l'Himalaya ». Son
purna iv). Par la suite, nos objectif se résumerait ainsi :
recherches nous ont amenés réaliser le trajet Paris-som-
à proposer trois règles met de l'Everest-Paris le
simples pour optimiser une plus vite possible ! Assu-
expédition himalayenne sur rément, il s'agit d'un jeu
le plan physiologique. dangereux où l'organisme
La première, « ne pas est confronté à la limite du
monter trop vite, trop haut », 4. LA DÉSENSIBILISATION DU CŒUR observée en altitude est induite tolérable.
est absolument nécessaire en par une concentration élevéeen noradrénaline (médiateur chimique Pour raccourcir la
du systèmenerveux sympathique). Les récepteurs adrénergiques sont
début de séjour, alors que période d'acclimatation au
situés sur la membrane cellulaire, leur extrémité active dirigée vers
l'acclimatation ne s'est pas l'extérieur de la cellule (a) ; lorsque le cwur se trouve soumis à une pied de la montagne, des
encore développée ; au-delà stimulation intense permanente, un certain nombre de récepteurs (b) grimpeurs pourraient envisa-
de 3 500 mètres, il faut se ger diverses techniques :
se retournent et deviennent inactifs ; si la stimulation se prolonge (c),
limiter à moins de 400 les récepteursdisparaissent dans le cytoplasme. Lorsque cette stimula- préacclimatation dans un
mètres par nuit en moyenne, tion cesse, les récepteurs reviennent sur la membrane cellulaire. caisson de décompression
entre deux jours consécutifs. ou au sommet du Mont
En voici un exemple : si la première nuit tion », éventuellement différentdu camp de Blanc, utilisation de médicaments accélé-
est passéeà 3 500 mètres et la deuxième base, à une altitude suffisante. Pour un rant l'acclimatation (il n'en existe encore
à 4 000 mètres, la troisième nuit devra sommet d'altitude supérieure à 7 000 aucun, fort heureusement) ou bien utilisa-
être passée à 4 300 mètres ; mais si la mètres, l'altitude idéale pour ce camp se tion d'une autotransfusion de sang juste
première nuit est passée à 3 500 mètres et situe entre 4 800 et 5 200 mètres. L'orga- avant le départ pour créer une polyglobu-
la deuxième à 4 300 mètres, la troisième nisme a besoin d'avoir été confronté à une lie artificielle...
nuit devra être passée aussi à 4 300 altitude suffisante pour stimuler ses méca- Je ne sais pas s'il faut se réjouir ou
mètres. La montée en « dents de scie » nismes de défense contre le manque déplorer une telle évolution de l'alpi-
peut être favorable à l'acclimatation, à d'oxygène. Un séjour d'acclimatation pro- nisme proposée par ces explorateurs-
condition qu'elle ne s'accompagne pas longé à 4 300 mètres ne sera pas favorable parfois involontaires-des limites phy-
d'un effort excessif : dans notre exemple, à une bonne performance pour tenter siologiques. Cependant nous sommes
entre la première et la deuxième nuit, on l'ascension d'un sommet de 8 000 mètres. loin de l'esprit qui animait, le
pourra passer un col à 4 500 mètres puis De même, pour un tel sommet, il semble 8 août 1786, le docteur Michel Gabriel
redescendre dormir à 4 000 mètres. En nécessaire d'avoir passé une ou plusieurs Paccard et Jacques Balmat lors de la pre-
revanche, monter le col en courant ou nuits au-delàde 6 000 mètres avant de pas- mière ascension du Mont Blanc.
PAUL BERT d'un pont sur le Mississippi, à Saint Louis,
les ouvriers travaillaient dans l'eau, sous

L'AÉRONAUTIQUE une pression de quatre atmosphères trois


ET
quarts. En sortant des caissons, la plupart
des ouvriers présentaient des symptômes
d'aéroembolisme et 12 d'entre eux mouru-
rent Paul Bert a attribué avec justesseces
Le
pionnier de l'étude de la vie dans diminue la pression à l'intérieur. A mesure effets au passagede l'azote à I'état gazeux,
les conditions extrêmes est Paul Bert. que l'altitude fictiveaugmente, il analysesur après que celui-ci s'est dissous dans l'orga-
Physiologiste et homme politique, Paul lui les symptômes décrits par les aéronautes nisme à la faveur des fortes pressions.II a
Bert est notamment le père de la méde- et les montagnards : troubles visuels, alors proposé des mesures préventives :
cine aéronautique. Le point culminant de malaises,etc. Lorsqu'ilse sentsur le point de -excréter l'azote gazeux par voie pulmo-
sa carrière scientifique fut la parution, en s'évanouir, il respire de l'oxygène dans un naire, en respectant un temps de décom-
1878, de son ouvrage La pression baro- sac, et les symptômes disparaissent 11atteint pression de dix minutes par atmosphère ;
métrique. Recherches de physiologie ainsi l'altitudevirtuelle de 9 000 mètres. -faire respirer de l'oxygène pur en cas
expérimentale En 1874, deux aéronautes, Croce- d'apparition de symptômes mineurs ;
Né le 19 octobre 1833, Paul Bert se Spinelli et Sivel, emportent des ballonnets -comprimer de nouveau, puis décompri-
passionnepour les sciencesnaturelles.Élève remplis d'oxygène à bord de leur ballon, mer lentement en casde paralysie.
de Gaude Bernard, il acquiert une bonne l'Étoile Polaire, et séjournent ainsi deux Paul Bert a aussi étudié l'action d'une
formation en physiologie animale et végé- heures à l'altitude de 7 300 mètres. Hélas, pression barométrique élevée stable. II a
tale, en anatomie et en zoologie. Au cours lorsqu'ils veulent rééditer leur exploit découvert que l'oxygène était toxique
de sa thèse de doctorat, il démontre la pos- accompagné de Gaston Tissandier, à bord lorsqu'on le respire sous forte pression. De
sibilité de réaliser des transplants d'un ani- du Zénith, leur réserves d'oxygènes sont la même façon qu'il avait imaginé la pro-
mal à rautre. Cette recherchesur les greffes insuffisantes : paralysés par l'hypoxie, ils tection contre l'hypoxie par la respiration
recevra des applications pratiques sur ne peuvent saisir les tubes à oxygène et d'oxygène ou d'air enrichi en oxygène
l'homme au cours de la guerre de 1870. perdent connaissance. Seul Tissandier pour rétablir la pression partielle normale
Paul Bert étudie ensuite la respiration et reprend conscience à la descente, et de ce gaz, il proposa la respiration d'air
l'asphyxie chez les animaux. Il montre que, découvre sesdeux compagnons morts. appauvri en oxygène pour éviter l'hyper-
si le canard peut être maintenu 16 minutes L'utilisation de l'oxygène comme pro- oxie. De nos jours, ce principe est appliqué
sous l'eauavant de succomber,alors que le tection contre l'hypoxie fut universelle- dans l'utilisation de mélanges gazeux pour
poulet ne résiste que trois ou quatre ment adoptée. Ainsi l'Allemand Berson les plongées profondes.
minutes, c'est parce que le canard possède monta en ballon à 9 100 mètres d'altitude Paul Bert s'est également intéressé à
un volume de sang une fois et demie en 1894, puis à 10 500 mètres en 1901, l'anesthésie II mit au point un mélange
supérieur à poids égal et que ce sang fixe sans souffrir de ce mal. respiratoire au chloroforme, prescrivant un
davantaged'oxygène à volume égal. dosage rigoureux, en remplacement de
Paul
Au cours d'une leçon consacrée à Bert mérite également le titre de l'andenne méthode « à la compresse », peu
l'action de la pression barométrique sur les « père de la médecine de plongée» pour précise.
êtres vivants,Paul Bert exprime son enthou- ses recherches sur l'action des fortes pres- Dans tous les domaines de la physiolo-
siasme pour les idées de Jourdanet concer- sions barométriques sur les organismes gie respiratoire, l'importance des décou-
nant le mal des montagnes : selon lui, ce vivants. En 1869, lors de la construction vertes de PaulBert demeure incontestable.
mal est dû à la baissede pressiond'oxygène
dans le sang. Jourdanet, intéressé par les
projets expérimentaux de Paul Bert, foumit
en 1869 les fonds nécessairesa la construc-
tion d'un caisson pneumatique, destiné à
l'étude des effets du manque d'oxygène.
En 1870, Paul Bert rencontre
Gambetta, alors ministre de l'intérieur, et
débute sa carrière politique. II deviendra
ministre de l'Instruction publique en 1881
-année où il entrera à l'Académie des
sciences-et contribuera aux réformes de
Jules Ferry sur l'enseignement C'est dans
cette période d'intense activité politique
qu'il publie son oeuvre magistrale,la pres-
sion barométrique. If y énonce les méca-
nismes de l'hypoxie, de l'aéroembolisme et
de l'hyperoxie. Examinonsces trois points.

Le
terme hypoxie désigne la diminu-
tion de la quantité d'oxygène dans le sang. Le caisson pneumatique de Paul Bert, construit en 1869, comporte deux
Selon PaulBert, la respirationd'air enrichi en chambres communiquant par une porte étanche. A gauche, on distingue la
oxygène doit préserverde l'hypoxie. Pour le pompe à vide (fonctionnant à vapeur) et un manomètre. Paul Bert utilisa ce
démontrer, il s'enferme dans son caissonet caisson pour étudier les effets du manque d'oxygène sur l'homme.
L'ÉPREUVE Les
concentrations de catécholamines
sont généralement basses au cours de la
gestation, aussi en avons-nous déduit que
DE LA NAISSANCE
les catécholamines constituent, chez le
foetus comme chez l'adulte, une protection
en cas de détresse. Toutefois des
Hugo Lagercrantz et Theodore Slotkin recherches sur les accouchements par
césarienne, peut-être trop souvent prati-
qués, suggèrent que les hormones ne pro-
tègent pas seulement le foetus au cours de
La
naissance constitue une épreuve disparait à la naissance. La maturité surré- l'asphyxie, mais préparent également
terrible que nous subissonstous : pendant nalienne du nouveau-né humain est inter- l'organisme à fonctionner hors de l'utérus.
les contractions utérines, l'enfant est médiaire entre celle de l'agneau et celle du La pratique de l'accouchement par
momentanément privé d'oxygène par la rat, et il est probable que les glandes sur- césarienne est devenue fréquente. Quand
compression du placenta et du cordon rénales humaines sont capables de réagir on décèle des modifications complexes de
ombilical, et sa tête subit des pressions spontanément å l'hypoxie, à la naissance : la fréquence cardiaque (par opposition à
considérables.Le foetus supporte aussi de les concentrations des catécholamines de simples accélérations ou ralentisse-
fortes concentrations d'hormones de dans le foetus au repos demeurent très ments), on en condut souvent que l'enfant
«stress», adrénaline et noradrénaline, bassesquelques jours encore avant la nais- souffre d'une asphyxie menaçant sa vie, et
concentrations bien plus élevéesque celles sance, et augmentent nettement au cours l'accouchement est fait par voie chirurgi-
produites par l'adulte dans des circons- d'une asphyxie. cale. Cependant, à la naissance,ces nou-
tances éprouvantes, comme un accouche- Comment les catécholamines protè- veau-nés ne présentent que peu de signes
ment ou une crise cardiaque. L'adrénaline gent-elles le foetus contre l'asphyxie ? cliniques d'asphyxie. De plus, les
et la noradrénaline, les principales hor- L'injection d'une dose de noradrénaline décharges de catécholamines survenant au
mones de la famille des catécholamines, égale à la dose libérée en cas d'hypoxie cours d'une naissance normale induisent
aident l'organisme à combattre pour sa sur- provoque un afflux du sang vers le coeur, des palpitations cardiaques complexes,
vie ; une concentration élevée de ces hor- le cerveau, les glandes surrénaleset le pla- pouvant étre interprétées comme des
mones indique souvent que l'individu est centa, au détriment des organes moins signaux de détresse. L'enregistrement de
en danger. II s'avèreque les catécholamines vitaux. Ces modifications de la circulation la fréquence cardiaque doit donc être
protègent le foetus contre des conditions sanguine induisent une élévation de la complété par des tests biochimiques : le
aussi difficiles que l'hypoxie (le manque pression artérielle et un ralentissement manque d'oxygène dans le sang diminue
d'oxygène), et préparent le nouveau-né à réflexe immédiat de la fréquence car- son pH ; si le pH du sang foetal devient
survivre hors du ventre de sa mère. diaque. Ce ralentissement contribue å la inférieur à 7,25, les anomalies apparentes
Chez les mammifères adultes, la libé- survie en réduisant le travail du coeur et sa du rythme cardiaque traduisent vraiment
ration de catécholamines dans le sang est consommation en oxygène. Néanmoins, une asphyxie.
déclenchée par le système nerveux central lors d'une réelle hypoxie, l'adrénaline, pré- Au cours d'une naissancenormale, les
lorsque celui-ci perçoit une menace : ce sente en quantité plus faible que la nora- concentrations de catécholamines dans le
sont alors les glandes surrénales (situées drénaline, stimule légèrement le muscle sang augmentent considérablement. Au
au-dessus de chaque rein) qui sécrètent cardiaque pour éviter qu'il ne s'arrête, début de l'accouchement, elles sont envi-
puis libèrent les hormones de stress.Chez Cette réaction du foetus au stress dif- ron cinq fois plus élevées que celles d'un
le foetus en revanche, cette réaction est fère de celle de l'adulte. Chez l'adulte en adulte au repos. Après la naissance, les
bat ou qui fuit, concentrations de catécholamines sont
spontanée : les glandes surrénales produi- détresse qui se on observe
sent des catécholamines s'il y a un risque une augmentation de sa fréquence car- encore deux ou trois fois plus fortes : une
d'hypoxie, avant même l'innervation de diaque et un afflux du sang riche en oxy- décharge s'est produite au cours de la der-
ces glandes par le système nerveux sym- gène vers les muscles sollicités En situa- nière étape du travail maternel. Cette
pathique. Par quel mécanisme les concen- tion d'asphyxie, l'adulte subit des décharge est due en partie à l'hypoxie ; les
trations de catécholamines augmentent- irrégularités cardiaques et lutte moins bien nouveau-nés ont presque tous un taux
elles chez le foetus ? Comment que le foetus contre le manque d'oxygène. d'oxygène égal à celui d'un coureur après
protègent-elles le nouveau-né ? Les effets Pourquoi les catécholamines augmentent- une épreuve de vitesse.Cependant la défi-
des catécholamines sont-ils différents chez elles la fréquence cardiaque chez l'adulte cience en oxygène ne peut, à elle seule,
le foetus et chez l'adulte ? et non pas chez le foetus? L'adulte produit expliquer la nette augmentation de caté-
de l'adrénaline en réponse à un stress, cholaminff. On n'observe une corrélation
Les
catécholamines protègent contre alors que le foetus produit surtout de la entre l'asphyxie (mesurée par le pH san-
l'hypoxie un animal dont le système ner- noradrénaline ; l'adrénaline contrecarre le guin) et les concentrations de catéchola-
veux est immature. Chez les rats, dont le ralentissement réflexe du coeur, à la diffé- mines que chez l'enfant en état d'asphyxie
système nerveux sympathique se déve- rence de la noradrénaline qui le provoque. avancée (avec un pH inférieur à 7,25) : les
loppe après la naissance,la réponse spon- Le coeur encore immature du foetus est, concentrations de catécholamines sont
tanée des glandes surrénales perdure d'autre part, moins sensible à l'effet des alors si élevées qu'elles déclencheraient
quelques jours après la naissance.Chez les catécholamines : il faut des concentrations une attaque chez l'adulte.
moutons, dont l'innervation surrénalienne plus élevéesd'adrénaline pour induire une Un autre facteur provoque donc la
commence vers le milieu de la gestation et augmentation de la fréquence cardiaque, décharge de catécholamines au cours du
se termine a la naissance,la capacité des et une décharge de catécholamines est travail maternel : la compression de la tête
glandes surrénales à réagir à l'hypoxie donc moins susceptible de provoquer des du foetus. En effet, les concentrations en
sans l'intermédiaire du système nerveux battements cardiaques irréguliers catécholamines des enfants mis au monde
par césarienne, sans qu'aucun travail n'ait
eu lieu, sont bien plus faibles que celles
des enfants nés par la voie vaginale. Cette
observation suggère que les catéchola-
mines participent aussi à l'autonomie du
nouveau-né ; ces hormones facilitent la
respiration et préparent l'enfant au
manque de nourriture, à la privation
d'oxygène et a d'autres épreuves suscep-
tibles de survenir au cours des premières
heures de ta vie.
A la naissance,l'enfant adapte sa respi-
ration au milieu extérieur On sait que les
enfants mis au monde par césariennesont
prédisposés aux difficultés respiratoires. Ils
manifestent notamment une mauvaise
résorption du liquide pulmonaire. Ce
liquide se déplace dans les poumons
comme circulera l'air par la suite ; durant
la gestation, il contribue au développe-
ment des alvéoles (où se produisent les
échanges d'oxygène et de dioxyde de car-
bone), mais il doit disparaître au moment
de la naissance.Des expériences réalisées
sur des foetus de mouton ont montré le
rote important de la décharge de catécho-
lamines dans l'acquisition de l'indépen-
dance respiratoire : quand on injecte de
l'adrénaline au mouton, la sécrétion de Cet enfant, né depuis cinq à six minutes, est bien éveillé ¡ ses pupilles sont
dilatées malgré la lumière intense. Ces effets sont dus à la décharge de caté-
liquide pulmonaire cesse et le liquide est
cholamines qui a lieu lors de l'accouchement. Ces hormones aident l'enfant à
résorbé ; l'effet de l'adrénaline est maximal
supporter les traumatismes de la naissance, et le préparent a survivre hors du
au moment de la naissance.Des mesures ventre de la mère.
d'adrénaline plasmatique et de la résorp-
tion du liquide pulmonaire chez le mouton
au cours de la naissanceont confirmé que Le troisième effet important d'une t'énergie nécessaire dans les reserves gly-
le liquide pulmonaire commence à se augmentation rapide des catécholamines cogêniques du foie et dans les graisses.Si
résorber quand les concentrations d'adré- lors de l'accouchement est la modification un nouveau-né est abandonné au froid, les
naline augmentent du flux sanguin. Chez l'enfant mis au nerfs sympathiques innervant un tissu
Les résultats obtenus sur les animaux monde par voie vaginale, les organes unique, le tissu adipeux brun, stimulent
s'appliquent également aux nouveau-nés vitaux sont mieux irrigués que les organes dans ce tissu la conversion chimique
humains : nous avons mesuré la com- périphériques : au cours des deux pre- rapide des graissesde réserve en chaleur.
pliance pulmonaire, c'est-à-dire la capacité mières heures de sa vie, l'irrigation des Le tissu adipeux brun, qui est concentré
du poumon à se distendre et à se remplir jambes est diminuée, tandis que celle des sous la peau des épaules et près des reins
d'air, qui dépend de ta résorption du poumons est augmentée. chez le nouveau-né, disparait après la
liquide putmonaire. Tout de suite après la Enfin la décharge de catécholamines petite enfance. Le nouveau-né est particu-
naissance, on ne constate aucune diffé- susciterait des liens affectifs entre la mère lièrement sensible aux déperditions
rence entre les enfants nés par voie vagi- et l'enfant Un nouveau-né éveillé et prêt à rapides de chaleur en raison de son rap-
nale et ceux nés par voie chirurgicale, mais établir des relations s'adaptera plus facile- port élevé surface sur volume.
deux heures après la naissance,les enfants ment qu'un nouveau-né mou et endormi. L'élévation des hormones de stress
nés par voie vaginale ont une compliance Or la décharge de catécholamines å la chez les nouveau-nés reflète non seule-
pulmonaire nettement meilleure. naissancesemble favoriser un tel éveil de ment une réponse à un traumatisme aigu,
La décharge de catécholamines à ta l'enfant mais aussi une réaction de l'organisme
naissance stimule également le métabo- pour augmenter les chances de survie à la
lisme de l'enfant. Ce processusaccélère la Au-delà de leurs fonctions d'adapta- naissance.Ce sera un réconfort pour les
dégradation de l'énergie stockée en une tion å la vie extra-utérine, les catéchola parents de savoir que le traumatisme du
forme assimilable par les cellules dès que mines aident å la survie des nouveau-nés travail au cours d'une naissance normale
l'enfant ne reçoit plus l'apport régulier au cours des situations de stress, exacte- est probablement moins pénible et plus
d'éléments nutritifs par l'intermédiaire du ment comme chez le foetus ou chez bénéfique pour 1'enfant que le sens com-
cordon ombilical. Ainsi les concentrations l'adulte. Si le nouveau-né est privé de mun ne le suggère.
de glucose, d'acidesgras libres et de glycé- nourriture pendant plusieurs jours (c'est le
rol (les produits directement assimilables) cas dans certaines populations où le nou- Hupo Lagercrantztravailleà l'Institut
sont plus élevéesdans le sang des enfants veau-né n'est nourri que lorsque le lait Karolinskade Stockholmet Theodore Slotkin
nés par voie vaginale que chez ceux nés matemel devient disponible), les catichola- est professeur de pharmacologie et de psychiatrie
par césarienne. mines, en réponse au jeûne, puisent à l'École de médecine de l'Université Duke.
La plongée profonde

Yves Jammes et Henri Burnet

Les plongeurs atteignent aujourd'hui 700 mètres masse volumique de ce mélange, qui
s'alourdit, et celle des pressions partielles
de profondeur ; le bon fonctionnement de leur appareil de tous les gaz qu'il contient (la pression
partielle d'un gaz étant égale au produit
respiratoire et de leur système nerveux, ainsi que leur de la pression totale par la concentration
fractionnaire du gaz).
équilibre thermique, dépendent de la composition La pression partielle de tous les gaz
inhalés augmente dans le sang et dans les
des mélanges gazeux qu'ils respirent. tissus ; toute intervention durable de
l'homme sous des pressions élevées
entraîne une dissolution, dans tous les tis-
L'homme rêvede conqué-
rir les semble à celui du spationaute. Comme le sus, d'une quantité notable de gaz
fonds sous- pied lourd, il est relié par un conduit à la neutres, non métabolisés, comme l'azote,
marins, mais pendant tourelle de plongée, son moyen de trans- l'hélium ou l'hydrogène. Cette saturation
des siècles ses interven- port dans les grands fonds : ce conduit, des tissus biologiques en gaz lors de la
tions se sont limitées à l'ombilical, lui délivre à la fois le mélange compression, puis du séjour au fond, ne
de courtes incursions, en apnée, à gazeux adapté à la profondeur atteinte, les présente pas d'inconvénients majeurs. En
quelques dizaines de mètres de profon- fluides qui réchauffent l'intérieur du sca- revanche, leur désaturation lors de la
deur. En 1860, Benoît Rouquayrol et phandre et les circuits électriques par les- décompression doit être progressive et
Auguste et Louis Denayrouse inventaient quels il communique avec la tourelle. complète. Au cours de la remontée vers la
le scaphandre avec casque, qui Confronté à des conditions physiques surface, la pression diminue, et avec elle
comprenait déjà un régulateur de pres- et physiologiques incontournables, liées à toutes les pressions partielles des gaz
sion d'admission de l'air inspiré et un l'élévation de la pression hydrostatique et contenus dans les poumons et dans le
habit de protection contre le froid. Le à la nécessité de respirer des mélanges sang ; les gaz dissous diffusent dans les
plongeur évoluait sous l'eau dans un état gazeux différents de l'air ambiant, le alvéoles pulmonaires et sont évacués dans
de liberté relative : il était relié à la sur- plongeur doit s'adapter à ce milieu hos- le milieu environnant. Quand la vitesse de
face par un conduit délivrant l'air com- tile. L'étude de la physiologie du plon- remontée est trop grande, la concentration
primé et portait des lests en plomb qui lui geur est celle des différentes jonctions des gaz dissous dans les tissus dépasse
permettaient de marcher sur le fond organiques de l'individu placé dans ces notablement celle du sang, et des bulles
marin ; on l'appelait le pied lourd. En conditions extrêmes. L'expérimentation de gaz se forment. Celles-ci produisent
1943, Emile Gagnan, de la Société Air animale en chambre hyperbare et l'ana- des lésions tissulaires, notamment dans
liquide, et Jacques-Yves Cousteau ont lyse des effets des hautes pressions sur le système nerveux, les ligaments, les
l'idée d'adapter à la plongée humaine un les cellules animales et sur leurs consti- articulations et les os, et des embolies
détendeur que Gagnan avait mis au point tuants permettront aux physiologistes de gazeuses responsables d'obstructions de
pour l'utilisation du gazogène comme la plongée d'évaluer les limites spatiales la circulation pulmonaire et/ou cérébrale.
carburant dans les moteurs à explosion. -la profondeur maximale tolérable-et Afin d'éviter ces accidents, les plon-
Désormais le plongeur est réellement temporelles-la durée des séjours hyper- geurs doivent remonter lentement ; ceux
autonome : aucun lien ne le relie à la sur- bares-de cette physiologie de l'extrême. qui effectuent une mission hyperbare
face. Cependant, il respire toujours de prolongée restent sous pression, c'est-à-
l'air comprimé, stocké dans des bou- dire que leurs tissus restent saturés en gaz
Le milieu hyperbare
teilles métalliques, et ce mélange gazeux neutres pendant toute la durée de cette
composé d'azote et d'oxygène ne lui per- A chaque fois qu'il s'enfonce de dix « plongée à saturation »qui dure plusieurs
met pas de dépasser sansrisques une pro- mètres dans le milieu marin, le plongeur jours, voire plusieurs semaines. Au terme
fondeur de 40 à 50 mètres. supporte une pression hydrostatique sup- de l'intervention, la décompressionest pro-
L'homme a repoussé les limites qui plémentaire équivalant à une atmosphère. gressive, et l'on surveille l'apparition de
entravaient son exploration sous-marine A 500 mètres sous l'eau, la pression subie microbulles dans les vaisseaux sous-cuta-
grâce à l'utilisation de mélanges gazeux par l'organisme atteint 51 atmosphères. A nés par des capteurs à effet Doppler ; une
contenant parfois de l'azote, mais surtout mesure que la pression hydrostatique plongée d'une heure à cent mètres exige
une proportion élevée d'hélium et/ou augmente, les gaz enfermés dans le sys- une dizaine d'heures de décompression, et
d'hydrogène. Aujourd'hui l'explorateur tème respiratoire sont comprimés. Afin un séjour de cinq semaines à 450 mètres,
des fonds sous-marins, l'océanaute, atteint d'éviter un écrasement du thorax, on doit plus de deux semainesde décompression.
fréquemment 200 à 250 mètres de profon- augmenter proportionnellement la pres- Les pressions partielles élevées des
deur, et il a même dépassé 700 mètres. sion totale du mélange gazeux inspiré. Ce différents gaz perturbent les mécanismes
L'océanaute porte un scaphandre qui res- procédé entraîne une augmentation de la biochimiques et biologiques ; lorsque la
pression partielle de l'oxygène contenu d'explosion tant que la concentration en sion, le mélange ne renferme que de
dans le mélange inspiré devient égale ou oxygène reste inférieure à 2,5 pour cent. l'hélium et de l'oxygène ; lorsque la
supérieure à 0, 50 atmosphère (la valeur A 300 mètres de profondeur, la pression pression s'élève, on ajoute progressive-
normale au niveau de la mer est égale partielle d'oxygène correspondante est ment de l'hydrogène en remplacement de
0, 21 atmosphère),ce gaz exerce des effets alors cinq fois supérieure à celle qui satis- l'hélium tout en maintenant la pression
toxiques sur les poumons : une pneumo- fait les besoins physiologiques. partielle d'oxygène en deçà du seuil cri-
nie à l'oxygène apparaît, caractérisée par Comment réalise-t-on un mélange tique d'explosion. Inversement, au cours
une inflammation de la muqueuse tra- hélium-hydrogène-oxygène ou un de la décompression, on ajoute de
chéobronchique (toux et expectoration) et mélange hydrogène-oxygène sansrisques l'hélium en éliminant l'hydrogène par
des cellules alvéolaires ; lorsque cette d'explosion ? Au début de la compres- extraction chimique.
inflammation se poursuit, elle aboutit à
une fibrose pulmonaire non réversible. En
outre, de fortes pressions partielles d'oxy-
gène sont responsables d'une hyperexci-
tabilité neuronale, qui peut entraîner des
crises d'épilepsie. La concentration en
oxygène des mélanges utilisés en plongée
profonde ne doit donc pas dépasser une
limite, fonction de la pression.
L'air atmosphérique contient égale-
ment 80 pour cent d'azote, et lorsque sa
pression partielle s'élève, ce gaz dissous
dans le système nerveux exerce des effets
anesthésiants : c'est la narcose à l'azote,
ou ivresse des profondeurs.
Afin d'éviter l'apparition de ces com-
plications, les physiologistes de la plon-
gée ont recherché des mélanges non
toxiques pour l'organisme sous pression :
la concentration fractionnaire en oxygène
dans le mélange inhalé est réduite pro-
portionnellement à l'élévation de la pres-
sion totale ; la pression partielle de ce gaz
est maintenue entre 0, 3 et 11, 4 atmo-
sphères. De même, l'azote est remplacé
ou dilué par d'autres gaz-l'hélium ou
l'hydrogène-dont les effets anesthé-
siants sous haute pression sont inférieurs.
En outre, ces deux gaz ont une masse
volumique respectivement 7 et 13 fois
inférieure à celle de l'azote, ce qui amé-
liore notablement la jonction respiratoire,
nous le verrons plus loin.
Cependant, ces gaz dits « neutres »qui
remplacent l'azote ne sont pas sans effets
sur le système nerveux central. Divers
mélanges hélium-oxygène, hélium-azote-
oxygène ou hélium-hydrogène-oxygène
ont été testés chez l'animal et au cours de
plongées expérimentales humaines. Ils
présentent tous des avantages... et des
inconvénients. Enfin l'hydrogène est
spontanément détonant en présence
d'oxygène à la pression atmosphérique :
quand la concentration fractionnaire cri-
tique en oxygène (4 pour cent) est dépas-
sée en présence d'hydrogène, le mélange
explose. Les ingénieurs du Centre expéri-
mental hyperbare de la Société COMEX,
1. L'OCÉANAUTE DU XXe SIÈCLE porte un casque intégral à large champ de vision et une
à Marseille, ont montré qu'en hyperbarie, combinaison où circule de l'eau chaude ; il respire un mélange gazeux composéd'oxygène
et jusqu'à une pression équivalant à et de gaz neutres de faible masse volumique, par exemplede l'hélium etlou de l'hydrogène.
2 000 mètres de profondeur, les mélanges L'océanaute est relié à la tourelle deplongéepar un ombilical (les conduits jaune et rouge)
hydrogène-oxygène et hydrogène-hélium- qui amène le mélange gazeux respiré et l'eau chaude qui circule dans la combinaison, et
oxygène ne présentent aucun risque qui contient aussi les circuits de communication avecla tourelle.
Les plongées hyperbares réalisées chez le Poisson, par mécanique pulmonaire. La différence de
expérimentales l'équipe de L. Barthélémy sont réali- pression créée par les muscles respira-
sables par la seule augmentation de la toires pour permettre l'entrée de l'air ou
II est deux façons d'étudier la physio- pression hydrostatique, ce qui élimine du mélange gazeux dans l'appareil respi-
logie et d'observer le comportement l'emploi de gaz diluants : les effets ratoire augmente proportionnellement
humain sous haute pression : soit lors des observés sont alors spécifiquement dus à aux résistances qui s'opposent à l'écoule-
grandes plongées en milieu aquatique, l'augmentation de la pression. ment des gaz. Ces muscles, notamment le
soit au cours des expériences de plongées diaphragme, doivent fournir davantage
fictives réalisées en chambre hyperbare Les adaptations de travail, et les efforts ventilatoires sont
par élévation de la pression gazeuse cardio-respiratoires encore plus intenses pendant un exercice
ambiante. Dans le premier cas, les musculaire produit par la nage ou le tra-
mesures des variables physiologiques Ainsi les deux principaux gaz que vail sous la mer, par exemple.
sont délicates et limitées. En revanche, nous respirons à la pression normale, Le plongeur doit fournir un effort ins-
les chambres hyperbares sont de vrais l'azote et l'oxygène, sont toxiques sous piratoire permanent pour inhaler le
laboratoires de physiologie. Le plongeur pression. Comment les physiologistes mélange de densité élevée présent dans la
est son propre expérimentateur : il fixe ont-ils élaboré des mélanges comprimés chambre hyperbare ou qui lui est délivré
lui-même les électrodes, met en place les dénués d'effets secondaires ? En analy- par l'intermédiaire d'un détendeur. Dans
capteurs et, souvent, étalonne les chaînes sant les différents paramètres qui varient ce deuxième cas, le plongeur doit
de mesure ; le physiologiste reste en avec la pression. Lorsque la pression vaincre également les résistances du cir-
dehors de la chambre de mesure et totale augmente, la masse volumique des cuit de l'appareil de respiration externe et
contrôle la qualité des variables enregis- mélanges gazeux croît : celle de l'hélium ouvrir à chaque inspiration le clapet
trées qu'il analyse ultérieurement. Ces et surtout celle de l'hydrogène augmen- d'admission du détendeur. A l'accroisse-
installations permettent de reproduire les tent moins que celle de l'azote. ment des résistances propres à l'appareil
profils de compression et de décompres- Cependant, la masse volumique des respiratoire, s'ajoutent des contraintes
sion subis par le plongeur, et de détermi- mélanges hélium-oxygène ou hélium- mécaniques externes liées à l'emploi du
ner la composition des mélanges gazeux azote-oxygène est dix à quinze fois plus système de respiration autonome. Ainsi,
inhalés qui minimisent les désordres phy- élevée à 5 110 mètres de profondeur dans une chambre hyperbare, un plon-
siologiques observés soushaute pression. qu'au niveau de la mer, de sorte que les geur subit les mêmes conditions de venti-
En France, seules la Marine nationale résistances à l'écoulement gazeux dans lation que les sujets atteints d'insuffi-
(le GISMER), à Toulon, et la Société les voies aériennes augmentent, gênant la sance respiratoire obstructive chronique
COMEX, à Marseille, réalisent ces plon- (emphysème ou bronchite chronique) ou
gées expérimentales humaines sous haute de crises d'asthme bronchique.
pression. D'autres centres d'expérimenta- Chez les plongeurs séjournant à
tion hyperbare des Universités et du 450 mètres de profondeur, voire dès
CNRS, comme notre laboratoire à 250 mètres, on détecte les mêmes modifi-
Marseille et celui de Lucien Barthélémy cations de l'activité électrique spontanée
à Brest, ainsi que ceux des Services de du diaphragme que chez ces malades :
santé de la Marine, tel le CERBà Toulon, nous l'avons montré au cours des plon-
permettent aux chercheurs d'étudier la gées ENTEX xi et xvi réalisées par la
physiologie animale sous très haute pres- Marine nationale. Ces altérations de
sion, jusqu'à 150 atmosphères. Les effets l'activité musculaire enregistrées sur des
de la pression sur des fragments de tissus électromyogrammes représenteraient les
ou sur des organes isolés et placés dans premiers signes d'une fatigue des
un milieu de survie sont suivis dans des muscles respiratoires. Sur des animaux
chambres de compression de plus petite comprimés progressivement jusqu'à la
taille ; on évalue ainsi les conséquences pression qui règne à 1 000 mètres de pro-
de l'hyperbarie sur les activités et sur le fondeur, nous avons vérifié que l'excita-
métabolisme cellulaires. tion musculaire diminue progressivement
Dans toutes ces installations hyper- et aboutit parfois à une défaillance du
bares, on comprime les mélanges gazeux diaphragme et à l'arrêt de la ventilation.
afin de simuler l'élévation de la pression La fatigue du diaphragme représente le
hydrostatique. Les phénomènes physiolo- risque respiratoire essentiel sous haute
giques observés-les réactions de l'orga- pression.
nisme-, ainsi que les phénomènes Les paramètres cardio-vasculaires
biologiques-les réactions cellulaires sont peu modifiées lors des séjours
résultent tant des effets de la compression hyperbares : la pression artérielle reste
que des conséquencesde l'élévation des stable, et la fréquence cardiaque ralentit à
2. LES CAISSONS HYPERBARES reprodui-
pressions partielles des gaz diluants, 60 pulsations par minute environ, chez
sent les conditions de pression qui existent certains plongeurs. Dans notre équipe,
l'hélium, l'azote et/ou l'hydrogène. En
analysant les différences de réaction aux sous la mer. Grâce aux caissons du Fabrice Joulia et Pierre Barthélémy ont
Laboratoire de biologie des hautes pres-
divers mélanges, sous la même pression sions, les auteurs étudient les effets de la analysé un électrocardiogramme enregis-
ambiante, les physiologistes distinguent pression sur des coupes de tissus soumis à tré sur des plongeurs séjournant sous 25 à
la responsabilité de la pression et celle de très hautes pressions de mélanges gazeux 30 atmosphères de mélange hélium-oxy-
des divers gaz. Au contraire, les études qui contiennent de l'azote et/ou de l'hélium. gène ou hélium-hydrogène-oxygène ; ils
ont découvert certaines anomalies de sion normale, ceux qui contiennent de fique est, certes, cinq fois supérieure à
repolarisation électrique des ventricules l'hélium réduisent les pertes thermiques celle de l'azote, mais que sa masse volu-
qui semblent liées à l'augmentation de la respiratoires par convection : en effet, la mique est sept fois inférieure. En revanche,
masse volumique des mélanges inhalés et capacité calorifique étant le produit de la en hyperbarie, où l'on ne peut éviter l'aug-
à l'élévation de la pression dans la cavité chaleur spécifique d'un gaz par sa masse mentation de la masse volumique,
thoracique ; ces observations ont été véri- volumique, celle de l'hélium est plus faible l'hélium, utilisé comme gaz diluant,
fiées chez l'animal jusqu'à 90 atmo- que celle de l'air, puisque sa chaleur spéci- majore les pertes caloriques par convection
sphères. Les conséquencesde ces modifi-
cations cardiaques sur les séjours sous
haute pression sont encore mal connues,
car leur mise en évidence est récente.

Les pertes thermiques

Les mammifères-l'homme en parti-


culier-sont des homéothermes : ils doi-
vent maintenir leur température corpo-
relle dans une marge étroite, quelles que
soient les variations thermo-hygromé-
triques du milieu ambiant. Les échanges
de chaleur s'effectuent selon quatre
modalités : par convection, par conduc-
tion, par évaporation et par rayonnement.
Au niveau de la mer et chez le sujet
au repos, ces échangess'effectuent essen-
tiellement par la peau, et les pertes calo-
riques par voie respiratoire sont alors
bien inférieures aux pertes cutanées. Les 3. LA MASSEVOLUMIQUE DES MÉLANGES GAZEUX respiratoires augmente avec la pres-
échanges thermiques cutanés sont fonc- sion. Plus cette masse volumique croît, plus le plongeur a de difficultés à respirer. Il est
tion de la température du corps, ainsi que donc indispensablede minimiser cette augmentation, c'est-à-dire de remplacer l'azote de
de la température et de la nature du l'air comprimé par desgaz de faible masse volumique : c'est le cas des mélanges contenant
milieu dans lequel le sujet évolue ; de l'hélium et surtout de l'hydrogène (les droites en couleur).
lorsque celui-ci se déplace il subit des
pertes caloriques par convection forcée,
et lorsqu'il est immobile, des pertes calo-
riques par convection libre : les premières
sont supérieures aux secondes.Sous pres-
sion normale, les pertes thermiques par
conduction correspondent à un transfert
passif de chaleur entre le sujet et le
milieu ambiant, tandis que les pertes ther-
miques par convection nécessitent un ou
plusieurs véhicules de la chaleur : le sang
circulant, le sujet qui se déplace dans le
milieu ambiant ou, inversement, le milieu
qui bouge par rapport au sujet (courant
d'air ou courant d'eau, par exemple).
Lorsqu'un plongeur est immergé,
même s'il reste immobile, les pertes cuta-
nées par convection libre sont élevées ;
elles augmentent lorsqu'il nage. Le coef-
ficient de transfert thermique par convec-
tion, mesuré à 20 degrés, est 200 fois
plus élevé dans l'eau que dans l'air : à
cette température, un sujet se refroidit
donc 200 fois plus rapidement dans l'eau
que dans l'air. A grande profondeur, où 4. LE TRAVAILVENTILATOIRE est fourni par les muscles respiratoires pour faire circuler
la température de l'eau est souvent
les gaz dans les voies aériennes et les alvéoles pulmonaires : sa valeur augmente en
inférieure à 10 degrés, les pertes cutanées
fonction de la ventilation pulmonaire et de la densité des mélanges respirés. Entre une ven-
par convection et par conduction devien- tilation pulmonaire correspondant au repos (10 litres par minute) et une ventilation corres-
nent considérables en raison de la pondant à un effort modéré, la marche ou la nage, par exemple (40 litres par minute), le
conductivité thermique élevée de l'eau. travail pulmonaire est multiplié par deux avec le mélange le moins dense (la courbe infé-
Quelle est l'influence des mélanges rieure qui correspond à de l'air à la pression atmosphériques) et par 50 avec un mélange
gazeux sur les pertes caloriques ? A pres- hélium-azote-oxygènesous 46 atmosphères (la courbe supérieure).
par rapport aux mélanges sous pression du plongeur, soit par une partie des calo- tremblements et une somnolence, et par
normale ; notons que la chaleur spécifique ries qui servent également à réchauffer des modifications des activités électro-
de l'hydrogène étant 14 fois supérieure à l'habit de plongée. physiologiques du système nerveux, par
celle de l'azote, ce gaz accroît encore les Cette température, en apparence éle- exemple, une modification des réflexes,
pertes thermiques. Pierre Varenne et ses vée, maintient l'équilibre thermique et de l'électroencéphalogramme et des
collègues du Centre d'essais en vol de évite les réactions réflexes déclenchées stades de veille et de sommeil ; les pre-
Brétigny ont montré que, chez l'homme par le refroidissement de la muqueuse miers signes apparaissant entre 150 et
qui séjourne sous 31 atmosphères d'un respiratoire et responsables d'une 200 mètres. De plus, chez l'animal, des
mélange hélium-oxygène, les pertes ther- contraction du muscle lisse des voies crises d'épilepsie surviennent parfois, en
miques par convection cutanée et respira- aériennes, analogue à une crise d'asthme. caisson, à plus de 700 mètres.
toire sont respectivement multipliées par En hyperbarie, l'accroissement des pertes De la vitesse de compression dépend
quatre et par huit. caloriques par convection est le facteur l'apparition et surtout l'intensité des
Tous ces facteurs tendent à refroidir essentiel de ce spasme réflexe. Chez divers troubles. Dans notre laboratoire,
le plongeur, de sorte que la température l'animal étudié à la pression atmosphé- Jean-Claude Rostain a montré que, chez
de confort thermique n'est plus 23 degrés rique, l'un d'entre nous (Y. Jammes) a le Singe comme chez l'Homme, les
comme pour le sujet au repos au niveau identifié des terminaisons nerveuses sen- symptômes sont moins intenses et appa-
de la mer, mais 33 degrés à 450 mètres sibles au refroidissement de la muqueuse raissent à plus grande profondeur quand
de profondeur. du larynx et de la trachée ; leur activation la vitesse de compression diminue de
Afin de réduire à la fois les pertes déclenche un réflexe bronchoconstricteur façon exponentielle et que le sujet sta-
caloriques cutanées par convection et par (contraction du muscle lisse trachéo- tionne à des profondeurs intermédiaires.
conduction et d'éviter le refroidissement bronchique) ; en outre, lorsque l'hélium Au contraire, l'intensité des symptômes
du plongeur, on a perfectionné le condi- remplace l'azote dans le mélange inhalé, augmente lorsque la compression est
tionnement thermique de l'habit de plon- le seuil d'excitabilité des récepteurs est ininterrompue ou rapide.
gée de l'océanaute. Jusqu'à 100 mètres abaissé, c'est-à-dire que les difficultés Le mélange gazeux joue également
de profondeur, l'isolation thermique respiratoires apparaissent plus rapide- un rôle important dans l'apparition et
assurée par la combinaison de néoprène ment avec l'hélium qu'avec l'azote. dans l'intensité des divers symptômes. Le
suffit à maintenir la température centrale mélange hélium-azote-oxygène réduit
dans ses limites physiologiques. Au-delà, Le syndrome nerveux certaines manifestations du syndrome
notamment lors des plongées off-shore à des hautes pressions nerveux des hautes pressions. En pré-
plus de 200 mètres de profondeur, de sence de substances narcotiques, les
l'eau chaude, apportée par l'ombilical qui Dans les années 1960, au cours des symptômes de ce syndrome apparaissent
relie le sujet à la tourelle, circule dans la premières plongées profondes réalisées pour des pressions supérieures. En réa-
combinaison. L'importance de la déper- entre 300 et 365 mètres, Xavier Frucius, lité, seuls certains symptômes comme le
dition calorique par les voies respira- de la COMEX, et ses collègues ont décrit, tremblement hyperbare sont atténués par
toires oblige également à réchauffer le au cours de plongées expérimentales la présence d'azote, d'autres au contraire,
mélange gazeux inhalé, dont la tempéra- humaines, des troubles différents de ceux comme les modifications de l'électroen-
ture doit être égale, voire supérieure à de la narcose à l'azote et ils ont regroupé céphalogramme, sont renforcés. En pra-
31 degrés sous 31 atmosphères de les différents symptômes sous le nom de tique, lorsque l'on ajoute de l'azote en
mélange hélium-oxygène. Les gaz inha- syndrome nerveux des hautes pressions. cours de compression, afin de maintenir
lés sont réchauffés soit par des résis- Chez l'homme, ce syndrome est caracté- une concentration fractionnaire en azote
tances électriques placées dans le masque risé par des nausées, des vertiges, des égale à cinq pour cent, la plupart des
symptômes cliniques sont atténués chez
l'Homme au moins jusqu'à 450 mètres de
profondeur. L'hydrogène présente aussi
des avantages dans les mélanges respira-
toires, car son pouvoir narcotique, supé-
rieur à celui de l'hélium, semble dimi-
nuer les symptômes du syndrome
nerveux des hautes pressions. Les
mélanges contenant à la fois de l'hydro-
gène et d'autres gaz diluants, comme
l'hélium, réduisent de façon importante
les troubles neurologiques des hautes
pressions.
Les expériences réalisées chez
l'Homme par la COMEX avec le mélange
5. CARACTÉRISTIQUES PHYSIQUES DES GAZ DILUANTS utilisésen hyperbarie : la masse hydrogène-oxygène ont montré que le
volumique est un paramètre important qui doit augmenter le moins possible avec la pres-
pouvoir narcotique de l'hydrogène est
sion, sinon le plongeur a des difficultés respiratoires ; l'hydrogène est, à ce point de vue,
important pour des pressions par-
supérieur. La chaleur spécifique du gaz diluant fixe les pertes caloriques respiratoires par trop
convection et la conductibilité thermique, celle des pertes par conduction entre la paroi des tielles supérieures à 25 atmosphères et
voies respiratoires et le mélange gazeux respiré. L'hélium sous pression, et plus encore qu'ainsi ce gaz ne peut être utilisé
l'hydrogène, augmentent tous deux ces déperditions caloriques. La mise au point des comme seul diluant de l'oxygène pour
mélanges respiratoires résulte d'un compromis entre ces différents paramètres dont les des plongées supérieures à 250 mètres.
effetsphysiologiques sont souvent contradictoires. C'est avec un mélange hydrogéné que la
COMEX a réalisé la plongée opération- transmetteurs excitateurs diminuent ; nismes du mouvement, et surtout l'hyper-
nelle la plus profonde en mer : la mission parmi ces derniers, Fatiha Zinebi, dans activité locomotrice ; les neuropharmaco-
HYDRAVM, à 530 mètres de profondeur, a notre laboratoire, a particulièrement étu- logues pensent que les monoamines céré-
confirmé que l'on peut utiliser l'hydro- dié l'acide glutamique. En revanche, la brales, famille de composés à laquelle
gène dans les conditions de plongée pression augmenterait la sensibilité- appartient la dopamine, participeraient à
réelle. Cinq plongées humaines en voire le nombre-des récepteurs des neu- l'apparition des symptômes moteurs du
mélange hydrogéné ont déjà été réalisées rotransmetteurs excitateurs. Il en résulte syndrome nerveux des hautes pressions.
par la COMEX-la seule à utiliser une hyperexcitabilité des neurones. La pression a aussi deux consé-
aujourd'hui des mélanges hydrogénés En outre, J.-C. Rostain et Jacques quences antagonistes sur la morphologie
dont deux en mélange hydrogène-oxy- Abraini ont montré que les hautes pres- des membranes : par action mécanique,
gène. Au total, 31 plongeurs ont séjourné sions augmentent la concentration céré- elle tend à diminuer le volume des mem-
sous des pressions atteignant, dans cer- brale en dopamine, l'un des principaux branes plasmiques, mitochondriales et
tains cas, 51 atmosphères, et la durée neurotransmetteursqui régissent les méca- synaptiques ; inversement ce volume aug-
cumulée de ces expériences humaines est
égale à 108 jours.
Chez l'Homme et chez les mammi-
fères, les effets de la pression sont diffi-
ciles à dissocier des autres variables, les
pressions partielles élevées ; des
expériences ont montré qu'il existe un
antagonisme entre l'effet narcotique des
gaz diluants et un effet excitateur de la
pression ; examinons les mécanismes cel-
lulaires de ces différents facteurs.

Mécanismes cellulaires

L'activité spontanée des structures


sous-corticales, comme le thalamus,
l'hippocampe ou le noyau caudé, d'ani-
maux placés sous 90 atmosphères
d'hélium, augmente, et cette hyperacti-
vité succède à des décharges paroxys-
tiques enregistrées dans le cortex céré-
bral. On peut aussi enregistrer l'activité
électrique élémentaire des neurones pla-
cés sous pression : pour ce faire, on
incube dans un milieu de survie des
coupes de tissu cérébral et on les dispose
dans un petit caisson hyperbare. Des
micromanipulateurs, commandés de
l'extérieur du caisson, placent des micro-
électrodes au contact des corps cellulaires
des neurones et on stimule par un courant
électrique, soit l'axone lui-même-on
suit alors l'excitabilité intrinsèque des
neurones-, soit les neurones voisins-et
l'on étudie la transmission synaptique.
Les études réalisées par Laurent Fagni
dans notre laboratoire, entre 90 et
100 atmosphères d'hélium, ont révélé
une hyperexcitabilité intrinsèque des neu-
rones et, paradoxalement, une diminution
de la transmission synaptique.
Les neuropharmacologues et les neu-
rochimistes pensent que les symptômes
des hautes pressions (les tremblements,
6. LA TOURELLEDE PLONGÉE (hautede 3,5 mètres environ) est le refuge de l'océanaute
les contractions musculaires involontaires,
pendant toute la durée de sa mission. La pression du mélange gazeux qu'elle contient est
les perturbations du sommeil) seraient liés
équilibrée avec la pression hydrostatique qui règne à la profondeur de l'intervention. Elle
aux dysfonctionnements de la neurotrans- est mise sous pression lorsqu'elle est encore sur le pont du bateau, puis elle est descendue
mission. Sous haute pression d'hélium, la verticalement à l'endroit de la mission. Ramenée sur le navire, la tourelle est généralement
libération des neurotransmetteurs inhibi- connectéeà des caissonsde survie qui permettent aux plongeurs de s'alimenter et de dor-
teurs, par exemple l'acide gamma- mir. Maintenus souspression constante pendant toute la durée de leur mission, les plon-
aminobutyrique ou GABA, et des neuro- geurs ne subissent, qu'à la fin, les longues étapes
de la décompression.
mente en raison de la solubilité des gaz
diluants dans la couche phospholipidique.
P. Weathershy et L. Homer, à Bethesda,
ont montré que cette variation de volume
est proportionnelle au coefficient de
partage des gaz diluants (l'hélium, l'azote
et/ou l'hydrogène) entre les lipides et
l'eau : ces gaz se dissolvent différemment
dans les lipides et dans l'eau, et, en pré-
sence des deux liquides, ils se « parta-
gent ». Or l'azote et l'hydrogène ont un
coefficient de partage respectivement
trois fois et deux fois celui de l'hélium.
Ainsi l'azote se « dissout »le mieux dans
les phospholipides des membranes et pro-
voque l'expansion membranaire la plus
importante. Selon la théorie de K. Meyer,
le pouvoir anesthésiant des gaz diluants
est lié à la dilatation de la membrane
plasmique neuronale : quand la mem-
brane s'épaissit, les mouvements des
ions qui assurent les variations du poten-
tiel transmembranaire des cellules exci-
tables seraient perturbés, les signaux élec-
triques bloqués et les excitations ne
seraient plus transmises, même si le
potentiel transmembranaire de repos n'est
pas modifié. Ce mécanisme expliquerait
pourquoi l'azote-le plus soluble dans les
lipides-a l'effet narcotique le plus mar-
qué, et l'hélium le plus faible. Il est éga-
lement possible que la dilatation des
membranes, y compris celle des terminai-
sons synaptiques, perturbe la libération
des neurotransmetteurs.
Inversement, toute réduction du
volume membranaire-sous l'action
d'une pression élevée-accélérerait la
transmission des informations et exciterait
les neurones. Ainsi, la variation résultante
est égale à la différence entre l'augmenta-
tion du volume membranaire due à la dis-
solution des gaz neutres et sa diminution
sous l'effet des hautes pressions hydrosta-
tiques : elle est soit positive, et l'effet pro-
duit est anesthésiant(l'effet narcotique du
gaz prédomine), soit négative, et l'effet
produit est excitateur (l'effet mécanique
de la pression l'emporte). Ces variations
expliqueraient du moins en partie-les
manifestations neurologiques antagonistes
constatées sous haute pression. L'adjonc-
tion d'azote ou d'hydrogène au mélange
hélium-oxygène atténue le syndrome des
hautes pressions, car ces deux gaz, plus
solubles dans les lipides membranaires
7. LA NEUROTRANSMISSION est perturbée par la pression A l'état normal (a), un équilibre
que l'hélium, exercent des effets narco-
règne entre les neurotransmetteursinhibiteurs et excitateurs, et leurs récepteurs membra-
tiques qui s'opposent aux effets excita-
naires ; soushaute pression (b), la concentration en neurotransmetteurs dimiminue, mais la sen-
de la pression totale.
sibilité-voire le nombre-des récepteurs membranaires de certains neurotransmetteurs exci- teurs
tateurs augmente : il en résulte une hyperexcitabilité des neurones. Un second phénomène est Les membranes cellulaires subissent
lié à la dissolution aisée de l'azote dans les phospholipides des membranes cellulaires aussi des modifications de structure. Dans
; le pou-
voir anesthésiantde ce gaz estproportionnel à l'augmentation du volume de la membrane notre laboratoire, Pierre Joanny et Jean
plasmique. L'effet global de la pression est soit excitateur si la pression l'emporte (c, au Steinberg ont constaté que des réactions
milieu), soit narcotique,si le volume des membranes augmente suffisamment (c, à droite). en chaîne de peroxydation des lipides se
déclenchaient dans le tissu cérébral
exposé à de hautes pressions d'hélium,
même lorsque la pression partielle d'oxy-
gène est quasi normale. La couche phos-
pho-lipidique des membranes cellulaires
serait ainsi altérée sous haute pression.
A ces altérations des membranes
s'ajoutent des modifications du cytosque-
lette, le squelette des cellules, caractéri-
sées par une diminution de la taille du
nucléole, le siège de la biogenèse des
ribosomes-les ouvriers des usines à pro-
téines-, de la transcription de l'ARN ribo-
somal et du contrôle de la synthèse des
protéines. Raymond Seite et ses collègues
du Laboratoire de biologie cellulaire de la
Faculté de médecine de Marseille, ont
observé ces phénomènes chez le rat, sous
des pressions modérées (60 à 180 atmo-
sphères), dans les neurones moteurs des
ganglions sympathiques cervicaux et les
neurones sensitifs du nerf vague. Ces per-
turbations, qui apparaissent en moins
d'une heure, bloquent ou retardent la
division cellulaire. Cela expliquerait les
modifications du métabolisme cérébral,
musculaire et hépatique de l'Anguille
exposée à 101 atmosphères, rapportées
par L. Barthélemy et ses collègues. Chez
cet animal, la consommation globale
d'oxygène diminue, vraisemblablement
parce que les mécanismes énergétiques
cellulaires sont ralentis : la concentration
en adénosine-triphosphate (l'énergie des
cellules) diminue, l'activité de la cyto-
chrome-oxydase (une enzyme mitochon-
driale responsable des oxydations cellu-
laires) ralentit et le métabolisme
anaérobique augmente. Comme les modi-
fications de l'activité nucléolaire, cette
dépression métabolique apparaît au début 8. LA PHYSIOLOGIE DE L'OCÉANAUTE est étudiée au cours des plongées expérimentales en
du séjour sous pression maximale, puis se caisson hyperbare (en haut). Le Centre expérimental hyperbare de la COMEX permet à
stabilise ou régresse après plusieurs jours plusieurs plongeurs de séjourner pendant plusieurs semaines-voire plusieurs mois-sous
despressions qui peuvent atteindre 80 atmosphères.Au cours d'HYDRA IX COMEX (en
d'exposition aux hautes pressions. Les
bas), en mélange hydrogéné, sous une pression maximale de 30 atmosphères,on a mesuré
effets observés semblent davantage liés à la force maximale développée par les muscles respiratoires, la pression artérielle
et le pouls,
la vitesse de compression, élevée dans et l'on a enregistré l'électromyogramme du diaphragme. Les plongeurs étaient alternative-
ces études in vitro, qu'à la valeur absolue ment sujets d'étude et expérimentateurs.
de la pression hydrostatique atteinte.
Les recherches menées depuis une
vingtaine d'années sur le syndrome des voir narcotique inférieur à celui de l'azote, pression maximale que l'homme peut
hautes pressions et sur les modifications leur masse volumique augmente moins supporter, et sur la durée maximale des
des fonctions respiratoires et thermorégu- avec l'élévation de la pression ambiante, séjours hyperbares.
latrices produites par les séjours hyper- ce qui réduit les difficultés respiratoires, On est en droit de regretter qu'en dépit
bares ont montré le rôle important des mais ils ont une forte capacité calorifique de résultats encourageants et de l'avance
variables de l'environnement, notamment qui augmenteles pertesthermiques. scientifique et technologique acquise par
de la composition des mélanges gazeux Malgré l'absence d'incidents majeurs les équipes françaises en ce domaine, des
inhalés. Le mélange hélium-azote-oxygène au cours des plongées expérimentales instances nationales et européennes aient
a réduit certains symptômes du syndrome humaines sous 45 à 50 atmosphères, cer- décidé soit de ne plus soutenir les études
nerveux des hautes pressions, reculant la tains résultats physiologiques (les signes de physiologie humaine hyperbare, soit de
profondeur atteinte à 701 mètres, en plon- de fatigue du diaphragme) et biologiques limiter la profondeur maximale aux alen-
gée expérimentale dans un caisson hyper- (le ralentissement des mécanismes cellu- tours de 50 à 100 mètres. En France, seule
bare. Les nouveaux mélanges hydrogène- laires de synthèse et les modifications des la COMEX exprime la volonté de pour-
hélium-oxygène résultent d'un compromis structures membranaires) laissent planer suivre les expériences hyperbares
entre différents paramètres: ils ont un pou- un doute à la fois sur la limite de la humaines à grande profondeur.
LHOMME prévention au cours de la mission. La
méthode la plus courante consiste à intro-
duire la partie inférieure du corps dans un
DANS L'ESPACE
caissonqui provoque le retour du sang vers
les membres inférieurs par dépression :
c'est la méthode LBNP, de l'anglais Lower
Jacques Seylaz Body Negative Pressure. En absorbant de
grandes quantités d'eau et de sel, I'astro-
naute parvient également à rétablir une
rétention d'eau et un volume plasmatique
La conquête
de l'espace par orbital ; elles sont effectuées aujourd'hui presque normaux.
l'homme est un défi technologique, mais dans Spacelab,le laboratoire a bord de la
aussi un pari sur les capacitésd'adaptation Un
navette américaine, et surtout dans la sta- autre effet apparaît lors des
physiologique de l'organisme humain à tion orbitale russe Mir, en orbite depuis séjours en microgravité. Le voyage de
l'environnement spatial. Quelles sont les février 1986. Guerman Titov, à bord de Vostok 2, le
contraintes de cet environnement ? Une 6 août 1961, est le premier vol de longue
Le
mission spatiale se compose de trois premier effet (et le plus spectacu- durée : il dure un jour, une heure et
phases : le lancement, la mise en orbite et laire) de la microgravité sur le corps 18 minutes (celui de Youri Gagarine n'est
le retour. Au cours du lancement, I'astro- humain est le gonflement du visage, déjà que d'une heure et 48 minutes). Titov
naute subit de fortes accélérations(de trois observé lors des vols balistiques. En éprouve des malaises,des nausées, et se
à cinq fois l'accélération gravitationnelle) ; l'absence de gravité, les fluides de l'orga- sent désorienté Il ressent le « mal de
puis lors de la mise en orbite du vaisseau, nisme-le sang en particulier-ne sont l'espace», qui n'est pas sans rappeler le
l'astronaute doit supporter ce qui caracté- plus attirés vers le bas du corps ; la masse mal de mer.
rise l'environnement spatial, c'est-à-dire sanguine atteint le cerveau aussi facile- On sait désormais que ces troubles
l'absence (presque totale) de pesanteur, la ment que les jambes, sanseffort de la part proviennent de contradictions entre les
microgravité. L'habitacle de l'astronaute du coeur. Aussi le coeur propulse-t-il un messagessensoriels.L'homme s'oriente en
constitue un abri contre les autres compo- excès de sang vers la tête, ce qui pro- interprétant les messages des récepteurs
santes du milieu spatial, telles que les voque le gonflement observé. situés dans l'oreille interne, dans l'oeil et
radiations, les variations de température et Les récepteurs sensibles à la pression dans les organes du toucher. Les récep-
le vide : la température est maintenue et au volume sanguin réagissent à la redis- teurs les plus sensiblesà l'accélérationgra-
constante et l'astronaute respire une atmo- tribution des fluides : ils diminuent les vitationnelle sont les otolithes de l'oreille
sphère de même composition et de même concentrations plasmatiques en vasopres- interne : ces agglomérats de petits cristaux
pression que sur Terre. Lors du retour sine (l'hormone qui déclenche la contrac- détectent les mouvements de rotation par
enfin, t'astronaute connait à nouveau de tion des artères et l'élévation de la pression rapport à l'axe vertical. D'autres capteurs
fortes accélérations, et reprend contact sanguine),en rénine (l'hormone qui régule présents dans les muscles sont sensiblesà
avec la pesanteur. la circulation des fluides) et en aldostérone l'étirement et à l'effet d'une force, notam-
Au début de ta conquête spatiale, les (I'hormone qui contrôle l'élimination de ment du poids. En l'absence de gravité,
effets des fortes accélérations sur l'orga- l'eau et du sel par les reins) ; en bref, ces ces différents capteurs perdent toute réfé-
nisme humain ont été étudiés à l'aide récepteurs réduisent la teneur en sodium rence de la verticale.
d'avions de combat et de centrifugeuses. des liquides de l'organisme. Ces effets ont Un des objectifs des neurosciencesest
En revanche, les effets de la microgravité des conséquences sur la fonction car- de comprendre le processus d'orientation
étaient inconnus. La gravité est un élé- diaque-le rythme des contractions et le et de représentation mentale de l'espace,
ment invariable de l'environnement ter- débit sanguin sont modifiés-, ainsi que et de définir le rôle du champ de gravité.
restre, et, hormis les expériences réalisées sur la fonction rénale-l'élimination de Les missions spatiales de longue durée
au cours de vols paraboliques, il est l'urine augmente. montrent que, après une période d'adap-
impossible de simuler sur Terre son La diminution du travail musculaire et tation au cours de laquelle l'astronaute
absence prolongée. Par conséquent, les la baissedu poids des organes affaiblissent éprouve le mal de l'espace, le cerveau
vols habités sont l'unique moyen d'étude les contraintes externes sur les veines et remplace la référence gravitationnelle par
des réactions d'adaptation de l'organisme réduisent l'activité du réflexe vasoconstric- la référence visuelle. Toutefois le mal de
à la microgravité ou des troubles qu'elle teur qui, au sol, lutte contre l'accumulation l'espace peut handicaper l'astronaute ; une
provoque. du sang dans les membres inférieurs ; meilleure compréhension de ces effets
Les premiers vols spatiaux habités par n'étant plus sollicités, les systèmes régula- favorisera l'élaboration de moyens théra-
des animaux-des chiens pour les teurs cessent rapidement leur action. Par peutiques pharmacologiques.
Soviétiques et des singes pour les conséquent, lors de son retour sur Terre,
Américains-ont montré que ces animaux t'astronaute en position debout risque de Lors
des vois de plusieurs mois, voire
tolèrent l'apesanteur. Au cours des années subir un malaise dû å une chute de pres- un an, les incidences de l'apesanteur sur le
160, c'est au tour de l'homme de s'envo- sion artérielle et à une baissede circulation squelette et les muscles peuvent devenir
ler pour l'espace.Cependant l'extrême exi- cérébrale. De plus, des mesures ultraso- importantes. La perte de calcium, en parti-
guïté des vaisseaux et la brièveté des mis- nores (échographies) ont prouvé qu'en culier, peut se révéler préoccupante au
sions limitent le nombre de données vol, le volume sanguin diminue après une point de remettre en question le bien-
coricernant les mécanismes d'adaptation. phase d'adaptation rapide. fondé des vols de longue durée tels qu'un
Les véritables recherches biomédicales au II est donc nécessaire de préparer voyage vers Mars. Le calcium est en effet
cours de vols prolongés ont commencé en l'astronaute à son retour sur Terre par des un élément indispensableau bon fonction-
1973, dans Skylab, le premier laboratoire exercices physiques et des méthodes de nement du corps humain : il intervient
Aucun
dans le flux ionique membranaire, la indice n'amenait à supposer, durant les vols. Une autre approche de
contraction musculaire et la transmission o priori, !'existence d'effet de l'apesanteur ces recherches en immunologie est en
de l'influx nerveux. sur le système immunologique, mais des cours : elle consiste à exposer directement
Le système musculaire s'adapte rapi- expériences ont montré l'existence de cer- des cellules, des lymphocytes T, à la
dement et de façon plus ou moins taines modifications. Malgré une variabilité microgravite.
durable. L'absence de gravité et de mou- entre les individus, on observe en général,
Les
vement durant les vols spatiaux provoque après le vol, une diminution de la réponse missions spatiales ont prouvé la
une atrophie musculaire qui se manifeste prolifératrice des lymphocytes T les cel- grande capacité d'adaptation de l'homme
par une diminution de la force et une pro- lules qui s'attaquent aux corps étrangers microgravité. Qu'en sera-t-il lors
à la de
pension å la fatigue. En particulier, l'atro- de l'organisme ; puis cette réponse missions plus longues (un voyage aller et
phie des muscles antigravitaires, qui sup- revient à t'état initial dans les 7 à 15 jours retour vers Mars durera deux ans) ?
portent le poids corporel sur Terre, est suivants. La sécrétion de certaines Quelles seront les modifications subies
décelable dès la première par le système cardiovascu-
semainede vol. Les causesde laire au bout de cette
ces transformations peuvent période ? Jusqu'à quel degré
provenir de divers facteurs, gêneront-elles le bon dérou-
mécaniques, hormonaux ou lement du retour sur Terre ?
vasculaires. Pour pallier le La fragilisation du squelette
déficit musculaire, l'équipe et de la fibre musculaire
médicale élabore un pro- sera-t-elle réversible ? Seuls
gramme optimisé d'exercices les vols habités de longue
musculaires ; lors du choix durée répondront à ces
des exercices, le principal interrogations.
souci est d'économiser le En outre, deux autres
temps, extrêmement pré- facteurs pourraient entraver
cieux, des astronautes. le bon déroulement d'un
Quelles sont les cons6- voyage interplanétaire : le
quences de la microgravité premier est l'existence de
sur les os ? Le squelette est la rayonnements importants
structure mécanique qui lors des éruptions solaires,
assure la vie dynamique sur contre lesquelles l'astronaute
Terre pour l'homme et l'ani- n'est pas complètement pro-
mal. Sur Terre, l'os est cons- tégé. Le deuxième facteur est
tamment renouvelé (le sque- d'ordre psychologique :
lette est entièrement recyclé l'équipe d'astronautes forme
tous les cinq ans environ) : une micro-société qui est
une activité de résorption confinée dans un univers clos
osseuse accompagne une et où l'apparition de tensions
activité de reconstruction, la peut nuire au travail du
structure et la masse totale du groupe.
squelette n'étant pas modi- De plus, l'isolement des
fiées. La microgravité entraîne astronautes est aggravé par
une déminéralisation osseuse les délais de communication
dans les os dits porteurs (les avec t'équipe terrestre. Ainsi
os n'étant plus sollicités)due, un signal transmis ã partir
entre autres, à l'augmentation d'un vaisseau en orbite
de l'excrétion urinaire de cal- autour de Mars atteindra la
cium. La masse osseuse est Terre en dix minutes, et le
redistribuée de la même décalage entre une question
manière que les fluides de Dans l'espace, l'homme doit s'adapter à la microgravité. et la réponse sera de
l'organisme : elle est présente Jean-Loup Chrétien prend ici son déjeuner, à bord de 20 minutes. Si ce délai
en plus grande quantité dans Saliout-7, lors d'une mission en 1982 (189 heures de vol). aggrave l'isolement des
la partie supérieure du corps. astronautes, il constitue éga-
On note également une diminution de la cytokines, médiateurs de la réponse lement un argument en faveur des vols
densité osseuse chez l'animal, parfois chez immunitaire, et l'expression de récepteurs habités : en cas d'urgence, un homme
l'homme. Ces anomalies sont proches de à la surface des lymphocytes T sont égale- présent dans un vaisseau au voisinage de
celles rencontrées dans l'os vieillissant, ment modifiées. Mars pourrait réagir plus rapidement
mais on n'en connaît pas parfaitement les La difficulté de cette étude réside dans qu'une machine qui attend des instruc-
mécanismes. la détermination des contributions respec- tions de la Terre
Cependant les pertes osseuses sem- tives de la microgravité, du confinement et
blent limitées au cours des vols de longue du stressdu retour. II importe de détermi- JacquesSeylazestdirecteur
durée, sans doute en raison des méthodes ner si ces modifications peuvent avoir des de rechercheou CNRS, et président
de prévention (les exercices musculaires) conséquences pathologiques. Jusqu'à pré- du comité Ad Hoc des Sciences de la vie
quotidiennement imposées à t'équipage. sent, peu d'infections ont été observées dans l'espace du CNES.
La vie dans l'eau et dans l'air

Pierre Dejours

A l'ère primaire, certains animaux aquatiques sont Lorsque l'eau et l'air sont en équi-
libre, les pressions partielles de l'oxy-
devenus terrestres, ce qui a entraîné des modifications gène dans chacun de ces milieux sont
identiques ; mais les concentrations
si profondes que, pour le physiologiste, la division d'oxygène sont tout à fait différentes,
l'air contenant beaucoup plus de molé-
des animaux en Aquatiques et Aériens est fondamentale. cules d'oxygène (02) que l'eau. En
quelque sorte, on peut dire que l'oxygène
est beaucoup plus « soluble » dans l'air
L'écophysiologie traite de ordres : d'abord les différences relatives que dans l'eau. Certes, il n'est pas habi-
J l'adaptation des êtres aux propriétés respiratoires de l'eau et de tuel de parler de solubilité de l'oxygène
vivants à leur milieu ; l'air, c'est-à-dire leurs propriétés vis-à- dans l'air ; c'est une des raisons pour les-
est-il un problème d'éco- vis de l'oxygène et du dioxyde de car- quelles, en biologie, on fait de plus en
physiologie plus difficile bone, ces corps qu'il est convenu d'appe- plus souvent usage du terme de capaci-
et plus important que celui posé par la ler les gaz respiratoires même lorsqu'ils tance pour caractériser la relation, quel
nécessaire adaptation de certains animaux ne sont pas à proprement parler à l'état que soit le milieu, qui existe entre la
aquatiques au moment où ils ont com- gazeux. Nous nous pencherons ensuite variation de la concentration de l'oxy-
mencé à vivre dans l'air ? Nombreuses en sur les propriétés mécaniques de ces gène (ou du dioxyde de carbone, de
effet sont les fonctions vitales, comme la milieux, essentiellement la viscosité et la l'azote, etc.) et la variation de sa pression
respiration, la circulation ou le développe- densité et, enfin, sur les propriétés qui partielle ; la capacitance se définit
ment du squelette, qui sont profondément assurent la dissipation de la chaleur. comme le rapport de ces deux quantités :
marquées par certaines des propriétés du elle mesure la capacité d'un milieu à
milieu dans lequel vivent les animaux. Les milieux respiratoires contenir un gaz, en fonction de la pres-
Que s'est-il passé chez nos lointains sion partielle de ce gaz.
ancêtres qui, il y a 400 millions d'années On sait depuis Lavoisier que les ani- Quelle est l'influence de cette diffé-
quittèrent l'eau, leur milieu originel, pour maux prélèvent de l'oxygène dans l'air et rence de capacitance de l'oxygène, dans
se risquer sur les terres émergées ? Les y rejettent du dioxyde de carbone et que l'eau et dans l'air, sur les animaux aqua-
solutions qu'on peut imaginer en réponse la chaleur animale est produite par un tiques et aériens ? Selon qu'une quantité
à ce problème d'adaptation au milieu ne phénomène chimique, analogue à la com- d'oxygène donnée est prélevée dans l'eau
sont pas entièrement spéculatives, car cer- bustion. C'est à un physiologiste italien, ou bien dans l'air, les variations de pres-
tains animaux amphibies nous offrent tous Spallanzani, qu'on doit la découverte de sion partielles dans ces deux milieux sont
les jours le spectacle de ce qui a pu surve- la respiration des animaux aquatiques. très différentes. Ainsi, quand un animal
nir au Paléozoïque, quand les espèces Les métabolismes producteurs d'énergie aquatique, quel que soit le groupe zoolo-
purement terrestres et aériennes se sont utilisent l'oxygène comme comburant et, gique auquel il appartient, abaissed'envi-
différenciées. comme carburant, des substances orga- ron sept centièmes d'atmosphère la pres-
Dans ce souci de comprendre l'évolu- niques, glucides, lipides, protides ; le sion d'oxygène dans l'eau qu'il exhale, il
tion des êtres vivants, nous sommes résultat de ces métabolismes est la pro- prélève un dixième de millimole d'oxy-
d'abord amenés à comparer l'air à l'eau duction de dioxyde de carbone, d'eau et gène dans chaque litre d'eau respiré ;
alors que, par le passéon a plus volontiers de déchets azotés. l'animal aquatique doit ainsi inhaler dix
comparé les structures anatomiques des Le changement des quantités d'oxy- litres d'eau pour en soustraire une milli-
animaux que les propriétés du milieu où gène et de dioxyde de carbone dans le mole d'oxygène qui diffuse dans le sang.
ils vivaient. Il est une autre tendance que milieu respiré par les animaux s'accom- Comme cet animal, un saumon de
nous éviterons : c'est celle qui consiste à pagne d'un changement de leur concen- quelques kilogrammes par exemple, peut
prendre pour point de départ la physiolo- tration et, par conséquent, de leurs pres- consommer près d'une mole d'oxygène
gie des animaux aériens et notamment de sions partielles, encore appelées tensions. par jour, il doit par conséquentrespirer une
l'homme pour l'unique raison qu'elle est II existe en effet pour chaque corps chi- dizaine de mètres cubesd'eau par jour.
mieux connue que celle des animaux mique-oxygène, dioxyde de carbone, En revanche, l'animal aérien-une tor-
aquatiques et que l'homme a tendance à azote, etc.,-une relation entre sa tue, un canard ou un homme-se trouve
se poser en référence universelle pour concentration, dans l'eau ou dans l'air, et dans un milieu-l'air-qui, à pression
juger des phénomènesde la nature. sa pression partielle. Cette relation existe partielle égale, est beaucoup plus riche en
Les différences physiques de l'eau et pour tout milieu, mais nous ne nous oxygène que l'eau. Cet animal, capable
de l'air qui nous intéressent parce occuperons que de l'eau, et de l'air et d'abaisser la pression d'oxygène de
qu'elles influent de façon prépondérante n'envisagerons pas le cas du sang et des 0,20 atmosphère (air inspiré) à 0, 15 atmo-
sur les animaux qui y vivent sont de trois autres liquides de l'organisme. sphère (gaz expiré), prélève, par litre
d'air, 1,67 millimole d'oxygène, lequel sion totale de dioxyde de carbone du gaz riche en oxygène, ventile peu et la ten-
diffuse dans le sang à travers les mem- expiré sera proche de 0,04 atmosphère. sion de dioxyde de carbone de l'air
branes alvéolaires des poumons. Nous Cet exemple conduit à la loi suivante : exhalé est élevée.
dirons que sa « ventilation spécifique », du fait de la respiration, la diminution de
qu'on appelle encore équivalent respira- la pression d'oxygène dans l'eau ou l'air, Respiration et alcalinité
toire, vaut 0, 6 litre par millimole d'oxy- inhalés et exhalés, est du même ordre de du sang
gène, valeur beaucoup plus faible que grandeur chez le poisson et la tortue, tan-
chez le poisson, où elle est de 10 litres par dis que l'élévation de la pression du La différence notable des tensions de
millimole d'oxygène. dioxyde de carbone n'est que de un à dioxyde de carbone chez les animaux
Cette différence de ventilation spéci- deux millièmes d'atmosphère chez l'ani- aquatiques et les animaux aériens a
fique des animaux aquatiqueset aériens est mal aquatique, mais atteint plusieurs d'importantes répercussions sur l'équi-
absolument générale. Si les valeurs numé- dizaines de millièmes d'atmosphère chez libre acide-base dans le sang de ces deux
riques peuvent varier d'une espèce à l'autre l'animal aérien. En bref, l'animal aqua- catégories d'animaux.
et selon les circonstances, on observe tou- tique qui respire un milieu pauvre en A un certain équilibre acide-base cor-
jours que, pour extraire une quantité don- oxygène ventile beaucoup et la tension de respond une certaine concentration de
née d'oxygène, les animaux à respiration dioxyde de carbone dans l'eau exhalée l'ion hydrogène (proton H+) ; cette
aériennequi vivent dans un milieu riche en est basse, tandis que l'animal aérien, qui concentration est exprimée par la nota-
oxygène, respirent beaucoup moins que les se trouve dans un milieu beaucoup plus tion pH, définie comme le logarithme
animaux aquatiques, dont le décimal changé de signe de
milieu est relativement pauvre la concentration de protons.
en oxygène. Or, la valeur du pH, c'est-à-
L'autre gaz respiratoire dire l'alcalinité du milieu,
est le dioxyde de carbone. détermine l'activité des
Dans l'eau, la solubilité (ou enzymes ; une activité maxi-
capacitance) du dioxyde de male correspond générale-
carbone est beaucoup plus ment à un pH défini. La
élevée que celle de l'oxy- régulation du pH par l'orga-
gène. Par conséquent, I'addi- nisme est de ce fait un pro-
tion de 0, 1 millimole de blème d'importance qui fait
dioxyde de carbone s'accom- l'objet d'un nombre consi-
pagne, dans l'eau, d'une dérable de recherches. A une
variation de pression partielle température donnée, le pH
beaucoup plus faible que du sang de la plupart des
celle qui correspond au prélè- animaux aquatiques et des
vement de la même quantité animaux aériens est à peu
d'oxygène. C'est pourquoi le près le même ; à la tempéra-
dioxyde de carbone est faci- ture de 20 degrés, le pH san-
lement éliminé dans l'eau et guin d'une truite ou d'une
sa pression partielle n'est tortue vaut 7, 8. D'autre part,
jamais très élevée dans le le pH est d'autant plus bas
sang de l'animal aquatique ; que la température est plus
elle n'atteint qu'un ou deux élevée ; chez les mammi-
millièmes d'atmosphère chez fères, y compris l'homme et
l'animal aquatique vivant chez les oiseaux dont la tem-
dans une eaubien aérée. pérature varie entre 36 et
En revanche, en phase 43 degrés sa valeur se situe
gazeuse, la capacitance du entre 7, 3 et 7, 5. Hermann
dioxyde de carbone est la Rahn, de l'Université de
même que celle de l'oxygène ; Buffalo, a consacré de nom-
il en résulte que si en même breux travaux pour établir
temps qu'un animal prélève ces règles à peu près géné-
de l'oxygène dans un litre rales et pour préciser leur
d'air, il y ajoute 1,67 milli- signification physiologique.
mole de dioxyde de carbone, 1. L'ANABAS est un poisson osseux de l'ordre des Perciformes, vivant A un pH donné, corres-
la variation de tension de ce en eau douce dans le bassin du Gange. Cet animal peut vivre un cer- pond un certain rapport de
tain temps hors de l'eau. D'après Régnard, « il peut ramper dans
gaz sera importante, de l'acide carbonique non dis-
l'ordre de 0, 04 atmosphère ; l'herbe humide, aller d'une rivière dans une autre et mêmegrimper socié, H2CO3, et de sa pre-
dans l'air ambiant la quantité aux arbres dans certaines circonstances ». Ce poissonencore
est
mière forme de dissociation,
appelé Perche grimpeuse. Pour respirer dans l'air, I'Anabas est
de dioxyde de carbone est l'ion bicarbonate HCO3-. La
pourvu d'un appareil respiratoire particulier, formé de «lames laby-
extrêmement faible, d'envi- rinthiques » annexées aux branchies. Il existe des poissons de tous concentration de l'acide car-
ron 0, 3 millième d'atmo- ordres qui sont pourvus d'organes aptes a la respiration aérienne : bonique, H2CO3, est directe-
sphère (valeur faible mais vessie gazeuse modifiée, papilles ou diverticules buccaux, pharyn- ment proportionnelle à la
indispensable à la photosyn- giens ou operculaires, etc. Cette figure est tirée de La Vie dans les tension du dioxyde de car-
thèse). Par conséquent,la ten- Eaux, publié en 1891 par Paul Régnard, élève de Paul Bert. bone. Dès lors, puisque la
grâce à un ajustement corrélatif de la
concentration du bicarbonate.
C'est ce type de changement respira-
toire qu'ont dû connaître les animaux qui
sortirent de l'eau, au Silurien et au
Dévonien, à une différence près : I'atmo-
sphère primitive qu'ils rencontrèrent était
sans doute très différente de la nôtre en
ce sens que la pression partielle d'oxy-
gène était beaucoup plus basse que celle
qu'on rencontre actuellement au niveau
de la mer, à savoir 0,2 atmosphère. Mais
cet air contenait 20 à 40 fois plus d'oxy-
gène que l'eau en équilibre de pression
2. TROIS PIONNIERS DE LA BIOLOGIE.L'abbé Lazzaro Spallanzani (1729-1799) découvrit avec lui. Par conséquent, les premiers
la respiration des animaux aquatiques ainsi que la respiration des organeset tissus isolés. Il animaux qui pénétrèrent dans l'atmo-
est aussi célèbre pour ses travaux sur la digestion, sur la vie latente des Rotiferes et leur sphère se trouvèrent dans un milieu beau-
reviviscence,sur la nature de la décharge électrique de la Torpille, poisson cartilagineux. coup plus riche en oxygène que l'eau
Lazzaro Spallanzani occupa durant 50 ans la chaire d'histoire naturelle de l'université de qu'ils venaient de quitter ; nos connais-
Pavie. Paul Bert (1833-1886) publia en 1878 La Pression Barométrique, dans lequel il
sances actuelles permettent de penser que
démontre que la baissede la pression d'oxygène en altitude est la cause du mal des mon-
les poissons, tels les Dipneustes, pourvus
tagnes et que laformation de bulles de gaz est responsabledu mal des caissonsqui affecte
de poumons ou d'un organe qui en fait
plongeurs et ouvriers en grande profondeur. Il a prôné les moyens de prévenir ces deux
office, ont respiré beaucoup moins d'air
maux : pour le premier, l'administration d'oxygène, pour le second, une décompression
lente. August Krogh (1874-1949) est célèbre pour ses travaux sur les mécanismes de la res- qu'ils ne respiraient d'eau, d'où une
piration chez les animaux aquatiques et aériens, pour la découverte du fonctionnement des accumulation de dioxyde de carbone,
capillaires sanguins et des échanges respiratoires dans les tissus (travaux qui lui valurent, laquelle aurait conduit à une acidose
en 1920, le prix Nobel de physiologie et médecine), enfin pour ses vues pénétrantes sur la hypercapnique si celle-ci n'avait pas été
Régulation Osmotique chezles Animaux Aquatiques, ouvrage publiéen 1939. compensée par une augmentation propor-
tionnelle de la concentration du bicarbo-
nate. Au cours du Dévonien et du
tension de dioxyde de carbone est plus aquatiques au premier stade de leur déve- Carbonifère, la tension d'oxygène de
élevée chez l'animal aérien que chez loppement. Ainsi, par exemple, chez les l'air s'est sans doute élevée jusqu'à une
l'animal aquatique (respectivement 0, 03 Amphibiens qui sont d'abord des larves valeur voisine de celle qu'elle a
et 0, 002 atmosphère chez la tortue et aquatiques, les têtards, et qui à l'état aujourd'hui ; vraisemblablement, la ven-
chez la truite à 20 degrés) et que, les pH adulte deviennent pour la plupart des ani- tilation pulmonaire a-t-elle encore baissé,
de leur sang sont voisins, il en résulte que maux aériens pourvus de poumons, le la tension de dioxyde de carbone s'est-
la concentration de bicarbonate est égale- phénomène est plus complexe car, corré- elle encore élevée et la concentration du
ment plus élevée chez le premier que lativement, Grenouilles, Crapauds, etc., carbonate a-t-elle encore augmenté. On
chez le second (voir lafigure 7). De cette ont une respiration cutanée importante et peut sans doute considérer que l'animal
façon, les rapports de l'acide carbonique cette dualité de mode de respiration aérien, comparé à ses ancêtres aqua-
et du bicarbonate et, par conséquent, le aérienne complique le tableau. tiques, se trouve dans un état d'acidose
pH, sont à peu près les mêmes dans les De même, certains Crustacés, par hypercapnique compensée.
deux groupes d'animaux. La question qui exemple le Crabe enragé, si commun sur
se pose alors est : comment les concen- nos côtes, sont immergés à marée haute,
trations de bicarbonate peuvent-elles mais souvent émergés à basse mer. La Propriétés mécaniques :
varier autant ? Il s'agit là du problème de respiration du Crabe immergé ne diffère la viscosité et la densité
la régulation des concentrations respec- pas fondamentalement de celle des de l'eau et de l'air
tives des anions (chlorure, phosphates, Poissons envisagés précédemment ;
etc.), et des cations (sodium, potassium, émergé, il respire moins, car il peut, La viscosité et la densité de l'air sont
calcium, etc.) ; ce problème n'est pas comme nous l'avons vu, prendre une respectivement 60 et 800 fois moins éle-
sans rapport avec celui de l'économie de même quantité d'oxygène avec une ven- vées que celles de l'eau. Les consé-
l'eau, notamment chez les animaux tilation plus faible ; la diminution de la quences sur les fonctions animales (tra-
aériens exposés à un milieu plus ou ventilation fait en sorte que la tension de vail respiratoire, circulation du sang) et
moins sec. Toujours est-il que l'électro- dioxyde de carbone du sang s'élève et sur les structures telles que le squelette,
neutralité du milieu sanguin fait que que son pH s'abaisse ; mais cette acidose sont évidemment très importantes.
l'augmentation des ions bicarbonate doit a tendance, là aussi, comme l'a montré Pour respirer de l'eau ou de l'air, il faut
être compensée. Cette compensation Jean-Paul Truchot à être compensée par faire un travail et dépenser de l'énergie.
résulte en général d'une diminution de la une élévation de la concentration en ions L'animal aquatique respire beaucoup pour
concentration en ions chlorure Cl-. bicarbonate. On peut conclure que, plus obtenir l'oxygène dont il a besoin ; en
Cette différence de concentration en un animal est aérien sous le rapport de sa outre, les valeurs de la viscosité et la den-
ions bicarbonate, si marquée entre les respiration, moindre est sa ventilation et, sité de l'eau sont plus élevées que celles
animaux exclusivement aquatiques ou par conséquent, plus sa pression partielle de l'air, si bien que 10 à 20 pour cent de la
exclusivement aériens s'observe, à un de dioxyde de carbone est élevée ; toute- dépense totale d'énergie de l'animal sont
moindre degré, chez les animaux qui sont fois le pH ne change pas ou change peu utilisés pour la respiration externe. En
revanche, chez l'animal aérien, qui respire car les densités de ces deux liquides sont de petite taille, de façon telle que la pres-
moins qu'un animal aquatique et qui, de assez voisines. Au contraire l'animal sion à l'entrée de l'encéphale soit voisine
surcroît, mobilise un milieu-l'air-peu aérien vivant dans un milieu à faible den- dans toutes les espèces. Le meilleur
visqueux et peu dense, la dépense d'éner- sité relative doit faire face à des pro- exemple de cette proposition est donné
gie nécessaire au travail respiratoire est blèmes hémodynamiques particuliers. II par la comparaison de la pression du sang
moindre. Toutefois, ce gain d'énergie est est nécessaire que la paroi des vaisseaux au niveau du coeur et à la base du crâne
contrebalancé par un autre phénomène : sanguins soit assez épaisse pour résister à chez la Girafe, la Vache et l'Homme.
l'animal aérien, s'il respire un air non la pression mécanique du sang. Ce qui Chez ces trois espèces, la pression du
saturé de vapeur d'eau, comme c'est géné- importe surtout, c'est la pression du sang sang artériel à l'entrée du cerveau est à
ralement le cas, exhale un gaz saturé de à l'entrée du cerveau, organe où le débit peu près la même, bien que la distance du
vapeur d'eau provenant de l'évaporation du sang est toujours élevé. Dès lors on coeurà la tête soit respectivement 165, 65
qui s'opère à la surface des muqueuses comprend que la pression du sang au et 35 centimètres (cette distance chez les
des voies respiratoires exposées au cou- niveau du coeur soit plus élevée chez les plus grandes girafes peut atteindre trois
rant gazeux. Or, l'évaporation d'eau est animaux de grande taille que chez ceux mètres). Pour ce faire, la pression du
dissipatrice d'énergie ; l'évaporation d'un
gramme d'eau consomme 500 calories
environ ; pour un homme vivant dans une
ambiance tempérée à humidité moyenne,
la dépense d'énergie résultant de l'évapo-
ration correspond à quelques centièmes de
son métabolisme.
Les Oiseaux et la plupart des
Mammiferes utilisent cette perte d'énergie
par évaporation d'eau dans les voies respi-
ratoires pour régler leur température cen-
trale (ce n'est pas le cas de l'homme, qui
lutte contre la chaleur par sudation et éva-
poration). Lorsque ces animaux luttent
contre la chaleur, soit parce que l'atmo-
sphère extérieure est chaude et humide,
soit parce que la chaleur naturellement
produite par l'organisme est augmentéedu
fait d'une activité musculaire intense, ils
respirent très vite, et superficiellement.
C'est ce qu'on appelle la tachypnée ther-
mique, dans laquelle un important débit
d'air est ventilé ; cet air se chargeant de
vapeur d'eau par évaporation, assurel'éli-
mination de chaleur (pour autant que
l'atmosphère extérieure ne soit pas trop 3. LA RESPIRATION DU POISSONDE ETL'HOMME. Le Poisson respire par des branchies,
humide : c'est pourquoi la lutte contre la l'eau pénètre par la bouche et est rejetéepar les fentes operculaires; le mouvementde l'eau
chaleur est plus difficile dans les pays tro- se fait à sens unique. L'Homme respire par despoumons, formés de millions d'alvéoles ;
picaux). La dépense d'énergie nécessaire I'air inhalé par le nez ou la bouche est exhalé par les mêmes voies : l'écoulement du gaz est
donc un aller et retour. On a pris dans ce cas les mêmestensions d'oxygène et de dioxyde de
au travail respiratoire des Oiseaux et
carbone dans l'eau et dans l'air : les deux milieux sont ici exactement équilibrés mais ce
Mammiferes peut ainsi être élevée lorsque
n'est pas toujours le cas. Parce que l'oxygène est très peu soluble dans l'eau, le Poisson doit
ceux-ci luttent contre la chaleur. Dans les
respirer beaucouppour y prélever la quantité d'oxygène dont il a besoin ; en conséquence
conditions normales, il n'en reste pas le dioxyde de carbone, substancetrès soluble, n'augmente guère au cours de la respiration
moins vrai que la dépense d'énergie, cor- branchiale alors qu'elle augmente beaucoup plus dans la respiration pulmonaire. On a
respondantau travail de respiration externe représentéen bas les systèmesde circulation sanguine.
pour obtenir une quantité d'oxygène don-
née, est plus faible chez les animaux
aériens que chez les animaux aquatiques
(quelques pour cent de la consommation
d'oxygène totale chez l'homme au lieu de
10 à 20 pour cent chez la truite).

La pression artérielle

Le passagede l'air à l'eau a d'impor- 4. VARIATIONDESPRESSIONS PARTIELLES du dioxyde de carbone et de l'oxygène #Pco2 et
tantes conséquences sur la pression arté- #Po2, exprimées en atmosphères, quand 0,1 millimole de dioxyde de carbone est rejoie
rielle. Chez l'animal aquatique, la pres- dans le milieu ou 0,1 millimole d'oxygène y estprélevée. Le milieu est constitué d'un litre
sion d'une colonne verticale de sang est d'eau ou d'air à la température de 18 degrés. La forte diminution de pression partielle
équilibrée par la pression mécanique de d'oxygène dans l'eau, due à sa faible solubilité explique pourquoi l'animal aquatique doit
l'eau en vertu du principe d'Archimède, respirer beaucoupet dépenserun travail important pour s'alimenter en oxygène.
marquées, et dans un sens favorable à la
circulation du sang dans l'encéphale,
chez les Serpents arboricoles, dont la
position de la tête par rapport au coeur
peut changer considérablement.

Le squelette

Qu'en est-il du squelette ? Les ani-


maux aquatiques ont à peu près la même
densité que l'eau ; il en résulte qu'ils ne
sont soumis à aucune contrainte méca-
nique importante et que celle-ci ne doit
pas changer avec la taille de l'animal
puisque la poussée d'Archimède est pro-
5. PROPRIÉTÉS RELATIVES de l'eau et de l'air concernant les capacitances de l'oxygène et portionnelle au volume de l'animal. Dès
du dioxyde de carbone, l'écoulement des fluideset la dissipation de la chaleur. Les impor- lors, il n'est pas surprenant d'observer que
tantes différences physiques entre ces deux milieux montrent combien le passage de l'eau àle poids du squelette des poissons
osseux
l'air doit modifier les propriétés des organismes vivants.
et des lamproies soit une faible fraction
du poids total et que cette proportion soit
indépendante de la taille de l'animal (voir
sang, à l'origine de l'aorte dans le thorax, aquatiques, ces derniers échappant à la figure 9). Le passage de la vie aqua-
est beaucoup plus élevée chez la Girafe presque toute contrainte hydrostatique tique à la vie aérienne s'accompagne de la
que chez la Vache, et chez cette dernière grâce à la poussée d'Archimède. Les disparition de la poussée d'Archimède, et
que chez l'Homme (voir la figure 8). pressions du sang se rangent selon l'ordre l'action sans restriction de la pesanteur
Un autre exemple d'adaptation circu- décroissant : Serpents arboricoles, sur les structures de l'organisme se traduit
latoire aux conditions ambiantes a été Serpents rampants et Serpents aqua- par une différence du développement du
décrit par R. Seymour et H. Lillywhite. tiques. En outre, les réactions au change- squelette chez les animaux aériens.
Ces deux chercheurs ont comparé la pres- ment de position, par basculement de A poids corporel égal, le développe-
sion artérielle au centre du corps chez des l'animal de la position tête en haut à la ment relatif du squelette est plus élevé
serpents arboricoles, rampants ou bien position tête en bas, sont beaucoup plus chez l'animal terrestre que chez l'animal
aquatique. Chez les Mammifères terrestres
eux-mêmes, les gros animaux sont davan-
tage soumis aux contraintes gravifiques
que les petits animaux ; chez un éléphant
de six tonnes, la masse du squelette repré-
sente près de 20 pour cent du poids total
du corps, alors que chez une musaraigne
de cinq grammes, le squelette ne pèse que
0, 2 gramme, soit quatre pour cent du poids
total. Toutes les mesures du développe-
ment relatif du squelette montrent que,
chez les gros Mammifères terrestreset les
gros Oiseaux, le squelette est massif et
puissant alors que chez les petits animaux,
il est gracile et ténu. Il est vraisemblable
que la contrainte représentée par l'action
de la pesanteur a limité le développement
des animaux terrestres ; la masse du plus
gros mammifère terrestre (le Mammouth)
atteignait une vingtaine de tonnes ; le plus
gros Mammifère terrestre actuel (I'Élé-
phant) pèse 11 tonnes, alors que la masse
de la plus grosse baleine, la Baleine bleue,
atteint 200 tonnes.
D'ailleurs, ces caractéristiques du
développement du «squelettes», défini
la charpente qui assure la forme
6. LE PH DU SANG varie en fonction de la température dans la même proportion que le pH comme
des animaux, sont générales. Elles sont
de l'eau. Le pH du sang des animaux considérésvarie avecla température parallèlement à
la variation du pH de l'eau ; toutefois le pH des animaux est toujours supérieur à celui de vraies non seulement du squelette propre-
l'eau, c'est-à-dire qu'il est alcalin ; mais la différence entre le pH du sang des animaux et ment dit des Mammifères et des Oiseaux
celui de l'eau est a peu près constante : on dit que les animaux, qu'ils soient aériens ou mais aussi du développement de la
aquatiques, ont une alcalinité relative constante. Cette notion est tirée des travaux de coquille des Escargots, de l'exosquelette
H. Rahn, R Reeveset B. Howell. ou cuticule des Araignées, de la coquille
des oeufs d'Oiseaux. Hermann Rahn et
Charles Paganelli de l'Université de
Buffalo et Amos Ar de l'Université de Tel
Aviv ont montre comment le poids, la
porosité, l'épaisseur de la coquille d'oeuf
varient chez des animaux de taille diffé-
rente pour satisfaire les besoins d'oxygène
de l'embryon et la perte d'eau par évapo-
ration, et pour résister aux contraintes
mécaniques auxquelles l'oeuf est soumis,
contraintes dues à son propre poids et au
poids du parent qui couve. Un oeuf à paroi
trop mince se briserait, mais si la paroi
était trop épaisse, la diffusion de gaz res-
piratoires serait inefficace, et l'animal ne
parviendrait pas à briser sa coquille. Chez
un Oiseau mouche de quelques grammes,
l'oeuf pèse 0, 5 gramme et sa coquille ne
pèse qu'une vingtaine de milligrammes,
c'est-à-dire environ quatre pour cent du
poids de l'oeuf. En revanche, pour
l'Aepyornis, oiseau géant de plusieurs
centaines de kilogrammes, qui vécut
jusqu'au Quaternaire et dont on trouve
des fossiles à Madagascar, l'oeuf pesait
plus de neuf kilogrammes et sa coquille
1,5 kilogramme ; la coquille représentait
donc plus de 16 pour cent du poids de
l'oeuf. Ainsi la proposition suivante peut 7. L'AIR contenant beaucoup plus d'oxygène à l'état gazeux que l'eau à l'état dissous, le
être retenue : plus l'animal aérien est volume d'air respiré par la tortue est bien inférieur au volume d'eau respiré par la truite. Il
grand, plus son « squelette » est développé. s'ensuit que la concentration (ou la pression partielle) de gaz carbonique est beaucoup plus
forte dans le sang de la tortue que chez la truite. Pour que le pH garde à peu près la même
La dissipation valeur aux réactions enzymatiques dans l'organisme, la concentration en ions
bicarbonate (HCO3-) augmente concurremment. Ce phénomène se reproduit à chaque fois
de la chaleur qu'un animal amphibie passe del'eau dans l'air.
Les propriétés de l'eau et de l'air
concernant la dissipation de la chaleur
sont très différentes. Ici encore, les consé- ou poïkilothermes. Les animaux aqua- ture proche de celle du milieu ambiant ;
quencesphysiologiques de cette différence tiques sténothermes,qui par définition ont en revanche, l'élévation thermique est
sont importantes. Tout animal produit de une température corporelle qui ne varie mesurable chez les gros reptiles.
la chaleur ; en fait, il produit surtout de la que dans des limites étroites, ne maintien- Sans nous engager dans un problème
chaleur, car le travail mécanique, le travail nent celle-ci qu'en restant dans des eaux d'évolution particulièrement délicat et
chimique, la production d'énergie élec- dont la température leur est propice ; leur débattu, signalons toutefois qu'on consi-
trique (poissons électriques), d'énergie régulation thermique est une affaire de dère généralement que l'homéothermie
lumineuse (bioluminescence), le travail comportement : c'est le cas du Saumon du (le maintien de la température du corps à
nécessaire à la régulation des concentra- Pacifique qui préfère l'eau à 14 degrés. une valeur constante) est apparue au
tions ioniques dans l'organisme ainsi Au contraire, les animaux aériens Mésozoïque chez certains gros Reptiles,
qu'entre l'organisme et son milieu, sont vivent dans un milieu dont la capacité et aujourd'hui disparus, mais dont les des-
obtenus par des réactions à faible rende- la conductibilité caloriques sont faibles : cendants sont les Oiseaux et les
ment, n'atteignant que 20 à 30 pour cent, l'air est un bon isolant calorique. Dès Mammifères, les deux classes de
dans les meilleurs cas. La plus grande part lors, le flux de chaleur à travers la peau, Vertébrés à température centrale
de l'énergie dépensée pour assurer ces laquelle est souvent doublée de graisse, constante. Les homéothermes sont encore
activités apparaît donc sous forme de cha- de plumes, de fourrure ou de pelage, est appelés endothermes, car leur tempéra-
leur. Celle-ci est rapidement dissipée chez peu élevé, et le degré thermique dans les ture centrale, élevée par rapport à celle
les animaux aquatiquespuisque la capacité régions profondes des animaux aériens, du milieu, résulte de leur forte production
et la conductivité caloriques de l'eau sont dans leurs viscères, dans ce qu'on appelle de chaleur et de leur propre régulation
élevées. Sauf pour deux cas, sur lesquels le « noyaux, est plus élevé que la tempé- thermique ; on les appelle endothermes
nous reviendrons, les animaux aquatiques rature ambiante. Cette élévation ther- par opposition aux animaux aquatiques,
ont à peu près la même température que mique est certes faible chez les petits ani- les ectothermes, dont la température du
l'eau où ils vivent ; leur température cor- maux, à faible métabolisme, tels que les corps est imposée, comme nous l'avons
porelle leur est imposée, de l'extérieur, par Serpents et les petites Tortues ; en effet, vu, par celle du milieu où ils vivent.
la température de l'eau ; si la température leur rapport surface/volume est grand et, La différence fondamentale des pro-
de l'eau varie, celle du corps varie aussi. comme les échanges se font en surface, priétés dissipatrices de la chaleur de l'eau
On dit que ces animaux sont ectothermes les petits animaux gardent une tempéra- et de l'air est illustrée par l'observation
nous apprend que les baleines sont des
Mammifères terrestres qui se sont adap-
tés à l'eau, et ont pris une forme qui rap-
pelle celle des poissons, au point d'avoir
été considérées comme tels jusqu'au
XVIIIe siècle. Pourvues d'épaisses couches
de graisse, elles peuvent vivre dans l'eau
glacée ; en réalité, seule une petite partie
du volume total de la Baleine, à savoir les
viscères et le cerveau, se trouvent à tem-
pérature constante. La plus grande partie
de leur corps, formée de graisses et d'une
peau très épaisse, est à une température
beaucoup plus basse.
Une autre exception est fournie par
quelques espèces de Thon chez lesquelles
8. LA PRESSION MOYENNE la température des muscles de la nage et
DU SANGaortique est indiquée à la sortie du cceur ; elle est expri-
mie en millièmes d'atmosphère.Les nombres situés au niveau de la tête indiquent la pression celle du cerveau et des yeux est réglée
du sang dans les artères à l'entrée du cerveau. La pression du sang est mesurée à l'aide d'un entre 25 et 30 degrés alors que la tempé-
cathéter introduit par voie artérielle rétrograde jusqu'à l'origine de l'aorte
et relié à un e7ectro- rature ambiante varie entre 5 et 30 degrés.
manomètre. La pression du sang dans la tête est calculée en soustrayant de la pression aor- Mais ces organes relativement homéo-
tique la pression du sang existant entre le cerveau et le coeur (en tenant compte de la différence thermes ne représentent là aussi qu'une
de niveau des deux organeset de la massevolumiquedu sang égaleà 1,055). La pressionà la faible proportion de l'organisme entier.
sortie du cœur estbeaucoupmoins élevéechezla Girafe que chezh Vache,et chez cetteder- Malgré ces exceptions, il n'y a guère
nière que chezla femme. En revanche, les pressions à l'entrée du cerveau sont voisines. de doute que l'homéothermie, telle
qu'elle existe chez les Oiseaux et les
Mammifères, s'est développée chez des
suivante. Chez l'homme nu, au repos, 34 à 35 degrés, valeur peu inférieure à animaux aériens, bien protégés contre la
exposé à un air d'humidité moyenne, la celle de la température centrale normale, dissipation de chaleur grâce aux bonnes
neutralité thermique, c'est-à-dire la tem- à savoir 37 degrés. qualités d'isolant thermique de l'air, à
pérature pour laquelle il a une sensation Et les baleines ? Elles semblent respiration pulmonaire relativement
de confort et une dépense d'énergie mini- contredire la règle, car ce sont des faible parce que vivant dans un milieu
male, se situe vers 26-28 degrés. Mais, Mammifères homéothermes qui vivent très riche en oxygène, respiration dont le
dans l'eau, le même résultat n'est obtenu exclusivement dans l'eau, et dans une eau faible débit limite la perte de chaleur qui
que si la température du milieu atteint souvent très froide. Mais la paléontologie résulte de l'évaporation de l'eau par l'air
respiré et, dans une moindre mesure, de
son échauffement.

L'économie de t'eau
et l'excrétion de sels
et de déchets organiques

Les animaux aquatiques semblent dis-


poser de toute l'eau dont ils peuvent avoir
besoin. Toutefois, cette abondance d'eau
peut n'être qu'apparente, car la composi-
tion de l'eau ambiante, qu'elle soit douce,
c'est-à-dire pauvre en sels, ou salée
comme l'eau de mer, diffère de la com-
position du milieu intérieur des animaux :
sang, hémolymphe, liquide interstitiel,
liquide coelomique. Aussi, l'organisme
dispose-t-il de mécanismes qui agissent
pour que, dans le sang, la concentration
totale et celles de ses constituants diffè-
rent de celles de l'eau ambiante.
Chez l'animal aérien, les problèmes de
9. POURCENTAGE PONDÉRALdu squelette chez différents animaux, en fonction de leur
régulation des milieux intérieurs se com-
poids totaL Pour les Lamproies, les Poissons osseux, les Oiseaux et les Mammifères, il s'agit
du squelettedans le sens ordinaire. Pour les Escargots et les Araignées, il s'agit d'exosque- pliquent encore. Le premier problème est
lettes, coquilles et cuticules ; enfin, pour les oeufs d'Oiseaux, il s'agit de leurs coquilles. d'éviter la perte excessive d'eau qui
Dans les deux groupes d'animaux aquatiques, Poissons et Lamproies, le squelette ne repré- conduirait à une dessication mortelle ; il
sente qu'un pourcentage faible et constant du poids total Le squelette est plus important est donc nécessaireque les animaux trou-
chezles animaux aériens,et son importance relative croit avec la taille des animaux. vent assez d'eau et ne la gaspillent pas
par une évaporation démesurée. A duit de l'eau), les substances excrétées, souvent, il apparaît que les observations
l'exception de la plupart des Amphibiens urée, acide urique et sels minéraux doi- sont insuffisantes et l'interprétation som-
qui séjournent dans un milieu riche en vent être rejetées à très forte concentra- maire ou téméraire. On est allé plus loin :
vapeur d'eau et qui peuvent se replonger tion, soit par les fécès, soit par les urines. L. Henderson (1878-1942), physicochi-
dans l'eau s'il en est besoin, les animaux Chez les Oiseaux, dont le produit ter- miste, biochimiste et physiologiste célèbre
aériens sont pourvus de téguments épais, minal du catabolisme protéinique est sur- par ses travaux sur l'équilibre acide-base
cornés, peu perméables, souvent doublés tout l'acide urique, celui-ci est précipité et et sur les propriétés respiratoires du sang,
de phanères, plumes ou poils, qui les pro- éliminé avec les fécès. L'urine des était si frappé par les relations existant
tègent de la déshydratation. Mammifères est souvent très concentrée, entre les fonctions des êtres vivants et les
Un exemple remarquable de protec- les teneurs en urée et en acide urique étant propriétés de leur milieu, par cette harmo-
tion contre la dessication est celui de la très supérieures à celles du sang. En outre, nie de la nature, qu'il n'a pas hésité à ren-
cornée de l'oeil, directement exposée à les oiseaux marins (Cormorans, Pétrels, verser l'ordre des termes et qu'il a parlé
l'air ambiant. Les poissons osseux n'ont Goélands), ainsi que les Tortues, Serpents d'« aptitude de l'environnement à la vie ».
pas de paupières mobiles ; les Vertébrés et Lézards de mer dont certains ne vont à D'ailleurs, au début de son livre The
aériens en sont pourvus. La fermeture des terre que pour pondre et qui ne disposent Fitness of the Environment, paru en 1913,
paupières nettoie la cornée et étale le que d'eau salée, sont pourvus de « glandes il écrit une phrase caractéristique qu'on
liquide lacrymal sur la cornée ; son humi- à sel » situées près de l'orbite, dont le peut traduire ainsi : « L'aptitude, selon
dification assure l'intégrité et la transpa- liquide d'excrétion est évacué soit directe- Darwin, est formée d'une relation mutuelle
rence de ses couches superficielles et per- ment à l'extérieur, soit, plus souvent, dans entre l'organisme et son environnement.
met aussi la respiration de la cornée. En la cavité nasale ou buccale pour être rejeté L'aptitude de l'environnement est un fac-
effet, la cornée n'est pas im- teur tout aussi important que
guée par des vaisseaux san- l'aptitude à laquelle conduit
guins et c'est par diffusion le processus de l'évolution
qu'elle échange l'oxygène et organique ; et, par ses carac-
le dioxyde de carbone avec téristiques fondamentales,
l'air à son contact à la condi- l'environnement tel qu'il
tion qu'elle reste humide. existe est l'habitat le plus
Mais il y a plus : les ani- apte possible pour la vie ».
maux aériens, à la différence Pour le physiologiste, la
des animaux aquatiques, ne grande division du règne
disposent que d'un volume animal en Invertébrés et
d'eau restreint pour rejeter Vertébrés n'est peut-être pas
les sels qu'ils absorbent avec la plus utile. Pour lui, il est
leurs aliments et les produits plus significatif de diviser
de leur métabolisme protéi- les animaux en Aquatiques
nique. Chez la plupart des et Aériens (voir la figure
animaux aquatiques, à 10). Dans l'un et l'autre de
quelques exceptions près, le 10. DIVISION TRANSPHYLÉTIQUE de l'arbre phylogénique du règne ces groupes, on trouve des
produit terminal de la dégra- animal, séparant les animaux terrestres des animaux aquatiques avec Invertébrés et des Vertébrés,
dation des protéines est sur- une frange intermédiaire occupée par les animaux amphibies. mais, comparés aux
tout l'ammoniaque, sub- Aquatiques dont ils descen-
stance hautement soluble dent, tous les Aériens ont les
dans l'eau (la solubilité de ammoniaque ultérieurement. Ces glandes sont capables caractéristiques communes suivantes : 1)
est 700 fois plus élevée que celle du d'excréter le chlorure de sodium à une ils respirent peu ; 2) ils ont une tension
dioxyde de carbone, lui-même 24 fois concentration deux à trois fois supérieure de dioxyde de carbone élevée et un équi-
plus soluble que l'oxygène). Mais dans à celle où il se trouve dans l'eau de mer et libre acide-base rendu très différent par
l'air, la « solubilité », c'est-à-dire la capa- huit à douze fois supérieure à celle où il les termes qui le rendent possible ; 3) ils
citance, de l'ammoniaque est la même se trouve dans le plasma du sang ; ainsi possèdent des structures corporelles
que celle des autres gaz, donc tout à fait peuvent-ils s'adapter au milieu marin. beaucoup plus développées, qu'il
insuffisante pour permettre son élimina- Au terme de cet exposé, il est clair que s'agisse d'un endosquelette, les os, ou
tion en quantité importante par la respira- nous sommes loin d'avoir passé en revue d'un exosquelette, coquille, carapace ou
tion pulmonaire. toutes les adaptations morphologiques et cuticule ; 4) ils sont pourvus de structures
En fait, chez les animaux aériens, fonctionnelles des animaux à leur milieu. et de mécanismes particuliers qui leur
l'azote qui dérive du catabolisme protéi- A coup sûr, on peut remarquer la tendance permettent de résister à la dessication, de
nique est éliminé sous une autre forme téléologique de cet exposé. Mais comment concentrer leurs déchets minéraux et
que l'ammoniaque. On le retrouve sous pourrait-il en être autrement puisque les organiques et d'assurer une certaine com-
forme d'urée, d'acide urique et de sub- fonctions vitales sont nécessairement position totale et ionique de leur milieu
stances azotées peu toxiques. Étant donné adaptées aux propriétés physiques du intérieur. En outre, l'étude de l'adapta-
la faible quantité d'eau disponible pour milieu où les animaux vivent ? On peut tion structurelle et fonctionnelle des ani-
les excrétions chez les animaux aériens, certes contester la subordination que nous maux intermédiaires, ceux qui mènent
qui ne disposent que de l'eau de boisson, apercevons dans les rapports entre fonc- une vie amphibie entre l'eau et l'air, sou-
de l'eau contenue dans leurs aliments et tions vitales et propriétés du milieu. ligne que cette division des animaux en
de l'eau d'oxydation (l'oxydation des Toutefois, cette façon d'aborder les pro- Aquatiques et Aériens est sansdoute fon-
glucides, des lipides et des protéines pro- blèmes a-t-elle valeur heuristique puisque, damentale.
ESPÈCES ADAPTÉES
LES théorie de l'Évolution, a divisé les rivières
d'Amazonie en trois groupes : les rivières
blanches, les rivières claires et les rivières
AUX CRUES D'AMAZONIE
noires. Les rivières blanches, comme
l'Amazone et la Madeira, sont boueuses :
à leur source, elles arrachent aux Andes
Michael Goulding de grandes quantités de limon ; leurs eaux
sont neutres ou basiques, et riches en
nutriments. Les rivières claires, tels le
Tapajos et le Xingu, prennent leur source
Si
vous survolez la forêt tropicale qui tante produite par la rencontredu flux et du sur les plateaux de la Guyane (au Nord
borde les affluents de l'Amazone, durant la reflux), mais aussipar l'eau saléede l'océan. des plaines d'Amazonie) ou du Brésil (au
saison des pluies, vous apercevrez le reflet Comment les végétaux et les animaux Sud-Est); comme l'érosion de ces régions
de votre avion entre les arbres : le miroir supportent-ils de telles variations saison- est faible, ces rivières charrient peu de
géant qui s'étend sous les feuillages n'est nières ? Les plantes, les arthropodes, les sédiments ; elles sont légèrement acides.
qu'une vasteétendue d'eau douce. Pendant reptiles, les mammifères et les poissons Contrairement aux rivières blanches et
six à sept mois par an, les rivièresdébordent vivant dans les plaines inondables présen- claires, les rivières noires prennent leur
et noient plus de 150 000 des cinq millions tent des adaptations originales qui les dis- source dans les plaines. Elles transportent
de kilomètres carrés de la forêt tropicale tinguent de leurs cousins des forêts de peu de sédiments, mais de nombreuses
amazonienne. Le sol est recouvert par dix "terre ferme" (jamais inondées). substances végétales qui leur donnent la
mètres d'eau et, au centre du bassinamazo- teinte du thé. Dans le cas du Rio Negro,
Dans
nien, les eaux s'étalent jusqu'à20 kilomètres le cas des végétaux, un autre une des quatre plus grandes rivières du
des berges. En outre, les forêts bordant facteur a favorisé la diversité biologique de monde, ces substances proviennent de
l'estuaire amazonien sont inondées deux ces régions : la diversité chimique des plantes basses et rabougries-nommées
fois par jour par l'eau douce de l'Amazonie rivières. Au XIXe
siècle, le naturaliste Alfred caatinga, campina ou campinarana-qui
repousséepar le mascaret aa vague défer- Russel Wallace, un des précurseurs de la prospèrent sur les sols sablonneux autour

IGUANECOMMUN RUTÉLIDE CEPHALOPTERUS ORNATUS


OUISTITI PYGMÉE

SEMAPROCHILODUS LAMANTIN TORTUE


MATA-MATA cHARAcolDE CHALCEUS
NANNOSTOMUS
(POISSON-CRAYON) DAUPHIN BOTO TORTUEPELOMEDUSIDAE POISSON-DOLLAR
COPELLA LEPORINUS POISSON-CHAT PIMELODUS POISSON-CHAT
CALOPHYSUS
des cours d'eau. De tels sols, contraire- racines aériennes,qui semblent pourtant la d'être décimés par les chasseurs. Les
ment aux argiles de la majeure partie du solution idéale à la faible oxygénation. plaines abritent six espèces de tortues de
bassin amazonien, n'absorbent presque Malgré les inondations et le manque la famille des Pélomédusidés,qui migrent
pas les composés végétaux ; ces demiers d'oxygène durant la moitié de l'année, les vers les forêts inondées pour manger les
sont lessivés et transportés dans les arbres conservent leurs feuilles, et la forêt, fruits et les graines tombés dans l'eau ;
rivières, auxquelles ils confèrent une teinte au-dessus et au-dessous de l'eau, est aussi une de ces espèces, Podocnemis expansa,
brune. Ces rivières noires sont très acides verdoyante que les forêts de terre ferme. est la plus grande tortue d'eau douce au
et pauvres en nutriments. monde. Ces tortues auraient survécu
De
La flore des plaines inondées varie même que les plantes, les arthro- depuis 65 millions d'années en Amazonie
selon le type de rivières : les rivières podes des forêts inondables diffèrent de grâce aux forêts inondées. Les seuls autres
blanches irriguent les forets les plus hautes ceux des forêts de terre ferme adjacentes, grands reptiles adaptés aux forets inon-
et les plus diversifiées, très différentes de tant par leur morphologie que par leur dées sont les Téiidés (des lézards d'un
celles des rivières noires et des rivières comportement. Les crues mettent en pré- mètre de long) et les iguanes. Les ani-
claires. En outre, les espèces d'arbres des sence des animaux terrestres et des ani- maux de ces deux groupes sautent dans
forêts inondables sont voisines mais dis- maux arboricoles : les arthropodes, qui l'eau pour fuir les rapaces.Les Téiidés ont
tinctes de celles des forêts de terre ferme. vivent généralement au sol, grimpent pour
Par exemple, Astrocaryum jauary est le éviter la noyade. Ainsi les coléoptères ter-
type de palmier le plus abondant dans les restres de la famille des Carabidés s'abri- Les forêts inondobles abritent
forêts inondables ; dans les forêts de terre d'innombrables espèces animales qui
tent dans les arbres durant la saison des
ferme, il est remplacé par Astrocaryum vivent dans l'eau ou dons les arbres ;
crues ; ils se sont adaptés à cette vie arbo-
elles semblent héberger la faune
tucumo, qui ne pousse jamais dans les ricole pour survivre.
aquatique et arboricole la plus riche
forêts inondées. De telles homologies indi- Quant aux vertébrés, leur adaptation
de la planète. Malgré le manque
quent l'existence d'adaptations spécifiques aux crues varie selon les espèces. Les d'oxygène dans leurs racines, les
aux plaines inondables, mais on n'a grands reptiles, notamment les crocodiles, plantes des forêts inondables sont
découvert aucune structure universelle : ou caïmans, et les tortues abondaient dans aussi verdoyantes que leurs homo-
notamment peu d'espèces possèdent des les rivières et les foréts d'Amazonie, avant logues des forêts de terre ferme.

LÉZARD
TÉIIDÉ SINGES CACAJAO
TAUPIN OPISTHOCOMUS HOAZIN
ARAPAIMA GIGAS TAMBAQUI BANC DE POISSONS-HACHETTES CTENOLUCIIDAE
POISSON-SOLEIL
POISSON-CHAT BACU CURIMATIDAE DISCUS
adapté leur alimentation au milieu aqua- Plus de 200 espèces de poissons ama- haut des arbres, chutent probablement à
tique : ils plongent à la recherche de mol- zoniens sont frugivores et granivores. Les cause du vent et de la pluie. Les poissons
lusques et d'autres proies, notamment des principaux poissons frugivores sont des insectivores d'Amazonie mesurent moins
crevettes. Characoîdes et des poissons-chats. Durant de 20 centimètres de long. Parmi ces pois-
Les forêts inondées abritent aussi des la saison des crues, ces poissons attendent sons miniatures, certains sont prisés par les
mammifères aquatiques comme les sous les arbres ou nagent à travers les amateurs d'aquarium, comme les pois-
lamantins, qui se nourrissent surtout de broussailles pour chercher leur nourriture. sons-hachettes (Gasteropelecidae), munis
plantes herbacées. Le dauphin boto (Inia Seuls quelques Characoïdes sont équipés de longues nageoires pectorales qui leur
geoffrensis) peuple également Cff foréts ; il de dents suffisamment puissantes pour permettent de bondir hors de l'eau pour
appartient à une famille de cétacés primi- casser des noix. Les poissons-chats avalent gober des insectes.
tifs, les Platanistidés, dont certains le fruit entier, dont les graines, qui passent Les feuilles et les branchages offrent
membres vivent dans les fleuves chinois et à travers leur système digestif sans être également des ressources alimentaires aux
indiens et le long des côtes de l'Argentine. digérées, sont ainsi dispersées. Les pois- poissons de ces forêts. Les feuilles fraîches
Contrairement aux Delphinidés, le boto et sons-chats et les arbres à noix pourraient sont peu consommées, mais les feuilles en
les autres Platanistidés ont un cou et une avoir co-évolué, du fait de leur association décomposition sont appréciées de nom-
tête articulés : leurs vertèbres cervicales ne mutuellement bénéfique. breuses espèces. Dans le Rio Negro, plus
sont pas soudées comme chez les autres Le tambaqui (Colossoma macropo- de 130 espèces de poissons se nourrissent
dauphins. Les botos, presque aveugles, se mum), un Characoïde qui atteint un mètre de détritus végétaux. Le plus curieux de
dirigent à l'aide d'un sonar. Leur capacité à de long et qui pèse jusqu'a 30 kilo- ces détritivores appartient au genre
tourner la tête de droite à gauche leur est grammes, est le poisson frugivore et grani- Semaprochilodus Ce Characoïde possède
probablement indispensable pour se frayer vore le mieux connu du bassin amazo- de petites dents, fines comme des poils,
un chemin å travers le labyrinthe des nien, où il fait l'objet d'un commerce implantées a l'extérieur des lèvres ; celles-
troncs immergés. Ne pouvant tourner la intense. Les larves et les alevins du tamba- ci, retroussées, forment un organe de suc-
tête, le cousin amazonien des Delphinidés, qui vivent dans les plaines inondées par cion qui permet a l'animal de happer les
le dauphin tucuxi (Sotalio fluviatilis), évite les eaux riches en nutriments des Andes. petits détritus issus de la partie immergée
les forets inondées et reste dans les Ces nutriments favorisent la croissance de des arbres, troncs, tiges, branches ou
rivières, les canaux et les lacs. plantes herbacées et la production de phy- feuilles. Ce poisson se constitue ainsi des
Trois espèces de singes quittent rare- toplancton ; le zooplancton se multiplie à réserves de graisse durant la saison des
ment les forêts des plaines inondables, son tour si intensément que les eaux pluies.
révélant un autre type de pression de deviennent aussi épaisses qu'une soupe.
Au
sélection : le ouistiti pygmée (Cebuella pyg- Les tambaquis utilisent alors leurs bran- cours de la dernière décennie, le
maeo) et deux espèces de Cacajoo se can- chies, nombreuses et longues, pour filtrer monde s'est alarmé de ta destruction de la
tonneraient dans les forêts inondables ces eaux et récupérer le zooplancton. Les forêt amazonienne. Pour limiter la défores-
parce que certaines maladies infectieuses et alevins mangent également des petits tation des plateaux, on a proposé de déve-
parasitaires y sont rares. Jeffrey Shaw, des fruits et des graines. A l'âge adulte, vers lopper l'agriculture dans les plaines inon-
Laboratoires Wellcome, a montré que la quatre à cinq ans, les tambaquis migrent dables des bassins des Andes et de
leishmaniose est rare dans les plaines inon- dans les rivières de tous types pendant la l'Amazonie, dont les sols sont plus fertiles
dables des rivières blanches, parce que la saison sèche. Puis ils retournent dans les que ceux des forêts tropicales de terre
mouche qui transmet cette maladie ne vit forêts inondées par les crues, et y passent ferme. Cependant la destruction des forêts
pas dans ce biotope. De même, les mous- six mois à se nourrir. Leurs réserves de inondables menace la biodiversité
tiques qui transmettent la malaria sont graisse les aideront à survivre dans les d'Amazonie. On considère, à tort, que les
généralement absents des plaines inon- rivières durant l'autre moitié de l'année. forets amazoniennes sont identiques ; or
dables des rivières noires, parce que la Les forêts inondées par les marées les essences des forêts inondables sont
pauvreté nutritionnelle et l'acidité de ces abritent moins d'espèces de poissons fru- uniques et irremplaçables. Ces forêts ont
rivières empêchent leurs larves de s'y déve- givores que les forêts inondées continen- probablement été un réservoir génétique
lopper. Ainsi les forêts des plaines inon- tales. Une des espèces les plus abondantes pour les forêts de terre ferme, et non
dables abritent des animaux vulnérables exploite à la fois les marées et les crues l'inverse : les arbres des plaines inondables
aux maladies présentes sur les plateaux. saisonnières : les alevins de Doras dorsolis, survivent en l'absence de crues, comme le
un poisson-chat de grande taille, restent montrent leurs plantations réalisées sur les
Les
poissons forment le groupe de dans les forêts des estuaires, se déplaçant plateaux ; en revanche, les espèces des
vertébrés le plus diversifié et le plus abon- seulement avec les marées, Ils se nourris- plateaux ne supportent pas les périodes
dant dans les forêts inondées : le bassin sent de fruits, de feuilles d'arum et de mol- d'immersion prolongées.
amazonien abrite la faune de poissons lusques. Les adultes vivent dans les rivières Nombre d'espèces animales vivant
d'eau douce la plus riche au monde. On plus en amont, où tes pêcheurs tes attra- dans les forêts inondables sont originales.
estime que près de 3 000 espèces de pent parfois, ainsi que dans les foréts inon- La destruction de ces forets entraînerait
poissons vivent dans cette région, bien dées par les crues saisonnières, où ils man- notamment la plus grande perte de pois-
qu'on n'en ait encore recensé que 1 800. gent des fruits pulpeux. sons d'eau douce de l'histoire de l'huma-
Avec Mirian Leal Carvalho, du ministère D'autres poissons des forêts inondées nité. La perspective de la disparition des
brésilien de l'environnement,
se nourrissent d'insectes arboricoles. Dans forêts inondables fait froid dans le dos,
Ferreira, de l'institut pour la recherche le Rio Negro, nous avons rencontré plus même sous le soleil tropical.
amazonienne de Manaus, j'ai montré que de 80 espèces de poissons qui mangent
le Rio Negro abrite 600 espèces de pois- des arthropodes, notamment des coléo- Michael Goulding travaille
sons, soit plus d'espèces que toute ptères et des araignées. Ces derniers, réfu- à l'alliance pour la forêt tropicale,
l'Amérique du Nord. giés en masse sur les troncs émergés et en à New York
Les poissons intertidaux

Michael Horn et Robin Gibson

Ces poissons vivant dans les zones de balancement La peau des poissons intertidaux est
résistante, car elle supporte les frotte-
des marées sont alternativement ballottés par les vagues, ments répétés contre le fond ou les
roches. Certains poissons (blennies ou
à marée haute, et abandonnés dans des trous d'eau porte-écuelles) n'ont pas d'écailles,
d'autres (gonelles, épinoches) en ont de
ou sur la vase quand la mer se retire. Ils se sont adaptés très petites et d'autres encore (gobies) en
ont de solidement implantées. Beaucoup
à leur environnement inhospitalier. de ces poissons sécrètent un mucus
important qui sert peut-être à lubrifier les
parois du trou qu'ils habitent ou à ralentir
es zones intertidales, c'est-à- maux qui ont si bien évolué qu'ils sont la déshydratation quand ils sont émergés.
dire les bandes côtières parfaitement intégrés à l'écosystème La plupart des poissons intertidaux
découvertes à marée basse, intertidal, où chaque espèce occupe un ont une couleur assurant leur camouflage.
forment niveau et un type d'habitat spécifique. Les poissons plats de plages de sable (les
un habitat rude :
deux fois par jour, la mer On trouve, chez de nombreux pois- plies, les flétans, etc.) sont capables de
s'en retire et l'eau qui reste forme des sons intertidaux, les mêmes spécialisa- changer de couleur en fonction des
mares isolées, s'accumule sousles rochers tions anatomiques que celles de poissons teintes et des motifs du fond sur lequel ils
ou se mêle au sédiment pour former des qui vivent en eaux peu profondes et agi- reposent. Sur les côtes rocheuses et au
bancs de vase ; puis, quand la mer tées, Premièrement les poissons interti- milieu des algues, où les teintes du sub-
remonte, la zone intertidale est à nouveau daux sont petits : ils mesurent rarement strat sont plus variées, les poissons inter-
submergée et en contact avec l'océan. plus de 30 centimètres de long et la plu- tidaux sont également plus bariolés. Ainsi
Tout animal vivant dans la zone interti- part n'atteignent pas 20 centimètres. les coloris des gonelles Apodichthys fla-
dale doit vivre temporairement hors de Cette petite taille leur permet de se glis- vidus et Xererpes fucorum virent-ils du
l'eau ou, au moins, partiellement exposé à ser sous les pierres et de s'introduire dans brun au vert vif et au rouge foncé, selon
l'air ; les périodes pendant lesquelles il les crevasses ou dans les trous, de sorte les algues de leur milieu : ces poissons,
peut se nourrir sont déterminées par le qu'ils risquent moins d'être emportés par qui changent de couleur lentement, tirent
cycle des marées ; enfin, il doit supporter les vagues et les remous ; souvent cette probablement leurs pigments colorés des
les importantes variations chimiques de adaptation est encore favorisée par des invertébrés qu'ils consomment. D'autres
l'eau et la constanteagitation des vagues. caractères tels que la finesse du corps changent de couleur en quelques
On a beaucoup étudié les animaux (pour les gonelles ou les épinoches de secondes pour imiter les rochers couverts
marins sessiles et les animaux qui se mer, par exemple) ou l'aplatissement d'invertébrés sessilesou d'incrustations.
déplacent lentement (balanes, patelles, horizontal (chez les callionymes ou les Beaucoup de poissons intertidaux
bigorneaux), car ils abondent et sont porte-écuelles, notamment). sont plus lourds que l'eau et reposent
faciles à observer, mais la biologie des sans effort sur le fond, où les cachettes
poissons est moins connue parce que les Petits mais denses sont proches et les turbulences moins
poissons se déplacent et se cachent bien. fortes ; leur vessie natatoire (l'organe
Souvent une couleur identique à celle du Outre ces spécialisations globales que plein de gaz que possèdent la plupart des
milieu leur assure un camouflage effi- sont la forme et la taille du corps, de poissons osseux) est atrophiée, voire
cace, et de nombreuses espèces se réfu- nombreuses espèces ont des nageoires inexistante. La lourdeur relative de ces
gient, à marée basse, sous les rochers et tout à fait particulières. Les périoph- poissons explique, en partie, la médio-
les touffes d'algues (certains poissons, talmes, par exemple, se déplacent sur les crité de leurs performances de nage : ils
comme les gobies marcheurs tropicaux, sols émergés grâce à leurs nageoires pec- ne font que de courts trajets, d'un abri à
ou périophtalmes, vivent cependant en torales. Chez d'autres espèces(comme les un endroit où ils se nourrissent.
plein air, sur le sable ou sur la vase). gobies, les porte-écuelles et les limaces
Les études effectuées depuis une de mer), les nageoires pelviennes forment A la conquête de l'air
vingtaine d'années nous ont permis de des ventouses assurant l'accrochage au
mieux connaître ces poissons et de com- fond. Chez les espècesles mieux adaptées A l'occasion des modifications pério-
prendre comment ils parviennent à vivre aux crevasses et aux trous (les épinoches diques du milieu intertidal, les poissons
dans un environnement aussi hostile. Les de mer et certaines gonelles), les sont menacés de déshydratation quand ils
poissons intertidaux sont remarquable- nageoires pectorales et pelviennes sont restent à l'air, et sont confrontés à des
ment bien adaptés à leur milieu ; ce ne atrophiées, et les nageoires dorsale et variations de concentrations en oxygène,
sont pas de malheureuses bêtes piégées anale sont basses, longues et souvent en sel et à des variations de température
par la marée descendante, mais des ani- fusionnées avec la nageoire caudale. qui seraient fatales à d'autres espèces.
Les poissons intertidaux subsistent grâce 90 pour cent et qu'ils supportent de tomiques comme l'épaississement de
à des comportements et à des adaptations perdre jusqu'à 60 pour cent de leur eau l'épiderme et la présence de glandes à
physiologiques spécifiques. Ces adapta- quand l'humidité n'est que de 5 pour cent. mucus, dans la peau, mais les poissons
tions varient selon les espèces, et elles Rares sont les amphibiens qui supportent intertidaux n'ont apparemment aucun
nous aident à déterminer la répartition une telle déshydratation (en fait, certains autre mécanisme physiologique pour
des espècessur la côte. poissons intertidaux, les périophtalmes empêcher ou réduire la déshydratation.
De nombreux poissons intertidaux tropicaux, sont des amphibiens virtuels : Quand on expose ces poissons, vivants
supportent d'importantes déshydratations. contrairement à beaucoup d'espèces ou morts, à l'air, leur masse diminue
William Eger, de l'Université de intertidales, ils s'activent volontiers hors approximativement à la même vitesse, et
l'Arizona, a découvert que certains porte- de l'eau, qu'ils peuvent quitter entre 80 et il semble donc que leur comportement
écuelles du golfe de Californie peuvent 90 pour cent de leur temps). (éviter de se trouver à sec) joue un rôle
vivre jusqu'à 93 heures hors de l'eau Chez certaines espèces, la déshydra- important pour leur survie. La plupart des
quand le taux d'humidité de l'air atteint tation est ralentie par des dispositifs ana- espèces demeurent inactives quand la

1. LES CÔTESROCHEUSES, avec leurs mares, flaques, trous d'eau, sonsintertidaux. Cesderniers doivent cependant résister aux vagues
leurs rochers et leurs algues, offrent des habitats variés aux pois- et aux courants de marées.
mer se retire, et les poissons qui s'acti-
vent hors de l'eau, comme les périoph-
talmes, réhumidifient leur peau et leurs
surfaces respiratoires en se retournant
souvent dans l'eau ou en restant à portée
des vagues ou des embruns.
Les variations de la concentration en
oxygène, dans l'environnement des pois-
sons intertidaux, leur posent un problème :
ils doivent se procurer de l'oxygène même
quand ils restent plusieurs heures hors de
l'eau. La difficulté n'est pas l'absence
d'oxygène, car il y en a bien plus dans
l'air que dans l'eau, mais l'absorption de
l'oxygène atmosphérique : les filaments
branchiaux tendent à s'aplatir dans l'air,
car leurs structures, minces et flexibles,
sont adaptées à la respiration aquatique.
Les périophtalmes, cependant, n'ont pas
ce problème : leurs filaments branchiaux,
plus courts et plus épais, ne s'affaissent
pas et laissent passer de l'air. En outre, la
plupart des espèces capables de respirer
de l'air présentent d'autres spécialisations,
notamment un nombre accru de vaisseaux
sanguins dans la peau et dans les
muqueusesde la bouche et du pharynx.
Chez ces espèces,la fréquence respira-
toire dans l'air est presque égale à la fré-
quence respiratoire dans l'eau. Par ailleurs,
Christopher Bridges, de l'Université de
Düsseldorf, a mesuré les concentrations en
lactate dans le sang et les muscles des
espècesintertidales, et il a montré que le
métabolisme anaérobie(le métabolisme où
n'intervient pas directement l'oxygène)
n'augmente pas quand les poissons sont
exposés à l'air ; autrement dit, la quantité
d'oxygène acheminée vers les cellules ne
diminue pas notablement quand les pois-
sonssont obligés de respirer de l'air, et ils
peuvent rester émergés sans que cela ne
change grand chose à leur métabolisme.
Les poissons qui vivent dans les trous
d'eau situés bien au-dessus du niveau des
marées basses rencontrent d'autres pro-
blèmes respiratoires : la photosynthèse
des algues qui poussent dans ces trous
d'eau et la respiration des animaux et des
végétaux qui y vivent provoquent
d'importantes fluctuations quotidiennes
des concentrations en oxygène et en
dioxyde de carbone dissous : pendant la
journée, la photosynthèse produit des
quantités d'oxygène qui peuvent dépasser
les besoins des poissons ; l'eau contient
alors beaucoup d'oxygène et peu de
2. DE LA MÊMECOULEUR que le milieu où ils vivent, les callionymes du genre Clinocottus
dioxyde de carbone. Puis, au cours de la
(en haut) et les gonelles comme Xererpes fucorum (en bas) sont protégés des prédateurs ;
derrière eux, on voit respectivement une éponge et une touffe d'algues. Ces camouflages nuit, la photosynthèse cesse et la situa-
sont fréquents parmi les poissons des mares d'eau salée isolées à marée basse. Les callio- tion s'inverse : la respiration des animaux
nymes,au moyen de cellules pigmentaires spéciales, peuvent changer de couleur pour imi- et des plantes épuise les réserves d'oxy-
ter le décor qui les entoure ; les gonelles tirent vraisemblablement leur couleur verte des gène et produit du dioxyde de carbone.
invertébrés qu'elles consomment. Le callionyme a été photographié par Anne Wertheim Pendant la journée, les poissons des
dans son habitat naturel, et la gonelle, dans un aquarium, par l'un d'entre nous (M. Horn). trous d'eau ne semblent pas profiter de
l'abondance d'oxygène pour en consom- végétation), dans un territoire qu'il défend certaines espèces utilisent des phéro-
mer davantage, mais la nuit, quand l'oxy- avant et après la ponte ; puis il attire vers mones (des signaux olfactifs spécifiques)
gène se raréfie, certaines espècesréduisent ce site une ou plusieurs femelles qui pour communiquer entre sexes.
leur consommation. Quand l'oxygène déposent chacune un lot d'oeufs ; le mâle Collés au nid (dans la majorité des
devient très rare, certains poissons montent féconde les oeufs et, en général, s'en cas) ou agglutinés les uns aux autres en
s'oxygéner à la surface en ventilant leur occupe jusqu'à l'éclosion. Ayant à choisir une masse flottante, les oeufs sont tou-
branchie grâce au film mince d'échanges et à défendre des sites de ponte protégés, jours gardés par les parents ; le plus sou-
entre l'eau et l'air ; en laboratoire, les pois- les mâles ont des comportements amou- vent, c'est le mâle qui prend soin des
sons qui se trouvent dans des bacs très reux nécessairement spécifiques : ils ne oeufs, mais chez certaines espèces, c'est
pauvres en oxygène sortent parfois de peuvent pas quitter ces sites pour chercher la femelle ou parfois encore les deux
l'eau en grimpant sur des pierres émergées. des partenaires sexuels et doivent les atti- parents. Ces derniers défendent leurs
rer vers eux. Pour attirer les femelles, les oeufs contre les prédateurs et les empê-
Des rencontres difficiles mâles disposent de nombreuses tactiques. chent d'être emportés par la mer.
Les mâles de certaines espèces de blen- Après l'éclosion des oeufs, les larves
Si l'anatomie et la physiologie des nies se font remarquer par leurs mouve- des poissons intertidaux se développent en
poissons intertidaux sont particulières, ments d'invite, et ils incitent les femelles mer ouverte, où elles font partie du planc-
leurs comportements le sont également. à gagner le lieu de ponte par de vigoureux ton. Comment regagnent-elles le rivage ?
Tous ces poissons se reproduisent mouvements de tête ; les femelles sont Cela reste un mystère. Peut-être profitent-
approximativement de la même façon : le attirées par diverses caractéristiques mor- elles des courants de fond qui s'écoulent à
mâle choisit d'abord un site de ponte bien phologiques des mâles comme des crêtes, peu près parallèlement au rivage, car des
abrité (sous une pierre ou au milieu de la des filaments, des coloris spéciaux, etc. et études récentes ont montré que les larves

3. DES POISSONS INTERTIDAUX des côtes californiennes (en haut) et site n'héberge que certaines espècesspécifiques, mais les poissons
descôtes atlantiques françaises (en bas) sont représentés ici à maréeintertidaux ont des caractères anatomiques communs qui leurper-
haute, quand ils s'activent ; à marée basse,quand le niveau de l'eau mettentde se loger dans des espaces restreints et de résister à l'action
baisse ou que l'eau disparaît, les poissons se réfugient dans les des vagues : leur taille est petite, leur corps est mince ou aplati, les
algues ou sous les rochers pour résister aux modifications. Chaque nageoires pelviennes sont atrophiées ou transformées en ventouses.
courte. Certains vieux poissons retrou-
vaient leur chemin après avoir été gardés
jusqu'à six mois dans un aquarium, avant
d'être relâchés.
Chez les callionymes, le sens de
l'orientation semble principalement
fondé sur la vue et sur l'odorat. L'un de
ces deux sens est-il plus important que
l'autre ? Selon G. Craik, un seul de ces
deux sens suffit aux poissons âgés, alors
que les jeunes ont besoin des deux pour
se retrouver.

Marées et rythmes
biologiques

II reste beaucoup à faire pour bien


comprendre cette faculté des poissons
intertidaux, mais de nouvelles techniques,
fondées sur la télémétrie ultrasonique,
permettent enfin de mener des recherches
précises. Par télémétrie, Scott Ralston et
l'un d'entre nous (M. Horn) ont suivi les
déplacements de plusieurs épinoches
Cebidichthys violaceus pendant des
périodes allant jusqu'à deux semaines.Ils
fixèrent un petit émetteur d'ultrasons sur
4. LA RÉSISTANCE A LA DÉSHYDRATATION de certains poissons intertidaux est comparable
la face interne de l'opuscule de chaque
à celle des amphibiens. Les rectangles indiquent la proportion de masseque supportent de poisson, et trois hydrophones, au fond de
perdre les différentes espèces. La résistance a la déshydratation est corrélée avec le niveau l'eau, captaient les signaux ; les signaux
du rivage qu'occupent les diverses espèceset leur degré d'activité à marée basse. Les étaient renvoyés à un récepteur émergé,
périophtalmespeuvent notamment sedéplacer à l'air libre sur la vase. relié à un micro-ordinateur qui calculait
la position des poissons, affichait cette
de poissons y étaient plus abondantesque breuses espèces ont développé un com- position et enregistrait les données.
dans les zones plus turbulentes. Ces cou- portement de retour qui leur permet de Les expériences n'ont pas permis de
rants sont fréquents sur les côtes où la rejoindre à temps un lieu particulier (le déceler un comportement de retour ; les
température et la salinité de l'eau varient plus souvent, c'est un trou d'eau) qui leur épinoches rayonnaient autour de chez
beaucoup en fonction de la profondeur ; sert de refuge (les espècesqui vivent sur- elles sur un territoire de moins de
en général, ils s'écoulent lentement vers le tout sous les pierres ou parmi les algues quelques mètres carrés, et l'espèce s'est
rivage, et l'on suppose qu'ils véhiculent et qui n'ont donc pas besoin de trouver avérée fort sédentaire, les individus
les larves de certains poissons intertidaux de tels sites, sont moins douées à cet n'étant actifs qu'environ cinq minutes
vers leur habitat natal. égard). Cette aptitude à se familiariser par jour, surtout à la marée montante.
En outre Jelirey Marliave, de avec la topographie locale et à retrouver Nous prévoyons d'appliquer la même
l'Aquarium public de Vancouver, a mon- leur abri leur permet aussi, sans doute, de technique à d'autres espèces,et la minia-
tré que les larves de certaines espèces mieux échapper aux prédateurs et au turisation des émetteurs devrait permettre
vivant dans des environnements rocheux déferlement des vagues à marée haute. d'étudier les déplacements de poissons
n'ont pas besoin d'être ramenéesà la côte ; On a surtout étudié le comportement encore plus petits que les Cebidichthys
ces larves, en effet, restent près du littoral de retour des poissons intertidaux sur le violaceus, dont la longueur est comprise
et ne sont entraînées ni vers le large ni le callionyme Oligocottus maculosus. En entre 23 et 41 centimètres.
long de la côte. Chez ces espèces séden- général, on marque un poisson capturé Les poissons intertidaux ont certaine-
taires, les individus de deux populations, dans un site donné (en lui attachant des ment intérêt à « connaître »la phase de la
même assez voisines, ont peu de chances perles de couleur en plastique), puis on le marée afin de synchroniser leurs activités
de se mêler, de sorte que des populations relâche à une certaine distance du lieu de sur le rythme de l'océan. On suppose que
pourraient être génétiquement isolées. capture ; plus tard, on compte le nombre les poissons réagissent directement à des
de poissons marqués qui sont revenus à signaux telles que les variations de tem-
Doux foyer leur site d'origine. C'est ainsi que John pérature, de salinité, de luminosité et
Green, de l'Université de Terre-Neuve, et d'agitation de l'eau, mais un autre méca-
De nombreux poissons intertidaux Gwenneth Craik, de l'Université de nisme joue un rôle important : même en
possèdent un sens de l'orientation très Colombie britannique, ont constaté que aquarium, où ces variations n'existent
développé. Tous doivent périodiquement 80 pour cent des Oligocottus maculosus pas, certains poissons conservent un
se déplacer pour chercher de la nourriture déplacés jusqu'à 100 mètres de leur abri comportement synchronisé sur le rythme
et risquent, au cours de leurs pérégrina- parvenaient à y revenir. Les jeunes pois- local des marées ; ces poissons se repo-
tions, d'être piégés dans un site défavo- sons se perdaient plus que leurs aînés et sent aux heures où la marée est basse et
rable par la marée descendante.De nom- leur mémoire des lieux paraissait plus s'activent quand elle est haute.
Nous ignorons comment un tel rythme problème : au début de leur vie, ces pois- Nous ne connaissons pas encore tous
interne s'établit, mais les expériences de sons sont carnivores, mais ils deviennent les maillons de la chaîne d'adaptations qui
laboratoire indiquent que les changements herbivores stricts en moins d'un an ; ils ont permis à certains poissons de coloniser
de la pression hydrostatique, qui accom- se nourrissent alors de certaines espèces la zone intertidale, et nous constatons sim-
pagnent le flux et le reflux de la marée, en d'algues rouges ou vertes, riches en pro- plement que les espèces qu'on y trouve
sont au moins partiellement responsables. téines ou en glucides. Kevan Urquhart, sont bien adaptées à des conditions très
Comme c'est par la vessie natatoire que de l'Université de Fullerton, a démontré dures : ces poissons résistent à la déshy-
les poissons osseux évaluent la pression que Cebidichthys violaceus ne digère pas dratation, à de brusques variations ther-
ambiante et comme de nombreux pois- les algues en décomposant la cellulose miques et chimiques ; ils sont capablesde
sons intertidaux sont dépourvus de cet par des enzymes spécifiques, mais en les respirer de l'air quand il le faut ; ils ont un
organe, le mécanisme par lequel ils par- retenant longtemps dans son tube digestif régime alimentaire des plus éclectiques et,
viennent à détecter des changements de (une cinquantaine d'heures) : les glucides de surcroît, ils protègent leurs oeufs.
pression aussi lents demeure un mystère. et les protéines sont alors lentement assi- Pour déterminer les relations entre la
Dans la nature, la réaction des pois- milés après l'action des acides gastriques. colonisation de la zone intertidale et la
sons aux mouvements des marées est On connaît encore mal l'impact des sélection naturelle, nous devons chercher
souvent modulée par les variations lumi- poissons intertidaux en tant que préda- quels avantages les poissons trouvent
neuses(l'alternance du jour et de la nuit) teurs sur les populations animales et dans ces zones. Il n'a pas été possible de
et, peut-être aussi, par un rythme circa- végétales des littoraux, mais il semble, prouver qu'il existait moins de compéti-
dien (de période égale à environ 24 que, dans des milieux tels que la Grande tion et de prédation dans cette zone qu'en
heures) d'origine interne. De nombreuses Barrière australienne, les poissons qui se pleine mer. On a souvent prétendu que la
espèces sont de moeurs diurnes, et la vue nourrissent dans la zone intertidale zone intertidale permettait à ses habitants
est sansdoute le sensdominant dont elles constituent le principal facteur détermi- de mieux s'abriter des prédateurs aqua-
dépendent principalement pour mener à nant le nombre et la composition des tiques, mais à marée basse, quand le dan-
bien leurs activités fondamentales : se espèces peuplant ce biotope. Gary ger représenté par ces derniers est mini-
nourrir, se reproduire, échapper aux pré- Grossman, de l'Université de Georgie, a mal, les poissons intertidaux sont exposés
dateurs. La télémétrie ultrasonique nous étudié la consommation des poissons aux attaques des prédateurs terrestres et
facilitera certainement les recherches sur intertidaux sur les côtes rocheuses de aériens. Les avantages et les inconvé-
les rythmes circadiens et le comporte- Californie, et il a conclu que ces poissons nients de la zone intertidale et l'influence
ment de retour des poissons intertidaux. exercent une forte pression sélective sur des divers prédateurs sur sa faune et sa
de nombreuses espèces d'algues et flore sont des sujets d'étude passion-
Un régime éclectique d'invertébrés. Toutefois les résultats de ce nants, mais difficiles ; seules des expé-
type sont rares, car il est difficile d'éva- riences soigneusement préparées et
La zone intertidale est particulière- luer, même en les manipulant, le nombre conduites en milieu naturel feront avan-
ment riche en substances nutritives. A et la répartition des poissons intertidaux. cer nos connaissances.
l'abondance et à la variété des aliments
qu'elle contient (surtout sur les côtes
rocheuses des régions tempérées) corres-
pondent l'abondance et la variété des
consommateurs, chacun mangeant « à la
carte ». Les inter-relations qui détermi-
nent la chaîne alimentaire-déjà com-
plexe dans ce milieu-sont encore com-
pliquées du fait que de nombreuses
espèces changent de régime saisonnière-
ment, d'autres annuellement et d'autres
encore en fonction de leur âge.
La plupart des poissons intertidaux
sont carnivores, mais certaines espèces
sont à la fois carnivores et herbivores ;
quelques-unes sont exclusivement phyto-
phages. Les espèces des mers tempérées
qui se nourrissent surtout d'algues sont
particulièrement intéressantes. Comment
subsistent-elles en mangeant un aliment
aussi pauvre (surtout en protéines) et
dont les parois cellulaires sont en cellu-
lose, quasi inassimilable ? Certains biolo-
gistes pensent que les brouteurs d'algues
ne se nourrissent pas des algues elles-
mêmes, mais des petits organismes qui y
sont fixés. 5. LE RÉGIMEDESPOISSONS INTERTIDAUX est déterminé par la diversité des invertebrés et
L'étude des moeurs alimentaires de des algues vivant sur les côtesrocheuses.Ce graphique, établi à Roscoff, indique la fréquence
Cebidichthys violaceus et d'un autre cal- des divers aliments présents dans l'estomac de cinq espèces intertidales. La plupart se nourris-
lionyme, Xiphister mucosus, a clarifié le sent d'invertébrés, surtout de petits crustacés, mais certaines broutent également des algues.
LA VIE EN MILIEUX inteme de sels ; cette dernière est mainte-
nue à des valeurs très inférieures à celle du
milieu ambiant au moyen d'une excrétion
RICHES EN SELS
active d'ions : un épithélium transporteur
spécialisé, riche en mitochondries et en une
enzyme ATPase, expulse les ions sodium et
Jean-Paul Truchot chlorure vers le milieu extérieur. L'épithé-
lium transporteur est localisé chez l'adulte
dans certaines expansions latérales des
pattes natatoires (les épipodites).
Les
milieux très salés présentent des laires sont ainsi capables de maintenir dans
Certains
conditions de vie réputées difficiles : les leurs liquides extracellulaires une concentra- Métazoaires vivant dans les
concentrations élevées de sels tendent à tion de sel très inférieure à celle du milieu milieux sursalés sont toutefois incapables
affaiblir les interactions électrostatiques qui ambiant. C'est le cas des poissons marins, de lutter contre l'envahissement par les
participent au maintien des structures mais aussi du Crustacé des. salines, Artemio sels. Chez ces animaux, la concentration
moléculaires ; elles menacent donc d'inhi- franciscana, probablement l'espèce animale des liquides extracellulaires reste égale à
ber la fonction des macromotêcutes biolo- la plus tolérante aux milieux sursalés (on dit celle du milieu ambiant ; on dénomme ce
giques et en particulier celle des protéines. aussi halotolérante) : elle peut subsister dans comportement l'osmoconformité. Ainsi, le
Et pourtant des animaux y prospèrent... des eaux de marais salants dont la concen- Mollusque Elysia chlorotica, étudié par
Qu'appelle-t-on un milieu très salé, ou tration osmotique varie entre celle de l'eau S. K. Pierce à l'Université du Maryland,
sursalé ? Sont considérés très salés les de mer ordinaire (une mole par litre) et celle survit en osmoconformité dans un milieu
milieux dont la teneur en sels dissous est correspondant à la saturation en chlorure de où la concentration osmotique peut varier
supérieure à celle de l'eau de mer. Parmi sodium (dix moles environ par litre). Dans de 0, 02 à 2, 4 moles par litre. A quelques
ces milieux, on classe divers lacs salés conti- ces eaux très salées, cet organisme maintient rares exceptions près, les membranes plas-
nentaux de zones désertiques ou sub-déser sa concentration interne entre 0, 35 et miques cellulaires sont très perméables à
tiques tels que le Grand Lac Salé aux États- 0, 80 mole par titre. II existe par conséquent l'eau, mais les changements de volume
Unis, des lagunes maritimes, les marais une différence de concentration osmotique cellulaire provoqués par les mouvements
salants, etc Leurs eaux sont souvent riches considérable entre les liquides intemes et le osmotiques d'eau sont heureusement limi-
en chlorure de sodium, mais il existe égale- milieu ambiant, différence qui devrait favori- tés chez les espèces osmoconformes. La
ment des milieux où dominent les carbo- ser la déshydratation de l'animal par fuite plupart des cellules animales contrôlent en
nates (lacs alcalins de l'Est africain) ou les sul- osmotique d'eau vers l'extérieur (au cours effet leur contenu en solutés osmotique-
fates. Ces milieux, bien que n'occupant que de phénomènes osmotiques, l'eau diffuse à ment actifs, ou osmolytes, de manière à
des espaces restreints à la surface de la pla- travers une membrane de la région la moins presque égaliser les concentrations osmo-
nète, sont peuplés par des formes vivantes concentrée vers la région la plus concentrée, tiques intracellulaire et extracellulaire en
très bien adaptées. La plupart de ces êtres de manière à équilibrer les concentrations toutes circonstances. Cette régulation isos-
ont adopté une stratégie d'adaptation simi- de part et d'autre de la membrane). motique intracellulaire, présente chez tous
laire à celle des cellules présentes dans cer- Comment cet animal parvient-il à lutter les animaux, est particulièrement essen-
tains organes des Mammifères, tels que le contre la pression osmotique ? Les tégu- tielle chez les espèces unicellulaires et chez
rein, où peuvent régner des salinités élevées. ments, particulièrement peu perméables les Métazoaires dépourvus de mécanismes
chez cette espèce, limitent la fuite de l'eau. de régulation osmotique extracellulaire.
La
stratégie de survie la plus com- En outre, I'équilibre hydrique est assuré par Les osmolytes intracellulaires sont des
mune en milieu sursalé consiste à dévelop- l'ingestion, soit par la bouche soit par l'anus, sels présents sous forme d'ions inorga-
per des mécanismes limitant l'envahisse- d'eau salée ambiante recueillie ensuite par niques ou des substances organiques de
ment de l'organisme par les sels. De le tube digestif. Cette ingestion d'eau salée faible masse molaire. En général, les
nombreux animaux aquatiques pluricellu- n'augmente toutefois pas la concentration concentrations en osmolytes organiques
sont élevées dans les cellules des orga-
nismes vivant en milieu sursalé ; en leur
présence, les cellules demeurent isosmo-
tiques sans être envahies par les sels. De
plus, ces osmolytes organiques n'appartien-
nent qu'à un nombre restreint de familles
de substances dont les polyols (glycérol,
sorbitol, inositol...), les acides aminés
neutres (glycine, alanine, proline, taurine...),
les amines quaternaires (bétaïne, triméthyla-
mine...), etc. Ces substances sont présentes
aussi bien dans le règne animal que dans le
règne végétal et chez les micro-organismes.
On a vu que les fortes concentrations
en sels perturbent les fonctions des pro-
téines. En revanche, les solutés organiques
cités n'ont pas ces effets déstabilisants,
Artemia franciscana est un crustacé vivant dans les marais salants. Sa taille est même à haute concentration. Autrement
d'environ 20 millimètres dit, chez les espèces halotolérantes, l'évolu-
tion aurait sélectionné des métabolismes d'osmolytes organiques intracellulaires d'hydratation de l'organisme. Corrélative-
conduisant à l'accumulation d'osmolytes compatibles est la règle. Ainsi existe t-elte ment, ces cellules, de même que celles des
organiques intracellulaires dits « compa- dans un tissu particulier du rein des mam- organismes vivant dans les milieux sursalés,
tibles ; en évitant l'envahissement par les mifères. Dans ce groupe de vertébrés accumulent non pas des sels mais des
sels, ces osmolytes préservent l'intégrité du supérieurs, l'adaptation osmotique cellu- osmolytes organiques compatibles, en parti-
fonctionnement cellulaire lorsque la salinité laire ne semble pas nécessaire, puisqu'une culier du sorbitol, de l'inositol, de ta bétaïne
est élevée ou variable. régulation rénale précise de la concentra- et de la glycéro-phosphorylcholine. Le tissu
Cette stratégie d'adaptation aux milieux tion osmotique des liquides extracellulaires interstitiel de la papille rénale est en outre
sursalés est répandue mais elle n'est pas la prévaut. Cette régulation requiert toutefois riche en urée, qui, de même que les sels,
seule. Certains groupes de Bactéries primi- la production par le rein d'une urine plus fragilise les macromolécules biologiques ;
tives (ou Archaebactéries) sont halophiles : ou moins concentrée ou diluée, selon les on a montré que la dénaturation des pro-
ces êtres ne peuvent subsister que dans des conditions d'approvisionnement de l'orga- téines due à cette substance est contrecar-
milieux très salés, en particulier dans les nisme en eau. Par quel mécanisme la rée par les amines quaternaires telles que la
saumures et les salaisons. Le liquide intracel- concentration de l'urine est-elle changée ? bétaïne et la glycéro-phosphorylcholine.
lulaire de ces organismes contient essentiel- 11règne, au sein du tissu rénal, un gra- Les principales adaptations aux milieux
lement du chlorure de potassium à des dient osmotique stationnaire : dans les par- sursalés sont, ainsi, de type cellulaire : les
concentrations osmotiques atteignant quatre ties superficielles du rein (le cortex), la cellules évitent la déshydratation en main-
à cinq moles par litre. Au lieu d'accumuler concentration osmotique est identique à tenant leur concentration osmotique éle-
des osmolytes organiques compatibles, ces celle du plasma sanguin (0, 3 mole par litre) vée, non par l'accumulation de sels mais
Bactéries ont développé des structures pro- alors que dans les zones profondes voisines par celle d'osmolytes organiques compa-
téiques originales, dont la composition en du lieu d'émission de l'urine (la papille tibles préservant l'intégrité des structures
acides aminés et la conformation molécu- rénale) les concentrations osmotiques sont et des métabolismes cellulaires.
laire sont adaptées, de telle sorte qu'elles élevées (jusqu'à 6 moles par litre chez cer-
restent stables et fonctionnelles en présence tains Rongeurs désertiques). Les cellules de Jeon-Paul Truchot
de fortes concentrations salines. la papille rénale sont donc exposées à des professeur à l'Université Bordeaux I,
Hormis cette exception, la stratégie concentrations osmotiques extracellulaires travaille au laboratoire de neurobiologie
adaptative fondée sur l'accumulation importantes, qui, de plus, varient avec l'état et de physiologie comparées, à Arcachon.

LES EFFETS NOCIFS sée est une situation extrême par compa-
raison à la vie dans une eau normalement
minéralisée. En eau douce, l'animal aqua-
DES PLUIES ACIDES
tique a une concentration de sels dans le
sang supérieure à celle qui règne dans
l'eau. Les sels de l'organisme tendent à fuir
Jean-Charles Massabuau vers l'extérieur, tandis que l'eau tend à
envahir l'animal (dans les milieux très salés,
c'est l'inverse : les sels envahissent l'orga-
nisme, et l'eau fuit vers l'extérieur). Le
Les
pluies acides menacent-elles la en sels. Dans une eau minéralisée, un maintien des concentrations sanguines est
vie dans certains de nos cours d'eau ? Les acide peut réagir sur un sel pour donner donc d'autant plus difficile à réaliser que
pays d'Europe de l'Ouest ont-ils raison de un autre acide volatil et un nouveau sel ; l'eau est pauvre en sels, mais la situation
s'inquiéter depuis qu'ils ont découvert, ainsi l'équilibre acide-base de la solution devient incontrôlable quand l'eau s'acidifie.
dans ! es années 1980,)'existence des est-il stable (c'est le pouvoir tampon). En Dans une eau peu minéralisée non
retombées acides et leurs conséquences revanche, les ruisseaux issus des bassins acidifiée, deux mécanismes permettent à
sur les écosystèmes aquatiques ? Hélas versants qui libèrent peu de sels lors de la l'animal aquatique d'équilibrer sa balance
oui, même si, dans nos pays, les émissions transformation des eaux de pluie en eaux hydrominérale. D'abord, if réduit la per-
de composés acides dans l'atmosphère ont de ruisseau sont incapables de neutraliser méabilité de ses branchies pour limiter les
diminué durant la dernière décennie. les retombées acides. Certains bassins libè- mouvements d'eau et d'ions. Toutefois,
En France, la toxicité des pluies acides rent, par nature, peu de sels : c'est le cas aucun animal ne devient totalement
est manifeste dans une région : les de bassins granitiques Nord-américains ou « imperméable». En outre, les branchies
Vosges. On recense, dans la montagne Nord-européens, mais d'autres se sont doivent rester suffisamment fines et pré-
vosgienne, une vingtaine de ruisseaux aci- appauvris récemment sous l'effet des senter une surface d'échange importante
difiés où la truite Salmo trutta fario a totale- retombées acides, qui ont épuisé leur pou- pour permettre la diffusion des gaz respi-
ment disparu et où la structure des popu- voir tampon. Le nombre des bassins sen- ratoires (oxygène et gaz carbonique). La
lations d'invertébrés aquatiques est sibles augmente donc, et augmentera, tant deuxième façon de lutter contre la perte
profondément modifiée ; plusieurs lacs que les retombées acides n'auront pas été de sels consisterait à absorber des aliments
sont atteints à différents degrés. stoppées... salés, comme le fait l'homme ; mais le
Les pluies acides ne sont nocives que Pour comprendre les effets nocifs de mécanisme le plus important chez les pois-
lorsque les eaux de surface sont extrême- l'acidification des eaux, il faut d'abord réali- sons, est le pompage ionique trans-
ment peu minéralisées, c'est-à-dire pauvres ser que la vie dans une eau peu minérali- branchial. La branchie, échangeur de gaz,
1. En France, l'acidification des eaux de surface est mani- 2. Dans les ruisseaux vosgiens, il existe une relation du
feste dons les Vosges. On y dénombre une vingtaine de type tout ou rien entre le pH, la concentration d'aluminium
ruisseaux où la truite fario à disparu et plusieurs lacs ont et la présence ou l'absence de truites ainsi que le nombre
perdu une partie de leur pouvoir tampon d'espèces d'invertébrés aquatiques.

joue alors un rôle équivalent à celui de la mortalité. On connaît en effet des situa- Pour tenir compte de la variation simul-
notre rein : constituant une interface entre tions où des truites, vivant dans des eaux tanée de tous les facteurs environnemen-
l'eau et le sang, elle régule à 90 pour cent exceptionnellement peu minéralisées mais taux dans les Vosges, nous avons réalisé,
la balance minérale. En eaux acidifiées, ces non acidifiées, supportent des concentra- avec Anne Probst de l'Université de
deux mécanismes perdent leur efficacité : tions sanguines bien plus faibles. Le carac- Strasbourg, François Guérold de
l'animal devient plus perméable et ne par- tère dangereux de cette perte de sels l'Université de Metz, les Associations de
vient plus à pomper suffisamment d'ions réside dans sa rapidité : le déplacement Pêche et l'Agence de l'Eau Rhin-Meuse,
de l'eau vers le sang. En fait, exposer un des sels entraîne un déplacement osmo- une étude épidémiologique sur une qua-
animal aquatique vivant dans une eau peu tique de l'eau du compartiment extracellu- rantaine de ruisseaux acidifiés et non acidi-
minéralisée à une acidification revient à laire, rapidement appauvri en sels, vers le fiés. Notre but était de définir des limites de
faire un croc-en-jambe à un funambule. compartiment intracellulaire, plus concen- toxicité compatibles avec l'équilibre de la
tré. Les conséquences sur la circulation vie dans les ruisseaux de type vosgiens, en
Les
conséquences mortelles de l'acidi- sanguine sont terribles : le volume plasma- tenant compte des variations annuelles des
fication des eaux ont été bien analysées par tique diminue, les cellules sanguines gon- propriétés physico-chimiques de ces eaux.
Chris Wood, physiologiste de l'Université flent et la conjugaison de ces deux effets Toutes les études précédentes tendaient à
McMaster, au Canada. Dès le début de augmente fortement la viscosité du sang. montrer un effet progressif de l'acidification
l'exposition à un milieu acide, on observe Celle-ci est encore accrue par l'afflux de sur la survie des poissons et sur le nombre
une diminution des concentrations de globules rouges ; en effet, dans de telles d'espèces d'invertébrés aquatiques. A notre
sodium et de chlorure dans le sang. Cette conditions d'agression, l'organisme produit grande surprise, nous avons observé au
diminution est le résultat de la rupture de des hormones « de stress », les catéchola- contraire une relation de type tout ou rien.
l'équilibre ionique entre le milieu intérieur mines (adrénaline et noradrénaline) qui Ainsi, la truite fario est totalement éradiquée
de l'animal et l'eau environnante. On sait provoquent à leur tour la libération dans le lorsque le pH atteint une valeur inférieure à
qu'if existe un échangeur sodium-proton sang des globules rouges stockés dans la 6 pendant les basses eaux d'automne, et
chargé du pompage actif du sodium pré- rate. Le résultat global est alors dramatique 5, 4 lors de la fonte des neiges ; les limites
sent dans l'eau. Lorsque le pH diminue, puisque le sang devient jusqu'à trois fois correspondantes pour la concentration
c'est-à-dire lorsque la concentration de pro- plus épais que le sang normal ! Le sang d'aluminium total sont 80 et 200 micro-
tons augmente, l'environnement des sites ainsi épaissi s'écoule mal, la pression arté- grammes par litre (voir la figure 2).
de pompage devient excédentaire en pro- rielle s'élève et le coeur se fatigue. On La définition de ces limites servira à cal-
tons ; l'échangeur ionique pompe alors des pense que cet effet sur la circulation san- culer les charges critiques acceptables pour
protons à la place d'ions sodium (de même guine, aggravé par divers dysfonctionne- ces eaux. Elle pourra aussi servir à établir
charge), et l'efficacité du système diminue ments cellulaires, constitue une des princi- de nouvelles normes européennes concer-
considérablement. L'autre mécanisme de pales causes de décés. nant les émissions maximales admissibles
rupture de l'équilibre ionique est l'augmen- d'oxyde de soufre et d'oxyde d'azote dans
Le
tation de la perméabilité branchiale. Dans mécanisme exposé ici a été ana- l'atmosphère. Le problème de l'acidification
des conditions normales, les ions calciums lysé dans les conditions simplifiées du labo- des ruisseaux et des forêts semble
contrôlent la perméabilité de l'épithélium ratoire, pour un pH diminuant jusqu'à 4,3- aujourd'hui moins préoccupant, car nous
branchial. Mais l'efficacité des sites de fixa- 4, 8. 11a été confirmé sur le terrain, mais il avons des années pluvieuses, mais il pour-
tion du calcium est, elle aussi, fortement ne représente qu'un aspect d'un processus rait s'aggraver de nouveau lors d'une pro-
diminuée dans un milieu où la concentra- qui dépend de nombreux paramètres. chaine période de sécheresse.
tion de protons augmente. Dans les conditions naturelles, les varia-
La chute de concentration de sodium tions saisonnières simultanées des concen- Jean-Charles Massabuau, chercheur au CNR,
et de chlorure dans le sang atteint 30 pour trations de calcium, d'aluminium et de car- expert auprès du ministère de l'Environnement,
cent avant la mort de l'animal. Cependant, bone organique (acides humiques) sont les travoille au laborataire de neurobiologie
elle ne peut rendre compte à elle seule de principales autres sources de déséquilibre. et de physiologie comparées, à Arcachon.
La vie fond des océans
au

Daniel Desbruyères

Les océanographes recensent la faune des abysses d'organismes planctoniques sont disso-
ciés et dégradés par des micro-orga-
et des limites de plaques, dans les océans. Les bactéries, nismes. Seuls quelques pour cent tombent
au fond de l'océan, où ils nourrissent des
vers, mollusques ou crustacés présents auraient résisté animaux détritivores ou filtreurs.
Si les cadavres des grands animaux
aux grandes extinctions de l'histoire de la vie. pélagiques s'enfoncent relativement rapi-
dement (5 000 mètres en quelques
dizaines d'heures), la descente des parti-
e 16 octobre 1968, le sous- et leur dynamique biologique en font l'un cules de petite taille est lente (0, 1 à
marin de recherche Alvin des écosystèmes les plus riches du milieu I mètre par jour). Les flux de matière
coula par 1 500 mètres de marin. Bien que leur découverte soit organique particulaire varient selon les
fond dans le Canon de récente et leur exploration encore dans saisons. Alexis Khripounoff, membre de
l'hydrographe, au Sud de l'enfance, on suppose qu'elles sont répar- notre équipe, a mesuré que les apports
Nantucket. Le pilote eut le temps de se ties le long des 60 000 kilomètres de dor- varient d'un facteur dix entre l'hiver et le
sauver, mais le submersible sombra, le sales océaniques où les plaques tecto- printemps dans le golfe de Gascogne par
panneau d'écoutille ouvert. Il passa onze niques s'écartent, et qu'elles représentent, 2 100 mètres de profondeur. Dans certains
mois sur le fond de l'océan, puis fut loca- du fait de la pérennité des conditions phy- cas, la matière organique s'accumule sur
lisé par le navire de guerre Mizar et récu- sico-chimiques qui y règnent, une fenêtre le fond, formant une couche de quelques
péré par le submersible Aluminaut, le sur l'histoire biologique des océans. centimètres d'épaisseur, constituée de
ler septembre 1969 : le biologiste pelotes fécales, de mues de crustacés, etc.
Howard Sanders fut alors étonné de voir Les explorations Cette couche organique est colonisée par
que les sandwiches à la mortadelle du du monde océanique divers micro-organismes benthiques qui
repas du pilote, perdus un an plus tôt, s'en nourrissent et la dégradent, telles des
étaient salés, mais sentaient encore la Les deux tiers de la Terre sont immer- bactéries hétérotrophes qui se dévelop-
mortadelle ; les pommes et le bouillon gés et près de 90 pour cent de la surface pent dans les deux premiers jours qui sui-
contenus dans une bouteille Thermos couverte par les océans est à une profon- vent l'arrivée de la matière organique à
n'étaient pas non plus avariés. deur supérieure à 1 000 mètres ; la pro- l'interface eau-sédiment et servent ensuite
Le microbiologiste Holger Jannash,de fondeur moyenne est de 3 800 mètres. de proies à des flagellés barophiles.
l'Institut océanographique Woods Hole, L'eau de mer occupe 90 pour cent de la Sur le fond du golfe de Gascogne, à
en conclut que la dégradation bactérienne biosphère, et 75 pour cent de celle-ci est à 2 100 mètres de profondeur, nous avons
était réduite en milieu profond. Une série la température de deux degrés, à une pres- disposé des substrats meubles, artificiels
d'expériences confirma la lenteur des pro- sion supérieure à 100 atmosphèreset dans et enrichis, et observé que cet apport de
cessusbiologiques dans le milieu abyssal. l'obscurité, à l'exception de rares éclairs matière organique provoque la proliféra-
Cette idée fut renforcée, quelques années émis par des organismes luminescents. tion d'espèces opportunistes, tels de
après, par la détermination de l'âge d'une Sans photosynthèse, cette partie obs- petits crustacés, des vers polychètes et
coquille d'un petit bivalve mangeur de cure de la biosphère est peu productive, et des bivalves, dont les populations devien-
dépôts, Tindaria callistiformis, par data- l'on a cru que la vie y était absente. nent supérieures de plusieurs ordres de
tion isotopique : sa maturité sexuelle Cependant, à la suite de l'expédition grandeur à celles de la faune habituelle.
n'aurait été atteinte qu'après 50 ans, et océanographique du Challenger, d'autres Cette réaction des communautés ben-
son âgeaurait été d'un siècle environ ! campagnesont reculé la profondeur limite thiques abyssales varie selon les saisons,
A la même époque, les expériences de de la vie océanique. En 1952, l'expédition probablement en raison de la synchroni-
recolonisation montrèrent que la dyna- danoise de la Galathea démontra la pré- sation des cycles de reproduction avec le
mique de l'écosystème abyssal était infé- sence de vie jusqu'aux plus grandes pro- flux de matière organique particulaire.
rieure de deux ordres de grandeur à celle fondeurs océanes(10 900 mètres). Kenneth Smith, de l'Institut océanogra-
du milieu littoral. La faible densité de la Toutefois, en l'absence de lumière, la phique Scripps, à San Diego, a montré
biomasse benthique abyssale (entre chaîne alimentaire des zones profondes qu'il existe, sur des échelles de temps de
quelques milligrammes et quelques repose entièrement sur le carbone orga- plusieurs années, une correspondance
grammes par mètre carré) renforçait l'idée nique synthétisé en surface, dans la mince entre les apports de particules organiques
d'un milieu désertique évoluant lentement. couche superficielle éclairée, de quelque et la consommation de carbone due à la
C'est en 1977 que furent découvertes 300 mètres d'épaisseur. La quasi-totalité respiration des organismes benthiques.
des communautés exubérantes d'orga- de la matière organique est recyclée, mais La biomasse benthique décroît avec la
nismes, autour des sources hydrother- une petite partie sédimente ; lors de leur profondeur et l'éloignement des côtes ;
males, en milieu profond. Leur biomasse descente, ces déjections et cadavres elle est plus importante dans les régions
1. LES CADAVRESDE REQUINS attirent les nécrophages (galathées et céphalopodes) sur la ride du Pacifique oriental.

2. VERS TUBICOLES GÉANTS(Vestimentiferes), Galathées et poisson Zoarcidae sur le site 13° N sur la ride du Pacifique oriental.
où plongent les eaux de surface et où les La biodiversité des peuplements ben- Les premiers indices de l'existence des
transferts verticaux sont rapides, que thiques est considérable. Les travaux diri- communautés d'organismes liées à
dans les régions océaniques stratifiées, gés par H. Sanders ont démontré l'excep- l'hydrothermalisme furent obtenusen 1976
comme les eaux tropicales. tionnelle diversité des communautés par Peter Lonsdale, qui étudiait la zone
Les cadavres des grands animaux benthiques abyssales. Ses collègues ont axiale de la dorsale des Galapagos,dans le
pélagiques (thons, requins, cétacés...) montré la présence de 798 espèces Pacifique oriental, à l'aide de l'Angus, un
constituent une source de matière orga- d'invertébrés appartenant à 171 familles châssis porteur de caméras et de thermis-
nique pour les communautés benthiques et à 14 lignées, sur une surface de seule- tances, remorqué à quelques mètres au-
abyssales : nous avons photographié de ment 21 mètres carrés, au large de la dessusdes basaltes produits par la dorsale.
grands appâts disposés à la surface du Nouvelle-Angleterre (une des zones P. Lonsdale voulait localiser les anomalies
sédiment et démontré que des carnivores océaniques les mieux étudiées au thermiques dues à d'hypothétiques sorties
nageurs les consomment en quelques monde). de fluides hydrothermaux dans les zones
heures. Ces carnivores sont des requins, Au bas du talus portant cette zone, les de formation du plancher océanique.
jusqu'à 3 000 mètres de profondeur, puis chercheurs ont trouvé, sur une aire de Ces zones sont situées au sommet des
des crustacés amphipodes lysianassidés 50 mètres carrés, 1 597 espècesd'inverté- rides océaniques actives, des chaînes de
de grande taille (tels Eurythenes et brés, et Frederik Grassle, de l'Université montagne sous-marine qui s'allongent
Alicella qui dépassent parfois 20 centi- Rutgers, estime à dix millions au moins le sur plus de 60 000 kilomètres. Or, par
mètres de long) et des poissons macrouri- nombre d'espèces d'invertébrés vivant 2 500 mètres de profondeur, P. Lonsdale
dés (les « grenadiers »), brotulidés ou dans les sédiments abyssaux ; la moitié observa de curieux objets blancs,
mauridés. seulement de ces espèces aurait été oblongs, de grandes dimensions, toujours
Nos collègues de l'Institut Scripps décrite. Cette biodiversité est comparable associés à de légères anomalies ther-
ont observé que les crustacés nécro- à celle des forêts tropicales, beaucoup plus miques. Ses collègues biologistes attri-
phages abondent jusqu'aux grandes pro- riches, toutefois, en termes de biomasse. buèrent ces formes à des bivalves géants.
fondeurs : 9 000 mètres dans la fosse des Une mission à l'aide du submersible
Philippines. Les débris végétaux appor- La population des sources américain Alvin, au printemps 1977,
tent aussi de la matière organique dans hydrothermales apporta des informations encore plus sur-
les plaines abyssales : débris d'algues prenantes : des communautés biologiques
marines dans la mer des Sargassesou de Malgré ces résultats, les biologistes exubérantes, constituées d'animaux
phanérogames marins au large de la des abysses croyaient ne plus avoir géants, pour la plupart inconnus, se déve-
Floride. grand-chose à découvrir, sinon quelques loppait autour d'évents d'où sortait un
Ruth Turner, du Muséum de zoologie « trouvailles zoologiques ». Toutefois, au fluide tiède (entre 15 et 20 degrés), alors
comparée de Harvard, a démontré qu'une cours d'un symposium, en Suède, en que la température ambiante, dans ces
pièce de bois placée à 1 830 mètres était 1977, les biologistes américains ont zones, est voisine de deux degrés seule-
dégradéeen une centaine de jours par des annoncé la découverte, autour de sources ment. La biomasse atteint plusieurs kilo-
populations abondantes de mollusques hydrothermales situées près des îles grammes par mètre carré. Les couleurs et
appartenant à une famille de bivalves Galápagos, de communautés animales les formes de ces animaux, observés dans
foreurs, les pholadidés. Malgré une rela- d'une extraordinaire richesse. Cette le faisceau des projecteurs, baignant dans
tive pauvreté et une dynamique générale- découverte renouvela l'exploration de le miroitement de la zone de mélange
ment lente, les fonds abyssaux compor- l'océan profond, et remit en cause la entre le fluide et l'eau de mer, furent une
tent des peuplements opportunistes connaissance des cycles biogéochimiques « divine surprise »pour les premiers plon-
abondants capables de se mobiliser pour et des voies de transfert, non seulement geurs, qui nommèrent ces sites le Jardin
exploiter une ressource organique dont dans les abysses, mais aussi dans du Paradis, la Roseraie, la Moulière...
l'arrivée est imprévisible ou discontinue. l'ensemble du milieu marin.
Les expéditions

Entre 1979 et 1982, l'exploration sys-


tématique des dorsales océaniques s'enga-
gea d'abord dans les zones où les vitesses
moyennes de séparation des plaques océa-
niques étaient les plus grandes. En se fon-
dant sur des anomalies thermiques et chi-
miques (concentrations supérieures en
hélium, méthane et manganèse) de l'eau,
les océanographes ont localisé de nou-
veaux sites, que les équipes françaises et
américaines ont explorés en submersibles,
le long de la dorsale du Pacifique oriental.
Dans les champs situés à 21 et
13 degrés de latitude nord, à 2 600 mètres
de profondeur, le fluide surchauffé à
350 degrés sort par des cheminées consti-
tuées de sulfures polymétalliques et
d'anhydrite (du sulfate de calcium
3. SITESHYDROTHERMAUX
EXPLORÉS le long des dorsales océaniques. anhydre). Ce fluide acide, dépourvu
LA
FAUNE DES ÉVENTS DU PACIFIQUE ORIENTAL

principalement
Quelque60 espèces d'animaux, serpulidés (de petits vers annelés) ont mais des composés chimiques de leur
des crustacés et leur tube calcairefixé sur le basalte.Ces environnement. Les Bathymodiolusther-
des mollusques, vivent dans les zones animaux étendent, par l'ouverture du mophilusont un régime alimentaire plus
d'évents des Galapagos. Ces animaux tube, leur panachebranchial ; avec celui- plastique et peuvent passer de la sym-
se répartissent en auréoles concen- ci, ils filtrent les particules de sulfure où biose totale à la filtration. Aussi leur
triques selon leurs besoins et leur capa- se sont développéesdes bactéries. niche écologique est-elle plus étendue.
cité à supporter la toxicité des compo- Plus près des sources de fluide, Dépourvu de tube digestif, les vers
sés présents dans les fluides. bivalves (Calyptogena magnifica et vestimentifères sont totalement liés aux
Lorsqu'on progresse dans l'axe de Bathymodiolusthermophilus)et vers ves- venues de fluide, puisqu'ils ont perdu,
la vallée en direction de sources hydro- timentifères se disputent l'espace. dès leur fixation, l'utilisation de leur
thermales, la faune présente sur les Les Calyptogena magnifica sont de tube digestif et que leur nutrition
basaltes frais est clairsemée, surtout grandes palourdes blanches qui appar- repose exclusivement sur la symbiose
constituée d'éponges et d'anémones de tiennent à une famille de mollusques avec les bactéries. Ces vers vivent donc
mer, qui se sont installées sur les hau- fouisseurs vivant dans les sédiments dans des zones où la température, bien
teurs des reliefs, où la vitesse des cou- meubles. Ils se servent de leur pied, que fluctuante, reste généralement
rants de fond favorise le comportement qu'ils enfoncent profondément dans les supérieure à la température ambiante :
filtreur. Lors de l'approche des sites, les failles, pour pomper les sulfures néces- le gradient de température vertical, le
crustacés (Bythograea, Cyanagraea, saires à leurs bactéries symbiontes. A long du tube des vers, atteint parfois
Munidopsis) sont les premiers animaux l'état adulte, ces palourdes ont presque une dizaine de degrés, la branchie étant
observés et des poissons de type perdu l'utilisation de leur tube digestif et dans une zone plus froide-et mieux
Zoarcidoe. dépendent, pour leur subsistance, des oxygénée-que la base,qui baignedans
La limite externe des peuplements bactéries qui vivent dans leurs cellules un fluide dont la température d'environ
est marquée par une auréole d'animaux branchiales et sont capablesde tirer de 18 degrés correspond à une concentra-
filtreurs fixés. Sur les rides des Galapagos l'énergie non pas de la lumière, comme tion supérieure des sulfure et de l'oxy-
et du Pacifiqueoriental, deux espècesde les végétaux et les bactéries terrestres, gène alimentant les bactéries.
d'oxygène, chargé en divers sulfures molécule d'ADN extrachromosomique qui chaudes du site 11 degrés de latitude
métalliques, est formé par la percolation code des protéines de protection. nord, et j'ai eu la chance, en plongeant par
de l'eau de mer dans les fissures des Les bactéries nourrissent-elles les 21 degrés de latitude nord, avec Richard
zones d'accrétion : l'eau réagit avec les vers ou détoxifient-elles les fluides ? Lutz, de l'Université Rutgers, d'observer
roches chauffées, perd ses sulfates et Manifestement ce ne sont pas des para- un peuplement de scyphistomes d'hydro-
s'acidifie en se chargeant d'hydrogène sites, et nous pensons que ces organismes, zoaires fixés, sous un surplomb de lac de
sulfuré, de silice et de dioxyde de car- du groupe Thyothrix, utilisent et transfor- lave ; les tentacules de ces grands lucer-
bone. Le fluide hydrothermal chaud ment les sulfures, détoxifiant le milieu, en naires s'agitaient mollement dans l'eau
remonte alors vers l'interface roche-eau, utilisant la matière organique produite par moirée d'une source tiède.
où les métaux résiduels précipitent sous le ver comme source d'énergie. L'exploration des rides du Nord-Est
la forme de sulfures. La découverte d'autres champs Pacifique (rides de Gorda, de Juan de
Autour des cheminées, sur quelques hydrothermaux le long de la même dor- Fuca et de l'Explorer) a été effectuée par
centaines de mètres carrés, des évents de sale a montré que l'hydrothermalisme les submersibles Alvin, Sea Cliff et
basse température sont peuplés par le océanique est fréquent. La ride basaltique Pisces 4. Les basaltes y sont peuplés par
même type de communautés qu'aux y est couverte d'une épaisse couche de des espèces différentes de celles de la
Galápagos. Nous avons découvert, par sédiments riches en matière organique. ride du Pacifique oriental, sans doute en
21 degrés de latitude nord, en 1979, sur Le fluide percole à travers 400 mètres de raison de l'isolement géographique des
la paroi de fumeurs dont la température sédiments, et la dissolution du carbonate deux, quand la plaque continentale améri-
atteint, voire dépasse, 350 degrés, de de calcium rend le fluide moins acide que caine, se déplaçant vers l'Ouest, a rompu
curieux animaux, sans doute les animaux dans les autres régions. Des monts hydro- la continuité de la ride Pacifique, il y a
les plus thermophiles jamais décrits. thermaux, de quelques dizaines de mètres 25 millions d'années. La faune y est
Ces annélides d'une vingtaine de cen- de hauteur, se forment à la surface du dominée par des vers vestimentifères rid-
timètres de longueur appartiennent à deux sédiment et portent des cheminées en géidés, plus grêles que leur cousin géant
espèces d'une nouvelle famille, que nous forme de toit de pagode, environnées par Riftia pachyptila, par des gastéropodes
avons nommée Alvinellidés, en hom- une faune voisine de celle de la ride du patelliformes et par des alvinelles (le ver
mage aux pilotes de l'Alvin. Ces vers ont Pacifique oriental. Autour des monts, la des sulfures et le ver en palmier), voisines
été surnommés vers de Pompéi par les faune est caractéristique des sédiments de celles de la ride Pacifique. Des anné-
pilotes des submersibles, car ils sont sou- meubles où abondent diverses espècesde lides de la famille des aphroditiens (les
mis à une pluie incessante de cendres ; ils bivalves et de petits vers annélides poly- « vers à écailles »)abondent également.
sécrètent des tubes organiques résistants, chètes fouisseurs. L'exploration des bassins arrière arc
sur la paroi active des fumeurs. Les sédiments percolés par le fluide du Pacifique occidental est plus récente.
Ces édifices ayant une croissance sont riches en hydrocarbures, lesquels Ces bassins marginaux, situés en arrière
verticale rapide, les vers allongent leur proviennent de l'altération thermique de des zones de subduction, possèdent des
tube afin d'occuper la partie apicale la matière organique d'origine photosyn- zones d'accrétion où l'hydrothermalisme
chaude des fumeurs. Ils sont le plus sou- thétique. Ces hydrocarbures se forment est également actif. Dans le bassin des
vent enfouis dans leur tube et sortent dans la couche superficielle du sédiment Mariannes, nos collègues américains ont
périodiquement pour s'oxygéner à son et diffusent avec le fluide hydrothermal. étudié des champs hydrothermaux où la
embouchure. Ces vers vivent à des tem- Au contact de l'eau de mer froide, les température du fluide était de 250 degrés.
pératures comprises entre 12 et 40 degrés hydrocarbures les plus densesprécipitent, Deux années après, notre équipe de
et affrontent parfois des températures tandis que les plus légers sont dispersés l'IFREMER, en collaboration avec des
supérieuresà 80, voire 105 degrés. dans l'océan. Les sédiments abritent une chercheurs allemands et japonais, étudia
L'environnement de ces vers est par- faune peu diversifiée, mais abondante : le bassin de Lau et le bassin Nord-fidjien,
ticulier : il est peu ou pas oxygéné, et très ils sont couverts par une mosaïque de situés de part et d'autre des îles Fidji.
concentré en éléments chimiques réputés tapis bactérien épais, dont la couleur Alors que la dorsale du bassin Nord-
toxiques, tels l'arsenic ou le plomb. Nos varie entre le jaune vif et le blanc. Ces fidjien présente des caractéristiques géo-
études d'une espèce voisine, Paralvinella bactéries filamenteuses appartiennent au logiques et chimiques voisines de celles
grasslei, ont montré que ces animaux groupe des Beggiatoa, qui sont capables des dorsales océaniques, le bassin de Lau
sont aussi soumis à des radioactivités d'oxyder les composés soufrés. Quelques est différent : températures proches de
naturelles importantes. Les vers de centimètres sous la surface du sédiment, 400 degrés, forte acidité du fluide (pH
Pompéi se nourrissent grâce aux bacté- les températures atteignent 120 degrés, et voisin de 2), présencede barytine.
ries qui sont associéesaux sulfures poly- Bo Jorgensen a observé une réduction L'exploration de l'Atlantique est
métalliques, et l'analyse montre que leur bactérienne des sulfates, à des tempéra- moins avancée que celle du Pacifique,
tube digestif est fonctionnel. tures supérieures à 100 degrés dans des car, longtemps, les océanographes ont
Cependant ces vers portent, sur leur sédiments prélevés dans cette zone : c'est pensé que cette dorsale lente (expansion
partie dorsale, des bactéries filamenteuses là le signe de l'existence d'un groupe de un à deux centimètres par an) ne pou-
abondantes ; la paroi interne de leur tube inconnu, appartenant probablement aux vait pas être le siège d'un hydrotherma-
est couverte de peuplements de diverses archébactéries. lisme contemporain. La vallée axiale de
souches bactériennes aux métabolismes L'étude systématique de la ride du la dorsale médio-atlantique est mieux
variés, dont certaines sont thermophiles et Pacifique oriental a également démontré marquée que dans le Pacifique, puisque
résistent aux métaux lourds (argent, cad- que la composition des peuplements varie sa profondeur dépasse 1 500 mètres, au
mium, zinc, cuivre...). Christian Jeanthon, brusquement, sans cause connue. Ainsi lieu des 50 mètres du Pacifique.
de la station marine de Roscoff, a montré Cindy Lee Van Dover, de Woods Hole, a C'est à l'entêtement de Peter Rona,
que cette résistance aux métaux provient signalé la présence de peuplements de l'Agence américaine de l'Espace et de
de la présence, dans ces bactéries, d'une importants d'ophiures autour des sources l'Océan, que nous devons les premières
LA
FAUNE DES FUMEURS DU SUD-OUEST PACIFIQUE

Dans les bassins du Sud-Ouest proche de celle d'espèces fossiles du nagent aux alentours. Trois crustacés
Pacifique, lafaune est dominée par Mésozoïque. Dans le bassin de Lau, (Galatheidae, Austinograeidae et
les bivalves et par les gastéropodes. I'hydrothermalisme est accompagnépar Lithodidoe)représentent l'échelon carni-
Deux espèces de grands gastéropodes, des zones étendues de brèches volca- vore nécrophage ; des populations de
Ifremeria nautilei, ou gastéropode brun, niques où percole un fluide froid : crevettes Bresiliidae, proches des
et Alviniconchahessleri, se groupent en aucune anomalie de température n'appa- espèces atlantiques, se regroupent sur
populations de milliers d'individus raît, les vers vestimentifères (Lamellisa- les fumeurs chauds.
autour des évents tièdes. Ces espèces bellidae)sont partiellement enfouis dans Curieusement, dans le bassin Nord-
possèdent, dans leurs cellules bran- le sédiment, ainsi que des bivalves (non fidjien, la faune habituelle de la dorsale
chiales, des bactéries chimiosynthé- représentés) dont les branchies sont semble s'aventurer fréquemment sur
tiques du cycle des sulfures et ont un riches en bactéries symbiontes. les sites et la faune fixée, comme les
tube digestif plus petit que les autres Les alvinelles sont des formes très éponges euplectelles et certains asté-
espècesde leur famille. voisines des Parolvinella décrites de la rides, peuvent même en coloniser la
Les modioles (Bathymodiolus) for- ride du Pacifique oriental. Ces vers bordure, ainsi que des anémones
ment des bancs importants où l'on vivent dans des cocons muqueux qu'ils Marianidae. Cette interpénétration des
observe de nombreux gastéropodes sécrètent sur la paroi des fumeurs, alors deux stocks animaux est sansdoue liée
(Provana).Les populations de filtreurs que les vers à écailles, ou polynoidés, à la perte de toxicité du fluide, qui subit
constituées, sur la ride du Pacifique n'en visitent que les parties inactives. une séparation de phase avant d'être
oriental, par des serpules, sont ici des Les poissons synaphobranchidés vivent expulsé par les conduits de la cheminée
crustacés cirripèdes fixés (Chionelas-mati- principalement lovés dans les moulières et contient une plus faible concentra-
nae et Ectepadinceil de morphologie du bassin de Lau et les Bythitiidae tion de métaux toxiques et de sulfures.
localisations. En 1985, P. Rona a mis en nourrissant par filtration. En revanche, les crabe Bythograea thermidron, qui semble
évidence des cheminées actives sur la populations de galathées et les buccins être une espècepionnière, transporte, dans
zone TAG,par 26 degrés de latitude nord ; nécrophages s'étaient développés. ses soies en forme de crochet, de nom-
un an après, lors d'un forage scientifique Notre exploration dans la vallée axiale breux juvéniles d'espèces benthiques.
par 23 degrés de latitude nord, la caméra nous convainquit que le phénomène La dispersion à échelles de temps et
a détecté un site actif, le Trou des ser- n'était pas isolé et que plusieurs sites d'espace supérieures est plus difficile à
pents, ainsi nommé en raison de l'abon- s'étaient simultanément éteints dans la étudier. L'habitat hydrothermal, réparti
dance de poissons anguilliformes. Ce site même zone. A l'inverse, à quelques sur les rides, est discontinu, et l'isolement
est plus profond que les autres : sa pro- dizaines de mètres de là, nous localisions géographique des sites actifs pourrait, en
fondeur est supérieure à 3 500 mètres. On une activité diffuse en une zone où il n'y séparant les communautés, provoquer des
y a trouvé des essaims de trois espèces de avait précédemment que des modioles. différenciations, des extinctions ou des
crevettes, dont une aveugle (Rimicaris Sur cette zone activée, des populations spéciations. Toutefois, malgré la distance,
exoculata), agglutinées par milliers importantes du petit vestimentifère Tevnia il y a plus de similitude entre les commu-
autour des parois des cheminées actives. jerichonana s'étaient développées et ser- nautés hydrothermales du Pacifique et de
Un autre site actif a été localisé par le vaient de proies à des cohortes de crabes l'Atlantique qu'entre la faune des basaltes
programme franco-américain FARA, dans brachyoure (Bythograea thermidron). et celle des évents dans la même région.
la zone économique exclusive du Portugal, Sur le coup, nous avions attribué ce
près des Açores. Nous avons plongé sur ce réarrangement à l'activité tectonique, mais La chaîne alimentaire
site surnommé « Coupde chances»,en mai Christophe Kervévan et Pierre Watremez,
1993, et nous avons trouvé une faune du Bureau des ressources géologiques et Le réseau alimentaire de cet écosys-
abondante par 1 700 mètres de profon- minières, ont montré que cette instabilité tème repose, non pas sur la production de
deur, autour de sept sites actifs dominés était une propriété intrinsèque du système matière végétale par photosynthèse, mais
par les modioles et les crevettes. poreux. L'activité se déplacerait ainsi le sur la production chimiosynthétique par
Enfin la mer Rouge a été l'objet long de la vallée axiale, par bonds succes- les bactéries : ces dernières tirent leur
d'études, car c'est un bassin océanique sifs de dizaines de mètres. A cette instabi- énergie de l'oxydation des sulfures et syn-
récemment ouvert. La croûte océanique lité s'ajoutent des phénomènes d'obstruc- thétisent la matière organique à partir du
qui s'est formée avant l'ouverture est tion par précipitation des sulfures. carbone et de l'azote inorganiques et de
chargée en sel, et l'eau de mer qui per- Une éruption sous-marine a eu lieu en l'eau. Cette chimiosynthèse par les bacté-
cole au fond du bassin se transforme en avril 1991, à 9 degrés 45 minutes de lati- ries sulfoxydantes (ions sulfure donneurs
une saumure chaude (60 degrés), sursa- tude nord, sur la ride du Pacifique orien- d'électrons, oxygène comme accepteur
lée, qui peut transporter les métaux. Les tal : des coulées de lave ont recouvert une d'électrons et dioxyde de carbone comme
risques d'endommagement des submer- partie de la vallée axiale, détruisant les source de carbone) n'existe que dans les
sibles ont découragé les explorations, et communautés benthiques. Dans le mois zones où l'oxygène est présent en suffi-
seul le golfe d'Aden a été exploré par le qui a suivi, un épais tapis bactérien s'est sance ; or l'oxygène et le sulfure d'hydro-
submersible Cyana, sous la direction de développé sur les basaltes frais, a été gène réagissent spontanément, et l'oxyda-
P. Choukroune, de l'Université de remis en suspension par le flux hydro- tion des sulfures a lieu sans intervention
Rennes. L'hydrothermalisme détecté thermal diffus et, quelques semaines plus biologique. C'est donc dans les zones où
entre 1 400 et 1 600 mètres de profon- tard, on a observé de grandes populations ces composés alternent, c'est-à-dire dans
deur y est diffus, et l'on n'a pas retrouvé de crabes brachyoures qui se nourris- la partie la plus froide du gradient ther-
de communauté animale équivalant à saient de mattes bactériennes. Six mois mique, que la chimiosynthèse par les bac-
celle du Pacifique. Cependant une riche plus tard, les mattes bactériennes avaient téries sulfoxydantes est la plus intense.
faune composée de crevettes, d'ané- totalement disparu, et l'activité s'était Plusieurs micro-organismes apparen-
mones et de galathées est présente sur les focalisée en quelques points. tés aux thiobacciles ont été étudiés par les
basaltes, situés sur les murs du bassin. Les organismes qui vivent à proximité biologistes marins de Roscoff. In vitro, ils
des évents et qui tirent leur subsistance de se développent sur divers composés sou-
Des peuplements la chimiosynthèse bactérienne dépendent frés réduits (thiosulfate, tétrathionate, sul-
changeants d'une ressource instable et doivent être fures et soufre élémentaire) à des tempéra-
capables de se disséminer, en traversant tures voisines de 35 degrés. Les eaux
Les observations révèlent que les les zones non fertiles. Les stratégies de chargées émises par les évents tièdes des
sources sont éphémères : leur durée de propagation sont encore mal connues. Galápagos contiennent des concentrations
vie ne semble pas dépasser la centaine Dans le cas des organismes mobiles, les en bactéries comparables à celles des eaux
d'années, voire la dizaine d'années. Sur distancesne sont pas un obstacle à la dis- côtières (un million à un milliard de cel-
le site à 13 degrés de latitude nord, nous sémination dans un même champ hydro- lules par millilitre). Des tapis bactériens
avons déployé, en 1984, un « observatoire thermal. En revanche, pour les espèces épais, constitués de bactéries filamen-
immergée composé de divers appareils de fixées, la dispersion n'est possible qu'à teuses proches des genres Beggiatoa et
mesure, afin de comprendre la dynamique l'état larvaire. On aurait pu imaginer qu'il Thiothrix, et des films constitués de bacté-
du système. Trois ans plus tard, nous y avait une généralisation des larves à vie ries coccoïdes couvrent de larges étendues,
avons replongé au même endroit et avons planctonique longue, mais les larves servant de fourrage à des organismes brou-
constaté que les évents près desquels hydrothermales, identiques à celles des teurs comme les gastéropodes, abondants
nous avions disposé notre laboratoire autres espèces, ont probablement une vie dans ce milieu sur toutes les surfaces.
s'étaient taris : les fumeurs étaient éteints, totalement benthique. Le transport des La chimiosynthèse bactérienne peut
et les populations de Riftia pachyptila larves est probablement assurépar les cou- aussi exister à haute température en utili-
avaient périclité, ne laissant que des tubes rants de marée, par la circulation convec- sant l'hydrogène comme donneur d'élec-
en décomposition et des modioles se tive ou par les espècesmobiles. Ainsi le tron et le dioxyde de carbone comme
LES
SUBMERSIBLES DE RECHERCHE

fonds
9 utilisation des submersibles pro- navires abritent aussi des laboratoires, submersibles robotisés et télémanipulés
de recherche fut, dès les des ateliers et les logements des de la surface par l'intermédiaire d'un
années 1960, à l'origine de l'étude du équipes scientifiques et techniques. Une câble conducteur qui leur transmet
milieu abyssal. En effet, ces petits sous- plongée dure en général moins de neuf ordres et énergie et qui, en retour,
marins habités par trois hommes per- heures, deux heures environ étant porte à la surface informations et
mettent d'observer, de prélever, de consacrées aux trajets entre la surface images. Ces engins sont évidemment
mesurer et d'expérimenter jusqu'à des et le fond ; l'autonomie de survie est moins précis pour les opérations très
profondeurs de 6 000 mètres, c'est-à- beaucoup plus longue et peut atteindre, délicates, mais sont aussi beaucoup
dire dans plus de 98 pour cent de la en cas de nécessité, 130 heures (cas du moins lourds de mise en oeuvre du fait
surface des océans. Ils sont constitués Shinkai 6 500). Le submersible se de l'absence de passagers. De plus,
d'un habitacle sphérique dont le dia- déplace sur le fond dans tous les axes, étant alimentés en énergie depuis la
mètre est voisin de deux mètres. Cette grâce à ses moteurs électriques princi- surface, ils peuvent rester beaucoup
sphère, faite d'acier spécial ou de paux, traversiers ou ascensionnels. plus longtemps en opération sur le
titane, est percée de deux ou trois Pilotes et observateurs demeurent pen- fond. En fait, submersibles habités et
hublots et d'une trappe d'entrée. La dant toute la plongée à la pression ROVsont complémentaires, les uns per-
sphère est habillée d'un carénage léger atmosphérique et n'ont donc pas à mettant l'exploration à large maille et la
qui protège les organes de propulsion subir de phase de décompression. reconnaissancedes cibles, alors que les
(constitués de moteurs électriques), les Seuls quelques pays au monde sont autres permettent un travail précis en
batteries placées en équipression et la capables de construire et d'entretenir chantier quand la présence et la
flottabilité de mousse syntactique. de tels équipements coûteux et délicats réflexion de l'homme sont nécessaires
Le submersible est équipé d'un ou de du fait des conditions de sécurité que en temps réel.
deux bras télémanipulateurs qui per- nécessite la présence humaine : les On peut rêver à un navire support
mettent la préhension, d'un panier États-Unis ont les submersibles Alvin de grande taille, avec à son bord de
porte-échantillons, de projecteurs et de (4 000 mètres) et Sea-Cliff (6 000 grands espacesde laboratoires, qui per-
nombreux capteurs dont les plus usuels mètres) ; la France possède Cyana mettrait, au cours de la même cam-
sont des caméras photographiques et (3 000 mètres) et Nautile (6 000 pagne, de cartographier les fonds au
vidéoscopiques, un sondeur panora- mètres) ; le Japon utilise Shinkai 2 000 moyen de sondeurs multifaisceaux
mique et des sondes de température. (2 000 mètres) et Shinka 6 500 (6 500 modernes et de sonars latéraux remor-
Les submersibles, dont les poids varient mètres) ; enfin la Russie a construit qués, d'effectuer des reconnaissancesà
entre 8, 5 tonnes (Cyana)et 26 tonnes deux submersibles Mir (6 000 mètres). larges mailles en utilisant les ROV et
(Shínksi 6 500), sont transportés par Actuellement certains pays comme les d'intervenir sur le site en submersible
des navires supports équipés de por- États-Unis, le Canada, le Japon et la sans sacrifier le traitement scientifique
tiques arrières qui permettent leur France possèdent ou étudient des ROV des échantillons lors de ta remontée en
mise à l'eau et leur récupération. Ces (RemoteOperated Vehicks},qui sont des surface.

4. LE SUBMERSIBLE
AMÉRICAINAlvin sur son navire Support 5. LE SUBMERSIBLE FRANÇAIS
le Nautile lors de sa récupéra-
l'Atlantis 2. tion sur le navire support Le Nadir.
accepteur pour former du méthane. Ces L'évolution des abysses de gastéropodes patelliformes qui
deux composés, abondants dans les auraient divergé au moins au
fluides hydrothermaux, peuvent donc Peu après la découverte des oasis Mézozoïque, si ce n'est au Paléozoïque.
servir à une production primaire géother- médio-océaniques, la question de l'origine Pourquoi le milieu hydrothermal pro-
male. L'exemple d'un tel métabolisme de la faune hydrothermale fut posée. fond a-t-il conservé des caractères ances-
est celui de Methanococcus jannaschii, Était-ce une faune ancienne, qui avait évo- traux, alors que les autres communautés
une bactérie qui a été isolée des sédi- lué depuis un temps reculé, ou une colonie ont évolué ? On a proposé que les extinc-
ments hydrothermaux situés à la base récente ? William Newman, de l'Institut tions de masse,telles celles qui ont frappé
d'une cheminée et dont l'activité est Scripps, proposa en 1985 que la faune les dinosaures, ont épargné les commu-
maximale à la température de 85 degrés hydrothermale soit composée de groupes nautés hydrothermales : si un volcanisme
(son temps de doublement est alors de survivants d'ères géologiques anciennes, accru ou la chute d'un astéroïde ont pro-
26 minutes). La présence de ces bactéries qui auraient trouvé refuge dans ce milieu. voqué un bouleversement climatique qui
à métabolisme chimio-autotrophe ne suf- D'après les connaissancesactuelles de a affecté toute la chaîne alimentaire et tué
fit pas à expliquer l'importance des bio- la faune hydrothermale, limitée à la flore et la faune terrestres et littorales,
masses médio-océaniques. La fréquence l'Atlantique et au Pacifique, nous consta- il n'a peut-être pas nui aux communautés
des symbioses intracellulaires entre bac- tons que 92 pour cent des espèces appar- hydrothermales, qui n'utilisent pas direc-
téries chimiosynthétiques et invertébrés tiennent à trois embranchementsseulement tement la lumière du soleil.
explique en partie la productivité excep- (annélides, mollusques et arthropodes), L'originalité des organismes hydro-
tionnelle de ce milieu. En effet, le rende- tandis que de nombreux embranchements thermaux conduit l'une des hypothèses
ment d'une symbiose nutritionnelle communs sur les dorsales (notamment les les plus intéressantes sur l'origine de la
intracellulaire est bien supérieur à celui éponges et les échinodermes) sont absents. vie. En 1981, M. Corliss, J. Barross et
d'un système disjoint production-inges- La plupart des animaux étaient inconnus : M. Hoffman ont supposé que les pre-
tion-digestion, grâce à un recyclage effi- 95 pour cent des espèces n'ont été obser- mières molécules organiques ont été syn-
cace des produits carbonés et azotés du vées que dans ces milieux. La plupart des thétisées dans les systèmes hydrother-
métabolisme. espècesde mollusques appartiennent à des maux sous-marins : des acides aminés
Les édifices actifs où le fluide est sur- sous-familles ou à des familles nouvelles, auraient été formés à haute température,
chauffé abritent une flore bactérienne et il en est de même pour les crustacéscir- puis auraient migré à la faveur d'un gra-
spécialisée qui se multiplie à des tempé- ripèdes, les crabes et les copépodes. Les dient thermique marqué, en présence de
ratures élevées. De nombreuses souches polychètes les plus abondants appartien- minéraux qui auraient catalysé la forma-
archébactériennes qui ont été isolées en nent aussi à des sous-familles ou à des tion de protéines, puis de structures
culture se sont révélé avoir des tempéra- familles nouvelles. Les vestimentifères ordonnées et métabolisantes.
tures optimales de croissance vers 80 constituent un embranchementnouveau. Cette hypothèse a été contestée par
degrés. Parmi celles qui sont identifiées Cet isolement évolutif du biotope Stanley Miller et ses collègues, qui
et décrites, citons l'archébactérie fermen- hydrothermal est dû à l'existence de bar- jugent les acides aminés et les peptides
tative du genre Desulfuroccus, dont la rières très fortes contre la pénétration trop instables à haute température et pen-
température optimale de croissance est d'espèces non hydrothermales. Ces bar- sent que les synthèses auraient été très
90 degrés, pour des eaux de pH neutre ; rières proviennent soit de la compétition lentes, dans les conditions proposées.
la souche GE5, étudiée à l'IFREMER de avec les espèces hydrothermales, soit de Toutefois Rémy Hennet et ses collègues,
Brest et à Roscoff, qui se multiplie entre la nécessité d'adaptations spécifiques reprenant les hypothèses initiales, ont
67 et 102 degrés, pour un optimum ther- pour résister à la toxicité du milieu. proposé d'autres scénarios qui tiennent
mique de 95 degrés et avec un temps de Alors que le milieu abyssal est consi- compte de l'existence de sites hydrother-
doublement de 33 minutes. déré vierge de toute imprégnation due à maux moins chauds, de pH quasi neutre,
Bien d'autres souches analogues sont l'homme, le milieu hydrothermal res- et où le dioxyde de carbone serait en pré-
étudiées pour leur intérêt fondamental et semble à un biotope très pollué de ville ou sence de fer (sous la forme de pyrite, de
appliqué. Ces bactéries de l'extrême de proximité d'usine papetière. La combi- pyrrhotite et de magnétite), capable de
appartiennent à un règne du vivant naison de l'anoxie, des fortes concentra- catalyser la synthèse de nouvelles molé-
encore très peu connu, celui des Archae, tions en sulfures et en métaux lourds est cules organiques : formaldéhyde, acides
qui se distingue des bactéries vraies et très toxique pour les animaux marins. carboxyliques, acides aminés... Deux chi-
des eucaryotes, dont le matériel géné- L'inhospitalité est encore aggravée par les mistes japonais, Hiroshi Yanagawa et
tique est isolé dans un noyau. Les bacté- fortes températures de l'eau, ainsi que par Kiyotsugu Kojima, ont également pro-
ries ultrathermophiles possèdent des la turbulence et l'instabilité du milieu. posé que la synthèse d'acides nucléiques
enzymes thermostables, dont l'utilisation Selon W. Newman, les distances ait eu lieu dans des évents tièdes. Les
par l'industrie chimique ou pharmaceu- taxonomiques entres genres et familles milieux hydrothermaux offrent un gra-
tique ouvre des perspectives nouvelles : expliqueraient des divergences très dient de conditions thermochimiques
en utilisant ces molécules, on pourrait longues (60 à 100 millions d'années pour pour les réactions de synthèse prébio-
augmenter les vitesses de réaction, dimi- un genre, 100 à 300 millions d'années tiques, la présence de nombreuses sur-
nuer la viscosité des produits, éviter des pour une famille). Si ces chiffres sont faces catalytiques, et une protection
contaminations... En outre, ces enzymes contestables, la comparaison de certaines contre les rayonnements ultraviolets.
thermostables résistent bien à des dénatu- espèces des communautés hydrother- La science-fiction et l'imagerie popu-
rants, tels les détergents, et pourraient males et d'espèces fossiles a montré laire ont souvent imaginé la découverte
aussi être employées dans certains sys- qu'une dérivation de lignée s'est sans d'animaux inconnus. L'exploration des
tèmes de biologie moléculaire, telle doute produite au cours du Mésozoïque sources hydrothermales a comblé ces
l'amplification génétique, pour dupliquer ou au début du Tertiaire. James McLean voeux diffus : l'exploration du Globe ter-
les acides nucléiques. a également trouvé des espèces voisines restre n'est pas terminée...
LES FOSSILES VIVANTS et Nouvelle Calédonie a bien changé !
Quelle stratégie adaptative utilisent les fos-
silesvivants pour défier ainsi le temps ?
DEFIENT LE TEMPS
Les espèces les plus spécialisées et
inféodées à une étroite niche écologique
sont les premières à succomber à un chan-
gement rapide des conditions de vie. Ainsi
Les
biologistes et paléontologues L'exploration de ces régions sous- les ammonites, des céphalopodes voisins
rêvent de découvrir un jour des « fossiles marines éclaire certains faits géologiques des nautiles, ont subi une évolution mou-
vivants Ce sont des organismes, connus que l'on observe aujourd'hui sur les conti- vementée, marquée par de soudaines
à l'état fossile, présents dans la succession nents. Vers 600 mètres de profondeur, apparitions d'espèces nouvelles suivies de
des couches géologiques, et que l'on ren- par exemple, les plongeurs ont découvert brutales extinctions. Cette caractéristique
contre aujourd'hui, vivants et presque de la craie en cours de formation, recou- en fait d'ailleurs de bons fossiles pour la
inchangés, dans les milieux jusqu'ici inex- verte par un tapis de spicules siliceux qui datation des terrains. En revanche, I'évolu-
plorés par l'homme. La découverte des résulte de la dégradation des éponges. La tion des nautiles semble beaucoup moins
fossiles vivants est liée à l'exploration des craie à silex du Bassin parisien provient nette. La simplicité de ces organismes a
grands fonds océaniques, notamment avec probablement de dépôts analogues. sans doute favorisé leur adaptation aux
des soucoupes plongeantes. La majorité La diversité de la faune et de la flore variations de conditions, sans entrainer de
des fossiles que nous ramassons sont des est étonnante sur le bord de la plate-forme modifications morphologiques profondes.
fossiles marins ; en outre une très faible continentale. Entre 200 et 300 mètres de D'autres organismes peuvent exceller dans
partie des fonds marins (ils représentent profondeur, les projecteurs de la soucoupe l'art de s'adapter aux environnements les
les trois quarts de a surface du Globe) a éclairent une pluie de matière minérale et plus divers ; ces espèces, dénommées
été explorée. II n'est pas étonnant que de organique qui alimente les grands fonds. opportunistes, sont les mieux armées pour
nombreuses espèces marines restent à De 300 à 700 mètres, on entre dans le survivre à des crises écologiques majeures.
découvrir et parmi elles un grand nombre domaine des fossiles vivants. La lumière
Une
de fossilesvivants. du jour ne pénètre presque plus, mais les espècede nautile vit au large de
Qu'est-ce qui caractérise ces fossiles organismes peuvent encore rythmer leurs la Nouvelle-Calédonie,vers 400 mètres de
vivants ? Ils vivent le plus souvent,dans des activités en fonction du jour et de la nuit. profondeur : le Nautilus moo-omphalus (le
régions intertropicales peu étendues Les fossiles vivants rencontrés sont essen- Nautilus pompilus vit dans la mer des
(Caraïbes,Philippines, Nouvelle-Calédonie) tiellement des nautiles (les seuls céphalo- Philippines). Le nautile se distingue des
qui sont l'héritage d'un ancien océan : la podes actuels à posséder une coquille autres membres du groupe (poulpes, cal-
Téthys mésogéenne. Au début du Crétacé, exteme), des lys de mer (crinoïdes pédon- mars,...)par des bras nombreux (60 à 90),
cette mer s'étendait entre deux superconti- culés), des éponges, et des graptolites des mâchoires calcifiées et l'existence de
nents : la Laurasia, au Nord, et le (petits organismes marins coloniaux). quatre branchiesau lieu de deux. Cet ani-
Gondwana, au Sud, qui se sont séparéslors Depuis 200 millions d'années, toutes mal est nécrophage : il s'agglutine autour
d'une première rupture de la Rangée.Ces ces espèces ont peu évolué. Pourtant, le des appâtsformés de poulet et de thon dis-
deux supercontinents se rejoignaient à milieu maritime des Caraïbes, Philippines poséspar les chercheurs (voir la figure 1).
l'Ouest, isolant la Téthys intertropicaled'un
océan circumcontinental plus froid (la
Panthalassa). Le morcellement de la Pangée
a ensuite provoqué la «dilution » des eaux
chaudes de la Téthys dans Panthalassa.
la Il
suffit alors d'ajouter aux épisodes tecto-
niques majeurs, un épisode de régression
marine particulièrement important qui
confine les habitants des plates-formes
continentales sur une marge très étroite,
pour obtenir une grave aise écologique.
En
1989, l'INSU-CNRS et l'IFREMER ont
organisé une campagne d'exploration
(CALSUB) des fonds océaniques au large de
la Nouvelle-Calédonie, à bord du navire
océanographique Le Surcroît, et de la sou-
coupe plongeante Cyana. Cette campagne,
dirigée par Michel Roux, de l'Université de
Reims, avait notamment pour but d'obser-
ver et d'échantillonner des fossilesvivants
dans leur milieu naturel afin de déterminer
leur comportement et la stratégie adapta-
tive qui leur a permis de traverser les crises 1. Nautilus macromphalus photographiés dans leur milieu naturel par
écologiques majeures de la biosphère. Les 413 mètres de profondeur ou large de la Nouvelle-Colédonie. Ces nautiles sont
plongées se sont déroulées entre 300 et nécrophages : is sont agglutinés sur un appât constitué de poulet et de thon.
3000 mètres de profondeur. Les premiers fossiles de nautiles remontent à 400 millions d'années.
ment des crinoïdes fossiles comme 30 fois plus longue que les zoïdes,est-elle
Gymnocrinus, avec les bras repliés. fabriquée ? Les zoides quittent leur thèque
Pourquoi enroulaient-ils leurs bras ? Etait- par une étroite ouverture (de diamètre infé-
ce pour se défendre ou pour saisir des rieur à la taille des zdides), nagent vers le
proies ? En observant le lys de mer dans sommet de l'épine et sécrètent un étage
son milieu naturel, on s'aperçoit qu'il replie supplémentaire ; puis les zoïdes regagnent
ses bras très lentement : ce ne peut donc leur thèque Cette capacité de quitter leur
qu'être un acte de défense contre des pré- loge rapproche ces animaux du groupe
dateurs ou contre des courants trop vio- des hémicordés, comme les entéro
lents. II arrive toutefois que le lys de mer, pneustes,sortes de vers vivant dans le sable
emporté par un fort courant, se détache des plages, ou comme les rhabdopleures,
2. Ce crinoïde pédonculé, Proisocrinus du fond : il se laisse alors dériver et, animaux marins coloniaux qui vivent dans
ruberrinus est le seul représentant lorsque le courant faiblit, il redescend et se des tubes dont ils sécrètent la paroi.
actuel de la famille des Millericrinidae, fixe à nouveau aux aspérités du fond. Les
fréquente ou Jurassigue (140 millions Quelle
principales adaptations de ces animaux que soit leur solution adapta-
d'années). Il a été photogrophié à
1 254 mètres de profondeur, au Nord aux variations de la nature des fonds tive, ces animaux marins, en colonisant
consistent à améliorer cette stratégie de l'océan, ont su repousserle front des condi-
de Lifou.
dérive et de réancrage : par la présencede tions limites. Ils sont les témoins de l'histoire
crochets ou de «sac à lest» sur le pédon- des océans ; l'étude de l'évolution de ces
Une espèce de lys de mer, cule, par la fragilité des bras, etc. Les lys de organismes permet de retracer les grands
Gymnoainus richeri, a été découverte dans mer sont aujourd'hui si diversifiés que l'on événements géologiques de ces régions.
des dragages en 1986 : on croyait le se demande si le terme «fossiles vivants» Pour M. Roux, formuler ainsi le pro-
genre Gymnocrinus éteint depuis 140 mil- leur est approprié. blème d'évolution biologique est « un anti-
lions d'années. Apparentés aux étoiles de Les graptolites récoltés durant cette dote au pessimisme ambiant en ces temps
mer et aux oursins, les lys de mer ressem- campagne, Cephalodiscusgraptoloides, ont de crise ».Ce pessimisme se traduit, au
blent à des cerfs-volants (voir la figure 2) : une organisation sociale originale. Ils vivent plan scientifique, par une tendance à l'ana-
fixés aux aspérités du fond marin par leur en colonie, une colonie étant composeede lyse des des "extinctions massives"qui mar-
pédoncule, ils ouvrent leur couronne de loges, ou thèques, régulièrement espacées quent les grandes crises de la biosphère, et
bras dans les courants, où ils filtrent des le long d'un axe. Chaque thèque est occu- par le retour en force des théories des
particules nutritives. Les lys de mer ne pée par un individu, ou zoïde, d'environ catastrophes.Revenons donc à la réalité :
peuvent vivre sur les fonds soumis à des 1,5 millimètre de long. Le squelette de la les océans constituent un laboratoire natu-
courants turbulents : les brusques varia- plupart des graptolites est surmonté d'une rel, où sont enregistrées les interactions
tions du courant les plaquent sur le fond ; épine, la nema, qui dirige la colonie dans entre les variations des conditions et le
on a découvert des crinoïdes fossilisés les courants où sont filtrés les aliments peuplement d'une région. II suffit
dans cette position. On retrouve égale- planctoniques. Comment la nema, jusqu'à d'apprendre à les lire !

LA PÊCHE DU MANCHOT

SOUS LA BANQUISE

Les
manchots empereurs et royaux Kooyman, de t'Université de San Diego, à
sont les plus gros oiseaux capables de suivre des manchots, en mer, et à enregis-
plonger et de rester pendant plusieurs trer différents paramètres.
minutes-voire plusieurs dizaines de Les chercheurs ont équipé plusieurs
minutes-sous l'eau, et les mécanismes manchots empereurs qui vivent près de
d'adaptation de ces animaux à la plongée McMurdo, dans l'Antarctique, d'un sys-
intéressent les physiologistes. Toutefois les tème d'acquisition de données (un petit
seuls résultatsdont on disposait avaient été micro-ordinateur) étanche et de quelques
obtenus sur des animaux en captivité, électrodes sous-cutanéesde façon à enre-
contraints à plonger dans d'étroits bassins, gistrer le rythme cardiaque au repos et en
et l'on pouvait s'interroger sur leur fiabilité. plongée, le débit sanguin et la tempéra-
Aucune donnée sur la plongée libre n'était ture des animaux, leurs vitesses en plon-
disponible. gée, la fréquence et la profondeur des
Yvon Le Maho et ses collègues du plongées, lorsqu'ils s'alimentent sous la
Centre d'écologie et de physiologie éner- banquise. . Manchot royal équipé d un système
gétiques du CNRS, à Strasbourg, ont réussi, Les enregistrements ont révélé que le d'acquisition de données (visible sur
en collaboration avec l'équipe de Gerald débit cardiaque et le rythme du coeur au son dos).
repos sont identiques à ceux de mammi-
fères de même masse corporelle, et que le
rythme cardiaque des animaux en plon-
gée est inférieur au rythme cardiaque au
repos d'environ 15 pour cent-c'est éga-
lement le cas du phoque de Weddell etu-
dié en liberté (voir Le phoque de Weddell,
par Warren Zapol, dans ce dossier) ;
cependant la vitesse moyenne des man-
chots empereurs en plongée est égale 3
trois mètres par seconde, ce qui est supé-
rieur à la vitesse des autres manchots ou
mammifères marins étudiés. Enfin la
vitesse des manchots en plongée et leur
rythme cardiaque sont tels que leurs
muscles doivent manquer d'oxygène et
que leur métabolisme doit diminuer : en
réaction à ces conditions, le sang est redis-
tribué vers les organes vitaux, le cerveau
et les musdes qui foumissent l'effort, et la
consommation générale d'oxygène
décroît.
l'équipe
de Strasbourg étudie égale-
ment des manchots royaux d'une colonie
de l'ile de la Possession, dans l'archipel 2. Dispositif d'identification et de pesée automotique utilisé lors de l'étude
subantarctique de Crozet. Ces chercheurs d'une colonie de manchots royaux, sur l'île de la Possession.
se sont intéressé aux habitudes alimen-
taires de ces manchots qui se nourrissent
exclusivement de myctophidés, petits pois- L'élevage des poussins dure environ colonie-donc leur nid-et ceux qui y
sons de l'océan Austral, et parfois de cal- quatre mois, avant le début de la saison retournent pour nourrir leur poussin, sont
mars : ils ont enregistré notamment les hivernale. Au cours de l'hiver, le poussin pesés automatiquement par une balance
profondeurs des plongées, leurs durées, la jeûne parfois plusieurs mois, lorsque les située dans un passage obligé (voir la
vitessedes animaux en plongée. Les cher- parents ne trouvent pas suffisamment de figure 2). Le dispositif TIRISde la société
cheurs ont équipé plusieurs de ces man- nourriture à lui rapporter. Sa croissance Texas Instrument, a été adapté à l'étude
chots d'un système d'acquisition de don- s'interrompt durant cette période, puis de cette colonie sauvage de manchots
nées et d'un petit émetteur radio qui leur reprend le deuxième été ; le jeune devient royaux et 500 d'entre eux portent
permet de repérer l'animal lorsqu'il rentre autonome â quinze mois environ. La mère aujourd'hui un transpondeur : c'est une
dans la colonie, et de récupérer les enre- peut alors avoir un autre poussin qui naît « fiche d'identité électronique"qui pèse
gistrements. en automne. Les poussins nés de ces moins de un gramme et qui a été implan-
Le suivi de ces manchots a montré reproducteurs dits "tardifs"sont certaine- tée sous la peau. Lorsqu'ils traversent le
qu'ils pêchent le jour en profondeur, ment moins bien armés à l'approche de passage-où est située la balance, les man-
jusqu'à 300 mètres environ, et la nuit en l'hiver puisqu'ils ont accumulé moins de chots passent devant un champ magné-
surface. Les habitudes de leurs proies nourriture que les poussins nés quelques tique qui induit un champ électrique dans
expliquent ce comportement : les mycto- mois plus tôt. le transpondeur, et lorsque le champ
phidés sont en surface pendant la nuit et On connait quelques caractéristiques magnétique est coupé, le transpondeur
en profondeur le jour. En mer, les man- de ce mode d'élevage, mais de nom- émet les données qui correspondent à
chots accumulent des réserves de nourri- breuses interrogations restent en suspens : l'identité du manchot pesé.
ture qu'ils consomment lorsqu'ils revien- quelle quantité de poissons les parents Les données transmises permettront
nent â terre pour couver leurs oeufs ou rapportent-ils à leur poussin ? Parfois, un de suivre le poids des manchots, donc les
nourrir leurs poussins. adulte quitte le nid avant le retour de quantités de poisson qu'ils rapportent en
La première saison de reproduction l'autre parent. Pour quelle raison ? Ses fonction de différents paramètres, la saison
d'un adulte commence en été (l'été. aus- réserves étaient-elles insuffisantes et a-t-il de pêche, par exemple : ainsi, le plancton
tral) ; l'oeuf est couvé par les deux dû retourner pêcher en mer plus rapide- dont se nourrissent les poissons étant
parents qui se relaient, comme ils le ment que prévu ? Les réserves ont-elles abondant entre novembre et mars, et rare
feront après l'éclosion, tant que le pous- été mal utilisées ? Le conjoint n'est-il pas entre avril et octobre, l'abondance des
sin ne sera pas capable d'assurer sa revenu dans les délais prévus ? Le succès myctophidés est maximale entre
propre régulation thermique. Le parent à reproductif des manchots est-il identique novembre et mars, et les ressources ali-
terre régurgite en partie le poisson qu'il a quelque soit la période de ponte ? mentaires des manchots royaux foisonnent
pêché pour nourrir le poussin, et lorsque Afin de répondre à ces interrogations, durant cette période.
ses réserves sont épuisées il retoume en les chercheurs tentent d'identifier et de Les naturalistes détermineront ainsi
mer reconstituer son stock énergétique ; peser les manchots de la colonie de l'île comment les fluctuations à long terme des
l'autre parent couve à son tour le poussin de la Possession ; cette colonie est bien ressources marines agissent sur le succès
et le nourrit. délimitée et les manchots qui quittent la reproducteur des manchots.
Le phoque de Weddell

Warren Zapol

Le phoque plonge plus profondément et plus longtemps exercée sur l'organisme ; l'azote dissous
n'est pas éliminé progressivement par les
que tout autre mammifère grâce au collapsus poumons, mais forme de petites bulles
dans le sang et les tissus (c'est « le mal des
de ses poumons et à sa rate qui stocke l'oxygène. caissons »).Ces bulles provoquent des dou-
leurs (notamment dans les articulations) et
risquent de rester bloquées dans des vais-
n plongeur entraîné peut Les problèmes inhérents à la plongée seauxdu cerveau ou de la moelle épinière,
rester immergé pendant sont très importants : le phoque doit appro- ce qui entraîne la paralysie voire la mort.
trois minutes à 20 mètres visionner ses tissus en oxygène et limiter Grâce aux études-même partielles
de profondeur, mais l'accumulation, dans son sang, de dioxyde réalisées en laboratoire, on a découvert
1'exploit est médiocre de carbone, un sous-produit de l'oxydation quelle est la source d'oxygène du phoque
comparé aux performances d'un autre énergétique du glucose. Le dioxyde de en plongée et comment l'animal évite les
mammifère capable de plonger à plus de carbone est libéré par les tissus et véhiculé troubles décrits précédemment. Nous
500 mètres de profondeur et de rester par le sang avant d'être expulsé par les allons examiner ces différentes adapta-
sous l'eau pendant plus de 70 minutes ! poumons. Quand l'animal est en plongée, tions en précisant, dans chaque cas,
Ce virtuose de la plongée sous-marine est le dioxyde de carbone s'accumule dans le l'apport des études sur le terrain.
le phoque de Weddell (Leptonychotes sang et en modifie l'acidité.
weddelli), membre de la famille des D'autres complications liées aux très L'alimentation
Phocidae, (les « vrais » phoquesse distin- fortes pressions menacent l'animal ; tout des organes essentiels
guent des otaries en particulier par animal ou toute personne qui s'enfonce
l'absence de pavillons auditifs). de dix mètres supplémentaires est soumis Une découverte faite en laboratoire
Ces animaux, qui vivent nombreux à une augmentation de pression égale à n'a pas été contestée: le phoque emmaga-
sur les côtes et les banquises de une atmosphère. Sous l'action de cette sine une grande quantité d'oxygène-
l'Antarctique, plongent profondément surpression, l'excitabilité des cellules environ deux fois plus qu'un être humain
pour chercher leur nourriture. Leur proie nerveuses augmente, ce qui peut provo- (par unité de masse). L'oxygène est
principale est la grande morue de quer des convulsions ; en outre, les cavi- concentré là où il est indispensable en
l'Antarctique (Dissostichus mawsoni), tés remplies d'air, par exemple les sinus cours de plongée, c'est-à-dire dans le sang
qui vit à quelques centaines de mètres de du crâne chez l'Homme, sont douloureu- et, en moindre quantité, dans les muscles.
la côte et à 15 mètres au-dessus du fond sement comprimées, et si l'organisme ne Chez l'Homme, on trouve 36 pour cent de
marin, dont la profondeur s'échelonne parvient pas à dégager dans ces poches l'oxygène dans les poumons, 51 pour cent
entre 250 et 600 mètres. suffisamment d'air pour contrebalancer dans le sang et seulement 13 pour cent
Le phoque de Weddell est un gros la pression extérieure, leurs vaisseaux dans les muscles, alors que chez le
animal (le poids d'un adulte est compris sanguins se dilatent et risquent d'éclater. phoque de Weddell, la répartition est de
entre 350 et 450 kilogrammes), protégé La pression comprime également les 5 pour cent dans les poumons, 70 pour
par une épaisse couche de graisse iso- gaz de l'organisme et, en particulier, cent dans le sang et environ 25 pour cent
lante. Grâce à cette protection, il supporte l'azote contenu dans les alvéoles pulmo- dans les muscles (où il est lié à la myoglo-
aisément une eau dont la température naires (la surpression a peu d'influence sur bine, un pigment qui véhicule l'oxygène).
descend jusqu'à-1, 9 degré. En plongée, les liquides corporels et les organes rem- Le volume sanguin d'un phoque est
l'animal doit s'adapter à l'absence d'oxy- plis de liquide). L'air contient 78 pour cent considérable et la quantité d'oxygène qui
gène et aux très fortes pressions. d'azote, et ce gaz dissous circule normale- y est stockée l'est également. Lorsqu'il
Comment y parvient-il ? De nombreux ment dans le sang. Cependant,lorsque l'air était à l'Université de Washington, en
chercheurs ont tenté d'élucider ses méca- des poumons est fortement comprimé, la 1969, Claude Lenfant découvrit que le
nismes d'adaptation : des décennies solubilité de l'azote augmenteet une quan- sang représente environ 14 pour cent de la
d'observations en laboratoire ont été tité d'azote supplémentaire se dissout dans masse du phoque de Weddell, proportion
poursuivies, plus récemment, par une le sang et dans les tissus ; apparaît alors deux fois supérieure à celle de l'Homme.
étude sur le terrain. Selon ces observa- l'« ivresse des profondeurs », ou narcose : En fait, cette détermination sous-estimait
tions directes, quelques convictions les symptômes sont ceux d'une intoxica- même le volume de sang utilisable, car la
acquises en laboratoire seraient d'ailleurs tion avec perte de la coordination et de la graisse, qui représente près du tiers du
erronées : un phoque que l'on force à vision, engourdissement et perte de poids de l'animal, est peu irriguée. De
mettre la tête sous l'eau, en laboratoire, conscience. Ultérieurement, si la remontée plus, le sang du phoque contient beau-
ne réagit pas nécessairement de la même vers la surface est trop rapide, la pression coup d'hémoglobine-le pigment des
façon que lorsqu'il plonge librement dans de l'azote contenu dans le sang et les tissus globules rouges, qui fixe l'oxygène. A
l'océan. peut être supérieure à la pression externe l'Hôpital général du Massachusetts, nous
avons prélevé du sang à des phoques : les en oxygène ; il réduit également le débit serait les cellules nerveuseslors de la plon-
globules rouges constituent environ du sang circulant, ce qui permet de main- gée ? Cette stabilisation éviterait en effet
60 pour cent du volume de chaque prélè- tenir la pression sanguine à un niveau nor- les convulsions provoquéespar la surpres-
vement, alors qu'ils ne représentent que mal lorsque les artères sont en constric- sion. La raison pour laquelle le placenta est
35 à 45 pour cent chez l'Homme. tion. De plus, la diminution du débit alimenté normalement est plus évidente :
Bien qu'impressionnante, la quantité sanguin ralentit le métabolisme et limite cet organe est vital pour le foetus.
d'oxygène que peut stocker le phoque de la consommation d'oxygène par les tissus.
Weddell n'est pas illimitée. Comme les Les artères, lorsqu'elles sont contrac- L'adaptation des poumons
autres animaux qui plongent dans la mer, tées, irriguent plutôt les tissus et organes
le phoque possède d'autres moyens pour vitaux. Nous avons mesuré l'apport san- Nos études de laboratoire sur la répar-
économiser son énergie. Quand un mam- guin dans différents tissus du phoque lors tition de l'oxygène dans l'organisme ont
mifère enfonce la tête sous l'eau, un d'une plongée en laboratoire. Le débit confirmé que l'apport sanguin vers la plu-
« réflexe de plongée » apparaît : lorsque sanguin était normal vers la rétine, le cer- part des autres organes et tissus cesse
l'animal cesse de respirer, son rythme veau et la moelle épinière, tous trois presque complètement lors des plongées.
cardiaque ralentit (l'apnée entraîne une essentiels pour la navigation, ce qui Dès qu'ils ne sont plus irrigués, de nom-
bradycardie) et certaines artères se confirme des découvertes antérieures. Le breux tissus (comme les reins) cessent de
contractent pour limiter le passage du coeur était irrigué, mais à un rythme infé- fonctionner jusqu'à ce que l'animal
sang vers les organes qu'elles irriguent. rieur à la normale, puisque son activité remonte à l'air libre. D'autres tissus adop-
Une bradycardie se déclenche chez est réduite lors de la plongée. tent apparemment un métabolisme anaéro-
tout animal qui plonge ; ce phénomène Deux autres tissus recevaient le sang bie (sans oxygène) quand ils doivent
existe aussi chez l'Homme, mais est plus normalement : les glandes surrénales et, accomplir des tâches vitales. Le sous-pro-
marqué chez les espèces qui plongent chez la femelle gravide, le placenta. On ne duit révélateur d'un métabolisme anaéro-
souvent, comme les phoques et les sait pas exactement pourquoi les glandes bie est l'acide lactique : quand le phoque
baleines. Ce ralentissement du rythme surrénales continuent d'être ainsi alimen- refait surface après une plongée, la
cardiaque lors d'une immersion soulage tées ; est-ce parce qu'elles sécrètent une concentration sanguine en acide lactique
le travail du coeur et diminue les besoins importante quantité de cortisol qui stabili- est supérieureà celle de l'animal au repos.

1. UN PHOOUE DE WEDDELL revient à l'air libre dans un trou séjours sous l'eau durent parfois plus d'une heure. Pour survivre,
creusé dans la glace. La plupart des plongées sont des plongées de même lors des plongées les plus courtes, le phoque doit fournir de
chasse qui durent en moyenne 17 minutes et où l'animal descend l'otygène à ses tissus et éviter les troubles associés à la pression,
jusqu'à une profondeur de 500 mètres ou davantage. D'autres comme la narcoseet les malaises liés à la décompression.
Un métabolisme anaérobie est inté-
ressant lorsque l'oxygène vient à man-
quer, mais il peut aussi être très dange-
reux, car une concentration élevée en
acide lactique acidifie le sang et provoque
ainsi des crampes, une moindre contracti-
bilité du coeuret, éventuellement, la mort.
Vers 1930, à la Fondation Scripps
d'océanographie, P. Scholander a étudié
en laboratoire les réflexes de plongée ;
selon ses observations, le phoque éviterait
l'acidose en limitant le métabolisme
anaérobie aux muscles du squelette et aux
tissus isolés du circuit sanguin. L'apport
sanguin étant interrompu, ces tissus ne
2. LA RÉPARTITIONDE L'OXYGÈNEest très différente chez l'Homme et chez le phoque de libéreraient pas d'acide lactique dans le
Weddell.Le phoque stocke environ deux fois plus d'oxygène par kilogramme qu'un être sang tant que l'animal n'est pas remonté
humain. De plus, les poumons de l'animal jouent un rôle moins important, et la majeure à la surface. Puis, à l'air libre, le foie, les
partie de l'oxygène est conservée dans le sang et dans les muscles. poumons et d'autres organes éliminent
les produits de dégradation anaérobie.
Comment le phoque de Weddell sup-
porte-t-il la pression externe ? Non seule-
ment une concentration élevée en cortisol
éviterait les convulsions, mais, en outre,
le phoque est dépourvu des sinus aériens
-qui posent problème aux autres mammi-
fères en plongée. Le phoque évite égale-
ment la narcose et la formation de bulles
d'azote, car ses poumons, peu volumi-
neux par rapport à son poids, retiennent
peu d'azote susceptible de diffuser dans le
sang lors de la plongée. De surcroît, l'ani-
mal expire avant de plonger, ce qui, d'une
part, facilite la descente en réduisant la
flottabilité et, d'autre part, diminue le
volume d'air contenu dans les poumons.
Au cours de la plongée, l'eau exerce
une forte pression sur la cage thoracique,
très souple, du phoque ; l'azote résiduel
est chassé des alvéoles et passe dans les
bronches. Gerald Kooyman et ses col-
lègues de la Fondation Scripps ont
découvert que les bronches et les bron-
chioles du phoque sont maintenues par
des anneaux cartilagineux, et constituent
une sorte de réservoir rigide d'air.
Contrairement aux alvéoles, ces conduits
ne sont pas en contact direct avec le sang
et n'introduisent pas d'azote dans la cir-
culation sanguine (les conduits respira-
toires du phoque contiennent également
de l'oxygène, mais peu, car ce gaz ne
représente que 21 pour cent de l'air
inhalé). Chez l'Homme, au contraire, les
bronches et les bronchioles rétréciraient
sous l'effet d'une forte pression et ne
3. CERTAINSTISSUS restent normalement irrigués (en couleur) au cours desplongées en pourraient pas retenir l'excès d'azote.
laboratoire : ce sont notamment la rétine de l'œil, le cerveau et la moelle épinière essentiels
En étudiant des plongées forcées en
pour l'orientation et le mouvement. Les glandes surrénales, qui produiraient une hormone
chambre de compression, G. Kooyman a
protégeant le cerveau contre la pression, reçoivent également un débit sanguin normal, de
même que le placenta chez les femelles gravides. Ne « sachant » pasa priori combien de montré que les poumons du phoque se
temps ils resteront sous l'eau, les phoques se préparent apparemment au pire et réduisent vident lorsque l'animal atteint une pro-
nettementl'apport sanguin versde nombreux autres tissus, y compris vers le système mus- fondeur comprise entre 50 et 70 mètres :
culaire. Quand leur réserve d'oxygène est épuisée, les muscles adoptent un métabolisme ce collapsus pulmonaire interrompt le
anaérobie, c'est-à-dire qui ne consomme pas d'oxygène. passagede l'azote dans le sang.
Un ordinateur de plongée nagea sous la glace ; nous savions qu'il cent) servent à effectuer des explorations
reviendrait avec les échantillons sanguins lointaines ou à échapperà des prédateurs.
Certaines observations effectuées sur et les données,car nous avions adopté une En étudiant la répartition de l'oxy-
le terrain par G. Kooyman et sescollègues méthode fiable inventée par G. Kooyman : gène dans les tissus des phoques, Peter
ont soulevé une question importante : au sachant que les phoques ne parcourent que Hochachka a montré que l'acide lactique
cours d'une plongée volontaire dans quelques kilomètres sous l'eau, il les avait n'est pas présent dans la circulation san-
l'océan, le phoque réagit-il de la même étudiés près de trous isolés creusés dans guine durant-ou après-les plongées
manière que lors d'une plongée simulée une banquise épaisse ; pour respirer, les inférieures à 20 minutes, les plus fré-
en laboratoire ? Leurs observations sem- animaux revenaient nécessairement à quentes : en conséquence, pendant les
blaient montrer que les phoques en plon- l'endroit où ils avaient plongé. plongées courtes en milieu naturel, les
gée libre ne manifestent pas toujours un Nous avons alors vérifié qu'environ 95 muscles n'ont pas le métabolisme anaé-
réflexe naturel de plongée. Cependant ces pour cent des plongées volontaires durent robie observé en laboratoire, et sont cer-
résultats n'étaient pas rigoureux, car le moins de 20 minutes ; ce sont en général tainement irrigués (les muscles seraient
matériel disponible ne permettait pas des plongées de chassependant lesquelles en effet les principaux producteurs
d'observer une plongée complète. les phoques vont chercher leur nourriture d'acide lactique libéré dans le sang, car
Pour étudier la plongée en plein et reviennent. Les autresplongées (5 pour ils sont très nombreux et travaillent
océan, Roger Hill, de l'Hôpital général
du Massachusetts, a construit un micro-
ordinateur autonome et doté d'un logiciel
évaluant les réactions métaboliques et
physiologiques du phoque pendant des
plongées libres. Une équipe-dont les
membres venaient de laboratoires du
monde entier-s'est alors réunie à la sta-
tion de recherche de la Fondation scienti-
fique américaine, sur la côte du Détroit de
McMurdo, dans l'Antarctique. Le micro-
ordinateur portatif, de masse inférieure à
deux kilogrammes, devait nous apprendre
quels sont les véritables réflexes de plon-
gée du phoque de Weddell dans son
milieu naturel et comment il réagit
lorsque la pression augmente.
Le micro-ordinateur de R. Hill était
protégé par un système étanche jusqu'à
des profondeurs de 500 mètres et, pen-
dant plusieurs jours, il enregistra, à inter-
valles réguliers, le rythme cardiaque et la
profondeur ; il commandait également
4. LA CONCENTRATION EN HÉMOGLOBINE (en haut) augmente dans le sang au cours des
une pompe électrique capable de prélever
dix à douze premières minutes d'une plongée libre dans l'oeéan,ce évite
qui la chute bru-
jusqu'à sept échantillons de sang artériel
tale de la concentration en oxygènedans le sang du phoque (en bas). Pendant les plongées
à des profondeurs et des moments précis
de plus de 17 minutes (pointillés), les muscles adoptent un métabolisme anaérobie, et
(toutes les dix minutes en plongée). Les l'apport d'hémoglobine dans le sang équilibre la consommation d'oxygène durant
échantillons de sang prélevés étaient pla- 15 minutes environ. Lors des excursionsde moins de 17 minutes (trait continu), les muscles
cés dans un sachet ou dans une seringue consommentde l'oxygène et l'apport d'hémoglobine ne compensepas complètementl'oxy-
reliée à un câble en fibre optique de deux gène consommépar les tissus : la concentration en oxygène dans le sang diminue peu à peu.
mètres, qui avait lui-même d'autres fonc-
tions lorsque le phoque faisait surface.
Nous avons réuni des phoques apparte-
nant à des colonies voisines et nous les
avons transportés en traîneaujusqu'au site
d'observation : un trou d'un mètre de dia-
mètre, creusédans la glace épaissed'envi-
ron deux mètres. Nous avons alors anes-
thésié un animal en utilisant la méthode
indolore conçue par Robert Schneider,
puis nous avons posé les cathéters néces-
saireset fixé l'ordinateur sur une feuille de
caoutchouc collée sur la fourrure du dos de
l'animal. Lors de la mue de la fin de l'été, 5. LA PRESSION DE L'AZOTEdans le sang n'augmente plus quand le phoque plonge à plus
les phoques se débarrassèrent de cette de 40 mètresde profondeur, ce qui indique que les poumons ne libèrent plus de gaz dans le
bande de caoutchouc. Une fois les effets de sang ; en fait, ils se vident. Ce collapsus limite la quantité d'azote dans le sang et évite au
l'anesthésie générale dissipés, le phoque phoque la narcose ou les problèmesde décompression.Durant le reste de la plongée, le pas-
équipé de l'ordinateur entra dans le trou et sagede l'azote dans les muscles et la graisselimite encore les risques.
lorsque l'animal plonge). Comme il n'a au cours de la plupart des plongées en toire, le phoque ne sait pas combien de
pas-ou très peu-d'acide lactique à éli- milieu naturel, contrairement à ce qui temps il restera immergé ; il se prépare
miner après chaque plongée, le phoque était admis depuis longtemps. au pire.
repart en chasse au bout de quelques En revanche, les rares longs séjours
minutes, après avoir un peu respiré à la d'exploration s'effectuent comme les La rate : un réservoir
surface. plongées en laboratoire : le rythme car- d'oxygène
Comment le phoque de Weddell oxy- diaque ralentit et varie peu au cours de la
gène-t-il ses muscles sans priver le cer- plongée. Après (mais non pendant) de L'une des extraordinaires adaptations
veau et d'autres organes vitaux d'oxy- telles plongées, le sang se charge d'acide du phoque est l'augmentation de la
gène ? On l'ignore, mais R. Hill a lactique, ce qui indique que les muscles concentration en globules rouges dans la
remarqué que le rythme cardiaque ralentit ne sont plus irrigués et que l'oxygène est circulation sanguine, au début des plon-
au début de chaque plongée, sans pour économisé. Or après que les muscles ont gées de chasse ou d'exploration ; elle
autant rester constant pendant toute la adopté un métabolisme anaérobie, le s'accompagne d'une augmentation de la
durée des plongées, même les plus phoque peut rester sous l'eau durant une concentration en hémoglobine dans le sang
courtes : le rythme cardiaque s'accélère heure, ou même davantage. Le prix est et, par conséquent, de la concentration en
ou ralentit selon la vitesse à laquelle nage parfois lourd à payer : une fois à la sur- oxygène. Jesper Qvist, de l'Hôpital Herlev
le phoque, mais il n'est jamais supérieur face, l'animal ne replonge pas avant de Copenhague, a participé à notre étude
au rythme de repos. Le débit sanguin d'avoir éliminé l'acide lactique libéré par de terrain dans l'Antarctique et a découvert
augmente en même temps que le rythme les muscles, ce qui dure parfois une que la concentration en globules rouges
cardiaque, et l'excédent de sang est vrai- heure. Pourquoi les courtes plongées en dans les artères augmente de 50 pour cent
semblablement dirigé vers les muscles du laboratoire déclenchent-elles le compor- au cours des 10 à 15 premières minutes de
squelette. Si tel est bien le cas, l'apport tement adopté aux longs séjours sous la plongée. En laboratoire, nous avions
de sang vers les muscles ne diminue pas l'eau ? Sans doute parce qu'en labora- observé que les concentrations en globules
rouges restaient toujours élevées, mais
J. Qvist a montré que les globules rouges,
qui ne représentent initialement que 35 à
40 pour cent du volume circulant, consti-
tuent jusqu'à 60 pour cent du sang pendant
les plongées. La concentration redevient
normale dans les dix minutes qui suivent le
retour de l'animal à la surface.
D'où viennent tous ces globules
rouges ? Peut-être de la rate, car on sait
que cet organe mal connu se contracte
quand le système nerveux sympathique
est activé, ce qui est le cas lorsqu'un
mammifère plonge ou est effrayé. Le sys-
tème veineux du phoque est capable
d'une importante dilatation et la contrac-
tion de la rate y injecterait des globules
rouges chargés d'oxygène, que le coeur
propulserait ensuite dans la circulation
artérielle, selon les besoins de l'orga-
nisme. Après le retour du phoque à l'air
libre, les globules rouges seraient rechar-
gés en oxygène et restockés dans la rate.
On connaît un autre exemple où la
rate joue ce rôle de réservoir à globules
rouges : chez le cheval de course, on a
observé que la rate met des globules
rouges en circulation quelques minutes
après le début d'un exercice intense, et
les études anatomiques de différents
mammifères nous apportent une indica-
tion supplémentaire de l'importance de
cet organe chez le phoque. En comparant
le poids de la rate au poids du corps, nous
avons découvert que le phoque de
Weddell possède une rate volumineuse,
6. UN MICRO-ORDINATEUR et un système de prise de sang ont été fixés sur le dos d'un qui n'est comparable qu'à celle de l'élé-
phoque par Roger HiU, l'auteur et leurs collègues ; ils ont ainsi mesuré les réactions phy- phant de mer antarctique-une autre
siologiques de phoques durant leurs plongées libres dans l'océan. Lors des excursions sous-espèce capable de plonger longtemps ;
marines d'une durée inférieure à 17 minutes, les réaetions sont fort différentes de celles chez l'Homme, le chien ou même la
enregistréesen laboratoire. baleine, cet organe est proportionnelle-
ment plus petit. D'après la dimension de
la rate et la concentration en hémoglo-
bine durant une plongée, nous avons cal-
culé que la rate du phoque de Weddell
stocke environ 60 pour cent des globules
rouges (moins de dix pour cent seulement
chez l'Homme). La rate du phoque est
donc une sorte de réservoir compressible,
capable de stocker l'oxygène et de le
libérer pendant les plongées.
L'étude des plongées de longue durée
confirme l'importance de cette libération
de globules rouges oxygénés. Lorsque la
concentration en globules rouges aug-
mente, la concentration sanguine en oxy-
gène n'évolue pas : l'oxygène consommé
par le cerveau, le coeur et les autres
organes vitaux est donc remplacé d'une
manière ou d'une autre. La situation est
différente pendant les plongées de
chasse, car les muscles consomment de
l'oxygène : dans ce cas, la rate ne libère 7. LA RATE,de grande taille, stockeprobablement des globules rouges chargés d'oxygène
sans doute pas assez vite les globules lorsque le phoque respire à la surface (a), et elle libère ces globules rouges dans la circula-
rouges stockés et ne compense pas la tion sanguine quand l'animal plonge (b). Ce phénomène est sans doute responsable de lå
perte de l'oxygène consommé par les forte concentration en hémoglobine au début des plongées dans l'océan.On pense que la
muscles. rate stocke jusqu'à 24 litres de globules rouges ; eUese contracte au début de la plongéeet
Lorsque les poumons se vident, libère ainsi unegrande de sa réserve,qui passe dans la veine porte, puis traverse le foie
l'afflux de globules rouges dans la circu- pour gagner la veine cavepostérieure. Un sphincter permet à ce « réservoir » de fournir, en
cas de besoin, des globules rouges qui parviennent au coeur, puis à la circulation artérielle.
lation sanguine fournit certes de l'oxy-
gène à l'organisme, mais dilue aussi les
gaz dissous dans le sang. Cela explique-
rait pourquoi la concentration en dioxyde Détroit de McMurdo, nous nous sommes Les études de terrain montrent ainsi
de carbone augmente si peu durant les intéressés aux foetus. Ont-ils un réflexe que les réponses du phoque de Weddell,
plongées en milieu naturel et pourquoi de plongée quand leur mère plonge dans lors des rares plongées de longue durée,
l'azote ne provoque pas de narcose chez l'océan ? C'est ce que laissaient supposer sont semblables à celles qui ont été
le phoque. D'autres explications sont les travaux de Robert Elsner, de observées en laboratoire. Le réflexe de
possibles : nous avons, par exemple, l'Université de Fairbanks : le rythme car- plongée est marqué : le rythme cardiaque
découvert que les poumons se contractent diaque du foetus, comme celui de la diminue et reste faible durant toute la
et se vident à environ 40 mètres de pro- mère, ralentit durant les plongées en plongée ; les muscles passent d'un méta-
fondeur, un peu plus tôt que prévu. laboratoire. bolisme aérobie à un métabolisme anaé-
Nous avons déterminé le point de Nous ne connaissons pas bien le robie, ce qui signifie que leur apport san-
contraction des poumons grâce aux tra- comportement d'un foetus lorsque la guin est interrompu, sans doute parce
vaux de Konrad Falke, de l'Université de mère est en plongée, mais nous avons que les artères qui les irriguent sont
Düsseldorf, qui a mesuré la pression par- recueilli des informations : Graham contractées.
tielle de l'azote au-dessus du sang artériel Liggins, de l'Hôpital d'Auckland, et En revanche, lors de la plupart des
prélevé lors de plongées libres ; or cette R. Hill ont placé un détecteur de rythme plongées courtes, le plus souvent des
pression partielle est proportionnelle à la cardiaque sur le dos d'une femelle gra- plongées de chasse, le phoque réagit de
concentration en azote. Jusqu'à 40 mètres vide et observé que le rythme cardiaque manière différente : le rythme cardiaque
de profondeur, la pression partielle de du foetus ralentit pendant les plongées ralentit, mais il varie en fonction de la
l'azote dans le sang augmente quand le libres ; ce ralentissement est plus lent et vitesse de nage. De plus, les muscles
phoque descend : elle est égale à moins net que chez la mère, et l'accéléra- conservent un métabolisme aérobie ; ils
0,72 atmosphère lorsque l'animal respire tion du rythme cardiaque du foetus est continuent vraisemblablement à recevoir
en surface et atteint 2, 6 à 3, 2 atmo- également plus lent, après que la mère du sang, ce qui prouve que la constriction
sphères quand le phoque est à 40 mètres est remontée à la surface. vasculaire est modulée. Au début de la
de profondeur ; au-dessous de 40 mètres, Le foetus « sait »ainsi à quel moment plongée, le phoque « décide » si son
la pression partielle d'azote diminue. sa mère plonge, mais nous ignorons com- excursion sera brève ou longue et s'il
Cette diminution, qui suit le collapsus ment il l'apprend. Les modifications du doit ou non prendre des mesures afin
pulmonaire, résulte de la libération des rythme cardiaque du foetus sont-elles sui- d'économiser son oxygène.
globules rouges par la rate, dans le sang, vies de changements du débit cardiaque Comment prend-il sa décision ? C'est
mais se produit également parce qu'une et de la répartition du sang ? Si les études encore une énigme, mais nous aurons
partie de l'azote quitte le sang et diffuse à venir l'établissent, c'est que le foetus peut-être bientôt la réponse ; nous com-
dans les muscles et la graisse. économise l'oxygène pour ses tissus prendrons encore mieux les mécanismes
Tout en étudiant les remarquables vitaux lorsque sa mère plonge, et qu'il d'adaptation du phoque de Weddell, l'un
adaptations des phoques adultes du refait le plein d'oxygène à la surface. des plus impressionnants plongeurs.
Les poissons. de l'Antarctique

Joseph Eastman et Arthur DeVries

La plupart des poissons qui peuplaient l'océan convergence antarctique : ce système de


courants marins, qui s'étend entre le 50''
Antarctique ont péri lors de son refroidissement ; et le 60e degré de latitude Sud, entoura le
nouveau continent et constitua un formi-
seuls ceux du sous-ordre des Notothenioidei ont survécu dable rempart contre les courants chauds,
empêchant un grand nombre de poissons
et se sont adaptés. venant des eaux tempérées septentrio-
nales de peupler l'Antarctique.
Le refroidissement des eaux entraîna
très probablement l'extinction des pois-
n février 1899 débutait la est fondamental pour leur survie en eau sons des eaux tempérées, à l'exception
première exploration du glacée. D'autre part, certaines espèces
des Notothénioïdes, qui évoluèrent pour
continent le plus méridio- ont évolué en développant une flottabilité s'adapter au froid. La faune de l'océan
nal de la Terre : dix naturelle, de sorte qu'ils sont très légers
Antarctique est aujourd'hui moins riche,
hommes débarquaient du dans l'eau. Cette « apesanteurs» permet au
que celle de l'océan Arctique, qui compte
vaisseau britannique Southern Cross, au poisson d'économiser l'énergie qu'il
une fois et demie plus d'espèces et deux
Cap Adare, dans l'Antarctique ; ils y pas- devrait autrement déployer pour flotter. Il fois plus de familles ; le froid et diffé-
sèrent une année. Cette expédition inau- semble que cette légèreté a permis à deux
rents facteurs locaux sont la cause de cet
gura la période « héroïques de l'explora- espèces de Notothénioïdes antarctiques appauvrissement ; le petit nombre d'îles
tion de l'Antarctique et a révélé aux (peut-être même davantage) de quitter le
et d'archipels et la profondeur du plateau
zoologistes que l'habitat marin le plus fond de la mer, où la plupart des espèces continental en bordure de l'Antarctique
froid du monde grouille de poissons, demeurent, pour coloniser des domaines expliquent partiellement ce manque de
découverte qui les a intrigués pendant moins profonds et moins peuplés. diversité, car les hauts-fonds qui longent
près d'un siècle. Nicholai Hanson, le Plusieurs événements géologiques et généralement les îles et les côtes sont, en
zoologiste de l'expédition, mourut cette océanographiques ont été à l'origine de d'autres lieux, l'habitat préféré de nom-
même année 1899, mais eut le temps de l'écrasante prédominance des breuses espèces.
rassembler des poissons appartenant à Notothénioïdes dans l'Antarctique.
des espècesjusqu'alors inconnues. Pendant la majeure partie de son histoire,
Près d'un siècle plus tard, nombre de l'Antarctique et les autres terres australes Les Notothénioldes
chercheurs, dont nous sommes, tentent étaient réunis et formaient un seul et résistent au gel
toujours de comprendre comment se sont immense continent connu sous le nom de
adaptés et comment survivent ces pois- Gondwana, qui commença à se fracturer Comment les Notothénioïdes ont-ils
sons, dans une région qui fut longtemps il y a environ 80 millions d'années. II est évolué et pourquoi prospèrent-ils là où
considérée comme virtuellement inhabi- vraisemblable que les eaux qui entou- tant d'autres poissons ont disparu ? Pour
table. Les adaptations évolutives du sous- raient l'Antarctique étaient assez tempé- répondre à cette question, nous nous ren-
ordre des Notothénioïdes sont particuliè- rées dans certains endroits, tout du moins dons périodiquement à l'île de Ross,
rement intéressantes ; c'est un durant la période la plus ancienne. Les située à environ 650 kilomètres au Sud
groupement de téléostéens (poissons évo- nombreux fossiles découverts sur l'île du cap Adare. Cela fait maintenant
lués à squelette ossifié) apparenté à la Seymour, et datant de quelque 38 mil- 30 ans que la Fondation américaine pour
perche et aux poissons Perciformes com- lions d'années, montrent que les eaux la recherche scientifique (NSF)entretient
muns dans la plupart des habitats marins. côtières de cette île étaient peuplées de une station de recherche biologique sur
Les 90 à 100 espèces de ce sous- requins, de poissons-scies, de grenadiers, cette petite terre volcanique séparée du
ordre sont essentiellement confinées dans de poissons-chats et de bien d'autres continent par le détroit de McMurdo,
la région antarctique où elles représentent poissons des mers tempérées ; aujour- large de 65 kilomètres.
à peu près les deux tiers des espèces de d'hui ces poissons ont pratiquement dis- Arthur DeVries, qui s'y rend depuis
cette région et 90 pour cent des poissons paru de cette région. 20 ans, étudie le mécanisme qui permet
qui y vivent. A l'époque où se constituait le dépôt aux poissons de l'Antarctique de ne pas
Nous nous sommes intéressés à deux fossile de l'île Seymour, l'Antarctique se geler. Il y a deux décennies, on connaissait
particularités qui prouvent une adaptation sépara complètement de l'Australie et de déjà, certaines des conditions régnant dans
remarquable : la faculté de produire un la pointe de l'Amérique du Sud, et ses le détroit de McMurdo ; ainsi, en 1961,
antigel biologique très efficace et la pos- côtes furent entourées par de vastes éten- Jack Littlepage avait établi que la tempé-
sibilité de se comporter comme s'ils dues d'eaux froides et profondes. Ces rature moyenne de l'eau sur une période
étaient en apesanteur. Ils sécrètent des modifications importantes de l'environ- d'un an était de-1, 87 degré et qu'elle était
composés qui abaissent le point de nement contribuèrent à refroidir les eaux. particulièrement uniforme : elle était com-
congélation des fluides corporels, ce qui Dans l'océan, citons la formation de la prise entre-1, 4 et-2, 15 degrés. Pendant
t'été austral, de décembre à février inclus, décembre. Une couche supplémentaire, corporelle s'abaisse, ne serait-ce que de
la température monte de-1, 9 à-1, 8 degré. composée de grands cristaux et appelée 0, 1 degré au-dessous du point critique, la
Même en été, l'eau sous la glace reçoit glace ancrée, recouvre le fond du détroit glace se propage rapidement à travers les
moins d'un pour cent de la lumière solaire pendant une partie de l'année, partout où téguments et gèle les fluides corporels. La
qui frappe la surface, car la glace est un la profondeur n'excède pas 30 mètres. plupart des poissons des mers tropicales
miroir et un absorbant ; de plus, l'obscu- La glace est dangereuse pour les et tempérées gèlent en présence de glace,
rité totale règne pendant quatre mois de poissons parce qu'elle pénètre facilement quand la température de leurs fluides cor-
l'année ! par les ouïes et les téguments. La tempé- porels atteint-0, 8 degré environ, alors
Le danger que représentent les mul- rature corporelle des poissons, animaux à que les Notothénioïdes du détroit de
tiples couches de glace est plus redou- sang froid, est approximativement celle McMurdo ne gèlent que lorsque leur tem-
table encore, pour les poissons, que de leur environnement ; la limite de sur- pérature atteint-2, 2 degrés.
l'obscurité et le froid. Deux à trois mètres vie est atteinte quand la température du
de glace salée (ou davantage) recouvrent sang descend d'un degré au-dessous de L'abaissement du point
l'eau chaque année durant au moins dix son point critique de congélation, tempé- de congélation
mois ; ce n'est qu'en été que les tempêtes rature où les cristaux de glace commen-
brisent cette couche de glace et empor- cent à se former. Cependant, si aucun Fort de ces données, A. DeVries et
tent les blocs de glace vers le large. germe de glace ne pénètre dans son ses étudiants ont étudié l'effet de diverses
A cela s'ajoutent un ou deux mètres corps, un poisson supporte ce refroidisse- substances sur l'abaissement du point de
de glace pailletée (de grands cristaux ment excessif et ses fluides corporels res- congélation des poissons du détroit de
allongés, peu soudés les uns aux autres) tent liquides, à l'état surfondu. McMurdo. On sait que la présencede sels
qui se forment sous la couche épaisse et En revanche, quand un poisson est abaisse la température du point de congé-
commencent à disparaître vers la mi- entouré de glace et que sa température lation de l'eau. Chez la plupart des pois-

1. CE NOTOTHENIOÏDE TYPIQUE,Trematomus nicolai, vit, se Perciformes, est dominant dans l'Antarctique et représente à peu
nourrit et se reproduit près du fond de l'océan. Le sous-ordre des près 90 pour cent despoissons de cette région. Ce poisson résiste à
Notothénioïdes, un groupement de poissons évoluésde l'ordre des destempératurestrès bassesgrâce à des antigels biologiques.
sons marins, les sels (surtout le chlorure Quelle est la nature chimique de ces leurs propriétés « colligatives », c'est-à-
de sodium) présents dans leurs fluides molécules d'antigel ? Ce sont des glyco- dire du nombre de particules dissoutes,
corporels sont responsables de 85 pour peptides, des chaînes macromoléculaires bien plus que de la nature de ces parti-
cent de l'abaissement de la température dont chaque monomère est composé cules. Plus il y a de particules, moins les
au-dessousde zéro degré (point de congé- d'une molécule de disaccharide (deux molécules d'eau peuvent s'agréger pour
lation de l'eau pure) ; les 15 pour cent sucres) liée, par une liaison covalente, au former un germe de cristal de glace.
restants sont imputables à de petites quan- troisième acide aminé d'une chaîne pep- Dans l'eau, le chlorure de sodium
tités de potassium, de calcium, d'urée, de tidique à trois acides aminés. Ces macro- abaisse le point de congélation deux fois
glucose et d'acides aminés, constituants molécules diffèrent surtout par leur taille, plus que le glucose, parce que le sel se
habituels du sang et de fluides corporels. leur masse moléculaire allant de 2 600 à dissocie en ions sodium et en ions chlo-
Les chercheurs se sont en fait aperçus 33 700. Par souci de clarté, chaque gly- rure, ce qui double le nombre de parti-
que le chlorure de sodium, ainsi que les copeptide a reçu un numéro exprimant sa cules actives. Au contraire, les propriétés
autres ions et petites molécules, ne sont masse moléculaire ; la plus grosse est le des glycopeptides ne dépendent pratique-
responsables que de 40 à 50 pour cent de numéro 1, la plus petite est le numéro 8. ment pas du nombre de particules en
l'abaissement du point de congélation Dans les glycopeptides du numéro I au solution : ces glycopeptides abaissent le
des poissons du détroit de McMurdo, numéro 5 inclus, la séquence des acides point de congélation des fluides corporels
même si ces substances y sont un peu aminés est alanine-alanine-thréonine ; 200 à 300 fois plus que ne le laisserait
plus concentrées que chez les espèces des chez les autres, l'acide aminé proline se supposer le nombre de particules.
mers tempérées ; aussi la survie des pois- substitue à certaines alanines. L'activité
sons de l'Antarctique résulte-t-elle de la anticongélante des huit composés aug- Les antigels
présence, chez la plupart des espèces de mente avec la masse moléculaire, et glycopeptidiques
Notothénioïdes étudiées, de huit molé- toutes les molécules semblent fonction-
cules qui font office d'antigel et qui ner de la même façon. Comment ces glycopeptides empê-
abaissent le point de congélation des Les antigels des Notothénioïdes chent-ils les poissons du détroit de
fluides corporels. Ces molécules sont abaissent le point de congélation des McMurdo de geler dans ces eaux glacées ?
présentes dans presque tout l'organisme, fluides corporels comme le font d'autres Les chimistes savent, depuis longtemps,
y compris dans le cytoplasme de la plu- produits plus courants, également dissous que des impuretés adsorbées inhibent la
part des cellules ; elles représentent 3, 5 dans ces fluides, tels que le glucose et le croissance de petits cristaux et que, pour
pour cent du poids des fluides mais sont chlorure de sodium. Le point de congéla- des raisons encore mal comprises, ces
absentes de l'urine et du liquide oculaire. tion de la plupart des solutions dépend de impuretés composées d'un grand nombre

2. SEPTESPÈCES de Notothénioïdes comptent parmi les 14 espècesbocasson de Lönnberg),Pagothenia bernacchii (le bocasson éme-
de poissons du détroit de McMurdo et parmi les quelque 90 espèees raude) et Gymnodraco acuticeps (le dragon pointu), vivent sur le
de l'océan Austral. De nombreux Notothgfniofdes, tels que fond de la mer ou à proximité. (Les points indiquent les niveaux
Trematomus nicolai (le bocasson de Nicolaï), T. Iœnnbergii (le caractéristiques où vivent les poissons ; toutefois, certains poissons
d'unités moléculaires qui se répètent régu- Pour que les fronts de glaciation cap- En l'absence de ces molécules, la glace
lièrement, sont particulièrement efficaces tent des molécules d'eau, il faut que la s'infiltre aisément à travers le tégument.
à cet égard. température du liquide s'abaisse. En Nous ignorons comment les molé-
L'un d'entre nous (A. DeVries) a d'autres termes, la présence de fronts de cules d'antigel se lient à la glace, en partie
pensé que les antigels glycopeptidiques glace fortement courbés abaisse le point parce que personne ne se représente très
protègent les Notothénioïdes de de congélation du liquide. bien leur structure tridimensionnelle en
l'Antarctique en se fixant par adsorption Cette hypothèse nous porte à croire solution. Nous savons cependant que les
sur de minuscules cristaux de glace, et que des cristaux de glace se formeraient groupes hydroxyles (-OH) et d'autres
en bloquant ainsi leur croissance ; les dans les fluides corporels et que des bar- groupes polaires sont proéminents sur le
études de A. DeVries et de ses étudiants, rages de molécules d'antigel les empêche- squelette de la molécule d'antigel et qu'ils
John Duman et James Raymond, ont raient de se développer, mais des expé- favorisent les liaisons entre molécules.
confirmé cette hypothèse : les glycopep- riences récentes ont suggéré une autre En fait, nous avons montré que les
tides sont bien adsorbés sur la glace en interprétation. Quand les Notothénioïdes groupes hydroxyles de la fraction sucre
formation. étaient placés dans de l'eau dépourvue de des glycopeptides sont essentielsà la fonc-
Les phénomènes sont difficiles à glace, ils ne gelaient que lorsque leur tion anticongelante des molécules. Quand
visualiser au niveau moléculaire, mais température atteignait 4 degrés. ces hydroxyles sont expérimentalement
nous pensons que la glace ne peut pas se De toute évidence, les cristaux de inactivés (par l'adjonction d'un groupe
propager par dessous les molécules de glace ne grandissent pas dans les pois- acétyle, CH3CO-), les molécules de glyco-
glycopeptides adsorbées et que la glace sons tant que la glace n'y pénètre pas. peptide perdent leurs propriétés d'antigels.
ne se développe que dans les espaces L'ennemi principal qui menace les Les groupes polaires établissent vrai-
réduits qui les séparent (voir lafigure 5). Notothénioïdes est donc la glace exté- semblablement des liaisons hydrogène
De plus, ces fronts de propagation de la rieure, et le rôle des glycopeptides est avec les molécules d'eau du réseau cris-
glace sont courbes et leur surface est d'empêcher sa propagation à travers le tallin de la glace, ces molécules consti-
grande par rapport à leur volume : des tégument, rôle qui est confirmé par tuant des hexagones dont les « sommets »
molécules d'eau se transforment en glace d'autres observations. Quand la surface sont occupés par les atomes d'oxygène.
mais, parallèlement, les fronts de glace interne d'une portion de peau écaillée est Pour qu'un maximum de liaisons hydro-
cèdent des molécules d'eau au liquide enduite d'une solution saline contenant gène lient les molécules d'eau du réseau
environnant et, comme la surface des molécules d'un antigel, la peau agit de la glace et les groupes polaires du gly-
d'échange est importante, ce phénomène comme un barrage et empêche la glace copeptide, il faut que ces groupes soient
arrête la croissance du front de glace. extérieure de se propager vers l'intérieur. séparéspar des distances correspondant à

peuventvivre à différentes profondeurs.) Quelques espèces ont quitté chauve, Pagothenia borchgrevinki, qui vit au-dessous ou même
les fonds, notamment Dissostichus mawsoni et Pleuragramma dans cette couche).Dissostichusestsixfois plus long et 250fois plus
antarctieum, qui colonisent maintenant des profondeurs allant de lourd que la plupart des autres Notothénioïdes. Dissostichus et
500 mètresjusqu'à la couche de glace pailletée (comme le bocasson Pleuragramma se sont adaptésa de telles profondeurs.
celles qui séparent les atomes d'oxygène On peut envisager un autre mode de rectiligne. Dans ces conditions, les
du réseau en développement. fixation : les antigels se lieraient à la groupes carbonyles seraient alternative-
C'est précisément le cas des glyco- glace par les groupes carbonyles (-CO-) ment de part et d'autre du polypeptide,
peptides : de nombreux hydroxyles de la chaîne des acides aminés. Il se et 7, 3 angströms environ sépareraient
appartenant aux chaînes latérales des pourrait que ce soient les chaînes laté- deux groupes situés d'un même côté.
sucres sont distants de 4, 5 angströms, ce rales des sucres des glycopeptides qui C'est approximativement la distance qui
qui est pratiquement la distance entre cer- maintiennent le squelette polypeptidique sépare certains atomes d'oxygène dans
tains atomes d'oxygène de la glace. de la molécule dans une configuration la glace.

3. PARMI LES CARACTÉRISTIQUES OCÉANOGRAPHIQUES qui convergenceantarctique, qui constituela frontière Nord de « l'océan
auraient fait évoluer les Notothénioïdes, citons l'étroitesse et la pro- Austral » (où l'Atlantique, le Pacifique et l'océan Indien se réunis-
fondeur du plateau continental, et la convergenceantarctique, une sent), empêcheles eaux superficielles tempérées de gagner la région
zone où la températurevarie brutalement (ligne rouge). Aux abords antarctique au Sud. La formation de cette convergence a sansdoute
de la marge continentale, la profondeur de l'eau atteint 1 000 contribué au refroidissement de l'océan Austral et, par conséquent,
mètres (pointillés), laissant peu de place pour les poissons des à l'évolution des Notothénioïdes ainsi soumis au froid. Aujourd'hui,
faibles profondeurs, qui concurrenceraient les Notothénioïdes La la température de l'océan Austral dépasse rarement deux degrés.
L'adaptation
du système rénal

Quel que soit leur mode d'action, ces


antigels sont indispensables à la survie des
Notothénioïdes du détroit de McMurdo,
ce qui soulève un intéressant problème :
les poissons de l'Antarctique disposent de
réserves énergétiques limitées et doivent
donc les économiser, surtout pendant
l'hiver austral quand la productivité de
l'écosystème est faible ; comment produi-
sent-ils leur antigel sans dépenser trop
d'énergie pour le synthétiser ?
On ne trouve aucune molécule
d'antigel dans l'urine des Notothé-
nioïdes : il existe sans doute un méca-
nisme, lié au fonctionnement des reins,
qui prohibe l'élimination de l'antigel.
Les molécules d'antigel glycopepti-
diques sont relativement petites et il 4. LA COMPARAISON du plasma sanguin d'une sébaste du Pacifique (poisson des mers
serait normal, chez la plupart des verté- chaudes)et celui d'un Notothénioüle de l'Antarctique montre combien le point de eongéla-
brés, qu'elles soient évacuées vers tion et la composition des deux plasmas diffèrent. Les chercheurs ont comparé les points de
l'urine par les glomérules rénaux, congélation des plasmas avant et après les avoir dialysés, c'est-à-dire filtrés pour en éliminer
ensembles de vaisseaux capillaires qui les particules dissoutes de masse moléculaire inférieure à 1 000. Avant dialyse, le point de
filtrent le sang. La pression qui règne congélation du plasma de sebaste était de-0,7degré et,après dialyse, il atteignait-0,01 degré,
dans les glomérules oblige les molécules de l'eau pure (0 degré) : c'est la preuve que
c'est-à-dire pratiquement le point de congélation
dont la masse moléculaire est inférieure le chlorure de sodium et les autres élémentsdissous depetites massesmoléculaires sont res-
ponsables du léger abaissement du pointde conge7ation du plasmade la sébaste.La même
à 40 000, à quitter le sang et à entrer
expérience, réalisée sur les Notothénioïdes, révèle qu'avant dialyse le point
de congélation du
dans le système qui collecte l'urine.
plasma est de-2, 2 degréset qu'après dialyse il est de-1, 2 degré. Le point de congélation
Un poisson possédant un glomérule demeure au-dessousde zéro, mêmeaprès dialyse : les molécules de glycopeptidecontenues
pourrait, théoriquement, récupérer les dans le sang des Notothénioïdes, et dont la masse moléculaire est supérieure à 1 000, sont
antigels avant qu'ils ne quittent les
pour moitié responsablesde l'abaissementde la températurede congélation.
tubules, en décomposant les molécules en
leurs composants les plus petits (acides
aminés et sucres), en faisant repasserces nomiser de l'énergie ? Nous n'en deurs comprises entre 300 et 500 mètres
composants de l'urine dans le sang et en sommes pas certains, mais plusieurs et nous pensions, a priori, que les pois-
resynthétisant les glycopeptides. La résultats étayent cette hypothèse. Nous sons avaient quitté leur habitat profond
dépense énergétique serait importante avons, par ailleurs, récemment découvert pour venir capturer les appâts : c'était
puisqu'il faudrait dépenser de l'énergie que le tête-de-boeuf de Nouvelle Zélande une erreur. Nous avons commencé à dou-
pour rompre chaque liaison entre deux (Bovichthys variegatus), un des quelques ter de notre hypothèse en remarquant que
acides aminés, puis pour la reformer. Notothénioïdes des mers tempérées, pos- Dissostichus, tout comme la calandre
En 1972, A. DeVries et son élève sède de nombreux glomérules. Comme antarctique Pleuragramma antarcticum,
Gary Dobbs, examinèrent au microscope ce poisson compte parmi les Notothé- avait le profil fuselé des poissons vivant
des tissus rénaux de 12 espèces de nioïdes les moins spécialisés, on est en dans les milieux mésopélagiques (peu
Notothénioïdes. Ils constatèrent que droit de penser que l'absence de glomé- profonds).
toutes les 12 étaient dépourvues de glo- rules chez d'autres Notothénioïdes est Pleuragramma antarcticum est le
mérules ; de plus, en utilisant des molé- bien le fruit d'une spécialisation, d'une plus petit des Notothénioïdes, et c'est la
cules d'antigel marquées par des isotopes adaptation qui a contribué à leur survie proie favorite de Dissostichus : il consti-
radioactifs, ils ont montré que les reins en eau froide. tue 70 pour cent du contenu stomacal de
bloquent les glycopeptides qui n'attei- La flottabilité intrinsèque d'au moins ce dernier. Dissostichus et sa proie appar-
gnent donc jamais l'urine. deux espèces de Notothénioïdes, est une tiennent-ils à une branche particulière-
L'urine de ces poissons sans glomé- autre adaptation évolutive qui permet à ment bien adaptée à la vie en eaux peu
rule est, en fait, élaborée par un proces- ces poissons d'économiser de l'énergie. profondes, mais issue de la souche des
sus de sécrétion différent : des cellules Nous avons découvert ce caractère il y a Notothénioïdes benthiques, c'est-à-dire
qui tapissent les parois des tubules sélec- une dizaine d'années en capturant plu- qui vivent sur les fonds océaniques ?
tionnent les déchets qu'elles extraient du sieurs spécimens des plus grands des En 1978, nous avons commencé une
sang, mais n'éliminent pas les antigels. Notothénioïdes connus : les légines série de recherches sur différentes ques-
Ce procédé ne nécessite ni resynthèse ni antarctiques, Dissostichus mawsoni. tions en suspens : la poussée
dépense d'énergie supplémentaire. (Alors que les Notothénioïdes mesurent d'Archimède sur le corps de ces deux
Les glomérules rénaux des en général entre 15 et 30 centimètres de espèces est-elle suffisante pour qu'elles
Notothénioïdes du détroit de McMurdo long, la légine mesure 127 centimètres et puissent vivre en eaux peu profondes ? Si
ont-ils disparu pour s'adapter aux condi- pèse 28 kilogrammes en moyenne.) Nous tel est le cas, comment ont-elles acquis
tions, pour conserver les antigels et éco- avions mouillé nos lignes à des profon- cette flottabilité ? On mesure cette rela-
tive flottabilité dans l'eau en divisant le
poids d'un poisson dans l'eau par son
poids hors de l'eau et en multipliant le
résultat par 100.
Plus le résultat est voisin de zéro,
plus le poisson est proche de la flottabi-
lité neutre, c'est-à-dire plus il est proche
de l'équilibre hydrostatique qui corres-
pond à l'apesanteur : il flotte naturelle-
ment, sans effort (lorsque la flottabilité
est négative, le poisson tombe au fond,
s'il ne remue pas ses nageoires, et
lorsque la flottabilité est positive, le
poisson remonte vers la surface). Le
résultat moyen obtenu pour Dissostichus
est égal à 0, 1 et, pour Pleuragramma,
0, 6. On considère que ces deux espèces
sont pratiquement en état d'« apesanteur »
dans l'eau.
La simple dissection confirme que
ces deux espèces, tout comme leurs
parents benthiques, sont dépourvues de
vessie gazeuse, cette poche contenant un
gaz et qui assure la flottabilité chez les
poissons : il y avait donc autre chose.
Les parties osseusesétant les compo-
sants les plus denses, peut-être étaien-
telles réduites ? Nous avons vérifié cette
hypothèse à l'aide d'un simple couteau
de cuisine. Le couteau traversa facile-
ment le crâne de Dissostichus et les
autres parties du squelette composées en
majeure partie de cartilage. Le cartilage
est beaucoup moins dense que l'os : le
poisson est par conséquent plus léger.
Afin de mesurer le degré de minérali-
sation du squelette, nous avons brûlé un
squelette de Dissostichus, un squelette de
Pleuragramma et un squelette de
Bovichthys, un Notothénioïde benthique :
la matière organique consummée, il ne
reste que le résidu minéral du squelette ;
ce résidu représentait 0, 6 pour cent du
poids corporel total de Dissostichus,
0, 3 pour cent de celui de Pleuragramma
et 3,8 pour cent de celui de Bovichthys,
ce qui est significativement différent.

5. LES GLYCOPEPTIDES ADSORBÉS Des lipides contribuent


SURLA GLACEentravent le développement des cristaux en
inhibant la propagation des couches de glace à la surface du cristal (a). Un cristal de glace à la flottabilité
crôît quand des moléculesd'eau adhèrent à la couche du plan basal (horizontal) du cristal
Cescouchesse forment à partir du centre du plan basal et se propagent vers l'extérieur, selon Ces résultats ne nous ont guère éton-
des fronts rectilignes (couches supérieures). Les couches qui rencontrent des glycopeptides nés, mais une surprise nous attendait.
fixés sur une couche sous-jacente, se subdivisent en de nombreux petits fronts à forte cour- Nous avions introduit (sans bien savoir
bure. Cesfronts courbes ont une aire importante pour un volume égal, ce qui bloque leur comment) une bulle d'air dans la
croissancesi la température du liquide environnant ne baisse pas. Comment ces molécules colonne vertébrale d'un Pleuragramma
d'antigel se fixent-elles sur un cristal de glace ? Les molécules d'eau dans les cristaux de glace
en cours de dissection ; cette bulle allait
se disposenten hexagones(b), dont chaque sommetest occupé par un atome d'oxygène. Les et venait à l'intérieur des vertèbres
modèlesmoléculaires montrent que certains groupes hydroxyles (-OH) appartenant aux
quand on faisait bouger le poisson. Chez
chaîneslatérales à deux sucres des composants antigels, sont 4,5àangströmsl'un de l'autre :
la plupart des poissons, un tel mouve-
commec'est la distancequi sépareles atomesd'oxygènedisposésen rangéesparallèles aux
axes a, les groupes hydroxyles pourraient s'y fixer. Les groupes carbonyles
(-CO) de la frac- ment est impossible : la colonne verté-
brale est en os plein et représente à elle
tion peptidique desmolécules d'antigel se fixeraient aussi au cristal : les glycopeptides sont tels
que la distanceséparantun groupe carbonyle de son voisin est égale à environ 7,3 angströms,seule l'essentiel du poids du squelette.
la distancequi sépare les atomes d'oxygène disposés en rangées perpendiculaires aux axes a. En poursuivant l'examen de notre
Pleuragramma, nous nous sommes aper- deux espèces abondent dans cette région Il est apparu, grâce à nos recherches
çus que ses vertèbres sont creuses : une et Pleuragramma, par exemple, s'avère et à celles d'autres chercheurs, qu'il fal-
fine gaine d'os entoure une structure être l'espèce dominante, non seulement lait réviser la longueur et la complexité
embryonnaire gélatineuse (la noto- du détroit de McMurdo mais aussi des de cette chaîne alimentaire pour y
chorde), qui subsiste chez l'adulte. mers de Ross et de Weddell. inclure, parmi d'autres organismes, les
Outre la réduction des parties osseuses, Les diverses adaptations, qui ont per- Notothénioïdes à flottabilité nulle ;
une quantité importante de triglycérides mis aux Notothénioïdes de coloniser les Pleuragramma remplace peut-être le
(un lipide, ou graisse, moins dense que milieux mésopélagiques, ont eu des krill, rare dans certaines régions de
l'eau du détroit de McMurdo) serait égale- conséquences anatomiques très surpre- l'océan Antarctique. Nous espérons
ment susceptible de contribuer à la légè- nantes, ainsi que des conséquences écolo- enfin que nos études sur la flottabilité et
reté : on a découvert, chez Dissostichus et giques certaines. 11est temps de réviser les antigels des Nothothénioïdes donne-
chez Pleuragramma, d'importants dépôts notre conception de la chaîne alimentaire ront un aperçu des adaptations et des
de triglycérides de formes différentes. à cette profondeur : il est généralement évolutions nécessaires dans l'environne-
Réalisons une coupe anatomique de admis qu'elle est courte et que seuls le ment le plus froid parmi tous ceux : qui
Dissostichus : elle est luisante, à cause phytoplancton, le krill (un crustacé qui a existent sur Terre, là même où l'on pen-
des lipides qui remplissent les cellules l'allure des crevettes), les phoques et les sait, autrefois, qu'aucune vie marine
graisseuses et forment soit une épaisse baleines en font partie. n'était possible.
couche sous-cutanée de deux à huit milli-
mètres et qui ressemble à du lard de
baleine (elle représente 4,7 pour cent du
poids du corps), soit un autre dépôt plus
disséminé et dispersé entre les fibres
musculaires du tronc (elle constitue alors
4, 8 pour cent du poids du corps). Une
coupe identique sur Pleuragramma
révèle que, pour sa part, ce poisson pos-
sède un système de stockage de lipides
unique chez les vertébrés : il les conserve
dans des sacs à lipides plutôt que dans
ses cellules. Ces sacs mesurent entre
0,2 et 3 millimètres de diamètre et abon-
dent sous la peau, dans la région pecto-
rale, près du centre de gravité ; les sacs
les plus grands sont enfouis entre les
muscles, à l'intérieur du corps.
Le stockage des lipides dans des sacs
est-il plus avantageux que le stockage
dans les cellules ? Nous avons d'abord
pensé que les sacs à lipides avaient pour
rôle d'améliorer la flottabilité, mais que
leur contenu n'était pas disponible en tant
que source d'énergie ; Pleuragramma a
peu de cellules graisseusesqui joueraient
pourtant un rôle important dans la régula-
tion des lipides. Par la suite, nous avons
découvert que les cellules musculaires
attenantes aux sacs ont de grandes
vacuoles (cavités tapissées d'une mem-
brane) qui contiennent parfois des trigly-
cérides : il est donc possible que les
muscles fournissent des lipides aux sacs
pour améliorer la flottabilité et les prélè-
vent quand ils ont besoin d'énergie. Nous
comptons vérifier cette hypothèse lors de
notre prochain séjour à la station de
recherche du détroit de McMurdo. 6. CETTE COUPEd'un Pleuragramma met en évidence les caractéristiques anatomiques
qui contribuent à lui assurer une flottabilité nulle (le poisson flotte naturellement, sans
La flottabilité intrinsèque de
effort), ce qui explique que Pleuragramma peut vivre en eaux peu profondes sans dépenser
Dissostichus et de Pleuragramma est
d'énergie pour flotter. Des sacs pleins de lipides sont un des principaux dispositifs assurant
sans doute due à la réduction de leurs la flottabilité. Les lipides (ou graisses) sont plus légers que l'eau de mer et, par conséquent,
squelettes et aux dépôts lipidiques qui augmentent la poussée d'Archimède sur le poisson. La notochorde (une structure embryon-
contribuent tous deux à diminuer la den- naire geudneuse), qui se trouve dans la colonne vertébrale, contribue égalementà la légè-
sité. Leur légèreté les aide à tirer parti des reté de Pleuragramma ; en revanche, les vertèbres de la plupart des autrespoissons sont en
réserves sous exploitées des milieux os massif et donc très lourdes. (Sur la photographie, la notochordea rétréci sous l'effet du
mésopélagiques de l'Antarctique. Ces traitement préparatoire pour l'examen microscopique et s'est détachée de l'os)
LA MIGRATION Pour répondre à ces questions, nous
avons observé le comportement de ces
oiseaux à l'aide d'un réseau de radars, et
DES OISEAUX
noté le sens de leur trajet, calculé leur
vitesse, relevé leur altitude, estimé l'inten-
sité de la migration en comptant le
Janet nombre d'oiseaux par unité de surface.
et Timothy Williams
Les
oiseaux suivent deux itinéraires
entre l'Amérique du Nord et l'Amérique
Bst-i ! épreuve ptus
contraignante que du Sud. Ces oiseaux sont de petits échas- du Sud. Les uns longent la côte de
les longues migrations des oiseaux ? siers,tels que Bécasseauxet Pluviers,et des l'Amérique du Nord vers le Sud-Ouest,
Certains migrateurs volent d'un continent à passereaux comme les Figuiers (une sorte jusqu'au voisinage de ta Floride, puis obli-
l'autre durant plusieurs jours,sans étape au- de fauvette). Cette migration est un des quent vers le Sud-Est, en direction des
dessus de l'océan. Ainsi chaque automne, plus grands voyages effectués par des pas- Caraïbes. Les autres oiseaux quittent la
plus de 100 millions d'oiseaux fuient le sereaux. Quel est le signal de départ de la côte entre la Nouvelle-Écosseet la Virginie
Canada et les rigueurs de l'hiver prochain, migration ? Comment les oiseaux surmon- et filent vers le Sud-Est. Ces oiseaux chan-
en direction des Caraïbeset de l'Amérique tent-ils les difficultésd'un si long voyage ? gent de cap aux alentours de la mer des
Sargassespour gagner les Caraïbes.
Le comportement des oiseaux dépend
des conditions météorologiques et des
déplacements d'air. Ainsi dans la nuit du
3 octobre, alors que les radars installéssur
la côte enregistraient de nombreux échos
de migrateurs, les satellites météorolo-
giques décelaient le passage d'un front
froid s'éloignant vers le large, du cap Cod
à la Floride. Les oiseaux profiteraient de ce
déplacement d'air en direction de leur des-
tination pour prendre leur envol. Cette
hypothèse est confirmée par les observa-
tions suivantes: les migrateurs passent par
vagues successives.Aux passages massifs,
qui durent un ou deux jours, succèdent
des périodes d'activité migratoire faible,
sinon nulle. Chaque vague de migrateurs
correspond au passage d'un front froid
vers le Sud-Est.
Ces conditions atmosphériques sont
caractéristiques de cette époque de
l'année : le front froid mobile est accompa-
gné d'un ouragan (un centre de basses
pressions), d'un front stationnaire et de
deux zones de haute pression, l'une sub-
tropicale et l'autre (au Nord-Ouest du
front froid) provenant de la côte Nord-
américaine. Selon leur position dans cet
ensemble météorologique, les migrateurs
se comportent différemment. Au voisinage
des hautes pressions subtropicales,tous les
oiseaux se dirigent vers le Sud ou le Sud-
Est et s'approchent des Caraïbes. En
revanche, au Nord-Ouest des fronts et au
Sud et à l'Est des centres de basses pres-
sions, des groupes d'oiseaux volent en
tous sens et semblent désorientés ; ces
oiseaux rencontrent de forts vents qui les
déportent vers le large.
II semble que les oiseaux de la
deuxième catégorie n'atteignent jamais
1. Ces migrateurs voyagent au-dessus de l'Atlantique. La Barge d'Hudson (a), le leur destination. Nous les dénommons
Pluvier doré américain (b) et le Bécasseau de Bonaparte (c) sont de petits « migrateurs malchanceux », par opposition
échassiers. Le Figuier rayé (d) est un passereau : il mesure de 11 à 13 centi- aux « migrateurs vrais », qui se dirigent
mètres et pèse moins de 20 grammes. effectivement vers les Caraïbes.
Les captures et les observations à la Ce très long voyage est en outre réa- tions du vol paraissent plus difficiles qu'à
jumelle nous ont aidés à identifier les lisé à une altitude particulièrement élevée. moindre altitude. Cependant on sait que
oiseaux de ces deux catégories de migra- Le plan de vol des oiseaux est très précis : l'appareil respiratoire de l'oiseau est
teurs. Les petits passereauxsont de loin les entre la côte américaine et les Bermudes, adapté au vol à grande altitude ; l'oiseau
plus nombreux au-dessus de l'Atlantique : ils sont repérés à une altitude d'environ profite au maximum de l'oxygène dispo-
les Figuiers sont présents jusqu'aux limites 3 000 mètres ; aux Bermudes, la plupart nible, grâce notamment à la circulation A
Sud et Est de la zone étudiée ; en des oiseaux volent entre 1 000 et 2 000 contre-courant de l'air et du sang dans les
revanche, nous n'avons observé des mètres ; quand ils atteignent Antigua, ils poumons.
Pinsons et des Juncos qu'entre la côte et montent jusqu'à 6 500 mètres. Puis aux
Les
les Bermudes. Ainsi un bon nombre des abords des côtés Sud-américaines, les oiseaux qui migrent sur de
oiseaux qualifiés de migrateurs vrais sont oiseaux réduisent progressivement leur longues distances, comme les Figuiers,
des Figuiers et beaucoup des migrateurs altitude afin de se préparer à l'atterrissage. sont génétiquement préparés à effectuer
malchanceuxsont des Pinsons leur long périple. Ils possè-
et des Juncos, qui ne vont ni dent une horloge interne qui
dans les Caraïbes, ni en commande le début et la fin
Amérique du Sud : les du vol migratoire. Durant la
Pinsons et les Juncos hiver- période précédant leur
nent habituellement dans le envol, les migrateurs sont
Sud des États-Unis; déportés particulièrement actifs ; ils
en mer par le vent, ilsont pro- s'alimentent plus que d'habi-
bablement perdu leur route. tude afin d'accumuler des
L'Atlantique n'est pas réserves de graisse qui
accueillant pour les petits pas- constitueront la source
sereaux. Pendant les tempêtes, d'énergie nécessaire au
des milliers d'entre eux sont voyage. Le passage d'un
projetés dans les eaux. Les front froid se déplaçant vers
océanographes ont fréquem- le Sud-Est donne le signal
ment signalé la présence de d'un départ que les oiseaux
plumes d'oiseaux dans l'esto- savent imminent.
mac des poissons abyssauxde Dès leur premier envol,
l'Atlantique. Ces pertes frap- les jeunes passereaux migra-
pent surtout les Pinsonset les teurs savent qu'ils doivent
Juncos, qui ne présentent pas maintenir le cap vers le Sud-
les adaptations nécessaires Est, jusqu'à ce qu'ils attei-
pour survoler l'océan. gnent les Caraïbes. Cette
observation suggère que les
Comment
les Figuiers oiseaux suivent instinctive-
parviennent-ils à destination ? ment leur axe migratoire et
Nous avons suivi leur route utilisent un système de repé-
après leur départ du rage simple au cours de leur
3 octobre. Le 4 octobre, le vol : ils se repèrent par rap-
front froid était stationnaire 2. Les zones de migration entre l'Amérique du Nord, les port au Soleil, aux étoiles et
entre les Bermudes et la côte. Caraïbes et l'Amérique du Sud. Les oiseaux suivent deux iti- au champ magnétique ter-
Les oiseaux observés en mer néraires (pointillés rouges) : un le long de la côte américaine, restre. Ils ne modifient pas
ont traversé cette masse d'air et l'autre au-dessus de l'océan. La flèche bleue indique le l'orientation de leur corps :
du vent (sa vitesse relative est signalée par la longueur
froid durant la journée en se sens lorsqu'ils atteignent les envi-
du trait), la flèche verte montre l'orientation moyenne des
déplaçant vers le Sud-Est, et rons de la mer des Sargasses,
oiseaux et la flèche rouge est la trajectoire résultante. Les
ont atteint les environs des oiseaux se dirigent vers le Sud-Est, mais les alizés qui souf- les alizés les entrainent vers le
Bermudes au milieu de flent du Nord-Est dons la mer des Caraïbes les font dériver, Sud-Ouest
l'après-midi. Durant ce de sorte qu'ils vont vers le Sud-Ouest quand ils approchent Cette traversée exige tou-
voyage, leur corps est resté de leur destination. tefois des efforts sans équiva-
orienté vers le Sud-Sud-Est, lent chez les vertébrés ; pour
tandis que les vents les poussaient sur une Or ces diverses altitudes correspondent à un homme, elle reviendrait à courir pen-
trajectoire Sud-Est. Le lendemain, les la situation des vents favorables le long de dant 80 heures à la vitesse de 24 kilo-
oiseaux volaient entre les Bermudes et les la route des oiseaux : les migrateurs tirent mètres par heure ! Si un Figuier rayé
Caraïbes. Aux Bermudes, la direction de ainsi le meilleur parti des déplacements consommait de l'essence et non pas des
vol est passée du Sud-Est au Sud, mais d'air. Au contraire, s'ils avaient voie au-des- graisses,il pourrait parcourir 300 000 kilo-
l'orientation du corps n'a pas changé : les sus d'Antigua, à une altitude inférieure à mètres avec un litre d'essence !
oiseaux profitaient cette fois des alizés du 4 000 mètres, ils auraient été déviés par
Nord-Est pour changer de cap. Le 6 de forts vents contraires. Janet Williams est chercheur
octobre, la vague des migrateurs atteignait A 6 000 mètres, les oiseaux circulent
au laboratoire de biologie marine
les Caraïbes,Antigua et, dans la soirée, la dans un air où l'oxygène est deux fois de Woods Hole
Barbade. Le voyage avait duré prés de plus rare qu'au niveau de la mer et où la et Timothy Williams est professeur
trois jours. température est de zéro degré. Les condi- au collègede Swarthmore.
Gelés, mais vivants

Janet et Kenneth Storey

De nombreux animaux se laissent geler pendant l'hiver sang ne circule plus ; seule l'activité neu-
rologique subsiste, mais elle est à peine
et renaissent au printemps. Leurs facultés naturelles de perceptible.
La glace s'accumule dans tous les
survie nous permettront sans doute d'améliorer les espaces extracellulaires, emplissant la
cavité abdominale et la vessie ; des cris-
techniques de conservation des tissus humains par le froid. taux de glace se forment sous la peau et
entre les muscles. Ces animaux sont par-
faitement adaptés au froid ; leur étude
orsque la température baisse sylvatica), la rainette crucifere (Hyla cru- révèle les mécanismes moléculaires
trop, nous nous réfugions cifer), la rainette versicolore (Hyla versi- essentiels à la survie des organismes
dans des demeures chauf- color) et la rainette à trois bandes gelés.
fées, en rêvant de vacances (Pseudacris triseriata)-qui hibernent
sous les tropiques, et nous sur le sol des forêts, survivent à des jours,
enfilons des manteaux épais pour nous voire des semaines de congélation, avec
aventurer dehors. L'homme est l'un des 65 pour cent de leur eau corporelle trans-
rares animaux qui résistent aux froids de formée en glace. Des zoologistes sovié-
l'hiver : les oiseaux migrent vers le Sud, tiques ont également trouvé une sala-
et beaucoup d'animaux hibernent dans mandre de Sibérie (Hynobius keyserlingi)
des tanières ou au fond des lacs. qui survit au gel : cette espèce, le seul
Que deviennent les animaux à sang amphibien de la toundra hibernant sur la
froid tels les grenouilles, les tortues, les terre, est capable de survivre à des tem-
scarabées et les araignées, qui n'ont pas pératures de-35 degrés.
d'abri chaud où se réfugier ? Comment Puis, en 1988, nous avons identifié
survivent-ils quand la température exté- un reptile qui gèle pendant l'hiver.
rieure tombe au-dessous de la tempéra- Ronald Brooks, de l'Université de
ture de congélation de leurs liquides bio- Guelph, nous avait signalé le comporte-
logiques ? Quelques espèces évitent la ment inhabituel de jeunes tortues peintes
congélation en modifiant leur métabo- (Chrysemys picta) : au lieu de quitter leur
lisme, mais beaucoup d'autres se laissent nid après l'éclosion à la fin de l'été, les
geler ! jeunes tortues y restent jusqu'au prin-
Des centaines d'espèces d'insectes temps suivant, à l'abri des prédateurs,
terrestres survivent à de longues périodes bien que ces nids, à quelques centimètres
de congélation. Ainsi les insectes de sous la surface du sol, sur les rives expo-
l'Arctique, telles les chenilles du bombyx sées des lacs et des rivières, soient très
du Groenland (Gynaephora groenlan- mal isolés du froid.
dica), peuvent rester gelées plus de dix En janvier et en février de cette année
mois, à des températures inférieures à 1988, Ronald Brooks enregistra des
-50 degrés. De même, de nombreux températures de-6 à-8 degrés dans ces
invertébrés colonisant la zone intertidale nids, tandis que nous montrions que la
des plages nordiques, comme les balanes, congélation des tortues commence dès
les moules et les bigorneaux, gèlent que la température diminue au-dessous
lorsqu'ils sont exposés au vent glacé, à de-3 degrés : les jeunes tortues devaient
marée basse. Dans notre laboratoire de geler et dégeler à plusieurs reprises pen-
l'Université Carleton, à Ottawa, nous dant l'hiver. Trois chercheurs, Jon
étudions un groupe d'amphibiens et de Costanzo, Dennis Claussen et Richard
reptiles qui hibernent en se laissant geler. Lee, de l'Université d'Oxford (Ohio), ont
Nous nous sommes intéressés à cette en outre découvert que les tortues-boîte
étonnante adaptation au froid après la adultes et les serpents jarretières survi-
publication, en 1982, d'un article de vent à la congélation.
William Schmid, de l'Université de Lorsque ces divers animaux sont
Minneapolis. Nous avons alors montré gelés, ils ne présentent plus aucun signe
que quatre espèces communes de gre- de vie : ils ne bougent plus, ils ne respi-
nouilles-la grenouille des bois (Rana- rent plus, leur coeur cesse de battre et leur
Des antigels efficaces l'exposition aux températures inférieures solutions peuvent rester liquides, en sur-
au point de solidification des liquides fusion : on peut les refroidir au-dessous
Tuant la plupart des cellules, le gel corporels : les animaux choisissent des du point de congélation sans qu'elles
semble un danger redoutable pour les sites d'hibernation relativement chaud, cristallisent. Ainsi la température de
animaux. Ne transforme-t-il pas les tapis sous l'eau ou profondément enfouis sous solidification du plasma humain est égale
de feuilles automnales en bouillie bru- terre. Nombre d'insectes passent ainsi à 0,8 degré, mais un lent refroidissement
nâtre ? Les cristaux de glace déchirent les l'hiver à l'état de larves aquatiques, et permet au plasma de rester liquide
membranes cellulaires et endommagent plusieurs espècesde grenouilles et de tor- jusqu'à-16 degrés.
les organites subcellulaires ; les cellules tues hibernent au fond des mares, où elles La présence de germes de cristallisa-
se vident de leur contenu et les métabo- sont en sécurité tant que l'eau ne gèle tion limite généralement la surfusion ;
lismes cellulaires sont détériorés. Même pas complètement. Quant aux crapauds, ces corps amorcent la formation de glace
si la glace épargnait les cellules, elle per- ils s'enfoncent dans le sol, et les serpents parce qu'ils facilitent l'organisation des
turberait gravement leur fonctionnement : s'entassent dans des terriers souterrains. molécules d'eau en un réseau cristallin,
la respiration et la circulation sanguine La seconde faculté consiste à mainte- autour d'eux. Les cristaux de glace sont
étant bloquées, les organes seraient pri- nir liquides les fluides corporels, même naturellement des germes, comme le sont
vés d'oxygène et de nutriments. Les ani- aux températures inférieures à zéro les protéines plasmatiques, les bactéries
maux à sang froid ne peuvent-ils éviter degré. Toutes les solutions aqueuses, y exogènes et les particules alimentaires.
de se laisser geler pour affronter la compris les liquides biologiques, gèlent
rigueur hivernale ? au-dessous d'une température dite tempé-
Ces animaux possèdent, à notre rature de solidification. A ce moment, 1. FACULTÉSDE SURVIEaux températures
connaissance, deux facultés. La première des cristaux de glace placés dans la solu- hivernales que présentent les animaux d'une
-et la plus fréquente-consiste à éviter tion commencent à grossir, mais ces forêt deszonestempérées.
Pour maintenir leurs fluides à l'état entre la solidification et la surfusion se mation de glace dès que la température
liquide, les animaux doivent éliminer ces perd dans l'histoire de l'Évolution des devient inférieure de deux degrés à la
germes de nucléation ou limiter la cristal- espèces. Ainsi alors que la chenille de la température de solidification des
lisation que ceux-ci provoquent ; autre- tordeuse de la verge d'or partage sa liquides corporels.
ment dit, ils doivent abaisser la tempéra- demeure hivernale avec la larve du Un tel mécanisme minimise la surfu-
ture de surfusion de leurs fluides cynips (Eurosta solidaginis) de la même sion, de sorte que l'animal gèle lente-
corporels. solidage, la chenille a adopté la surfu- ment, au rythme du climat : durant cette
Arthur DeVries et ses collègues de sion, tandis que la larve du cynips gèle à transition vers l'état solide, les cellules
l'Université d'Urbana-Champaign ont une température inférieure à-8 degrès. ont le temps d'adapter leur structure et
découvert que les poissons polaires évi- Nous constatons cette différence sans leur métabolisme. Nous avons étudié,
tent ainsi la congélation grâce à des pro- l'expliquer : les unes combattent le gel et avec Jan Wolanczyk et John Baust, de
téines antigel ; quand de minuscules cris- s'y soustraient, les autres s'en accommo- l'Université de Binghamton, l'efficacité
taux de glace commencent à se former, dent. Les chenilles de la galle ont réussi à des protéines de nucléation du sang des
ces protéines s'y lient rapidement et éliminer les germes de cristallisation de grenouilles des bois : l'addition d'environ
empêchent l'agrégation de molécules leur organisme, et elles tissent un cocon 0, 5 pour cent en volume de sang de gre-
d'eau supplémentaires, bloquant ainsi la étanche qui les préserve de la glace envi- nouille à du plasma humain augmente la
croissance cristalline (voir Les poissons ronnante ; elles ont perfectionné la « stra- température de surfusion du plasma de
de l'Antarctique, par Joseph Eastman et tégie » de la surfusion. En revanche, les sept degrés.
Arthur DeVries, dans ce dossier). larves de cynips ne tentent pas de contre- Grâce à ces protéines de nucléation,
Beaucoup d'arthropodes terrestres, carrer l'action des germes, mais pour des milliers de petits cristaux de glace
comme les araignées, les tiques, les mites résister au gel, elles disposent de moyens apparaissent, dès le début de la congéla-
et de nombreux insectes, possèdent éga- très efficaces. tion, dans tous les espaces extracellu-
lement des protéines antigel ; souvent laires de l'animal. Cependant ces micro-
celles-ci sont si efficaces qu'elles empê- Double stratégie cristaux sont thermodynamiquement
chent la formation de la glace jusqu'à instables : ils risquent de recristalliser
-15 degrés, ce qui permet aux insectes de Comment les animaux résistent-ils au progressivement en cristaux de plus en
rester actifs sous la neige. gel ? Nous avons vu que les cristaux de plus gros qui endommageraient les zones
D'autres insectesqui ont besoin d'une glace peuvent endommager les cellules, fragiles, tels les capillaires. Aussi les ani-
protection plus efficace disposent, en plus les connexions intercellulaires et les maux disposent-ils d'adaptations qui
des protéines, d'un antigel : un sucre de capillaires ; en fait, les dégâts causés par limitent la taille des cristaux de glace.
faible masse moléculaire. Ce sucre agit la glace à l'intérieur des cellules sont si John Duman et ses collègues de
comme l'éthylène glycol que l'on ajoute graves que même les animaux tolérants l'Université de Notre-Dame ont décou-
dans les radiateurs d'automobiles et qui au gel n'y survivent pas (les cellules et vert une telle adaptation après avoir
abaisse la température de solidification les tissus de mammifères qui ont été observé que des protéines de nucléation
jusque vers-30 degrés. De même, les conservés par le froid sont également et des protéines antigel-qui ont des
fluides corporels des chenilles de la tor- détruits quand de la glace se forme). effets opposés-coexistaient chez cer-
deuse de la verge d'or (Epiblema scudde- Ainsi, dans la nature, les animaux ne tains insectes résistant à la congélation.
riana) se chargent, en hiver, de 40 pour supportent la solidification de leurs Des expériences ultérieures ont montré
cent de glycérol soit 19 pour cent de leur fluides extracellulaires que s'ils parvien- que les mêmes mécanismes moléculaires,
poids corporel total ; le point de congéla- nent à conserver le cytoplasme de leurs par lesquels les protéines antigel blo-
tion est ainsi abaisséà-38 degrés. cellules à l'état liquide. quent la croissance des cristaux de glace,
Trois adaptations biochimiques per- évitent également la recristallisation des
Surfusion congélation mettent la survie à l'état gelé. cristaux déjà formés.
ou
Premièrement la cristallisation doit être Les deux types de protéines détermi-
Puisque la surfusion permet ainsi à lente, de sorte que les cristaux restent nent la structure de la glace : les pro-
plusieurs animaux terrestres d'éviter la petits, et elle doit commencer dans les téines de nucléation amorcent la forma-
congélation, pourquoi d'autres animaux se liquides extracellulaires (par exemple le tion de glace extracellulaire, et les
sont-ils dotés d'adaptations complexes plasma, le fluide abdominal et l'urine). protéines antigel limitent la taille des
assurantune solidification des liquides bio- Pour ce faire, les animaux qui se laissent cristaux, qui restent inoffensifs.
logiques ? Parce que la surfusion, état geler stockent des germes de cristallisa-
métastable, présente des risques : plus la tion dans leurs fluides extracellulaires : Congélation extracellulaire
température diminue ou plus la période les molécules d'eau s'organisent en
froide se prolonge, plus la probabilité de réseau cristallin autour de ces germes qui Pour rester vivants bien que gelés, les
cristallisation augmente. Quand la tempé- facilitent la cristallisation. animaux doivent aussi protéger la structure
rature est inférieure à la température de Ces germes sont souvent des pro- et les fonctions des cellules. La membrane
surfusion, par exemple, un contact avec téines sanguines spécifiques, synthétisées cellulaire, semi-perméable, qui sépare les
des germes (lors d'une blessure de la peau en automne. Le raccourcissement des compartiments intra et extracellulaires,
par exemple), provoque une congélation jours et la baisse de luminosité, qui modi- laisse l'eau et quelques solutés passer
instantanéeet mortelle. fient la libération d'hormones, comman- librement, mais limite les mouvements des
Beaucoup d'animaux ont vraisembla- dent, selon toute vraisemblance, la pro- autres molécules. De ce fait, la formation
blement évité les risques de la surfusion duction de ces protéines, tout comme ils de la glace, à l'extérieur des cellules,
au moyen d'une solidification lente et commandent la synthèse des protéines modifie les concentrations intracellulaires.
bien maîtrisée qui leur assure une survie antigel des insectes qui ne gèlent pas. Les En effet, la glace est un cristal d'eau
quasi dénuée de risques. Ce « choix » protéines de nucléation amorcent la for- pur, d'où sont exclus les sels, les sucres
ou les protéines. Lors de sa formation, le membranes et le cytoplasme : de faible Les mécanismes
fluide extracellulaire se concentre en masse moléculaire, ces composés évitent biochimiques
solutés non diffusibles. Le déséquilibre les dommages qui résulteraient de
osmotique est proportionnel à la diffé- brusques variations du volume cellulaire Pour protéger les cellules, les insectes
rence de concentrations en molécules en interagissant avec les phospholipides qui se laissent geler emploient les mêmes
non diffusibles, de part et d'autre de la de la membrane : ils stabilisent la polyols que ceux qui servent d'antigel
membrane. bicouche lipidique lorsque le volume cel- chez les espèces qui résistent au gel. Au
Par osmose, l'eau intracellulaire fuit lulaire diminue. cours des dernières semaines de l'été, les
massivement vers l'extérieur des cellules, Le tréhalose (un disaccharide) et la larves du Cynips stockent une quantité
alors que les solutés diffusibles entrent proline (un acide aminé) sont des compo- considérable de sucres dans le corps gras
dans les cellules jusqu'à ce que l'équi- sés naturels qui protègent contre le froid ; (l'équivalent du foie chez les insectes) ;
libre osmotique soit rétabli. des animaux qui se laissent geler, comme puis, au cours de l'automne, le glycogène
Pendant la congélation, c'est la mem- la larve du Cynips, accumulent des quanti- stocké, soit 8 à 12 pour cent du poids
brane cellulaire qui court les plus grands tés importantes de ces substances pendant total d'une larve, est entièrement converti
risques : à mesure que l'eau s'échappe, le l'automne, avant les premiers grands en deux sucres : le glycérol et le sorbitol.
volume des cellules diminue et leur froids. Par leur action osmotique, ces Les enzymes qui assurent la synthèse
membrane se rétracte. Quand le volume agentsprotecteurs cytoplasmiques limitent de ces composés ne sont actives qu'aux
cellulaire est inférieur à un volume cri- à la fois la quantité de glace qui peut se basses températures et, contrairement à la
tique, la bicouche de phospholipides former et la quantité maximale d'eau qui plupart des enzymes dont l'activité est
membranaire, trop comprimée, se rompt. peut fuir hors des cellules. Plus la concen- ralentie par le froid, celles-ci ont une
Les fonctions de transports transmembra- tration en solutés dans un fluide est éle- activité maximale à basse température.
naires ne sont plus assurées, le contenu vée, plus les molécules d'eau cristallisent Ainsi l'activité de la glycogène phospho-
cellulaire s'échappe par les fissures, qui difficilement et plus la température corpo- rylase (qui détache un hexose au glyco-
laissent la glace pénétrer dans les cel- relle peut s'abaisser sans que le seuil gène) augmente quand la température est
lules. Pour la plupart des animaux résis- critique de 65 pour cent de glace ne soit comprise entre zéro et cinq degrés, pas-
tant au gel, le volume cellulaire critique atteint. En accumulant ainsi des solutés sant alors de sa forme inactive à sa forme
est atteint lorsque 65 pour cent de leur non toxiques dans leurs liquides corporels, active. En outre, les basses températures
eau corporelle est gelée. les animaux minimisent la contraction cel- inactivent d'autres enzymes, de sorte que
Les dangers de l'osmose sont évités lulaire provoquée par la congélation de le carbone, qui est normalement intégré
grâce à des composés qui protègent les leurs fluides extracellulaires. dans des molécules énergétiques par le

2. QUAND UN TISSUestrefroidi à bassetempérature, de la glace se tion protègent les cellules du gel en amorçant la formation de petits
forme d'abord dans le fluide extracellulaire. Sous l'action des diffé- cristaux de glace, que les protéines antigel empêchent de se déve-
rences de concentration, les solutéspénètrent dans la cellule tandis lopper. Le tréhalose stabilise la membrane, et les substances qui
que l'eau en sort. Lors de cette déshydratation, la cellule se protègent contre l'action du gel limitent les variations du volume
contracte et la membrane est endommagée.Des protéines de nuléa- cellulaire.
catabolisme des sucres, est intégré à des lent beaucoup de glucose (les rainettes tration élevée, comme c'est le cas chez
molécules d'antigel. Ces dernières restent grises utilisent du glycérol). Chez les individus diabétiques ou âgés.
dans l'organisme pendant tout l'hiver, et, l'Homme, la concentration normale en Pourquoi le sucre sert-il d'antigel
au début du printemps, elles sont trans- glucose est d'environ 0, 5 à 1 gramme par chez les grenouillles, alors que des glycé-
formées en sucres qui favorisent le déve- litre, et elle culmine à 4 grammes par mies élevées présentent des risques ?
loppement des larves et leur métamor- litre chez les diabétiques ; chez les gre- Notamment parce que le glucose peut
phose en insectes adultes. nouilles des bois, la glycémie peut être produit très rapidement à partir du
D'un point de vue biochimique, le atteindre 45 grammes par litre ! Tous les glycogène hépatique. Chez la grenouille,
glycérol, le sorbitol et divers composés organes de la grenouille contiennent éga- la synthèse d'antigel semble être une
voisins sont d'excellents agents protec- lement du glucose, à des concentrations réaction au stress poussée à l'extrême :
teurs, car ils évitent bien la perte d'eau optimales pour leur protection. lorsqu'un vertébré fuit, la concentration
par les cellules et ne sont absolument pas Contrairement aux insectes qui amas- sanguine en glucose augmente rapide-
toxiques, même en concentrations éle- sent progressivement leurs réserves ment sous l'action de l'adrénaline ; or
vées ; ils ne cristallisent pas spontané- d'antigel pendant l'automne, les gre- les composés qui, comme le propanolol,
ment en solution aqueuse à basse tempé- nouilles attendent que leur peau com- bloquent l'action de l'adrénaline sur le
rature et ils ne traversent pas librement mence à geler : la glace déclenche une foie, bloquent aussi la synthèse de
les membranes cellulaires. De plus, ils réaction hormonale ou nerveuse qui glucose dans le foie des grenouilles sou-
stabilisent la structure des protéines- active immédiatement le catabolisme du mises au gel.
notamment celle des enzymes-et les glycogène dans le foie et libère beaucoup Nos travaux sur les fibres cardiaques
protègent des effets dénaturants des de glucose dans le sang. Nous avons et sur les cellules hépatiques de la gre-
bassestempératures. enregistré une augmentation de la nouille des bois ont révélé un autre
concentration en glucose dans le sang avantage du glucose pour la préservation
Grenouilles cinq minutes après la formation de la des organes contre le froid : les fibres
au sucre
glace, et tous les organes étaient alimen- cardiaques récupèrent leur capacité de
Les mécanismes de résistance à la tés en glucose en moins de huit heures : contraction après avoir été congelées en
congélation sont différents chez les gre- l'animal est prêt à résister au gel bien présence de concentrations élevées en
nouilles et chez les insectes : les gre- avant que la glace ne menace l'organisme glucose, mais pas en présence de glycé-
nouilles utilisent un antigel différent et (après 24 heures). La synthèse rapide rol, en concentrations équivalentes. Le
un moyen original de déclencher sa syn- d'antigel, lors du gel, et la reconversion glucose et le glycérol ayant des proprié-
thèse. Pendant les périodes de gel, les rapide en glycogène, au printemps, évi- tés osmotiques identiques, ils limitent de
grenouilles des bois, les rainettes cruci- tent les effets néfastes du glucose la même façon la contraction cellulaire
fères et les rainettes faux grillon accumu- lorsqu'il reste en permanence en concen- lors du gel ; manifestement le glucose a

3. CONGÉLATION ET SURVIE D'UNE GRENOUILLE. Au début de la le glucose dans les principaux organes afin de les protéger contre
congélation (à gauche), la présence de la glace sur la peau le froid. Enfin, 24 heures après le début de la congélation (à
déclenche la conversion enzymatique du glycogène en glucose droite), la glace envahit les cavités corporelles et les espaces
dans le foie. Après deux heures (au milieu), le cœur fait circuler extraeellulaires.
d'autres propriétés qui aident les cellules
à survivre. Sans doute le glucose sert-il à
produire de l'énergie sous forme d'ATP
(ou adénosine triphosphate) aux cellules
qui, lorsque l'animal est gelé, ne sont
plus oxygénées par le sang. De plus, de
fortes concentrations en glucose-mais
pas en glycérol-ralentissent la synthèse
de l'urée dans le foie des grenouilles : le
glucose concentré servirait à bloquer le
métabolisme des organes congelés, en
limitant les besoins énergétiques des cel-
lules et en prolongeant la survie. 4. LA RAINETTE VERSICOLORE (à gauche) gèle dans la neige où la température peut
atteindre -8 degrés. La peau gelée est bleue (à droite).
Un métabolisme ralenti

La troisième et dernière condition de un exemple de cette faculté : en dormant diméthylsulfoxide, couramment utilisé,
la survie des animaux est la préservation et en abaissant leur température corpo- sont très efficaces, mais ils sont aussi
de la viabilité cellulaire. Bien que les relle à près de zéro degré, les petits toxiques pour les cellules.
basses températures ralentissent automa- mammifères économisent jusqu'à 88 Enfin le métabolisme se dégrade dans
tiquement le métabolisme des animaux pour cent de l'énergie qu'ils dépense- les minutes qui suivent le prélèvement
gelés, ces derniers doivent survivre sans raient normalement pour survivre pen- d'un organe, et le refroidissement endom-
oxygène, sans énergie et malgré les dant l'hiver. mage encore davantage les organes de
déchets métaboliques, qui seraient nor- De même, beaucoup d'insectes passent mammifères, qui sont conçus pour
malement évacués par le sang. Le risque l'hiver en diapause (le développement de fonctionner aux alentours de 37 degrés.
est considérable : sans irrigation san- l'insecte cesse spontanément), et les Cependant les dégâts causés par la
guine, les tissus du cerveau commencent tortues qui hibement au fond des étangs congélation et les moyens de les éviter
à se nécroser après seulement trois ralentissent leur métabolisme afin de pas- sont les mêmes pour les organes à trans-
minutes ; dans de la glace, des reins et ser l'hiver sans respirer. Les espèces qui planter que pour les animaux résistant au
des coeurs destinés à être transplantés ne gèlent augmententégalement leurs chances gel. Par exemple, le glycérol ou d'autres
survivent pas plus de 6 à 12 heures. de survie à long terme en réduisant leur alcools ou sucres de faible masse molé-
Pourtant, dans notre laboratoire, nous métabolisme quand elles sont gelées. culaire sont fréquemment utilisés pour la
réanimons régulièrement des grenouilles conservation médicale des organes, car
des bois ayant été gelées pendant une à La conservation ils sont peu toxiques et traversent rapide-
deux semaines. des à transplanter ment les membranes cellulaires.
organes
Ces animaux doivent continuer à Les médecins abaissent la tempéra-
fournir de l'énergie aux cellules même en Nous nous intéressons à ces stratégies ture par paliers afin de déclencher la cris-
l'absence d'oxygène. Nous avons ainsi adaptatives parce qu'elles sont éton- tallisation de la glace à l'extérieur des
montré que la production d'ATP persiste nantes, mais nous cherchons également à cellules à une température légèrement
après une semaine de gel, chez la larve du les appliquer pour la conservation des inférieure à zéro degré et afin d'éviter la
Cynips, et que la production d'énergie organes humains destinés à être trans- cristallisation spontanée du cytoplasme
reste stable au moins pendant trois jours plantés. Le premier succès de conserva- surfondu. On recherche aujourd'hui si
chez les grenouilles. Même lorsque les tion par le froid, en 1949, fut une réacti- des stabilisateurs de membrane ou des
concentrations en ATP diminuent, après vation de sperme qui avait été congelé inhibiteurs métaboliques (qui bloquent le
un gel prolongé de ces deux espèces,elles dans une solution de glycérol. Depuis, on métabolisme en inhibant les mécanismes
se normalisent dès que les températures a progressivement appris à conserver des utilisant l'ATP) amélioreraient la survie
remontent. Si certains animaux résistent cellules en suspension comme les sper- des organes congelés.
au gel si longtemps, sans oxygène, c'est matozoïdes, les globules blancs et les Nos études ouvrent de nouvelles
qu'ils disposent de mécanismes efficaces globules rouges, les plaquettes sanguines, voies : des composés synthétiques
de production d'ATP à partir du glucose et des cellules d'embryons, de peau, de imitant l'action des protéines de nucléa-
ou du glycogène et parce que leurs cornées, ou de pancréas. tion ou des protéines antigel ne pour-
organes supportent bien des approvision- Des difficultés subsistent cependant raient-ils pas contrôler efficacement la
nements limités en énergie. pour les organes plus complexes, et les formation de glace extracellulaire ? En
L'arrêt du métabolisme, quand les chercheurs ne savent pas encore restaurer choisissant judicieusement les substances
animaux sont gelés, semble conditionner la fonction des organes qui ont été conge- antigel (comme le glucose), ne protége-
le réveil ultérieur. Afin de survivre aux lés. On ignore notamment comment rait-on pas la structure et le métabolisme
conditions climatiques difficiles, beau- refroidir ou réchauffer un organe de façon des organes congelés ? On recherche éga-
coup d'animaux utilisent cette stratégie homogène, en empêchant que la glace ne lement d'autres stratégies pour bloquer le
adaptative essentielle qui consiste à l'endommage, et l'on ne sait pas non plus métabolisme et préserver la viabilité
réduire leur métabolisme de 90 à 99 pour injecter-ou extraire-de grandes quanti- d'organes congelés. En comparant la
cent de sa valeur normale : la durée d'uti- tés d'antigel dans des cellules qui ne sont survie des grenouilles des bois et des tis-
lisation des réserves corporelles est ainsi pas adaptées naturellement à d'impor- sus de rats congelés, nous comprenons
multipliée par un facteur variant de 10 à tantes contraintes osmotiques ; de plus, mieux des secrets de cette survie ;
100. L'hibernation des mammifères est les agents protecteurs de synthèse, tel le d'autres progrès devraient suivre.
LES PLANTES l'extinction progressive des plantes supé-
rieures ; les lichens et les algues sont alors
les ultimes survivants.
ET LE FROID
La zonation et l'étagement traduisent
les limites de résistanced'espècesvégétales,
ou de types biologiques (arbres, plantes
Marcel Bournérias annuelles,plantes à bulbes, etc.) aux agres-
sions du froid. Cependant beaucoup de
plantes ont besoin d'une période de froid ;
on a ainsi démontré le rôle primordial du
Les
notions de «milieux extrême» et semences,les bourgeons ou les fleurs, dif- froid lors de la levée de dormance des
de « froid» diffèrent d'un végétal à l'autre. fère selon les saisons. graines, lors de la reprise de croissancede
Ainsi un bananier gèle sous le climat pari- bourgeons ou de bulbes et lors de la florai-
Associée à
sien, tandis qu'un génépi prospère sur une d'autres facteurs,la limite son. Les températures qui règnent pendant
crête alpine. Toutefois l'observation des de résistance des végétaux au froid deter- ces périodes, généralement entre zéro et
plantes dans les sites à climat froid montre mine, au moins dans les régions tempé- cinq degrés, sont toutefois bien supérieures
le caractère sélectif, propice à l'évolution, rées et froides, la répartition mondiale des à cellesqui, provoquant le gel du suc cellu-
des conditions extrêmes. flores et des types de végétation, naturelle laire et/ou des sèves, entraînent lamort par
Les limites écologiques de tout para- ou anthropique. Cette répartition caracté- destruction cellulaire.
mètre du milieu (température ou autre), rise les zones dimatiques en fonction de la II faut donc, donnant raison au sens
limites au-delà desquelles une espèce ne latitude, et les étages de végétation en commun, considérer comme « extrêmes»
peut survivre, sont propres à l'espèceet à fonction de l'altitude : ainsi à partir d'un les conditions thermiques qui provoquent
ses spécificitésd'adaptation aux contraintes certain degré de froid, la forêt disparait l'extinction progressive de la vie végétale
de l'habitat : son organisation, sa physiolo- pour faire place à la toundra, peuplée au sein de la toundra, à mesure que la
gie, ses particularités génétiques. Les d'une végétation basse à dominance température baisse.Le problème demeure
limites de résistance de chaque espèce d'espècesvivaces, souvent ligneuses.Cette toutefois complexe, car les multiples effets
peuvent être corrélées aux températures limite, qui correspond approximadvement des basses températures sur les végétaux
moyennées sur une année ou sur une à l'isotherme de dix degrés pendant le sont étroitement liés à d'autres facteurs :
période d'activité, à l'amplitude du cycle mois de juillet, marque la frontière de la des facteurs climatiques tels que l'enneige-
annuel ou quotidien, et surtout aux effets zone arctique (tree-line des auteurs anglo- ment, le vent et le rayonnement solaire,
irréguliers des froids rudes. L'action létale saxons, précédant la toundra polaire), et des facteurs propres à la nature du sub-
de ces derniers résulte de leur intensité et celle de l'étage alpin en haute montagne strat et à ses réactions au froid, et même
de leur durée, mais aussi de la période de («frange de combat pour les phytogéo- des facteurs historiques, comme les cons6-
l'année pendant laquelle ils sévissent : la graphes alpins, transition vers la toundra quences écologiques et génétiques des
sensibilité des organes, tels que les alpine). Un froid plus intense provoque glaciations quaternaires. Considérons
quelques effets de ces divers facteurs.

D'abord les
effets climatiques. La
neige, par ailleurs précieuse réserved'eau,
atténuel'action du froid sur les organessou-
terrains des végétaux, mais le développe-
ment de ceux-d ne peut se faire qu'après la
fonte des névés: c'est la succession végétale
des «combes à neige», décrite par Braun-
Bnquet, un des maitres de la phytogéogra-
phie du xxe siècle. Les organes aériens,
notamment ceux des arbres ou des
arbustresqui conserventleurs feuilles vertes
tout le long de l'année, peuvent être victime
du blizzard, se trouver écraséssous une bru-
tale précipitation neigeuse ou sous le givre,
ou encore être desséchésen période anticy-
donique par le rayonnement solaireaggravé
par la réflexion de la lumièresur la neige. En
montagne, les avalanchesfont descendre la
limite de la flore alpine en détruisant la forêt
et en modifiant le dimat local.
L'action écologique du froid sur les sub-
stratsn'est pas moins intéressante.Dans les
Le roi des Alpes (Eritrichium nanum, blotti dans une anfractuosité, sur le granite de
toundras, les végétaux, notamment les
la Meije (Hautes-Alpes) vers 3 000 mètres (à gauche) et le sil6ne acoule (Riene
acaulis), accroché à une paroi calcaire à 2 600 mètres, dans le Briançonnais (à plantes supérieures,ne peuvent survivre en
droite), illustrent le phénomène de convergence adaptative lié aux effets sélectifs l'absence d'une période d'«été» plus ou
des contraintes du milieu : bien qu'appartenant à des familles végétales éloignées, moins longue (entre un et trois mois), où
leur port en coussinet et la disposition de leur abondante floraison sont semblables. l'élévation diurne des températures du sol
et de l'air favorise l'absorption des minéraux cinent profondément. Ces caractéristiques fortement les chances de succès de la polli-
dissous et la réalisation des cycles végétatif résultent de l'effet sélectif combiné de la nisation et de la fécondation des plantes.
et reproducteur. Or la période d'été se thermopériode journalière et de l'intense Les espèces apogames, c'est-à-dire qui pro-
caractérise par des alternances de gel et de rayonnement solaire. Dans l'air, la forte duisent des graines fertiles sans fécondation
dégel, qui perturbent considérablement les luminosité bloque la croissance des tiges (nombreuses composées, diverses rosa-
sols : il se forme alors des buttes de cryotur- tout autant que le gel nocturne. Cependant cées...), ne subissent pas ces contraintes ;
bation et des éboulis, auxquels seuls échap- nombre d'espèces protègent leurs tiges et elles sont donc favorisées. Nombreuses
pent les substrats rocheux. Ces phéno- leurs feuilles soit par un revêtement laineux dans l'Arctique, les espkes apogames ont
mènes « périglaciaires» s'opposent à la qui absorbe le rayonnement en surface, soit une forte variabilité, à l'origine de formes
constitution d'un tapis végétal continu et par un vernis brillant qui réfléchit la lumière. végétâtes très localisées, sans doute
ont un effet sélectif essentiel : ne survivent En revanche, la croissance continue des récentes (néoendémiques), en voie de spé-
que les espèces capables de supporter les organes souterrains n'est pas affectée par le ciation ou déjà différenciées en espèces.
continuels mouvements du substrat. Dans gel, atténué ou absent dans les fissures, et L'histoire des climats a aussi son mot å
l'Arctique, le permafrost, gel fossile du sol elfe bénéficie de l'intense activité photosyn- dire : les glaciations quaternaires n'ont pas
hérité de la dernière glaciation, aggrave thétique diume. Enfin l'excès des métabo- entraîné que des destructions dans le tapis
encore ces conditions : les contraintes lites non utilisés par l'appareil végétatif végétal. Outre le rôle de ces fluctuations
mécaniques et physiologiques qu'il impose aérien se traduit par l'abondance des fleurs climatiques majeures dans les migrations
interdisent 1'enracinement profond. aux coloris brillants où dominent les bleus, d'espèces, aux conséquences génétiques
Les éboulis sont les milieux les plus les roses et les rouges des anthocyanes. diverses, l'expansion des glaciers a épargné
originaux résultant du fractionnement par des stations refuges, les nunataqs, voire
L'originalité
le gel des roches compactes. Ils ne laissent de la flore des milieux des massifs entiers, véritables îles continen-
survivre que les plantes capables de sup- froids se manifeste a travers la multitude tales. Les isolats de flore ancienne ont sur-
porter l'enfouissement et/ou le glissement d'espèces végétâtes dites endémiques, dont vécu dans ces régions rescapées, tout en
des matériaux vers l'aval. Certaines plantes faire mondiale de répartition est limitée à poursuivant leur différenciation. Chaque
résistent grâce à leurs rhizomes aux ramifi- un massif montagneux, voire à un simple montagne possède ainsi son cortège floris-
cations abondantes et souples : ce sont les rocher. Cette diversité semble paradoxale, tique original, avec des espèces qui lui sont
lithophiles « migrateurs», dont fait partie la compte tenu des rudes contraintes écolo- propres (endémiques). Certaines de ces
campanule du Mont-Cenis ; d'autres végé- giques, actuelles et passées, auxquelles la espèces sont de véritables reliques : ta
taux se maintiennent par leurs tiges flore a été confrontée. Face aux froids bérardie des Alpes du Sud et la dioscorée
aériennes plaquées au substrat : ce sont extrêmes, chaque plante a dû «se soumettre des Pyrénées sont paléoendémiques.
les lithophytes « recouvreurs », comme ta ou se démettre Ainsi ne subsistent que Ainsi le froid « extrême», dans la mesure
dryade ; d'autres enfin possèdent un enra- quelques centaines d'espèces pour mille où il n'est pas entièrement létal, se revête
cinement robuste : ce sont les lithophytes kilomètres carrés, colonisant les toundras et être un facteur de sélection et d'évolution
«ascendants», tels que le pavot des Alpes. laissant de nombreux et larges vides dans le génétique conforme au schéma néodarwi-
11est vrai que les parois et les arêtes tapis végétal (la végétation est «ouverte»). nien. Sur d'autres frontières écologiques,
rocheuses sont les seuls milieux stables en Ce sont justement ces vides qui consti- comme les sécheresses « extrêmes», les
climat périglaciaire. Toutefois le petit tuent une source de diversité : la compéti- végétaux réagissent de façon sans doute
nombre de points d'implantation (que sont tion inter ou intraspécifique en leur sein analogue. Souhaitons que les plantes, filles
les fissures suffisamment humides), étant faible, ils sont particulièrement pro- de l'Histoire et du Froid, restent à l'écart des
l'absence de couverture neigeuse et la pices à l'apparition de formes génétiques actions destructrices de l'homme.
rareté de l'eau y sont, pour les plantes nouvelles. Chacune de ces nouveautés y
supérieures, des contraintes redoutables. En trouve sa chance, dans ta mesure où elle Marcel Bournérias est membre
haute montagne, la plupart des plantes sont réussit un « examen de passage» brutal. du Conseil national de protection
en forme de coussinets compacts et s'enra- L'action des basses températures diminue de la Nature.

LA VIE APRES UNE Guadeloupe, de juillet 1976 à mars 1977,


était-il possible de distinguer quatre sec-
teurs selon leur degré de destruction : des-
ÉRUPTION VOLCANIQUE
truction totale, a plus de 50 pour cent, à
moins de 50 pour cent et très faible.
La végétation de la première zone
Claude Sastre (voir la figure 1) avait été détruite entière-
ment par les coulées de boue (les
«lahars»), par la chute de blocs de pierre et
par les fumerolles très acides (de pH infé-
L'éruption
d'un volcan est une formi- Après une éruption, une région volcanique rieur à 2). Dans la seconde zone, plus de
dable libération, depuis les entrailles brû- est un paysage de désolation : toute forme la moitié des végétaux était détruite par les
lantes de la Terre, de roches en fusion, de de vie semble avoir disparu. Pourtant une boues et les retombées chimiques, et des
boues et de gaz. Hélas cette spectaculaire éruption volcanique n'entraîne pas obliga- espèces avaient disparu (voir la figure 2).
manifestation géologique a un effet dévas- toirement la destruction totale de la vie. Une troisième catégorie regroupait des
tateur sur l'environnement biologique. Ainsi après les éruptions de la Soufrière de zones faiblement touchées, où moins de
Les
50 pour cent des végétaux semblaient Graminées ; des troncs d'arbres sans vie végétaux adoptent diverses stra-
morts. Enfin il subsistait une quatrième jalonnent encore le paysage, et certaines tégies pour résister aux impacts volca-
zone pratiquement intacte, où seule la espèces disparues en 1977 ne sont par niques : soit ils vivent en léthargie durant
végétation épiphyte (qui vit sur d'autres réapparues. Enfin la zone totalement quatre à cinq ans, jusqu'à ce que le sol
végétaux) et épiphylles (qui vit sur les détruite est peuplée principalement de redevienne compatible avec une vie nor-
feuilles) avait été détruite par les émana- Cryptogames : des lichens ont poussé sur male, soit la souche des plantes dont la
tions gazeusesacides. les rochers, et des hépatiques ont recou- tige à été détruite résiste et produit des
Quinze ans après l'éruption, des rele- vert les boues durcies, les teintant ainsi de rejets, soit encore des graines et des
vés botaniques effectués dans ces zones rouge violacé (voir la figure 2). Les sols spores restent enfouies durant plusieurs
montrent comment la vie s'y est dévelop- sont restés très toxiques å cause de leur années et germent lorsque le milieu est
pée. Les deux dernières zones, très peu acidité et de leur taux elevé dtions alumi- redevenu favorable. Ainsi sur la Montagne
touchées,ont conservé ! a mêmephysiono- nium. Autrement dit, les facteurs limitant Pelée,en Martinique, la grande crise volca-
mie qu'avant J'éruption, et présentent une un bon développement de la végétation, nique de 1902 à 1905 a détruit totale-
flore similaire. La zone détruite à plus de et par conséquent de la faune associée, ment la ville de Saint-Pierre et anéanti la
50 pour cent est dominée par les sont principalement chimiques. végétation environnante ; quelques
années plus tard, on a de nouveau
observé quelques îlots de végétation en
contrebas des falaises, composés d'espèces
semblables à celles existant avant l'érup-
tion de 1902.
Ces stratégies de survie sont adaptées
aux volcans antillais, de type péléen, qui
émettent peu de laves; les couléesde lave
sont réduites à des montées d'aiguilles de
dacite, une roche volcanique acide. Les
éléments destructeurs de ces volcans sont
principalement des éléments modifiés :
des couléesde boue plus ou moins acides,
des jets de ponce et de lapillis, des gaz et
surtout les nuées ardentes, mélanges
explosifs de gaz et de poussières en sus-
pension. Les nuées ardentes ne sont
d'ailleurs pas systématiquement émises :
elles étaient absentes lors des dernières
crises volcaniques de ta Soufrière de
Guadeloupe.
En revanche, les volcans de type
1. Sommet du volcan de la Soufrière, près des fumerolles Napoléon, en avril hawaïen, tels que le Piton de la Fournaise
1980. Dans cette zone, la végétation est totalement détruite. a la Réunion, émettent beaucoup de laves
qui couvrent d'importantes surfaces et
détruisent la végétation qu'elles enfouis-
sent. Les coulées de laves durcissent en
refroidissant et forment des basaltes plus
ou moins lisses et fissurés. Les végétaux
recouverts y sont définitivement empri-
sonnés.
Le volcanisme hawaïen) laisse peu de
chance aux espèces végétales adaptées
aux impacts volcaniques. Le gradient de
destruction observé chez les volcans
péléens n'existe pratiquement pas dans le
cas des volcans hawaïens : la vie végétale
est détruite ou intacte. Les zones totale-
ment détruites ne peuvent être recoloni-
sées que par des graines et des spores
transportées essentiellement par le vent å
partir d'une origine extérieure au champ
de lave. Ainsi les processus de recolonisa-
tion à court terme des zones affectées par
le volcanisme diffèrent selon le type de
volcan.
2. Volcan de la Soufrière en avril 1980, dans une zone très touchée, où les cher-
cheurs effectuent des relevés botaniques. Le sol, constitué de boues compac- Gaude Sastre est professeur
tées, est envahi par des Hépatiques, des mousses primitives rouge violacé. au Muséum national d'histoire naturelle.
Des grenouilles et

des crapauds dans le désert

Lon McClanahan, Rodolfo Ruibal et Vaughan Shoemaker

La présence d'amphibiens dans le désert semble met également son évaporation. Même
lorsquela températuren'est pas très éle-
paradoxale. Ceux qui y vivent ont des caractéristiques vée, la plupart des amphibiensne survi-
ventguèreplus d'une journéeà l'air libre,
physiologiques et comportementales variées qui parce qu'ils se déshydratentrapidement.
Les Anoures,qui résistentmieux que les
leur ont permis de s'adapter aux milieux arides. autresvertébrésaux pertesd'eaunotables,
sont menacésde déshydratationau bout
d'unejournéepasséehors de l'eau.
Les amphibiensdiffèrent également
vec leur peau humide et Bien qu'occupant la terre ferme, la
des autres vertébrés par leur mode
leurs tendances aqua- plupart des amphibiens vivent près
rein des
tiques, les grenouilles et d'étendues d'eau douce ou dans des d'excrétion de leurs déchets.Le
animauxdu désertdoit retenir l'eau tout
les crapauds semblent zoneshumides, où il pleut beaucoup.La éliminant les produits azotésissusde
condamnés à vivre dans répartition géographiquedes amphibiens en
la dégradationdes protéines et d'autres
l'eau ou à proximité. Pourtantils vivent correspondà leurs particularités physio-
aussi dans les régions arides du Globe logiques : généralementmal adaptésaux
telles que le désert du Colorado, en rigueursdu désert,ils sont peu nombreux
Californie, ou dans les savanes afri- à vivre danslesrégionsarides.
caines. Divers comportementset méca- D'autres vertébrésterrestres,notam-
nismes physiologiques insolites évitent ment quelquesreptiles,des oiseauxet des
leur déshydratationet leur échauffement. mammifères, ont une peau qui les pro-
Les mécanismes adaptatifs décou- tègede la déshydratation.La couchecor-
verts chezces animauxont bouleverséles née externe est composéede plusieurs
idéesclassiquessur leur physiologie,fon- épaisseurs de cellules épidermiques,
dée sur l'étude d'espèces des climats aplatieset mortes,qui évitent l'évapora-
tempérés.Les amphibiens desdéserts ont tion de l'eau corporelle. Au contraire,les
descomportementsdifférentset variés. amphibiensont une couchecornée com-
Il y a 300 millions d'années, les poséed'une seuleépaisseurde cellules.
amphibiensont été les premiersvertébrés Cette particularitéles avantagequand
à conquérir la terre ferme, tout en restant l'eau est abondante: ils ne boivent pas,
à proximité de l'eau douce. Aujourd'hui mais absorbent,par leur peauperméable,
le groupe des amphibiens est composé l'eau qui provient des surfaceshumides,
des Urodèles, des Gymnophiones (des par exemple des pierres ou des feuilles
amphibiens dépourvus de'pattes et qui mouillées,du sol ou des mares; en outre,
ressemblentà des vers) et des Anoures, l'oxygèneet le dioxyde de carbonediffu-
que sontlesgrenouilleset les crapauds. sent à travers la peau. Chez les sala-
Contrairement à une idée répandue, mandres, dépourvues de poumons, les
les grenouilles ne diffèrent pas biologi- échangesgazeuxont lieu à traversla peau.
quementdes crapauds: les Anourester- Parfaitementadaptéeà l'absorptionde
restresdont la peau est couverte de ver- l'eau, la mince peaudes amphibiensper-
rues sont généralement nommés
crapauds, tandis que les formes aqua-
tiques à peau lisse sont considérées
1. LA RAINETTEPhyllomedusasauvagei
commedes grenouilles, mais la plupart est l'une des nombreusesespècesde gre-
desamphibiensdéposentleurs oeufsdans nouilles adaptées aux régions arides. Cet
l'eau ; jusqu'à leur métamorphose, les Anoured'Amériquedu Sudsurvit dansdes
larves sont des animaux aquatiques environnements chauds et secs, parce qu'il
commelespoissons.Une fois pourvusde supportedes températures corporelles éle-
patteset de poumons,ces animauxpas- vées.La quantitéd'eau perdue par la peau
sentune partiede leur vie hors de l'eau. ou éliminéepar sesreins est très limitée.
composés azotés. Chez les oiseaux et les Les grenouilles et les crapauds ter- résurgences, les ravins qui drainent les
reptiles, ces composés sont transformés restres ont certaines caractéristiques qui hauts plateaux, ou encore les réservoirs
en acide urique, peu soluble, qui est éli- leur permettent de compenser les incon- construits par l'homme sont autant de
miné sous forme d'un précipité solide ; vénients d'une peau perméable et de reins points d'eau peuplés de grenouilles.
ainsi les pertes d'eau sont minimes. peu efficaces. Lorsque l'eau est rare, la La grenouille arboricole de Californie
Chez les mammifères, les déchets production d'urine cesse et les déchets Hyla cadaverina, que l'on trouve dans le
azotés sont transformés en urée, soluble s'accumulent dans les fluides corporels. désert du Colorado, est l'une de ces
dans l'eau ; ils conservent précieusement Leur déshydratation provoque égale- espèces présentesdans les oasis ; elle vit
leur eau en fabriquant l'urine, solution ment la perméabilisation de leur vessie, près des résurgences et des trous d'eau.
très concentrée en diverses substances de sorte que les animaux récupèrent l'eau Bien que la température de l'air soit sou-
telles que l'urée et des sels. Ce mécanisme perdue par évaporation en recyclant l'eau vent supérieure à 40 degrés, cet animal se
de concentration de l'urine est maximale contenue dans l'urine diluée. De plus, les refroidit par évaporation de l'eau corpo-
chez les rongeurs du désert : l'urine du grenouilles et les crapauds déshydratés relle et conserve une température interne
rat-kangourou est 14 fois plus concentrée absorbent l'eau par la peau beaucoup plus inférieure à 30 degrés. Hyla cadaverina
que son sang, et celle de la souris du facilement que lorsqu'ils sont hydratés. stocke jusqu'à 25 pour cent de son poids
désert australien l'est 20 fois plus. sous forme d'urine diluée et, lorsqu'elle
Les Anoures adultes produisent éga- Plusieurs sécurités perd de l'eau par évaporation, une partie
lement de l'urée, mais leur urine n'est de l'eau de l'urine est recyclée ; puis,
pas plus concentrée que leur sang : il leur Utiles à court terme, ces mesures de quand les réserves sont épuisées, les gre-
faut, par conséquent, une grande quantité protection ne permettent pas aux Anoures nouilles retournent dans les mares et
d'eau pour éliminer leurs déchets. En de survivre longtemps dans un environ- absorbent de l'eau.
outre, la plupart des amphibiens résistent nement sec et chaud. Les grenouilles et Les résurgences servent aussi à la
moins bien à la chaleur que les autres les crapauds des zones arides sont adap- reproduction et au développement des
vertébrés terrestres ; les oiseaux, les tés à ces milieux en raison de plusieurs oeufs.Pendant l'été, les grenouilles restent
mammifères et les lézards déserticoles spécificités physiologiques. Rester à agrégéesprès des trous d'eau. Ce compor-
survivent lorsque leur température corpo- proximité des rares sources d'eau repré- tement réduit peut-être la quantité d'eau
relle atteint 40 degrés, mais de nombreux sente sans doute l'adaptation la plus perdue par chaque individu. Le soir venu,
crapauds ou grenouilles meurent dès que simple : c'est la tactique de nombreuses les grenouilles se dispersent lentement et
cette température dépasse35 degrés. espèces d'amphibiens. Les sources, les cherchent leur nourriture aux abords de la
lorsque des mares temporaires se forment.
COMPARAISON Quels signaux déclenchent cet exode ?
Pour le savoir, nous avons versé de l'eau
DES QUANTITÉS doucement et sans bruit, pour humidifier
D'AZOTE ÉLIMINÉES le sol : aucun animal n'a réagi ; au
contraire, un arrosage du sol imitant la
pluie a tiré les animaux de leur cachette.
La plupart des amphibiens, Comme les crapauds sont sortis quand
telle que la grenouille léopard, nous imitions la pluie, mais que le sol
éliminent l'azote sous fome était maintenu au sec par du plastique,
d'une solution très diluée c'est que le son les attirait.
d'urée. Les mammifères fouis- Après avoir quitté leur terrier, les
seurs du désert, tel Phyllo- adultes vont jusqu'aux mares pour
medusa sauvagei, utilisent peu
s'accoupler. Les crapauds capturés avant
d'eau, comme les mammifères,
d'avoir atteint la flaque d'eau mangent
mais ils éliminent l'azote sous
forme d'un précipité d'acide souvent des termites, sortis de leurs nids
urique. souterrains au même moment que leurs
prédateurs (on connaît leurs proies en
analysant leur contenu stomacal).
Ces crapauds ont un appétit prodi-
gieux : ils consomment jusqu'à 55 pour
mare, se préparant ainsi pour la nuit, où En hiver, ces crapauds deviennent cent de leur poids en une seule nuit et
elles coassent en choeur, s'accouplent et inactifs et choisissent les terriers qui les obtiennent, avec les termites, riches en
pondent leurs oeufs dans la mare. Quand protègent des froids nocturnes. En lipides, assez d'énergie pour vivre pen-
la pluie crée de nouvelles mares, les gre- décembre, quand la température de l'air dant une année ; cela suffit même aux
nouilles se dispersent et y pondent aussi. est comprise entre 12 degrés, au crépus- femelles pour fabriquer la totalité de
Le crapaud à taches rouges, Bufo cule, et 4 degrés, à l'aube, la température leurs oeufs.
punctatus, fraye dans les eaux des ravins corporelle du crapaud que nous avons Les crapauds restent dans l'eau pen-
du désert du Colorado, mais, contraire- étudié et qui était blotti dans son terrier dant 24 heures environ, le temps de se
ment à Hyla cadaverina, il ne vit pas en s'est maintenue à 25 degrés. reproduire et de pondre leurs oeufs.
permanence dans un milieu humide. A Si Bufo punctatus sait choisir des habi- Ensuite, ils sortent de l'eau et parcourent
l'aide de radiobalises, nous avons observé tats protecteurs, il peut également se pas- parfois des kilomètres pour s'installer
que certains individus s'éloignaient jus- ser d'eau et se nourrir d'insectes pendant dans des terriers peu profonds. Pendant
qu'à 100 mètres de l'eau. Même au milieu les chaudes nuits d'été. En outre, ce cra- les nuits sans vent, ils recherchent leur
d'une journée d'été, certains crapauds se paud stocke jusqu'à 40 pour cent de son nourriture sur le sol humide du désert,
tapissent dans des anfractuosités du sol, à poids sous forme d'urine diluée, et, quand puis, repus, retournent à leur terrier. A la
bonne distance de l'eau. Ces crevasses toutes les réserves de la vessie sont épui- fin de l'été, ils s'enterrent et ne ressortent
abritent parfois plusieurs membres de la sées,il supporte encore la perte de 40 pour que l'été suivant.
même espèce : nous avons trouvé huit cent de son eau corporelle (chez l'homme, Dans certaines régions du désert du
individus dans une même fissure. la déshydratation maximale est seulement Colorado, nous avons vu un Scaphiopus
Bufo punctatus étant incapable de de 10 pour cent de l'eau corporelle et, couchi survivre alors qu'il n'avait pas plu
résister à des températures supérieures à chez le chameau, elle atteint 20 pour cent). pendant deux années consécutives. Ses
35 degrés,nous pensions que les crapauds réserves de graisse lui permettent de
cherchaient des micro-habitats qui res- Enfouis, mais hydratés vivre dans sa retraite souterraine, car son
taient frais pendant la journée. Nous avons métabolisme ralentit alors notablement.
confirmé cette hypothèse en utilisant des Les points d'eau permanents sont très La composition des liquides corporels
capteurs de position et de température rares dans les déserts. Les amphibiens qui change-t-elle lorsque les animaux sont
implantés sur les animaux. Nous avons vivent dans ces régions ne se réfugient sous la terre ? L'étude de cette question
ainsi suivi un crapaud, de septembre, pas dans des crevasses rocheuses, ils imposait de localiser des crapauds, avant
c'est-à-dire à la fin de la saison active, s'enterrent dans le sol : ainsi la terre pro- que la pluie ne survienne, en creusant près
jusqu'en décembre, l'un des mois les plus tège les Anoures de la chaleur extrême des mares asséchéesoù ils s'étaient repro-
froids. Pendant les nuits de la saison qui règne pendant la saison sèche ; ils duits. Nous n'en avons trouvé aucun, mal-
chaude, il quittait son terrier pour un petit absorbent l'eau de la terre et, lorsque gré l'usage d'une pelleteuse mécanique.
ruisseau, à 85 mètres de là, et, au début de celle-ci s'assèche, ils conservent leur eau, Toutefois un éleveur local nous apprit
la matinée, il regagnait son terrier. parce que l'évaporation est très faible. qu'il trouvait parfois des crapauds, à un
Cette stratégie est efficace, puisque, Nous avons d'abord étudié le com- mètre de profondeur environ, lorsqu'il
pendant la saison où l'animal est actif, la portement des crapauds fouisseurs du creusait des trous pour planter des
température diurne dépasserégulièrement Sud-Est de l'Arizona. Trois espèces de poteaux de clôture. Nous avons effective-
la limite supportable par l'animal, mais crapauds du genre Scaphiopus abondent ment trouvé des animaux enterrés pro-
sa température corporelle n'est jamais dans cette région ; on les repère quand les fondément, à une centaine de mètres des
supérieure à 31 degrés. La température pluies d'été les tirent de leur terrier. Bien mares asséchées.
inférieure du terrier et l'évaporation de que quelques animaux quittent leur terrier En Arizona, nous avons ainsi déterré
l'eau corporelle maintiennent la tempéra- pendant les petites pluies, la majorité sort des crapauds, à divers moments de
ture de l'animal dans des limites viables. le soir de la première grosse averse, l'année. Nous leur avons prélevé du
plasma et de l'urine, que nous avons ana- Nous avons découvert que, lors de En mars, la vessie de la plupart des
lysés en mesurant les concentrations en l'enfouissement de septembre jusqu'en individus renfermait encore une grande
ions et en urée. Nous avons aussi déter- mars, où nous les avons trouvés, les com- quantité d'urine diluée-l'équivalent de
miné le volume d'urine dans la vessie et positions du plasma et de l'urine étaient 25 à 50 pour cent de leur poids. Le sol
l'humidité du sol où l'animal était enfoui. celles d'Anoures parfaitement hydratés. autour des crapauds était également

LES
ADAPTATIONS
DES ANOURES AUX
RÉGIONS ARIDES

Désert du Colorado

Hylacadaverina(en haut à gauche)


Cette grenouille vit dans le désert, près
de mares permanentes. Elle emmaga-
sine jusqu'à 25 pour cent de son poids
corporel sous forme d'urine diluée.
Quand elle perd de l'eau par évapora-
tion à travers la peau, elle peut réab-
sorber l'eau contenue dans sa vessie.
Scaphiopus couchi (en haut au milieu)
Cette espècede Scaphiopusvit dans les
zones désertiques dépourvues de
sources permanentes d'eau. Pour sur-
vivre, lors de la saison sèche, ces cra-
pauds s'enterrent jusqu'à un mètre de
profondeur. De cette façon, certains
survivent à deux années de sécheresse.
Bufopunctatus (enhautàdroite)
Ce crapaud recherche sa nourriture
dans un périmètre de 100 mètres
autour de sa source d'eau. Pour que
sa température corporelle ne s'élève
pas trop, il s'abrite dans des crevasses
rocailleuses et recycle, comme Hyla
cadaverina,l'eau de son urine. II sup-
porte de perdre 40 pour cent de son
eau corporelle (les chameaux ne peu-
vent perdre plus de 20 pour cent).

Région de Gran Chaco


Lepidobatrachuslaevis(en bas à gauche)
Lors des périodes sèches, ce crapaud
laisse la boue sécher autour de lui. En
outre, il se construit un épais cocon
(en bas à gauche de l'image) pour évi-
ter de perdre de l'eau. Au début de la
saison des pluies, le crapaud retire le
cocon en le retroussant vers sa tête,
et il le mange (en bas à droite). Puis il
remonte en surface.
Phyllomedusa sauvogei(en bas à droite)
Cette grenouille arboricole se couvre
d'une substancecireuse qui évite l'éva-
poration de l'eau par la peau. Elle
transforme ses déchets azotés en acide
urique afin d'économiser son eau. Ce
serait le seul Anoure à boire de l'eau,
les autres absorbant l'eau par la peau.
Elle y parvient en laissant les gouttes
rouler dans sa bouche quasi fermée.
humide, et l'eau pénétrait par osmose leur plasma et leur urine contenaient une Des cocons protecteurs
dans les animaux. grande quantité d'urée. La terre était
A la fin du mois de juin, juste avant alors si sèche que l'eau restait piégée L'organisme des animaux du genre
les premières pluies, les crapauds étaient dans le sol et ne pénétrait plus dans les Scaphiopus commande les échanges
toujours en excellente condition, mais animaux. d'eau par osmose en réglant la synthèseet
le stockage de l'urée. Dans un sol sec, les
crapauds fabriquent davantage d'urée que
dans un sol humide : l'eau traverse les
téguments de animal afin de diluer l'urée.
Cette même adaptation a été observée
chez certaines grenouilles qui, sans être
des animaux marins, réussissent à s'adap-
ter aux eaux saumâtres : l'accumulation
d'urée est alors telle que les fluides cor-
porels sont plus concentrés que le milieu
où baigne l'animal, et que l'eau pénètre
dans l'animal par osmose. Pour les
mêmes raisons, les concentrations en
urée des fluides corporels des requins et
des coelacanthessont également élevées.
Les adaptations de certains crapauds
fouisseurs de la sous-famille des cérato-
phryinés sont encore plus élaborées.
Contrairement à Scaphiopus, ces animaux
étonnants n'ont pas beaucoup d'urée dans
leurs fluides corporels, mais ils utilisent
un cocon pour se protéger contre la
déshydratation. Ces crapauds vivent dans
le Gran Chaco, une région semi-aride qui
s'étend du Nord de l'Argentine jusqu'au
Paraguay, où ils peuplent les mares que
forment les pluies d'été. L'un d'entre
eux, Lepidobatrachus laevis, est vorace et
agressif ; nommé kururú-chiní en gua-
ranf, une des langues du Paraguay, ce
« crapaud hurleur »pousse des hurlements
stridents et mord quand il est menacé.
Contrairement à Scaphiopus, le
kururù-chini reste dans les mares pendant
la sécheresse. A mesure que l'eau de la
mare s'évapore, il s'enfouit à une faible
profondeur et laisse la boue durcir autour
de lui ; il fabrique alors un cocon. D'autres
espècesfouisseuses d'Australie, d'Afrique
et du Mexique élaborent aussi des cocons :
cette adaptation s'est développée indépen-
damment, à plusieurs reprises, au cours de
l'évolution des Anoures.
Tous les Anoures perdent périodique-
ment la pellicule superficielle de la peau
dès qu'une nouvelle couche est constituée.
Toutefois, lors de la formation des cocons,
cette pellicule superficielle demeure, bien
que de nouvelles couches se forment en
dessous. Le kururù-chini fabrique une
nouvelle couche toutes les 24 heures,
jusqu'à ce qu'il soit enfermé dans un
cocon composé de plusieurs épaisseursde
cellules aplaties, séparées par du mucus
séché.En mesurant la perte d'eau par éva-
poration, à intervalles réguliers, pendant la
formation du cocon, on constate qu'elle
diminue chaque fois qu'une nouvelle
couche de cellules est ajoutée.
Au laboratoire, le kurur-chini que la grenouille arboricole grise, Chiro- faune amphibienne de cette région figure
construit un cocon dès qu'il est privé mantis xerampelina, survivait longtemps la grenouille arboricole verte Phyllo-
d'eau et qu'il est placé dans un endroit dans des containers ouverts et secs ; elle medusa sauvagei. Tandis que la plupart
sombre et tranquille. Quand on filme maigrissait moins vite que les autres gre- des grenouilles des régions arides doivent
l'animal, on constate qu'il bouge peu nouilles-et aussi vite qu'un lézard placé rester sous terre ou à proximité de l'eau,
lorsque le cocon s'épaissit ; au bout de dans des conditions analogues-, et son sauf pendant la saison des pluies,
quelques semaines, il reste même immo- urine contenait de l'acide urique. Phyllomedusa et Chiromantis peuvent
bile pendant plusieurs jours consécutifs. Ces observations contredisaient les rester perchées dans les arbres où elles se
Cependant, même enfoui dans son connaissances préalables : on pensait nourrissent.
cocon, le kururú-chiní continue à hurler alors que toutes les grenouilles et tous les Au Paraguay, Phyllomedusa sauvagei
dès qu'on le dérange. Quand on humidifie crapauds avaient une peau perméable à est active avant le début des pluies d'été
doucement le cocon, le crapaud se réveille l'eau-à l'exception des crapauds fouis- et, au Zimbawe, Chiromantis sort pen-
et se débarrassede son enveloppe : il uti- seurs fabriquant des cocons-et qu'ils dant la saison sèche. Nous avons mesuré
lise ses pattes pour retrousser le cocon de éliminaient l'azote sous forme d'urée. Or les pertes en eau de grenouilles
l'arrière du corps jusqu'à la tête, puis il J. Loveridge montrait qu'une grenouille Phyllomedusa sauvagei que nous avions
mange rapidement son emballage humide. avait, comme les reptiles, une peau au laboratoire, mais nous n'avons rien
C'est par hasard qu'a été découvert imperméable et qu'elle produisait, trouvé d'inattendu.
l'Anoure dont l'adaptation à la vie déser- comme eux, de l'acide urique. Quelques semaines plus tard, une de
tique est la plus étonnante. En 1970, John A cette époque, nous commencions ces grenouilles a évacué une grosse
Loveridge, de l'Université du Zimbabwe, nos études sur les amphibiens de la goutte d'urine semi-solide, dont le princi-
a décrit des expériences qui montraient région du Gran Chaco. Parmi la riche pal constituant était l'acide urique. Nous

2. UN CHANGEMENT DE COULEUR permet àChiromantis xeram- arboricole réfléchit la lumière solaire. Afin de supporter la chaleur,
pelina de supporter le soleil. Quand elle passe d'une couleur pro- elle se refroidit par évaporation des grandes quantités d'eau stoc-
tectrice sombre (à gauche) au blanc (à droite), cette grenouille kéesdans sa vessie.

3. EN FROTTANTSA PEAU avec ses pattes, Phyllomedusa sauvagei lipides protecteurs sont produits par de minuscules glandes situées
se couvre d'une substance cireuse qui lui évite de se déshydrater. dans la peau ; sur cette microphotographie (à droite), elles ont été
Une fois recouverte, la grenouille semble être en plastique. Les colorées en rouge et agrandies 150fois.
avons alors compris les avantages de Alors, la température des grenouilles l'estomac et l'intestin grêle. Ainsi
cette stratégie : chez les deux espèces, reste inférieure de 2 à 4 degrés à celle de avons-nous déduit que l'eau avait été
Phyllomedusa et Chiromantis, 80 pour l'air, et de 3 à 5 degrés à cellequ'indique ingérée et que Phyllomedusa est, à notre
cent environ des déchets azotés sont éva- un thermomètre construit pour avoir les connaissance, le seul Anoure qui soit
cués sous forme d'acide urique et mêmes caractéristiques de taille, de capable de boire.
d'urates. En outre, la coprécipitation du forme et d'absorption de la chaleur que Cette étude des amphibiens des
sodium et du potassium avec l'acide l'animal. déserts et des régions semi-arides a
urique augmente encore la capacité révélé des mécanismes adaptatifs variés.
d'excrétion du rein. Ainsi ces grenouilles L'Anoure qui boit D'autres mécanismes étonnants, par
peuvent se nourrir, même privées d'eau, exemple la résistance au gel, ont été
pendant de longues périodes. Cette thermorégulation résulte d'une découverts chez des amphibiens qui
La capacité de synthétiser de l'acide régulation de l'évaporation. Les gre- vivent dans d'autres habitats (voir Gelés,
urique varie, selon les espèces, de 230 nouilles adaptent leur perte de chaleur mais vivants, par Kenneth Storey et Janet
milligrammes par kilogramme et par jour par évaporation aux augmentations de la Storey, dans ce dossier). En dépit de cette
chez Phyllomedusa sauvagei, à seule- température ambiante, pour une large diversité, ou peut-être à cause d'elle,
ment 25 milligrammes par kilogramme gamme de températures, de vitesse du diverses populations d'amphibiens s'étio-
et par jour chez Phyllomedusa bicolor, vent et d'humidité. Ce mécanisme res- lent ou s'éteignent de par le monde, quel
qui vit dans les régions tropicales du semble à celui de la sudation : en obser- que soit l'habitat.
Brésil. vant la peau au microscope, on constate Certaines disparitions résultent des
Cette capacité à fabriquer et à excré- que les nombreux canaux glandulaires activités humaines : dans le Sud de la
ter de l'acide urique n'est pas la seule qui parsèment la peau libèrent périodi- Californie, par exemple, certaines zones
stratégie adaptative des grenouilles arbo- quement une substance qui semble être naguère peuplées de Scaphiopus sont
ricoles : nous avons repris les mesures de un mucus. Des études pharmacologiques aujourd'hui couvertes d'habitations.
la perte d'eau par évaporation de de Chiromantis ont montré que ces Dans le Gran Chaco, l'habitat de Phyllo-
Phyllomedusa-avec davantage de glandes sont commandées par des nerfs medusa a été détruit, parce que les arbres
patience et de précision-et avons mon- du système nerveux autonome, qui règle sont abattus pour servir de combustible.
tré qu'elle peut réduire notablement ses le bon fonctionnement des organes. La pollution de l'air et de l'eau, l'intro-
pertes en eau lorsqu'on la laisse se com- C'est pendant la saison sèche, juste duction de poissons prédateurs et la
porter normalement. avant les pluies d'été, que les méca- consommation de cuisses de grenouilles
Nous avions observé que les gre- nismes de régulation de la température ont contribué à réduire les populations
nouilles utilisent alternativement chacune corporelle nécessitent la plus grande d'Anoures.
de leurs pattes pour se frotter le corps. quantité d'eau. Les grenouilles, qui sup- Parfois, au contraire, les activités
Après cet exercice, Phyllomedusa sauva- portent des températures corporelles éle- humaines favorisent la survie de ces ani-
gei semble avoir une peau en plastique, et vées, n'ont généralement pas besoin de maux ; ainsi, dans le Sud-Ouest de
l'eau que l'on y verse forme des goutte- maintenir leur température par évapora- l'Arizona, l'abondance de Scaphiopus
lettes, comme sur une toile cirée. Des tion d'eau, sauf pendant quelques heures, résulte probablement de la présence des
études histologiques de cette peau ont au cours des journées les plus chaudes. nombreux abreuvoirs destinés au bétail et
révélé la présence de glandes spécifiques, Comme les autres grenouilles, construits par les éleveurs qui récupèrent
réparties entre les glandes à mucus et les Phyllomedusa et Chiromantis emmagasi- ainsi l'eau de pluie. Ces installations sont
glandes à venin, dont sont pourvues la nent beaucoup d'eau dans leur vessie et autant de sites de reproduction.
plupart de ces grenouilles : on dénombre l'utilisent pour compenser les pertes Pourtant les populations d'Anoures
une trentaine de ces nouvelles glandes d'eau par évaporation. Lorsque la vessie ont diminué, voire disparu, dans des
par millimètre carré de peau ; elles pren- est vidée, les grenouilles laissent leur zones relativement épargnées ou proté-
nent une couleur vive quand elles sont température corporelle s'élever, rédui- gées, soit en raison de fluctuations natu-
traitées par des colorants liposolubles. sant ainsi la nécessité d'un refroidisse- relles, soit en raison d'une dégradation
Ainsi une couche imperméable est dépo- ment par évaporation. Phyllomedusa imperceptible et globale de l'environne-
sée sur la peau lorsque ces petites semble rechercher l'ombre en se per- ment. La complexité de leurs cycles de
glandes libère leur contenu et que les chant dans les arbres, au moins pendant vie et de leurs stratégies reproductives
pattes l'étalent. La substance protectrice, la majeure partie de la journée. les rend peut-être particulièrement vul-
un mélange de lipides, est surtout compo- Chiromantis, qui reste des heures immo- nérables à cette détérioration. Les
sée de cires. Comme Phyllomedusa, les bile en plein soleil, minimise les effets espècesadaptées aux déserts ne semblent
insectes et les plantes utilisent diverses du rayonnement solaire en changeant de pas mieux supporter les conséquences
cires pour réduire leurs pertes d'eau ; tou- couleur : sa couleur protectrice, grise ou des activités humaines que les espèces
tefois, Chiromantis est dépourvue de brune, devient blanche et réfléchit davan- des régions humides. Bien qu'ils passent
telles glandes, et l'on ignore encore com- tage la lumière solaire. la plus grande partie de l'année enfouis
ment elle évite la déshydratation. Avec sa peau imperméable, Phyllo- sous la terre, les Anoures des déserts
Phyllomedusa et Chiromantis survi- medusa profite-t-elle des pluies fines qui doivent trouver une nourriture abondante
vent dans des environnements très précèdent souvent les grosses averses ? et des sites de reproduction favorables
chauds, parce que leur température cor- Pour le savoir, nous avons versé de l'eau lorsqu'ils sortent de terre. Pour empê-
porelle est régulée. La température cor- sur la tête de l'animal et avons constaté cher de nouvelles extinctions, nous
porelle de Phyllomedusa sauvagei suit la que Phyllomedusa levait la tête pour devons continuer à explorer l'éventail
température ambiante, sauf pendant les avaler des gouttes d'eau ; l'eau colorée des adaptations des grenouilles et des
jours les plus chauds, lorsque la tempéra- que nous utilisions, incapable de diffuser crapauds, et déterminer les limites de ces
ture extérieure est supérieure à 40 degrés. à travers la peau, a teinté l'oesophage, particularités.
Le scorpion des sables

Philip Brownell

Ce prédateur nocturne du désert du Mojave ne peut La nuit du chasseur

ni voir ni entendre les insectes dont il se nourrit Le Sud du désert du Mojave, habitat
du scorpion des sables, est un des écosys-
mais il dispose, au bout de ses pattes, de récepteurs tèmes les plus secs et les plus chauds de
toute l'Amérique du Nord.
extraordinairement sensibles aux vibrations du sable. En été, à la surface des dunes, la tem-
pérature dépasse souvent 70 degrés pen-
dant la journée et l'humidité est quasi-
ment nulle. Le sable, toutefois, absorbe
n soir, il y a quelques tement admettent, depuis longtemps, que assez d'eau pour assurerla subsistance de
années, je me trouvais les animaux perçoivent les mouvements quelques plantes buissonnantes, comme
avec Roger Farley, de du substrat, mais non qu'ils soient le prosopis, ainsi que de plusieurs
l'Université de Californie, capables de déterminer la nature et espèces d'herbes annuelles. Ces plantes
dans le désert du Mojave l'emplacement de la source de la pertur- stabilisent les dunes contre le vent et
et nous regardions les scorpions chasser bation : les humains ne sont-ils pas inca- fournissent à boire et à manger à une
des insectes. De temps en temps, quand un pables d'indiquer l'épicentre d'un séisme abondante variété d'animaux.
papillon, attiré par nos lampes, atterrissait quand ils sentent la terre trembler ? Une La plupart des bêtes des dunes sont
sur le sable près d'un scorpion, celui-ce se telle incapacité est contredite, cependant, des arthropodes nocturnes. Pendant la
précipitait vers lui et, souvent, réussissaità par l'acuité avec laquelle de nombreux journée, ces arachnides et ces insectes
l'attraper. Nous provoquions la même animaux discernent les ondes sonores échappent aux conditions desséchantes
attaque en effleurant le sable avec une véhiculées par l'air et l'eau. Dans ces qui règnent à la surface en « nageant »ou
brindille, mais quand nous tenions un milieux, l'animal repère la source du en s'enfouissant dans le sable ; à dix cen-
papillon bourdonnant en l'air, à quelques signal en détectant et en interprétant les timètres de profondeur, la température
centimètres du scorpion, il ne réagissait infimes différences de temps et d'inten- tombe à 40 degrés et le taux d'humidité
pas. Apparemment insensible aux stimula- sité entre les stimuli perçus par ses récep- monte à plus de 90 pour cent. Selon Gary
tions auditives et visuelles, il semblait, en teurs situés en différentes parties du Polis, de l'Université Vanderbilt, le scor-
revanche, percevoir la moindre vibration corps, tout comme nous localisons la pion des sables est un des plus communs
imprimée au sable et localiser ainsi les source d'un son par les différences de et des plus grands arthropodes des dunes :
proies qui s'y promenaient. phase et d'amplitude entre les signaux au cours de sescinq à six années de vie, il
A l'époque, plusieurs raisons por- reçus par les deux oreilles. atteint huit centimètres de long pour un
taient à croire que le scorpion des sables Dans les corps solides, toutefois, les poids de quatre grammes. Il se trouve à
Paruroctonus mesaensis disposait d'un perturbations mécaniques voyagent beau- l'extrémité de la chaîne alimentaire. En
système original pour détecter ses proies. coup plus vite et leurs longueurs d'onde règle générale, un scorpion mangera
En effet, cet arthropode (embranchement sont plus grandes. De ce fait, les diffé- n'importe quel animal auquel il peut
qui réunit les neuf dixièmes des êtres rences de temps et d'intensité au moment s'agripper assez longtemps pour le para-
vivants et englobe les insectes, les arach- où elles atteignent les différents récep- lyser avec le venin neurotoxique qu'il
nides, les myriapodes et les crustacés) teurs d'un animal donné sont bien plus inocule avec l'aiguillon du bout de sa
n'a pas les récepteurs visuels, auditifs et subtiles... trop subtiles même, a-t-on queue. Il se nourrit ainsi d'une grande
olfactifs sophistiqués qui guident les pré- pensé, pour être discernables par le sys- variété d'insectes de même que des indi-
dateurs évolués. Par ailleurs les scorpions tème nerveux de l'animal. Le sable vidus plus petits de sa propre espèce, les-
sont des animaux nocturnes qui ne sor- paraissait particulièrement impropre à quels constituent le gros de son ordinaire.
tent de leur terrier que la nuit pour se transmettre des informations utilisables Le soir, notre scorpion émerge de son
nourrir et s'accoupler. Leur vue très mau- parce qu'on pensait qu'il devait atténuer terrier et s'aplatit sur le sable proche pour
vaise ne peut leur permettre de chasser considérablement la portée des perturba- guetter les proies qui passent à sa portée.
aussi efficacement dans les ténèbres, tions ; l'efficacité du scorpion en tant que Il n'en passe pas toujours, et le malheu-
mais ils ont la capacité de détecter des chasseur était donc une énigme. Aussi reux peut guetter ainsi des heures avant
proies souterraines qu'ils exhument avec avons-nous décidé d'étudier à fond son de rentrer chez lui bredouille... ce
les pinces de leurs longs pédipalpes. Il est comportement en commençant par manège peut durer plusieurs nuits consé-
évident qu'un scorpion ne peut ni voir, ni l'observer sur le terrain. Ensuite, pour cutives. Stanley Yokota, de l'Université
entendre, ni flairer un insecte enfoui. bien saisir le mécanisme de détection des de l'Arizona, a montré qu'un scorpion
Pourtant l'idée que le scorpion pour- proies et comprendre les propriétés du survit à une longue période de chasses
rait repérer ses victimes grâce aux vibra- sable qui permettent à ce mécanisme inefficaces en ralentissant son métabo-
tions qu'elles communiquent au sable est d'agir, nous avons fait diverses expé- lisme quand il demeure inactif dans son
surprenante. Les spécialistes du compor- riences en laboratoire. terrier. 11 peut ainsi tenir plusieurs
1. LE SCORPION DES SABLES occupe une position terminale dans palpes) et qu'il paralyse en leur injectant un venin neurotoxique
la chaîne alimentaire constituée par les animaux des dunes du avec l'aiguillon qu'il porte au bout de sa queue. Cette photographie,
Mojave. A maturité, il peut atteindre huit centimètres de long pour prise de nuit illustre une propriété de sa cuticule : elle devient fluo-
un poids de quatre grammes. Il se nourrit d'insectes et d'autres rescente sous un éclairage ultraviolet. Cette fluorescence permet
arthropodes qu'il saisit avec ses grandes pinces (terminant les pédi- d'observer le comportementprédateur de cet arthropode nocturne.
semaines, plusieurs mois, voire quelques
années avec un seul repas.
Dès qu'une proie s'aventure sur son
terrain de chasse, le comportement du
scorpion se modifie radicalement. Tout
d'abord il se met en position d'alerte : il
se soulève sur ses pattes, ouvre ses pinces
(avec lesquels il saisit ses proies) et les
tend vers l'avant. Chaque mouvement
successif de la proie déclenche une réac-
tion d'orientation chez le scorpion : il
tourne rapidement ses pinces vers sa vic-
time et s'avance de quelques centimètres.
S'il ne parvient pas encore à la toucher
avec ses pinces, le scorpion s'immobilise
et attend que la proie fasse un autre mou-
vement. La poursuite, en général, ne dure
que quelques secondes et compte entre
une et cinq réactions d'orientation, cha-
cune précédée d'une période d'immobi-
lité nettement marquée. Ces périodes ne
prennent fin qu'au moment où la proie
remue à nouveau le sable.
Le scorpion exerce ses talents d'une
façon particulièrement spectaculaire
quand il poursuit la blatte fouisseuse
Arenivaga investigata. Cet insecte se
nourrit de racines et se déplace juste au-
dessous de la surface du sable. Quand il
évolue à moins d'un mètre d'un scorpion
à l'affût, celui-ci réagit par une série de
mouvements d'orientation jusqu'à ce
qu'il se trouve directement au-dessus de
sa proie. A ce point, les activités de la
blatte peuvent désorienter le scorpion qui
tournera en rond et se jettera de droite et
de gauche comme s'il chassait une proie
de surface. Mais, au bout de quelques
secondes, son comportement change :
dressant l'arrière de son corps, il se met à
sonder le sable, à coups secs et répétés
avec ses pinces, jusqu'à ce qu'elles trou-
vent et saisissent la blatte. Il l'exhume
alors avec des mouvements de rotavator,
comme lorsqu'il creuse son terrier.
Le fait que les scorpions ne s'activent
que la nuit aurait pu rendre les observa-
tions difficiles n'eusse été pour une heu-
reuse propriété de leur cuticule : sous un
éclairage ultraviolet, elle brille d'une
vive fluorescence jaune-vert et elle est
visible à plusieurs mètres. Pour mesurer
le déplacement des scorpions, nous avons
monté une lampe à lumière noire et un
appareil photographique sur le même tré-
pied avec une grille fluorescente de réfé-
rence fixée sous l'appareil. Nous dispo-
sions le trépied au-dessus d'un scorpion
2. DEUX TYPESDE MÉCANORÉCEPTEURS qu'on trouve sur les tarses des scorpions sont en chasse et enregistrions photographi-
sensiblesà depetites vibrations du substrat. Les soies, qui garnissent les côtés et la sole des quement, grâce au long temps de pose,
tarses,reposent sur les grains de sable. La fente sensorielle basitarsale est forméepar un les réactions de l'animal quand nous
repli de
la cuticule sur elle-même. Les fentes sensorielles sont extrêmement sensibles aux simulions la présence d'une proie (en
vibrations qui les compriment perpendiculairement à leur grand axe; elles sont capables de touchant légèrement le sable avec une
détecterdes mouvementsdu substratde l'ordre de un angström (1t10 mètre). baguette, par exemple).
Nos observations ont montré que les nette attirance pour la direction perpendi-
scorpions peuvent repérer la source d'une culaire à la tranchée. La tranchée ne réduit
perturbation jusqu'à 30 centimètres. A pas la sensibilité du scorpion aux vibra-
dix centimètres et en-deçà, leur évalua- tions, mais elle réduit sa capacité à repérer
tion de la direction et de la distance est leur source. Les réactions suggèrent que le
pratiquement parfaite : ils vont, sans hési- scorpion détermine son angle de rotation
ter, tout droit au but. Comment font-ils ? en synthétisantles informations transmises
par l'ensemble de ses pattes. En éliminant
Comment s'oriente sélectivement une partie de ces informa-
le scorpion chasseur tions, j'ai systématiquement faussé son
sensde l'orientation. Ces expériences ont
Pour répondre à cette question, nous montré que le scorpion obtient les infor-
avons étudié les facultés d'orientation des mations dont il a besoin pour localiser ses
scorpions en laboratoire. Un premier pro- proies grâce aux vibrations véhiculées par
blème se pose : un scorpion, dans un ter- le substrat, et qu'il les perçoit, vraisembla-
rarium, n'a plus aucune envie de chasser ; blement, grâce à des récepteurs situés sur
heureusement, l'animal réagit encore à la et sous sespattes. Il restait à déterminer la
menace. Normalement, un scorpion nature de ces récepteurs et, auparavant, la
cherche à fuir en présence d'une menace. nature des signaux transmis par le sable.
Toutefois, si on continue à le harceler, il
fait face, soulève l'arrière du corps et Les vibrations du sable
recourbe sa queue par dessus sa tête. Dès
lors, aussitôt qu'on touche au sable, l'ani- Ce problème était obsédant car les
mal se tourne vivement vers ce point : la géophysiciens ont longtemps pensé que le
réaction de défense est identique à la sable était un mauvais conducteur d'ondes
réaction d'attaque sauf que le scorpion ne mécaniques. D'abord parce qu'il se com-
se précipite pas vers la proie supposée. pose de grains adjacents qui se déplacent
Une série d'expériences simples librement. Lorsque les particules sont sou-
confirma ce que nous soupçonnions : ce dées l'une à l'autre, comme c'est le cas
n'est ni par la vue ni par l'ouïe que le d'un roc, un choc reçu par une particule
scorpion s'oriente. Le fait de recouvrir se répercute à ses voisines et se propage
ses huit yeux de peinture opaque ne dimi- ainsi, sous forme d'une onde élastique, à
nue d'un iota ni sa sensibilité aux stimuli travers tout le bloc. Dans le sable, I'éner-
de menace, ni l'exactitude avec laquelle gie cinétique se dissipe vite par friction,
il en évalue la direction. Le déploiement les grains pouvant glisser les uns contre
d'obstacles absorbants sonores entre la les autres. Cette forme « d'inélasticité »
source de la perturbation et le scorpion tend à amortir les oscillations à basse fré-
n'a pas plus d'effet que la peinture. quence et à grandes longueurs d'onde. 3. ON MÉNAGE UNE TRANCHÉE entre deux
En revanche, quand j'ai empêché la D'autre part, à des fréquences plus bacs à sable, pour observer comment les
transmission des ondes de choc à travers le hautes, les longueurs d'onde sont si scorpions repèrent une proie d'après les
sable en y ménageant une tranchée pro- courtes qu'elles ont les dimensions des vibrations du substrat. Un scorpion situé
fonde, le comportement de l'animal se grains de sable. Les grains réfléchissent d'un côté de la tranchée qui arrête la pro-
modifia, alors que cette tranchéene gênait pagation des vibrations dans le sable, ne
et dispersent de tels signaux, filtrant ainsi
réagit pas aux perturbations qui se produi-
en rien sa vision ou son audition. Quand les composantes de haute fréquence de
sent de l'autre côté (a). Quand sespattes de
un scorpion était placé d'un côté de la l'onde qui se propage. La combinaison de
gauche sont en contact avec le substrat per-
tranchéeet qu'une stimulation était déclen- ces deux effets (amortissement des basses turbé (b), le scorpion se tourne vers la
chée de l'autre côté, l'animal ne réagissait fréquences et dispersion des hautes fré- gauche, mais son angle de rotation estdévié
pas, même s'il en était tout proche. En quences) fait que le sable ne transmet, au vers la direction perpendiculaire à la tran-
revanche, si au moins une des pattes du mieux, qu'un éventail très limité d'ondes chée, quel que soit l'angle sous lequel se
scorpion touchait le substrat du côté de la mécaniques. Pourtant les scorpions, de trouve la source (c) : le scorpion a besoin
tranchéeoù avait lieu la stimulation, l'ani- toute évidence, perçoivent des signaux. des données recueillies par ses huit pattes
mal se tournait aussitôt de ce côté-là. Ce J'ai donc décidé d'étudier, de façon plus pour évaluer la direction de la source.
simple test prouve qu'un scorpion doit être approfondie, les propriétés sismologiques
en contact direct avec un substrat perturbé du sable. A cette fin, j'ai placé des sismo-
pour percevoir un stimulus. mètres piézoélectriques (disques en cris- scorpions avait laissé supposer, à savoir
Par ailleurs, la détermination de la tal de quartz qui engendrent un courant que sur des distances allant jusqu'à plu-
direction d'où vient la stimulation dépend quand on appuie sur leurs faces planes) à sieurs décimètres, le sable est assez bon
exclusivement de la disposition des pattes différentes profondeurs et à la surface conducteur d'ondes mécaniques.
qui touchent la surface où a lieu la stimu- d'une caisse remplie de sable. Puis je me Toutefois, il restait encore à détermi-
lation. Par exemple, quand toutes les suis servi d'un autre transducteur piézo- ner la nature exacte de ce que les sismo-
pattes de droite se trouvent d'un côté de la électrique pour envoyer une impulsion mètres enregistraient. Quatre types
tranchée et toutes les pattes de gauche de dans le substrat à une certaine distance d'ondes élastiques peuvent se propager
l'autre, le scorpion se tourne vers le côté des sismomètres. Les premiers relevés dans les solides. Deux d'entre elles, les
où le sable est perturbé, mais avec une confirmèrent ce que le comportement des ondes de compression et les ondes de
cisaillement sont des ondes de volume : propagation. Les deux autres types de Les détecteurs piézoélectriques ont
leurs fronts d'onde se propagent à travers perturbations élastiques se propagent en enregistré deux forts signaux qui se pro-
le milieu. Quand une onde de compres- surface. Dans le cas présent, seules les pageaient dans la caisse de sable : une
sion se propage, les particules oscillent ondes de Rayleigh nous intéressent ; elles vague assez rapide qui se déplaçait à la
d'avant en arrière dans le sens du dépla- impriment aux particules un mouvement fois en surface et sous la surface et une
cement de l'onde ; sous l'influence d'une ellipsoïdal rétrograde dans un plan per- autre, plus lente, qui se déplaçait en sur-
onde de cisaillement les particules oscil- pendiculaire à la surface du sable et face seulement. En orientant l'axe sen-
lent perpendiculairement à la direction de parallèle à leur direction de propagation. sible des détecteurs par rapport à la direc-

4 CETTE PHOTOGRAPHIEPRISEEN PAUSE et de nuit sous un tance de huit à dix centimètres,I'animal se tourne vers le but avec
éclairage ultraviolet montre les réactions d'un scorpion quand on une grande précision : dans la plupart des cas, son angle de réac-
remue le sable avec un bâton : l'animal se tourne et se précipite tion (l'angle dont il tourne) est presque égal à l'angle de la source
vers le point remué. S'il n'atteint pas son but du premier coup, il (par rapport à la direction de son corps) (a). Les scorpions évaluent
attend que le bâton bouge à nouveau. Chaque carré sur la grille correctement l'éloignement du but jusqu'à 15 centimètres environ
fluorescente fixée sous l'objectif a un centimètrede côté. A une dis- (b). Au-delà, les réactions sont moins précises et plus variables.
tion des signaux, nous avons identifié les Le sens du scorpion vibratoire et correspondent à l'arrivée,
mouvements de particules propres à cha- sous les tarses, des ondes de compression
cune des deux ondes : l'onde rapide était Les récepteurs du scorpion sont situés qui se déplacent relativement vite. Les
une onde de compression et l'onde lente sur les tarses (l'animal est un planti- signaux moins intenses apparaissent plus
une onde de Rayleigh. Nous n'avons grade), le dernier segment des pattes. En tard et correspondent à l'arrivée des
détecté aucun mouvement de particules effet, nos études ont montré que ce sont ondes de Rayleigh, plus lentes.
caractéristique des ondes de cisaillement, les seules parties du corps du scorpion En stimulant sélectivement chaque
ce qui n'est guère surprenant : la propa- qui sont en contact avec le substrat récepteur tarsien, nous avons isolé ceux
gation de ces ondes dépend entièrement lorsque l'animal s'oriente. Chacune des qui étaient respectivement responsables
des forces capables de ramener les parti- huit pattes porte plusieurs organes cuticu- des deux types de signaux bio-élec-
cules perturbées à leur place d'origine et laires qui pourraient avoir des fonctions triques. Ces expériences ont montré que
ces forces sont minimes dans un milieu mécano-réceptrices ; ils comportent des les potentiels élevés répondent à une sti-
granuleux comme le sable. soies, des éperons, des griffes et une mulation des soies sensorielles du tarse
Contrairement à sa réputation de structure commune à tous les arachnides : et que les potentiels plus faibles provien-
milieu atténuateur et dispersif, le sable la fente sensorielle. Cette fente senso- nent des fentes sensorielles : ainsi les
est capable de véhiculer au moins deux rielle nous parut particulièrement intéres- soies détectent les ondes de compression
types d'ondes. Or les propriétés phy- sante, car son homologue chez les arai- et les fentes sensorielles enregistrent
siques de ces ondes (fréquence et vitesse) gnées, l'organe lyriforme confère à ces l'arrivée des ondes de Rayleigh. La dif-
sont telles que les animaux dotés de animaux une extraordinaire sensibilité férence de sensibilité entre les deux
récepteurs appropriés peuvent les perce- aux vibrations de leur toile. récepteurs est compréhensible quand on
voir et les interpréter à plusieurs déci- Les fentes sensorielles représentent, se rappelle la différence entre les mou-
mètres. en fait, un élément majeur du mécanisme vements de particules qui caractérisent
Nous avons analysé la structure des qui permet au scorpion de localiser ses les deux types d'ondes. Friedrich Barth
ondes captées à diverses distances d'une proies. Si, avec une épingle, on crève et ses collègues, de l'Université Johann
source émettrice et examiné comment les toutes les fentes sensorielles d'un scor- Wolfgang Goethe à Francfort, ont mon-
différentes fréquences s'affaiblissent lors pion, l'animal continue à se comporter tré que les fentes sensorielles sont parti-
de leur trajet. Le sable est un assez bon normalement, sauf qu'il ne perçoit désor- culièrement sensibles aux forces qui
conducteur d'ondes mécaniques, notam- mais que les perturbations les plus vio- compriment les fentes perpendiculaire-
ment dans la bande de un à cinq kilohertz lentes du substrat. En revanche, si l'on ne ment à leur grand axe. Or c'est précisé-
et les fréquences dominantes enregistrées crève que les fentes sensorielles de ses ment l'effet que produit une onde de
à quelque distance de la source sont pattes de gauche (ou de droite), l'animal Rayleigh où le mouvement vertical du
d'environ un kilohertz. Or les récepteurs réagit à une vibration en se tournant du sable déplace le tarse vers le haut. En
mécaniques de la plupart des animaux côté de ses pattes intactes. Il se comporte revanche, les soies qui garnissent
sont très sensibles à cette fréquence. De ainsi de la même façon que lorsqu'il se l'extrémité des pattes et les éperons
plus, dans le sable, les longueurs d'ondes trouve placé à cheval au-dessus d'une s'enfoncent dans le sable et peuvent
correspondant à ces fréquences sont suf- tranchée dans le sable et qu'on perturbe détecter les mouvements horizontaux de
fisamment courtes (quelques centimètres) le sable d'un seul côté de la tranchée. particules qui caractérisent les ondes de
pour que de petits animaux, comme les La similitude des deux comporte- compression.
scorpions, puissent distinguer le moment ments suggère que la destruction de Cependant, l'animal doit pour locali-
précis où l'onde atteint successivement toutes les fentes sensorielles des pattes de ser une proie, traiter l'information issue
chacun de leurs différents récepteurs. l'un ou de l'autre côté du corps équivaut d'un mouvement du sable. De toute évi-
Le caractère le plus surprenant de ces à éliminer toute vibration du substrat de dence le scorpion tire des enseignements
signaux est, peut-être, la lenteur avec l'un ou de l'autre côté du corps. des ondes qu'il perçoit et les utilise pour
laquelle ils se propagent. Cette propriété Quand seulement deux fentes voi- repérer l'endroit d'où est émise la pertur-
permet à l'animal de discerner quels sines sont coupées et rendues inefficaces, bation. Puisque le rôle des fentes senso-
récepteurs sont touchés en premier, et les réactions d'orientation demeurent cor- rielles est essentiel pour déterminer la
d'apprécier les différences d'intensité du rectes, sauf si la source est proche des direction d'émission, ce sont vraisembla-
signal sur chacun de ses récepteurs. La pattes opérées. Pour finir, quand on ne blement les ondes de Rayleigh qui four-
vitesse des ondes de compression dans le laisse que deux récepteurs adjacents, le nissent les données vibratoires dont se
sable mou de la surface est d'environ scorpion se tourne invariablement du sert le scorpion pour s'orienter vers le
120 mètres par seconde, moins de la moi- côté de ceux-ci, quel que soit l'endroit point d'où est issue la perturbation.
tié de la vitesse du son dans l'air, et elle d'où est issu le signal. II est donc clair Pourtant rien dans l'anatomie ou le fonc-
atteint près de 200 mètres par seconde que, pour évaluer la direction d'où pro- tionnement des fentes sensorielles ou des
dans le sable compact, dix fois moins que vient un signal, le scorpion a besoin des soies sensorielles ne semble susceptible
la vitesse du son dans la plupart des donnéesde toutes ses fentes sensorielles. d'indiquer une direction : les récepteurs
solides. Les ondes de Rayleigh se propa- Les pattes des scorpions étant assez mécaniques des scorpions réagissent
gent encore plus lentement dans le sable : grandes, nous pûmes insérer de petits fils indifféremment aux ondes, quel que soit
de 40 à 50 mètres par secondeseulement. métalliques dans les tarses et relever ainsi leur angle d'incidence. Pour savoir dans
Ainsi les ondes de compression et les les potentiels d'action, autrement dit les quelle direction chercher la proie qui
ondes de Rayleigh peuvent être perçues signaux bio-électriques transmis au cer- vient de trahir sa présence, le scorpion
par les scorpions et utilisées pour le repé- veau par les récepteurs. Les mesures doit donc comparer les données issues de
rage des proies. Il s'agit maintenant de révélèrent deux sortes de potentiels deux récepteurs situés en des points dif-
déterminer quelles vibrations ils perçoi- d'action : les plus intenses apparaissent férents lorsqu'ils sont excités par le pas-
vent vraiment et avec quels récepteurs. au début de la réaction à une stimulation sage de l'onde.
Perception du temps mier, le scorpion ne se trompe pas. Si humain, par exemple, reconnaît très bien,
nous prenons un « champ sensoriels en plein air, de quelle direction provient
Les huit pattes du scorpion adulte déli- moyen de cinq centimètres de diamètre, un bruit d'après la différence de temps
mitent un « champ sensoriel » plus ou nous pouvons calculer qu'une onde de que met l'onde pour atteindre chacune de
moins circulaire d'environ quatre à six Rayleigh, qui se propage à 50 mètres par ses deux oreilles... ce temps est inférieur à
centimètres de diamètre et le scorpion seconde, traverse ce champ en une milli- dix microsecondes, soit 0, 01 milliseconde.
« explore » cet espace relativement étendu seconde et qu'une onde de compression, II se pourrait aussi que le scorpion,
de diverses manières. Tout d'abord il qui se propage à 120 mètres par seconde, pour évaluer la direction d'une onde, se
détermine la direction et le sens d'une le traverse en 0, 3 milliseconde. De nom- fonde sur l'affaiblissement progressif des
onde d'après les stimulations séquentielles breux animaux se contentent de diffé- stimuli que reçoivent ses récepteurs. A
de ses récepteurs ; en se tournant tout sim- rences plus faibles pour repérer une source mesure qu'une onde se propage, son
plement du côté où il a été stimulé en pre- d'ondes de compression dans l'air ; l'être amplitude décroît, en partie parce que le

5. LES FENTES SENSORIELLES indiquent au scorpion la direction trice : l'animal semble subir une attraction du côté de ses membres
de la source. On a perforé plusieurs fentes sensorielles (points intacts ; la déviation s'accroît avec le nombre de fentes sensorielles
rouges) et perturbé le substrat en divers points. Quand les fentes détruites. Ainsi, quand ses quatre pattes de gauche ont été lésées (à
sensorielles des huit pattes sont détruites, le scorpion devient gauche), le scorpion se tourne invariablement vers la droite, même
«sourd » et ne perçoit que des vibrations extrêmement fortes. Des si la perturbation se trouve à sa gauche. Ces observations suggèrent
ablations sélectives induisent le scorpion à évaluer de manière erro- que le scorpion synthétise les données des huit groupes de fentes
née l'angle de rotation nécessaire pour faire face à la source émet- sensorielles pour évaluer la direction de la source.

6. UN OBSERVELES REACTIONSMÉCANOSENSORIELLES d'un scor- potentiels d'action de grande amplitude qui montent le long des
pion aux ondes qui se propagent dans le sable en introduisant de nerfs Quelques millisecondes plus tard (b), les ondulations verticales
petites électrodes dans ses tarses et en mesurant les signaux bio-élec- des ondes de Rayleigh, plus lente, compriment les fentes sensorielles
triques (potentiels d'action) transmis le long du nerf de la patte. Un et déclenchent des signaux de moindre amplitude. C'est l'action des
détecteur piézoélectrique (non représenté), déposé dans le sable près ondes de Rayleigh sur les fentes sensorielles qui indique au scorpion
du tarse, enregistre les ondes. Quand le sable est perturbé, les pre- comment trouver la direction de la source. Il se pourrait qu'il évalue
miers signaux qui parviennent au tarse sont les ondes de compres- la distance à la source par le temps qui s'écoule entre la stimulation
sion (a) qui stimulent les soies tarsiennes ; ces soies émettent des de ses deux types de récepteurs par ces deux types d'ondes.
front d'onde se dilate et en partie parce que Détection de la distance Il est en outre probable que les infor-
l'onde est absorbée par le milieu. De ce mations dues aux ondes de compression,
fait, le scorpion pourrait « comprendre » Reste à résoudre le problème de qui semblent n'avoir aucun effet sur
que les récepteurs qui sont le plus forte- savoir comment le scorpion perçoit la l'orientation de l'animal, jouent ici un
ment ébranlés par l'onde sont ceux qui se distance qui le sépare de sa proie. Nos rôle important. L'animal pourrait enre-
trouvent le plus près dela source. observations sur le terrain avaient mon- gistrer l'avance des ondes de compres-
Afin d'apprécier l'importance relative tré qu'il évalue toute distance inférieure sion (avec ses soies tarsiennes) sur les
de ces deux types de détection dans la bio- à 15 centimètres et qu'à moins de dix ondes de Rayleigh, plus lentes, détectées
logie du scorpion des sables,j'ai construit centimètres il manque rarement son but. par ses fentes sensorielles. La différence
une plate-forme séparées, en serait proportionnelle a la
deux parties égales, par une distance. Il se pourrait égale-
tranchée étroite. Chaque moi- ment que le scorpion per-
tié de la plate-forme était çoive aussi l'atténuation des
équipée d'un percuteur indi- signaux. L'amplitude des
viduel, si bien que lorsque ondes mécaniques diminue à
nous placions un scorpion à mesure qu'elles se propagent
cheval sur la fente, il nous dans le sable ; cette atténua-
était possible de varier à loi- tion est très forte pour les
sir, d'intensifier ou de dimi- ondes de compression car
nuer, de suspendre ou de l'énergie de ces ondes volu-
reprendre, les vibrations que miques se disperse sur un
nous communiquions à ses front sphérique et non sur un
pattes de gauche ou de droite. front circulaire comme les
Mes scorpions étaient pla- ondes de surface. Quand un
cés face à un dilemme. Dans scorpion est à proximité
la nature, ce sont, en principe, d'une source émettrice, il
les pattes les plus proches de perçoit une plus grande dif-
la source de l'onde qui sont férence d'intensité entre les
stimulées les premières et le stimuli que reçoivent les
plus fortement. Mais grâce à premières et les dernières de
la plateforme divisée, nous ses pattes au passage de
avons stimulé les pattes de l'onde, que lorsqu'il se
droite d'abord, puis les pattes trouve éloigné de la source.
de gauche deux fois plus fort, Rétrospectivement, nous
obligeant ainsi l'animal, pouvons comprendre qu'il
confronté à une situation ait pu paraître invraisem-
imprévue, à faire un choix. blable qu'un animal, et en
L'expérience fut répétée à particulier un animal vivant
maintes reprises : invariable- sur le sable, puisse dépendre
ment le scorpion tournait à à ce point d'informations
droite, quelle que fût l'inten- 7. LE SCORPIONSE FONDE SURLE TEMPSque met une onde de transmises par les vibrations
sité avec laquelle nous stimu- Rayleigh à passer d'une patte a la pate opposéepour déterminer la du sol. Et pourtant le scor-
lions ses pattes de gauche. direction de la source. Dans cette expérience, le scorpion est à cheval pion des sables n'est proba-
Cela prouve que c'est le sur une tranchée qui sépare les deux moitiés d'une plate-forme : ses blement pas le seul animal à
temps d'arrivée et non pattes de droite et de gauche sont stimulées indépendamment. Un savoir tirer parti des ondes
l'intensité relative de l'onde oscillographe enregistre les vibrations créées dans chaque moitié de qui
se propagent à travers un
la plate forme. Le scorpion se tourne toujours du côté où les pattes
qui détermine l'orientation solide. D'autres substrats
ont été stimulées en premier, même si la stimulation est plus forte de
chez les scorpions. Les scor- naturels (une feuille, par
l'autre côté. Ces expériences révèlent aussi que les scorpions perçoi-
pions, d'ailleurs, discernent vent des laps de temps allant jusqu'à 0,2 milliseconde. Mais ils réagis- exemple, ou une pomme, ou
bien quelle patte est stimulée sent mieux à des différences de une à deux millisecondes... approxi- un tronc d'arbre) pourraient,
en premier. Des stimulations mativement le temps quemet une onde de Rayleigh pour traverser la de par leur forme et leurs
se succédant à une ou deux surface occupée par leurs pattes propriétés physiques, véhi-
millisecondes d'intervalle culer des informations
constituent la meilleure imitation d'une Malheureusement, du fait que l'animal vitales sur de courtes distances propor-
onde naturelle, ainsi que le confirment la n'aime pas chasser en captivité, le tionnelles aux dimensions réduites de
vitesse et la précision avec laquelle nos mécanisme par lequel il perçoit la dis- l'univers des animaux qui les habitent.
scorpions se tournent vers la source ; une tance n'est pas facile à étudier et n'a pu En fait, le scorpion des sables n'est qu'un
milliseconde est à peu près le temps que être complètement élucidé. De même exemple parmi d'autres, dont la liste ne
met une onde de surface pour parcourir que l'évaluation de la direction, I'éva- cesse d'augmenter. Tout comme lui, la
cinq centimètres, soit le diamètre moyen luation de la distance doit vraisembla- mygale, le fourmilion, le crabe violoniste
du champ sensoriel d'un scorpion. Mais blement tenir compte d'infimes diffé- s'orientent vers la source d'une perturba-
l'animal s'oriente avec autant de précision rences de temps ou d'intensité entre les tion du substrat en se servant de leurs
quand les intervalles ne sont que de 0, 2 stimuli captés par les récepteurs tar- pattes, non seulement pour marcher, mais
milliseconde. siens. aussi pour écouter.
LES INSECTES PEUPLENT leur tégument rugueux de couleur jau-
nâtre ou roussâtre selon les terrains. Si leur
aspect est particulier, leur comportement
TOUS LES MILIEUX
ne l'est pas moins. La plupart des mantes
communes, et singulièrement la Mante
religieuse de nos régions, sont des insectes
Jacques d'Aguilar plutôt lents, qui attendent, immobiles,
qu'une proie passe à leur portée. A
l'inverse, les Erémiaphiles, extrêmement
vives, courent sur le sable avec la plus
Les
insectes, par le nombre prodi- Les contrées les plus froides du Globe grande rapidité, pourchassant leurs vic-
gieux de leurs espèces et la multitude de ou les hautes montagnes abritent une times, bien souvent des fourmis. Ces
leurs adaptations, ont colonisé presque nombreuse faune entomologique qui s'est mantes font partie des rares insectes qui
tous les milieux terrestres. C'est dire que accommodée aux basses températures. s'exposent au soleil en plein midi ; elles
les milieux extrêmes, avec leurs conditions Ainsi en Europe, un Coléoptère tel que supportent des températures atteignant
physiques défavorables, ne les ont pas Oreonebria ou un Diptère tel que 60 à 62 degrés à la surface du sol et 38 à
rebutés ; ces milieux hors du commun Niphadobota (ou Chionea) alpina, la 41 degrés à l'ombre, tandis que l'humidité
furent même quelquefois occupés préfé- «mouche des neiges»,vivent par une tem- relative ne dépassepas 21 à 23 pour cent.
rentiellement. Quelques exemples pérature de-15 degrés et sont actifs sur Par contraste, la majorité des animaux
d'espèces vivant dans un environnement les sols enneigés.Bien d'autres cas d'adap- déserticolessont nocturnes et fouisseurs.
hostile illustrent cette constatation. tation aux milieux extrêmes pourraient L'ordre des Coléoptères offre bien des
Dans les mares de pétrole, en être cités, mais seuls seront exposés ici, exemples d'espèces adaptées aux condi-
Californie, vit la larve d'une mouche, avec quelques détails, ceux qui concernent tions désertiques,comme les Carabidés du
Psilopa petrolei. Ses orifices respiratoires les milieux arides et souterrains. groupe des Anthia et des Graphopterus,
postérieurs (les stigmates) sont portés par qui courent à la surface du sol à la
Les
des appendices qu'elle peut projeter au- déserts sont des régions sèches, recherche de proies vivantes. Mais c'est la
dessusde la surface du liquide pour respi- éventées et chaudes, où la raréfaction de famille des Ténébrionidés qui fournit le
rer. La prise d'aliments est facilitée par la l'eau a entrainé la raréfaction de la vie. La plus important contingent de colonisateurs
paroi de son tube digestif, qui retient le faune déserticole est composée d'animaux des milieux arides. Ils sont communément
pétrole et laisse pénétrer les substances thermophiles qui supportent la sécheresse. saprophages, se nourrissant de débris
assimilables. La vie dans ces écosystèmesest condition- organiques de diversessources.
Dans les urnes des plantes dites « carni- née par une extrême pauvreté en eau, des Pour échapper aux excès du climat,
vores (vocable introduit par Denis températures élevées présentant de ces insectes ont développé une série
DideroO,notamment les Nepenthes ou les brusques variations (saisonnières mais d'adaptations morphologiques et des arti-
Sarracenia, quelques espèces évoluent aussi selon les heures du jour) et la rareté fices de comportement. Les téguments
dans le liquide digestif où d'autres insectes des ressourcesalimentaires. particulièrement épais des espècesdiurnes
attirés se décomposent. C'est le cas des Parmi les insectes de l'ordre des de surface protègent de la déshydratation
larves de Diptères comme celle de Orthoptères, des êtres caractérisent parfai- et de l'action des ultraviolets. Leur colora-
Wilhelmina nepenthicola qui, avec ses tement la faune de ces habitats : les tion essentiellement noire est souvent
grands crochets postérieurs, se fixe aux Eremiaphila. Ces petites mantes ont un variée de taches ou de plages blanches
parois des umes et se nourrit de cadavres faciès particulier dû à leur corps déprimé, d'origines diverses (pigmentaire, poils ou
immergés. leurs longues pattes, leurs ailes réduites et écailles, glandes cuticulaires sécrétant une
production cireuse...); cet agencement, qui
diffracte ou réfléchit le rayonnement
solaire, préserve de l'élévation de tempéra-
ture. C'est ainsi qu'Adesmia metallica du
Sahara tolère des variations de tempéra-
tures de-5 à 55 degrés. Autre dispositif
anatomique : chez les gros Tenébrionidés
déserticoles comme les Pimélies, les stig-
mates ne communiquent pas avec l'exté-
rieur mais s'ouvrent à l'intérieur de la
cavité ménagée sous les élytres ; ainsi l'air
inspiré est refroidi et humidifié avant de
pénétrer dans les trachées.
Le désert de sable du Namib, dont la
bordure maritime constitue la « côte des
squelettes» (ses plages sont si inhospita-
lières qu'elles sont jonchées de squelettes
et d'épaves), nous procure deux beaux
1. Un Coléoptère déserticole, Pimelia retrospinosa. L'épaisseur des téguments exemples de comportement adaptatif dans
protège du desséchement et de l'action des rayons ultraviolets du Soleil. Chez ce milieu extrême.
cette espèce, les orifices (les stigmates)
respiratoires ne souvrent pas àLes Onymacris fonctionnent comme
l'exté-
rieur mais à l'intérieur desetcondenseurs
: ils permettent d'inspirer un air refroidi humidifié. de vapeur vivants. A
l'aube, ils gagnent le sommet des dunes et très évolués, sont répandus dans les
attendent, face au vent marin, que l'eau régions karstiques d'Europe centrale.
des brouillards matinaux se condense sur Les recherches sur la biologie des tro-
leur corps. Dressés sur leurs pattes anté- globies ont conduit à bon nombre d'obser-
rieures, tête en bas, dans la « positon du vations, dont quelques exemples montre-
poirier», ilsrecueillent les fines gouttelettes ront la diversité. Le seuil thermique
d'eau qui ruissellent le long de leurs d'activité de certaines espèces est très bas :
élytres et perlent entre leurs mandibules. on a ainsi relevé qu'un Phegomisites bul-
D'autres Ténébrionidés psammophiles, gare était encore abondant et actif à une
les Lepidochora, au corps aplati, à bords température de-4, 6 degrés. La résistance
tranchants et à pattes fouisseuses, restent au jeûne est grande : les Bathysciinés sur-
ensevelis dans les dunes vives pendant la vivent jusqu'à six à huit mois sans se nour-
journée. Au crépuscule, lorsque le vent se rir. Le cycle évolutif tend à se réduire à
lève et plaque le long des pentes les débris l'extrême ; ainsi un Bathysciinés
organiques déposés dans les dépressions, (Troglodromus) pond de gros oeufs qui
les insectes émergent et saisissent cette donnent naissance à une larve au cycle
manne éolienne lorsqu'elle arrive à leur très réduit : elle ne franchit qu'un seul
hauteur, puis se retirent dans leur tunnel stade d'évolution dans sa logette natale
pour s'en nourrir. La spécialisation est si (elle ne mue pas) ; elle y demeure inactive
2. Un Coléoptère cavernicole,
poussée qu'à chaque niveau de la dune cor- et ne s'alimente pas. Le même raccourcis-
Leptodirus grouvellei bien adapté à la
respond une espèce précise de Lepidochora vie dans les grottes. Comparé aux sement du cyde existe chez un Carabidé
espèces de surface, il est fortement (Aphaenops cerberus). Ce type de dévelop-
Le
milieu souterrain présente lui aussi dépigmenté, de couleur jaunâtre, ses pement contracté est en rapport avec l'acti-
des conditions extrêmes : son caractère ailes sont atrophiées, ses yeux réduits, vité des corpora allata (les glandes endo-
dominant est l'absence de lumière. On ses pattes et ses antennes allongées crines des insectes) entrainant, en l'absence
englobe dans cette catégorie de milieux de nourriture, la persistance de l'hormone
les grottes, les fissures, les fentes et les juvénile pendant une quinzaine de jours.
eaux profondes. Ce vaste domaine est Troglophilus. Ils se sont vraisemblablement Quantité de Coléoptères troglobies
occupé par une faune originale. Ainsi introduits, dès la fin du Crétacé, dans les présentent une pseudo-physogastrie. Ils
l'entrée d'une grotte constitue une zone parties profondes des grottes. II est curieux ont en effet l'abdomen dilaté et le corps
éclairée qui abrite de nombreux inverté- de signaler à ce propos, que la première surélevé mais, à l'inverse des vrais physo-
brés et sert souvent de refuge aux représentation paléolithique connue gastres, il n'y a pas d'accumulation de tis-
chauves-souris grégaires. Ces petits mam- d'insecte est un Troglophile gravé au sus adipeux. Leur apparence est due à la
mifères réunis en grand nombre couvrent Magdalénien sur un fragment osseux de dilatation des élytres et des côtés du corps,
le sol de leurs excréments qui s'accumu- bison, qui provient de la grotte d'Enlène qui forme une vaste cavité. Cette cavité
lent en immenses monceaux. Cette popu- (réseau des Trois-frères) dans l'Ariège. constitue un dispositif régulateur de
lation de trogloxènes et de troglophiles ne Quelques représentants de cet ordre l'humidité : la masse d'air qu'elle contient
montrent pas ou peu d'adaptations aux semblent d'ailleurs préparés à une coloni- est saturée d'eau.
conditions extrêmes. sation des milieux obscurs. Faut-il rappeler Sur le plan évolutif, il est curieux de
Ce sont plutôt les espèces troglobies, l'occupation récente d'une cavité créée par constater que des adaptations si profondes
vivant en permanence dans les cavernes, l'homme, le métropolitain parisien, par se soient développées rapidement. Les tro-
qui retiennent ici notre attention. Au cours notre Grillon domestique qui circule dans globies des « lava-tubes » (les cavités tubu-
de leur conquête du sous-sol, les insectes les interstices du ballast en faisant retentir laires qui apparaissent dans les coûtées de
ont dû subir parfois des conditions très sa sonnerie tremblée. lave) confirment cette observation : au
défavorables : un air saturé de gaz carbo- Les Coléoptères sont ici encore les Japon, par exemple, dans les galeries for-
nique, l'absence de courant aérien, l'obscu- champions de la spécialisation. Les mées entre 1 000 et 10 000 ans, on a
rité permanente, des températures homo- Carabidés, avec essentiellement la sous- capturé au moins sept espèces de
gènes basses, une humidité constante famille des Tréchinés, présentent des types Tréchinés cavernicoles dont quatre sont
souvent forte, etc. Ils se sont, en général, à faciès parfaitement adapté. En France, totalement dépourvus d'yeux.
bien adaptés à ces conditions et ont subi parmi les plus curieux, les Aphaenops, « à Depuis leur apparition sur Terre, les
de profondes modifications. l'aspect de fourmis jaune translucide », cir- insectes ont fait preuve d'une grande plas-
Quelques caractères morphologiques culent sur les parois stalagmitiques, et les ticité et d'une haute adéquation adaptative
les désignent au premier coup d'oeit : une Hydraphaenops s'insinuent dans le «milieu à la vie dans les milieux les plus divers, y
dépigmentation qui leur donne une colo- ultracavernicoled, les fissures. On sait peu compris ceux présentant des conditions cli-
ration jaunâtre (testacée) ; l'atrophie des de choses au sujet de ces derniers, car leur matiques particulièrement hostiles. C'est ta
ailes, de ta simple réduction à l'absence capture est accidentelle (liée à des crues une illustration de la prodigieuse diversité
totale ; la régression des yeux avec dimi- subites qui les chassent de leur profonde biologique, expression de la variété des
nution ou disparition des organes visuels ; retraite) ; après plusieurs dizaines d'années formes et des modes de vie. La préserva-
l'allongement des organes avec, entre de campagne, seuls quelques individus de tion des habitats caractéristiques, à l'origine
autres, l'étirement des pattes et des certaines espèces ont été récoltés. de cette biodiversité, est une évidence
antennes ; le développement des organes La famille des Leiodidés, avec la sous- dont on commence à saisir la nécessité.
sensoriels et des soies tactiles. famille des Bathysciinés, est presque entiè-
Chez les Orthoptères, considérons, en rement composée de formes d'apparence Jacques d'Aguilar est ancien directeur
Europe, le cas des Dolichopoda et des typiquement cavernicole : les Leptodirus, de recherche à L'INRA
ANIMAUX CACHES
LES tipèdes ; comme eux, ils sont dotés d'une
paire de longues antennes. Ils sont pré-
sents dans toutes les régions du monde où
la température ne descend pas au-dessous
Theodore Savory
de-10 degrés. Ces myriapodes sont
pourvus de quatre paires de mandibules,
qui portent, sur le dernier segment, une
Quelques
centimètres au-dessus et la diversité et la taille vous surprendront. paire de tubules séricigènes (qui sécrètent
au-dessousde la surface du sol, une multi- D'abord leur nombre : on estime que la la soie). Ils sont végétariens et, curieuse-
tude de petits animaux vivent cachésdans population d'insectesatteint 350 000 indi- ment, ils se nourrissent à la surface du sol,
le noir et l'humidité. Soulevez un morceau vidus par mètre carré. La population d'ani- même par grand soleil.
de bois en décomposition et vous décou- maux tels que les éléphants et les gorilles Les Pauropodes sont moins connus,
vrirez un groupe de cloportes ; en dépla- est évaluée à des dizaines, voire des cen- sans doute parce qu'ils ne sont que
çant un morceau de roche à moitié taines de milliers dans le monde. La com- 500 individus par mètre carré, soit cinq
enterré, ce sont des mille-pattes que vous paraison de ces deux estimations est frap- pour cent seulement de la population des
délogerez, et si vous remuez un tas de pante : la plupart des animaux vivent Symphyles. Également végétariens,ils res-
feuilles mortes, vous verrez s'agiter une cachés ! semblent aux mille-pattes et possèdent un
douzaine d'insectesbondissant. Étudions à présent leur diversité. On orifice sexuel sur le troisième segment de
On rassemblesous le terme « animaux constate au premier coup d'oeil la prédo- leur corps. Ils ont neuf paires de pattes et
terricoles» nombre d'invertébrés sans rela- minance de la lignées des arthropodes, qui des antennes biramées. Les Symphyles
tion apparente, mais qui occupent un envi- comprend les arachnides, les crustacés, les sont probablement ! es ancêtres des
ronnement commun, l'immédiate proxi- myriapodes et les insectes. Outre les Chilopodes, et les Pauropodes,les ancêtres
mité du sol : sous les feuilles et l'humus, arthropodes (et les protozoaires), quatre des Diplopodes.
les mousses et les pierres, les champi- lignées sont représentées : les plathel- La classe des arachnides est surtout
gnons et les minéraux. Les caractéristiques minthes (vers plats), les nématodes (vers représentée par des acariens de la famille
de ce milieu sont l'obscurité, !'humidité et ronds), les annélides (vers de terre) et les des Oribates, puis par les Pseudoscorpions,
la température. L'absence de lumière, mollusques. On compte deux pour cent les Palpigrades et les Schizomides. Les
rédhibitoire pour la survie des plantes, est de vers, quatre pour cent d'escargots(mol- Pseudoscorpions, qui ressemblent à de
supportée par les animaux. L'élément lusques) et quatre pour cent de cloportes minuscules scorpions sans queue, sont
essentiel est l'humidité, qui aide à lutter (crustacés); les 90 pour cent restants sont courants. La segmentation de leur abdo-
contre la déshydratation. La température constitués par 45 pour cent d'arachnides, men est la preuve de leur organisation pri-
joue aussi un rôle important dans cette 30 pour cent d'insecteset 15 pour cent de mitive. Les Palpigrades et les Schizomides
lutte. Elle est presque constante au sol et diverses espècesde myriapodes. ont également conservé une segmentation
sous les feuilles, ce qui facilite le contrôle Nombre d'insectes représentés sont du céphalothorax (la tête et le thorax reliés
de la consommation en eau. Seules les dépourvus d'ailes (aptères) et appartien- entre eux constituent la partie antérieure
grottes les plus reculées et les grandes nent à la sous-classedes aptérygotes, qui du corps). En ce point, la carapace est divi-
profondeurs des océans présentent des sont les représentantsactuels des premiers sée en trois parties ; t'abdomen des
conditions physiques moins sensibles aux insectesapparus sur Terre. Parmi les myria- Palpigrades comporte onze segments
variations quotidiennes ou saisonnières. podes, les plus courants sont les visibles, celui des Schizomides, douze. En
Chilopodes (une paire de pattes par seg- fait, tous les terricoles, qu'ils soient des
Après
avoir dressé le décor, intéres- ment) et les Diplopodes (deux paires de insectes, des myriapodes ou des arach-
sons-nous aux acteurs. Secouez des pattes par segment), et les moins ordinaires nides, ont un corps primitif.
feuilles mortes dans un tamis et recueillez sont les Symphyles et les Pauropodes.
Examinons
ce qui en tombe : vous verrez apparaître Les Symphyles possèdent 12 paires de les adaptationsde ces ani-
un nombre étonnant d'étres vivants, dont pattes et ressemblent à de minuscules cen- maux à leur milieu invisible. D'abord leur
taille : ces êtres mesurent moins d'un centi-
mètre, et 30 pour cent d'entre eux n'attei-
gnent pas un millimètre. Un exosquelette
fin et partiellement sclérifié (la cuticule
externe est dure par endroits) protège leur
corps sans l'alourdir. Lors de l'Évolution, la
légèreté de leur corps a sûrement facilité le
passagede ces animaux, du milieu aqua-
tique de leurs ancêtres (où la poussée
d'Archimède les portait) vers la terre ferme
(où le poids n'est pas compensé).
Cette fine cuticule est perméable aux
gaz ; elle facilite la diffusion directe de
t'oxygène dans les tissuset le dégagement
du dioxyde de carbone. Les organes respi-
1. Des animaux invertébrés vivent cachés dans les quelques centimètres au- ratoires de nombreux terricoles sont soit
dessus et ou-dessous de la surface du sol. On a représenté un escargot de terre, absents,soit rudimentaires, et ces animaux
un cloporte, une limace, un ver de terre, un mille-pattes (les proportions ne sont contrôlent difficilement leur débit respira-
pas respectées). toire en cas de changements des condi-
tions extérieures. La constance des condi-
tions physiques de leur milieu souterrain
convient donc 3 leur mode de respiration.
La vapeur d'eau s'échappe également
par la cuticule ; or ces petits animaux pré-
sentent une grande surface par unité de
volume : les pertes d'eau par évaporation
sont importantes. La déshydratation per-
turbe les fonctions internes du corps, car
elle rompt l'équilibre osmotique des solu-
tions aqueuses physiologiques. Aussi tous
les animaux possèdent-ils des organes
osmorégulateurs : de simples vacuoles
contractiles chez les amibes, les cellules-
flammes (ainsi nommées à cause de leurs
cils vibratiles) et les solénocytes des vers
plats, puis les néphridies des annélides et
enfin les reins des vertébrés.
La déshydratation, souvent fatale aux
invertébrés, est accélérée par l'exposition
au vent et aux rayons du soleil, et par
l'augmentation du métabolisme de l'ani-
mal. Les terricoles évitent ces circonstances
favorisant les pertes d'eau : ils restent à
l'ombre et à l'abri du vent, et attendent le
coucher du soleil pour devenir actifs.
Après ta tombée de la nuit, la température
baisse et l'humidité augmente : I'atmo-
sphère est moins desséchante. En outre,
les grands prédateurs, notamment les
oiseaux, distinguent moins bien leurs
proies, et sont moins dangereux.
Une autre caractéristique physiologique
2. Les animaux terricoles les plus courants : les arachnides, représentés par le
les aide à économiser l'eau. L'épicuticule, la pseudoscorpion Chelifer (a), l'acarien Belba du groupe des Oribates (b), le palpi-
couche la plus externe de l'exosquelette, grade Koenenia (c) et Ricinoides de l'ordre des Ricinuléides (d) ; puis le chilopode
produit une couche de cire qui garde l'eau, Lithobius (e) et le diplopode Arctobolus (f) ; le cloporte Oniscus (g), un crustacé ;
tel un imperméable retourné. Cette couche enfin, quatre aptérygotes : Acerentomon (h) de la famille des Protoures,
de cire est présente chez nombre de Achorute (i) de l'ordre des Collemboles, Petrobius (j) de l'ordre des Thysonoures
mouches et d'araignées, qui peuvent ainsi et Campodea (k) de l'ordre des Diploures. Les dessins ne sont pas à l'échelle.
vivre au grand air et a la lumière.

Les
conditions de vie des animaux Toutefois certains terricoles actuels pré- Les terricoles forment une société,
terricoles sont aussi définies et astreignantes sentent des spécificités acquises. Les faux certes, primitive, mais qui exploite avec
que les conditions apparemment plus scorpions, par exemple, de l'ordre des succès les circonstances qui ont favorisé
rigoureuses du littoral, de l'Arctique ou du arachnides, ont élaboré des glandes sérici- son apparition. Les remarques sur les
désert. La proximité du sot abrite, certes, te gènes au sein de petits organes, les chéli- myriapodes et les arachnides pourraient
plus grand nombre d'animaux au monde, cères, situés près de la bouche. Leurs également s'appliquer aux autres groupes.
mais préserve également la forme primitive pattes-mâchoires, ou pinces, se sont déve- Dans le règne animal, il existe des lignées
d'apparition de la vie sur la terre ferme. Les loppées à l'arrière de la bouche et sont et des dasses dont if est difficile de déter-
premiers arthropodes marins sortis des devenues des armes formidables ; l'histoire miner l'évolution. Le passage d'un type
mers surpeuplées se sont nourris des de leur évolution est riche d'enseignements. primitif à un type spécialisé est énigma-
plantes qu'ils rencontraient et ont vécu en On peut faire les mêmes remarques sur tique. Toutes les espèces animales actuelles
se cachant du soleil torride. Leurs descen- les arachnides Ricinuléides, bien plus rares, ont leurs propres spécialisations, accumu-
dants occupent toujours cet environnement caractérisés par l'extraordinaire épaisseur de lées durant des siècles ; on a dit, à juste
stable ; on les décrit comme des prisonniers l'exosquelette et l'existence d'organes mâles titre, qu'il n'existe plus d'organismes primi-
retenus dans un cul-de-sac, incapables de à l'extrémité de la troisième paire de pattes. tifs, seulement quelques organes primitifs.
faire évoluer leurs moyens de protection. Les Symphyles présentent également des Les animaux cachés à proximité du sol
En général, les animaux terricoles, signes de spécialisation : ils ont développé appartiennent certainement aux espèces
d'environ cinq millimètres de long, sont des organes séricigènes sur leur dernier vivantes les plus proches de l'arachnide, de
entièrement segmentés, faiblement scléri- segment et ils utilisent ce segment comme l'insecte et du myriapode primitifs.
fiés, sans coloration et dépourvus pivot pour changer rapidement de direction
d'organes respiratoires apparents ; ils pos- lors de la fuite. Le fait que les faux scor- Theodore Savory, spécialiste des arachnides,
sèdent de petits yeux ou n'en possèdent pions recourent à ces revirements rapides a été principal du collège de Kensington,
pas, et sont dotés d'antennes tactiles. est-il une coïncidence ? en Angleterre
Les rats-taupes

Paul Sherman, Jennifer Jarvis et Stanton Braude

Ces petits rongeurs vivent dans des galeries souterraines. assurentla reproductionde l'espèce,et les
individusnon reproducteursprennentsoin
Leur organisation sociale ressemble à celle de certains de la progénituredesreproducteurs.
Bien que le soin collectif des jeunes
insectes : la plupart sont des ouvriers non reproducteurs ait étéobservéchezde nombreuxoiseaux
et chez quelques mammifères, tels les
au service d'une reine fertile. lycaons (les chienssauvagesd'Afrique),
l'eusocialité semblaitpropreaux insectes
eusociaux. Vers 1980, cependant, la
découvertede ce systèmesocial chez les
e sol d'Afrique de l'Est est part des mammifères. Les rats-taupes rats-taupes ouvrit la voie à l'étude de
souvent creusé par des font preuve d'une très grandesociabilité, l'eusocialité des vertébréset à sa compa-
réseaux de galeries qui nommée« eusocialité». raisonavec celle desinsectes.L'observa-
s'enchevêtrent sur deskilo- DepuisAristote, lesnaturalistess'éton- tion des colonies de rats-taupeséclaire
mètres. Les animaux qui nentde l'altruisme,de la solidaritéet de la les forces génétiqueset écologiquesqui,
creusent ces labyrinthes souterrains complexité des insecteseusociaux, tels les au cours de l'évolution, ont forgé l'euso-
ressemblent à des saucissesmunies de termites,les fourmis et certainesespèces cialité.
dentsen lame de sabreou, si l'on préfère, d'abeilles et de guêpes.On a récemment
à des morses nouveau-nés; ce sont de découvertl'eusocialitédespuceronsjapo- Le talon d'Achille
petits rongeurs dépourvus de poils, à la nais et d'un coléoptère australien. Les darwinien
peau rosâtreet aux dents saillantes : les coloniesd'insecteseusociaux,qui compor-
rats-taupes.Leur aspectdisgracieuxn'est tent plusieursdizainesà plusieursmillions Charles Darwin considérait les
pas leur seule originalité : leur organisa- de membres, partagent trois caractéristi- insectes eusociaux comme le talon
tion socialeressembledavantageà celle ques : au moins deux générations d'in- d'Achille de sa théorie de l'évolution par
des insectessociauxqu'à celle de la plu- sectescohabitent,seulsquelquesindividus la sélectionnaturelle.En effet, comment
des individus qui ne se reproduisent pas ouvriers non reproducteurs dans des métries de parenté associées à l'ha-
ont-ils évolué, alors qu'ils ne laissent pas tâches communautaires, coévoluent même plodiploïdie n'apparaissent que si les
de descendance ? Et comment des mor- si ces derniers ne se reproduisent pas. colonies ne possèdent qu'une seule reine,
phologies et des comportements spéciali- L'hypothèse de W. Hamilton explique qui ne s'accouple qu'une seule fois. Or
sés se sont-ils améliorés chez les ouvriers ainsi l'eusocialité et de nombreux com- de nombreuses colonies eusociales possè-
non reproducteurs ? Perspicace, Darwin portements naturels apparemment dent plusieurs reines, qui s'accouplent
proposa simplement que, chez les altruistes ; en outre, elle prévoit la répar- plusieurs fois : les avantages génétiques
insectes eusociaux, la sélection naturelle tition de l'eusocialité chez les insectes. de l'altruisme disparaissent alors, car les
n'agisse pas seulement sur des individus, Les fourmis, les guêpes et les abeilles (de femelles sont plus étroitement apparen-
mais sur des familles tout entières. l'ordre des Hyménoptères) se caractérisent tées avec leur progéniture qu'elles ne le
Au milieu des années 1960, William par un système de déterminisme du sexe sont avec leurs soeurs.D'autre part, alors
Hamilton, aujourd'hui à l'Université nommé l'haplodiploïdie : alors que les que toutes les espèces d'Hyménoptères
d'Oxford, analysa quantitativement l'idée mâles se développent à partir d'oeufs non sont haplodiploïdes, seules certaines
de Darwin et établit un modèle génétique fécondés et ne possèdentqu'un seul stock d'entre elles sont eusociales. Inversement
nommé « sélection de parentèles » : en de chromosomes (ils sont haploïdes), les tous les termites sont diploïdes, et tous
aidant leurs parents à élever leurs frères femelles, qui se développent à partir sont eusociaux.
et leurs soeurs, dont certains seront fer- d'oeufs fécondés, reçoivent deux stocks de Selon Malte Anderson, de l'Univer-
tiles, les ouvriers non reproducteurs aug- chromosomes, l'un provenant de l'ovule sité de Göteborg, en Suède, et Richard
mentent la transmission de leurs gènes, et l'autre du spermatozoïde (elles sont Alexander, de l'Université du Michigan,
qui déterminent notamment leur morpho- diploïdes). Avec une telle constitution la sélection de parentèles est un facteur
logie spécialisée et leur altruisme. génétique, les soeurssont en moyenne aux essentiel, mais l'haplodiploïdie n'est ni
Les reproducteurs, qui possèdent les trois quarts identiques : elles partagent nécessaire ni suffisante pour expliquer
mêmes allèles que leurs frères et leurs tous les gènes de leur père, plus la moitié l'eusocialité. Encore récemment, on pen-
soeursnon reproducteurs, les transmettent de ceux de leur mère ; mères et filles sont
à leur descendance(les allèles sont les dif- à demi identiques, alors que frères et
férentes formes des gènes, chaque allèle 1. LES RATS-TAUPESvivent dans d'im-
soeursne le sont qu'au quart. Comme les
déterminant un génotype spécifique). En femelles d'Hyménoptères possèdent plus menses réseaux de galeries souterraines,
creusées dans les sols du Kenya, de la
se chargeant des tâches communautaires, de gènes en commun avec leurs soeurs
Somalie et de l'Éthiopie. Ces petits rongeurs
notamment des soins aux jeunes et de la qu'avec leurs jeunes, elles ont davantage
coopèrentpour creuser leurs galeries, à la
protection de la colonie, les non-reproduc- intérêt à élever les premières que les
recherchede leur nourriture : les tubercules
teurs augmentent le succès reproductif des seconds. de plantes géophytes. L'animal qui creuse la
géniteurs auxquels ils sont apparentés. Les ouvrages de biologie citent sou- terre, au front de taille, est aidé par ses
Ainsi les caractères favorables à la survie vent l'haplodiploïdie comme la princi- congénères, qui évacuent les déblais vers
des géniteurs et de la colonie tout entière, pale cause de l'eusocialité, mais la réalité l'ouverture de surface, où un rat-taupe de
comme la stérilité et la spécialisation des est plus complexe. D'une part, les dissy- grande taille les éjecte.
sait que l'eusocialité était l'apanage des Tous les bathyergidés ont une mor- permettre aux animaux d'absorber effica-
insectes, mais cette idée fut balayée en phologie adaptée à leur vie souterraine : cement la chaleur dégagéepar leurs com-
1981, lorsque l'un de nous (J. Jarvis) corps cylindrique, membres courts, peau pagnons.
découvrit que les colonies de rats-taupes flasque, yeux minuscules, oreilles pen-
ne comportent qu'une femelle reproduc- dantes, grandes incisives protubérantes Des animaux à sang froid
trice. Les rats-taupes sont des rongeurs pour creuser le sol. Théodore Grand, du
diploïdes à 60 chromosomes. Ils ont été Parc zoologique américain, a montré que Contrairement aux autres mammi-
décrits pour la première fois en 1842, par 25 pour cent de la masse musculaire des feres, les rats-taupes ont une température
le biologiste allemand Eduard Rüppel, rats-taupes est concentrée près des corporelle qui varie selon la température
comme de petites créatures quasi dépour- mâchoires, ce qui permet à ces rongeurs ambiante. Grâce à leurs échanges calo-
vues de poils, vivant en Afrique de l'Est. de creuser les terrains durs et même le riques intenses, à leur petite taille et à
De fait, avec ses incisives saillantes et sa plastique ou le béton de certains labora- leur faible production de chaleur par voie
tête de bouledogue, ce mammifère toires (à titre de comparaison, la métabolique, les rats-taupes sont poïkilo-
étrange mérite bien son nom scientifique : mâchoire humaine contient moins de thermes, c'est-à-dire à sang froid. Dans la
Heterocephalus glaber, c'est-à-dire « à la I pour cent de la masse musculaire, alors nature, ils vivent dans un environnement
tête différente et à la peau lisse ». qu'une jambe en contient 25 pour cent relativement thermostable : leurs tunnels,
Les rats-taupes appartiennent à la environ). à environ 50 centimètres sous terre, res-
famille des bathyergidés, qui comporte Seul bathyergidé quasi dépourvu de tent toute l'année à une température de
cinq genres (trois sont solitaires et deux fourrure, le rat-taupe est mal isolé ther- 30 degrés. Les rats-taupes règlent leur
sociaux) et douze espèces environ de ron- miquement. Il n'a des touffes de poils température corporelle par leur compor-
geurs africains. Leur nom vulgaire est fal- que sur les lèvres, entre les orteils des tement : lorsqu'ils ont froid, ils se roulent
lacieux, car ces animaux ne sont en réalité pattes postérieures et sur la queue, ainsi dans le sol chaud proche de la surface ou
ni des taupes (de l'ordre des insectivores) que des vibrisses (des poils qui servent ils se pelotonnent les uns contre les
ni des rats (de la famille des muridés). d'organes sensoriels) éparses sur lé autres.
L'histoire évolutive des bathyergidés museau. Leurs poils se sont proba- Le rat-taupe est un creuseur hors pair.
n'est pas entièrement élucidée, mais on blement raréfiés à mesure qu'apparaissait Robert Brett, du Service kényan de la
pense que leurs plus proches cousins sont leur vie sociale, pour réduire les infesta- protection de la faune, a étudié une colo-
les rongeurs du groupe des hystrico- tions par des ectoparasites comme les nie de 87 rats-taupes dans la réserve
morphes, qui comprend les cochons acariens, qui envahissent tous les ani- Tsavo, à l'Ouest du Kenya. II a observé
d'Inde, les chinchillas et les porcs-épics. maux domestiques à fourrure, et pour que les animaux creusaient en un mois
plus de 200 mètres de galeries de quatre à Le creusement Comme les termites, les rats-taupes
sept centimètres de diamètre et qu'ils des galeries sont capables de digérer la cellulose
éjectaient plus de 350 kilogrammes de grâce aux micro-organismes spécialisés
terre, par environ 40 trous de surface. Ils Le creusement des galeries est un tra- qui colonisent leur tractus intestinal et,
construisaient ainsi tout un dédale de tun- vail de groupe. Les rats-taupes s'alignent comme les termites, ils rejettent deux
nels et de nids souterrains gros comme en file indienne derrière l'animal qui types d'excréments : ceux qui sont dépo-
des ballons de football. creuse la terre avec ses incisives, au front sésdans une chambre de défécation com-
Les rats-taupes changent de nid de taille. Dès que le premier animal a mune et ceux qui sont réabsorbés. Ce
quand ils ne trouvent plus de nourriture à accumulé un petit tas de terre derrière lui, dernier type d'excréments mous est parti-
proximité. Les réseaux de galeries qui le deuxième rat-taupe dégage les déblais culièrement recherché par la femelle
abritent les colonies sont parfois gigan- vers la sortie, souvent en les repoussant reproductrice et par les jeunes, car il est
tesques. Ayant équipé certains individus avec sespattes postérieures. II passealors riche en éléments nutritifs et en micro-
de petits émetteurs radio pour suivre sous ses compagnons, qui se dressent sur organismes indispensables à la digestion.
leurs déplacements souterrains, R. Brett a leurs pattes pour lui faire place. Chacun Généralement les colonies de rats-
constaté que le réseau de galeries de la avance ensuite d'un cran, et ainsi de taupes comptent 75 à 80 membres, mais
colonie qu'il étudiait s'étendait sur plus suite. Lorsque le déblayeur atteint la sor- on a trouvé des colonies de plus de
de trois kilomètres et couvrait une sur- tie du tunnel, il transmet son chargement 250 individus. Aucun autre bathyergidé
face de plus de 100 000 mètres carrés, à un animal puissant stationné à cet ni aucun autre mammifere ne vit en per-
soit plus de 20 terrains de football ! Les endroit, qui, grâce aux poussées de ses manence en colonies aussi grandes qui
rats-taupes forent leurs galeries dans le pattes postérieures, éjecte la terre du tun- partagent un même habitat. Les colonies
sol rouge brique, chargé d'aluminium et nel sous forme d'une poussière fine, tan- de rats-taupes comportent généralement
de fer, des régions semi désertiques du dis que son petit compagnon rejoint la plus de mâles que de femelles : sur
Kenya, de l'Éthiopie et de la Somalie. chaîne de déblayage. 26 colonies étudiées au Kenya, les mâles
Bien qu'ils soient assez répandus, ils sont Les rats-taupes creusent surtout leurs étaient en moyenne 1,4 fois plus nom-
rarement visibles. Seuls de petits cônes galeries pour rechercher leur nourriture, à breux que les femelles. On ignore l'ori-
de terre, à la surface du sol, trahissent base de tubercules de géophytes. Ces gine de ce déséquilibre du sex-ratio.
leur présence. Aux heures les plus plantes vivaces emmagasinent de l'eau, Si l'on parvient à analyser le réseaude
fraîches du jour, ces mini-volcans entrent des sucres et de l'amidon dans leurs galeries et les ressources en nourriture des
en éruption, les animaux éjectant la terre racines hypertrophiées, afin de résister rats-taupes en creusant le sol, on ne peut
récemment excavée. aux deux saisons sèches africaines. La observer le comportement social de ces
plupart des géophytes forment des rongeurs dans la nature. Pour effectuer de
réserves irrégulièrement réparties dans le telles études, on doit capturer des colonies
sol. Les rats-taupes les recherchent en entières et les transporter dans des labora-
creusant au hasard, car ils semblent inca- toires. On les reloge dans un réseau de
pables de les détecter dans le sol dessé- tunnels artificiels, maintenus chaud et
ché. Ils ne rongent parfois que le centre humides, et l'on identifie chaque membre
des gros tubercules, délaissant la partie de la colonie par un tatouage. En captivité,
périphérique ; ils remplissent alors la par- les rats-taupes se reproduisent normale-
tie évidée avec de la terre, puis ils lais- ment et vivent parfois plus de 18 ans.
sent les tubercules se régénérer avant de
les consommer à nouveau. Des fonctions spécialisées
Lorsque la nourriture est abondante,
les colonies sont proches les unes des Les tâches communautaires sont ef-
autres (à 10 à 20 mètres de distance seule- fectuées par les mâles comme par les
ment) et comportent un grand nombre femelles, mais chaque individu est spé-
d'individus assez gros (30 à 40 grammes). cialisé dans certaines fonctions. Les
Lorsque la nourriture est plus rare, les reproducteurs sont chargés de produire,
colonies, plus petites, sont souvent éloi- de nourrir et de laver les jeunes, tandis
gnées de plus d'un kilomètre ; les adultes que les non-reproducteurs les aident à
ne pèsent alors que 17 à 28 grammes. nettoyer et à transporter les jeunes et
défendent le réseau de galeries de la colo-
nie. Les travaux sont répartis selon la
2. LES RÉSEAUX DE GALERIES des rats- taille des individus. Ainsi, les non-repro-
taupes, qui s'étendent sur des kilomètres, ducteurs de petite taille des deux sexes
relient les réserves de tubercules qui nourris- sont chargés de la maintenance :
sent les animaux (cartouche de droite). Les déblayage du sol, confection des nids à
rats-taupes construisent leurs nids près des l'aide d'écorces et de racines, recherche
sources de nourriture. Lorsqu'ils ont rongé et transport de la nourriture, évacuation
l'intérieur d'un tubercule, ils le remplissent
des cailloux et des racines qui obstruent
de terre,puis ils le laissent se régénérer. Dès
qu'un serpent pénètre dans le réseau souter- les galeries.
rain et attaque un rat-taupe, les ouvriers A première vue, les non-reproduc-
obstruenttoutes les voiesd'accèsà la région teurs les plus gros semblent peu actifs :
envahie, en l'espace de quelques minutes lorsqu'ils ne creusent pas de nouvelles
(cartouche degauche) galeries, ils se reposent longuement dans
leurs nids. Toutefois ils défendent aussi Pepper et ses collègues de l'Université du la colonie. Elle patrouille régulièrement
la colonie : lorsqu'un serpent (le princi- Michigan et de l'Université Cornell ont son domaine pour bousculer et activer ses
pal prédateur des rats-taupes) pénètre enregistré 17 types de sons émis par les sujets. Mieux encore, elle stimule bien
dans une galerie, ils l'attaquent et ils ten- rats-taupes : cris d'alarme, de rassemble- plus souvent les gros animaux inactifs ou
tent de le tuer ou de l'ensevelir sous la ment, de défense, de reconnaissance et les animaux génétiquement éloignés
terre ; en outre, ils défendent la colonie d'attaque, ainsi que divers sons émis par d'elle que les rats-taupesde petite taille ou
contre les intrus venus d'autres colonies. les reproducteurs qui urinent ou qui génétiquement proches d'elle. Son agres-
Chez certains insectes eusociaux s'accouplent et par les jeunes affamés ou sivité augmente lorsque les ressourcesali-
comme les abeilles, les tâches des indivi- en détresse. Le répertoire vocal du mentaires ou les matériaux de construc-
dus changent avec l'âge. Chez les rats- rat-taupe, le plus étendu de tous ceux des tion du nid deviennent abondants ; les
taupes, cette évolution des comportements, rongeurs, est aussi riche que celui de cer- animaux stimulés participent alors davan-
nommée polyéthisme, dépend de la taille. tains primates. tage aux travaux de maintenance.
Les jeunes de deux à trois mois rejoignent L'agressivité de la reine lui permet
d'abord les ouvriers chargés de la mainte- Les hiérarchies aussi de conserver sa fonction reproduc-
nance. Plus tard, ils deviendront des défen- trice. Dès qu'une reine tombe malade ou
seurs de la colonie et, parfois, des repro- L'eusocialité des rats-taupes dissi- meurt, plusieurs femelles grossissent sou-
ducteurs. Un jeune rat-taupe est un bon mule parfois la compétition qui règne dainement et luttent pour la succession.
terrassier quand il peut se faufiler dans les entre les individus. Si cette compétition Lorsque ces reines potentielles se rencon-
boyaux les plus étroits ; en grandissant, il reste généralement subtile-les animaux trent, elles engagent des combats parfois
se transforme en un défenseur de la colo- se poussent pour occuper la meilleure sanglants. Le calme ne revient que
nie et en un puissant éjecteur de terre. place du nid-, on observe parfois des lorsque l'une d'elles tue, mutile ou inti-
Justin O'Riain, de l'Université du combats bruyants pour l'accès à la nour- mide suffisamment ses rivales pour
Cap, a observé que certains membres de riture ou aux sites de creusement. asseoir son autorité.
la colonie grandissent bien moins vite Michelle Rymond, de l'Université du D'autre part, des conflits surviennent
que d'autres. La vitesse de croissance des Michigan, et John Schieffelin, de l'Uni- parfois entre colonies. Au laboratoire,
ouvriers, leur spécialisation et leur évolu- versité Cornell, ont découvert que les lorsqu'une colonie s'immisce dans le
tion vers la fonction de reproducteur colonies de rats-taupes sont très hiérar- réseau de galeries d'une autre colonie, les
dépendent apparemment de certaines chisées : la reine et les mâles reproduc- non-reproducteurs les plus gros défendent
influences sociales précoces, ainsi que du teurs dominent les non-reproducteurs, et agressivement le territoire envahi. Des
taux de reproduction de la colonie. les ouvriers les plus gros dominent les combats féroces s'engagent alors, les
Le fonctionnement des colonies plus petits, quel que soit leur sexe. rats-taupes luttant toutes dents dehors,
impose une communication étroite entre Les conflits importants sont généra- criant et grimpant parfois sur le dos de
les individus, qui utilisent des signaux lement déclenchés par la reine, qui est le l'adversaire ; en outre, les défenseurs ten-
chimiques, tactiles et acoustiques. John membre le plus actif et le plus agressif de tent de barrer le passage aux assaillants
ou de colmater avec de la terre le passage
entre les deux galeries. On ignore toute-
fois ce qu'il arrive dans la nature lorsque
deux colonies se rencontrent.

Une reproduction limitée

La limitation de la reproduction est


sans doute le comportement le plus sur-
prenant des rats-taupes.Parmi les 53 colo-
nies captives étudiées en Afrique du Sud,
aux États-Unis et en Grande-Bretagne,
89 pour cent ne comportaient qu'une seule
reine, et cette proportion est de 93 pour
cent parmi les 26 colonies sauvages étu-
diées. Si les colonies à une seule reine
sont de règle, on ignore pourquoi deux
femelles reproductrices cohabitent parfois.
Chez les femelles non reproductrices,
la fécondité n'est pas définitivement inhi-
bée : la plupart d'entre elles possèdent un
tractus génital et des ovaires atrophiés,
mais elles conservent la capacité de se
reproduire lorsque l'occasion se présente.
Cette stérilité réversible se retrouve chez
certains insectes eusociaux qui vivent en
petites colonies, comme les abeilles et les
3. LA REINEDESCOLONIESDE RATS-TAUPES domine ses sujets et les active sans cesse en guêpes : les ouvrières ont alors une pro-
les bousculant ou en les menaçant. En pareil cas, l'ouvrier adopte une attitude de soumis- babilité notable de devenir des reproduc-
sion, qu'il conserve plusieurs minutes après la visite royale. trices à la mort de la reine. La stérilité
physiologique n'existe que chez les four-
mis et chez les termites, qui vivent dans
des colonies immenses, où les ouvrières
auraient très peu de chances de devenir
des reproductrices.
Au laboratoire, l'âge d'accession au
statut de reine est varié, et compris de
sept mois et demi à huit ans. Dans la
nature, les nouvelles reines sont recrutées
autant parmi les petites ouvrières que
parmi les grandes. Le passage du statut
d'ouvrière à celui de reine est bien plus
qu'un simple changement de comporte-
ment. La reine, qui est généralement
l'animal le plus gros de la colonie, est la
seule femelle dont les 10 à 14 mamelons
sont toujours développés. Elle se dis-
tingue également par son corps très long,
dû à l'allongement de chacune de ses
vertèbres. Cette transformation, sans
équivalent chez les mammiferes, permet
à la reine d'avoir des portées nombreuses
sans trop s'élargir, de sorte qu'elle peut 4. LES JEUNES RATS-TAUPES sont élevés par leur mère jusqu'à l'âge de un mois environ.
encore circuler dans les galeries. Ouvriers etjeunes nichentavec la reine.
Contrairement aux femelles, la plu-
part des mâles d'une colonie possèdent
des gonades actives, même s'ils s'accou-
plent rarement. Lorsqu'un reproducteur Juste avant de mettre bas, la reine est nidification. Les jeunes, plus petits que
meurt, n'importe quel mâle âgé de un à trop grosse pour se mouvoir facilement et les adultes, mais de même morphologie,
huit ans peut le remplacer. Curieusement, son autorité s'affaiblit, mais elle retrouve sont capables de se déplacer dès leur
les mâles se battent rarement pour la rapidement son pouvoir après la mise naissance. Ils sont également de bons
reine quand celle-ci est en oestrus,en par- bas. Quand la reine meurt pendant la par- grimpeurs et cherchent toujours à s'éle-
tie parce qu'elle sépare les combattants, turition, elle est remplacée en quelques ver : ils se hissent au-dessus des adultes
supprimant ainsi la compétition sexuelle. semaines. empilés et, de là, guettent l'arrivée de
En outre, les mâles ont plus de chances leur mère. Les nouveau-nés passent leur
de s'accoupler que les femelles, car la Une reine temps à téter et à dormir ; dès l'âge de
entreprenante
reine s'accouple fréquemment avec trois deux semaines, les jeunes se nourrissent
mâles différents en période d'oestrus. La reine se reproduit durant toute d'excréments, et ils commencent à man-
La santé des mâles se détériore rapi- l'année : elle est fécondable quatre à cinq ger des géophytes vers l'âge de deux à
dement à partir du moment où ils devien- fois par an, et sa première ovulation après trois semaines. A l'âge de un mois, ils
nent des reproducteurs, mais on ne une mise bas intervient durant la lacta- explorent le réseau de galeries souter-
connaît pas l'origine de cette sénescence. tion, huit à onze jours seulement après la raines.
En raison du renouvellement rapide des naissance des jeunes. Elle prend alors
mâles reproducteurs, un mâle a sans l'initiative des copulations et s'accouple Une consanguinité élevée
doute davantage intérêt à attendre une plusieurs fois, avec le ou les mâles repro-
nouvelle occasion de s'accoupler plutôt ducteurs. La limitation de la reproduction pro-
que de combattre en risquant de graves La gestation dure environ onze voque naturellement une consanguinité
blessures. semaines, et l'allaitement près de quatre élevée au sein des colonies, mais Rodney
Comme chez plusieurs espèces semaines. Juste avant la mise bas, les Honeycutt et ses collègues de l'Uni-
d'abeilles et de guêpes, c'est le compor- mamelons des ouvriers mâles et femelles versité du Texas ont montré que, dans
tement de la reine qui inhibe la repro- se mettent fréquemment à gonfler. C'est une même région, la variabilité génétique
duction de ses congénères. Christopher là un mystère, car les non-reproducteurs entre colonies est à peine supérieure à
Faulkes et ses collègues de la Société ne nourrissent jamais les jeunes. Ce gon- celle que l'on observe dans les diffé-
zoologique de Londres ont montré que flement reflète peut-être l'état nutrition- rentes colonies.
les ouvrières isolées de la reine sont nel de la colonie ou sa préparation phy- C. Faulkes et H. Reeve ont analysé
capables de se reproduire quand la pré- siologique aux naissancesà venir. l'ADN des rats-taupes pour déterminer
sence de celle-ci n'est plus rappelée que Les portées sont en moyenne de leurs empreintes génétiques : dans cette
par sa litière souillée d'excréments. La 14 petits dans les colonies sauvages,et de technique, on fragmente l'ADN des ani-
reine décèle apparemment les change- 12 petits dans les colonies captives. Une maux à l'aide d'enzymes particulières,
ments subtils de concentrations en oestro- reine en captivité a même donné naissance puis on fait migrer les fragments par
gènes dans l'urine de sesouvrières, chan- à 27 petits en une seule mise bas, et à électrophorèse, on les transfère sur des
gements qui annoncent l'oestrus ; elle 108 petits dans l'année, en cinq mises bas. membranes et on les hybride avec des
intimide alors ces rivales potentielles et Après la mise bas, la colonie se blot- sondes d'ADN radioactives spécifiques de
inhibe leur oestrusen les stressant. tit contre les jeunes dans la chambre de régions hypervariables du génome ;
l'ensemble des fragments radioactifs placement total des colonies qui s'étei- Les changements de colonies semblent
ainsi obtenus, ou empreinte génomique, gnent par des colonies voisines : la rares : parmi les centaines d'animaux
caractérise chaque animal et révèle sa consanguinité des colonies de rats-taupes marqués qui avaient disparu d'une colo-
parenté-chaque individu héritant d'un les rend probablement très sensibles aux nie, seuls quelques-uns ont été retrouvés
allèle paternel et d'un allèle maternel. maladies. dans une autre colonie.
Les empreintes génomiques des rats- Depuis 1986, l'un de nous (S. Braude) Le mode de formation d'une nouvelle
taupes ont révélé que les membres d'une a capturé, tatoué et relâché environ 4 000 colonie est encore inconnu, mais la taille
colonie sont génétiquement bien plus individus issus de 30 colonies vivant dans notable de la plus petite colonie déterrée
proches les uns des autres que ne le sont la réserve Meru, au Kenya. Les animaux (25 individus) suggère que les nouvelles
les individus non apparentés des autres ont été piégés dans un tunnel cylindrique colonies résultent de la scission des
espèces de vertébrés sauvages : ainsi le dont la fermeture était déclenchée par un grandes colonies. De fait, une scission de
degré de parenté des rats-taupes d'une système électronique. S. Braude a ainsi colonies a été observée en laboratoire, et
même colonie atteint 0, 81 en moyenne, découvert que les rats-taupes disparais- une autre dans la nature. D'un autre côté,
alors que le degré de parenté des jeunes saient rapidement : rares ont été les ani- la découverte d'un couple de rats-taupes
d'une même portée, chez les espèces à maux recapturés après deux ans ou plus. solitaire et isolé indique que ces animaux
reproduction libre, n'est que de 0, 50. Dans les six colonies suivies pendant se dispersent probablement aussi en sur-
D'où vient cette consanguinité élevée ? quatre ans, 21 à 80 pour cent des face pour fonder de nouvelles colonies.
D'une part, les rats-taupes d'une même membres initiaux survivaient un an plus On explique généralement l'origine
colonie ont fréquemment des géniteurs tard, mais seulement 2 à 15 pour cent évolutive de l'eusocialité chez les
communs ; d'autre part, les jeunes se d'entre eux après deux ans, et 1 à 2 pour insectes par des facteurs génétiques
reproduisent au sein de leur colonie natale. cent après trois ans. En revanche, la pro- comme l'haplodiploïdie. En revanche,
On estime que 85 pour cent des accouple- babilité de survie à un an est double pour des facteurs écologiques semblent plutôt
ments de rats-taupesont lieu entre des ani- les reines : 93 pour cent des reines, mais jouer chez les mammifères et chez les
maux apparentés de la même génération seulement 43 pour cent des ouvriers, sur- oiseaux : l'habitat restreint obligerait les
ou de générationsdifférentes. vivent après un an. jeunes à rester vivre sur place en commu-
Les colonies géographiquement éloi- nauté, plutôt que de se disperser pour se
gnées sont cependant peu apparentées. Une prédation importante reproduire indépendamment. Quelle est
Ainsi deux colonies distantes d'environ la cause de l'eusocialité des rats-taupes,
300 kilomètres, au Kenya, diffèrent La prédation semble être l'une des dont les colonies ressemblent plutôt à
autant l'une de l'autre que deux sous-es- principales causes de mortalité : nous celles des insectes eusociaux qu'à celles
pèces de rongeurs. Une telle divergence avons observé des attaques de serpents des oiseaux ?
génétique, également observée chez dans la nature, découvert des rats-taupes Nous proposons que la vie en groupe
d'autres espèces de mammifères souter- dans l'estomac de serpents et constaté, des rats-taupes soit due à plusieurs fac-
rains, résulte probablement à la fois de la chez les rats-taupes capturés, des teurs écologiques qui s'opposent à la dis-
sédentarité des rats-taupes et du rem- marques de morsure et des mutilations. persion et à la reproduction indépendante
des animaux : un environnement hostile,
des ressources alimentaires dispersées,
un sol dur, sec et difficile à creuser et une
prédation importante.
En collaborant à la construction, à
l'entretien et à la défense d'une forteresse
collective, riche en ressources ali-
mentaires, chaque rat-taupe augmente ses
chances personnelles de survie.
Lorsqu'un jeune reste au sein de sa colo-
nie, sa mère l'empêche de se reproduire :
pour favoriser la propagation de ses
gènes, il ne lui reste qu'à élever ses frères
et ses soeurs.La reine, tout entière consa-
crée à la reproduction, engendre bien
plus de jeunes que ne le feraient les
autres membres de la colonie indivi-
duellement. Du fait de la consanguinité,
frères et soeurs sont génétiquement très
proches : comme dans le cas des Hymé-
noptères eusociaux, un rat-taupe ouvrier
tire un bénéfice génétique des soins qu'il
prodigue à sa fratrie.
L'altruisme et la coopération extrême
des individus eusociaux ont conduit cer-
5. LES INCISIVES DES RATS-TAUPES leur permettent de creuser facilement un sol dur et tains biologistes à élever l'eusocialité au
rocheux La région des mâchoires contient 25 pour cent de la masse musculaire des ani. sommet de l'évolution sociale. Dans cette
maux. Les poils dispersés du museau servent d'organes sensoriels ; les rats-taupes ont des hypothèse, la laideur des rats-taupes n'est
oreilles minuscules. aue superficielle.
LES CHAMPIGNONS quelques micromètres, et leur paroi,
constituée de chitine, est très rigide ;
chaque hyphe peut alors supporter une
QUI PERCENT L'ASPHALTE
pression osmotique interne élevée, pou-
vant dépasser 100 atmosphères. C'est la
pression osmotique qui fournit la force
Régis Courtecuisse motrice du champignon, provoquant
l'élongation du pied, et, tel un cric hydrau-
lique, le soulèvement des plaques de
bitume. Lors de l'allongement des hyphes
Les
champignons et les lichens(orga- habituellement appelés « champignons », (plusieurs dizaines de fois leur longueur
nismes formés de la symbiose d'une algue mais ils ne constituent qu'une production initiale), la paroi est renouvelée par l'action
et d'un champignon, classésdans le règne fugace et sporadique (le sporophore) de d'enzymes, qui la détruisent partiellement
fongique) sont présents dans tous les l'organisme fongique en tant que tel. et incorporent de nouvelles molécules de
milieux : des polypores poussent dans les Tous les sous-sols, qu'ils soient fores- chitine.
galeries de mine (sur le bois de soutène- tiers ou urbains, se ressemblent. II n'est
La
ment), des Ascomycètes vivent en milieu guère choquant d'envisager l'existence croissance d'Agaricus bitorquis
sous-marin (sur des bois immergés, voire d'un mycélium enfoui sous l'asphalte. Les serait même stimulée par la présenced'une
des grains de sable), des Micromycètes se individus fongiques recouverts de bitume couche de macadam, qui limite en surface
développent sur les parois en béton de nos ont probablement été « piégés » lors des tra- le milieu colonisépar le mycélium. Les pro-
immeubles ou dans l'appareil digestif des vaux de terrassement ; ils ont la malchance ducteurs de « champignons de Paris»
ruminants (en milieu anaérobie) ; certains de vivre la où l'homme a décidé d'aména- (Agaricus bisporus) qui pratiquent le «gobe-
lichens colonisent des rochers soumis aux ger un environnement boueux et poussié- tage»,connaissentbien cet effet : l'addition
embruns marins, et d'autres endurent des reux. Or Agaricus bitorquis s'accommode d'une couche dure en surface du compost
froids qu'aucun végétal ne supporte Mais parfaitement de la croûte dure qu'on lui de culture intensifie la production des spo-
le plus étonnant de tous est l'Agaricus bitor- impose. II parvient même à la percer pour rophores. D'ailleurs, la psalliotedes trottoirs
quis, plus communément appelé psalliote amener à l'air libre ses sporophores et ne mérite ce nom que lorsqu'elle se déve-
des trottoirs, qui pousse sous loppe dans les villes. Elle est
l'asphalteet crève les trottoirs. en fait spécialiséedans les bio-
Tous les membres du topes tassésou compacts, non
règne fongique sont dépour- exclusivement urbains : les
vus de pigments assimilateurs ; décharges, les lieux caillou-
ce sont des organismes hété- teux, les chemins piétinés, les
rotrophes, dont la survie courts de tennis, etc.
dépend de la présence d'élé- Agaricus bitorquis est aussi
ments nutritifs directement comestible que ses cousins,
assimilables.Autrement dit, les I'agaric des champs et le cham-
champignons, contrairement pignon de Paris. Toutefois, il
aux végétaux, n'ont pas est déconseilléde le récolter à
recours à la photosynthèse, et des fins culinairess'il pousseen
la lumière du Soleil ne joue plein centre ville : les champi-
qu'un rôle secondaire dans gnons sont d'excellents accu-
leur existence (chez nombre mulateurs de métaux lourds,
d'espèces cependant, les La psalliote des trottoirs (Agaricus bitorquis) crève le bitume tels que le plomb, le mercure
rythmes circadiens et les modi- pour amener ses sporophores à l'air libre. et le cadmium, toxiques pour
fications des durées du jour et l'homme et abondants dans les
de la nuit influent sur la production des assurer ainsi la dissémination des spores. gaz d'échappement
sporophores). Par conséquent, on ne doit C'est à cette occasion que les individus La psalliotedes trottoirs n'est pas le seul
pas être surpris par la présence de champi- fongiques, jusque ta enfouis et invisibles, champignon à percer les trottoirs et autres
gnons dans les milieux obscurs,voire tota- sont révélés aux citadins abasourdis : com- lieux macadamisés.Des espècesde coprins,
lement prives de rayons solaires, dans les ment une structure aussi fragile peut-elle en particulier Coprinuscomatus et Coprinus
grottes, ou... sous l'asphalte Mais pourquoi jouer le rôle de marteau-piqueur ? atramentarius, y parviennent également
et comment la psalliote des trottoirs perce- Les sporophores d'Agaricus bitorquis Les représentants de ce genre sont déli-
t-elle le bitume ? sont moins fragiles qu'il n'y parait. quescents à maturité : ils se transforment
Lorqu'on les récolte, on constate qu'ils en un liquide noir par lyse de leurs cellules
Un
champignon est constitué d'un sont denses et résistants : on peut exercer et des sporophores. On a également
ensemble de filaments souterrains invisibles une forte pression entre la base du pied et signalé des cas de destruction de courts de
ou discrets (le mycélium chez les champi- le chapeau sansles écraser. Leur résistance tennis en terre battue par des sclérodermes.
gnons supérieurs tels que les agarics), pro- dépasse celle de bon nombre d'agarics. Sans ces espèces, les trottoirs seraient le
duisant par intermittence, en fonction des Le tissu du pied d'un champignon est seul biotope privé de champignons
conditions de l'environnement, des struc- formé de filaments cylindriques remplis de
tures qui portent les spores, éléments cytoplasme, les hyphes. Chez les champi- Régis Courtecuisse est professeur
reproducteurs. Ces appareils apparaissant gnons de forte rigidité comme Agaricus à la Faculté des sciences
en surface des substrats colonisés, sont bitorquis, ta section des hyphes est faible, pharmaceutiques et biologiques de Lille.
L'alimentation du koala

Robert Degabriele

Ce charmant marsupial mange des feuilles d'eucalyptus Chez les espèces à digestion postgas-
trique, le lieu d'élection des micro-orga-
(toxiques pour les autres animaux), boit peu et n'a pas nismes est le cæcum, partie de l'intestin
postérieur situé à la jonction entre l'intes-
d'abri. Des études précisent la manière dont cet animal tin grêle et le gros intestin. Le tube diges-
tif du Koala se caractérise par la dimen-
survit dans sa niche écologique très particulière. sion considérable de son cæcum. Il
représente 26 pour cent de la longueur du
tractus postgastrique. Avec son cæcum,
la la vued'un Koala, la siles. Chaque membre antérieur possède le Koala possède l'équivalent d'une cuve
réaction commune est de deux doigts intérieurs opposables aux de fermentation où le passagedes feuilles
le confondre avec un autres, équivalents à deux pouces ; en est ralenti, permettant la digestion de la
délicieux
petit ours et de revanche, chaque membre postérieur n'a cellulose par les micro-organismes. Autre
souhaiter l'avoir comme qu'un seul doigt opposable. Muni de ces conséquence de cette disposition anato-
compagnon. Mais le Koala n'est ni un articulations, le Koala grimpe aisément. mique, les besoins en hydrates de car-
ours, ni encore moins un animal domes- Il ne descend à terre que pour changer bone du Koala sont probablement satis-
tique. C'est un marsupial, un mammifère d'arbre et il se déplace alors sur ses faits à tout instant par la digestion
primitif dont les petits naissent au stade quatre pattes. L'essentiel de son exis- microbienne de la cellulose. En revanche,
embryonnaire et poursuivent leur déve- tence se déroule dans les arbres où il dort les besoins en azote, c'est-à-dire en pro-
loppement dans une poche qui contient et où il se nourrit de feuilles, de jour téines, sont moins bien assurés. Pour tes-
les mamelles de la mère. Autrefois, le comme de nuit. ter la capacité du Koala à maintenir une
Koala était chassé pour sa fourrure et il Pour les mammifères, un régime ali- balance azotée positive, nous avons uti-
était alors possible de le garder captif. mentaire constitué de feuilles apporte peu lisé des Koalas captifs, nourris des
Depuis, l'Australie a promulgué des lois d'énergie en comparaison des autres feuilles fraîches de l'Eucalyptus punc-
de protection sévères afin d'éviter types d'alimentation. C'est pourquoi les tata, bien connu pour être un arbre à
l'extinction de l'espèce. En dehors de mammifères folivores sont considérés Koala. Nous avons ensuite déterminé les
l'Australie, on ne peut en admirer que comme vivant à la limite de leurs besoins quantités d'azote ingérées en été et en
dans le zoo de San Diego en Californie. énergétiques. Le problème de l'alimenta- hiver par l'animal.
Le nom scientifique du Koala, tion des Koalas a été étudié par Ian Nous avons constaté qu'à ce régime,
Phascolarctos cinereus, est formé de Southwell, au Muséum des Arts et le Koala était capable de maintenir toute
deux mots, l'un grec signifiant « ours à Sciences appliquées de Sydney. Ce cher- l'année une balance azotée positive.
poche »et l'autre latin « gris cendré ».Cet cheur a montré que le Koala a une capa- Alors que la quantité d'azote digestible
animal est un arboricole folivore, c'est-à- cité de détoxication des huiles foliaires absorbée reste constante durant l'année,
dire qu'il vit dans les arbres et mange des nocives pour les autres animaux. le volume de feuilles ingérées est plus
feuilles. L'arbre favori du Koala est Comment le Koala surmonte-t-il le important en hiver qu'en été. Si le Koala
l'eucalyptus : il fréquente environ 35 des mécanisme chimique de défense des consomme plus de feuilles en hiver, c'est
600 espèces d'Eucalyptus qui poussent eucalyptus ? Considérons tout d'abord vraisemblablement parce que les qualités
en Australie. Le régime alimentaire d'un l'anatomie et la physiologie du système nutritives des feuilles d'eucalyptus pré-
Koala adulte est composé exclusivement digestif du Koala. Comme tous les mam- sentent des variations saisonnières. Les
de feuilles d'eucalyptus. Ces dernières mifères herbivores, il est incapable eucalyptus poussent rapidement au prin-
contiennent des substances huileuses d'assimiler directement la cellulose, la temps et au début de l'été, mais presque
toxiques pour la plupart des autres mam- digestion de cette substance est assurée plus après la floraison. En hiver, les
mifères. Comment le Koala s'est-il par des micro-organismes. Selon la place feuilles seraient plus vieilles, plus
adapté à cette nourriture ? Cette question de ces micro-organismes dans le tractus fibreuses et elles contiendraient moins
est au centre de toutes mes recherches sur digestif, on distingue les herbivores pré- d'azote assimilable. En cette saison, le
cet animal. gastriques et postgastriques. Parmi les Koala, ainsi que les autres espèces mam-
ruminants prégastriques, on peut citer maliennes folivores, vivent à la limite de
Un fragile équilibre certains mammifères placentaires comme leurs besoins énergétiques.
le Boeuf et divers marsupiaux tel le La précarité du bilan énergétique du
Un Koala adulte pèse environ 9 kilo- Kangourou et le Wallaby. Le groupe Koala se manifeste par un état connu
grammes et mesure 62 centimètres de postgastrique inclut aussi des mammi- sous le nom de maladie de carence.
long. Sa fourrure est épaisse et laineuse, fères placentaires, comme le Cheval et le Pendant les périodes de sécheresse, cer-
ses membres sont longs et les doigts Lapin, ainsi que des marsupiaux comme tains Koalas tombent dans un état coma-
munis de griffes sont fortement prëhen- l'Opossum et le Koala. teux et meurent, bien que leur estomac
1. LE KOALA mange et dort par intermittence, accroché à une nécessaireà cet animal qui, par ailleurs, ne boit pratiquement pa
branche d'eucalyptus, tout au long du jour et de la nuit. Les feuilles Il descendrarement au sol, uniquement pour changer d'arbre. Il
d'eucalyptus fournissent tous les éléments nutritifs ainsi que l'eau marche alors à quatre pattes.
soit plein de nourriture. Une déficience cette eau se trouve dans le cæcum sous Pour le Koala, la régulation des
alimentaire en azote pourrait être la cause forme d'aliments humides. pertes en eau par voie fécale constitue
majeure de cet état de détresse. En effet, L'examen détaillé de la quantité probablement le meilleur moyen de
pendant les périodes de sécheresse, les d'eau ingérée par le Koala souligne les contrôle de la balance hydrique. Les
feuilles d'eucalyptus ne poussent prati- avantages d'une forte proportion d'eau fèces sont toujours sèches.Leurs teneurs
quement plus. Les feuilles restant sont corporelle. Dans des circonstances nor- en eau tombe de 52 à 43 pour cent quand
vieilles et leur teneur en azote diminue. males en effet, le Koala ne boit pas ; l'animal est privé d'eau de boisson. Cette
En réponse à ces modifications de la qua- l'eau nécessaire provient donc de son ali- dernière valeur est très proche de celle
lité des feuilles, le Koala a tendance à mentation. La teneur en eau libre des observée pour les fèces de Dromadaire
manger de plus en plus. Si la qualité des feuilles d'eucalyptus varie de 40 pour après une période de « régime sec».Ainsi
feuilles diminue encore, la quantité de cent (dans les feuilles âgées et fibreuses) est-il évident que le Koala se règle sur un
nourriture nécessaire aux besoins de à 65 pour cent (dans les jeunes pousses) ; apport d'eau régulier, mais jamais très
l'animal et la capacité d'assimilation du les feuilles d'eucalyptus constituent la abondant. L'importance de pertes d'eau
système digestif deviennent alors des fac- principale source d'eau. Un autre argu- élevées par voie respiratoire reflète
teurs limitants. Dans ces conditions ment plaide en faveur de cette interpréta- l'interdépendance des balances hydriques
extrêmes, il devient alors physiquement tion : le système rénal du Koala retient et des balances thermiques. Ces relations
impossible au Koala de satisfaire ses assez mal l'eau. En général, chez des sont démontrées par l'étude des méca-
besoins en énergie. espèces adaptées à survivre avec un nismes qui règlent la température corpo-
faible apport d'eau libre, le système rénal relle du Koala.
Une petite soif sécrète une urine très concentrée, ce qui
permet de limiter les pertes en eau. Or, Un animal de bon poil
La teneur en eau du corps du Koala quand le Koala ne dispose pas d'eau de
est relativement élevée (77, 4 pour cent de boisson, les pertes par les voies respira- Le Koala ne recherche jamais
poids). Cette valeur est proche de celle toires et urinaires fluctuent peu. La faible d'abri. Cette caractéristique ne se
mesurée chez les mammifères dont les diminution du volume des urines en retrouve que chez une autre espèce de
réserves graisseusessont peu abondantes, l'absence d'eau de boisson traduit l'exis- marsupiaux arboricoles : le Kangourou
la teneur en eau des graisses étant bien tence d'un mécanisme de rétention des arbres. Quelle protection contre les
plus basse que celle de la carcasse. hydrique chez le Koala, sans doute com- conditions extrêmes confère la fourrure
Toutes les autopsies que nous avons pra- parable à celui décrit chez le Porc et le de l'animal ?
tiquées sur des Koalas prouvent que Castor : le système rénal de ces animaux La fourrure dorsale du Koala est la
l'absence de réserves graisseusesest une réabsorbe l'urée quand les apports plus épaisse. Elle contient 54, 4 poils par
caractéristique de cet animal. Ce manque liquides sont réduits. Chez le Koala millimètre carré et couvre 77 pour cent
de réserves lipidiques est une consé- cependant, la réduction du volume des de la surface du corps. La fourrure ven-
quence directe de la balance nutrition- urines est si faible que l'urée est vraisem- trale a une densité deux fois plus faible et
nelle précaire du Koala. Cette absence blablement réabsorbée pour satisfaire des couvre 13 pour cent du corps. Ces diffé-
explique aussi la forte proportion d'eau besoins nutritionnels et non pour prévenir traduisent
rences de densité ne se pas
dans le corps de l'animal ; une partie de la déshydratation. dans la longueur des poils qui est sensi-
blement la même sur tout le corps. On
observe cependant des variations saison-
nières dans la longueur des poils. La dif-
férence entre les poils de la jarre (les
poils longs) et ceux de la bourre (les
poils courts) est plus importante en été
qu'en hiver.
L'épaisse fourrure dorsale est plus
foncée que la fourrure ventrale : elle
absorbe donc davantage le rayonnement
solaire et favorise l'isolement thermique.
De plus, les poils ventraux peuvent être
dressés modifiant ainsi l'isolation selon
les besoins. Cette combinaison de revête-
ment cutané fournit au Koala des moyens
efficaces pour se protéger de son envi-
ronnement. Des mesures des coefficients
d'isolation effectuées sur diverses four-
rures de Koalas ont confirmé ces obser-
vations. Parmi les douze espècesde mar-
supiaux étudiés, c'est la fourrure du
Koala qui réalise la meilleure isolation
2. LES MAINSET LESPIEDSdu Koala sont adaptés aux déplacements dans les arbres grâce thermique équivalent à celle des espèces
à la présence de fortes griffes et de doigts opposés, comme le pouce de la main humaine.
La arctiques les moins bien protégées.
main (à gauche) à deux doigts opposables et le pied (à droite) un seulement. La réunion des La simple observation des Koalas
deuxième et troisième orteils du pied sert à peigner la fourrure. Les coussinets des paumes perchés sur un arbre les jours de vent
et des solessont rugueux, facilitant ainsi l'adhérence. montre qu'ils se recroquevillent sur eux-
A l'action thermorégulatrice de la
fourrure s'ajoute l'activité métabolique.
Le métabolisme de base du Koala est
inférieur de 74 pour cent à la valeur stan-
dard des mammifères en général. Parmi
ceux-ci les animaux folivores, comme le
Paresseux et le Potto, montrent de telles
divergences par rapport aux valeurs stan-
dards. Quand la température ambiante est
élevée, le Koala halète (polypnée ther-
mique). Un faible métabolisme conjugué
à un fort pouvoir isolant du corps (auquel
la fourrure contribue pour 50 pour cent,
ce qui est exceptionnellement élevé) per-
met au Koala de résister aux basses tem-
pératures. Les marsupiaux arboricoles se
distinguent ainsi de leurs congénères ter-
restres. Cependant, cette action complé-
mentaire du métabolisme et de la protec-
tion thermique serait également une
caractéristique de certains mammifères
tropicaux arboricoles.

Une vie économe

L'examen des interactions entre


balance hydrique et balance thermique
3. LE TRACTUS DIGESTIF du Koala est
nous a conduits à étudier le rôle de la
remarquable par la dimension de son fourrure puis les mécanismes de thermo-
cæcum. Celui-ci représente 20 pour cent de régulation. Pour compléter
la longueur totale de l'intestin. Comme le ce tableau,
considérons maintenant les relations
Koala ne digère pas la cellulose des feuilles,
entre la perte d'eau par évaporation
sa principale source de nourriture, il a
(caractéristique thermorégulatrice) et la
recours aux services de micro-organismes.
Le cæcum tient lieu de cuve de fermenta- production d'eau métabolique (un aspect
tion où le passage des feuilles est ralenti de la balance hydrique).
afin que les microbes puissent agir. Autre La quantité d'eau métabolique pro-
singularité, le Koala détoxique les huiles duite par gramme d'oxygène consommé
contenuesdans les feuillesd'eucalyptus. est calculée à partir de la composition en
éléments nutritifs des feuilles et des
fèces. Le rapport entre cette quantité
mêmes. Quand le vent souffle très fort, d'eau métabolique et la perte d'eau par
l'animal ressemble à une boule de poils évaporation dépend donc de la relation
compacte qui présente au vent sa face liant la consommation d'oxygène et cha-
dorsale et ce même quand il fait chaud. cun de ces processus physiologiques. Ce
Si la vitesse du vent augmente encore, les rapport montre que les besoins en eau du
oreilles se replient vers l'avant pour éli- Koala servant à assurer le refroidissement
miner toute surface saillante. Les effets par évaporation sont couverts jusqu'à une
du vent sur les propriétés isolantes de la température de 30 degrés, rarement
fourrure dorsale des Koalas sont faibles. dépasséedans le milieu où vit cet animal.
Cependant, par comparaison avec de En résumé, le Koala est un marsupial
nombreux autres animaux, les pertes dont la niche écologique peut être décrite
d'isolation thermique de la fourrure du comme un environnement arboricole
Koala sont minimales quand la vitesse du constitué par des arbres principalement
vent croît jusqu'aux environs de 15 kilo- du genre Eucalyptus. Ils fournissent à
mètres par heure. La décroissance l'animal le gîte et le couvert. Au moyen
moyenne est de 14 pour cent, avec une de son système digestif très spécialisé, le
valeur extrême très faible de trois pour Koala échappe aux effets toxiques des
cent. Ces données prouvent que la four- huiles d'eucalyptus et extrait des feuilles
rure du Koala permet d'une part une suffisamment d'eau et de nourriture. Les
bonne protection même contre des vents capacités thermorégulatrices du Koala
forts et, d'autre part, une excellente isola- dépendent étroitement de ses besoins
tion thermique, indispensable pour un hydriques et ainsi cet animal est poten-
animal vivant au sommet des arbres dans tiellement apte à se développer dans la
une forêt ouverte. plupart des forêts australiennes.
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