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2020

Claudia Senik, Bien-être au travail.


Ce qui compte
Claire Federspiel
https://doi.org/10.4000/lectures.43096

Claudia Senik, Bien-être au travail. Ce qui compte, Paris, Les Presses de


Sciences Po, coll. « Sécuriser l'emploi », 2020, 128 p., ISBN : 9782724625554.
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Texte intégral
1 Comment améliorer le bien-être au travail  ? C’est une question qui occupe le
devant de la scène sociale aujourd’hui, tant la perception d’une violence au
travail, c’est-à-dire de comportements hostiles (mauvais traitements, remarques
désobligeantes, moqueries, mépris, propos sexistes, etc.), reste prégnante1.
Claudia Senik, spécialiste de l’économie du bonheur2 à l’École d’économie de
Paris et à Sorbonne-Université et co-directrice de l’Observatoire du Bien-être,
s’interroge également. Elle inscrit  sa réflexion dans la continuité du rapport
Fitoussi, Sen et Stiglitz (2009) (p. 5), rappelant que le Produit Intérieur Brut (PIB)
ne doit pas être le seul aiguillon des politiques publiques en matière de travail. Il
importe, selon elle, de demander aux individus ce qu’ils ressentent (« Êtes-vous
heureux au travail  ?  ») et ce qu’ils pensent de leur situation au travail («  Êtes-
vous satisfait de votre travail ? »). Autrement dit, il faut s’intéresser à leur « bien-
être subjectif  », défini à la fois comme une sensation de bien-être (dimension
hédonique) et un jugement de satisfaction (dimension cognitive) (p.  27-28)3.
Améliorer le bien-être au travail est, pour Claudia Senik, un « objectif légitime »
(p. 5)4. Cependant, cela admis, encore faut-il trouver les moyens d’atteindre cet
objectif et donc «  présenter  les leviers du bien-être au travail au sein des
entreprises » (p. 7). C’est ce qu’elle propose de faire dans cet ouvrage.
2 Sa démarche est claire. Dans la première partie, « Les leçons de la recherche en
sciences sociales  » (chapitres  1, 2 et 3), elle identifie les facteurs susceptibles
d’améliorer la satisfaction des salariés en entreprise à partir de la littérature
économique. Dans la seconde, « Le bien-être au travail en France et en Europe »
(chapitres 4 et 5), elle réalise une estimation empirique de la contribution de ces
facteurs au bien-être subjectif des salariés, au moyen d’analyses économétriques
multivariées. Le lecteur est alors plongé dans les données des enquêtes française
REPONSE5 (2017) et européenne European Working Conditions Survey6 (EWCS,
2015), au cours desquelles des travailleurs ont été interrogés sur leur niveau de
satisfaction au travail7. L’enjeu est de repérer « ce qui compte », comme le titre
de l’ouvrage l’indique. Il est à noter que Claudia Senik part du principe que la
satisfaction déclarée est un indicateur satisfaisant du bien-être ressenti (p.  30-
31)8 et que son étude se restreint aux seuls travailleurs salariés en entreprise
(p. 107).
3 L’ouvrage possède trois principaux intérêts. Le premier tient à l’identification
précise des sources de bien-être au travail. Le chapitre 1 prouve d’abord que la
satisfaction des salariés est conditionnée à l’absence de « risques psychosociaux »
dans l’entreprise. Les injonctions contradictoires, l’insécurité de l’emploi ou
encore la pénibilité psychologique et physique accentuent la souffrance des
salariés, explique Claudia Senik (p.  21-26). Elle rappelle ensuite qu’au-delà de
leur rémunération et de leur temps de travail, les salariés sont sensibles aux
manières de travailler dans l’entreprise. Il ne faut pas négliger l’«  utilité
procédurale »9 au travail (p. 33). Le chapitre 2 fait alors découvrir au lecteur des
sources «  non-conventionnelles  » de bien-être au travail (p.  33). Parmi elles, se
trouve le «  climat social  » (p.  33-36). L’inclusion du salarié dans la prise de
décision et la constitution d’un «  capital social  »10 bien établi –  des relations de
confiance et de coopération entre collègues  – limitent en effet les tensions. Est
mentionné aussi le mode d’organisation hiérarchique de l’entreprise (p.  37-48).
La fixation incessante d’objectifs chiffrés, la spécialisation à outrance des tâches
(p.  39-40) et la rigidité de l’encadrement (p.  41) déplaisent aux travailleurs. Ils
sont davantage satisfaits d’une entreprise qui leur accorde de l’autonomie. Enfin,
la manière de répartir les salaires est évoquée (p. 48-62). Le bien-être des salariés
semble plus important quand la grille des salaires est égalitaire horizontalement
(rémunérant de façon identique des collègues à position équivalente) et
différenciée verticalement (offrant des perspectives de progression de salaire)
(p. 54-55). Les études économétriques proposées au lecteur, dans les chapitres 4
et 5, confirment que ces éléments organisationnels sont bel et bien des sources de
satisfaction au travail en France (p. 76-83) et sur le continent européen (p. 90-93).
4 Le second intérêt de l’ouvrage réside dans le refus de Claudia Senik d’une
approche générale du bien-être au travail. Elle insiste, au contraire, sur l’ancrage
culturel de la satisfaction des salariés et consacre son chapitre  3 à la notion de
« culture ». Selon elle, en tant qu’« ensemble des croyances, valeurs, préférences
et pratiques qui caractérisent un groupe et se transmettent au cours du temps »
(p.  63), la culture, qu’elle soit nationale ou plus locale, peut influencer les
sensations et les jugements des salariés (p.  68). Le chapitre  5 apporte des
résultats empiriques pour conforter cette idée. À partir de l’enquête européenne
EWCS, l’auteure montre qu’il existe d’abord des différences culturelles nationales
et plus précisément, une « exception française » (p. 72 et p. 94). Les travailleurs
français interrogés se déclarent notamment moins satisfaits de leurs conditions
de travail que la moyenne des travailleurs européens, toutes choses égales par
ailleurs (p.  96). Claudia Senik insiste ensuite sur la présence de différences
culturelles régionales en matière de sensibilité aux conditions de travail, entre
les travailleurs de l’Europe de l’Est, du Sud, de l’Ouest et du Nord. Ces différences
ne sont néanmoins commentées que sur une page (p. 101), tout comme le sont les
différences culturelles entre entreprises (p. 102).
5 Le troisième intérêt de l’ouvrage repose sur les propositions qu’il offre pour
améliorer le bien-être au travail. L’ouvrage répond là tout à fait à la mission de la
collection Sécuriser l’emploi des Presses de Sciences Po, dans laquelle il est
publié  : identifier les leviers pour «  sécuriser les parcours professionnels  ». De
manière implicite, Claudia Senik pointe les stratégies qui ne favorisent pas la
satisfaction des travailleurs comme les politiques d’individualisation des salaires
qui accentuent les jalousies (p. 55) et les politiques de transparence des salaires
qui exacerbent les tensions (p.  61-62). De manière explicite, elle s’adresse aux
représentants de direction et des ressources humaines des entreprises. Elle les
avertit du décalage entre leurs perceptions subjectives des conditions de travail
et celles des salariés (p. 84). Elle suggère donc que les salariés soient davantage
directement interrogés sur leur ressenti (p. 86).
6 De quoi les salariés souffrent-ils au travail  ? Comment améliorer leur bien-
être  ? Les salariés français sont-ils les travailleurs les plus malheureux du
continent européen ? À la fin l’ouvrage, le lecteur dispose de nombreux éléments
pour répondre à ces questions. L’angle mort le plus important porte sur les
nouvelles formes de travail, mais Claudia Senik en est consciente (p.  107). Tous
les travailleurs ne sont pas des salariés en entreprise. Aussi faudra-t-il
notamment se demander à l’avenir, selon elle, si l’auto-emploi ou
l’entreprenariat est plus satisfaisant que le travail salarié et si le travail hors de
l’entreprise contribue au bien-être.

Notes
1 Voir la note de Laugier Iris, «  Étendue et perception de la violence au travail  »,
Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, n° 2020-03, mars 2020.
2 L’économie du bonheur est un courant de recherche qui a émergé dans les années 1970
et qui s’intéresse au bien-être déclaré par les individus. Claudia Senik lui a consacré un
ouvrage : Senik Claudia, L’économie du bonheur, Paris, Seuil et La République des Idées,
2014.
3 Claudia Senik pose l’hypothèse que le « travail » n’est pas qu’une tâche pénible et qu’il
peut être source de bonheur (p. 6).
4 Pour un débat à ce sujet, voir : Jany-Catrice Florence, Senik Claudia, « Faut-il mesurer le
bonheur pour bien gouverner ? », L’Économie politique, vol. 71, n° 3, 2016, p. 8-16.
5 L’enquête REPONSE (Relations Professionnelles et Négociations d’Entreprise) est
menée tous les six ans sous le pilotage de la direction statistique du Ministère du Travail
(DARES), auprès d’environ 4  000 établissements du secteur marchand et associatif non
agricole, d’au moins 11  salariés ou plus. Des entretiens sont réalisés avec des
représentants de la direction et du personnel. Des questionnaires sont envoyés à près de
20 000 salariés.
6 L’enquête EWCS est menée depuis 1990 tous les cinq ans par Eurofound, une agence de
l’Union européenne. En 2015, des entretiens ont été menés auprès de 43 850 travailleurs
de 35 pays (les 28 pays de l’U. E. à l’époque auxquels s’ajoutent l’Albanie, la Macédoine du
Nord, le Monténégro, la Norvège, la Serbie, la Suisse et la Turquie).
7 Par exemple, il leur a été demandé : « Quand vous pensez à votre travail en général,
êtes-vous… pas du tout satisfait, peu satisfait, satisfait, très satisfait  ?  » (REPONSE, 2017)
(p. 75) et « D’une façon générale, êtes-vous très satisfait(e), satisfait(e), pas très satisfait(e)
ou pas du tout satisfait(e) des conditions de travail de votre principal emploi rémunéré ? »
(EWCS, 2015) (p. 88).
8 Ce principe méthodologique, fondement de l’économie du bonheur, est encore discuté.
Voir notamment le chapitre 1 du livre de Lucie Davoine, Économie du bonheur, Paris, La
Découverte, coll. « Repères », 2020.
9 L’« utilité procédurale » est un concept introduit dans l’article de Frey Bruno S., Stutzer
Alois, «  Beyond Outcomes: Measuring Procedural Utility  », Oxford Economic Papers,
vol. 57, n° 1, 2005, p. 90-111 que Claudia Senik cite, pour montrer que les individus sont
non seulement intéressés par les résultats d’une action, mais aussi par la façon de les
atteindre.
10 Claudia Senik s’inscrit dans la lignée, entre autres, des travaux de Robert D. Putnam
(p.  34) qui définit le «  capital social  » comme «  les caractéristiques de l'organisation
sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et
la coopération pour un bénéfice mutuel  » (cité par Ponthieux Sophie, Le capital social,
Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, p. 43)

Pour citer cet article


Référence électronique
Claire Federspiel, « Claudia Senik, Bien-être au travail. Ce qui compte », Lectures [En ligne], Les
comptes rendus, mis en ligne le 27 juillet 2020, consulté le 12 juillet 2023. URL :
http://journals.openedition.org/lectures/43096 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.43096

Rédacteur
Claire Federspiel
Doctorante en histoire de la pensée économique (Université Paris 1) – Agrégée de Sciences
économiques et sociales.

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