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Abstract
Canonic (that is a physical theory of criterion), not logic, is a part of Epicurean philosophy. Latin testimonies suggest that rule
comes before criterion, sometimes confused with judgement, but Epicureans consider that a criterion is nothing else than truth
produced. Even if a criterion may be used as a mean for the regulation of judgement, it is not itself submitted to regulation, or
immediately a mean of regulation. Epicureans have a strong sense of norms, but above all, they aim at the restoration of the
authority of nature.
Résumé
La canonique par laquelle les Épicuriens remplacent la logique est une théorie physique du critère. Les témoignages en langue
latine peuvent laisser croire à une forme d'antériorité de la règle sur le critère, d'ailleurs mal distingué du jugement, mais pour un
Épicurien, le critère n'est d'abord rien d'autre qu'un lieu ou un effet immédiat de vérité ; s'il doit aussi servir à la surveillance du
jugement, le critère comme tel n'est ni à réguler, ni premièrement régulateur. La préoccupation canonique et éthique des
Épicuriens pour la norme s'inscrit dans un projet de restauration de l'autorité de la nature.
Lefebvre René. Règle et critère chez Épicure. In: Revue des Études Grecques, tome 117, Janvier-juin 2004. pp. 82-103;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.2004.4563
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2004_num_117_1_4563
19 De finibus, I, 63-64.
20 Sénèque, Lettres à Lucilius, 89, 11, tr. Henri Noblot, revue par Paul Veyne (la
traduction de indicium par « jugement », au lieu de « critère », ne va pas forcément
de soi).
21 Traduction de Jules Martha, 1928, revue par Carlos Lévy, 1999.
22 Nous coupons et modifions ; « Grâce à la règle de connaissance et grâce
au critérium établi à partir de celle-ci » est repris littéralement de la traduction
de J. Martha.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 87
23 Vies, X, 27.
24 L'appellation, qui n'est pas anodine, puisqu'elle en accord avec les éloges
lucrétiens d'Épicure, et fait signe en direction de l'œuvre physique d'Épicure tout en
exprimant la tendance des adeptes à déifier le maître, explique en quoi la régula est
delapsa de caelo.
25 Cicéron, De natura deorum, I, 43. H.Rackam traduit : Rule or Standard
of Judgement.
88 RENÉ LEFEBVRE [REG, 111
L'immédiateté du critère
Le premier texte étudié par Jacques Brunschwig27 est AM,
VII, 25. En VII, 24, Sextus Empiricus a affirmé que ό δε γε
λογικός τόπος την περί των κριτηρίων και των αποδείξεων θεωρίαν
περιειχεν : « la logique a pour contours ceux de la théorie des
critères et des démonstrations ». Faut-il penser que les critères
sont par exemple des normes en vue de la démonstration ? Pas
exactement et pas directement : critère et démonstration occupent
plutôt des places différentielles et exclusives. La suite l'indique.
Nous citons la traduction de J. Brunschwig, en usant librement
des parenthèses et de leur contenu :
« Puisqu'il est généralement accepté que ce qui est évident (τα
μεν εναργή) est connu de soi grâce à quelque critère (δια
κριτηρίου τινός), tandis que ce qui est non-manifeste (τα δε
άδηλα) doit être suivi à la piste grâce à des signes et des
démonstrations (δια σημείων και αποδείξεων), par voie de transfert
à partir de ce qui est évident, nous nous demanderons dans
l'ordre, d'abord s'il existe un critère pour les choses qui se
montrent d'elles-mêmes, soit perceptivement, soit
intellectuellement, et ensuite, s'il existe une procédure séméiologique ou
démonstrative concernant les choses non manifestes ».
26 Dans J.-M. Dillon, A. Long éd., The Question of « Eclectism ». Studies in Later
Greek Philosophy, University of California Press, 1988, repris dans J. Brunschwig,
Études sur les philosophies hellénistiques, déjà cité.
27 Jacques Brunschwig, Études sur les philosophies hellénistiques, p. 297.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 89
41 Ou
42
43 Diogène
AM,encore
VII,Laërce,
211.
ce qu'Épicure
Vies, X, désigne,
33 : τό δοξαστόν
par opposition
άπό προτέρου
à πρόληψις,
τινόςduεναργούς
nom d'ÏMroÀïï\|nç
ήρτηται.
{Lettre à Ménécée, 124 ; Diogène Laërce, Vies, X, 34) : des « présomptions » (M.
Conche), des « suppositions » (J.-F. Balaudé).
44 Sextus Empiricus, AM, VIII, 63.
45 AM, VII, 216.
46 Epicure, Maximes capitales, 24.
47 Ou comme le dit Diogène Laërce des Sceptiques comme d'Épicure : εστίν οΰν
κριτήριον [...] τό φαινόμενον (Vies, IX, 106).
48 Hér., 75 (tr. M. Conche) ; παρεγγυώ peut aussi signifier « ordonner » ou
« prescrire ».
49 Et spécialement par les Épicuriens.
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Critère et régulation
Ce qui est évident est effectivement connu de soi grâce à
quelque critère, et l'inventaire épicurien des critères est
l'inventaire des modes d'accès à l'évident — de cet accès à l'évidence
dépendant ensuite, mais ensuite seulement, même si l'enjeu est
fort important, la valeur cognitive des énoncés portant sur des
objets situés au-delà des limites de l'expérience actuelle ou
possible. Pourquoi, dans la comparaison entre les conceptions
stoïcienne et épicurienne du critère, qu'il voit se mélanger chez
Sextus Empiricus, Jacques Brunschwig assure-t-il que « Chez Épi-
cure, l'usage prédominant de la notion repose principalement sur
une analogie entre κριτήριον et κανών » ? Nous citons la suite :
« Un κανών, règle ou équerre, est paradigmatiquement droit ; il
permet de tester si une ligne est véritablement droite, ou si un
angle est véritablement droit. De même, un κριτήριον de vérité
est un fournisseur de vérités, immédiatement évidentes par elles-
mêmes, qui peut être utilisé pour tester la valeur de vérité
d'opinions (ou de théories, ou d'hypothèses) qui portent sur des
états de choses non perceptibles, ou non immédiatement connues
et qui par le fait ne sont ni clairement vraies, ni clairement
fausses. Le fait que les vérités en question sont intrinsèquement
vraies est ce qui leur permet de remplir la fonction qu'elles
remplissent; mais leur valeur de κριτήριον dépend de l'usage qui
en est fait pour tester la valeur de vérité d'énoncés autres
qu'eux-mêmes » 50.
Dans une note 51, J. Brunschwig précise qu'il ne parle que
d'un « usage prédominant de la notion », dans la mesure où
Epicure « emploie aussi le mot «κριτήριον » dans le sens de
« pouvoir de juger » ou « pouvoir de connaître » », renvoyant
alors à Hér., 38 et 51, c'est-à-dire à une bonne partie des emplois
épicuriens conservés du terme de κριτήριον. En fait, « juger » ne
semble même pas pouvoir constituer l'acte majeur des critères 52,
dans la mesure où les jugements sont faillibles et les critères
infaillibles : les critères s'identifient plutôt, par le truchement des
simulacres, à l'effectivité de la manifestation naturelle des choses;
à cet événement naturel consistant pour la φύσις à être contrainte
La nature et la norme
Résonnent toujours à nos oreilles les mots de Marcel Conche,
dans les premières pages de son Lucrèce et l'expérience 58 : « Nul
sage n'a été moins moraliste qu'Epicure. La préoccupation du
devoir-être lui est totalement étrangère [...]. Or le sage n'a pas
à proposer une idée de ce qu'est la fin suprême de la vie, comme
si la vie l'avait attendu pour savoir s'orienter, ni à dire comment
nous devons la poursuivre. Il doit plutôt nous amener à constater
avec lui que la nature nous renseigne déjà sur elle pleinement
et immédiatement par la sensation. Alors nous lui donnons son
véritable nom qui est plaisir (ηδονή, voluptas) ».
Envisageant ici l'Épicurisme essentiellement sous l'angle
éthique, Marcel Conche le suggère étranger à toute préoccupation
normative. Sa réaction n'est pas isolée. Geneviève Rodis-Lewis
tient un propos convergeant. Ayant évoqué la « division bipartite »
de la philosophie dans l'Épicurisme, elle note que « Les épicuriens
n'ont jamais accordé beaucoup d'importance à la discussion :
l'évidence apportée par le maître doit être assez lumineuse pour
emporter la conviction. La division tripartite de la philosophie
fut également généralisée par les traités platoniciens, pour
répondre aux points de vue de l'être, de la connaissance et de la
59 Geneviève Rodis-Lewis, Epicure et son école, 1975, Paris, coll. « Folio », p. 68.
60 Sans doute y a-t-il quelque chose de troublant dans le recours épicurien à la
notion de τέλος της φύσεως (par exemple en Mén., 133), dans le contexte d'un rejet
global du finalisme; on admet généralement que le terme grec de τέλος renvoie
simplement à la notion, dit en latin, de ce summum bonum dont la poursuite est de fait.
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mais pour qu'il soit fondé en nature 66. Cela n'empêche pas la
sensation de donner matière à norme, nous allons y revenir.
Dans la courte liste de critères donnée par Epicure ou par les
témoins, α'ίσθησις côtoie πάθος : ce voisinage indique l'unité
profonde du naturalisme épicurien. Qu'il s'agisse de connaissance
ou d'éthique, une expérience première élémentaire nous indique
ce qu'il en est des choses; cette expérience première constitue
elle-même un fait naturel, et ce fait s'institue en norme, dans la
perspective de pratiques cognitives ou éthiques futures.
La restauration épicurienne
Si ces faits ont à s'instituer en norme, c'est en raison de
processus de dénaturation (ou du moins en grande partie en
raison de tels processus, car on ne voit tout de même pas qu'il
soit possible d'envisager un être humain qui ne raisonnerait pas
ni n'aurait à le faire). A l'échelle de l'existence individuelle,
l'opinion, le raisonnement, la projection dans l'avenir (avec aussi
leurs effets sur le désir, d'où la notion de désirs non naturels),
sont moins incontestablement naturels que, dans leur infaillibilité,
la sensation et l'affection. Selon le mot qu'emploie à deux
reprise Epicure en Hér., 50-51, l'erreur est une διάληψις : une
« séparation » ; et il importe, sur le plan cognitif, de laisser les
évidences se distinguer (res secernere apertas) « des adjonctions
douteuses que tire de lui-même l'esprit qui va devant soi » 67 :
après tout, aller droit devant soi (protinus), cela peut constituer
une image de l'errance, et il ne faut pas penser tout de suite
que les choses iraient mieux si l'esprit allait encore plus droit
en suivant la ligne du cordeau, car c'est le développement même
de la pensée qui est périlleux, dès que l'esprit fait plus que
céder à l'impact des corpuscules arrivés des choses mêmes.
Parallèlement, les désirs naturels, nécessaires et non nécessaires,
sont bientôt flanqués de désirs non naturels, qu'il convient d'isoler
des précédents.
A l'échelle de l'humanité, jusqu'au moment de la rédemption
épicurienne 68, l'histoire se présente comme un processus
66 Lucrèce, De rerum natura, IV, 478-479, s'adressant au sceptique qui marche sur
la tête : Inverties primis ab sensibus esse creatam / notitiem ueri, neque sensus posse
refelli : « Tu découvriras que les sens formèrent les premiers / la notion de vérité et
qu'ils sont infaillibles » (tr. José Kany-Turpin).
67 Lucrèce, De rerum natura, IV, 467-468.
68 II convient de se reporter ici au livre V du poème de Lucrèce, que David
Furley commente judicieusement dans « Lucretius the Epicurean, on the History of
Man », 1978, repris dans Cosmic Problems. Essays on Greek and Roman Philosophy
of Nature, Cambridge, 1989.
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81 « Or, si nous n'avons pas bien pénétré les lois de la nature, il nous sera
absolument impossible de défendre les jugements de la sensation » {De finibus, I, 64,
tr. J. Martha, C. Lévy). Rappelons qu'en bonne doctrine épicurienne, la sensation
ne juge pas, et qu'ici indicium aussi bien traduit κριτήριο v.
82 Et où nous pouvons nous trouver en butte aux « idoles du théâtre », sceptiques
ou platoniciennes.
S3 Cicéron, De finibus, I, 64 (tr. J. Martha, C. Lévy).
84 II est regrettable qu'ici M. Conche traduise κανών par « critère » !
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