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Revue des Études Grecques

Règle et critère chez Épicure


René Lefebvre

Abstract
Canonic (that is a physical theory of criterion), not logic, is a part of Epicurean philosophy. Latin testimonies suggest that rule
comes before criterion, sometimes confused with judgement, but Epicureans consider that a criterion is nothing else than truth
produced. Even if a criterion may be used as a mean for the regulation of judgement, it is not itself submitted to regulation, or
immediately a mean of regulation. Epicureans have a strong sense of norms, but above all, they aim at the restoration of the
authority of nature.

Résumé
La canonique par laquelle les Épicuriens remplacent la logique est une théorie physique du critère. Les témoignages en langue
latine peuvent laisser croire à une forme d'antériorité de la règle sur le critère, d'ailleurs mal distingué du jugement, mais pour un
Épicurien, le critère n'est d'abord rien d'autre qu'un lieu ou un effet immédiat de vérité ; s'il doit aussi servir à la surveillance du
jugement, le critère comme tel n'est ni à réguler, ni premièrement régulateur. La préoccupation canonique et éthique des
Épicuriens pour la norme s'inscrit dans un projet de restauration de l'autorité de la nature.

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Lefebvre René. Règle et critère chez Épicure. In: Revue des Études Grecques, tome 117, Janvier-juin 2004. pp. 82-103;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.2004.4563

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2004_num_117_1_4563

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René LEFEBVRE

REGLE ET CRITERE CHEZ EPICURE

Résumé. — La canonique par laquelle les Épicuriens remplacent la logique


est une théorie physique du critère. Les témoignages en langue latine
peuvent laisser croire à une forme d'antériorité de la règle sur le critère,
d'ailleurs mal distingué du jugement, mais pour un Épicurien, le critère
n'est d'abord rien d'autre qu'un lieu ou un effet immédiat de vérité; s'il
doit aussi servir à la surveillance du jugement, le critère comme tel n'est
ni à réguler, ni premièrement régulateur. La préoccupation canonique et
éthique des Épicuriens pour la norme s'inscrit dans un projet de restauration
de l'autorité de la nature.

Abstract. — Canonic (that is a physical theory of criterion), not logic,


is a part of Epicurean philosophy. Latin testimonies suggest that rule comes
before criterion, sometimes confused with judgement, but Epicureans consider
that a criterion is nothing else than truth produced. Even if a criterion may
be used as a mean for the regulation of judgement, it is not itself submitted
to regulation, or immediately a mean of regulation. Epicureans have a
strong sense of norms, but above all, they aim at the restoration of the
authority of nature.

Canonique, logique, physique


Epicure est l'auteur d'un ouvrage intitulé Κανών 1, d'un mot
qui signifie originellement « règle », au sens d'objet rectiligne et
directeur. Le fondateur du Jardin n'est pas à l'origine de cet
usage métaphorique du terme de κανών, qui figure chez Aristote,
EN, 1113 a 33 : Aristote présente là P« homme de valeur »
(ό σπουδαίος) en disant qu'il est ώσπερ κανών και μέτρον : « une

1 Diogène Laërce, Vies, X, 30-31.


REG tome 117 (2004/1), 82-103.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 83

sorte de règle et de mesure » 2. Mais Epicure est certainement à


l'origine du projet philosophique de constitution d'une canonique
— pour ne pas dire de ce projet qu'il est strictement épicurien.
Qu'est-ce que la canonique ? Ce qu'Épicure installe en lieu et
place de la partie de la philosophie que les Stoïciens consacrent
au λόγος : leur λογικόν, et plus particulièrement διαλεκτικόν,
dans le cadre de ce schéma tripartite de la philosophie hérité
vraisemblablement de Xénocrate 3.
La substitution de la canonique à la dialectique n'est pas
un épiphénomène d'ordre terminologique. Diogène Laërce, par
exemple, nous apprend, comme le confirment d'autres
témoignages, que les Épicuriens « repoussent la dialectique » 4, ajoutant :
« il suffit en effet que les physiciens s'avancent en s'appuyant
sur les sons qui se rapportent aux choses » ; et comme il le
précise plus loin 5, « parmi les recherches, les unes portent sur
les choses, les autres se rapportent simplement au son vocal ».
Le sens de cela est clair : les Épicuriens refusent de voir
dans le λόγος un domaine propre et plus ou moins autonome
d'investigation 6. Les recherches sur les mots sont à éviter 7, ou
alors il devra s'agir de recherches sur le « son vocal », c'est-à-dire
la manière dont ont naturellement émergé les productions sonores,
à propos desquelles Lucrèce, les comparant à des cris d'animaux,
au geste pour montrer, à des initiatives organiques 8, oublie que
la convention devra, en un second temps, les remanier, partageant

2 Gisela Striker mentionne cette occurrence du terme dans « Κριτήριον της


αληθείας », 1974, repris dans ses Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics,
Cambridge, 1996, p. 31.
3 Sextus Empiricus, AM, VII, 16.
4 Vies, X, 31 (tr. Jean-François Balaudé).
5 Ibid., X, 34.
6 D'où, aussi bien, leur refus de procédures techniques telles que la définition;
cf. Cicéron, De finibus, I, 22, ou encore Erotien (Usener 258 = Long et Sedley, Les
philosophes hellénistiques, 19 G). Epicure n'aurait pas pu écrire, comme Bertrand
Russell, que : « La théorie du symbolisme est d'une grande importance pour la
philosophie. [...] elle tient à ce que, à moins de faire assez attention aux symboles,
à moins d'assez bien connaître la relation entre le symbole et ce qu'il symbolise,
vous vous apercevrez que vous attribuez à la chose des propriétés qui n'appartiennent
qu'au symbole » (« La philosophie de l'atomisme logique », 1918-1919, repris et traduit
dans Ecrits de logique philosophique, Paris, 1989, p. 544).
7 Les Épicuriens ne passent-ils pas pour refuser la notion de « signifié » (Plutarque,
Contre Colotès, 1119F; Sextus Empiricus, AM, VIII, 258)? Pour une interprétation
qui ne rende pas ce refus incompatible avec la doctrine de la πρόληψις, cf. Jonathan
Barnes, « Epicurus : Meaning and Thinking », G. Giannantoni, M. Gigante éd.,
Epicureismo greco e romano, vol. 1, Naples, 1996, p. 197-220.
s Lucrèce, De rerum natura, V, 1028-1090.
84 RENÉ LEFEBVRE [REG, 111

avec Diogène d'Oenoanda 9 le rejet comme ridicule d'un conven-


tionnalisme de type hermogénéen 10.
Les sons naissent assez naturellement des choses ou de
l'expérience que nous en avons, conformés comme nous sommes; il y
a lieu d'aller rapidement des mots aux choses, sans se perdre
dans des considérations sur les mots. La qualité globale du
langage ordinaire, a fortiori remanié, permet ce mouvement
transitif et même, les mots nous guident vers les choses, puisqu'ils
sont déjà de l'expérience enregistrée, une pré-identification
souvent généralisante n. Epicure n'est pas favorable à la transgression

9 Diogène d'Oenoanda, dans Alexandre Etienne, Dominic O'Meara, La philosophie


épicurienne sur pierre. Les fragments de Diogène d'Oenoanda, Fribourg, 1996, fr. 12.
i° Le texte clé est ici Hér., 75-76, où Epicure commence par préciser de la nature
qu'elle a été instruite par les choses mêmes (nous y reviendrons). Il ajoute, dans un
propos qui rattache à l'émergence naturelle des noms l'explication du fait de la
pluralité des langues - pain béni pourtant pour les tenants du conventionnalisme :
« D'où aussi : les noms ne sont pas nés au début par convention, mais les natures
mêmes des hommes, subissant selon chaque peuple des affections particulières et
recevant des images (φαντάσματα) particulières, faisaient sortir d'une manière
particulière l'air émis sous l'effet de chacune des affections et images, de sorte qu'ensuite
il y ait la différence entre les peuples suivant les lieux. Ensuite, en commun dans
chaque peuple, les particularités du langage furent fixées, afin que les désignations
soient, pour les hommes entre eux, moins incertaines et plus brièvement exprimées »
(tr. M. Conche). A la phase naturelle d'émergence succède une mise en ordre,
destinée à rendre le langage moins ambigu et plus concis.
Ce texte est commenté par Jacques Brunschwig, dans _ « Epicure et le problème
du « langage privé » », 1977, repris dans J. Brunschwig, Études sur les philosophies
hellénistiques, Paris, 1995. Le commentaire de J. Brunschwig laisse de côté la fin du
passage, qui « soulève un problème de texte et d'interprétation très épineux » (p. 56).
Voici le grec donné par M. Conche : τινά δε και ού συνορώμενα πράγματα εισφέροντας
τους συνειδοτας παρεγγυήσαι τινας φθόγγους τους αναγκασθεντας αναφωνήσαι, τους δε
τω λογισμω έλομένους κατά την πλείστην αίτίαν οΰτως έρμηνεΰσαι. On pourrait
traduire : « Quant aux choses de certaine sorte qui ne partagent pas la visibilité des
autres, les produisaient ceux qui en avaient aussi la vision : des hommes étaient
contraints à émettre certains sons, le processus causal le plus répandu faisait que
certains autres choisissaient de façon raisonnée d'user d'expressions semblables ».
Il s'agit d'adapter la thèse empiriste de l'origine des noms aux réalités « qui ne
partagent pas la visibilité des autres » (ού συνορώμενα πράγματα), quelles qu'elles
puissent être (τινά) : choses provisoirement invisibles, ou invisibles à certains, ou
d'une visibilité seulement intellectuelle. Epicure semble dire que même alors, le
processus d'engendrement des noms reste un processus contraint du même ordre,
bien qu'il soit différent chez ceux qui répètent (dans l'hypothèse où έρμηνεΰσαι
signifierait « s'exprimer » ; J.-F. Balaudé comprend « interpréter », de même que Jean
Salem, Commentaire de la Lettre d'Épicure à Hérodote, Bruxelles, 1993, p. 80).
il Epicure, Lettre à Hérodote, 37-38 : « II faut en premier lieu, Hérodote, avoir
saisi ce qui est mis sous les sons, afin que, nous y référant, nous puissions juger des
choses d'opinion, qu'elles soient objet de recherche ou de doute, et que toutes choses
ne restent pas non jugées, pour nous les démontrant à l'infini, ou que nous n'ayons
que des sons vides. Car il est nécessaire que, pour chaque son de voix, la notion
primitive (τό πρώτον έννόημα) soit sous le regard et n'ait en rien besoin de
démonstration, si toutefois nous devons avoir à quoi rapporter ce qui est objet de
recherche ou de doute, c'est-à-dire d'opinion » (tr. M. Conche). Selon toute
vraisemblance, cette notion première que les mots réveillent est ce que les Épicuriens
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des usages linguistiques 12, et comme il n'est pas davantage


favorable à la poésie 13, il ne doit pas avoir le goût non plus
des métaphores : ne considère-t-il pas qu'« à tout mot correspond
une chose et une seule » 14 ?
Epicure, donc, rejette la dialectique. Ou plutôt, s'il y a lieu
tout de même de traiter des mots et du langage, il laisse cela à
la physique : ea scientia et uerborum uis et natura orationis et
consequentium repugnantiumue ratio potest perspici 15. La triparti-
tion scolaire tend à laisser la place à une structure dyadique :
la philosophie, c'est la physique, dont la fin est éthique 16. Quant
au rattachement de la question du langage à l'objet de la
physique, il est très motivé : il y a une natura orationis, et les
mots s'apprécient et s'étudient dans la perspective de leur
émergence sonore depuis cette réalité objective que la sensation nous
permet d'expérimenter.
Toutefois, les Épicuriens n'ont pas vraiment pu faire tenir la
philosophie dans cette structure dyadique : le κανονικόν s'installe
à la place de la dialectique ou la logique. C'est pourquoi Sextus
Empiricus écrit qu'ils commencent άπό των λογικών, en leur
attribuant de considérer en premier τα κανονικά 17. Encore, il ne
faut jamais l'oublier, leur canonique reste-t-elle rattachée à la
physique. C'est ce qu'affirme explicitement Diogène Laërce 18.

appellent πρόληψις : un dépôt général laissé par l'expérience, en même temps


anticipateur. Dans les lignes qui suivent, Epicure évoque les « critères » : sensations,
appréhensions et affections, sans mentionner la πρόληψις, ce qui pousse à considérer
que celle-ci dispose d'un statut original. Sur la πρόληψις, les textes les plus importants
sont Diogène Laërce, Vies, X, 33, et Cicéron, De natura deorum, I, 43-44.
12 Epicure, De la nature = LS, 19 Ε (même si le terme de πρόληψις a lui-même
tout d'un néologisme, selon Cicéron, De natura deorum, I, 44).
13 Cf. par exemple Sextus Empiricus, AM, I, 299-299.
14 De la nature, XXVIII, fr. 13, col. 2 inf., 5-8, cité par David Armstrong,
« Philodème et l'appréciation de l'effet poétique par l'intellect {Poèmes V et PHerc.
1676) », C. Auvray-Assayas, D. Delattre éd., Cicéron et Philodème. La polémique en
philosophie, Paris, 2001, p. 304.
15 « Par cette science, on peut saisir clairement l'efficacité des mots, la nature du
discours, la raison des consecution et des oppositions » : Cicéron, De finibus, I, 63.
16 Cicéron le montre très bien : ibid., I, 63-64.
11 Sextus Empiricus, AM, VII, 22. L'énoncé de Sextus Empiricus masque ou révèle
une certaine confusion entre logique et canonique. Il est vrai qu'à un certain niveau
d'enquête, les Épicuriens commencent par les mots {Hér., 37-38); même si les mots
ne sont que des natures parmi d'autres, et non les premières. Epicure aurait aussi
des raisons de commencer par la canonique, s'il convient d'indiquer les lieux de la
vérité avant de faire état des vérités mêmes (comme l'indique, en termes très
généraux, Sextus Empiricus, AM, VII, 24). La canonique, selon AM, VII, 22 est περί
εναργών καί αδήλων και των τούτοις ακολούθων : elle « porte sur les évidences, les
choses cachées et ce qui s'ensuit ».
18 Vies, X, 30.
86 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

Le témoignage de Cicéron 19 fait ressortir la dépendance des


considérations de type canonique (et bien entendu de type
éthique) vis-à-vis de la physique. Se trouve ainsi reconstituée,
jusqu'à un certain point, la structure triple. « Les épicuriens n'ont
admis que deux parties dans la philosophie : philosophie naturelle,
philosophie morale; la logique étant écartée. Plus tard, comme ils
se voyaient obligés dans la pratique de distinguer les équivoques et
de déceler le faux caché sous l'apparence du vrai, ils ont introduit
à leur tour une section intitulée : du jugement et de la règle
(de iudicio et régula), qui n'est que la partie logique sous
un autre nom; ils n'en font toutefois qu'un accessoire de la
partie naturelle » 20.

Κριτήριον Ι κανών; régula / indicium


Partons de formulations du De finibus de Cicéron pour
identifier quelques difficultés lexicales.
I, 63 : Turn uero, si stabilem scientiam rerum tenebimus, seruata Ma quae quasi
delapsa de caelo est ad cognitionem omnium régula, ad quam omnia iudicia rerum
derigentur, nunquam ullius oratione uicti sententia desistemus.
I, 64 : Sic e phusicis [...] cognitionis régula et iudicio ab eadem Ma constituto
ueri a falso distinctio traditur.
Le premier passage est traduit de la façon suivante dans
l'édition des Belles-Lettres 21 : « Et alors, si la connaissance de
la physique est chez nous solidement assise, et si nous demeurons
fidèle à la règle, cette règle qu'on peut dire descendue du ciel
pour être un moyen universel de connaissance et sur laquelle se
régleront tous nos jugements, il n'y aura jamais personne dont
l'argumentation triomphe de notre conviction et nous en fasse
départir ».
Le second peut se traduire : « C'est ainsi que de la physique
[...] se tire [...] la distinction du vrai d'avec le faux, grâce à
la règle de connaissance et grâce au critérium établi à partir
de celle-ci 22 ».
Dans le premier passage, Cicéron parle d'« observer » une
« règle » {seruata régula), « destinée à permettre la connaissance
de toute chose » (ad cognitionem omnium), et ad quam omnia

19 De finibus, I, 63-64.
20 Sénèque, Lettres à Lucilius, 89, 11, tr. Henri Noblot, revue par Paul Veyne (la
traduction de indicium par « jugement », au lieu de « critère », ne va pas forcément
de soi).
21 Traduction de Jules Martha, 1928, revue par Carlos Lévy, 1999.
22 Nous coupons et modifions ; « Grâce à la règle de connaissance et grâce
au critérium établi à partir de celle-ci » est repris littéralement de la traduction
de J. Martha.
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indicia rerum derigentur : « sur laquelle s'aligneront omnia indicia


rerum », « tous nos jugements », selon les mots de J. Martha et
C. Lévy. Il est difficile en effet (mais pas impossible) de ne pas
entendre « jugement » là où dans son latin, Cicéron écrit indicium.
Cependant, régula traduit κανών, l'image de la « règle » est prise
tout à fait au sérieux, et indicium est en premier lieu le terme
dont dispose Cicéron s'il veut rendre κριτήριον, qui désigne en
grec ce que nous appelons « critère », plutôt que le jugement
même. Si l'on traduisait par « critère » ou « critérium » le terme
latin ambigu de indicium, il apparaîtrait qu'aux yeux d'Épicure,
le critère doit s'aligner sur la règle.
Dans le second passage que nous citons, Cicéron affirme qu'est
tirée de la physique « la distinction du vrai d'avec le faux »,
cognitionis régula et iudicio ab eadem ilia constitute) : « grâce à
la règle de la connaissance, et grâce au indicium établi en partant
de celle-ci ». Cette fois, J. Martha et C. Lévy rendent iudicium
par « critérium », ce qui suggère très explicitement que la règle
commande au critère. Si leur traduction répond correctement à
l'intention de Cicéron, alors c'est ce que dit ici Cicéron, qui
n'affirme pas simplement que nos « jugements » s'aligneront sur
la règle, mais que nos « critères » le feront. La traduction a
l'inconvénient de rendre, à quelques lignes d'intervalle, iudicium
successivement par « jugement » et par « critérium », mais cet
inconvénient, inévitable peut-être, a aussi l'avantage de souligner
la situation difficile dans laquelle se trouve Cicéron, qui dispose
d'un même terme, iudicium, pour désigner deux choses qu'il y
aurait bien lieu de distinguer, le critère d'une part, le jugement
de l'autre.
D'une façon ou d'une autre, Cicéron, dans le traité Des fins,
suggère un alignement des critères sur la règle. Nous pouvons
en revenir à Epicure lui-même. Diogène Laërce 23 attribue à son
ouvrage ce titre plus complet : Περί κριτηρίου ή κανών, « Du
critère ou Règle », ce que confirme d'avance Cicéron, en
mentionnant caelesti Epicuri, « du céleste Epicure » 24, un De régula et
iudicio 25 ; le passage du grec au latin s'accompagne d'une
permutation entre les termes de « critère » et de « règle », régula prenant
chez Cicéron le commandement.

23 Vies, X, 27.
24 L'appellation, qui n'est pas anodine, puisqu'elle en accord avec les éloges
lucrétiens d'Épicure, et fait signe en direction de l'œuvre physique d'Épicure tout en
exprimant la tendance des adeptes à déifier le maître, explique en quoi la régula est
delapsa de caelo.
25 Cicéron, De natura deorum, I, 43. H.Rackam traduit : Rule or Standard
of Judgement.
88 RENÉ LEFEBVRE [REG, 111

La question que nous entendons poser, et que nous avons


commencé d'examiner, est celle des rapports entre ces notions
de κανών et de κριτήριον, que le latin transpose en termes de
régula et de iudicium. Nous progresserons dans notre examen en
prenant appui sur un article de Jacques Brunschwig, « Le
problème de l'héritage conceptuel du scepticisme : Sextus Empiricus
et la notion de «κριτήριον » » 26. Dans cette étude, Jacques
Brunschwig travaille sur la liaison, dans le corpus que constituent
les Hypotyposes pyrrhoniennes et VAdversus mathematicos, entre
deux conceptions du critère : la « prodélique » (conception selon
laquelle un savoir par κριτήριον est un savoir immédiat), et
P« adélique » (conception selon laquelle un κριτήριον intervient
en vue du savoir des choses cachées) ; Jacques Brunschwig défend
la thèse selon laquelle la conception prodélique est un héritage
stoïcien, tandis que la conception adélique proviendrait des
Épicuriens.

L'immédiateté du critère
Le premier texte étudié par Jacques Brunschwig27 est AM,
VII, 25. En VII, 24, Sextus Empiricus a affirmé que ό δε γε
λογικός τόπος την περί των κριτηρίων και των αποδείξεων θεωρίαν
περιειχεν : « la logique a pour contours ceux de la théorie des
critères et des démonstrations ». Faut-il penser que les critères
sont par exemple des normes en vue de la démonstration ? Pas
exactement et pas directement : critère et démonstration occupent
plutôt des places différentielles et exclusives. La suite l'indique.
Nous citons la traduction de J. Brunschwig, en usant librement
des parenthèses et de leur contenu :
« Puisqu'il est généralement accepté que ce qui est évident (τα
μεν εναργή) est connu de soi grâce à quelque critère (δια
κριτηρίου τινός), tandis que ce qui est non-manifeste (τα δε
άδηλα) doit être suivi à la piste grâce à des signes et des
démonstrations (δια σημείων και αποδείξεων), par voie de transfert
à partir de ce qui est évident, nous nous demanderons dans
l'ordre, d'abord s'il existe un critère pour les choses qui se
montrent d'elles-mêmes, soit perceptivement, soit
intellectuellement, et ensuite, s'il existe une procédure séméiologique ou
démonstrative concernant les choses non manifestes ».

26 Dans J.-M. Dillon, A. Long éd., The Question of « Eclectism ». Studies in Later
Greek Philosophy, University of California Press, 1988, repris dans J. Brunschwig,
Études sur les philosophies hellénistiques, déjà cité.
27 Jacques Brunschwig, Études sur les philosophies hellénistiques, p. 297.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 89

Sextus Empiricus entend traiter ici du dogmatisme en général.


Ce que Jacques Brunschwig retient de cette opposition dont
Sextus Empiricus se fait l'écho, entre une connaissance des εναργή
qui serait δια κριτηρίου τινός, et une connaissance des άδηλα qui
serait δια σημείων και αποδείξεων, c'est que « le savoir immédiat
s'appelle un savoir par κριτήριον, de sorte que dire qu'il existe
un κριτήριον revient exactement à dire que nous avons un savoir
immédiat » 28. Cela lui permet d'appeler « prodélique cette notion
de κριτήριον, qui identifie le savoir par κριτήριον et le savoir
immédiat ». J. Brunschwig ajoute : « il est à peine nécessaire de
souligner que la notion prodélique de κριτήριον diffère du tout
au tout de ce que nous entendons par le terme de « critère »
dans le langage ordinaire. Nous faisons usage de ce qui s'appelle
un critère lorsque nous sommes incapables de répondre
immédiatement à telle ou telle question » 29.
Sextus Empiricus ici n'a pas mentionné les Épicuriens. Qu'est-ce
qu'un κριτήριον, ou plus précisément un κριτήριον της αληθείας
pour un Épicurien? Nos sources directes se réduisent à peu de
chose près à la Lettre à Hérodote, 38 et 82, complétée par la
Maxime capitale 24, et à des témoignages tels que celui de
Diogène Laërce, ou celui de Cicéron dans les Académiques, 142.
Selon Diogène Laërce 30, Epicure, dans le Canon, aurait
envisagé comme κριτήρια της αληθείας : a) αισθήσεις (les «
sensations ») ; b) προλήψεις (les « prénotions », ou « préconceptions »,
ou « prolepses ») ; c) πάθη (les « affections ») 31, à quoi certains
auraient ajouté ai φανταστικοί έπιβολαι της διανοίας dont, précise
Diogène Laërce, il est du reste question dans la Lettre à Hérodote
et les Maximes capitales.
Nous laisserons de côté les έπιβολαι της διανοίας, dont il est
effectivement tout à fait question chez Epicure, et dont il nous
semble qu'elles correspondent au produit de ce mécanisme,
analogue à celui de la perception, qui permet à la pensée ou à
l'imagination d'être affectée par les simulacres, sans médiation
sensorielle à proprement parler — compte tenu encore du fait
que l'esprit dispose d'une capacité à se polariser sur certaines
images et à pratiquer une sélection.

28 J. Brunschwig, op. cit., p. 298.


29 Op. cit., p. 299. L'étude de la conception « adélique » prendra pour sa part
appui sur AM, VII, 29-37, et HP, II, 14-16 (pp. cit., p. 304).
30 Vies, X, 31.
31 Les affections sont à tout le moins des critères de recherche et de fuite, comme
le précise G. Striker, 1974, op. cit., p. 31; elles seront tout à fait des critères de
vérité s'il y a une objectivité du bon et du mauvais : ce plaisir ou cette absence de
douleur auxquels tout aspire.
90 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

La mention de la πρόληψις nous semble faire davantage


problème. Sa présence parmi les critères est déjà annoncée par
Cicéron 32, pour qui Epicure omne iudicium in sensibus et in
rerum notitiis et in uoluptate constituit : « fait résider le critère
uniquement dans les sens, les prénotions et le plaisir » ; uoluptas
répond aux πάθη d'Epicure et annonce ceux de Diogène Laërce,
il va de soi que iudicium ne peut signifier « jugement » et doit
se traduire par « critère », quant au mot notitiai, il ne peut
correspondre qu'aux προλήψεις, dont ce n'est pas de Diogène
Laërce que Cicéron a pu apprendre l'existence.
Pourtant, la lecture de la Lettre à Hérodote n'autorise pas à
placer la πρόληψις sur le même plan que les sensations, les
affections ou même les « appréhensions Imaginatives de la
pensée » 33. Sans nommer la πρόληψις, Epicure, en Hérodote 36, en
parle comme s'il fallait en disposer d'avance 34 pour pouvoir
s'engager dans une enquête, et n'envisage qu'ensuite, comme
κριτήρια (il n'ajoute pas της αληθείας), les αισθήσεις, les έπιβολαί
(de la pensée ou d'autre chose), et les πάθη, distingués de ce
qui sera inféré : το προσμένον και το αδηλον, « ce qui est en
attente et ce qui est caché ». En Hérodote 82, il n'est question
d'être attentif qu'aux affections (τοις πάθεσι), aux sensations (τοις
αίσθήσεσι), et en général à « toute évidence présente selon chacun
des critères » (πάση τη παρούση καθ' εκαστον των κριτηρίων
έναργεία). Il n'est pas question des προλήψεις, pas plus qu'il n'en
sera question en MC, 24. Nous serions enclin à admettre 35 que
« pour sa part, Epicure paraît réserver le terme de κριτήριον,
« instrument du jugement », à la désignation des cinq sens et de
l'esprit, lorsqu'il agit à la façon d'un sens ».
Quoi qu'il en soit, à supposer qu'il faille de la πρόληψις faire
un critère, ce ne saurait être qu'en raison de l'étroitesse du lien
entretenu avec la sensation dont, Diogène Laërce le montre bien,
elle constitue une sédimentation. La πρόληψις toutefois a une
fonction anticipative, ce qui n'est pas explicitement le cas de la
sensation ou de l'affection : un critère n'est donc pas
nécessairement anticipateur ; peut-être même, en son fond, un critère n'a-t-il
rien encore d'anticipateur.

32 Cicéron, Académiques, 142 (Lucullus).


33 Selon la terminologie que retient J.-F. Balaudé, dans sa traduction du livre X
des Vies.
34 D'où les termes d'anticipatio et de praenotio mis en avant par Cicéron dans le
De natura deorum, I, 43-44.
35 Avec Elizabeth Asmis, « Epicurean Epistemology », K. Algra, J. Barnes,
J. Mansfeld, M. Schofield éd., (The Cambridge History of) Hellenistic Philosophy,
Cambridge, 1999, p. 263-264 (à la traduction près, peut-être, de κριτήριον par
« instrument du jugement »).
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 91

Les travaux de Gisela Striker éclairent la notion hellénistique


de critère, en particulier dans sa version épicurienne. Ils ne
mentionnent que trois emplois pré-épicuriens 36. Tout d'abord,
Platon, Rép., IX, 582 a. Socrate demande comment il faut juger
(κρίνεσθαι) les choses qu'il faudra bien juger, et mentionne
comme κριτήριον, « critère de jugement » (G. Leroux), Γέμπειρία,
la φρόνησις ou le λόγος. Un κριτήριον apparaît là comme une
ressource pour bien juger. En Théét., 178 b, το κριτήριον désigne,
dans la perspective de la théorie protagoréenne de l'homme
mesure, ce en vertu de quoi l'homme croit vrai pour lui et réel
ce dont il pâtit en y croyant. Gisela Striker parle d'une ability
à se prononcer sur le vrai et le faux. Le troisième passage est
en Métaph., K, 6, 1063 a 3 du pseudo-Aristote, où est employée
l'expression το αίσθητήριον και κριτήριον.
Jusque-là, un κριτήριον n'apparaît pas comme ce à quoi nous
devrions avoir recours pour trancher quand nous sommes dans
l'embarras, ou comme un instrument pour s'assurer qu'on est
dans le vrai. Sans forcément désigner de manière stricte une
faculté, le κριτήριον est plutôt ce qui nous permet d'être dans
le vrai. C'est bien le cas chez Epicure. Ainsi que le fait observer
G. Striker37, une προλήψις ne saurait être une faculté. Mais un
πάθος non plus. Les critères, selon Epicure, sont seulement des
gîtes de la vérité : quand nous éprouvons une sensation, nous
sommes nécessairement dans le vrai; c'est aussi le cas quand
nous éprouvons une affection; quand nous imaginons; et quand
nous avons une prénotion. Nous sommes alors face à l'évidence 38.
L'appel à l'évidence (ενάργεια) fonde la canonique épicurienne;
ainsi que l'écrit Epicure 39, que « les critères conformes aux
évidences (τα κριτήρια [...] τα κατά τας ενάργειας) ne soient pas
détruits » constitue un but, et le moyen d'empêcher l'erreur de
semer partout le trouble ; « il faut être attentif aux affections
présentes et aux sensations [...] et à toute l'évidence présente
suivant chacun des critères » (πάση τη παρούση καθ' εκαστον των
κριτηρίων ενάργεια) 40. Les choses ont un éclat, et il y a évidence
lorsque cet éclat nous est rendu présent dans la sensation et

36 Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, p. 26-27.


37 Ibid., p. 31.
38 « Dans l'usage le plus répandu et philosophiquement le moins intéressant, les
critères sont les facultés cognitives : la raison et les sens. C'est de cette manière que
Platon, Aristote, et la plupart du temps Epicure emploient le terme. Mais les doctrines
caractéristiques d'Épicure et des Stoïciens ne portent pas sur des facultés, mais sur
les impressions sensorielles et les concepts généraux désignés comme critériums de
vérité » (G. Striker, « The Problem of the Criterion », 1990, op. cit., p. 151).
39 Hér., 52 (tr. J.F. Balaudé).
40 Hér., 82 (tr. M. Conche).
92 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

l'affection. C'est à l'évidence qu'est suspendue l'opinion41. Selon


l'Épicure de Sextus Empiricus 42, les opinions sont vraies si elles
sont « attestées » (έπιμαρτυρούμεναι) par l'évidence (προς της
ενάργειας) ou « non contestées » (ούκ άντιμαρτυρούμεναι) par
elle : les autres opinions sont fausses. Comme l'opinion43 est
susceptible de vérité et de fausseté, à la différence de la sensation
et des autres critères, il faut la distinguer de l'évidence : χωρίζειν
δόχα άπό ενάργειας 44. « L'évidence est base et fondement de
tout » 45. Là où la pensée reste rattachée à l'évidence, il y a
κριτήριον, tandis que rejeter (έκβαλείς) la sensation (ou
l'affection, ou la φανταστική επιβολή), c'est rejeter le critère 46. La
sensation est le critère 47. Mais la sensation est un fait naturel
comme un autre, dont il n'y a pas lieu ici de rappeler le
mécanisme : « II faut encore admettre que la nature a été instruite
et contrainte par les choses mêmes (ύποληπτέον και τήν φύσιν
[...] των πραγμάτων διδαχθήναι τε και άναγκασθήναι) [...] et
qu'ensuite le raisonnement (τον δε λογισμόν) à ce qui a été
transmis par elle (τα υπό ταύτης παρεγγυηθέντα), ajoute la
précision et fait de nouvelles découvertes [...]»48.
Les premiers mots du passage de Sextus Empiricus, AM, VII,
25, cité par Jacques Brunschwig, s'appliquent excellemment bien
à la doctrine épicurienne : « Puisqu'il est généralement accepté 49
que ce qui est évident est connu de soi grâce à quelque critère,
tandis que ce qui est non manifeste doit être suivi à la piste
grâce à des signes et des démonstrations, par voie de transfert
à partir de ce qui est évident », etc. Selon la Lettre à Hérodote
38, en effet, « il faut observer (θηρείν) toutes choses d'après
les sensations, et, de façon générale, d'après les appréhensions
immédiates, soit de la pensée, soit de n'importe lequel des
critères, de même encore d'après les affections présentes, afin
que nous ayons de quoi procéder à partir de signes à des
inferences au sujet de ce qui attend confirmation et de l'invisible »
(tr. M. Conche).

41 Ou
42
43 Diogène
AM,encore
VII,Laërce,
211.
ce qu'Épicure
Vies, X, désigne,
33 : τό δοξαστόν
par opposition
άπό προτέρου
à πρόληψις,
τινόςduεναργούς
nom d'ÏMroÀïï\|nç
ήρτηται.
{Lettre à Ménécée, 124 ; Diogène Laërce, Vies, X, 34) : des « présomptions » (M.
Conche), des « suppositions » (J.-F. Balaudé).
44 Sextus Empiricus, AM, VIII, 63.
45 AM, VII, 216.
46 Epicure, Maximes capitales, 24.
47 Ou comme le dit Diogène Laërce des Sceptiques comme d'Épicure : εστίν οΰν
κριτήριον [...] τό φαινόμενον (Vies, IX, 106).
48 Hér., 75 (tr. M. Conche) ; παρεγγυώ peut aussi signifier « ordonner » ou
« prescrire ».
49 Et spécialement par les Épicuriens.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 93

Critère et régulation
Ce qui est évident est effectivement connu de soi grâce à
quelque critère, et l'inventaire épicurien des critères est
l'inventaire des modes d'accès à l'évident — de cet accès à l'évidence
dépendant ensuite, mais ensuite seulement, même si l'enjeu est
fort important, la valeur cognitive des énoncés portant sur des
objets situés au-delà des limites de l'expérience actuelle ou
possible. Pourquoi, dans la comparaison entre les conceptions
stoïcienne et épicurienne du critère, qu'il voit se mélanger chez
Sextus Empiricus, Jacques Brunschwig assure-t-il que « Chez Épi-
cure, l'usage prédominant de la notion repose principalement sur
une analogie entre κριτήριον et κανών » ? Nous citons la suite :
« Un κανών, règle ou équerre, est paradigmatiquement droit ; il
permet de tester si une ligne est véritablement droite, ou si un
angle est véritablement droit. De même, un κριτήριον de vérité
est un fournisseur de vérités, immédiatement évidentes par elles-
mêmes, qui peut être utilisé pour tester la valeur de vérité
d'opinions (ou de théories, ou d'hypothèses) qui portent sur des
états de choses non perceptibles, ou non immédiatement connues
et qui par le fait ne sont ni clairement vraies, ni clairement
fausses. Le fait que les vérités en question sont intrinsèquement
vraies est ce qui leur permet de remplir la fonction qu'elles
remplissent; mais leur valeur de κριτήριον dépend de l'usage qui
en est fait pour tester la valeur de vérité d'énoncés autres
qu'eux-mêmes » 50.
Dans une note 51, J. Brunschwig précise qu'il ne parle que
d'un « usage prédominant de la notion », dans la mesure où
Epicure « emploie aussi le mot «κριτήριον » dans le sens de
« pouvoir de juger » ou « pouvoir de connaître » », renvoyant
alors à Hér., 38 et 51, c'est-à-dire à une bonne partie des emplois
épicuriens conservés du terme de κριτήριον. En fait, « juger » ne
semble même pas pouvoir constituer l'acte majeur des critères 52,
dans la mesure où les jugements sont faillibles et les critères
infaillibles : les critères s'identifient plutôt, par le truchement des
simulacres, à l'effectivité de la manifestation naturelle des choses;
à cet événement naturel consistant pour la φύσις à être contrainte

50 « Le problème de l'héritage conceptuel du scepticisme : Sextus Empiricus et la


notion de « κριτήριον », op. cit., p. 317.
51 Op. cit., p. 316, note 1.
52 C'est pourquoi la traduction de κριτήριον par iudicium est tellement fâcheuse.
Ayons en tête aussi que κρίνειν ne veut pas nécessairement dire « juger », mais peut
signifier « discriminer » (de même, en Diogène Laërce, Vies, X, 31-32, les sensations
sont dites κριτικοί, alors même que Γα'ίσθησις vient d'être présentée comme άλογος).
94 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

par les choses à les percevoir, puis à transmettre ou ordonner


au raisonnement53. Avant d'avoir un rôle normatif vis-à-vis des
jugements, « les critériums d'Épicure ont été considérés comme
des vérités premières, c'est-à-dire des vérités appelées à être
acceptées sans preuve ou supplément d'argumentation » 54.
Pourquoi donc Jacques Brunschwig, qui estime que l'usage épicurien
(distingué de l'usage stoïcien) est celui qui s'est imposé, et se
retrouve dans l'usage moderne 55, choisit-il, finalement, d'identifier
la position épicurienne à ce qu'il appelle la conception adélique
du critère ? La raison, nous semble-t-il, est en partie donnée
dans l'extrait de la ρ 317 que nous avons cité : « Chez Epicure,
l'usage prédominant de la notion repose principalement sur une
analogie entre κριτήριον et κανών ».
Selon J. Brunschwig, par conséquent, Epicure voit une analogie
entre le critère et la règle, et pense le premier sur le modèle
de la seconde. Il s'ensuit que, dans l'esprit du philosophe du
Jardin, le critère doit faire peu ou prou ce que fait une règle :
il norme, il fait aller droit. Mais il n'y a pas matière à rectification
dans une perception (ou une affection, ou une prénotion) : seul
le jugement sur les choses encore absentes ou plus
fondamentalement cachées a besoin d'être guidé ou rectifié. Ainsi, la valeur
de κριτήριον des vérités évidentes « dépend de l'usage qui en
est fait pour tester la valeur de vérité d'énoncés autres qu'elles-
mêmes ».
Ici, Jacques Brunschwig s'inscrit dans la continuité de Gisela
Striker (encore que celle-ci souligne davantage la dimension
première et immédiate du critère épicurien). Selon G. Striker,
« Si nous voulons comprendre le rôle qu'Épicure est désireux
d'assigner aux perceptions et préconceptions quand il les appelle
des « moyens du jugement », nous pouvons partir de l'analogie
dont l'ouvrage d'introduction à l'épistémologie écrit par Epicure
tire son titre : l'analogie entre les moyens du jugement et la
règle d'un charpentier (κανών) » 56. Non seulement G. Striker
mentionne une analogie, mais encore elle prend κριτήριον comme
signifiant mean of judgment. « Epicure semble avoir choisi
précisément cette analogie comme base de sa théorie des critériums.
Ce qu'il appelle des « critériums (de vérité) », ce sont des vérités
employées pour juger de la vérité ou de la fausseté d'opinions » 57.

53 Cf. Hér., 75.


54 G. Striker, « The Problem of the Criterion », op. cit., p. 152.
55 J. Brunschwig, « Le problème de l'héritage conceptuel du scepticisme : Sextus
Empiricus et la notion de " κριτήριον " », op. cit., p. 317, note 5.
56 G. Striker, «Κριτήριον της αληθείας», op. cit., p. 31.
57 Ibid., p. 33.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 95

Que les sensations servent à valider ou invalider des jugements


(selon les formules de Γέπιμαρτύρησις et de Γούκ άντιμαρτύρησις)
n'est évidemment pas ce qu'il s'agit de mettre en question : les
sensations servent en effet de norme en vue de l'évaluation des
vues théoriques; et il y a toutes les raisons d'admettre que selon
les Épicuriens, elles sont alors critères de vérité. Nous soumettons
plutôt à la critique déjà l'assertion selon laquelle le critère
épicurien est surtout cet instrument de contrôle de la validité
des procédures inférentielles — mais il n'y a pas là matière à
guerre de religion. Nous doutons par-dessus tout de la justesse
de la conviction selon laquelle Epicure aurait pensé le critère
sur le modèle de la règle : la force de l'action qu'exercent les
notions de règle et de norme sur l'imaginaire philosophique
explique bien plutôt que nous nous figurions volontiers, κανών
et κριτήριον voisinant dans le titre de l'ouvrage perdu d'Epicure,
qu'Epicure a dû penser le κριτήριον comme un κανών. C'est là
ce dont nous doutons. Il nous semble qu'aborder sous cet angle
la canonique peut conduire à en altérer l'esprit, pour des raisons
de fond.

La nature et la norme
Résonnent toujours à nos oreilles les mots de Marcel Conche,
dans les premières pages de son Lucrèce et l'expérience 58 : « Nul
sage n'a été moins moraliste qu'Epicure. La préoccupation du
devoir-être lui est totalement étrangère [...]. Or le sage n'a pas
à proposer une idée de ce qu'est la fin suprême de la vie, comme
si la vie l'avait attendu pour savoir s'orienter, ni à dire comment
nous devons la poursuivre. Il doit plutôt nous amener à constater
avec lui que la nature nous renseigne déjà sur elle pleinement
et immédiatement par la sensation. Alors nous lui donnons son
véritable nom qui est plaisir (ηδονή, voluptas) ».
Envisageant ici l'Épicurisme essentiellement sous l'angle
éthique, Marcel Conche le suggère étranger à toute préoccupation
normative. Sa réaction n'est pas isolée. Geneviève Rodis-Lewis
tient un propos convergeant. Ayant évoqué la « division bipartite »
de la philosophie dans l'Épicurisme, elle note que « Les épicuriens
n'ont jamais accordé beaucoup d'importance à la discussion :
l'évidence apportée par le maître doit être assez lumineuse pour
emporter la conviction. La division tripartite de la philosophie
fut également généralisée par les traités platoniciens, pour
répondre aux points de vue de l'être, de la connaissance et de la

58 Marcel Conche, Lucrèce et l'expérience, Paris, 1967, p. 7, Québec, 2003, p. 9.


96 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

pratique. Cette perspective fait d'autant mieux ressortir


l'originalité de l'épicurisme, qui n'érige aucune norme, que ce soit pour
raisonner ou pour moraliser. Tout est issu de la nature, et nulle
raison n'a présidé à son organisation » 59.
Ces propos ne sont que très partiellement vrais. Les premiers
mots du passage de Lucrèce et l'expérience, que nous citons, ne
peuvent laisser sans réaction, dès lors qu'on garde en tête le
témoignage de Sénèque, dans la Lettre 25, 5 à Lucilius : « Agis
en tout comme si Epicure te regardait ». L'éthique épicurienne,
dans sa brièveté, est par ailleurs saturée d'énoncés prescriptifs,
pour ne rien dire du mode de son administration, parent parfois
d'un conditionnement sectaire. Quant au sage, il n'a peut-être
pas à « proposer » une idée de ce qu'est la fin suprême, mais il
ne cesse d'en énoncer l'objet, et de dire que « nous devons
la poursuivre ».
Il n'est donc pas vrai non plus que l'Épicurisme « n'érige
aucune norme, que ce soit pour raisonner ou pour moraliser »
(G. Rodis-Lewis). Pour raisonner : si cela était vrai, il n'y aurait
pas de canonique épicurienne, pas d'ouvrage intitulé La règle.
En même temps et d'un autre côté, M. Conche et G. Rodis-
Lewis, jusqu'à un certain point, touchent juste. Le sage n'est pas
chargé d'inventer une finalité 60, et la vie ne l'a pas attendu pour
savoir s'orienter, de sorte que son œuvre tient pour beaucoup
du « constat ». G. Rodis-Lewis, de son côté, a raison d'affirmer
que « tout est issu de la nature », laquelle n'est hantée par
aucune raison qui y déploierait sa méthode (quoique selon
Lucrèce, il y ait du pacte dans la nature). Elle souligne à bon
droit la désinvolture de l'Épicurisme vis-à-vis des procédures de
la recherche, et si l'on refuse d'admettre avec elle que
l'Épicurisme « n'érige aucune norme » pour raisonner, une partie du
désaccord peut être mise au compte de l'expression : c'est à bon
droit qu'elle souligne la forte présence de la figure du maître,
un sage vraiment κανών και μέτρον, pour parler comme Aristote;
Philodème a consacré un ouvrage entier à la παρρησία, mais la
liberté épicurienne de parole est surtout celle du maître.
En fait, l'Épicurisme est excessivement normatif : de là les
modalités qu'emprunte le discours du maître, des développements
du Περί φύσεως, aux Lettres, aux Maximes capitales, à la formule

59 Geneviève Rodis-Lewis, Epicure et son école, 1975, Paris, coll. « Folio », p. 68.
60 Sans doute y a-t-il quelque chose de troublant dans le recours épicurien à la
notion de τέλος της φύσεως (par exemple en Mén., 133), dans le contexte d'un rejet
global du finalisme; on admet généralement que le terme grec de τέλος renvoie
simplement à la notion, dit en latin, de ce summum bonum dont la poursuite est de fait.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 97

du quadruple remède. La difficulté cependant tient à ce qu'il


développe sa pensée en un temps où il n'était pas encore interdit
au ought de sortir du is 61. La nature est factuelle, ou sous-jacente
aux faits, et c'est pourtant d'elle que se tirent les normes. C'est
vrai s'agissant des normes éthiques, et là-dessus, on ne saurait
faire mieux que renvoyer à l'étude de Jacques Brunschwig sur
le cradle argument62', le plaisir ou la douleur s'expérimentent
comme tels sans difficulté, la désidérabilité intrinsèque du premier
est indiquée par l'effectivité de son éternelle poursuite. Que ce
qui est plaisant le soit, et que le plaisant soit bon, cela relève
de l'évidence : cela n'empêche en rien pourtant, et au contraire,
qu'il soit à rechercher63. Peut-être n'y a-t-il aucun sens à le
préciser, s'agissant des bêtes et des enfants, qui le recherchent
d'eux-mêmes; mais les effets du cours du temps étant ce qu'ils
sont, il y a lieu de le rappeler aux hommes mûrs, et même
urgence à le faire.
Les normes de la canonique, elles aussi, se tirent de la nature,
et c'est là un point essentiel. Que nous soyons dans le vrai
quand nous percevons constitue un pur fait, en tous points
naturel : un fait complexe, composé de la réalité de la chose et
de celle des simulacres, considérés dans leur effet sur l'esprit de
l'étant naturel qui perçoit. Il est très important que la sensation
soit ce lieu premier inattaquable de vérité : si nous étions
rejetés είς άπειρον 64, l'Épicurisme ne pourrait se constituer en
naturalisme. La démonstration dans Diogène Laërce de
l'infail ibilité des sensations 65 répond à cette exigence d'inattaquabilité :
non pas seulement pour que le savoir soit possible et fondé,

61 Pour parler cette fois comme Alasdair Maclntyre, traitant de Paristotélisme


opposé aux Lumières et à leur supposé échec : 1981, tr. fr. Après la vertu, Paris,
1997, p. 58-59.
62 Désormais « L'argument des berceaux chez les Épicuriens et chez les Stoïciens »,
op. cit., p. 69-112.
63 Et quoniam detractis de homine sensibus reliqui nihil est, necesse est, quid aut
ad naturam aut contra sit a natura ipsa iudicari. Ea quid percipit aut quid iudicat,
quo aut petat aut fugit aliquid, praeter uoluptatem et dolorem ? « Et puisque, si on
lui ôte les sens, rien n'est laissé à l'homme, il faut que de ce qui va dans le sens
de la nature et de ce qui est contre-nature, la nature juge elle-même. Celle-ci, que
perçoit-elle ou de quoi juge-t-elle, se déterminant par là à poursuivre ou à fuir ?
Elle n'a pas d'autre objet que le plaisir ou la douleur » (Torquatus, dans Cicéron,
De finibus, I, 30; nous traduisons).
64 Hér., 37.
65 Vies, X, 32.
98 RENÉ LEFEBVRE [REG, 111

mais pour qu'il soit fondé en nature 66. Cela n'empêche pas la
sensation de donner matière à norme, nous allons y revenir.
Dans la courte liste de critères donnée par Epicure ou par les
témoins, α'ίσθησις côtoie πάθος : ce voisinage indique l'unité
profonde du naturalisme épicurien. Qu'il s'agisse de connaissance
ou d'éthique, une expérience première élémentaire nous indique
ce qu'il en est des choses; cette expérience première constitue
elle-même un fait naturel, et ce fait s'institue en norme, dans la
perspective de pratiques cognitives ou éthiques futures.

La restauration épicurienne
Si ces faits ont à s'instituer en norme, c'est en raison de
processus de dénaturation (ou du moins en grande partie en
raison de tels processus, car on ne voit tout de même pas qu'il
soit possible d'envisager un être humain qui ne raisonnerait pas
ni n'aurait à le faire). A l'échelle de l'existence individuelle,
l'opinion, le raisonnement, la projection dans l'avenir (avec aussi
leurs effets sur le désir, d'où la notion de désirs non naturels),
sont moins incontestablement naturels que, dans leur infaillibilité,
la sensation et l'affection. Selon le mot qu'emploie à deux
reprise Epicure en Hér., 50-51, l'erreur est une διάληψις : une
« séparation » ; et il importe, sur le plan cognitif, de laisser les
évidences se distinguer (res secernere apertas) « des adjonctions
douteuses que tire de lui-même l'esprit qui va devant soi » 67 :
après tout, aller droit devant soi (protinus), cela peut constituer
une image de l'errance, et il ne faut pas penser tout de suite
que les choses iraient mieux si l'esprit allait encore plus droit
en suivant la ligne du cordeau, car c'est le développement même
de la pensée qui est périlleux, dès que l'esprit fait plus que
céder à l'impact des corpuscules arrivés des choses mêmes.
Parallèlement, les désirs naturels, nécessaires et non nécessaires,
sont bientôt flanqués de désirs non naturels, qu'il convient d'isoler
des précédents.
A l'échelle de l'humanité, jusqu'au moment de la rédemption
épicurienne 68, l'histoire se présente comme un processus

66 Lucrèce, De rerum natura, IV, 478-479, s'adressant au sceptique qui marche sur
la tête : Inverties primis ab sensibus esse creatam / notitiem ueri, neque sensus posse
refelli : « Tu découvriras que les sens formèrent les premiers / la notion de vérité et
qu'ils sont infaillibles » (tr. José Kany-Turpin).
67 Lucrèce, De rerum natura, IV, 467-468.
68 II convient de se reporter ici au livre V du poème de Lucrèce, que David
Furley commente judicieusement dans « Lucretius the Epicurean, on the History of
Man », 1978, repris dans Cosmic Problems. Essays on Greek and Roman Philosophy
of Nature, Cambridge, 1989.
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 99

complexe, à l'occasion duquel, certes, sont surmontés certains des


inconvénients d'un jeu naturel sans harmonie préétablie, et de
fait, défavorable parfois à la qualité de la vie humaine et à
l'accomplissement du telos — quoique globalement, la vie au
naturel soit assez simple; parce que la technique, que prolonge
une mise en ordre juridico-politique, corrige certaines de ces
insuffisances, l'Épicurisme a des titres à passer pour un
progressisme. Mais en même temps, le développement des pratiques et
des pensées se traduit par la dénaturation du régime des désirs
et l'apparition de considérables aberrations : guerre, superstition,
peur de la mort, sophistication de la vie passionnelle.
De l'histoire de cette dénaturation (que l'Épicurisme, à notre
connaissance, ne désigne toutefois pas de ce nom), naît le
besoin de philosophie. Celle-ci s'engage sur le chemin risqué de
l'évolution : « la philosophie est l'activité par laquelle la vie
heureuse s'établit dans l'enceinte des raisons et des
raisonnements » 69. Sans doute est-ce, avec Epicure, un certain parti pris
de l'artifice. Encore faut-il bien identifier la nature de l'œuvre :
le τέλος en direction duquel elle se veut marche n'est autre que,
réassumé, le but auquel tendent d'eux-mêmes les êtres pourvus
de sensibilité, pour autant qu'en eux le paruus, l'enfant, ainsi
que l'écrit Jacques Brunschwig, n'a pas laissé la place au prauus 70.
Epicure enseigne que :
Omne animal, simul atque natum sit, uoluptatem appetere eaque gaudere
ut summo bono, dolorem aspernari ut summum malum et, quantum possit,
a se repellere, idque facere nondum deprauatum, ipsa natura incorrupte
atque intègre iudicante. Itaque negat opus esse ratione neque disputatione
quam ob rem uoluptas expetenda, fugiendus dolor sit71.
La nature de l'être animé tranche 72 ; Epicure negat opus esse
ratione. Mais l'intégrité de la nature n'est pas au-delà de toute
menace. La tâche de la philosophie est de se ressaisir des

69 Epicure, selon Sextus Empiricus, AM, XI, 168.


70 J. Brunschwig, « L'argument des berceaux chez les Épicuriens et chez les
Stoïciens », op.cit., p. 77 : « Le parvus est un être que rien n'a encore dépravé, ou
rendu pravus ».
71 Cicéron, De finibus, I, 30 : « Tout être animé, dès qu'il est né, aspire au plaisir
et en jouit comme du souverain bien, repousse la douleur comme le souverain mal
et, autant qu'il le peut, la tient à distance : c'est ainsi qu'il agit tant qu'il n'est pas
perverti, et que sa nature même rend un jugement que rien ne gâte et qui conserve
son intégrité. De ce fait, Epicure nie qu'il y ait matière à raisonner et débattre de
ce qui rend le plaisir convoitable et fait de la douleur une chose à fuir » (nous
traduisons ; « perverti » est repris de la traduction de J. Brunschwig).
72 Si le propos concerne l'animal tout autant que l'homme, et il concernera en
tous cas l'enfant, on voit que iudicare ne peut signifier « juger » qu'à condition de
ne pas donner à ce terme une valeur technique.
100 RENÉ LEFEBVRE [REG, 111

« jugements » de la nature, et de revitaliser les processus


physiques. A aucun moment, la rupture avec la nature n'est préconisée,
sans qu'il s'agisse pour autant d'ouvrir la perspective d'une
réaction ou une régression : les processus engagés par l'histoire
sont dans une certaine mesure irréversibles et d'ailleurs, ils sont
loin d'être en tous points mauvais; mais il s'agit plutôt, prenant
son parti de cette raison à l'utilité originelle réduite, et à certains
égards nuisible, d'assurer avec des raisons la promotion de l'œuvre
naturelle, de l'accompagner ou de la réactiver. Dans le vocabulaire
de Bacon, nous pourrions dire qu'il s'agit d'une instauratio :
d'une « restauration », de la reprise d'un processus en d'autres
temps et avec d'autres moyens.
Si nous citons le chancelier, un autre représentant eminent de
la tradition empiriste, au sortir de la Renaissance, c'est afin de
souligner l'écart entre la philosophie d'Épicure, et la perspective
de cette interpretatio naturae qui a du reste si peu à voir avec
une « interprétation ». Selon Bacon, restât unica salus ac sanitas,
ut opus mentis universum de integro resumatur; ac mens, iam ab
ipso principio, nullo modo sibi permittatur, sed perpetuo regatur;
ac res ueluti per machinas conficiatur : « II ne reste qu'une
planche de salut, qu'un remède : reprendre entièrement et dans
sa totalité l'œuvre de l'esprit; et faire que l'esprit, dès le départ,
ne se trouve en aucune manière livré à lui-même, mais qu'il soit
continuellement dirigé ; et que la tâche soit accomplie comme par
des machines » 73. Radicale, la restauration baconienne, dont le
projet énonce l'obligation d'une soumission à la nature, requiert
une régulation sans faille de l'activité intellectuelle, et une
mécanisation de ses procédures 74.
La restauration épicurienne repose-t-elle sur sa base
méthodologique comme sur une ors [...] ex génère logicae 75 de cette sorte ?
Est-ce cela que suggère le fait qu'un livre d'Épicure a pu
s'intituler Κανών ? Nous ne croyons en tous cas pas que les critères
épicuriens aient quoi que ce soit d'originellement canonique, ou
que le concept radical soit celui de κανών, tandis que κριτήριον
constituerait un concept subordonné 76. Epicure ne conçoit pas

73 Francis Bacon, Novum organum, Praefatio, p. 152 (édition J. Spedding,


R.L. Ellis, D.D. Heath).
74 L'esprit ne fait pas son chemin, nisi hoc Mi per duras leges et uiolentium
imperium imponatur : « si cela ne lui est imposé par de dures lois et une autorité
impérieuse » (ibid., I, 47, p. 166).
75 F. Bacon, Instauratio magna, p. 135.
76 Rappelons que selon Diogène Laërce (Vies, X, 30), les Épicuriens ont l'habitude
de désigner la canonique à l'aide de l'expression περί κριτηρίου και αρχής : « sur
le critère et le principe », plutôt que par une référence à la règle ; αρχή étant
en grec remarquablement ambigu, on peut entendre le terme comme signifiant
« commencement », ou « commandement » : nous suggérons de comprendre « base ».
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 101

le critère sur le modèle de la règle, et du reste, même si


l'Épicurisme est une philosophie de la liberté, il ne s'agit pour
Epicure ni d'écrire un De regno hominis, ni de faire en sorte
que, fût-ce parendo, « en lui obéissant », natura uincitur : « la
nature soit vaincue » 77. C'est à la nature en l'homme de régner,
et il n'y a pas lieu de la contraindre. Même dans la matière du
calcul du plaisir 78, dont la nécessité ne découle pas nécessairement
d'une dépravation, mais plutôt aussi de ce que les actes
n'indiquent pas leurs conséquences avec évidence, Epicure ne demande
pas à la technique mathématique ce qu'en attend, dans le moment
final du Protagoras, l'auteur du Ménon19.
Certes, il y a place pour une canonique — rattachée à la
physique. Mais le concept de κανών ou de régula est second par
rapport à celui de κριτήριον. Tout d'abord, il y a les κριτήρια;
c'est un fait de nature : la nature se faisant connaître d'elle-même,
se livrant dans une évidence dont il n'y a pas à rendre raison,
sinon de façon polémique, parce qu'elle est un fait premier. Tout
va s'édifier là-dessus. Si nous étions des enfants, et même des
bêtes, les κριτήρια n'en existeraient pas moins : le vrai serait
distingué du faux (et le plaisant du déplaisant) par Γαϊσθησις et
le πάθος, sans qu'il y là matière à régulation. Or, si l'enfance
est désormais un paradis perdu, l'enfant constitue cependant
encore, à certains égards, un modèle. Toutefois, la dépravation
ayant fait son œuvre, le besoin de règle se fait maintenant sentir.
Quelle est donc la règle ? Relisons De finibus, I, 63-64 : la règle
tombée du ciel se tire pour nous désormais d'une étude de la
physique 80 dont n'auraient guère besoin des êtres simplement
naturels. Rattachée dans son énoncé à la connaissance des choses,
elle vient renforcer tout d'abord le secours qu'apporte la physique
à la sensation même, et en général au critère : nisi autem
rerum natura perspecta erit, nullo modo poterimus sensuum iudicia

En dehors du processus causal de sa production, le critère de la sensation n'a rien


sous lui qui puisse permettre d'en rendre raison, dans la mesure même où la radicalité
de sa simplicité le soustrait à toute possibilité de critique; τό τα άποασθήματα δ'
ύφεσθάναι πιστοΰται την των αισθήσεων άλήθειαν : « le fait que les données sensorielles
constituent une base persuade de la vérité des sensations » {ibid., 32).
77 F. Bacon, Novum organum, p. 157.
78 Epicure, Men., 129.
79 Selon le mot de M. Conche, Lucrèce et l'expérience, 2003, p. 10, l'« art
proprement humain », « c'est celui d'être malheureux ».
80 Si stabilem scientiam rerum tenebimus, seruata Ma quae quasi delapsa de caelo
est ad cognitionem omnium régula : « si la connaissance de la physique est chez nous
solidement assise, et si nous demeurons fidèle à la règle, à cette règle qu'on peut
dire descendue du ciel pour être un moyen universel de connaissance » (I, 63) ; quels
que soient les effets du service de la règle sur le développement ultérieur d'une
science assurée des choses, la règle elle-même, tout d'abord, est de caelo.
102 RENÉ LEFEBVRE [REG, 117

defendere81. Voici donc la première fonction de la règle : non


pas faire de la sensation un critère, non pas véritablement
découvrir que la sensation est critère, ou en administrer une
problématique démonstration, mais à tout le moins proclamer ou
rappeler que la sensation est critère, le faire voir, l'expliquer; là
où le régime de l'opinion fausse parfois occulte notre relation
originelle de confiance en une sensation qui ne ment pas 82, la
tâche de la canonique est de faire reconnaître à leur juste valeur
la sensation, l'affection, et même Γέπιβολή της διανοίας ou la
πρόληψις ; de les faire reconnaître comme critères. Quicquid porro
animo cernimus, id omne oritur e sensibus, qui si omnes ueri
erunt, ut Epicuri ratio docet, turn denique potent aliquid cognosci
et percipi : « En outre, tout ce que nous apercevons par l'âme
a son origine dans les sensations; si celles-ci doivent toutes être
vraies, comme l'enseigne la doctrine d'Épicure, c'est alors qu'enfin
il sera possible de connaître et de comprendre quelque chose
<avec vérité> » 83. Le critère n'est pas sur le modèle de la règle,
mais la règle sert à la restauration, non de la valeur du critère,
mais de la confiance en cette valeur. Maintenant seulement
devient intelligible l'énoncé de Ménécée 129, selon lequel le plaisir
est αγαθόν πρώτον και συγγενικόν, mais selon lequel également έπί
ταύτην καταντώμεν ώς κακόνι τω πάθει παν αγαθόν κρίνοντες :
« c'est à lui que nous aboutissons toutes les fois que nous jugeons
du bon en prenant l'affection pour règle 84 » ; il serait tout naturel
de procéder ainsi, dès lors que le plaisir est αγαθόν συγγενικόν,
mais des conditions de l'existence réelle naît le besoin d'une
règle tirée de la nature. L'affection est critère, et c'est elle qui,
à ce titre, donne à la règle son contenu.
La règle, donc, réaffirme la valeur de la sensation ou de
l'affection comme critères. Ce faisant, et la tâche est moins
radicale, quoique son importance reste considérable, Epicure
entend qu'on règle sur l'expérience sensorielle la conduite des
opérations pensantes ultérieures risquées. Mais il s'agit alors de
se régler sur ce qui naturellement se fait sans règle. Désormais,
il est permis de dire que nous disposons d'une règle ad quam
omnia iudicia rerum derigentur, que cognitionis régula [...] ueri

81 « Or, si nous n'avons pas bien pénétré les lois de la nature, il nous sera
absolument impossible de défendre les jugements de la sensation » {De finibus, I, 64,
tr. J. Martha, C. Lévy). Rappelons qu'en bonne doctrine épicurienne, la sensation
ne juge pas, et qu'ici indicium aussi bien traduit κριτήριο v.
82 Et où nous pouvons nous trouver en butte aux « idoles du théâtre », sceptiques
ou platoniciennes.
S3 Cicéron, De finibus, I, 64 (tr. J. Martha, C. Lévy).
84 II est regrettable qu'ici M. Conche traduise κανών par « critère » !
2004] RÈGLE ET CRITÈRE CHEZ EPICURE 103

a falso distinctio traditur, et que cette distinction est tirée cognitio-


nis régula, et iudico ab eadem Ma constituto : en toute rigueur,
le critère n'est pas tant établi par la règle que rétabli dans le
titre qui n'a jamais cessé d'être le sien.
En somme, ce qui est naturel (le critère, c'est-à-dire le moyen
de distinguer le vrai du faux et ce qui est à rechercher ou à
fuir — « moyen » dont aura compris qu'il n'a rien d'un
instrument), n'est pas pensé sur le modèle de la règle, mais la règle
secourt la nature en nous la recommandant; d'un certain point de
vue, elle l'institue aussi en critère, dans la perspective d'opérations
cognitives d'une certaine complexité et faillibles, et quoique le
critère n'ait jamais cessé d'être critère, mais c'est en convertissant
des critères naturels ou factuels de premier ordre en critères de
second ordre : ou encore, en assignant aux inferences l'obligation
de se régler sur les leçons d'une expérience sensorielle qui, par
elle-même, est déjà naturellement, pleinement et effectivement,
critère de vérité, sans qu'il y ait d'abord là rien de normatif ou
de réglementaire.
René Lefebvre.

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