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LE SECRET

DE MEYMAC
APRÈS LES CONFIDENCES
D’UN RÉSISTANT,
LA RECHERCHE DES CORPS
DE SOLDATS ALLEMANDS
EXÉCUTÉS

M Le magazine du Monde n o 620. Supplément au Monde


n o 24443/2000 C 81975 / SAMEDI 5 AOÛT 2023.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
PENELOPE CRUZ
CHANEL.COM

UNE HISTOIRE DE SECONDES


Sogol & Joubeen
Studio. Le Portrait
d’un membre
de la famille,
Téhéran, 1973,
série « Entre
nos murs ».
Exposition
« Entre nos murs,
Téhéran, Iran
1956-2014 »,
à Croisière,
aux Rencontres
d’Arles, jusqu’au
24 septembre.

“L’exposition ‘Entre
nos murs’ retrace,
au fil des décennies,
l’histoire d’une maison
située au nord de
Téhéran. L’édifice, bâti
dans les années 1950,
à une époque où l’Iran
se modernisait et où
l’Orient incarnait un
territoire d’innovation
architecturale, à
l’image des quartiers
de style Bauhaus de
Tel-Aviv. Ces images
offrent une réflexion

Avec l’aimable autorisation des commissaires d’exposition Sogol et Joubeen Studio


sur l’intime qui
s’entrecroise avec
la grande histoire,
la géopolitique
et les soubresauts
du monde.”

CARTE BLANCHE AUX Rencontres d’ARLES.


TOUT L’ÉTÉ, “M” PUBLIE DES IMAGES ISSUES DES EXPOSITIONS
DU FESTIVAL CONSACRÉ À LA PHOTOGRAPHIE. CHAQUE
SEMAINE, CHRISTOPH WIESNER, LE DIRECTEUR DE LA
MANIFESTATION, PRÉSENTE UNE ŒUVRE DE SON CHOIX.

4
Le sommaire

LA SEMAINE LE MAGAZINE
11 
C arles Puigdemont, l’exilé 21 Le village français et 34 Seveso, l’été empoisonné. 42 PORTFOLIO
catalan qui tient la clé les fantômes allemands. En juillet 1976, la ville de Jeux d’artifice.
du gouvernement espagnol. À Meymac, en Corrèze, des Seveso, au nord de Milan, est Le trentenaire Alex Huanfa
fouilles doivent être lancées contaminée par de la dioxine Cheng, installé à Paris
13 C’est là que ça se passe ce mois-ci pour retrouver échappée de son usine depuis onze ans, retourne

Alex Huanfa Cheng. Olga de la Iglesia pour M Le magazine du Monde


L’ancienne colonie les dépouilles de soldats chimique. Cet accident sera fréquemment dans la région
de vacances de Pré-Jeantet. allemands exécutés par à l’origine de la première rurale de la Chine où il a
des résistants en juin 1944. directive européenne sur grandi. Il photographie
16 Sur Instagram, la prévention des risques son pays natal avec
la fronde anticensure 28 Planète NBA. En Lituanie, dans les sites industriels. des couleurs saturées
de Nicolas Mathieu. les paniers de la liberté. Au et une poésie grinçante.
tournant des années 1990, 40 John Wayne et Joan Didion,
17 C’est peut-être l’équipe de basket la groupie du cow-boy.
un détail pour vous… lituanienne a œuvré, En 1965, l’acteur américain,
Emmanuel Macron en avec l’appui de la National qui lutte contre un cancer,
Papouasie-Nouvelle-Guinée. Basketball Association, est interviewé sur le plateau
à l’émancipation de la de tournage d’un western par
18 Les lettres d’Olga et de Sasha. république balte du la journaliste, observatrice
joug soviétique. fine d’Hollywood et
20 Les relous de l’été de l’émergence de
Les rois fainéants. la contre-culture.

6
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE,


Benoît HOPQUIN et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode)
et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME (service photo).
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Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND
et Marielle VANDAMME. Avec Guillaume LETELLIER.
Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI. Avec Ingrid MAILLARD.
ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN
et Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice
BOISSERIE, Geneviève CAUX, Nadir CHOUGAR, Sébastien JENVRIN,
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FEUILLÂTRE et Sarah ZEGEL.
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DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE
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LE GOÛT
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51 À Minorque, retour à la terre. 60 La mode à la barre FLAMAIN, Aurélie PELLOUX, Ky RATTANAXAI, Pascal RIGUEL, Emanuel SANTOS, Thierry SELLEM /
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56 Le fabuleux destin de… GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits dérivés : Hervé LAVERGNE / M PUBLICITÉ_Directrice
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La table Ankara. 62 Theaster Gastes, ou l’art guée, directrice de marque M Le magazine du Monde : Valérie LAFONT, Tél. : 01-57-28-39-21 (valerie.lafont@
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ments : abojournalpapier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde
57 Fétiche (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.
Chef de rayons. 65 Les étals de l’été Origine du papier : Norvège. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury
Poulet doré, cerises et crêpes certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN
Léo Bourdin pour M Le magazine du Monde

58 Royal au bar nord-africaines, à Paris. 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie.
Routage France routage.
Une grappa dans
la Rome mythique. 66 Jeux

58 Ô frais ! 67 Une histoire d’île


Promenons-nous Problème de taille. La couverture
dans les bois. a été réalisée
par Yann Le Bec
pour M
59 Variations Le magazine
Huiles de beauté. du Monde.
1 – GUILLEMETTE FAURE est chroniqueuse à M 5 – STÉPHANIE MARTEAU est journaliste indépen- 7 – AUDE WALKER a d’abord été pigiste dans la
Le magazine du Monde. Elle publie cette semaine dante. Cet été, elle coécrit la série sur les éco- presse écrite et l’audiovisuel avant de participer
le quatrième épisode d’une série de portraits des cides qui ont fondé le droit de l’environnement. au lancement du magazine Stylist, dont elle a
« relous » en vacances. « L’été dernier, quand on a Pour ce deuxième épisode, elle est allée à dirigé la rédaction durant neuf ans. Elle travaille
publié une première série de profils de gens Seveso, en Italie, théâtre d’une contamination à aujourd’hui dans l’édition et écrit des romans
pénibles en vacances, beaucoup de lecteurs nous la dioxine en 1976. « La zone la plus polluée a été (Saloon, 2008, Un homme jetable, 2012, Cavales,
ont signalé qu’on s’était trompés de relous, attirant rasée et les déchets ont été enterrés sous ce qui 2022), des scénarios pour le cinéma et la télévi-
notre attention sur d’autres personnalités toxiques est aujourd’hui le poumon vert de la ville, un sion. Elle s’invite chaque semaine en dernière
dont il faut se méfier pendant ses congés. C’est ce immense parc où les enfants jouent et où l’on page de M avec une microfiction. Cette semaine,
qui m’a conduite à les examiner de près. » P. 20 promène son chien… La vie a repris, mais il y elle nous livre le quatrième épisode de sa saga
règne une étrange atmosphère. » P. 34 estivale, Une histoire d’île. « J’espère que ce thriller
2 ET 3 – ALAIN ALBINET ET BENOÎT HOPQUIN, res- marital où se croisent vengeance, harcèlement et
pectivement correspondant du Monde en 6 – MARIE GODFRAIN, journaliste indépendante charge mentale en Méditerranée consolera tous
Corrèze et grand reporter à M, reviennent, à la spécialisée dans le design, collabore régulièrement ceux qui ne partent pas cet été. » P. 67
suite des confidences d’un ancien maquisard, à M. Tout l’été, elle signe deux séries. La première
sur un épisode effacé de la seconde guerre mon- porte sur les objets iconiques qui se sont émanci-
diale : l’exécution, en juin 1944, de prisonniers pés du lieu pour lequel ils avaient été imaginés.
allemands près d’un village de Corrèze. « Il était « J’ai toujours été fascinée par les projets de Charles
intéressant de creuser cette tragédie car elle est et Ray Eames, dont j’ai appris que la plupart avaient
plus complexe qu’il n’y paraît et ne peut être d’abord été dessinés et édités pour des clients parti-
détachée du contexte dramatique des massacres culiers. Les deux créateurs expliquaient qu’une
SS à Tulle et à Oradour-sur-Glane. » P. 21 attention destinée à un client peut avoir une portée
universelle. » Son autre série porte sur les bars
4 – YANN LE BEC, né en 1985, grandit en Bretagne. d’hôtels mythiques. « Ce n’est pas un hasard si ces
Après des études d’illustration à Londres, il com- lieux ont toujours attiré les écrivains. Ils sont une
mence à réaliser des dessins pour divers maga- inépuisable mine d’idées, grâce aux alcools qu’ils
zines. Il vit désormais à Paris. Cette semaine, il servent, bien sûr, mais surtout par leur architecture,
illustre l’enquête sur le massacre de Meymac, en leur histoire, leur cadre. » P. 56 et 58
Corrèze. « Ce que j’ai aimé dans cet article, c’est
qu’en partant d’un événement d’une brutalité
incompréhensible il ouvre une brèche qui nous fait
apercevoir une époque, un contexte, où des
hommes et des femmes très jeunes se retrouvaient
parfois face à des choix cornéliens. » P. 21

Audrey Cerdan. Mar tine Nephtali. Le Monde. Oscar Lhermitte. Stéphanie Mar teau. Marion Berrin. Charlotte Krebs
Elles et ils ont participé à ce numéro.

1 2 3 4 5 6 7
LA SEMAINE

Le député européen
Carles Puigdemont,
à Bruxelles,
le 5 juillet, après
la confirmation de
sa perte d’immunité
parlementaire,
décision dont
il veut faire appel.

CARLES PUIGDEMONT, L’EXILÉ IL RESTE, POUR BEAUCOUP D’ESPAGNOLS, l’ennemi


public numéro un, mais il détient à présent la clef du prochain
­CATALAN QUI TIENT LA CLÉ gouvernement. L’ancien président de la Généralité de
Catalogne (le gouvernement de la communauté autonome),
DU ­GOUVERNEMENT ESPAGNOL. Carles Puigdemont, est revenu sur le devant de la scène
Poursuivi en justice pour avoir déclaré ­politique à la faveur des élections législatives du 23 juillet.
Son parti, Junts Per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne),
l’indépendance de la Catalogne en 2017, a obtenu 7 sièges sur 350 au Parlement. Suffisamment pour
l’eurodéputé installé à Bruxelles a dans ses bloquer un possible gouvernement de gauche, s’il décidait
d’allier ses voix à celles du Parti populaire (PP, droite) et
mains le sort du socialiste Pedro Sánchez, de Vox (extrême droite) contre l’investiture du président du
qui espère former un nouveau gouvernement. ­gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez (Parti socialiste
ouvrier espagnol, PSOE), qui souhaite rééditer l’actuelle
L’ancien chef de file du parti Junts, fort de ses ­coalition des gauches au pouvoir. Pis, depuis que le vote
sept députés, a déjà posé ses conditions pour des Espagnols de l’étranger a été comptabilisé le 28 juillet
Kenzo Tribouillard/AFP

– ­donnant un siège de plus au PP au détriment du PSOE –,


un ralliement très improbable. même son abstention ne suffirait plus à donner le pouvoir à
Pedro Sánchez. Le prochain gouvernement espagnol dépend
ainsi de l’approbation de l’homme qui a orchestré la tentative
Texte Sandrine MOREL de sécession catalane d’octobre 2017. Si le nouveau

11
Parlement doit prendre ses fonctions le
17 août, les négociations postérieures pour
“Je ne reviendrai ni avec des sont installés dans la normalité, la réconciliation
et la pacification », avertissant sur Twitter que
former une majorité promettent d’être lon- menottes ni en quémandant leur comportement a « des conséquences
gues. Et rien ne garantit qu’elles aboutiront.
Carles Puigdemont est toujours poursuivi
l’indulgence d’un juge catastrophiques » pour leur cause. Alors qu’il
pourrait être tenté de profiter de sa position
pour l’organisation du référendum interdit espagnol. Je lutterai pour de force pour négocier une solution qui lui
du 1er octobre 2017 et visé par deux chefs
­d’accusation : désobéissance, pour avoir ignoré
devenir libre.” évite la ­prison, il ne cesse de déclarer qu’il
­n’abandonnera pas son engagement en
les avertissements de la justice, et malversation Carles Puigdemont sur Twitter, en janvier échange d’avantages personnels.
aggravée, un délit passible de douze ans de pri- Depuis sa jeunesse, l’homme est convaincu
son, pour avoir présumément utilisé des fonds que la cause indépendantiste est « juste,
publics afin d’organiser ce référendum. Installé (ERC), qui ont soutenu les trois lois de démocratique et légitime ». Élevé dans une
en Belgique après avoir fui au lendemain finances approuvées depuis 2019, indispen- famille de nationalistes fervents, pâtissiers
de la déclaration unilatérale d’indépendance, sables à la stabilité de la législature. Carles réputés du village d’Amer, dans la province
le 27 octobre 2017, puis devenu député Puigdemont n’a salué aucune des mesures de Gérone, ce journaliste de formation s’est
­européen en 2019, le sexagénaire est parvenu « d’apaisement » de la Catalogne négociées engagé politiquement dès les années 1980.
jusque-là à échapper à la justice espagnole. par Pedro Sánchez avec ERC. Il a critiqué les Il soutient La Crida, un mouvement ultrana-
Sa situation, cependant, est plus délicate que grâces accordées en juin 2021 aux neuf diri- tionaliste de défense de la langue et de la
jamais. Il a perdu plusieurs recours devant la geants indépendantistes restés en Espagne, culture catalanes, et participe à la fondation
Cour de justice de l’Union européenne pour condamnés à des peines allant de neuf à des Jeunesses nationalistes de Catalogne
conserver l’immunité ­d’eurodéputé qui a été treize ans de ­prison pour sédition. Elles ne à Gérone, proches du parti de la droite
levée en mars 2021 par ses pairs, à Bruxelles. résolvent pas « le conflit politique, avait-il ­nationaliste Convergence démocratique de
Il a annoncé vouloir faire un dernier appel, alors déclaré. Aucun des dossiers ­historiques Catalogne de l’ancien président catalan Jordi
dont la décision sera rendue au plus tard dans ouverts entre la Catalogne et l­’Espagne ne se Pujol (de 1980 à 2003). Devenu journaliste,
huit mois. D’ici là, il ne fait guère de doute que refermera au lendemain des grâces ». Et il a il a d’abord milité dans des médias catalans,
le juge de la Cour suprême espagnole Pablo dédaigné, en novembre, la réforme du code comme le quotidien El Punt, dont il est un
Llarena aura réactivé le mandat d’arrêt euro- pénal supprimant le délit de sédition et abais- des rédacteurs en chef entre 1991 et 1999,
péen émis contre lui, que la Belgique refuse sant les peines en cas de ­malversation l’Agence catalane d’information, qu’il a diri-
d’appliquer. concernant les fonds publics, quand ce délit gée de 1999 à 2002, ou la revue hebdoma-
Pour l’heure, le député erre dans la capitale n’est pas destiné à un ­enrichissement person- daire en anglais Catalonia Today. En 2006,
belge. Sa cause est tombée aux oubliettes. nel. Une réforme ad hoc pour éviter que la il devient conseiller municipal de Gérone,
Mais de son pavillon cossu de 550 mètres plupart des « exilés » catalans n’aillent en pri- puis maire de la ville, de 2011 à 2016. Ancien
carrés situé à Waterloo, au sud de la ville, son à leur retour en Espagne. « Je ne revien- président de l’Association des municipalités
­l’ancien maire de Gérone sous l’étiquette drai ni avec des menottes ni en quémandant pour ­l’indépendance, sa réputation de dur
Convergence démocratique de Catalogne, l’indulgence d’un juge espagnol. Je lutterai lui vaut d’être appelé à prendre les rênes
un parti de droite ­nationaliste, n’a cessé de pour revenir libre », a-t-il commenté sur du ­gouvernement catalan en 2016.
dicter la ligne ­intransigeante de Junts, la for- Twitter, en janvier, lors de la rentrée en Pour les séparatistes les plus radicaux
mation séparatiste qu’il a fondée en 2020. vigueur de la réforme. (de moins en moins nombreux), il reste un
Lors de la précédente législature, ses Entre-temps, en juin 2022, il a quitté la héros. L’un des rares à ne pas s’être rendu
membres ont voté contre l’investiture de ­présidence officielle de Junts ­– mais reste très à la justice espagnole. À ne pas pactiser
Pedro Sánchez, à l’inverse des indépendan- investi –, avec un message venimeux aux indé- avec « ­l’ennemi ». De ceux qui pensent qu’une
tistes de la Gauche républicaine de Catalogne pendantistes trop pragmatiques, « ceux qui se ­coalition de la droite et de l’extrême droite
à Madrid ­pourrait réveiller un mouvement
endormi. À la mi-juillet, Carles Puigdemont
le répétait : « Pedro Sánchez ne sera pas
­président [du ­gouvernement espagnol]
avec les voix de Junts. » Cette remarque s’est
noyée dans une campagne électorale qui
semblait gagnée d’avance par la droite et
­l’extrême droite. À présent, elle ressemble
à une prophétie.
Pour l’heure, l’eurodéputé en exil a posé
deux conditions au soutien de Junts à une
­investiture de Pedro Sánchez : l’amnistie
générale pour tous ceux qui ont été visés
par des procédures pénales en lien avec la
­tentative de sécession, soit 4 000 personnes,
selon l’avocat de Carles Puigdemont,
Des militants
indépendantistes Gonzalo Boye, et l’organisation d’un référen-
dans les rues dum ­d’autodétermination. Deux revendica-
Georges Bar toli/Divergence

de Barcelone, le tions inacceptables pour le PSOE, ne serait-


26 octobre 2017,
la veille de la ce que parce qu’elles vont à l’encontre de
déclaration la Constitution, qui, selon son article 2,
d’indépendance « se fonde sur l’unité indissoluble de la nation
de la Catalogne
par Carles espagnole, patrie commune et indivisible
Puigdemont. de tous les Espagnols ».
LA SEMAINE

C’EST LÀ QUE ÇA SE PASSE

46° 13’ 91’’ N


5° 78° 11’’ E
AURORE BERGÉ, MINISTRE DES SOLIDARITÉS
ET DES FAMILLES, SOUHAITE METTRE EN PLACE
EN 2024 UN “PASSE COLO” POUR LES ENFANTS
QUI AURONT 11 ANS DANS L’ANNÉE. UN GESTE
DE SOUTIEN À UN SECTEUR EN CRISE, OÙ DE
NOMBREUX BÂTIMENTS ONT PERDU LEUR VOCATION
PREMIÈRE, COMME AU PRÉ-JEANTET, DANS L’AIN.

Texte Jade LE DELEY

UN COIN DE NATURE UN GÎTE ET DES COUVERTS DES BÂTIMENTS À L’ABANDON UNE CRISE D’ATTRACTIVITÉ
Dans le village de Châtillon-en- Le lieu ne redeviendra pourtant La fermeture du Pré-Jeantet Aurore Bergé, ministre des
Michaille (Ain), les bâtiments de pas une colonie, du moins pas illustre le phénomène d’abandon ­solidarités et des familles, a émis
l’ancienne colonie de vacances dans l’immédiat. Grâce aux 2 mil- des bâtiments dédiés aux colonies le 27 juillet son souhait de lancer
du Pré-Jeantet sont entourés lions d’euros nécessaires aux tra- de vacances. La sociologue Magali en 2024 un « passe colo » pour les
d’une immense prairie et de forêts, vaux obtenus par des subventions Bacou et le géographe Yves enfants qui rentrent au collège, soit
terrain de jeu pour les écoliers et et un crédit, le couple prévoit de Raibaud estiment, dans un article une aide de « 200 à 350 euros par
les scouts. Le domaine, inauguré proposer des gîtes et d’accueillir du Journal du CNRS, en 2016, que enfant » pour les familles ayant un
en 1933 et fermé en 2002, qui a des réceptions. Mais la facture l’une des raisons de la disparition revenu imposable inférieur ou égal
hébergé jusqu’à 200 enfants par aurait doublé s’il avait fallu mettre des colonies de vacances « tient à 4 000 € par mois. Prospère dans
mois chaque été, devrait rouvrir tous les bâtiments aux normes aux infrastructures elles-mêmes » les années 1960, le secteur tra-
début 2025 grâce à l’initiative pour accueillir des enfants. et à « une gestion “technocratique” verse une crise profonde depuis
de Sandra Febvre-Nguyen et À terme, le couple espère créer des vacances (mettant en avant les années 1980. Pendant l’année
Thierry Nguyen. Le couple a un espace d’insertion profession- d’une façon stricte la sécurité, scolaire 2021-2022, 1,2 million
acheté en 2018 la propriété nelle – secteur dans lequel l’hygiène, les normes alimentaires, de mineurs sont partis en colonie
des pupilles de l’enseignement ­travaille Thierry Nguyen, 51 ans –, l’accès aux handicapés, etc.) ». ou séjour court, selon le ministère
public du département, pour avec la présence d’un jardin Le rapport « Les colos, un enjeu de la jeunesse. Ils étaient 4 millions
200 000 euros. « L’idée, c’est de en permaculture et l’installation éducatif pour tous ! », du Conseil dans les années 1960. Plusieurs
faire revivre l’endroit, le rendre d’un restaurant. Sandra Febvre- d’orientation des politiques facteurs expliquent cette baisse :
accessible à tous et d’y entendre Nguyen, qui travaillait auparavant de ­jeunesse, en 2021, souligne les colonies se veulent toujours
à nouveau le rire des enfants », dans le marketing et l’événemen- ­l’absence d’étude nationale sur plus compétitives, proposent de
explique Sandra Febvre-Nguyen, tiel, ne s’interdit pas de recevoir ces bâtiments et de « politique plus en plus d’activités, onéreuses,
42 ans, qui habitait à Genève un jour des colonies : « C’est de soutien à la réhabilitation ou seulement accessibles à une clien-
Pré-Jeantet

avant de revenir dans le village un rêve un peu fou, mais à la mise aux normes environne- tèle aisée… Autre frein, le métier
de son enfance. on se donne quinze ans. » mentales de ces locaux ». d’animateur ne fait plus rêver.

13
DÈS LA PUBLICATION DE L’ARRÊTÉ paru au Journal contredire une morale qui voudrait que la sexualité et l’éro-
­officiel du 17 juillet, par lequel le ministre de l’intérieur, tisme soient une affaire d’adultes. « Les gens sont heureux, au
Gérald Darmanin, a interdit la vente aux mineurs du livre cœur de l’été, de laisser remonter les picotements de l’adoles-
Bien trop petit, de Manu Causse, pour son « caractère porno- cence, il y a un côté madeleine évident, qui explique la multi-
graphique », Nicolas Mathieu s’est mis en colère. Derrière tude de récits », observe l’écrivain.
le hashtag #­wheniwas15, l’écrivain a pris, sur Instagram, Les followers de l’écrivain de 45 ans sont souvent de sa géné-
la tête d’une fronde inquiète de voir la liberté d’expression ration. C’est toute leur jeunesse des années 1980-1990 qui
malmenée au prétexte de vouloir protéger la jeunesse. renaît sous nos yeux. Les histoires sont souvent les mêmes,
« L’adolescence est sexuelle, la littérature a sa place pour y il y est question de vieilles bibliothèques, de maisons de cam-
être un combustible. Je connais Thierry Magnier, je sais qu’il pagne, du marquis de Sade, de vieux SAS… Une ambiance
est un éditeur engagé et bienveillant, je n’ai pas besoin de lire moite enfièvre les réseaux et fleure bon cet âge révolu, qui
ce livre pour savoir que cette interdiction est une tartufferie », a hurlé en son temps son désir et sa jeunesse. « J’ai toujours
nous explique l’écrivain, qui relaie sur son compte une partie pensé que c’était un miracle de tomber sur des textes éro-
des quelque 3 000 textes qui ont fleuri depuis le 20 juillet sur tiques dans mes errances d’adolescente, mais je réalise en
Instagram. Récits d’adolescence et d’apprentissage, venant lisant les autres récits sur Insta que nous en étions tous là ! »,
raconte Coralie, qui avait 15 ans juste avant l’an 2000.
À l’été 1997, Clara Beuve vivait à Épinal et venait d’avoir
15 ans. Cet été-là, on écoutait Gala, MC Solaar, Lââm, les
SUR INSTAGRAM, LA FRONDE ANTI- filles lisaient Jeune et Jolie et les garçons relevaient le col
de leur polo. Dans son texte, elle raconte une enfance et une
CENSURE DE NICOLAS MATHIEU. adolescence où le désir reste un mystère, où trop de tabous
l’enferment dans une éducation puritaine. Ce sera le hasard
L’écrivain a lancé le 20 juillet le hashtag d’une vieille VHS qui lui révélera le film érotique du dimanche
#wheniwas15. Son idée : riposter à soir sur M6, avant le départ en colo et les premiers baisers.
Aujourd’hui, Clara est orthophoniste et sur son compte
l’interdiction de la vente aux mineurs du Instagram « Clara.sur.la.lune », elle partage sa passion pour
livre jeunesse “Bien trop petit” en invitant la littérature jeunesse. « Je suis d’Épinal, comme Nicolas
Mathieu, et c’est en le suivant que j’ai répondu à son appel à
chacun à raconter ses premiers émois la mobilisation, nous explique-t-elle. Je connais Manu Causse,
sexuels. Un appel largement entendu. et j’ai lu son recueil 16 Nuances de première fois. Je défends
l’idée d’une­­littérature jeunesse qui apporte un cadre à la
Texte Ondine DEBRÉ découverte de l’érotisme et du sexe. »
« J’aime beaucoup ce surgissement sur Insta, il y a de belles
choses », s’enthousiasme l’éditeur Thierry Magnier. Mais il
est surtout concentré sur l’envoi aux librairies et aux biblio-
thèques d’un sticker à coller sur le livre qui avertit : « Interdit
aux moins de 18 ans ». « La commission de surveillance [des
publications pour la jeunesse] qui a reçu le signalement pour
cet ouvrage a fait une erreur d’appréciation en jugeant qu’il
était “émaillé de scènes de sexe très explicites, complaisantes
et dénuées de tout contexte sentimental”, se défend-il. C’est
justement le contraire : nous avons travaillé avec l’auteur
pour dénoncer les travers des représentations que propose
la pornographie. C’est le but de cette collection : éveiller
à la sexualité et à la connaissance du corps de l’autre.
Il ne s’agit pas d’exciter les ados sous leur couette. »
La collection L’Ardeur, dont le nom est à la fois une évocation
du feu de l’adolescence et une référence explicite à son
contenu érotique (hardeur), est destinée à un public de young
adults, comme on dit dans le jargon de l’édition. « L’hypocrisie,
c’est de voir des jeunes filles de 13 ou 14 ans s’acheter
des livres épouvantables de “dark romance” sans aucune
­restriction, alors que les personnages y sont attachés et mal-
traités, l’hypocrisie c’est le porno en libre accès qui impose
ses images… Alors venir interdire un roman intelligent,
c’est ­vraiment mal connaître les ados et leurs besoins »,
­souligne Thierry Magnier.
Sur Instagram, le flot de textes gentiment surannés des fol-
lowers de Nicolas Mathieu ne tarit pas. L’écrivain s’y grise et
passe plus de temps encore sur son compte à lire les palpita-
Capture d’écran Instagram

tions qu’il a suscitées. « Insta, c’est comme la bière, c’est diffi-


Depuis le cile d’arrêter, reconnaît l’auteur. J’y perds beaucoup de temps,
20 juillet, plus de mais c’est un tel vecteur de mobilisation et de cristallisation
3 000 textes ont politique que beaucoup d’idées y naissent. Les gens ont
été publiés sous
le hashtag besoin que l’on mette des mots sur ce qui les affecte politi-
#wheniwas15. quement, socialement. » De belles lectures d’été.
LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

CET ÉTÉ, EMMANUEL MACRON VOYAGE. LE 28 JUILLET, IL ÉTAIT MÊME AU


BOUT DU MONDE. L’OCCASION D’ÉCHANGER SUR LA NATURE ET LA FORÊT
AVEC LE PREMIER MINISTRE DE PAPOUASIE-NOUVELLE-GUINÉE.

1 - DONS CONTRE DONS  2 - TOTEM MOI NON PLUS  3 - COQUE EN STOCK 4 - PAIRE LÉGENDAIRE 5 - SACRÉ RAPHIA 
Plaisir d’offrir, joie Le premier ministre de Pour arpenter la forêt du Notons dans l’assistance Remarquons enfin, dans
de recevoir ? C’est Papouasie-Nouvelle- parc national de Varirata, la ­présence d’une paire de le public, plusieurs enfants
­exactement ça. Le 28 juil- Guinée, James Marape, près de Port Moresby, chaussures iconique. En et adolescents en tenue
let, poursuivant son remit d’abord au président la capitale, Emmanuel ­l’occurrence, ces baskets traditionnelle. Ceux-ci
voyage officiel dans le français une figure toté- Macron avait évidemment de couleur jaune sont des arborent ­notamment un
Pacifique, Emmanuel mique en bois illustrant le adapté sa tenue. Ainsi, Onitsuka Tiger Mexico 66. pagne en raphia revêtant
Macron a fait halte en célèbre art statuaire sur les sentiers escarpés, Créées en 1968 au Japon, dans les sociétés primi-
Papouasie-Nouvelle- papou et reflétant l’atta- il dénoua sa cravate et fit celles-ci passèrent à la tives de Papouasie un
Guinée. Il a annoncé un chement de son peuple à tomber la veste, pour finir postérité en 1973, lorsque sens particulier.
partenariat de 60 millions sa forêt menacée. Puis il en bras de chemise. Afin Bruce Lee apparu dans Lorsqu’une enfant atteint
d’euros pour aider le pays offrit à Emmanuel Macron de marcher avec aisance, le film Opération Dragon l’âge de 4 ans, elle hérite
dans ses efforts de un surnom particulière- il avait renoncé à ses habi- ainsi chaussé, puis de son premier pagne.
­préservation de la forêt ment clinquant, tuelles et strictes richelieu connurent un regain de Tissé par les hommes du
primaire. Les Papouasiens « Champion des nations noires, chaussant à popularité trente ans plus village, celui-ci symbolise
sachant se montrer forestières », en lui don- leur place une paire tard, en 2003, quand Uma la sortie du premier âge et
­reconnaissants, il fut nant pour mission symbo- ­d’imposantes bottes Thurman les porta dans indique même, concrète-
en échange couvert lique de défendre la cause noires à bout coqué lui Kill Bill. Vingt ans après, ment, que la jeune fille
de cadeaux. écologique à travers le garantissant d’encaisser la mode vient-elle peut ­désormais se rendre
monde… Qui a dit les chocs sans douleur… ­d’atteindre le bout utile à la tribu… Du
cadeaux empoisonnés ? Une chute de totem est du monde ou est-ce pagne au bagne ?
Ludovic Marin/AFP

si vite arrivée. l’heure du come-back ? N’exagérons rien.


À vous de juger.

17
LES LETTRES D’OLGA ET DE SASHA

“JE SUIS PACIFISTE, MAIS JE NE PEUX PLUS L’ÊTRE.


LA GUERRE A CHANGÉ MA NATURE FONDAMENTALE.”
OLGA ET SASHA KUROVSKA, DEUX SŒURS UKRAINIENNES DONT L’UNE VIT À PARIS
ET L’AUTRE À KIEV, ONT TENU PENDANT UN AN UN JOURNAL DE BORD DANS “M LE
MAGAZINE DU MONDE”. LES TRENTENAIRES Y ONT LIVRÉ UN RÉCIT INTIME DE LEUR
VIE BOULEVERSÉE PAR LA GUERRE. DÉSORMAIS, ELLES DONNENT DES NOUVELLES
DE LEUR QUOTIDIEN SOUS LA FORME D’UNE CORRESPONDANCE RÉGULIÈRE.

Texte Élisa MIGNOT — Illustrations Aline ZALKO

Paris, le 25 juillet 2023,

Chers lecteurs,

Hier, j’ai eu Sasha au téléphone pour la première fois pourrais pas aller quand je veux voir mes proches
depuis son retour en Ukraine, le 30 juin. Vingt-quatre et mes amis est insupportable. Combien de gens
jours sans se parler. Cela n’était pas arrivé depuis en Ukraine ont le même sentiment que moi ?
longtemps, une pause aussi longue, mais je sens Le dernier sommet de l’OTAN a été une déception
qu’on est épuisées après toutes les émotions que pour moi. Malgré les multiples armes et divers bud-
l’on a vécues ensemble lors de son voyage en gets attribués à l’Ukraine – et pour lesquels on est
France. On avait besoin de rester dans ce silence. vraiment très reconnaissants –, l’Occident ne nous
En discutant, on s’est rendu compte que nos symp- donne pas le principal : des avions avec lesquels
tômes étaient quasiment identiques. Parfois, je me on pourrait attaquer sans perdre autant de vies
dis qu’on est unies par des liens qui vont au-delà humaines. Ces hésitations nous coûtent trop cher.
de notre compréhension. La guerre est installée, cela ne bouge plus. Je sais
Le mois de juillet n’a jamais été mon préféré, mais, qu’il ne faut pas le dire, mais on n’a plus d’espoir !
là, je dois avouer qu’on a battu tous les records. Mon cœur est déchiré. Tout cela ressemble à une
La déprime m’a rattrapée juste après le départ bataille menée contre une maladie mortelle. On
de Sasha et de maman. Aucune énergie pour rien. s’encourage, on se bat, on donne tout, mais, au final,
Et cette petite voix dans ma tête qui n’a de cesse de l’Univers décidera à sa manière, quoi qu’on fasse.
dire : « Voyons, Olga, arrête de te plaindre, tu es tota- Ce mois-ci, au milieu d’un océan de réflexions néga-
lement en sécurité, dans un pays en paix, tu n’as pas tives, j’ai aussi eu quelques pensées lumineuses
le droit à la faiblesse. » Je suis allée en parler avec une pour ma Kyiv [Kiev, en ukrainien] estivale, sans doute
psy. D’après elle, on ne sait pas, pour l’instant, com- couverte de verdure, envahie par ces effluves de
ment et à quel point la guerre impacte notre santé chaleur ou d’orages si particuliers en juillet. Le 24 du
mentale à tous. Je me sens être une petite partie mois [selon le calendrier grégorien], c’est le jour de la
dans une entité, celle du peuple ukrainien qui souffre sainte Olga. Dans ma famille, on ne fête pas vraiment
et qui subit. Les nouvelles du front et de l’Ukraine en ces anniversaires religieux, mais on avait l’habitude
général n’améliorent pas les choses. Les attaques de le célébrer quand même lorsqu’on était en
sur Odessa, bombardée tous les jours de la semaine vacances dans la base de loisirs où on allait avec
dernière, le blocage par les russes [Olga et Sasha ont maman et Sasha, pas loin de Kyiv. Cette année, ce
choisi de ne pas mettre de majuscule à « poutine », jour-là, ici à Paris, je me suis sentie particulièrement
« russes » et « russie »] des exportations céréalières seule. Je ferme les yeux et je sens l’odeur des pins,
en mer Noire… Les morts au front sont si nombreux. celle du feu sur lequel, le soir, nos voisins cuisinaient
Nos ressources en hommes et en femmes ne sont le kouliche – un plat traditionnel ukrainien fait de mil-
pas infinies. Et on perd des civils tous les jours à let et de légumes cuits au bouillon de viande. Et, bien
cause des attaques de missiles dans les villes près sûr, le parfum du gâteau de ma mère à la crème et
du front, mais aussi dans les régions à l’arrière. Il n’y aux fraises. Je revois les sourires. Quelle vie magnifi-
a plus d’endroit où l’on est en sécurité en Ukraine. quement insouciante nous avions. Qu’elle revienne
En fait, j’ai peur de la fin. De la fin d’une guerre où au plus vite, je vous en prie, Dieu, l’Univers ou bien
l’on perdrait et où nos terres ne seraient plus à nous. l’Occident, ou même des forces magiques, peu
Je pense aux peuples qui ont déjà vécu cela. C’est importe, celles ou ceux qui ont le pouvoir de nous
comme si on t’enlevait le droit d’avoir tes racines, faire gagner au plus vite.
d’appeler tien le sol sur lequel tu es né. Ce scénario
où il n’y aurait pas d’Ukraine en paix, où je ne

18
LA SEMAINE

Kyiv, le 25 juillet 2023

Chers lecteurs,

Presque un mois déjà que je suis à Kyiv. Notre ça peut parfois monter autour de 500 hryvnias
séjour en France me paraît irréel, comme si je [12,30 euros]. J’ai aussi lancé une vente de vête-
n’étais jamais partie. À mon retour, Dmytro s’était ments sur Instagram : mes copines et moi vendons
installé chez moi et maintenant nous vivons nos habits et donnons l’argent recueilli à l’armée.
ensemble, à côté du parc. J’ai tout de suite repris C’est petit, mais chaque hryvnia a son poids.
ma routine, car c’est la seule chose qui me sauve. La ville et le port d’Odessa ont été bombardés
Kyiv a chaud, comme toute l’Europe ou presque. quatre nuits de suite. C’est la ville la plus importante
Il y a moins de monde dans les rues, moins de du Sud, celle où les russes aimaient tant se reposer
voitures, moins d’enfants. Les gens essaient de l’été. Le centre est en ruine, la dizaine de monu-
prendre des vacances, de partir dans les Carpates, ments historiques sous la protection de l’Unesco
loin du front, des villes bombardées. Peut-être aussi a été détruite, la cathédrale du XVIIIe siècle bombar-
que les femmes partent avec les enfants en voyage dée. Ces images qui circulent dans les médias,
à l’étranger. La vie continue, et la guerre aussi. celles de la destruction d’une de mes villes
Le 28 juin, un petit restaurant a été ciblé par les préférées dans mon pays, sont surréalistes. Un an
rachistes [contraction de « russes » et de « fascistes »] et demi après le début de la grande guerre, je ne
à Kramatorsk, cette ville à 40 kilomètres du front. sens plus d’adrénaline, je n’ai plus la foi, je n’ai que
Victoria Amelina, une femme de lettres et activiste de la peur, de la colère. Et la motivation de travailler,
bien connue dans mon milieu professionnel et que de gagner de l’argent pour faire des dons.
j’avais croisée plusieurs fois, a été gravement blessée. Les commandants du bataillon Azov sont revenus
Elle est morte quelques jours après. Elle avait mon de Turquie, où ils étaient obligés de rester depuis
âge et un fils de 10 ans. Ses funérailles ont réuni que les russes les ont relâchés. Je ne crois pas que
des centaines de membres de l’élite intellectuelle. cela fasse neuf mois, comme c’était prévu. Ils vont
Je commence à comprendre que chaque heure de retourner se battre, sans aucun doute. Une copine
chaque jour, nous ne faisons que compter les morts. à Kyiv a lancé une collecte de 25 millions d’hryvnias
Je sais, et tout le monde le sait, que les rachistes bom- [615 000 euros] pour leur acheter des drones :
bardent les villes exprès et qu’ils vont le faire pendant en quelques jours, 11 millions d’hryvnias
des années. Ma vie dépend donc du hasard, on joue [270 600 euros] ont été donnés. Je ne suis pas la
tous à la « roulette russe ». Quand il y a une attaque seule à n’avoir qu’un unique objectif dans la vie.
sur Kyiv, quelle chance ai-je de ne pas me retrouver En toute franchise, je ne me serais jamais imaginé
sur la trajectoire d’un missile ou d’un drone ? « investir » dans la guerre, dans des armes, mais
Chaque soir, la dépression m’envahit, j’ai peur de c’est aujourd’hui la seule réalité qui existe. Je suis
m’endormir, car je sais que la nuit, les attaques vont pacifiste, mais je ne peux plus l’être. La guerre
commencer. Le matin, je me réveille et je continue a changé ma nature fondamentale.
ma vie : travail, ménage, famille, amis, des choses Mon cœur est brisé, mon esprit est instable et j’ai
simples. Je fais comme si tout était normal. Sauf constamment peur de l’avenir proche, de la nuit
que ce n’est pas vrai. suivante qui apportera des attaques, des destruc-
J’essaye de convertir ma colère, ma fatigue, ma tions, des morts.
dépression en aide pour notre défense, car c’est
la seule chose dont nous avons besoin : la victoire
militaire. Je donne 20 hryvnias [50 centimes d’euro]
à chaque collecte que je vois. À la fin de la journée,
LES RELOUS DE L’ÉTÉ

LES ROIS FAINÉANTS.


CERTAINS INDIVIDUS ONT LE CHIC POUR GÂCHER LES VACANCES.
“M” VOUS INDIQUE CEUX À ÉVITER POUR PRÉSERVER VOS PRÉCIEUX
MOMENTS DE DÉTENTE. CETTE SEMAINE, LES TIRE-AU-FLANC
PROFESSIONNELS, CES PASSAGERS CLANDESTINS QUI NE FONT RIEN,
L’AIR DE RIEN.

L A P U B L I C AT I O N , L’ É T É de l’été, voici les « poil dans la mitonneront d’ici à la fin des concombres en dés dans la cuisine.
DERNIER, de portraits de gens obsé- main », ceux qui passent les vacances (un risotto). Les « poil dans la main » sont géné-
dés par l’organisation des menus ou vacances en fond de court, qui En attendant, les « poil dans la ralement bien logés. Arrivés les pre-
l’emploi du temps en vacances nous lancent « Je peux aider  ? » au main » traversent la cuisine en fai- miers sur les lieux, ils ont toujours
avait valu quelques mises au point moment de passer à table, ceux qui sant traîner les tongs. On ne les a une raison altruiste de prendre la
de lecteurs. Soucieux de protéger feignent de ne pouvoir participer jamais vus laver une tasse, ils meilleure chambre (« Comme je
nos libertés estivales, on était que si on leur donne des ordres pré- partent téléphoner au moment de m’occupe de l’arrosage automatique,
tombé dans le piège classique, selon cis (« Faut me dire comment faire »), débarrasser et au neuvième jour des c’est bien que je donne sur le jar-
eux : en vouloir à ces figures d’auto- évitant ainsi toute initiative et vacances demandent : «   Le s din »). Ils disposent également d’un
rité sans se rendre compte que les charge mentale estivale. assiettes, ça se range où ? ». Ils se sai- motif sérieux pour partir le samedi
vrais nuisibles en vacances sont les Les relous de l’été échappent aux sissent du moindre désaccord culi- matin à 9 heures plutôt qu’à
passagers clandestins, tous ceux qui questions de genre, mais reconnais- naire pour justifier de se mettre en 11 heures, horaire auquel on rend la
ne lèvent pas le petit doigt et pro- sons que ces berniques qui se retrait (« Ah, tu cuis le poulet dans ce maison, échappant ainsi au grand
fitent de l’organisation mise en collent au rocher quand le repas est sens, alors je te laisse faire… »). ménage final, aux poubelles à dépo-
place par les premiers. Tout leur art prêt sont souvent des hommes. Et Quand on va à la plage et qu’il faut ser à 1 kilomètre et à la remise des
consiste à proposer leur soutien pas forcément les plus âgés, qui ont porter paddles, fauteuils et para- clés au propriétaire.
sans qu’on puisse leur répondre l’excuse d’avoir été programmés par sols, eux portent la boîte de Tic Tac. Si on leur en veut au fil des
favorablement. Proposer de l’aide une société patriarcale. Ce n’est pas par manque d’énergie vacances, ce n’est pas tant de ne
en se déclarant incompétent le plus Pour se mettre à l’abri des accusa- qu’ils ne lèvent pas un orteil, mais rien faire que de nous forcer à avoir
tôt possible (« J’ai jamais su mettre tions, ils posent un acte spectacu- parce qu’ils sont attendus ailleurs. des pensées aigries par beau temps.
une housse de couette ») et dans tous laire dès leur arrivée, comme aller Leur programme bien rempli (vite, Les « poil dans la main » ont toute-
les domaines (« C’est marrant, je chercher des croissants le premier on finit le tennis parce qu’on a pad- fois une utilité rétrospective en

Charlie Poppins/Illustrissimo pour M Le magazine du Monde


rate toujours la cuisson du riz »), matin. Cela leur donne une image dle et apéro derrière) ne leur laisse vacances : ce sont eux qui soudent
pour être certain de ne pas être mis de leader avec qui les vacances pas le temps d’étendre les serviettes le groupe car, heureusement, les
à contribution. Ce n’est qu’au auraient toujours un petit air d’ex- de bain. Et grâce à leur faculté à lan- langues se délient, et il y a une vraie
moment de passer à table qu’on ception. Le lendemain, ils achètent cer un jeu dans la piscine cinq joie à s’avouer qu’on a eu les mêmes
découvre leur expertise inexploitée quatre baguettes dont une au nom minutes avant le repas, les « poil vilaines pensées au même moment
(« Mais faut pas mettre de citron local, et le reste du séjour se dans la main » sont les vedettes des sans oser le dire. Cinq ans après le
dans la mayonnaise ! »). reposent dans leur transat en par- gamins qui n’ont que mépris pour séjour en leur compagnie, on conti-
Réparons cet oubli. Parmi les relous lant de leur plat signature qu’ils les rabat-joie qui coupent des nuera à blaguer à leur sujet.

Texte Guillemette FAURE — Illustration Charlie POPPINS

20
LE MAGAZINE

Le village français et les fantômes allemands.


À M EYMAC, PETITE COM M UNE DE CORRÈZE, L’ÉPISODE ÉTAIT EFFACÉ DES MÉMOIRES. LE DRAM E
SURVENU CE 12 JUIN 1944 N’EXISTAIT PLUS QUE DANS QUELQUES LIVRES D’HISTOIRE. JUSQU’À
CE QUE, FIN 2019, EDMOND RÉVEIL, UN ANCIEN MAQUISARD PRESQUE CENTENAIRE, SE SOULAGE
D’UN FARDEAU QU’IL ÉTAIT LE DERNIER À PORTER : CE JOUR-LÀ, SA SECTION A EXÉCUTÉ
47 SOLDATS ALLEMANDS AINSI QU’UNE FRANÇAISE, AVANT DE LES ENTERRER DANS LA PLUS
GRANDE DISCRÉTION. APRÈS QUELQUES ANNÉES D’INVESTIGATIONS, DES FOUILLES POUR
RETROUVER LES CORPS DOIVENT DÉBUTER LE 16 AOÛT. EXHUMANT PAR LA MÊM E OCCASION
LES DOULEURS ENFOUIES D’UNE RÉGION ENCORE TRAUMATISÉE PAR CE TERRIBLE PASSÉ.
Texte Alain ALBINET et Benoît HOPQUIN — Illustrations Yann LE BEC
LE M AG A ZINE

Yann Le Bec pour M Le magazine du Monde


vieil homme a parlé. Edmond Réveil, appelé « Papillon » dans la clandesti- avait celé au plus profond de lui ce
nité des maquis de Corrèze, a libéré sa conscience. Il n’était que temps. Il souvenir douloureux, insupportable.
a aujourd’hui 98 ans. Il en avait déjà 95, bon pied, bon œil, en cette fin de Il l’avait caché à son épouse, à ses
l’année 2019, quand il avait fini par révéler son secret. C’était lors d’une enfants, à ses amis et même à son
banale réunion d’anciens combattants, à Meymac, la commune du beau-frère qui était pourtant un chef
Limousin où il était revenu passer sa retraite, après un long exil profession- du maquis. C’était un sale moment
nel en région parisienne. L’ordre du jour était épuisé. Les adhérents se d’une sale époque, noyé dans ces
dirigeaient déjà vers le vin d’honneur quand il s’était raclé la gorge. « J’ai journées de deuil que connut le
un truc à vous dire », a-t-il commencé. Un gros truc. Devant une assemblée Limousin avant d’être libéré. Il était
muette de stupeur, Edmond Réveil a raconté cette journée du 12 juin 1944 indissociable de l’interminable traî-
où ici justement, au Vert, un hameau près de Meymac, il avait assisté à née de sang qui traversa au même
l’exécution sommaire de 47 prisonniers allemands et d’une Française col- moment la région. La division
labo par des camarades de sa ­section. Les soldats avaient été abattus un à Das Reich massacrait par centaines
un et enfouis dans la fosse qu’ils avaient eux-mêmes creusée. Il avait fallu les civils sur son chemin, en Corrèze
tirer au sort celui qui tuerait la femme, faute de volontaire. ou en Haute-Vienne. Elle avait pendu
Près de quatre-vingts ans après les faits et quatre ans après cet aveu, l’histoire 99  otages à Tulle le 9  juin  1944,
pourrait trouver son épilogue. L’Office national des combattants et des assassiné 643 hommes, femmes et
­victimes de guerre (ONACVG) s’est saisi de l’affaire, en lien avec le Volksbund enfants à Oradour-sur-Glane le len-
Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK), l’association allemande dont la mis- demain, reproduisant des méthodes
sion est de retrouver partout dans le monde les corps des soldats disparus au de terreur qu’elle avait éprouvées
cours des différents conflits. Le lieu des exécutions a été retrouvé, au dire des auparavant en Ukraine. Ce même
autorités. En juillet, des sondages par radar ont détecté des anomalies du 10 juin, 47 francs-tireurs et partisans
terrain et la présence d’objets métalliques enterrés. Des fouilles doivent débu- (FTP), des gamins encore, avaient été
ter le 16 août pour ramener au jour les dépouilles, travaux qui mobiliseront froidement abattus à Ussel. On ne
une bonne quinzaine de spécialistes en archéologie. « Nous avons l’espoir comptait plus les martyrs. Qui donc
prudent de retrouver les restes mortels des soldats », assure le VDK dans un après la Libération allait s’apitoyer
communiqué. « Les résultats de la campagne d’analyse des sols semblent sur le sort de ces Boches liquidés ?
­probants », assure de son côté la préfecture de Corrèze. En aparté, les respon- Alors, il avait tout gardé pour lui,
sables parlent de « quasi-certitude ». Un laboratoire marseillais est déjà mobi- Edmond Réveil, jusqu’à ce brusque
lisé pour analyser et tenter d’identifier les corps qui seraient déterrés. aveu de 2019. Tous ses camarades
Edmond Réveil était un modeste agent de liaison âgé de 19 ans quand il avait étaient morts : il ne se voyait pas par-
été précipité dans cette tragédie. Depuis, l’ancien résistant, devenu cheminot, tir à son tour au tombeau en

23
emportant ce lourd secret. Dans la salle, se trouvait le maire de municipal interdisant la zone au
Meymac, Philippe Brugère, qui ignorait absolument tout du drame qui public. Des rondes de gendarmerie
s’était joué sur sa commune. Son administré ne lui avait rien dit, à lui non ont été organisées pour dissuader
plus. À Meymac, 2 500 habitants, la rumeur circulait dans quelques vieilles les inévitables pilleurs de tombes
familles paysannes du cru, racontée à voix basse derrière les portes fermées. et autres fanas milis armés de leurs
Philippe Brugère a alors prévenu le sous-préfet d’Ussel de la confession du détecteurs de métaux. La médiati-
vieux maquisard. Une autre personne présente dans la salle a également sation des dires d’Edmond Réveil et
rapporté ses propos à l’ONACVG. Un nouveau directeur, Xavier Kompa, de la campagne de fouilles n’a pas
venait d’y être nommé. Il avait débarqué de Lorraine au début de l’année. Il manqué de provoquer de vives réac-
avait juste eu le temps de mesurer la charge particulièrement douloureuse tions. L’Association nationale des
que représentaient dans la mémoire corrézienne ces journées terribles et le anciens combattants et amis de la
passé résistant de la région. À Tulle, tout nouveau préfet ne marque-t-il pas résistance (ANACR) du département
sa prise de fonctions en déposant une gerbe devant le haut lieu de Cueille, et le collectif Maquis de Corrèze ont
monument dédié aux pendus de juin 1944 ? Ils ont donc jaugé les consé- publié des communiqués vindicatifs.
quences d’une telle révélation. Il a fallu vérifier les dires d’Edmond Réveil, « Comment salir (volontairement ou
attendre la fin de la pandémie de Covid et, surtout, le feu vert des hiérar- pas) la mémoire de la Résistance ! »,
chies. L’affaire est remontée à Paris, jusqu’aux cabinets ministériels, puis est-il écrit. Les deux associations
redescendue à Tulle. Les représentants allemands en France ont été mis dénoncent, à propos des révélations
dans la confidence. Tout cela dans la plus grande discrétion. Plus de trois sur les exécutions, un faux scoop.
années se sont ainsi écoulées avant que ne tombe l’aval officiel. Au début de « Cet événement est publiquement
2023, Philippe Brugère recevait un appel du préfet de Corrèze, Étienne connu depuis plusieurs décennies »,
Desplanques, lui annonçant la décision d’entamer des fouilles. assurent-elles.

EN
Bizarrement, les hommes du VDK étaient déjà passés à Meymac, à la fin
des années 1960. Ils avaient creusé une première fosse et exhumé onze effet, il l’était, au
corps, dont sept avaient été identifiés, qui avaient été transférés dans le moins des initiés.
cimetière militaire allemand de Berneuil (Charente-Maritime). Un agricul- Louis Godefroy
teur de la commune, André Nirelli, qui avait 10 ans à l’époque, se souvenait (qui était appelé
du passage de ces mystérieux visiteurs, guidés par son père. Il situe formel- « Marcel »,
lement la scène en 1967. Un bref rapport du VDK est, lui, daté de 1969. C’est « Robert » ou
la seule trace écrite de cette campagne initiale : il n’existe rien d’autre, ni « Rivière » dans la clandestinité),
dans la presse locale ni surtout dans les archives françaises, ce qui paraît délégué militaire de la zone, rap-
surprenant alors que des corps ont été déplacés. « Je n’en avais jamais porte l’événement dans un témoi-
entendu parler », assure le maire Philippe Brugère. Personne ne sait non gnage rédigé après la guerre et
plus, même dans la partie allemande, comment avaient alors été obtenues conservé aux archives de Tulle. Dans
les informations sur le lieu de l’exécution. Une seule certitude : ces fouilles Maquis de Corrèze, un recueil des
avaient été interrompues brutalement. Après cinq jours à peine, le VDK Mémoires de résistants paru aux
avait dû ranger à la va-vite pelles et pioches. L’hypothèse la plus commu- Éditions sociales, ce fait est passé
nément admise aujourd’hui est qu’ils ont dû battre en retraite face à l’ire sous silence dans la première édi-
des associations mémorielles locales. À l’époque, le maire de Meymac, tion, datant de 1971. Mais la troi-
Marcel Audy, était lui-même, et comme beaucoup d’autres édiles locaux, sième édition, parue en  1975, le
un survivant du maquis. En ces années où gaullistes et communistes s’en mentionne explicitement. Plusieurs
disputaient la gloire, le mythe résistancialiste tournait à plein régime. Il ne livres d’historiens sur les massacres
faisait pas bon écorner l’image de la France combattante, maculer son réel de Tulle y font également référence
héroïsme, teinté de romantisme, avec cette histoire d’exécutions som- comme, en 2004, en 2011 ou en
maires. Dans le Limousin, les plaies étaient toujours à vif. Les émissaires 2014 ceux des historiens Bruno
venus d’Allemagne n’étaient pas les bienvenus. L’ancien envahisseur ne Kartheuser, Paul Estrade ou Fabrice
faisait rien non plus pour plaire. Pour mémoire, la République fédérale Grenard. « Cette histoire était
refusait obstinément d’extrader le SS Heinz Lammerding, commandant de connue », confirme un autre histo-
la division Das Reich, qui avait été condamné à mort par contumace rien, Jean-Michel Valade, qui a aussi
en 1953 par le tribunal de Bordeaux pour avoir ordonné les massacres de travaillé sur ce sujet. Elle a malheu-
Tulle et Oradour (il mourra dans son lit en 1971). reusement été reprise dans des
Un demi-siècle plus tard, les investigations ont donc repris. Edmond Réveil ouvrages révisionnistes qui tendent
et André Nirelli ont accompagné les responsables de l’ONACVG et du VDK à inverser la chronologie et à faire
sur les lieux. L’ancien maquisard a fouillé du regard un paysage que les des exécutions de prisonniers alle-
décennies avaient forcément bouleversé et brouillé dans son esprit. Le mands la cause des représailles des
décor était à l’époque constitué de landes, de bruyères et de feuillus. Il est SS de la Das Reich.
désormais largement recouvert de pins Douglas, une variété de conifères Les associations du souvenir
importée d’Amérique en Corrèze après la guerre. Une zone de recherches regrettent un manque de mise en
de 3 000 mètres carrés a finalement été délimitée. Les cinq propriétaires perspective de ces exécutions par la
concernés ont donné leur autorisation pour procéder aux explorations. Résistance. « On a parfois l’impres-
Les sondages radar ont renforcé les présomptions. sion que le sujet est traité comme s’il
Mais l’affaire a fini par être éventée. Le 12 mai, l’hebdomadaire La Vie s’agissait de deux armées régulières
corrézienne rendait l’information publique. La Montagne, le grand quoti- dans un conflit traditionnel »,
dien régional, puis la presse nationale et bientôt les médias internatio- regrette Nathalie Sage-Pranchère.
naux s’en sont à leur tour saisis. L’ONACVG et le VDK ont poursuivi leur Cette Tulliste, historienne, cher-
travail sous les projecteurs. Philippe Brugère a dû publier un arrêté cheuse au CNRS, est aussi la fille de

24
LE M AG A ZINE

Pierre Pranchère, résistant et ancien député communiste de Corrèze. « Il y précipitamment. C’est là que la sec-
a, dans la manière dont tout cela est parfois présenté, une mise à égalité de tion d’Edmond Réveil emmène des
la Résistance et de l’armée d’occupation, regrette celle qui est membre du prisonniers allemands.
collectif Maquis de Corrèze. Or, il n’y a pas d’égalité. Dans cette guerre, tout La vengeance de la Das Reich contre
résistant était considéré comme terroriste. Il n’était pas fait prisonnier. Il était la population est abominable. Tous
torturé et exécuté. En condamnant la Résistance, on condamne ceux qui ont les hommes de la ville sont rassem-
sauvé l’honneur de ce pays. » Elle poursuit : « Donner des leçons de morale blés dans la manufacture d’armes.
à quatre-vingts ans de distance à ceux qui se sont levés contre l’envahisseur, Un membre de la Sipo-SD, Walter
c’est attaquer la notion même d’engagement. Les accuser de crime de guerre, Schmald, qui a survécu aux com-
notion créée en 1949 dans les conventions de Genève, est indécent. » bats, désigne alors les suppliciés.
Pour comprendre les événements, on ne peut les séparer des journées qui Quatre-vingt-dix-neuf sont pendus
les ont précédés. Depuis plusieurs années déjà, les maquis sont particuliè- par groupe de dix aux arbres, aux
rement bien implantés dans tout le Limousin. Ils recrutent des volontaires réverbères, aux balcons de la ville,
venant de toute la France. Ils intègrent même des rescapés de la guerre puis les corps sont abandonnés
d’Espagne. La plupart de ces clandestins ne se connaissent que par leurs dans un dépotoir. Le 10  juin,
pseudonymes. Le chef de la section d’Edmond Réveil est ainsi un Alsacien 149 otages sont envoyés en déporta-
appelé « Hannibal »… Les résistants tiennent de facto le plateau de tion (101 ne reviendront pas). La
Millevaches, où se trouve Meymac. Ils mènent la vie dure aux forces d’occu- répression va se poursuivre pendant
pation qui ont massé à Tulle (17 000 habitants à l’époque) une garnison de des semaines, menée par les
400 hommes qui multiplie des raids meurtriers contre les insurgés. Allemands mais aussi par les mili-
La répression est féroce, conduite par un important poste de la Sipo-SD, ciens qui sont revenus à Tulle. La
la police SS. Tulle compte également un fort cantonnement de miliciens et ville ne sera définitivement libérée
de groupes mobiles de réserve (GMR), la police de Vichy. que le 16 août 1944.
C’est cette place forte que les résistants décident de prendre. L’opération, Le 8 juin, Edmond Réveil et son
imaginée dès le printemps, divise. Le groupe le plus puissant, auquel appar- groupe quittent donc la ville avec
tient Edmond Réveil, est formé par les Francs-tireurs et partisans, d’obé- leurs prisonniers. Quelques-uns par-
dience communiste. Les FTP brûlent d’agir. Les autres groupes tempo- viennent à s’enfuir. Un gestapiste est
risent. Ils jugent que l’action est prématurée et met en danger la population. abattu en tentant de s’évader. Dans
Ils n’y participeront finalement pas mais accepteront de servir de couver- des conditions qui restent mysté-
ture. « Ils sont restés aux portes de la ville », explique l’historien Jean-Michel rieuses, la section se voit ensuite
Valade. Pour anecdotique qu’elle semble, cette dissension marquera dura- confier la garde d’une femme accu-
blement la Résistance locale, les uns reprochant aux autres, qui leur pusil- sée de collaboration. Le cortège par-
lanimité, qui leur témérité. Un différend qui trouvera pendant longtemps court près de 70 kilomètres vers le
un écho hargneux lors des cérémonies commémoratives. nord du département et le relatif
Au lendemain du Débarquement, le 6 juin 1944 en Normandie, les FTP refuge du plateau de Millevaches. Le
passent à l’action. Quelque 600 maquisards attaquent Tulle le 7 au matin. groupe erre de ferme en ferme,
Dans la confusion, le préfet négocie avec les chefs résistants le départ vers tente de partager son fardeau.
Limoges du contingent de 600 GMR, au milieu desquels vont se dissimuler « Personne n’en voulait. On ne savait
des miliciens. Les combats sont en revanche rudes avec la garnison alle- pas quoi en faire. Les gars d’Allassac
mande. Les morts se comptent par dizaines de part et d’autre. Dix- ne pouvaient pas s’en occuper. Ils ont
sept gardes-­barrières qui ont le malheur de porter un brassard blanc sont confié les prisonniers au groupe de
confondus avec des FTP et exécutés par les forces d’occupation. Le 8 juin, le Treignac. Mais, une fois arrivés au
groupe d’Edmond Réveil encercle l’école normale des filles où se sont bar- Lonzac, ceux de Treignac ont dit
ricadés nombre de soldats allemands. Une quarantaine d’entre eux meurt qu’ils ne pouvaient pas, eux non plus,
en tentant de briser l’encerclement, les corps déchiquetés par les balles tra- les garder », raconte Edmond Réveil
çantes des mitrailleuses. Les autres finissent par se rendre. Des membres du dans La Montagne du 15 mai.
Sipo-SD sont identifiés par une trentaine de maquisards détenus sur place. Une section de maquisards étran-
Ils sont immédiatement exécutés. La Résistance semble alors maîtresse de gers accepte de prendre quelques
la ville. Des réjouissances sont mêmes organisées. La population est en fête. soldats d’origine tchèque et polo-
Mais, le soir, des éclaireurs alertent sur l’arrivée imminente de la division naise, apparemment volontaires
Das Reich, qui remonte de Brive-la-Gaillarde. Les FTP doivent se replier pour rejoindre la Résistance.

Les associations du souvenir regrettent un manque de mise en


perspective de ces exécutions par la Résistance. “On a parfois
l’impression que le sujet est traité comme s’il s’agissait de deux
armées régulières dans un conflit traditionnel. Or, il n’y a pas
d’égalité. Dans cette guerre, tout résistant était considéré comme
terroriste. Il n’était pas fait prisonnier. Il était torturé et exécuté.”
Nathalie Sage-Pranchère, historienne, chercheuse au CNRS
LE M AG A ZINE

Hannibal, le chef du groupe, est chargé d’appliquer l’ordre.


“Quand il a compris qu’il devait les tuer, il a pleuré comme un
gamin, assure Edmond Réveil à ‘La Montagne’. Il était alsacien,
donc il parlait allemand. Il leur a parlé un par un. Il a demandé
aux gars lesquels se portaient volontaires pour exécuter les ordres.
Chaque maquisard avait son bonhomme à tuer. Ils ont été tués,
on a versé de la chaux sur eux et on n’en a plus jamais reparlé.”

Un témoin, André Roussel, cité dans le livre Maquis de Corrèze du Rhin. Les autres membres de la
publié en 1975, raconte : « Les prisonniers sont pour nous un lourd handi- section se sont dispersés. Chacun a
cap. Que devons-nous faire ? Les relâcher ou les garder avec nous ? repris sa vie, lesté de ce souvenir
Devinant notre perplexité, un prisonnier sort du rang et nous dit en assez pénible. Mais l’écho national des
bon français : “Laissez-nous ici, nous avons été bien traités. Nous vous dernières révélations a réveillé des
jurons que nous retarderons vos poursuivants.” La majorité d’entre nous mémoires. L’ONACVG a ainsi été
s’élève contre cette proposition. » contacté par la fille d’un résistant
Le groupe d’Edmond Réveil, fort d’une quinzaine d’hommes, arrive finale- qui a retrouvé l’histoire dans les car-
ment à Meymac, au hameau du Vert. Selon le témoin, les maquisards ont nets de son père.
encore avec eux 47 prisonniers allemands et la femme. Ils sont enfermés Et ainsi la guerre n’en finit pas de
dans une grange. Mais leur surveillance est difficile. Il faut trouver de la recracher ses secrets et ses corps.
nourriture, mobiliser deux gardes chaque fois qu’un détenu demande à L’affaire de Meymac n’est pas isolée.
sortir pour se soulager. Les maquisards sont traqués par les troupes alle- En 2003, à Saint-Julien-de-Crempse,
mandes dont ils entendent dans le lointain ronfler les moteurs et détoner en Dordogne, ont été retrouvés
les armes. Ils distinguent également, la nuit, les fusées éclairantes qui ­dix-sept soldats allemands tués en
zèbrent le ciel et permettent aux poursuivants de se repérer entre eux. représailles par la Résistance après
L’encerclement est imminent. Il faut se disperser. Dans son témoignage l’exécution de dix-sept otages par
versé après la guerre aux archives de Tulle, le colonel Louis Godefroy, alias les occupants. Régulièrement,
Rivière, assume la responsabilité de l’ordre d’exécution. « C’était outre une des corps allemands sont retrouvés
charge énorme un réel danger pour la sécurité de nos éléments d’avoir à en Normandie, désarmés, avec une
garder des prisonniers alors que l’ennemi sillonnait la région, écrit-il. La balle dans la nuque : des prisonniers
situation (…) exigeait leur disparition immédiate. » Louis Godefroy ajoute dont les troupes libératrices ne
que les prisonniers connaissaient leurs déplacements et leurs planques, savaient que faire au cœur des
justifiant à ses yeux « de prendre la seule décision possible : les passer par les combats.
armes ». Selon les maquisards, les prisonniers se seraient vu proposer un À Meymac, onze corps ayant été
marché : rejoindre les rangs des rebelles ou être tués. enlevés lors des premières fouilles,

HANNIBAL
dans les années 1960, il en resterait,
selon le décompte d’Edmond Réveil,
36 autres à retrouver. « Les fouilles
trancheront », résume Nathalie Sage-
Pranchère, qui, comme les associa-
tions mémorielles, ne s’y oppose
pas. « Cette exhumation est une obli-
gation pour la France, qui doit rendre
le chef du groupe, est chargé d’appliquer l’ordre. « Quand il a compris qu’il les soldats tombés à l’Allemagne, a
devait les tuer, il a pleuré comme un gamin, assure Edmond Réveil à insisté Étienne Desplanques, préfet
La Montagne. Il était alsacien, donc il parlait allemand. Il leur a parlé un par de Corrèze, lors d’une conférence de
un. Mais il y avait une discipline dans la Résistance. Il a demandé aux gars presse. C’est aussi une obligation
lesquels se portaient volontaires pour exécuter les ordres. Chaque maquisard morale à l’égard du peuple allemand
avait son bonhomme à tuer. Il y en a, parmi les gars, qui n’ont pas voulu, dont et de l’amitié qui nous lie. » Edmond
moi. [Les prisonniers] ont été tués, on a versé de la chaux sur eux et on n’en Réveil espère que sera ainsi réparé
a plus jamais reparlé. Ce n’est pas marrant, vous savez, de fusiller ce qu’il appelle « une faute ». « Les
quelqu’un… » La femme est passée par les armes, en treizième position, familles de ces gars-là ont le droit de
se souvient précisément le témoin. De ces heures, Edmond Réveil a savoir ce qu’ils sont devenus »,
conservé en tête « l’odeur du sang ». ajoute-t-il. Le vieil homme a parlé.
La plupart des historiens estiment que les maquisards avaient appris les Il peut partir la conscience tran-
massacres de Tulle et même d’Oradour. Tous s’accordent sur le fait qu’ils quille. Contacté par Le  Monde,
connaissaient le sort réservé à leurs camarades d’Ussel, à 15 kilomètres de il  s’est à nouveau muré dans le
là. Ont-ils aussi agi en représailles ? Selon Edmond Réveil, les témoins silence. « Tout ça, c’est fini pour
auraient juré de garder secret le drame de Meymac. Lui s’est ensuite enrôlé moi », a-t-il dit en raccrochant
dans l’armée régulière. Il a combattu les troupes allemandes de l’autre côté ­brusquement.
Yann Le Bec pour M Le magazine du Monde

27
LE M AG A ZINE

K AU N A S E ST U N E V I L L E le bâtiment, sec comme un mara- les années 1980, fit les beaux jours de son introduction dans ce petit
ÉTRANGE. Un mélange d’immeubles thonien, profite de sa pause déjeu- de son club, le Žalgiris Kaunas, l’ins- État balte, en 1922, jusqu’au titre
Art déco, de jolies rues pavées, ner pour affronter un ami en un titution phare de la ville. Considéré de champion d’Europe obtenu par
de bustes d’hommes d’Église et contre un. « Le basket, c’est notre à l’époque comme le meilleur l’équipe nationale, en 2003.
de clubs de striptease. Le parc seconde religion », ahane-t-il. Tout joueur du monde en dehors des Des trophées, des médailles… Rien
Santakos, à l’ouest de la ville le monde, ou presque, pratique ce États-Unis, « Sabas » –  c’est son de plus ennuyeux qu’un musée
–  la deuxième de Lituanie, avec sport dans ce pays de 2,8 millions ­surnom – a déployé ses talents en consacré au sport. Une photo
300 000 habitants –, accueille des d’habitants. Ou, au minimum, a un Espagne, puis, une fois la Lituanie détonne, néanmoins, parmi les
jeux pour enfants et des couples avis à ­donner sur la question. libérée de ­l’emprise soviétique, en images de joueurs en maillot. On y
en quête de tranquillité, sous le Le trentenaire désigne un bâti- NBA. Aujourd’hui encore, des pan- voit Arvydas Sabonis et ses coéqui-
regard d’une statue du pape Jean- ment derrière son épaule : « C’est cartes à son effigie, sur lesquelles piers, hilares, vêtus d’un tee-shirt
Paul II. Non loin de là, sur des le musée de l’histoire du basket. Il a il porte son maillot des Portland rock aux couleurs jaune vert rouge
terrains en caoutchouc, des par- été fondé par Arvydas Sabonis, notre Trail Blazers, une franchise de la du drapeau lituanien, sur lequel est
ties de basket s’improvisent, en légende. » L’homme le plus célèbre NBA du nord-ouest des États-Unis, représenté un squelette en train de
ces premiers beaux jours de mai. de Lituanie, à n’en pas douter. Un ornent les façades des restaurants dunker (marquer en s’accrochant
Donatas Kosiuba, 35  ans, sue à géant de 2,21 mètres, aux mains de de Kaunas. Le musée qu’il a fondé au panier avec la main). Une phrase
grosses gouttes. Cet ouvrier dans fée et aux tendons d’argile, qui, dans retrace l’épopée du basket local, barre la photo : « Better dead than
Les joueurs de l’équipe
nationale de basket
lituanienne, le 26 juin 1992,
à Badajoz, en Espagne, durant
la phase de qualifications
pour les Jeux olympiques de
Barcelone, où ils obtiendront
la médaille de bronze.

EN LITUANIE,
PLANÈTE NBA

LES PANIERS
DE LA LIBERTÉ.
red » (« plutôt mort que rouge »).
Elle date de 1992. Le souvenir d’un
Depuis sa création, en 1946, la National Basketball
épisode qui lie à jamais la Lituanie Association s’est imposée à la fois comme un concentré
aux États-Unis en général, et à la
NBA en particulier. d’Amérique et une marque planétaire. En pleine
Pour comprendre cette histoire, guerre froide, elle a été un pont entre l’Est et l’Ouest.
Lou Capozzola/Spor ts Illustrated via Getty Images

il faut quitter Kaunas et se rendre à


Vilnius, la capitale, à une heure de Dans le petit État balte, le basket a été un instrument
voiture. Puis, chercher le bar Stars
and Legends, modeste zinc caché
d’émancipation face à l’Union soviétique. Notamment
entre les tours modernes d’un centre à travers l’épopée de la jeune sélection lituanienne aux
d’affaires. Les habitués viennent s’y
abriter derrière ses vitrages teintés
Jeux olympiques de Barcelone, en 1992. Sponsorisée par
pour regarder du sport à la télévi- un groupe de rock californien, cette “autre Dream Team”
sion. Des maillots dédicacés d’an-
ciennes stars de la NBA sont enca-
s’est hissée sur le podium après avoir battu les joueurs
drés à côté de posters de de la défunte URSS. Texte Olivier FAYE
29
basket des années  1990. Le Žalgiris Kaunas, dont les matchs Disneyland, la société de consom- États-Unis, jusqu’à présent, n’avaient
propriétaire reçoit dans son bureau, contre le CSKA Moscou, le club de mation… Le simple fait de pouvoir jamais eu besoin de recourir aux
à l’arrière de la salle principale. La l’Armée rouge, exaltent la fibre acheter du poulet dans un maga- professionnels de la NBA pour
moustache de jeunesse de Šarūnas nationale lituanienne. « Il y avait un sin ravit ses coéquipiers, habitués démontrer leur supériorité. Sur les
Marčiulionis, 59 ans, est tombée sentiment de résistance. On se disait à une vie de rationnement. « Rêve. cinq titulaires de l’équipe soviétique,
depuis longtemps, mais pas ce sem- que si on battait l’équipe de l’Armée Rêve. Rêve. Le pays des rêves », quatre sont lituaniens. Un symbole
blant de coupe mulet qui lui cha- rouge, on pouvait devenir indépen- raconte Šarūnas Marčiulionis avec fort pour la petite nation.
touillait déjà la nuque il y a près de dants », se rappelle l’ancien joueur. une pointe ­d’ironie. Il n’empêche : Le ministère des sports consent
trois décennies. L’homme est un Malgré les réticences de son père ­l’envie de se confronter aux meil- donc à lever la barrière. Les bureau-
monument de 1,96  mètre, aussi ingénieur, Šarūnas Marčiulionis leurs le démange. crates tentent néanmoins de garder
épais qu’un chêne. Son parcours est abandonne ses études de jour- Les Golden State Warriors le sélec- le contrôle sur la destination des
plus impressionnant encore. Le nalisme pour devenir basketteur tionnent lors de la draft, en 1987, le joueurs. Arvydas Sabonis est envoyé
23  juin  1989, à un peu plus de professionnel. Il intègre le club de rendez-vous annuel réservé aux en Espagne, à Valladolid, dans un
quatre mois de la chute du mur de Vilnius, pour un salaire mensuel jeunes talents souhaitant intégrer la championnat certes relevé mais
Berlin, le 9 novembre, il devient le d’environ 300 roubles – à peine ligue. Mais l’URSS ne laisse pas son dont les joutes, moins physiques
premier Soviétique à signer un plus qu’un instituteur. Le jeune champion quitter le pays : ce serait qu’en NBA, préserveront ses fragiles
contrat avec une franchise NBA, les homme n’est pas à plaindre : il se un aller sans retour. La perestroïka t e n d o n s d ’A c h i l l e . Š a r ū n a s
Golden State Warriors, en banlieue voit allouer un appartement et une engagée par le secrétaire général Marčiulionis, de son côté, peut s’en-
de San Francisco. Šarūnas voiture. Sa combativité lui ouvre du  Parti communiste, Mikhaïl voler pour les États-Unis. Il a pris
Marčiulionis se lève du canapé pour les portes de l’équipe nationale Gorbatchev, ouvre néanmoins une conseil auprès des avocats du
décrocher un cadre du mur. d’Union soviétique. Il profite de fenêtre d’espoir. « Si vous gagnez les champion d’échecs Garry Kasparov
« Regardez, il y a deux champions ses voyages à l’étranger pour rame- Jeux olympiques en 1988, à Séoul, on afin que le gouvernement n’oppose
olympiques sur la photo : pouvez- ner des produits électroménagers, vous laisse partir », promet le gou- pas quelque acrobatie juridique à
vous les reconnaître ? » Difficile de qu’il vend ensuite au marché noir. vernement à ses basketteurs, nom- son exil américain. Sa fédération
les identifier, Arvydas Sabonis et lui, Le basket, à l’époque, est un point breux à rêver de franchir le rideau de aimerait le voir rejoindre les Atlanta
sur cette image jaunie, adolescents de rencontre entre l’Est et l’Ouest. fer. La mission est accomplie sans Hawks, en compagnie de son com-
parmi tant d’autres dans un camp Le joueur se rend pour la pre- peine. L’URSS élimine même en patriote ukrainien, Alexander
de basket soviétique, au milieu des mière fois aux États-Unis en 1983, demi-finales le grand rival améri- Volkov. Un cadeau au propriétaire
années 1970. Les deux amis vibrent à l’occasion d’une série de matchs cain, qui n’aligne alors que des de la franchise, le fondateur de
alors au rythme des exploits du exhibitions. Il découvre New York, joueurs universitaires –  les CNN, Ted Turner, qui s’est efforcé

Andrey Solov yov/Itar-TASS/AFP

30
LE M AG A ZINE

de rapprocher Américains et États baltes. Les Lituaniens seront Espagne ? Comment régler les nuits Page de gauche,
Soviétiques à travers les Goodwill les premiers à la revendiquer, le d’hôtel, les équipements et les repas le 23 août 1989, une chaîne
humaine relie la Lituanie
games (les « jeux de la bonne 11 mars 1990, quatre mois après la pendant des semaines, en particu- à l’Estonie en passant par
volonté »), organisés en réponse chute du mur de Berlin ; elle ne sera lier lors des interminables phases de la Lettonie (ici, à Tallinn,
aux boycotts successifs des Jeux effective que le 6 septembre 1991, à qualification ? en Estonie), pour réclamer
l’indépendance des pays
olympiques par l’un et l’autre camp. la suite d’un bras de fer qui coûtera En Californie, Šarūnas Marčiulionis Baltes.
Mais Marčiulionis se cabre. Le la vie à quatorze civils, victimes de est devenu proche de l’entraîneur
la répression. La liberté est acquise, Ci-dessous, Šarūnas
joueur signe comme prévu avec les adjoint des Warriors, Donnie Marčiulionis, lors du quart
Warriors, où l’attend un contrat et tout reste à construire. Nelson. Ce dernier est le fils de l’en-

LES
de finale du tournoi
annuel de 1,3 million de dollars. traîneur en chef, Don Nelson, une olympique, face au Brésil,
le 4 août 1992, à Barcelone.
Dès son arrivée, en septembre 1989, Jeux olym- légende américaine, qui compte Il fut le premier joueur
le nouveau venu annonce la couleur, piques de parmi les coachs les plus victorieux lituanien à intégrer la NBA,
alors que le public comme la presse Barcelone, de l’histoire de la NBA. Un soir de le 23 juin 1989, plusieurs
mois avant la chute du mur
le qualifient de « russe ». « Je ne suis à l’été 1992, mars  1992, Donnie emmène de Berlin.
pas russe, précise-t-il alors par la ont lieu Šarūnas assister à un concert des
voix de son interprète (il ne parle dans moins d’un an. Une occasion Grateful Dead en marge d’un dépla-
pas encore anglais). Je suis lituanien. unique de montrer au monde où se cement à Detroit, dans le Michigan.
Oui, j’ai joué dans l’équipe nationale trouve la Lituanie sur la carte. En Le Lituanien ne connaît pas le
soviétique, mais je viens de Lituanie. particulier à travers son équipe de mythique groupe de rock, formé
Je ne veux pas de confusion. La basket, qui regorge de talents. dans la baie de San Francisco dans
Lituanie aspire toujours à l’indépen- S e u l e m e n t , l ’é c o n o m i e e s t les années 1960. Il rencontre en
dance. » Les pays baltes mènent en exsangue. Le pays, qui s’ouvre au coulisses le guitariste Bob Weir et le
effet une révolution non violente capitalisme, a souffert du blocus batteur Mickey Hart, auxquels il
contre le joug de Moscou. Quelques imposé par Moscou pour tenter de raconte s’être lancé dans une levée
jours plus tôt, le 23 août, la plus briser les velléités indépendantistes. de fonds pour permettre à son pays
grande chaîne humaine de l’histoire Il manque de tout, même l’eau de participer aux Jeux olympiques.
– 2 millions de personnes – a relié chaude est un luxe. Comment, dans Touchés, les Grateful Dead signent
l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ces conditions, payer le déplace- un chèque de 5 000 dollars. « C’est
sur plus de 600 kilomètres, pour ment de douze joueurs, des entraî- le combat de David contre
réclamer l’indépendance des trois neurs et des médecins jusqu’en Goliath ! », s’extasie Mickey

“POUR TOUT LITUANIEN, C’ÉTAIT


COMME UNE VENGEANCE APRÈS
CINQUANTE ANNÉES D’OCCUPATION
ET LES DIZAINES DE MILLIERS
DE MORTS DÉPORTÉS DANS
LES GOULAGS DE SIBÉRIE…”
Linas Kunigelis, journaliste, à propos de la victoire des Lituaniens
sur l’Équipe unifiée de l’ex-URSS, pour la médaille de bronze
aux JO de 1992
David Madison/Getty Images
LE M AG A ZINE

Hart, pourtant incapable de États-Unis pour une place en finale. entonne l’hymne national avec les
situer le pays sur une carte. Un match de gala plus qu’une com- joueurs. « Pour tout Lituanien,
L’entourage du groupe se passionne pétition, tant l’écart de niveau entre c’était comme une vengeance après
pour la cause. Il dessine un jeu d’en- les deux équipes est abyssal. Les cinquante années d’occupation et les
traînement complet –  tee-shirt, verts, jaunes et rouges prennent dizaines de milliers de morts dépor-
short – aux couleurs du petit État eux-mêmes des photos, sur le bord tés dans les goulags de Sibérie… »,
balte, dans le style psychédélique du terrain, de la dérouillée infligée souligne aujourd’hui le journaliste
des Grateful Dead, agrémenté d’un par les vedettes américaines. « On et commentateur de télévision
squelette dunkant rageusement le savait qu’on allait perdre », se sou- Linas Kunigelis.

EN
ballon dans le panier. Šarūnas vient Šarūnas Marčiulionis. À la fin
Marčiulionis tient là un objet plus de la rencontre, la Dream Team 2012, Marius
puissant que l’argent : un symbole. pose pour la postérité aux côtés Markevičius, un
Grâce aux dons, l’équipe lituanienne des Lituaniens, tel un grand frère Américain né à
a récolté au total 200 000 dollars. bienveillant. Los Angeles de
Elle se qualifie sans peine pour les Dans deux jours, la Lituanie doit parents litua-
Jeux olympiques, enchaînant onze affronter, pour la médaille de niens, présente au Festival du film
La légende lituanienne
Arvydas Sabonis à la lutte
victoires de suite. Donnie Nelson est bronze, l’Équipe unifiée, réunissant de Sundance The Other Dream
avec l’Américain Hakeem enrôlé comme entraîneur adjoint. les joueurs d’une ex-URSS en pleine Team. Le jeune réalisateur y retrace
Olajuwon, lors des Jeux La popularité de la troupe grandit, implosion. Plus qu’un match de l’épopée de cette équipe, les bri-
olympiques de 1996,
à Atlanta. La Lituanie
match après match. À l’ombre de la basket : une nouvelle déclaration mades de l’URSS et le rêve améri-
se hissera à la troisième Dream Team américaine de Michael d’indépendance. Le jour venu, tous cain, où se dessine l’influence de la
place, derrière la Yougoslavie Jordan, Magic Johnson et Larry Bird, les habitants du petit État balte sont NBA en toile de fond. « Le monde
et les États-Unis.
stars de la NBA envoyées en mission scotchés à leur poste de télévision. s’ouvrait, la NBA s’étendait, et
Page de droite, le 3 avril pour rendre son lustre à l’Amérique, Leur équipe l’emporte sur le fil, 82 à ça ne s’est jamais arrêté depuis »,
2022, moins de deux mois la petite Lituanie se ménage un che- 78. Le pays bascule dans l’euphorie. remarque Marius Markevičius.
après l’invasion de l’Ukraine
par la Russie, les Lituaniens min jusqu’aux demi-finales. Le tee- Dans le vestiaire, Šarūnas Lorsqu’il fallut trouver, en 2004,
Jeff Haynes/AFP

du Žalgiris Kaunas tiennent shirt bariolé devient un incontour- Marčiulionis fonce sous la douche, des ambassadeurs pour convaincre
une bannière aux couleurs nable des rues de Barcelone. baskets aux pieds. Il pleure, comme les Lituaniens du bien-fondé de
de l’Ukraine, avant une
rencontre d’Euroligue face à « L’autre Dream Team » est née. ses coéquipiers. Le président litua- l’adhésion du pays à l’OTAN, les
l’Étoile rouge de Belgrade. Les Lituaniens affrontent les nien, Vytautas Landsb ergis, dirigeants baltes vinrent chercher
Šarūnas Marčiulionis afin que ce fructifier la marque : l’école est, ukrainiens et de leurs familles. quinquagénaire fuit la lumière et
dernier batte la campagne. « Nous dans les faits, gérée par la municipa- Une opération menée main dans les journalistes. « Arvydas n’aime
sommes passés d’un système à un lité. Elle a accueilli plusieurs dizaines la main avec leur ancien coéqui- pas l’attention, l’excuse Paulius
autre, relève l’ancien joueur, un de jeunes réfugiés ukrainiens. « Les pier au temps de l’URSS, l’Ukrai- Jankūnas, un des dirigeants du
rien désabusé. Nous sommes sous Lituaniens sont des frères pour nous, nien Alexander Volkov. Ce dernier, Žalgiris Kaunas. Il profite de la vie,
influence des États-Unis et de l’Union ils comprennent quel genre de diable qui a évolué dans les années 1990 va pêcher, regarde son fils à la télé. »
européenne, maintenant. Peut-être est la Russie, estime l’Ukrainien et sous le maillot de la franchise NBA Son troisième garçon, Domantas,
qu’un jour, nous pourrons être vrai- ancien joueur de la NBA Stanislav des Atlanta Hawks, insiste sur le né aux États-Unis lorsque « Sabas »
ment indépendants. » Pour l’instant, Medvedenko, joint par appel vidéo, rôle politique et culturel joué par jouait à Portland, en  1996, est
la question ne se pose pas, du fait depuis la ville ukrainienne d’Irpine, la ligue dans la région. « Quand le devenu un élément important de
de l’agression russe en Ukraine ; dans l’oblast de Kiev. Ils ont été inté- communisme a perdu le pouvoir en la NBA, avec les Sacramento Kings.
le parapluie américain apparaît grés à l’URSS, nous n’avons pas Europe de l’Est, le sport est devenu Il possède la double nationalité
même comme une nécessité vitale. besoin de leur expliquer ce qui est en une part importante de nos vies. américano-lituanienne. Ce soir de
Vilnius a d’ailleurs accueilli le der- train de se passer. Si on n’arrête pas Ça nous a rapprochés de l’Ouest », mai, dans la salle, de nombreux
nier sommet de l’OTAN, en juillet. les Russes, ils savent qu’ils seront les estime l’ancien basketteur, qui vit supporteurs de tous âges portaient
Le drapeau ukrainien flotte partout prochains. » Stanislav Medvedenko toujours à Atlanta. le tee-shirt jaune vert rouge des
dans le pays. Une immense bande- – qui a tenu un checkpoint, à Kiev, Mi-mai, Kaunas a accueilli le Final Grateful Dead. L’objet a intégré
Alius Koroliovas/Euroleague Basketball via Getty Images

role « Poutine, La Haye t’attend », AK-47 en mains  – a vendu aux Four de l’Euroligue, carré final de la pop culture des deux côtés de
promettant la Cour pénale inter- enchères ses bagues de champion la principale compétition de basket l’Atlantique, au point d’apparaître
nationale au président russe, a été de la NBA remportées avec les Los du Vieux Continent. Un honneur dans la série Friends, ou sur les
accrochée au sommet d’une tour Angeles Lakers au début des pour ce petit pays. Lors de la demi- épaules de célébrités d’Hollywood.
de la capitale, à deux pas du bar de années  2000. Il en a obtenu finale opposant le Real Madrid « C’est une part de notre identité »,
Šarūnas Marčiulionis. 250 000 dollars, destinés aux au FC Barcelone, en plein match, explique Romualdas Bužinskas,
Hasard ou nécessité, la NBA a ouvert enfants de son pays. Son ancienne une clameur est montée parmi les chef d’entreprise de 59  ans qui
une école de basket à Vilnius, franchise lui a, depuis, renvoyé gra- 15 000 spectateurs de la Žalgirio assistait au match. Son fils, trente-
quelques semaines après l’invasion cieusement deux nouvelles bagues. Arena : Arvydas Sabonis, assis au naire, s’est chargé de traduire ses
de l’Ukraine, au printemps 2022. Le Arv ydas Sabonis et Šarūnas premier rang, venait d’apparaître propos en anglais : « Après l’occu-
célèbre logo bleu blanc rouge de la Marčiulionis, quant à eux, ont sur l’écran géant de la salle. La pation de l’URSS, le basket a été
ligue s’y affiche en grand. Une aidé, au début du conflit, à orga- foule s’est mise à scander le nom l’un des ferments de notre liberté. »
vitrine avant tout destinée à faire niser la fuite de jeunes basketteurs de l’idole, qui semblait gênée – le Plutôt morts que russes.

33
LES LOIS DE LA NATURE

Seveso,
l’été
empoisonné.

Texte Stéphanie MARTEAU

APPELÉE À SE PRONONCER SUR


DES ATTEINTES DÉLIBÉRÉES À
L’ENVIRONNEM ENT, OU ÉCOCIDES,
LA JUSTICE S’EST ENRICHIE D’UNE
NOUVELLE BRANCHE : LE DROIT
ENVIRONNEM ENTAL. CET ÉTÉ, “M”
REVIENT SUR QUATRE AFFAIRES
QUI ONT FAIT JURISPRUDENCE. LE
10 JUILLET 1976, L’EXPLOSION D’UNE
USINE CHIM IQUE À SEVESO, PRÈS DE
M ILAN, EN ITALIE, LIBÈRE UN NUAGE
DE DIOXINE QUI VA CONTAM INER LA
RÉGION ET SES HABITANTS. CETTE
CATASTROPHE A CONDUIT L’EUROPE
À ADOPTER EN 1982 UNE DIRECTIVE
VISANT À PRÉVENIR LES RISQUES
ASSOCIÉS AUX ACTIVITÉS
INDUSTRIELLES DANGEREUSES.
LE M AG A ZINE
Mauro Galligani

Dans l’usine
Icmesa
de Seveso,
après l’explosion,
en 1976.

35
LE M AG A ZINE

SI L’ON SE FIE À SON PARCOURS, l’élection maison, nichée dans une zone pavillonnaire de Seveso.
d’Alessia Borroni à la mairie de Seveso en 2021 coulait Les trois septuagénaires se souviennent très bien du
de source. Déjà, cette élue de centre droit était soute- samedi 10 juillet 1976, « qui a fait basculer [leur] vie »,
nue par la Ligue, le parti d’extrême droite de Matteo dit Sergio. Ils interviennent régulièrement dans les
Salvini, très bien implanté dans cette région de écoles pour témoigner de ce qui s’est passé.
Lombardie, où il a été créé en 1989 (sous le nom de Graziella et lui s’étaient mariés deux mois plus tôt et
Ligue du Nord). Elle est aussi une enfant du pays, née venaient d’acheter une maison. Il est 12 h 37 quand un
dans cette ancienne ville industrielle de 24 000 habi- épais nuage blanc se répand sur la ville, laissant retom-
tants, à une vingtaine de kilomètres au nord de Milan. ber au sol de fines particules. « On venait de déjeuner
Mais, surtout, et même si elle n’avait que 2 ans, elle a sous le magnolia du jardin et ça s’est mis à sentir très
vécu le drame de la ville, la première catastrophe mauvais, mais ce n’était pas rare, alors on ne s’est pas
industrielle à frapper l’opinion, bien avant Bhopal, en méfiés », se remémore l’ancien comptable. À l’usine, en
Inde (le 2 décembre 1984), ou Tchernobyl, en Union revanche, la poignée d’ouvriers présents, en panique,
soviétique (le 26 avril 1986) : l’explosion de l’usine se rue vers un hangar où une explosion vient de reten-
Icmesa, le 10 juillet 1976, qui a rejeté dans l’air un tir : on y fabrique du trichlorophénol, un herbicide. La
nuage de dioxine. L’accident n’a pas fait de morts, mais cuve 101 était en surchauffe, la soupape de sécurité a
193 enfants ont été atteints de chloracné, une grave sauté. Le responsable de production, appelé d’ur-
maladie de peau. Sans compter les avortements, les gence, parvient à arrêter la fuite vers 13 h 45, plus
quelque 800 déplacés, les 220 000 personnes placées d’une heure après l’explosion.
sous surveillance médicale et les habitations rasées. « Le week-end s’est déroulé normalement », raconte
La destinée d’Alessia Borroni semble avoir été façon- Natalina Pontiggia. Les autorités sanitaires locales se
née par cette catastrophe. « Je vis ici depuis toujours, montrent rassurantes avec les maires de Seveso et de
raconte-t-elle, cheveux lissés et ongles vernis qui pia- Meda, les deux communes survolées par le nuage. En
notent en permanence sur son portable. J’ai étudié la toute discrétion, des échantillons de terre ramassés
physique et les sciences de l’organisation, et j’ai fait ma par les ouvriers aux abords de l’usine sont envoyés
thèse universitaire sur la crise dans les industries com- chez Hoffmann-La Roche, en Suisse. « Le lundi, des
plexes. Mon but était de comprendre où l’erreur avait petits trous sont apparus dans les feuilles du magnolia,
été commise. Tout manquait à Icmesa : les protocoles, se souvient Graziella. On a compris que quelque chose
le contrôle, la formation du personnel, les investisse- de mauvais était tombé du ciel. Les oiseaux avaient
ments pour moderniser les équipements… Les erreurs en arrêté de chanter. On en retrouvait morts, dans l’herbe,
chaîne se sont accumulées. Et puis, cet été-là, il faisait au milieu des feuilles… Les animaux, comme les chiens,
incroyablement chaud. L’usine puisait dans la nappe les canards et les lapins, ont commencé à mourir eux
phréatique pour refroidir la cuve et l’eau manquait. » aussi. » Selon Icmesa, il s’agit d’un simple nuage d’her-
Elle précise n’avoir pas fait de son expertise un argu- bicide. Murée dans le silence, la maison mère ne
ment de campagne. Elle sait qu’à Seveso, tout le donne aucune information sur la nature de la toxine.
monde évite de ressasser le passé. Quant aux autorités, elles déconseillent simplement
Cet accident a pourtant été fondateur sur le plan du de consommer les fruits et les légumes des jardins.
droit environnemental puisqu’il a abouti à l’adoption Dix jours passent ainsi. « Personne ne nous disait rien.
d’une directive européenne de premier ordre : celle C’est la photo de la petite Stefania, publiée dans les
“Des petits trous sur la prévention des risques industriels majeurs, dite
« directive Seveso », en 1982. Remaniée à deux reprises,
journaux, qui a déclenché la panique », intervient
Sergio, en coupant la parole à son épouse. L’image
sont apparus dans les elle a pour but de recenser les établissements présen- saisie à l’époque par le photographe Mauro Galligani
feuilles du magnolia. tant un risque grave pour l’environnement et d’établir
des normes à respecter afin de prévenir toute catas-
vrille les cœurs : Stefania Senno, 2 ans, hurle de dou-
leur, le visage totalement couvert de plaques de
On a compris que trophe. Depuis son entrée en vigueur, 10 000 sites en ­boutons rouges. À 12 h 37, le 10 juillet, l’enfant et sa
quelque chose de Europe, dont environ 1 200 en France, sont ainsi clas-
sés Seveso : leurs exploitants sont notamment
sœur, Alice, 4 ans, jouaient dans le jardin de leur mai-
son, à quelques dizaines de mètres de l’usine, quand
mauvais était tombé contraints de réaliser des études afin d’identifier les le nuage les a enveloppées. Vingt-quatre heures plus
du ciel. Les oiseaux scénarios d’accident, d’évaluer leurs conséquences et
de mettre en place des moyens de prévention.
tard, les petites filles, ainsi que d’autres enfants, sont
prises de maux de tête et de vomissements. Le 18 juil-
avaient arrêté de En 1976, rien de tel n’est imposé aux industriels… let, elles sont transférées à l’hôpital, à Milan, pour
chanter. On en L’usine Icmesa, société du groupe pharmaceutique
suisse Givaudan, elle-même filiale de la multinatio-
réaliser des examens. Sur une autre image du repor-
tage de Mauro Galligani, le visage de Stefania est
retrouvait morts, nale Hoffmann-La Roche, a été bâtie une trentaine recouvert de gazes, des plaques purulentes se sont
dans l’herbe, au d’années plus tôt, à la frontière entre les communes
de Meda et de Seveso. Elle emploie alors 200 ouvriers
étendues sur tout son corps.
Le 20 juillet, le centre de recherche médicale des labo-
milieu des feuilles… et tourne à plein régime, sans d’ailleurs que les habi- ratoires Hoffmann-La Roche livre enfin aux autorités
Les animaux, comme tants ne sachent vraiment ce qui s’y fabrique. « Du
parfum ? Du désherbant ? Ça n’a jamais été clair pour
locales les résultats des tests effectués : la surchauffe
de la cuve a engendré une réaction chimique, et entre
les chiens, les canards nous. En tout cas, régulièrement, il y avait des odeurs 300 grammes et 2 kilos (aucun chiffre n’a jamais été
et les lapins, ont nauséabondes », raconte Natalina Pontiggia, qui vit
non loin de ce qu’il reste de l’usine. En cette fin
arrêté officiellement) de dioxine – le fameux « agent
orange » utilisé par les Américains pendant la guerre
commencé à mourir juin 2023 caniculaire, cette institutrice à la retraite du Vietnam – se sont répandus dans l’atmosphère.
Mauro Galligani

eux aussi.” reste cantonnée au frais, avec son frère Sergio et sa


belle-sœur Graziella (qui ne souhaitent pas donner
Chez l’homme, la dioxine peut causer de graves dom-
mages au foie, des anomalies sur les embryons, des
Graziella, une habitante de Seveso leur nom de famille), dans la cuisine de sa coquette maladies de peau et une forme d’acné qui se

36
C’est cette photo
de Stefania
Senno, 2 ans,
qui a provoqué
la panique. La
petite fille y est
défigurée par
les plaies dues
à la chloracné,
une grave
maladie de
la peau qu’elle
a développée
après avoir été
enveloppée
par le nuage
de dioxine.
En bas, en 1976,
le site de l’usine
Icmesa,
à Seveso,
est clôturé et
interdit d’accès.
déclare à retardement. Une enquête est ouverte, était terrorisés, raconte Graziella. Les employés commu-
le directeur et le sous-directeur de l’usine Icmesa sont naux passaient en voiture avec des haut-parleurs pour
interpellés par la justice italienne. donner les consignes. Des agents, envoyés par les auto-
Durant tout l’été, les autorités locales, tiraillées entre rités sanitaires locales, venaient vaporiser une espèce de
les expertises contradictoires, hésitent à employer les colle sur l’herbe, censée plaquer la dioxine au sol. La
grands moyens. À chaque fois qu’il pleut, la dioxine, nature était devenue notre ennemie. Je me revois, cet
qui n’est pas soluble dans l’eau, s’infiltre un peu plus été-là, jeter soudain une fleur que je venais de cueillir
dans les sols, jusqu’à 14 centimètres de profondeur. sans réfléchir. » L’autre crainte de Graziella est de tom-
Fin juillet, le gouvernement annonce l’évacuation de ber enceinte. C’est la première fois que beaucoup de
la zone A, qui couvre les 110 hectares autour de l’usine femmes envisagent de pratiquer un avortement, inter-
(deux autres zones sont définies : la B, 270 hectares, dit dans la très catholique Italie. Sur les 190 femmes
avec une concentration de dioxine un peu moindre, enceintes de la zone, quinze décident d’avorter. « Il y
et la R, dite de respect, 1 430 hectares, où elle est à a eu beaucoup de pression sur les couples, dans un sens
l’état de traces). « La famille de mon mari, raconte et dans l’autre, assure Graziella, aujourd’hui grand-
Natalina Pontiggia, vivait dans la zone A. Ils ont dû mère. La crainte de malformations fœtales était très
partir et tout laisser, même les animaux de compagnie, instrumentalisée par les pro-IVG. Seveso était devenu le
qui sont morts de faim. C’était horrible. » Alessia théâtre du combat en faveur de l’avortement, qui a été
Borroni, elle, se souvient des soldats qui gardaient le légalisé juste après, en 1978. Sergio et moi, on a décidé
secteur, encerclé de barbelés. « Des hommes en blanc d’attendre un peu. »
venaient dans les maisons des alentours pour vaporiser Le 15 février 1977, un plan de décontamination de
on ne sait quoi sur les meubles, on n’a jamais su, Meda et de Seveso est enfin adopté par les autorités
explique Natalina Pontiggia. On ne nous donnait régionales de Lombardie. Le temps presse, la dioxine
aucune information scientifique. » pourrait finir par toucher la nappe phréatique. Dès le
Seveso ressemble à une ville fantôme. Dans un péri- lendemain, les travaux commencent : dans la zone A,
mètre de 10 kilomètres, sept communes sont tou- les usines, les ateliers, les immeubles et tout ce qu’ils
chées. Des consultations médicales sont mises en contiennent de souvenirs, vêtements, photos, sont mis
place, 600 par jour ; 380 hectares de terrain sont gra- en miettes. La maison de la petite Stefania Senno est
vement contaminés ; 77 000 têtes de bétail abattues. rasée. Des photos en noir et blanc montrent, sous leurs
Les activités agricoles sont interrompues. « En août, on fichus sombres, des femmes en larmes derrière les

À Seveso,
en 1978,
un technicien
travaille dans
la zone A, la
plus proche
de l’usine, et la
plus contaminée
par la dioxine.
LE M AG A ZINE

barbelés. Les routes, les trottoirs, les tracteurs et les


bus sont réduits en poussière par les dents des
transmis est largement caviardé, des passages entiers
sont masqués en noir, donc inexploitables judiciaire-
“La peur est
machines et les débris enfermés dans des fûts ment. » Elle compte désormais poursuivre l’État pour toujours là. La peur
étanches. Des excavatrices raclent le sol sur 25 centi-
mètres, 100 000 tonnes de terre sont retirées et des
n’avoir pas assuré la surveillance qu’imposait la loi.
Avec le temps, Seveso est redevenue une bourgade
des conséquences
camions en déversent ensuite une nouvelle, saine. tranquille, avec son unique hôtel, le Lombardia, son sur la santé.
Face aux vives protestations de la population, qui
refuse l’installation d’un incinérateur pour brûler ces
unique snack, où la jeunesse tue le temps, ses nom-
breux commerces fermés, à l’exception des salons de
C’est irrationnel.
déchets à cause d’un nouveau risque de pollution, coiffure, où les retraitées se rendent pendant que leurs Pour les gens,
la région décide d’enfouir les barils contaminés. On
creuse alors deux bassines d’une capacité de
maris traînent sous les parasols du club de pétanque
municipal. Située en grande banlieue de Milan, Seveso
tous les cancers
200 000 mètres cubes sous la zone A. Deux immenses est désormais une ville-dortoir, en voie de paupé­ qui se déclenchent
sarcophages en béton armé, constamment surveillés,
s’y trouvent encore aujourd’hui, dans le « cimetière de
risation. « La ville est passée de 19 000 à 24 000 habi-
tants ces dix dernières années, constate Alessia Borroni.
à Seveso sont
dioxine », comme on l’appelle depuis. Les prix de l’immobilier demeurent plus bas ici que dans dus à l’accident.”
Au total, la multinationale Hoffmann-La Roche aura les communes alentour. »
déboursé 183 millions d’euros pour les travaux de Le « cimetière de la dioxine » a été transformé en parc
Massimiliano Fratter, habitant de Seveso
réparation qui se sont étalés sur plus de dix ans, dont avec un petit étang, le Bosco delle Querce (« bois des et militant écologiste
la majeure partie aura été utilisée pour l’assainisse- chênes »). À la place du réacteur d’Icmesa, en bordure
ment du territoire et la reconstruction d’infrastruc- du parc, s’élève le Sport Center de Meda, avec terrain
tures. En 1986, la Cour de cassation a confirmé la de football et piscine. Pourtant, l’incertitude perdure.
condamnation, prononcée quelques mois plus tôt par Les effets des gaz toxiques sur les populations tou-
la cour d’appel de Milan, de Herwig von Zwehl, l’an- chées font encore l’objet d’études, notamment de la
cien directeur technique d’Icmesa, et de Jörg Sambeth, part d’une équipe de l’hôpital de Desio, à 10 kilo-
l’ancien directeur technique d’Hoffmann-La Roche mètres de Seveso. Massimiliano Fratter, responsable
(Givaudan). Reconnus coupables d’omission de de la bibliothèque municipale et animateur local du
mesures de sécurité et de catastrophe par imprudence, mouvement écologiste Legambiente, est historien de
ils ont respectivement écopé de deux ans et dix-huit formation. Il a écrit un guide de découverte du Bosco
mois de prison avec sursis. Le procès civil, lui, ne s’est delle Querce et a installé sur place des panneaux
conclu qu’en 2006, trente ans jour pour jour après le explicatifs. « La peur est toujours là, observe-t-il. La
drame, avec dédommagements financiers pour les vic- peur des conséquences sur la santé. C’est irrationnel.
times. Stefania Senno, désormais installée près de Pour les gens, tous les cancers qui se déclenchent à
Trévise, a subi quatre opérations de chirurgie esthé- Seveso sont dus à l’accident. »
tique sur le visage, qui n’ont pas suffi à lui faire oublier

LA DIOXINE
ses traumatismes d’enfance.
Si, en 1982, le Parlement européen n’a pas contesté la
nécessité de mieux encadrer l’activité industrielle,
il n’en demeure pas moins que sa mise en œuvre pose
toujours problème. En France, de graves incidents
industriels, suivis d’épisodes de pollution, se sont pro- hante les esprits et la peur est régulièrement réacti-
duits ces dernières années. À Toulouse, l’explosion, le vée. Récemment, ce sont les travaux de construction
21 septembre 2001, d’un stock d’ammonitrates dans d’une portion d’autoroute, la Pedemontana, reliant
l’usine AZF, classée Seveso, a fait 31 morts et plusieurs Milan à Meda, qui ont inquiété les habitants, car il va
milliers de blessés. Le 16 septembre 2019, c’est l’in- falloir remuer la terre. « Un projet qui traîne depuis
cendie, en pleine nuit, de l’usine chimique de Lubrizol, vingt ans, absolument insensé, s’agace Natalina
à Rouen, pourtant classée Seveso seuil haut (la der- Pontiggia. L’une des bretelles de sortie va passer contre
nière version de la directive, Seveso 3, entrée en le Bosco delle Querce, il va falloir creuser la terre. Or,
vigueur en France en 2015, distingue les installations selon les derniers carottages [réalisés par la société
de « seuil haut » et celles de « seuil bas » en fonction d’autoroute et l’Agence régionale de protection de
de la quantité de matières dangereuses), qui a réactivé l’environnement], la dioxine est toujours présente.
les craintes quant aux dangers des industries La terre n’a jamais été bonifiée à l’endroit où est censée
chimiques. Avocate de l’Association des sinistrés de passer la portion de route ! » La maire Alessia Borroni
Lubrizol, à Rouen, Julia Massardier assure que, malgré explique que « le préfet, qui gère les questions de sûreté,
la directive communautaire, le manque de transpa- assure qu’il n’y a pas de problème ». Mais redoute que
rence des industriels et de l’État, très soucieux de pro- le projet « devienne un nouveau “No TAV” » – du nom
téger ces sites sensibles, perdure. Il a ainsi fallu deux du mouvement de protestation contre la construction
ans à l’avocate pour obtenir, en 2021, les conclusions de la ligne de train Lyon-Turin.
de l’étude d’impact et de danger de l’usine, réalisée En fin d’après-midi, quand la chaleur retombe un
par l’exploitant et soumise au contrôle et à l’expertise peu, les promeneurs de chiens viennent se dégourdir
des inspecteurs de la direction régionale de l’environ- les jambes au Bosco delle Querce. Tout le monde
nement, de l’aménagement et du logement. « Cette semble oublier que sous l’aire de jeux des petits dor-
étude de danger, c’est l’identité même du site, rappelle ment des fûts dont la toxicité durera encore cin-
Julia Massardier. Elle identifie les d­ ifférents scénarios quante ans. La municipalité y organise parfois des
Mauro Galligani

d’incidents qui peuvent se produire, validés par la pré- concerts ou des courses sportives. La maire assure
fecture. Ces documents sont normalement accessibles même que deux espèces rares d’orchidées y auraient
dans les usines Seveso. Or, le document qu’on m’a trouvé asile.

39
LE M AG A ZINE

ELLE N’EST PAS ENCORE UNE STAR, MAIS Lorsqu’elle arrive à Mexico, Joan Didion se trouve dernier soir, Joan Didion et son mari sont atta-
ELLE A DÉJÀ ACQUIS UNE FLATTEUSE RÉPUTATION. face à un homme qui se bat contre un cancer des blés dans un restaurant avec le comédien et son
En 1965, à tout juste 30 ans, Joan Didion s’apprête poumons. La vedette de La Prisonnière du désert épouse, Pilar Wayne. On imagine mal ce genre
à quitter le magazine Vogue, où elle a passé et de Rio Bravo a tenu à honorer ses engage- de chose arriver aujourd’hui… « Pendant un
sept ans. Elle y était entrée comme correctrice, ments malgré l’ordre impérieux de son médecin moment, ce ne fut qu’une soirée agréable, une soi-
avant de gravir les échelons jusqu’à devenir une de se retirer du tournage. Par respect pour tous rée qui aurait pu avoir lieu n’importe où, écrit
des plumes de la rédaction. Deux ans auparavant, ceux qui, atteints de la maladie, « souffrent bien Joan Didion. Nous buvions beaucoup et j’avais
elle avait déjà publié un premier roman, Run River assez ainsi », explique-t-il à Henry Hathaway. fini par oublier que ce visage, de l’autre côté de la
(Une saison de nuits, paru chez Grasset en 2014). Comme si cela ne suffisait pas, Wayne a préféré table, m’était à certains égards plus familier que
Bientôt, elle deviendra l’une des observatrices les se passer de doublure pour faire ses cascades. La celui de mon mari. » Trois hommes surgissent de
plus fines de la vie à Hollywood, mais aussi et sur- star de cinéma se transmute en authentique nulle part, une guitare à la main. Pilar Wayne se
tout de l’émergence de la contre-culture, notam- héros. Joan Didion a d’ailleurs décidé de hisser penche légèrement en avant, John Wayne lève
ment pour Esquire et Life. Mais, pour l’heure, elle son sujet à la hauteur du mythe. Sa plume est là son verre dans sa direction : « Il va nous falloir
accepte une proposition de l’hebdomadaire pour servir un comédien hors du commun et, à du pouilly-fuissé pour le reste de la table, dit-il, et
The Saturday Evening Post : celle de rencontrer un travers lui, raconter une époque en train de dis- du bordeaux rouge pour le Duke. » Les guitaristes
mythe, en la personne de John Wayne, sur le pla- paraître. Dans ce portrait, elle a aussi réussi, de continuent de jouer. L’imaginaire né dans l’en-
teau de son nouveau western, Les Quatre Fils de manière remarquable, à inclure la maladie dans fance de Joan Didion, la coïncidence entre
Katie Elder. C’est le 141e film de John Wayne, la trajectoire de vie de l’artiste : « John Wayne l’homme et le mythe Wayne s’incarnent en une
le 59e réalisé par Henry Hathaway et, accessoire- devint non pas un acteur, comme il prenait tou- scène dans ce portrait sensible.
ment, la 44e apparition à l’écran de Dean Martin. jours soin de le préciser aux journalistes Au moment où l’article paraît, en août 1965,
Après un retard de trois mois, l’équipe a enfin pu (“Combien de fois faudra-t-il que je vous le redise, l’engagement américain au Vietnam est en
tourner les extérieurs à Durango, au Mexique, et un acteur agit, moi, je ré-agis”), mais une star, et pleine escalade. Le campus de l’université de
s’installe pour les derniers jours de tournage dans la star nommée John Wayne passerait la majeure Berkeley est le théâtre de manifestations contre
des studios près de Mexico, Estudios Churubusco. partie du reste de son existence, en compagnie de la guerre. John Wayne, lui, soutient avec enthou-
John Wayne devrait y trouver plus facilement du John Ford ou de Raoul Walsh, sur tel ou tel lieu de siasme l’intervention militaire de son pays. Une
temps pour rencontrer une journaliste. tournage perdu au milieu de nulle part, à la époque se termine, une autre commence, irri-
Les propositions du Saturday Evening Post sont de recherche d’un rêve. Rien de très grave ne pou- guée par cette contre-culture dont Joan Didion
celles que l’on ne refuse pas. Le titre rémunère en vait arriver dans ce rêve, rien qu’un homme ne sera l’une des meilleures chroniqueuses. « John
effet très bien ses contributeurs. La journaliste pût affronter. Et pourtant. La voilà qui arriva, la Wayne : une chanson d’amour » est un hom-
vient de retrouver sa Californie natale et de s’ins- rumeur, et au bout d’un moment les grands titres. mage à cette page qui se tourne. Elle est décrite
taller à Los Angeles, avec son mari, John Gregory “J’ai eu la peau du Grand  C”, annonça John avec d’autant plus d’acuité que la journaliste a
Dunne, un journaliste de Time qui deviendra vite Wayne, à la manière de John Wayne, traitant ces un pied dans chaque monde. Quelques semaines
un romancier et scénariste en vue. Le couple, qui cellules renégates comme n’importe quel autre après la publication de son papier, elle reçoit un
mène grand train, a besoin d’argent. Ils roulent en renégat, et pourtant nous sentions tous que l’issue court mot de John Wayne. L’acteur s’exprime à
voiture de sport, une Corvette devant laquelle Joan de cet affrontement-là était pour une fois impré- la troisième personne : « Le vieux Duke est
Didion pose en 1968 dans une longue robe en visible, que c’était le seul et unique duel que honoré d’être ainsi décrit par une femme. » La star
maille pour une série d’images qui deviendront Wayne risquait de perdre. » décédera en 1979, à 72 ans. Il tournera vingt-
célèbres. Ils apprécient les bons restaurants et Sur le plateau, Joan Didion découvre John Wayne trois films après Les Quatre fils de Katie Elder.
aimeraient quitter le quartier de Los Feliz pour avec ses éternels éperons, son foulard poussié- « John Wayne : une chanson d’amour » lui avait
Malibu, où vivent les stars et les producteurs hol- reux, sa chemise bleue et un chapeau neuf, inha- offert une ­nouvelle ligne de vie.
lywoodiens dont ils souhaitent chroniquer les faits bituellement ample, si différent du vieux couvre-
et gestes. Mais il n’y a pas que pour payer les fac- chef de cavalerie arboré auparavant à l’écran. Il
tures que Joan Didion accepte la proposition du a un rhume carabiné et une mauvaise toux qui
« JOHN WAYNE : UNE CHANSON D’AMOUR » EST PUBLIÉ
magazine : John Wayne est l’idole de son enfance. le laissent tellement fatigué qu’un inhalateur à DANS L’AMÉRIQUE. CHRONIQUES, DE JOAN DIDION,
Elle n’est qu’une petite fille lorsque, accompagnée oxygène a été installé à portée de main. Le LE LIVRE DE POCHE, 336 PAGES, 8,20 €.
de son petit frère, elle le voit pour la première fois
au cinéma. Nous sommes en 1943, sur la base de
Peterson Field, à Colorado Springs, où travaillent
ses parents, et il n’y a pas grand-chose à faire dans RENCONTRES AU SOMMET #3
ce camp militaire. Si ce n’est admirer le pre-
mier B-29 – resté dans l’histoire comme l’avion
qui a largué des bombes atomiques sur Hiroshima JOHN WAYNE ET JOAN DIDION,
et Nagasaki en 1945 – et aller au cinéma. C’est en
entendant John Wayne, dans La Ruée sanglante,
d’Albert S. Rogell, promettre à sa partenaire qu’il
LA GROUPIE DU COW-BOY.
lui construira une maison « au tournant du fleuve, Certaines interviews d’écrivains, d’acteurs, de rockstars
là où poussent les peupliers » que Joan Didion s’est
convaincue qu’elle attendrait désormais la même
sont restées légendaires. Des moments d’anthologie permis
chose d’un homme : une maison là où poussent par une époque où les entretiens n’étaient ni minutés
les peupliers. John Wayne, qu’on surnomme déjà
« The Duke », dessine à partir de ce jour l’horizon
ni contrôlés par des experts en communication. En 1965,
de la jeune fille. Devenue journaliste, elle écrit en la journaliste et romancière américaine rencontre l’idole
introduction de son interview, titrée « John
Wayne : une chanson d’amour » : « John a fixé à
de son enfance, engagée dans un duel face au cancer.
jamais la forme de certains de nos rêves. » Texte Samuel BLUMENFELD — Illustration Eric YAHNKER

41
Un homme à moto, Pingyao
(province du Shanxi), 2018.

Page de droite, des jeunes


filles en robe de soirée
traditionnelles s’apprêtent
à chanter les louanges
du gouvernement local,
Pingyao, 2018.
LE PORTFOLIO

REGARD SUR LES RACINES

Jeux d’artifice.
QUAND ILS QUESTIONNENT LEUR IDENTITÉ, LEURS ORIGINES, LA VISION DES
PHOTOGRAPHES SE COLORE DE NOSTALGIE, DE FANTASM E, D’ÉTONNEM ENT… SELON QU’ILS
AIENT QUITTÉ LA TERRE DE LEURS ANCÊTRES OU QU’ILS LA DÉCOUVRENT. TOUT L’ÉTÉ, “M”
RACONTE DES RETOURS AUX SOURCES. ALEX HUANFA CHENG, INSTALLÉ À PARIS DEPUIS
ONZE ANS, REVIENT RÉGULIÈREM ENT DANS LA CHINE DE SON ENFANCE QU’IL EXPLORE
AVEC UN ŒIL NEUF ET LUCIDE, POUR M IEUX EN SOULIGNER LES FAUX-SEM BLANTS.

Photos Alex HUANFA CHENG — Texte Emmanuelle LEQUEUX

43
LE PORTFOLIO

détendus, ce qui permet de recueillir, l’air de rien, beaucoup


d’informations. Et de noter autant de contradictions. » Dans ses
images s’esquisse le panorama d’une nature domptée, à l’ins-
tar de ce petit singe en costume, chaînes aux pieds. Les fleurs
poussent sur des écrans, les cascades inondent les restaurants
à coups de papier peint. « Pour rendre plus flagrants les
contrastes entre le vrai et le faux dans les scènes que je saisis,
les couleurs de mes photographies sont très saturées, elles se
combattent entre elles. Il n’y a aucune harmonie dans la coexis-
tence de toutes ces choses. »
Durant les premiers pas de sa recherche photographique, Alex
Huanfa Cheng n’avait pas d’idée très précise de ce qu’il voulait
trouver dans une Chine qui lui devenait de plus en plus étran-
gère. « Mais l’éloignement m’a permis d’aiguiser peu à peu mon
regard. » Il avait choisi Paris « par romantisme autant que pour
des raisons financières, la France étant beaucoup moins chère
pour [s]es études que les États-Unis ou la Grande-Bretagne ».
Onze ans plus tard, il aime toujours autant son pays d’adop-
tion et ne regrette pas un instant d’avoir quitté son pays natal.
En Chine, il pratiquait la photo en amateur.
À l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, d’où il
est sorti diplômé en 2018 avec les félicitations du jury, il s’est
initié au médium argentique avec les meilleurs, notamment
l’artiste plasticien et photographe Patrick Tosani. « J’ai com-
mencé à réfléchir à la photo comme à un langage. Cette école a
tout changé, elle a été comme une mère pour moi. » Il y apprend
à conceptualiser son approche, mais aussi à maîtriser les
chimies, dont les réactions subtiles sont fondamentales à ses
yeux. « Ce processus de l’argentique autorise plus de lenteur et
permet de faire de la photographie un vrai travail de la main,
un objet d’art, ce que ne permet pas une image sur écran »,
décrit celui qui s’est construit un laboratoire dans le 11e arron-
dissement, où il réalise lui-même ses tirages, quand il ne tra-
vaille pas en numérique pour la presse, de M Le magazine du
Monde à Vogue China. Quand il revient en Chine pour la pre-
mière fois, après sa sortie de l’école, il se sent soudain « très
différent ». Durant la décennie qui a précédé la pandémie de
Covid, « le développement a été fulgurant, l’économie a explosé,
la Chine a pris confiance en elle. À mon retour, de nombreuses
choses auxquelles j’étais habitué me semblaient désormais
étranges : la philosophie chinoise, l’attitude vis-à-vis de la poli-
tique, les relations entre les gens… Je me suis mis à les regarder
Un grand-père et son petit- LA CHINE, PAYS DES MERVEILLES ? C’est avec une cer- dans une autre perspective. »
fils, Pingyao, 2018. taine ironie qu’Alex Huanfa Cheng, 35 ans, a choisi de titrer son De retour en Chine en cet été 2023, notamment à Canton,
Page de droite, une enfant projet « Wonderland ». « À mes yeux, ce mot souligne tout ce Alex  Huanfa Cheng compte bien poursuivre sa série
avant un spectacle, qu’il y a d’illusoire dans cette très belle vision que la Chine veut « Wonderland », mais le photographe espère aussi saisir les
Pingyao, 2018. donner d’elle-même : fantastique en surface, mais avec beau- transitions nouvelles que connaît le pays. « Mes frères, mes cou-
coup de choses négatives sous-jacentes », commente-t-il. Voilà sins… Ils sont nombreux à être désormais privés de travail. C’est
onze ans que le photographe a choisi de s’installer à Paris. Mais ce dont j’aimerais témoigner : les conséquences du Covid-19 sur
le trentenaire retourne fréquemment dans sa Chine natale, la vie et le psychisme de ces jeunes gens, ainsi que sur les pay-
explorant avec un regard neuf la région rurale où il a grandi sages. » Jamais, pour l’instant, il n’a rencontré de difficultés au
autant que les mégalopoles. De ses séjours récents, il est cours de ses prises de vue. Mais il nourrit un autre projet, qu’il
revenu avec une série d’images à la poésie grinçante. Jeunes sait être quasiment impossible à mettre en œuvre : témoigner
filles en costumes folkloriques, scènes de plages surpeuplées, de la vie de ces enfants contraints à travailler dans des
portraits de famille sous l’œil des affiches de propagande… décharges de produits électriques ultra-toxiques. En atten-
Il aime à arpenter notamment les lieux de loisirs, ces espaces dant, il a réalisé une saisissante série par l’intermédiaire
de pur artifice où un pays se met en scène sans parvenir vrai- de l’intelligence artificielle, qu’il dévoile sur Instagram :
ment à cacher ses failles. « Il est plus facile de travailler avec un monde à la Mad Max, où les enfants ont les visages rongés
les gens dans ces endroits-là, car ailleurs ils sont accaparés par de puces électroniques. Des robots en devenir, autre face
Alex Huanfa Cheng

leur travail et donc moins disponibles, souligne-t-il. Ici, ils sont de son Wonderland.

44
Un vendeur ambulant,
Pingyao, 2018.

Page de droite, en haut,


sur une plage à Shanghaï,
2020. En bas, à gauche,
un père et son fils,
Qinhuangdao (province
du Hebei), 2018. À droite,
une femme nageant vêtue
d’un masque de soleil,
Qinhuangdao, 2018.
Alex Huanfa Cheng

LE PORTFOLIO

47
LE PORTFOLIO

Bols jetables ornés de


motifs traditionnels chinois,
Yinzu (province du Hebei,
le lieu de naissance d’Alex
Huenfa Cheng), 2017.

Page de droite,
à Pingyao, 2018.
Alex Huanfa Cheng

48
UN HORS-SÉRIE

HORS-SÉRIE

Rencontre avec Jean

VAN HAMME L’aventurier de la bande dessinée

En avant-première :
un récit inédit
du prochain album
MISÉRICORDE
HISTOIRE SANS HÉROS

V A N H A M M E
J E A N

HISTOIRE
J. VAN

F R A N C Q

JEAN VAN
P H I L I P P E
EDGAR P. JACOBSd’
D’après les personnages

JEAN VAN
LES AVENTURE S
HAMME
DE BLAKE ET MORTIME
W. VANCE

R d’après les personnages

SANS HÉROS
d’ EDGAR P. JACOBS

HAMME

BAZ IN • BER
DJIEF • DUR TAIL • DE JON
IEUX • EFA GH
• MUNUER
A
L’HÉRITIER

JEAN VAN HAMME

DU SOLEIL NOIR

DJIEF • DURIEU IL • DE JONGH


BAZIN • BERTA
• TEUN BERSERIK

DANY - VAN HAMME

XIII — LE JOUR

X EF
FRANCQ • VAN HAMME

• PETER VAN

1
DONGEN

LE LOMBAR D

Largo Winch, Blake & Mortimer, Histoire sans héros, Thorgal, XIII...

En partenariat avec :

JEAN VAN HAMME, L’AUTEUR-SCÉNARISTE DE BD


LE PLUS LU AU MONDE : THORGAL, LARGO WINCH, XIII...

Le Monde présente la vie et l’œuvre de Jean Van Hamme. Cet aventurier de


la BD franco-belge est fidèle à lui-même : toujours là où on ne l’attend pas...
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L’hôtel-restaurant Son Blanc,
à Minorque, le 11 juillet. LE GOÛT

À MINORQUE, retour à la terre. SUR LA ROUTE DES VACANCES, “M” DÉROULE LE M ENU DE TABLES
SAVOUREUSES QUI CULTIVENT HOSPITALITÉ ET ART DE VIVRE. SUR
L’ÎLE LA PLUS TRANQUILLE DES BALÉARES, LE DOMAINE SON BLANC
Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON MAGNIFIE LES ALIM ENTS CULTIVÉS SUR SES TERRES, DANS UNE
Photos Olga DE LA IGLESIA DÉMARCHE D’AUTOSUFFISANCE.

51
52
LE GOÛT

Olga de la Iglesia pour M Le magazine du Monde


SON BLANC POURRAIT ÊTRE LE TITRE D’UNE ŒUVRE accroupi au milieu des pieds de citronnelle, de menthe,
D’ART OU D’UNE COMPOSITION MUSICALE EXPÉRIMENTALE. d’aneth et de fenouil. Il s’agit de Kaya Jacobs, le chef du res-
C’est le nom d’une finca (ferme traditionnelle) du XIXe siècle, taurant, en pleine cueillette dans le jardin comestible, cultivé
enfouie dans le maquis minorquin qu’un couple de passion- en permaculture, pour préparer le dîner.
nés de design et d’agroécologie a transformé en hôtel-­ Cet Américain originaire de Chicago est arrivé à Minorque
restaurant. Avec l’ambition d’en faire un lieu autosuffisant il y a deux ans, après avoir fait ses armes dans des restau-
sur les plans énergétique, hydraulique et alimentaire rants à San Francisco, au Japon et à Barcelone, chez le chef
avant 2030. Pour préserver le calme de l’endroit, planté sur étoilé Albert Adria, connu pour sa maîtrise de la cuisine
un domaine de 130 hectares, avec vue sur la Méditerranée, moléculaire. Le mantra « less is more » (« moins, c’est
l’adresse exacte n’est communiquée qu’après la réservation mieux »), adopté par Kaya Jacobs, correspond parfaitement
d’une table ou d’une chambre effectuée. Il se situe à une à la volonté de Laura Llompart, la directrice du Son Blanc,
vingtaine de kilomètres de Mahón, la capitale de l’île la de proposer une cuisine « primitive » et zéro déchet.
moins touristique des Baléares, néanmoins très prisée « L’idée est de consommer ce que la terre nous donne avec
depuis quelques années pour la douceur de son climat et un minimum d’interventions, de façon à mettre en valeur
ses criques aux eaux turquoise. Il faut prendre la direction chaque aliment, explique-t-elle. Par exemple, nous avons
de la commune d’Alaior, emprunter une route nichée dans des melons si goûteux dans notre potager que nous les ser-
la végétation, puis un très long chemin forestier, sablon- vons parfois en dessert, uniquement avec des herbes. Notre
neux et cahoteux, bordé de pins, d’oliviers et de pared secas, premier fournisseur est notre potager. » Le domaine compte
ces murets en pierres sèches superposées qui délimitent les également plus de 250 espèces d’arbres fruitiers – aman-
propriétés, les champs et les enclos. La plupart des arbres diers, citronniers, orangers, pruniers, abricotiers, pêchers,
sont voûtés, poussés par les bourrasques qui balaient les poiriers, entre autres –, des centaines de variétés d’herbes
paysages de celle que l’on surnomme « l’île du vent ». Sur la médicinales et aromatiques, un grand poulailler et des
droite, on aperçoit le Monte Toro, la plus haute montagne ruches. Le Son Blanc produit son huile d’olive et d’amande,
de Minorque. Ce parcours en pleine nature est jalonné par sur place, dans des hangars agricoles. Les élevages alentour
des barrières en ullastre, le bois d’olivier sauvage embléma- fournissent les viandes. Et les poissons sont, évidemment,
tique de l’archipel. Des codes secrets, fournis aux visiteurs issus de la pêche locale. « Nous ne proposons pas de bois-
en amont, sont nécessaires pour les ouvrir. La dernière per- sons industrielles, ajoute Laura Llompart. Nous préparons
met d’accéder à la ferme, avec sa bâtisse d’origine, recons- des rafraîchissements, des tonics, des sirops, des boissons
truite en pierre de marès (la roche blanche locale), ses ver- lacto­fermentées, des infusions et des alcools avec ce qui
gers et ses vastes terres cultivées. pousse dans notre jardin. »
En cette fin d’après-midi d’été, les lieux sont encore baignés En début de soirée, les premières tables commencent à se
de lumière. Le souffle de la brise adoucit la chaleur et répand remplir sur la terrasse du restaurant, situé dans une
le parfum des immortelles qui foisonnent le long des allées. ancienne étable, à côté d’une salle de yoga. On s’installe
Mireia Matons, une jeune femme souriante en tunique sous des ombrières en fibre de coco tissée, pour se protéger
camel, pantalon de lin clair et sandales en cuir, nous accueille des derniers rayons du soleil. Des odeurs fraîches et végé-
sur la terrasse couverte, sous les voûtes en pierre du bâti- tales émanant des plantations se mêlent à celles des viandes
ment principal. Elle est chargée de recevoir les hôtes et les qui grillent dans la cuisine ouverte. Le chant des cigales se
visiteurs et de leur faire découvrir le domaine. « Au loin, vous superpose harmonieusement à la playlist jazz. Le dressage
apercevez la mer au niveau de la plage de Son Bou », pose-t- des tables est sobre : des serviettes en lin froissé simple-
elle en servant un grand verre d’eau fraîche aromatisée aux ment nouées dans des assiettes en grès chamotté posées à
herbes du jardin. Une large bande bleue se détache, en effet, même le bois, et quelques bouquets de fleurs séchées. À la
à l’horizon, au bout d’une immense étendue verte et feuil- tombée de la nuit, dans un souci d’économie d’énergie, seul
lue. Sur la droite du corps de ferme, en contrebas, une pis- un faible éclairage illumine l’espace, soulignant l’atmos-
cine traitée au sel a été taillée dans la roche calcaire. phère intime. Le menu unique, nommé « Déjate llevar »
Quelques hôtes nagent dans ce grand bassin de forme irré- (« laissez-vous aller », en espagnol), change presque tous les
gulière, d’autres se détendent dans les hamacs suspendus soirs. Il évolue au gré des arrivages, des récoltes et des
sous les oliviers. Un peu plus loin, un homme en tablier, ­inspirations du chef. Il comprend en général huit séquences,
muni d’une paire de ciseaux et d’un panier tressé, est parfois un peu plus, succession de salades croquantes,

En haut, à gauche, la demeure,


entièrement reconstruite en pierre
de marès, la roche blanche locale,
et son four à pain, régulièrement “L’idée est de consommer ce que la terre
utilisé. En haut, à droite, la terrasse
du restaurant, avec vue sur nous donne avec un minimum d’interventions,
les oliviers. En bas, à gauche,
Gustavo Alejandro Tarabelli, de façon à mettre en valeur chaque aliment.
qui œuvre aux fourneaux du bar
de la piscine. À droite, les mared
secas, murets en pierres sèches,
Notre premier fournisseur est notre potager.”
qui délimitent le domaine. Laura Llompart, directrice du Son Blanc
Ci-contre, l’entrée de la terrasse du
bâtiment principal, avec des parterres
d’herbes aromatiques. À gauche,
l’escalier menant aux chambres.
En bas, à gauche, des plats préparés
avec les produits du jardin. À droite,
la directrice Laura Llompart
(à gauche) et la responsable de
salle, Lucia Hernández. Derrière
le comptoir, le chef Kaya Jacobs.

Olga de la Iglesia pour M Le magazine du Monde

Légende
LE GOÛT

ceviches parfumés, wagyu (race de bœuf japonaise


très recherchée, également élevée à Minorque), feuilles de
vigne aux amandes et au miel et autres fraises infusées. Les
légumes et les herbes sont les ingrédients majeurs de ces
repas succulents et digestes. « Je ne cuis pas les légumes
longtemps, confie Kaya Jacobs. Je les passe rapidement sur le
feu, pour obtenir un équilibre entre le tendre et le croquant. »
Le dernier service débute à 22 h 30, ce qui est relativement
tôt pour l’Espagne. Mais, si le restaurant est ouvert au
public, il est essentiel de respecter le calme des hôtes venus
se ressourcer dans les onze chambres et les trois suites de
cet établissement isolé.
Il aura fallu plus de sept ans aux propriétaires des lieux,
Benedicta Linares Pearce et Benoît Pellegrini, pour mener à
bien ce projet d’envergure, entre les démarches administra-
tives et les travaux de réhabilitation bioclimatique de la
ferme en ruine. Le couple a confié le chantier à une amie,
l’architecte parisienne Anne-Cécile Comar, de l’Atelier du
Pont, et à l’agence minorquine ARU Arquitectura, experte en
matière de techniques traditionnelles locales. Il n’en était pas
à son coup d’essai. La native de l’île et son mari, français, se
sont connus aux Pays-Bas dans le cadre d’un échange
Erasmus. Après avoir travaillé à Londres pendant des années
(elle, dans le commerce international, lui, dans la finance),
ils ont ressenti le besoin de développer un projet chargé de
sens. Il y a cinq ans, ils ont ouvert une grande maison d’hôte
rurale (d’une capacité de 28 personnes), à quelques kilo-
mètres du Son Blanc : Es Bec d’Aguila. L’Atelier du Pont était
déjà de la partie et les principes du développement durable
très présents. Peu de temps après, ils faisaient l’acquisition
du Son Blanc. « Nous nous sommes lancés avec des compéten­
ces en marketing et en commerce, des connaissances en design
et en architecture, et une formation agricole. Mais nous
n’avions aucune expérience en matière de gastronomie »,
explique Benedicta Linares Pearce. Le couple s’est donc asso-
cié à Laura Llompart et son époux, des professionnels minor-
quins de la restauration et de l’organisation de réceptions.
« Lorsque nous avons acheté le Son Blanc, en 2016, il était à
LA RECETTE DES MOULES À L’ESCABÈCHE
l’abandon, relate la propriétaire. Des vaches se promenaient
AU FENOUIL SAUVAGE
sur les terres. Nous avons dû défricher et débroussailler
avant de pouvoir planter. » Une équipe d’ingénieurs agro- Il est recommandé de 2 feuilles de laurier, Dans une casserole large
nomes, d’agriculteurs et de jardiniers a travaillé à la mise en préparer cette recette 1 mélange de fenouil et peu profonde, faites
place de modes d’agriculture régénératrice. Un important au moins un jour à l’avance sauvage, persil, thym, revenir l’ail à feu moyen
afin que l’escabèche puisse romarin, sarriette, dans de l’huile d’olive.
système de récupération, de filtrage et de stockage des eaux refroidir complètement marjolaine, livèche, Lorsqu’il commence à
a été installé pour l’irrigation des cultures. Des panneaux au réfrigérateur et que feuilles de céleri… dorer, ajoutez les légumes
les saveurs s’installent. en tranches, le laurier
photovoltaïques produisent une partie de l’énergie néces- Le plat peut se conserver PRÉPARATION et les épices, à l’exception
saire aux activités du domaine. Pour l’isolation des bâti- au réfrigérateur jusqu’à Environ 30 minutes. du paprika. Augmentez
ments, les architectes ont privilégié des matériaux comme une semaine. Mettez les moules dans le feu et faites mijoter
une casserole et faites-les pendant quelques minutes
la pierre, le liège et la peinture à la chaux blanche. Sans INGRÉDIENTS cuire à feu vif pendant 3 à puis ajoutez le paprika,
surprise, les partis pris de décoration relèvent, eux aussi, de Pour 4 à 6 personnes. 5 minutes jusqu’à ce les moules, le vinaigre
la sobriété et de la durabilité : dalles en pierre calcaire 2 kg de moules ébarbées, qu’elles s’ouvrent. Égouttez- et le jus des moules,
2 carottes épluchées et les en réservant leur jus, qui doit recouvrir
extraite sur la propriété, meubles en bois brûlé, comptoir coupées en tranches, qui servira de base entièrement le mélange.
en pierre de lave, sculpture textile, suspension en laine… 1 petit oignon pelé et coupé à l’escabèche. Une fois Portez doucement
Ces matières naturelles sont mises en valeur par des formes en julienne, 4 gousses d’ail qu’elles ont suffisamment l’escabèche à ébullition
pelées et finement hachées, refroidi pour être et éteignez rapidement
organiques, à l’image de l’arrondi du grand escalier princi- 1 tête de fenouil nettoyée et manipulées, retirez le feu.
pal en pierre blanche menant aux chambres. C’est une coupée en tranches, 200 ml délicatement les moules Ajoutez immédiatement
manière poétique de rappeler que, ici, la nature est au cœur d’huile d’olive extra vierge, de leur coquille en prenant le mélange de fenouil
50 ml de vinaigre de xérès, soin de ne pas les déchirer. sauvage et d’herbes et
de tout, dedans comme dehors, du décor à l’assiette. 1 cuillère à café de poivre Filtrez le jus avec une laissez infuser à couvert
noir, 1 cuillère à café étamine ou un tamis jusqu’à ce que l’escabèche
SON BLANC EST OUVERT D’AVRIL À OCTOBRE. de graines de coriandre, très fin, car il a tendance soit complètement
MENU UNIQUE, EN HUIT SÉQUENCES, À 70 € (LE SOIR, 1 cuillère à café de graines à contenir du sable et refroidie.
SUR RÉSERVATION). CHAMBRES À PARTIR DE 200 € LA NUIT. de fenouil, 1 cuillère à café des petits morceaux Servir avec un vin
SONBLANCMENORCA.COM de paprika fumé espagnol, de coquille. blanc frais.

55
LE GOÛT

ÉCRAN TOTAL

CHANTAGE
à la plage.
L’île privée, sur la Côte d’Azur, res-
semble à une publicité d’agence de
voyages. On y débarque en jet, prêts
à s’installer au bord de la piscine et à
adopter ce teint hâlé de l’élite mondiali-
sée qui aime s’évader dans le luxe
ensoleillé. À la ville, les huit person-
nages de Two Summers, série belge
à suspense morbide, tous en maillot,
tiennent leur rang de ministre, de
gros poisson de la tech, d’ingénieur…
En vacances, le farniente auquel
ils tentent de s’adonner cache, comme
dans un sac à double fond, un
LE FABULEUX DESTIN DE…
deuxième été qui les hante, celui de

La table ANKARA.
CONÇUES POUR UN LIEU PAR DES STARS DU DESIGN, CES PIÈCES SONT
juillet 1992. Quelques jours de fête
entre amis, apparemment sans accroc,
saisis par une caméra. Des séquences
de flash-back révèlent qu’en réalité, un
membre de leur groupe a perdu la vie
DEVENUES DES BEST-SELLERS. COMME LA TABLE QUE CONSTANCE
durant ces agapes, et qu’une des filles
GUISSET AVAIT IMAGINÉE POUR L’INSTITUT FRANÇAIS DE TURQUIE.
de la bande a été abusée par plusieurs
d’entre eux. Quand des rushs de ce viol
EN  2008, LA DESIGN ER CON STAN CE l’éditeur Matière grise est venu pour me rencon- collectif resurgissent, assortis d’une
GUISSET remporte l’aménagement de l’Institut trer et qu’il m’a présenté le savoir-faire du métal demande de rançon, la détente vire
français de Turquie, à Ankara, qui ouvrira en plié de leur manufacture de Lentilly, dans la au jeu de massacre et à l’énigme :
octobre 2010. Elle collabore alors avec banlieue lyonnaise, il m’a semblé tout naturel de qui, de tous, peut être le corbeau ? Ce
Gül Gulven, l’architecte de l’institut, pour les leur proposer d’éditer cette collection », explique feuilleton, qui met au jour les hypocri-
espaces du rez-de-chaussée, l’accueil, la cafétéria Constance Guisset. sies et le cynisme de ses protagonistes
et la librairie de cet établissement, qui repré- Le fabricant-éditeur a immédiatement inclus à fait de l’été le resurgissement des
sente la culture française. Avec une contrainte : son catalogue cette ligne, dont l’évidence des souvenirs et des (fausses) culpabilités.
faire fabriquer le mobilier en Turquie. « Gül formes s’accorde avec tous les intérieurs, à Un rembobinage sur la perversité et
Gulven m’a alors entraînée à la rencontre des arti- l’instar de la table. Mais, lorsque la designer, qui l’impunité, où chacun se compose une
sans locaux. Au regard de la potentielle com- maîtrise parfaitement les couleurs, omni- mine impassible, dissimulée derrière
plexité des échanges avec de multiples fabricants, présentes dans son travail, a fait affaire avec les lunettes noires. Valentin PÉREZ
j’ai choisi de concevoir toute la collection selon la Matière grise, elle a délaissé les nuances de gris TWO SUMMERS (2022), UNE SAISON DE 6 ÉPISODES.
technique de pliage métal, très répandue en pour offrir une seconde vie plus pimpante à sa À VOIR SUR CANAL+.

Turquie, sur laquelle j’ai posé des plateaux en collection Ankara. Cette dernière existe donc en
bois », détaille la designer. 39 teintes, parmi lesquelles le baby pink, le
Constance Guisset/Matière grise. Panenka

C’est donc le savoir-faire du métallier qui champagne, le céladon ou le vermillon. Les


guidera le dessin de sa collection de tables, tables se déclinent avec un plateau en bois,
bibliothèque et assises en étoile, « aux plans comme les modèles originaux, mais aussi en
facettés très simples et à la forme totémique ». métal ou en marbre, et arborent des formes
Les meubles sont donc réalisés en métal plié, rondes ou ovales. Une ligne qui ne cesse de
soudé, vissé avec un plateau en bois. Ils sont s’étendre puisque des suspensions et des
peints dans un camaïeu de gris, à l’exception de appliques ont été présentées ce printemps au
la banque d’accueil, la caisse de la librairie et Salon du meuble de Milan. Marie GODFRAIN
le bar, reconnaissables à leur couleur noire,
et  de  la bibliothèque, blanche. « Lorsque MATIEREGRISE-DESIGN.COM

56
Parasol Vintage Blue Stripe,
en toile de coton et pied en
bois stratifié de récupération,
Business & Pleasure, 299 €.
businessandpleasureco.com

Chef de RAYONS. Incontournables du vestiaire féminin l’été dernier, les rayures matelas bleu ciel s’in-
Assistant du photographe :

FÉTICHE vitent cette année sur les plages, les terrasses et les jardins avec les parasols de
Business & Pleasure. Cette jeune enseigne californienne, fondée à l’été 2016, puise dans l’esthétique vintage pour décliner des acces-
soires d’extérieur qui combinent élégance preppy et usage contemporain. Chaises longues, glacières, tentes de plage, serviettes, bouées
Francesc Planes

et un large choix de parasols à franges en coton, comme ce modèle rétro Vintage Blue Stripe, composent le catalogue ensoleillé de la
marque. Texte Marie GODFRAIN — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Eduard SÁNCHEZ RIBOT — Scénographie Camille
LICHTENSTERN
LE GOÛT

Une grappa dans


ROYAL AU BAR
VOUS AVEZ AIMÉ La grande
bellezza, de Paolo Sorrentino, et la
terrasse du héros du film, le mon-
l’histoire romaine, du Capitole au
monument à Victor-Emmanuel II en
passant par les dômes des basi-

la ROME mythique.
LOS ANGELES, LOUXOR, BANGKOK… TOUT L’ÉTÉ, “M”
dain Jep Gambardella, qui offrait une
vue plongeante sur Rome ? Alors
vous adorerez l’American Bar… Situé
sur le toit de l’Hôtel Forum, il est l’un
des plus agréables parmi les nom-
liques, les façades ocre et les toits en
tuile rouge. Attablés à l’American
Bar, on se retrouve au cœur d’un
panorama mythique que le regard
embrasse d’un seul coup d’œil.
S’OFFRE UN VERRE DANS DES HÔTELS MYTHIQUES. breux rooftops disséminés à travers D’ailleurs, la terrasse domine le
CETTE SEMAINE, L’AM ERICAN BAR, PERCHÉ PARM I la cité impériale. Mais, surtout, il célèbre forum situé à deux pas, de
LES MONUM ENTS DE LA CITÉ ÉTERNELLE. offre un résumé époustouflant de l’autre côté de la rue. Certains de ses
hauts murs en ruine se dressent
même face à l’hôtel.
Retour à l’American Bar et à son
agréable terrasse ombragée, comme
un nid d’aigle douillet décoré d’une
fresque en céramique représentant
un paysage côtier italien, plantée de
bougainvilliers et de jasmins. Ce bar
a accueilli en d’autres temps Jackie
Kennedy, Liz Taylor ou Brigitte
Bardot… Qui ont probablement
dégusté l’un de ses nombreux cock-
tails, dont les plus célèbres à base
de grappa, l’eau-de-vie de marc de
raisin. Pourtant, les origines de cet
hôtel désuet au charme bourgeois
inauguré en 1962 sont à chercher du
côté de la religion. Ville catholique
et siège de nombreuses congréga-
tions, Rome recèle plusieurs édi-
fices religieux, parmi lesquels ce
couvent de frères dominicains
construit au XVIIIe siècle, autrefois
relié à l’église des Sainti Quirico
e Giulitta, situé à deux pas de la
basilique de Santa Maria Maggiore.
On le rejoint après avoir emprunté
quelques ruelles, pour un saut plus
vrai que nature dans le passé.
Marie GODFRAIN
RISTORANTEROOFGARDENFORUM.IT/EN/BAR/

Ô FRAIS ! Promenons-nous dans les BOIS…


C’est une petite fraîcheur vive et verte qui irrigue l’été de sa présence. Un parfum rien que pour
soi, pour se faire plaisir avant tout, et puis secrètement peut-être pour attirer l’autre jusqu’au
creux de son cou. Eau d’orange verte (son tout premier nom fut Eau de Cologne Hermès) est un
sent-bon ensoleillé, tonique et pétillant, imaginé par la parfumeuse Françoise Caron, qui s’est
inspirée d’« une balade dans un sous-bois mouillé de rosée matinale ». La recette, toute simple :
un nimbe d’agrumes déposé par une main délicate sur un lit de mousse de chêne et de notes
boisées. Ajoutez-y un cœur léger de chèvrefeuille et de muguet et un filet de menthe fraîche.
Rien de tel qu’une idée forte puisée dans la sobriété pour accoucher d’un grand classique qui a
l’éternité devant lui. À l’été 1979, Billy Joel fait danser le monde entier sur son slow à fort poten-
Andrea Getuli. Hermès

tiel érotique, Honesty, et Hermès invente la cologne chic et avec elle l’expression du cool en
parfumerie. Une prouesse à une époque où l’eau de Cologne, objet de dédain pour ne pas dire
de mépris, trônait sur le bord de la baignoire et jamais dans la chambre. Lionel PAILLÈS
EAU DE COLOGNE EAU D’ORANGE VERTE, HERMÈS, 119 € LES 100 ML. HERMES.COM

58
De gauche à droite,
huile d’olive du
Bois Dormant,
Fragonard, 50 cl, 25 €.
fragonard.com
Huile d’olive vierge
extra de Toscane
Noi, Le Amantine,
50 cl, 36,50 € à
La Grande Épicerie.
lagrandeepicerie.com
Huile d’olive du Moulin
des Ombres, A.P.C.,
25 cl, 15 €. apc.fr
Huile d’olive vierge
extra cuvée prestige,
Nicolas Alziari,
100 cl, 29,90 € à
La Grande Épicerie.
lagrandeepicerie.com

VARIATIONS Huiles de BEAUTÉ. Indispensable des tables d’été, l’huile d’olive se pare des plus belles étiquettes, le conte-
Assistant du photographe :

nant se révélant aussi important que le contenu… Les plus pointus choisiront le Moulin des Ombres, du château de Montfrin, dans le Gard,
développé et distribué par la marque de vêtements A.P.C., habillé d’une illustration en noir et blanc dessinée par le studio M/M. Plus tradi-
tionnelle, la généreuse Le Amantine, fruitée et originaire de Toscane, ravira les grandes tablées. La maison Fragonard a fait appel au dessi-
Francesc Planes

nateur Gaël Serre pour son huile d’olive récoltée dans l’oliveraie familiale du Bois Dormant, à Grasse. Mais la plus célèbre, c’est l’huile Alziari,
dans sa bouteille en métal, au dessin jaune et bleu inchangé depuis des décennies, symbole de la Côte d’Azur éternelle. Marie GODFRAIN
— Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Eduard SÁNCHEZ RIBOT — Scénographie Camille LICHTENSTERN
LA MODE À LA BARRE Règlement de COMPTES.
LES TRIBUNAUX DOIVENT PARFOIS SE PRONONCER SUR DES LITIGES
EN MATIÈRE DE CRÉATION. “M” REVIENT SUR L’AFFAIRE QUI A OPPOSÉ
LA MARQUE DE LUXE DOLCE & GABBANA AU COM PTE INSTAGRAM
DIET PRADA. OBJET DU CONTENTIEUX : DES CAPTURES D’ÉCRAN AYANT
M IS L’ENTREPRISE ITALIENNE EN DÉLICATESSE AVEC LA CHINE.

Texte Valentin PÉREZ — Collage Virginia ECHEVERRIA WHIPPLE


LE GOÛT

À QUOI COMPARER L’AM- tard. L’événement, avec 300 manne- diplomatique ». Dans la foulée, décapant, ils sont apparus tout à coup
PLEUR DE CE SCANDALE ? Les obser- quins et 1 500 invités, doit propulser Domenico Dolce et Stefano Gabbana comme Le Canard enchaîné de la
vateurs – dont la plupart ont réclamé la griffe italienne sur le lucratif mar- – qui ont plaidé, sans convaincre, mode », insiste Benjamin Simme­
de n’être « surtout pas » nommés – ché chinois. Dès leur publication, que le compte du second avait été nauer. Pour autant, depuis le début
évoquent parfois la déflagration du pourtant, les vidéos font scandale : piraté – rentrent en Italie pour y de la procédure, le duo n’a plus ciblé
licenciement, en  2011, de John on y voit la mannequin Zuo Ye cou- tourner une vidéo d’excuses, les D & G et son ton est moins corrosif.
Galliano par Dior après la diffusion per et attraper à grand-peine, à yeux sur un prompteur. Signe que l’époque a changé, la
d’une vidéo où l’on entendait le desi- l’aide de baguettes, une pizza, des Bien que l’information n’ait été coqueluche Instagram du moment,
gner proférer des insultes antisémites spaghettis ou un cannolo, avec, en ­rendue publique qu’en mars 2021, Beka Gvishiani, alias Style Not Com,
dans un bar parisien. Bref, « un épi- voix off, le commentaire lubrique ils ont assigné en justice Diet Prada, n’émet aucune critique, se conten-
sode qui fera école », s’accorde-t-on à d’une voix masculine : « C’est vrai- tenu responsable du ratage, tant de relayer des faits en une phrase
dire. Il oppose deux duos aux anti- ment trop gros pour toi, hein ? » En dès 2019. Les Italiens exigent le rem- ou de tresser des couronnes.
podes. D’un côté, celui formé par ligne, un déluge de commentaires boursement du coût de l’annulation Quatre ans après le lancement des
Domenico Dolce et Stefano Gabbana. juge ces teasers indigents, voire du défilé (8,6 millions de dollars), le hostilités, aucune audience n’a eu
En 1985, les deux stylistes ont accolé racistes. « Dolce et Gabbana ont bâti manque à gagner du scandale en lieu à Milan. Y a-t-il eu arrangement
leurs noms pour fonder une marque leur imaginaire sur une représenta- Chine, les dépenses marketing pour financier ? « L’affaire a été réglée »,
de mode (qui dépasse aujourd’hui le tion caricaturale de l’Italie, désirable, redorer leur image (150 millions de nous assure en tout cas l’avocate et
milliard d’euros de chiffre d’affaires ironique et idéalisée, comme tirée dollars par an), assortis de dom- juriste américaine Susan Scafidi, qui
annuel), inspirée par une certaine d’un film de Bertolucci, rappelle le mages et intérêts… Une attitude a assuré bénévolement la défense de
iconographie sexy italienne : veuves sémioticien et consultant Luca offensive qui n’est pas non plus sans Diet Prada. Dolce & Gabbana, de son
siciliennes, beautés callipyges, Marchetti. Mais, lorsqu’on entre dans conséquence. « Nous sommes dans côté, ne confirme ni n’infirme qu’un
­footballeurs bronzés, petits machos un dialogue interculturel, cette même une époque où les consommateurs tel pacte a été signé. Embarrassée, la
gominés. De l’autre, le tandem approche stéréotypée devient dange- cherchent à être en fusion avec les marque veut tourner la page.
constitué des Américains Tony Liu et reuse. » Par l’intermédiaire de leur valeurs d’une marque et sont sen- Recrutements VIP (tel Lucio Di Rosa,
Lindsey Schuyler. Après leur compte Diet Prada, Liu et Schuyler sibles à une démarche activiste, ex-Versace au solide carnet
­rencontre chez une modiste new- dénoncent aussitôt ces vidéos qui décode Emily Huggard, professeure d’adresses), publicités dans la presse,
yorkaise, ces deux amis passionnés cumulent ton paternaliste et sous- en communication de la mode à la communication plus authentique
de mode ont lancé, en décem­ entendus sexuels, tout en dépei- Parsons School of Design de New autour de savoir-faire artisanaux,
bre 2014, Diet Prada, un compte gnant en empotée une mannequin York. Certains abonnés faisaient défilés spectaculaires avec colonie
Instagram actuellement suivi par originaire d’un pays dont la popula- confiance à Diet Prada comme à un de célébrités, collection cosignée
3,4 millions d’abonnés. tion use pourtant de baguettes média à part entière. Les traîner en avec Kim Kardashian… Depuis l’af-
Entre les deux parties, les tensions depuis des siècles… Dans la foulée, justice a pu passer pour une façon de faire, D & G se relance tous azimuts.
ont été telles que, en 2019, les sty- Diet Prada publie des captures discréditer et réduire au silence En Chine, « Dolce et Gabbana conti-
D’après photos Jacopo Raule/Getty. AP Photo/Ng Han Guan/Sipa. Capture d’écran Instagram @diet_prada

listes ont assigné les blogueurs (dont d’écran. On y lit une conversation des voix critiques. » nuent à faire profil bas, mais ils ont
le fonds de commerce consistait à privée tenue sur Instagram entre À l’inverse, « de telles poursuites ont habillé l’actrice sino-américaine Li
dénoncer les travers de l’industrie en Stefano Gabbana et une internaute constitué pour Diet Prada une fantas- Jun Li aux derniers Golden Globes »,
termes de plagiat ou d’appropriation de 24 ans, Michaela Tranova : le desi- tique opération de communication », pointe une journaliste qui couvre le
culturelle) devant un tribunal mila- gner italien, dans un flot colérique, y constate Benjamin Simmenauer, pro- marché chinois.
nais. La plainte de Dolce & Gabbana qualifie la Chine dans divers termes fesseur et directeur de la recherche à Cette tempête ferait presque oublier
pour « comportement diffamatoire insultants, puis d’un « pays de » suivi l’Institut français de la mode. Le que les deux attelages s’étaient déjà
sérieux et répété » fait 47 pages. par cinq émojis en forme de crottes. compte, en effet, ne fait pas consen- opposés. En octobre 2017, Diet Prada
Montant réclamé : plus de 665 mil- Les réactions, mondiales, sont si viru- sus. Si les plagiats dénichés par Liu et avait accusé D & G d’avoir parodié
lions de dollars (près de 591 mil- lentes que le défilé doit être annulé Schuyler, photos implacables à l’ap- Gucci pour une scénographie de
lions d’euros) ! Les designers n’ont en catastrophe. Des égéries chinoises pui, ont enchanté le milieu de la boutique. Dans un commentaire
évoqué qu’une seule fois leurs claquent la porte, comme le chanteur mode à leurs débuts, leur grille Instagram, Stefano Gabbana contes-
adversaires dans la presse, en 2021, Wang Junkai ou l’actrice Dilraba d’analyse sociétale en a agacé cer- tait et exigeait des excuses : « Please
auprès du Financial Times : Dilmurat. Des distributeurs chinois tains, de même que « leur méchan- say sorry to me !! » (« S’il vous plaît
« Pensent-ils être Bouddha ? Jésus ? majeurs, comme TMall, JD.com ou ceté, leurs dénonciations ad hominem présentez-moi vos excuses »). La for-
Personne n’a le droit de juger Yangmatou retirent la griffe de leurs et leur manque de déontologie », mar- mule avait été illico imprimée sous
quelqu’un d’autre sans se soucier des stocks, des internautes appellent au quée par l’absence de contradictoire, forme de slogan par les blogueurs sur
conséquences de ses actes. » boycott et plusieurs boutiques D & G liste un blogueur américain qui ne les des tee-shirts vendus par leurs soins,
Pour comprendre cette guerre, il ferment leurs portes en Chine. apprécie pas. En réalisant, de plus, #pleasesaysorrytome. La marque ita-
faut remonter au 19 novembre 2018. À Pékin, un porte-parole du minis- à  partir de  2018, des opérations lienne avait remis une pièce dans la
Ce jour-là, Dolce & Gabbana publie tère des affaires étrangères doit rémunérées pour certaines maisons machine à buzz en commercialisant
des vidéos (#dgloveschina), comme même calmer le jeu, en affirmant que (Gucci, Prada), ils ont dangereu­ à son tour des tee-shirts frappés de la
une mise en bouche avant le défilé « la partie chinoise ne souhaite pas sement mélangé les genres. « Être même formule. Mais griffés et douze
prévu à Shanghaï, deux jours plus que ce sujet devienne un enjeu attaqué les a légitimés : de compte fois plus chers.

61
Theaster Gates
à la Fondation
LUMA, à Arles,
le 4 juillet.

Page de droite,
la cabine du DJ,
une des installations
de l’exposition.
LE GOÛT

Theaster GATES, ou l’art


d’animer les objets délaissés.
L’ARTISTE AMÉRICAIN INVESTIT LA FONDATION LUMA, À ARLES, AVEC
Texte Emmanuelle LEQUEUX UNE EXPOSITION QUI MÊLE L’ARTISANAT, LA SCULPTURE ET LE SON. SES
Photos Mathieu RICHER MAMOUSSE INSTALLATIONS REFLÈTENT SON DÉSIR DE REDONNER VIE AUX CHOSES.

“SI JAMAIS LE TOIT FUIT, JE P EUX LE 1 000 mètres carrés de la halle, quelques œuvres on va les débiter. » Une bonne partie des planches
RÉPARER !” Theaster Gates lève les yeux vers le à peine, dispersées à la façon des motifs d’un jeu est retournée à l’envoyeur municipal, qui en a fait
plafond de l’immense halle de la Fondation LUMA, de cartes. Plutôt qu’un déballage, c’est une expé- des bancs, des parquets. Une autre est devenue
quelque 20 mètres au-dessus de nos têtes. « Ça rience qu’il propose, désireux de s’investir « dans œuvre d’art. « Beaucoup de mes œuvres naissent
goutte ? Embauchez-moi ! », s’amuse-t-il. Combien le soin apporté aux choses ». comme ça, des objets abandonnés. »
de stars de l’art contemporain pourraient ainsi Ce cabinet de stockage où s’alignent des formes Ainsi de cette étrange sculpture, énorme céra-
grimper sur les toits pour les remettre en état ? rondes ? Il s’agit de disques de meulage destinés mique gironde posée sur une pierre de Provence
L’artiste américain de 49 ans n’a jamais oublié à polir les pierres. « C’est l’histoire de ma vie depuis et un plateau en bois, « menuiserie à la japonaise,
d’où il vient, il le célèbre ici à travers un parcours vingt ans : quand une entreprise ferme, quand sans clous, précise-t-il. C’est à la fois de l’architec-
âpre et dense. Pour étanchéifier, colmater, il a ce meurt un artisan, la famille m’appelle pour se ture et de l’artisanat : bref, la civilisation. Je suis
qu’il faut sous la main : le chariot à goudron de débarrasser des objets dont ils ne savent que heureux que l’art contemporain commence à faire
son père est là, cœur battant de l’exposition que faire. » Les poutres, les tuiles, les vinyles… il collec- de l’espace pour l’artisanat et la sculpture au sens
la fondation arlésienne lui consacre. « Mon père tionne tout, récupère, recycle, répare, distribue ancien du terme. » Lui, c’est la céramique qui l’a
était très créatif, c’est avec lui que j’ai appris à ou transcende, au gré des besoins. « Ces disques mené là. Il en découvre la technique à l’université,
bâtir, confie-t-il de sa voix posée. Mais, dans les de meulage étaient en bazar. Je les ai classés par puis monte un atelier de poterie à Seattle. « Je
années 1940, aucune chance qu’un fermier afro- tailles, par couleurs, et ils ont commencé à se révé- voulais apprendre la céramique aux enfants, pour
américain venu du Mississippi entre dans une ler à eux-mêmes, ils ont gagné en style. Bref, j’ai pris les préserver un peu du monde. » Après un détour
école d’art. » Le père de Theaster Gates a monté des décisions esthétiques avec des choses qui en Afrique du Sud, où il étudie la sculpture tradi-
une entreprise de charpenterie à Chicago et le n’étaient pas faites pour être vues : elles étaient tionnelle africaine, il se perfectionne dans un vil-
plus jeune de ses neuf enfants (le seul garçon) a cachées sous la machine à faire le job. Cette pièce lage de céramistes au Japon. Ses vingt ans d’his-
tout appris avec lui. « Mon seul héritage, quand il est un hommage au travail, une célébration de la toire d’amour avec l’Archipel laissent plus d’une
est mort, l’an passé, ce sont les outils qu’il m’a lais- matière elle-même. Un honneur rendu aux ruines. » trace dans l’exposition. À commencer par le bar à
sés. Ce chariot est l’une des choses les plus pré- Pour le cabinet qui les entrepose, même histoire : saké qu’il a installé en son centre. Le breuvage est
cieuses à mes yeux. Quand il vivait, cet objet était Theaster Gates a récupéré des frênes mourants de servi dans les coupes qu’il a moulées et émaillées,
mort. Maintenant qu’il est parti, il est devenu Chicago victimes d’un parasite. « La mairie m’a les bouteilles sont signées de son nom en idéo-
vivant. L’incarnation d’une vie de travail et de ce appelé pour que je réalise une gravure sur un de gramme : « deux portes battantes, two gates ». Car
qu’il m’a transmis. » ces arbres, afin de symboliser leur mort. » Pas ques- il s’est aussi retrouvé producteur de saké !
Réparer, bâtir, transmettre… l’artiste devenu en dix tion, rétorque-t-il : « Trente mille arbres sont « À Tokoname, j’ai découvert une petite entreprise
ans un phénomène a dédié sa vie à ces missions. morts ! Envoyez-les moi tous, j’ai acheté une scierie, en difficulté. Je leur ai acheté 5 000 bouteilles pour
Depuis 2006, il s’attelle à retaper un des quartiers les relancer, j’en ai envoyé 500 en France : c’est
les plus pauvres de Chicago. Au fil des ans, il a mon cadeau à Arles. »
racheté et restauré 80 bâtisses en ruine. Son Juste en face du bar, dans la même cabane de bois
Dorchester Project abrite aujourd’hui une librairie, (recyclé, bien sûr), une caverne d’Ali Baba pour DJ,
un jardin, un cinéma, ouvert à tous les vents du où tournent en boucle des vinyles. Notamment les
quartier. De l’art comme activisme social ? gospels qu’entonnait sa mère dans le temple bap-
Jusqu’aux années 2010, peu estimaient cette ten- tiste que la famille fréquentait : « Ma première ini-
dance. Et soudain tout a changé. Voilà Theaster tiation à l’art. » Il farfouille dans les étagères, choi-
Gates propulsé en 2012 à la Documenta de Kassel, sit les disques avec soin. « Tiens, Mahalia Jackson !
prestigieux événement quinquennal organisé dans Elle a mis le gospel au niveau de l’opéra, elle a sou-
la petite ville allemande : le chantier qu’il installe tenu Martin Luther King. Dans les années 1960,
avec son équipe dans la ruine d’une maison de notre communauté était si fière d’elle. » La voix de
huguenots fait sensation, sur fond de gospel en la diva noire résonne soudain avec celle de
live (12 Ballads for Huguenot House). « Il a fallu Theaster Gates, qui chante dans l’une des vidéos
Documenta pour que je me sente à l’aise avec l’éti- projetées. « Bien sûr, je n’ai pas apporté toute ma
quette d’artiste. Après une décennie où tout s’est collection de vinyles : ici, c’est juste ma collection de
passé très vite, cette exposition à LUMA est comme travail, des disques que les médiateurs de LUMA
un bilan, reconnaît-il en homme pragmatique, peuvent utiliser. Quand je fais le DJ, ce n’est pas
capable de négocier avec la galerie Gagosian, qui pour faire danser, mais pour l’émotion. Tout ça, c’est
le représente, autant qu’avec des menuisiers japo- une archive d’émotions, riche de tous ces gens qui
nais. Aujourd’hui, j’essaie d’être plus spécifique. Au connaissent la condition humaine. »
lieu de montrer 100 céramiques, j’en montre une, et « MIN / MON », DE THEASTER GATES. FONDATION LUMA,
j’essaie de la faire parler. » Au sein des plus de 35, AVENUE VICTOR-HUGO, ARLES. LUMA.ORG

63
LE GOÛT

INVITATION SURPRISE

Pour le
 PLAISIR.
LES CRÉATEURS DE MODE RIVALISENT
D’ORIGINALITÉ POUR CONVIER LEURS
HÔTES À LEURS DÉFILÉS. CETTE SEMAINE,
LE PLUG ANAL DE DIESEL, EN 2022.

Texte Valentin PÉREZ

POUR SA COLLECTION PRINTEMPS-ÉTÉ 2023, présentée à Milan le 21 septembre 2022,


Diesel a marqué les esprits. L’invitation était accompagnée d’un plug anal en verre bleu souf-
flé, façonné sur l’île de Murano. « Nous ne conseillons pas forcément aux invités de l’utiliser
mais espérons qu’ils en apprécieront la qualité artistique », dit-on alors chez la marque ­italienne.
Le sexe, quel meilleur carburant après tout pour prétendre à « une vie réussie » (a successful
living), le fameux slogan de Diesel tombé en désuétude et ranimé par Glenn Martens depuis
son arrivée à la direction artistique, fin 2020. Le défilé milanais, tout en silhouettes grunge,
SF et aguicheuses, s’est déroulé sur fond de techno minimale, parfois couverte par le souffle
ou les râles d’une voix masculine métallique et au milieu d’un décor pensé comme une
démonstration de taille. Soit un quatuor, ou plutôt un plan à quatre, fait de personnages
géants et gris, enlacés, entremêlés, à genoux, allongés, affairés… Trente-sept mètres de haut
sur 49 mètres de long, « la plus grande sculpture gonflable jamais réalisée », a fait illico certifier
la griffe par le très officiel Guinness des records. Chez Diesel, le plaisir, c’est du sérieux. Et la
griffe n’en était pas à son coup d’essai. Pour la collection printemps-été 2022, c’était un
cockring – cet anneau pénien destiné à maintenir l’érection et à décupler le plaisir masculin –
qui accompagnait l’invitation. Au moment d’envoyer celle-ci, qui devait rappeler aux journa-
M Le magazine du Monde

listes et aux acheteurs de regarder le show présenté en vidéo à cause de la pandémie de


Covid-19, Glenn Martens dit avoir pensé à Anna Wintour. Comment réagirait l’indéboulon-
nable impératrice de Vogue face à cet objet ? Savait-elle seulement ce qu’était un cockring ?
« Anna » n’ayant pas – officiellement, du moins – protesté, Martens a récidivé. En guise de
bristols, il a aussi fait parvenir des strings en colliers de bonbons ou des préservatifs Durex.
Et donc ce fameux plug anal, qui jouait à tester les limites du bon goût.

64
Poulet doré,
LES ÉTALS DE L’ÉTÉ

cerises et crêpes nord-


africaines, à PARIS.
QUATRIÈM E ÉTAPE DE NOTRE TOUR DES MARCHÉS
DE L’HEXAGONE : EN BORDURE DE LA PLACE
D’ALIGRE, LES HALLES ET LES STANDS EXTÉRIEURS
AIGUISENT L’APPÉTIT ET LA CURIOSITÉ DES CHALANDS,
TOUT EN MÉNAGEANT LE PORTE-MONNAIE.

Texte et photos Léo BOURDIN

QUELQUE PART À L’ÉCART pavés, ou encore la mélodie d’un


DU TUMULTE DES KLAXON S, à deux orgue de Barbarie déroulant des
pas du Génie de la Bastille et de la partitions d’un autre temps.
gare de Lyon, enlacé autour d’une Deux options s’offrent aux chalands :
grande place qui porte son nom, le partir à l’assaut de la trentaine d’étals
marché d’Aligre est l’un des plus extérieurs, sur lesquels on trouve
anciens et populaires ventres de une offre maraîchère riche, parmi la
Paris – ouvert six matins sur sept, moins chère de la capitale, ou bien
sans interruption. Au cœur de l’été, pénétrer dans l’antre des halles cou-
quand la ville est déserte et qu’il ne vertes, plus connues sous le nom de
reste plus que la chaleur caniculaire marché Beauvau. À l’intérieur de ces
du bitume, Aligre devient une bouf- dernières, début juillet, on a débus-
fée d’air frais, de couleurs et de sen- qué un beau poulet fermier rôti à la LE STAND À NE PAS RATER
teurs dans laquelle il fait bon venir peau dorée (Aux volailles d’Aligre, Celui du rémouleur ambulant qui aiguise les
se réfugier. À mesure que l’on 14,95 € le kilo) et quelques jolies sar- couteaux et ciseaux à la main sur sa vieille meule.
approche de la zone gourmande, dines entières, histoire de faire chan- En face du bar La Grille, à partir de 2 €.
un bruit de fond enveloppe l’air ter la poêle en rentrant (La Marée
d’une atmosphère à la fois familière Beauvau, 3,50 € le kilo). Au-dehors, EN SORTANT DU MARCHÉ
et rassurante : c’est la voix des à l’ombre de la Petite Mairie, édifice Faire un tour à la brocante annexe, derrière la
camelots qui chantent le prix des campé au milieu de la place, on est Petite Mairie, à la recherche de bibelots, de livres
melons, des tomates et des pas- partis à la chasse aux bonnes affaires. anciens ou d’ustensiles de cuisine bon marché.
tèques, le fracas des cabas qui s’en- Sur les étals de Selmi Primeur, on a
trechoquent en rythme sur les trouvé un lot de mini-courgettes
blanches bien charnues, en prove-
nance d’Île-de-France (3,80 € le viande ou aux légumes, 2,50 €), des on s’est installés à la terrasse du
kilo). Juste en face, on est tombés sur bricks (des chaussons de pâte fine Penty, un petit bar de la rue Émilio-
des bigarreaux Napoléon, ces cerises fourrés au thon, aux épinards ou au Castelar, réputé pour le tarif des
à la robe jaune orangé typique et à la poulet, 3 €) et des fricassés (des bei- boissons – « Je n’ai jamais augmenté
chair bien juteuse, au prix incroyable gnets salés et garnis comme des les prix en vingt-sept ans ! », nous
de 2,90 € le kilo. sandwichs, 3 €). On a finalement jeté glisse Joseph Benguigui, alias Jojo,
En remontant le flot du marché à notre dévolu sur une grande et fine l’emblématique patron –, ses tables
contre-courant, à l’angle de la rue galette à la semoule d’orge (2,50 €), ensoleillées et son légendaire thé à la
d’Aligre et de la rue de Charenton, on qui dégageait un léger parfum de menthe (2,65 €). Lequel est servi
a fait une halte à la pizzeria Roudana, noisette : « En Kabylie, on appelle ce brûlant dans un grand verre, avec du
un petit snack spécialisé dans la pré- pain temzine. On arrache des petits sucre de canne, une épaisse couche
paration de mets nord-africains. bouts que l’on trempe dans de la slata de feuilles de thé et de menthe, ainsi
Le patron, Mohamed Aït Touati, ori- méchouia, cette salade composée de qu’une demi-douzaine de pignons
ginaire d’Alger, nous a aidés à faire poivrons, de tomates, d’oignons et de de pin. En le sirotant, on goûte à une
un choix parmi les spécialités qui piments grillés – c’est délicieux », saveur qui restera gravée sur le bout
garnissaient sa vitrine : des mhad- explique le commerçant d’un air de la langue : celle, douce et légère,
jebs (des crêpes épaisses farcies à la enjoué. Aux alentours de 11 heures, du marché d’Aligre en été.
JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  620 Sudoku
Yan GEORGET
N O  620 - TRÈS DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 620
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Aide à repartir sur de bonnes bases. II Calviniste. Fit l’innocent. Tous ceux
d’avant. III Arrose Foix et Pamiers sur son passage. Singulièrement décharné et desséché.
IV  Peut s’échanger. Passer le torchon. Grande partie du globe. V Protégée par les huiles. Avancée
en mer. VI Précieux depuis toujours. Balancement sensuel ou accidentel. VII A perdu tout son
éclat. Préposition. Cours de Russie. Ouverture sur le violon. VIII Enrichit la banque. Évite de
mauvaises rencontres. Maîtriser le sauvageon. IX Beaucoup plus qu’un simple coup de balai.
Se prépare à commander. X Préparé par grattage. Discret, même s’il ne vient pas du froid.
XI  Grosse grogne. Chez la belle Diane. Coup de chaleur. XII Divin bûcheron chez les Gaulois.
Avancerai sur le terrain avec précaution. Assure la liaison. XIII Plus avec, en. Cité d’Abraham.
Lâché sur le coup. Conjonction. XIV Né en Biélorussie, il finit dans la Baltique. Fut capitale pour
les Arméniens. Sous le sabot d’un cheval. XV Encore entre les bras de Morphée. Possessif.
VERTICALEMENT 1 Mène ses recherches à la baguette. 2 Circule librement dans la Communauté.
Pasteur ne les a pas guéris. Queue de requin. 3 Sa méthode était une vraie passoire. Composent
en gros caractères. 4 En ville et dans les champs. A du mal à réfléchir. Chez les très lourds au
combat. 5 A fait danser à Joinville et à Alger. Dégagea. Embarqué avec son père. 6 Mettent à
l’abri de la douleur pour un temps. Encadrent le nom. 7 Tout un spectacle à Tokyo. Convient.
À consommer sans modération mais sans gaspiller. 8 Aussi avant. Laisserai de côté. 9 M’man
et m’sieur, par exemple. Sur les plaques bataves. 10 Facilite la prise en main. Bonne mine. Sur
la nappe. Bonne voie. 11 Annonce sur le tapis. Fis des longueurs. 12 Mémoire vive. Fin de
prière. Ouvertures du bar. 13 Dérangent tout le monde. Support. 14 Repas sacré. Les points sur
la rose. A mis du vent dans les voile. 15 Venus d’ailleurs.

Solution de la grille n° 619


HORIZONTALEMENT I Tripatouilleurs. II Raphaël. Fléchit. III Avoir. Le. Avatar. IV Nom. Ohé. Anar. La. V Sienne.
Droite. VI Arès. Chausserai. VII Soute. Neuf. VIII Li. Éros. Prêt. Di. IX Ans. Bridiez. Bic. X Nævi. Toc. Écima. XI TV.
Tâtes. Anet. XII Ioulait. Sée. Eti. XIII Quel. Lit. Île. Ro. XIV Uélé. Tournemain. XV Esses. Neigeuses.
VERTICALEMENT 1 Transatlantique. 2 Ravoir. Inavoués. 3 Ipomées. Se. Uels (seul). 4 Phi. NSOE. Vallée. 5 Aaron.
Urbi. 6 Té. Hector. Tilt. 7 Ollé. Hésitation. 8 Da. Dot. Tue. 9 If. Aruspices. Ri. 10 Llanos. Ré. Seing. 11 Levais. Èze.
Élée. 12 Écartent. Ça. Ému. 13 UHT. Ère. Bine. As. 14 Rial. Audimétrie. 15 Stratifications. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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66
LE GOÛT

UNE HISTOIRE D’ÎLE Problème de TAILLE.


TOUT L’ÉTÉ, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER NOUS EM MÈNE
À PORQUEROLLES, DANS LE VAR, POUR UN THRILLER
ESTIVAL. ÉPISODE 4 : SÉCATEUR À LA MAIN, MADO COUPE Texte Aude WALKER
LA LAVANDE EN FULM INANT CONTRE SON GENDRE. Illustration Furze CHAN

nom auprès de tous vos contacts professionnels,


mais à quel moment, quand un malade défonce
à coups de pied la poussette de votre enfant garée
dans le hall de votre immeuble, la solution pro-
posée est de s’enfuir dans les montagnes et de
laisser sa femme seule, avec un bébé, aller dépo-
ser plainte, chaque jour, au commissariat ? Et
puis, qui dit que Mathieu ne ment pas ? Si son
mari était encore de ce monde, il lui dirait : « Pas
de fumée sans feu, Mado, une histoire pareille, ça
n’arrive pas à n’importe qui. Tu cherches, tu
trouves. » C’est vrai qu’il a eu une jeunesse com-
pliquée, avec un père pareil, en même temps…
Peut-être que c’est un règlement de comptes
datant de l’époque criminelle de son père. Et
puis, séducteur comme il est, il pourrait coucher
avec une chaise, peut-être que c’est une maîtresse
remerciée qui les harcèle ? Elle lève son sécateur,
plus de la moitié de la touffe de lavande a disparu.
Elle replace le loquet, cale ses mains sur ses
hanches et regarde le petit port de Porquerolles.
La nuit est en train de tomber sur les bateaux. Elle
pourrait donner un de ses organes pour revivre
une seule de leurs soirées estivales, à cette heure-
ci, les olives et le saucisson, un whisky pour lui,
un petit porto pour elle, eux deux dans les chaises
S O U S S O N C H A P E A U D E PA I L L E À sur la place du village avec les vieux déchets de longues, sur leur petit morceau de pelouse, face
­L’AGON IE décoré de fausses turquoises qui se l’île. Et puis, elle voulait lui faire payer ce qu’il fait au port, à regarder le ciel et la mer rosir ensemble
décollent, elle s’acharne à essayer d’ouvrir le subir à sa fille, à force de ne s’occuper que de lui- avant de se confondre, et la rumeur nocturne
loquet du sécateur et transpire à grosses gouttes. même, se venger sur lui de ce que la fatigue fait s’élever du village, au loin.
Effrayée par le matériel de jardinage de pointe de sur Rachel. Elle ne la reconnaît plus. Depuis la La voix de la gardienne la fait sursauter. Elle va
son mari qui repose dans la cave comme dans un naissance d’Alice, sa fille est devenue cassante, ouvrir la porte de l’autre côté. Madame Vincent,
musée municipal, elle a préféré acheter la version dure, absente, la plupart du temps. Rachel a qui vient de faire sa couleur, lui tend un carton
basique, 19,90 euros à la droguerie, avant de par- honte d’admettre que son mari ne se lève jamais et dit : « Je ne sais pas ce que c’est, mais ça bouge,
tir. Elle envisage les touffes de lavande et elle est la nuit et ne fait attention à rien d’autre qu’à son là-dedans. » Elle pose le colis sur la table de la
perdue ; c’était lui qui s’occupait de la taille des travail, mais Mado sait très bien que c’est elle qui cuisine. Quand elle enfonce les ciseaux pour
plantes. Quand ils venaient, il passait la moitié de gère tout. Tout comme elle l’a fait. Elle aurait découper le chatterton, un son animal se fait
son temps dans le jardin, si petit soit-il, parfois aimé que ça se passe autrement pour les femmes entendre, la gardienne pousse un cri strident. Le
pour la fuir quand elle parlait trop. d’aujourd’hui, elle s’était mise à y croire. carton est ouvert. À l’intérieur : un porcelet
Elle a lu sur Internet qu’il fallait tailler la lavande Elle coupe les tiges aux fleurs fanées le plus près apeuré, bien vivant.
en juillet, « la taille doit être sévère, enlevant envi- de la base, puis toutes les tiges, d’une dizaine de
ron un tiers de touffe ». Qu’est-ce que ça peut bien centimètres. Précise au début, elle lâche vite
vouloir dire ? Elle n’en sait rien et cette activité l’affaire ; elle est trop énervée. Après avoir passé
l’ennuie prodigieusement, mais tout plutôt que des années à tempérer son mari quand il tempê-
de rester seule dans l’appartement. Ils sont tous tait contre son gendre – « Tu exagères, ce n’est pas
partis. Rachel, sur son vélo, elle ne sait où, un méchant, il a beaucoup souffert, enfant » –, elle
Mathieu et la petite, au village. Elle regrette doit admettre qu’elle aussi a bien envie de le voir
d’avoir dit à son gendre qu’elle ne pouvait pas disparaître. Tant d’égoïsme concentré dans le
garder Alice, mais c’était plus fort qu’elle : ça l’a même organisme, ça défie la science. Alors, oui, Elle doit admettre qu’elle
rendue dingue qu’après s’être enfui comme un
lâche chez ses parents en Auvergne, laissant sa
elle veut bien imaginer que ce doit être infernal
d’être poursuivi chaque jour par un inconnu qui
aussi a bien envie de le voir
femme et sa fille à Paris en proie à un psycho- a décidé de faire de votre existence un film d’hor- disparaître. Tant d’égoïsme
pathe qui les harcèle depuis des mois, il ne
cherche qu’un seul truc à son arrivée, se débar-
reur, qui vous menace, vous accuse en public des
pires choses, envoie des taxis vous attendre en
concentré dans le même
rasser de son enfant pour aller jouer aux boules bas de chez vous au milieu de la nuit, salit votre organisme, ça défie la science.

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