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DU NON-ÊTRE À L'AUTRE.

LA DÉCOUVERTE DE L'ALTÉRITÉ DANS LE SOPHISTE DE PLATON


Author(s): Nestor-Luis Cordero
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 195, No. 2, L'ALTÉRITÉ (
AVRIL-JUIN 2005), pp. 175-189
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 11-07-2015 20:45 UTC

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DU NON-ÊTRE À L'AUTRE.
LA DÉCOUVERTE DE L'ALTÉRITÉ
DANS LE SOPHISTE DE PLATON

Le titrede ce travail suggèreque nous avons l'intentionde par-


courirun cheminqui mène d'une notion (celle du non-être)à une
autre (celle de « l'autre »). Mais il faut dire d'ores et déjà que la
notion de « chemin» n'engage, dans notre cas, que l'interprète
(donc,nous-mêmes),et que les auteursétudiésici (notamment,Pla-
ton) seraient très surpris d'apprendre qu'ils ont « découvert»
quelque chose qui est, pour nous, une sorted'aboutissementd'une
longuemarche.En effet,il arrivesouventaux philosophesde parta-
gerl'expérienceque l'on constateaussi chez les grandsécrivains: la
significationla plus profondede leurs œuvresleur échappe.
On pourrait imaginer que, après avoir eu connaissance des
commentairesdes exégètesles plus subtils,ces créateurs(écrivains
et philosophes) auraient pu se demander, étonnés: « Ai-je vrai-
ment dit ça ? Eh bien, pourquoi pas... » C'est le cas de Platon à
propos de l'altérité. Dans le Sophiste,il a consciemmentvoulu
se débarrasser de son « père » spirituel Parménide; et il est
convaincu qu'il a réussià le faire.Ce n'est pas le cas - on le verra ;
mais, au beau milieu de son combat parricide,une notion fonda-
mentalepour la pensée philosophiquecommencepetit à petit à se
dessiner,jusqu'au momentoù elle voit le jour d'une manièreécla-
tante : celle d'altérité.Nous essaieronsde comprendrela genèse de
cette notion,sans oublier qu'elle se présentecomme l'arrivée d'un
long chemin jonché de paradoxes et d'impasses, qui a traversé
l'histoirede la philosophie déjà « ancienne», depuis ses origines
jusqu'à Platon.
C'est la découverte- si notreinterprétationest valable, « acci-
dentelle» - de l'altéritéqui a permisde résoudrele problèmede la
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réalitédu non-être.Mais... pourquoi la notionde non-êtreétait-elle


problématique? Regardonsle début du chemin...
Depuis toujours,peut-on dire, l'être humain a essayé de com-
prendreson entourage,le milieu dans lequel il se trouvait et, dès
qu'il eut conscience de son statut particulier,de s'expliquer sa
proprecondition.Aux premièresquestionsfirentsuiteles premières
réponses,anonymes,voirecollectives,répertoriées par les historiens
de la pensée à l'intérieurdu rayon « mythe». Vers la fin du
VIIesiècle av. J.-C, et même au début du VIe,des « sages » - donc,
des individus,dont certainsnous ont laissé leur nom - prirentla
relève. Ils s'intéressaientaux « choses », à la totalité des choses :
l'origine,l'organisationet les élémentsdu kosmos,la structureet la
vie à l'intérieurde la cité (la polis), et la place de l'êtrehumaindans
cet ensemble. Déjà Anaximandre,qui aurait été auditeur de l'un
des « premiersqui ont philosophé» (Aristote,Met. A, 983 6), Tha-
lès, avait proposéune interprétation généralede la manièred'êtreet
d'agir des « choses ». Il ne s'agissait pas d'une certainecatégoriede
« choses », mais de la totalitédes choses. Et, comme il s'exprimait
en grec, pour faire allusion aux « choses » il avait utilisé l'ex-
pressionta onta(au datif,toisousi : cf.Simplicius,PAys.,21, 13). Le
long chemin qui menait vers Faltéritévenait de commenceret la
machinese mit en marche...
L'expressionutiliséepar Anaximandre(et, par la suite,par tous
les philosophesgrecs) était déjà tellementriche que l'on peut dire
que l'histoire de la philosophie grecque n'est que l'ensemble de
réponsesproposées pour rendrecompte de sa signification.L'ex-
pressionn'est pas facileà traduire.Nous avons dit qu'elle faitallu-
sion aux « choses », mais le mot « choses » n'est pas une traduction
de onta(ta est l'articleneutreau pluriel,équivalentà « les », dans le
cas où les « choses » seraientenvisagésen dehorsde son « genre»).
Par l'intermédiairede l'expression « les choses », au sens large,
nous nous référonsà des « entités», sans nous prononcersur le sta-
tut ontologiquede celles-ci.C'est le cas de l'expressiongrecque ta
onta. Mais celle-cisuppose, déjà dans l'étymologiede onta,que ces
entitésexistent(de quelle manière? Le motne le dit pas), car, du
point de vue grammatical,onta est le participeprésent,au pluriel,
du verbe « être». On peut, donc, traduirel'expressionta onta par
« les étants », « ceux (au genreneutre) qui sont », et même, avec
plus de précision,« ceux qui sont en train d'être», mais il faut
tenircompte du fait que, dans tous les cas, c'est le sens du verbe
« être» qui se reflètedans le participe onta. En ce qui concerne
l'article,en grec,il ne faitque soulignerle caractèregénéraldu par-
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ticipequi, du faitde ne pas êtreengagédans un termede genremas-


culin ou féminin(ce qui pourraitêtrele cas, car il y a des « étants »
masculinsou féminins),est expriméau neutre.Si l'on pouvait ima-
giner que le mot « chose », au sens large, ne fait pas allusion à
quelque chose de féminin(commec'est le cas dans l'expression« un
quelque chose »), on pourraitcomprendreque ta onta signifie« les
choses qui sont en train d'être ». Lorsque Anaximandreaffirme:
« D'où vient la générationpour ta onta,est ce vers où elles retour-
nent» (loc. cit.), il dit que le point de départdes choses qui sont en
train d'être coïncide avec le point final de leur existence. Ces
« choses », c'est simplement« tout » : éléments,objets composés à
partirdes éléments,êtreshumains,et même,peut-être,les dieux de
la tradition.
Un Grecn'a pas besoinde soulignerà chaque instantque dans le
mot onta se « cache » le fait d'être,car il sait, comme nous, qu'un
participe présent n'est qu'une forme« verbale », forgéeà partir
d'un infinitif.Ainsi, comme « étudiant» (c'est-à-dire, au sens
propre,« celui qui est en train d'étudier») est le participeprésent
du verbe « étudier», « ce qui est en train d'être » est le participe
présentdu verbe« être». Le faitd'êtreest donc présentdans le par-
ticipeonta,et c'est la valeur du verbe qui déterminele poids (ou, si
l'on veut, la manièred'être) de ce qui est en traind'être. Quoi qu'il
en soit, déjà le mot onta suppose le fait d'être.
Un siècle après Anaximandre,Parménide introduitune nou-
veauté qui ferade lui le premier« ontologue» (même si ce mot est
postmodernepar rapport à l'Éléate). Tous les philosophes,après
Anaximandre,s'étaient intéressésaux onta, mais ils envisageaient
ces onta en fonctionde quelque chose en communqu'elles « possé-
daient » : le fait d'être. Parménide simplifie(!) la question et ne
s'occupe que de ce fait; pour cette raison,et pour la premièrefois,
il utilise l'expression au singulier: to on. De la même manière
que celui qui cherchece que sont les hommesse pose la question :
« Qu'est-ce que l'homme ? », au singulier(en réalité,un singulier
générique),Parménidemène une recherchesur « ce qui est en train
d'être» (to on) et, plus précisément,sur le sens du mot on, « étant
en traind'être », car l'articleto( « ce » ) apparaît rarementchez lui.
La traditionnon grecque a considéréParménidecomme« le philo-
sophe de l'être » (d'où le sobriquet d' « ontologue»), ce qui n'est
pertinentqu'à conditionde saisirla valeur,en grec,de son « objet »
de recherche,l'on.
Et ce que Parménide a dit à propos de « ce qui est en train
d'être» a marqué d'une manièredécisive la philosophiejusqu'à la
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sophistique,et mêmeaprès (jusqu'à Antisthène,disciplede Socrate,


pourrait-ondire), car il a mis en rapport cette réalité indéniable
(car, qui pourraitnier qu'il est en train d'être ?) avec la pensée et
avec le discours.On ne peut pas ne pas admettrequ' « on » est,et la
tâche de la philosophieconsiste,pour Parménide,à saisirla valeur
absolue et nécessairede ce fait d'être, car il n'y a que ça comme
objet à penseret commechose à dire.Ce qui n'est pas n'estpas pen-
sable ni exprimabledans un discours(fr.2.6-7). À partirde Parmé-
nide,« ce qui n'est pas en traind'être» ou, si l'on préfère,« ce qui
n'est pas », voire « le non-être», devient inimaginableet inexpri-
mable. Comme il n'y a que ce qui est, le non-êtren'a pas droitde
cité dans l'universde la philosophie.Cette affirmation, pourtant,a
conduit la pensée philosophique vers une impasse, et c'est pour
cette raison que nous avons décidé de la placer au début de notre
recherche.Une rechercheavance au fur et à mesure que les bar-
rièresqu'elle trouvesurson chemindisparaissent.Ces barrièressont
des problèmes(en effet,problema,en grec,signifie« ce que l'on ren-
contredevant soi », « obstacle »). Le premierobstacle qu'il a fallu
franchirsur la route qui mène vers l'altérité a été le problèmedu
non-être.
Deux éléments se sont conjugués pour que le « non-être»
devienneun problème.Le premier,c'est le mot lui-même.En tant
que participedu verbe « être», to on signifie(et cela, a priori,en
dehorsde touteinterprétation philosophique)« un quelque chose »,
« un étant » ; sa négation,qui seraitto meon, est, mêmed'un point
de vue étymologique,une contradiction,car l'article défini to
signalequelque chose ; il ne peut signaler...rien.Ce qui vient après
l'article,toon, est forcémentquelque chose qui est, mêmes'il s'agit
d'un rêve,d'une image ou d'une notionabstraite.
Le deuxième élémentdécoule de la philosophiede Parménide.
Et nous disons « découle », car c'est surtoutà l'intérieurde l'héri-
tage (détourné? La questionne peut pas êtretraitéedans les limites
de ce travail) parménidienqu'ont été assimilées,voire identifiées,
les notionsd' « être» et de vérité.Malgrél'avis erronéde quelques
partisans d'une conception« ontologique» originairede la vérité
chez les Grecs (et, encoreune fois,les limitesde ce travail ne nous
permettentpas de justifiercette critique),la vérité,depuis les poè-
mes homériques,a toujours été une propriété(si l'on peut dire) du
logos,dans sa significationde « discours». D'Homère à Parménide,
il est impossiblede trouverun seul exemple de l'adjectif « vrai »
appliqué à des réalités autres que le discoursou la pensée suscep-
tible d'être expriméedans un discours.Chez Parménidelui-même,
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au moins,dans les passages de son Poèmequi sontparvenusjusqu'à


nos jours, rienne justified'affirmer que la véritédevient,tout d'un
coup, la véritéde l'être (c'est-à-direque ce qui est vrai seraitl'être),
mais la manièredont il présenteles « caractères» (semata) du fait
d'être(qui fontressortirnotammentson aspect nécessaire,absolu et
unique) faitdu logossur l'êtreun « discourssur la vérité» (fr.8 . 50-
1). Cela veut-ildire qu'un discourssur l'être est forcémentun dis-
cours sur la vérité? Quoi qu'il en soit, déjà Mélissos,lecteur(« dis-
ciple » serait trop dire) de Parménide utilise l'expression « l'être
véritable» (toon alêthinos,fr.8 [5]), et il est certainque, à partirde
Parménide,et jusqu'à la finde la périodedite présocratique,êtreet
véritévont ensemble.La « véritéontologique» n'est pas originaire
dans la pensée grecque (et moins encore aux « origines», comme
aimait écrireHeidegger); elle est le résultatd'une réflexionphiloso-
phique sur l'être des choses.
Le mouvementsophistique s'opposa à l'assimilation d'être et
vérité(donc, cette assimilationexistaitbel et bien vers le milieudu
Vesiècle),mais sa critiqueétait générale: pour les sophistesil n'y a
pas d'assimilationentreles deux notionstout simplementparce que
l'êtreest remplacépar le paraître,et le fondementdu paraîtrec'est
la sensation.À chacun sa sensation,à chacun sa vérité. Une posi-
tion si radicale futà l'origine,commeon le sait, d'une réactionradi-
cale elle aussi, commecelle d'Antisthène,l'un des premiersdisciples
de Socrate,qui niait la possibilitédu mensonge,car tout ce que l'on
dit (au sens fortdu verbe « dire », expriméen grec par legein)est
vrai : « Celui qui parle dit quelque chose (ti), et celui qui dit
quelque chose dit ce qui est (to on) ; donc celui qui dit ce qui est dit
la vérité» (Antisthène,apud Proclus, In Crat., 37). L'expression
« le non-être» (ou « ce qui n'est pas ») n'a pas de sens ; par consé-
quent, tout discoursqui prétendraitdirece qui n'est pas est impos-
sible. Voilà le problèmeposé par le non-être.
Il est évidentque, si la philosophiene peut pas rendrecomptede
la totalitéde la réalité,sa tâche se trouvedévaluée, affaiblie.Mais...
ce qui n'est pas fait-ilpartiede la réalité ? Il sembleraitque non. Il
y a cependantquelque chose que l'on appelle mensonge,erreur,illu-
sion, image. Quelle sorte de réalité ces notions possèdent-elles?
Peuvent-ellesêtre reléguéesau domaine de « ce qui n'existe pas »,
et être ainsi bannies du domaine de la philosophie,qui est censée
être une recherchesur F « être» des choses ? Platon décida de
s'occuperde la questionet d'entreprendre un véritablecombat,à la
fois contre les « relativistes», qui revendiquaient la réalité des
apparencesau détrimentde la réalitéde l'être,et contreles « abso-
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lutistes», qui assimilaientl'être à la vérité et qui ne donnaient


qu'un sens absolu à la notion d'être. Le Sophistefut le champ de
bataille choisi par Platon.
Le désir avoué par Platon est celui de « définir» la tâche du
sophiste.L'entreprisen'est pas inédite,car dans de nombreuxdialo-
gues Platon s'était déjà occupé de la question(et il en faitautant au
début du Sophiste),mais la nouveauté de cet ouvrage, dans sa
seconde partie,est un véritabledéfi: Platon arriveà la conclusion
qu'une définitionapprofondiede l'activité sophistique suppose la
mise en question de la philosophie de Parménide. Le dialogue
devientainsiun dialogue« surl'être », ainsiqu'il est soulignépar son
sous-titre(Peri touontos) (placé soit par Platon lui-même,soit par
des éditeursanciens),car c'est le philosophede l'être,Parménide,qui
auraitfourni{a priori,cela va de soi,et certainementmalgrélui) aux
sophistesdes raisonsvalables pourjustifierleurmétier.La thèseest
surprenante,mais Platon veut faired'une pierredeux coups : une
foisétablie (inventée?) l'alliance entreParménideet la sophistique,
la critiquede l'une aura des conséquencesnéfastessur l'autre.
Le cheminsuivi par Platon prend comme point de départ une
nouvelledéfinitiondu sophiste.Celui-ciest un faussaire,un illusion-
niste,un fabricantd'images (Soph., 236 6-c).Cela suppose qu'il pro-
duitdes images qui sont des imitationsdes modèles.Mais cette cer-
titude est lourde de conséquences, car dans le domaine de la
philosophieil fautjustifierl'existencedes notions,et la justification
de la notion d'image questionne les fondementsmêmes de la
conceptionde l'être,tellequ'elle est admisecommeun faitaccompli
pour la philosophie(mise à part la sophistique). Si, comme nous
venons de le voir, l'être est assimilé à la vérité et n'admet pas sa
négation(qui en seraitle non-être),quelle sortede réalitépourrait-
elle correspondreà l'image ? Elle est la copie d'un modèle, mais
c'est celui-ci qui existe et qui est vrai. L'image serait donc non
vraie, « fausse», et, en tant qu'elle ne possède pas F « être» du
modèle,elle relèveraitdu... non-être.S'il en est ainsi,le sophistene
peut pas êtreconsidérécommeun faussairefabricantd'images,car
celles-cin'existeraientpas. C'est l'application à la lettredes axio-
mes de Parménide qui, selon Platon, conduit à cette conclusion.
D'une manièretout à faitinattendue,la philosophiede Parménide
viendraitinnocenterl'activité des sophistes,qui ne seraitpas diffé-
rentede celle des philosophes.Platon accepte cette ressemblance,
mais il veut aller au-delà des apparences,car cet air de famillequ'il
y a entrele sophisteet le philosophecache une oppositionradicale,
la même qui sépare le chien du loup, liés, eux aussi, par une forte
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ressemblance.Et, pour confirmer son jugementnégatifpar rapport


à la sophistique,Platon entreprendune véritable déconstruction
non seulementde la philosophiede Parménide,mais surtoutd'une
certaineconceptionde l'être,ce qui le conduira à la découvertede
F « autre » de l'être.
Contrairementà la méthode employée dans d'autres ouvrages
(et peut-êtrele changementde porte-paroledans ce dialogue, qui
n'est pas Socrate,mais l'Étrangerd'Élée, y est pour quelque chose),
Platon devienttrèspragmatiquedans le Sophiste.Commeil y a des
images,il faut leur trouverun statut ontologique.En effet,depuis
ses premiersdialogues Platon avait affirméque le domaine du sen-
sible et du multiplen'était que la copie d'un paradigme,et que la
« réalitéréellementréelle» (ousia ontôsousa, Phèdre,247 c) ne cor-
respondaitqu'à celui-ci. Le momentest donc venu de justifierla
notion d'image, de copie, d'imitation,c'est-à-dired'un « quelque
chose » qui n'est pas l'être absolu et véritable.
Et, fidèle au véritable sujet du Sophiste,Platon entame une
recherchesur l'être. Dans ce domaine aussi, sa démarchesera diffé-
rentede celle suivie dans d'autres dialogues,car il tientcompte de
la manièredont les philosophesprécédents(parmi lesquels Parmé-
nide... et lui-même!) ont envisagéla question. C'est le regardqu'ils
ont eu sur l'être qui les a empêchésde reconnaîtrequ'il pourraity
avoir quelque chose de différent de l'être,qui, de ce fait,seraitune
sortede non-être.Mais... commentles philosophesantérieursont-ils
conçu l'être ? Comme une réalité absolue et unique, c'est-à-dire
comme une sorte d'étant privilégié.Des « racines» d'Empédocle
aux Formesdes platoniciens,en passant par les opposés d'Heraclite
(et on pourrait déduire qu'il fait allusion aussi aux atomes de
Démocrite), Platon montreque tous les philosophes ont regardé
l'êtrecommeune entité« une » (ou multiple,ce qui est en réalitéun
ensembled' « uns ») caractériséepar un articledémonstratif (« les »
éléments, « les » Formes, « Y » un). D'où l'impossibilité, déjà
a priori,de concevoirla négationde cette entité,car un « non-un»
est inimaginable.Selon cettemanièrede regarderles choses,Parmé-
nide avait raison.
C'est donc ce regardsur l'être qu'il faut questionner.Et Platon
propose de faire,avant l'heure, une révolutioncopernicienne: si
l'impasse dans laquelle se trouvela philosophieest la conséquence
d'un regard« entitatif» sur l'être,supposonsque l'être est (comme
disait Parménide,ajoutons-nous,mais le parménidismeque Platon
a reçu n'est pas celui-ci) un « fait», une activité, une force,une
dynamis(Sophiste,247 e). L'avantage d'adopter cette conception
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estévidente: du faitde ne pas se confondre avec un étant,ou avec


des étants(mêmesi ceux-cisont éminents,tels les atomes,les
Formesou les opposés),cetteactivitépeut s'emparerde notions
opposées.En réalité,c'est à partirde l'existencede notionsoppo-
séesconstatées dansla penséephilosophique antérieure que Platon
« découvre» ce faitd'être.Il constateque tous les penseursont
admisl'existence d'uneentitéprivilégiée (d'un« être», si l'onveut)
soit en mouvement des
(la plupart Présocratiques), soit en repos
(selon Platon, Parménide et Mélissos). Si le repos et le mouvement
ontétéélevésau rangde caractères fondamentaux du principe pre-
mier,c'estparceque tousles deuxexistaient.Le faitd'être,donc,
est« en dehors» du reposet du mouvement, carilfaitêtrecesprin-
cipes. C'est grâce à lui que ces principes « sont ». Platon est très
clair: lorsqu'ily a deuxprincipes, l'êtreestun troisième terme(tri-
tos,243 e 2, 250 fr7, cl) (de la même manière que, lorsqu'ily en
avaitun seul,il étaitun deuxièmeterme,244 d).
Unefoisarrivéà cetteconclusion, Platonse posela questionsui-
vante: Quel est le contenude ce pouvoirqui faitque toutce qui
communique avec lui existe? En d'autrestermes,qu'est-ceque ce
troisième termecommunique aux choses,qui faitqu'ellesexistent?
La réponsede Platonest,encoreune fois,trèsclaire: c'est la
possessionde quelque chosequi faitque « les choses» (ta onta)
« existentréellement » (ontôs,247 e). Elles possèdentun certain
pouvoir(dynamis)de communiquer, soitdansle sensd'uneaction,
soitdansle sensd'unepassion(loc. cit.). Ce qui estincapable(donc,
qui ne possèdepas le pouvoir,la capacité,dynamis)d'agirou de
pâtirn'existepas. En revanche,ce qui caractérise toutce qui est
ne
(Platon suggère aucune différence : il parle de « tout ce qui est»,
pan touto, 247 e 3) est la possession d'un pouvoir d'affecter une
autrechoseou d'êtreaffecté par une autre chose. Très subtilement,
d'unemanièrepresqueimperceptible, Platonnoussuggèred'oreset
déjà qu'existersuppose co-exister, que l'existencede l'un suppose
son rapportavec un autre.L'accouchement de l'altéritévientde
commencer.
On ne peutpas nierque, dans ce passage,Platonproposeune
véritable« définition » du faitd'être.Il le dit au moinsdeuxfois.
En 247 e, il affirme qu'il vientde proposerune « définition pour
définir» (horonhorizein)les étants (ta onta), et il confirme
en 248 c 4 qu'il s'agitlà d'une« définition des étants» (horonton
ontôn). Or une définition définit (le pléonasmeappartient à Platon)
l'essenced'unechose.L'étant(ce qui est)possèdeunepuissancede
communication, mais,commecettepuissancefaitde lui un étant,
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elle est tout simplementYêtrede l'étant : « Ils (se, ta onta, les


étants) ne sont autre chose que puissance (dynamis). »
Le momentest venu de tirerles conséquencesde cette nouvelle
définition(le mot a été déjà justifié)de l'être de la part de Platon.
Grâce à son caractèredynamique(en effet,il n'est que dynamis),il
échappe au piège de la « chosification» : il ne peut pas êtresoumis
aux coordonnéesspatio-temporelles, comme c'était le cas de l'être
« éléatique » tel que Platon l'interprète,qui était condamné à être
Un parce que le « vide » (?) n'existaitpas ; par conséquent,il occu-
pait tout l'espace (!), comme nous lisons chez Mélissos (fr. 8 [8]).
Cela permetd'échapper aussi aux paradoxes posés dans la première
partie du Parménide,mais ce n'est pas ici l'occasion de traitercet
épineux sujet. En revanche,d'autres conséquences,révolutionnai-
res pour l'avenir de la recherchephilosophique,découlentde cette
position.
S'il existe réellementtout ce qui est capable d'être l'objet d'une
action (ou, si l'on veut, de « pâtir »), l'image existe réellement.Car,
qu'est-ce qu'une image ? Écoutons Platon : par rapport à son
modèle (car toute image est la copie d'un modèle), « une image
(eidolon) est une autre chose pareille (heterontoiouton)faite à la
ressemblance( aphômoiômenon)de ce qui est véritable(pros talêthi-
non) » (240 a 7). L'image a été l'objet d'une « production» ; donc,
« elle est réellement(ontôs) une copie (eikôn) » (b 11). Mais il n'y a
que le modèle qui est vrai. Le statut ontologique de l'image
consacre la coupure du rapport classique entrel'être et la vérité,
sourcede toutessortesde paradoxes. La véritédéménageet ce n'est
que vers la fin du dialogue qu'elle retrouveson topos: le discours
(logos). Platon revientainsi aux poèmes homériques.
Mais, en ce qui concernenotresujet, la conceptiondynamique
de l'êtrejoue un rôlecapital, car elle permetde résoudrele problème
du non-être.Du faitde ne pas se confondreavec une entitéprivilé-
gié, l'être peut communiquer avec des notions opposées, et les
« faireêtre». En revanche,si, par exemple, l'être s'identifiaitau
repos (c'est-à-diresi l'on admettaitqu'il n'existe que ce qui est en
repos), le mouvementseraitreléguéautomatiquementau domaine
de ce qui n'existe pas. Du momentoù l'on a découvertque le fait
d'être est un tritosen plus des deux opposés, il est en dehors du
repos et du mouvement; mais c'est grâce à lui qu'ils existent.
Arrivéà ce point,Platon oublie qu'il a abandonné son porte-parole
habituel,et l'Étranger,commejadis Socrate, replace sa solutionà
l'intérieurde - disons- l'orthodoxieplatonicienne,selonlaquelle les
Formessont la garantiede tout ce qui existe,et le lien qui s'établit
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184 Nestor-
Luis Cordero

entreles Formes et la multiplicité,c'est la participation.Rien de


plus « normal», donc, que de conférerà cet êtredynamiquele rôle
d'une Formeet de fairede cetteFormele domaineprivilégiédu phi-
losophe. Celui-ciest « attaché toujours par les raisonnements(aei
dia logismôn)à la Forme de l'être (tei touontosideai) (254 a) ». Un
regardhypercritique trouveraitque, finalement,Platon revientà ce
qu'il avait critiqué chez ses prédécesseurs: rattacherl'être à une
certaineentité. Ce n'est pas le cas : la physis de cette Forme est
dynamique; c'est une force qui transmetde l'être à tout ce qui
est, et commeêtre= pouvoirde communiquer,c'est ce pouvoir qui
est transmisaux Formes,et - point centralde sa découverte- c'est
grâce à leur « être» (= leur pouvoir de communication)que les
Formes peuvent transmettreleur physis aux choses : le Beau, la
beauté ; le Juste,la justice ; le Triangle,la triangulante.Voilà la
notionde participation,revue et corrigée.Les apories de la partici-
pation présentéesau début du Parménide(131 a - 135 a) n'ont plus
de sens. Il ne faut pas justifierla participation,car celle-ci est
« l'être de la Forme » : si une Forme existe, c'est parce qu'elle
participe!
Lorsque Platon veut mettreun peu d'ordredans sa rechercheet
essaie d'établirune sortede hiérarchieparmiles Formes,il va de soi
que la Forme de l'être se trouve au sommet,accompagnée par les
deux autres Formes qui ont caractérisél'histoirede la philosophie
antérieureau Sophiste(celle de Platon y comprise): le repos et le
mouvement(254 d 4).
Mais il restele problèmedu non-être...C'est le rapportentreces
troisFormesprincipales(megista,254 c 3) qui va réglerla question.
Si elles sont trois,c'est parce que chacune est une. Cette apparente
lapalissade n'en est pas une. « Une » signifieidentiqueà elle-même.
L'identité,c'est la garantiede l'unité. Or Platon constateque cette
identitépropreà chacune des troisFormesprincipalesdoit être,elle
aussi, garantiepar une Forme (en effet,Platon ne peut pas ne pas
être... platonicien),et il postule l'existence de la Forme du même
(ou de l'identique,tauton,255 c 6). Mais ces quatre Formes ne sont
pas identiquesréciproquement.Elles sont quatre. Le raisonnement
platonicienaurait pu resterlà. Mais Platon ne peut pas oublierqu'il
a définil'être comme le pouvoir de communiquer.Si ces quatre
Formes existent,mis à part la communicationqu'elles exercent,
disons,verticalement,par rapportau multiple(et qui faitque toute
chose existe, qu'elle existe soit en repos, soit en mouvement,et
qu'elle est identiqueà elle-même),les Formes communiquentaussi
entreelles. On dit souventque cette« communicationentreles For-
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Du non-être
à Vautre 185

mes » (symplokêtoneidôn,259 e 6) est la nouveauté du Sophiste.Ce


n'est pas vrai : depuis les premiersdialogues,Platon avait souvent
mis en rapport,par le biais de l'attribution,une Forme avec une
autre (mais ce sujet ne peut pas êtretraitédans les limitesde ce tra-
vail) ; en revanche,le Sophistemontreque les Formes,du moment
où elles existent,ne peuventpas ne pas communiquer.Ce qui n'est
pas capable d'agir ou de pâtir (donc, de communiquer d'une
manièreactive ou passive, même si cette passivité n'est que celle
propreà l'objet de la connaissance,qui, de ce fait,est connu,voix
passive du verbe« connaître») n'existepas. Et si les Formes,ou, du
moins, les quatre Formes principales,communiquententre elles,
c'est parce qu'elles sont différentesles unes par rapportaux autres.
Voilà une nouvelle notion, qui devient une cinquième Forme,
« l'autre », « le différent» (to heteron).
C'est la mise en place de cette Forme qui permetd'envisager
l'existence éventuelle du non-être. En effet,l'application de la
Forme de l'Autre aux autres Formes,une à la fois,conduità la for-
mulation de toute une série de négations,et celles-cisont réelles.
Nous voudrionssoulignerle faitque la participationd'une Forme à
la Forme de l'Autre la place face à une autre Forme, car chaque
Forme devient l'autre d'une autre. Le rapportd'opposition intro-
duit par l'Autren'est pas indéterminéni collectif.Il est trèsprécis:
c'est la négationde ce qu'une chose est par elle-même,en fonction
de son identité.
Cela revientà direque la participationavec l'Autre instaureun
« non-être» très précis,et, parce que ce non-êtreest réel, il peut
être énoncé dans un jugement. Du fait de participerde l'Autre,le
mouvement,qui est ce qu'il est grâce à sa participationau Même,
devient l'autre... du repos ; on peut alors affirmerque le mouve-
ment n'est pas le repos. Ce non-êtreinstaurépar l'Autre est, nous
l'avons déjà dit, très précis. C'est une analyse de cette négation
ponctuelle,du « "non" ou du "ne pas" placés devant les noms qui
suivent [...], ou, davantage, des choses en fonctiondesquelles ont
été établis les noms après la négation» (257 c), qui permettrade
tenirun discourscohérent(orthologia, 239 6 4) sur le non-être.Or la
négation ne semble pas établir un rapport de contradiction,car,
dans ce cas, l'affirmationd'un élémententraîneraitla suppression
de l'élémentcontraire.Si le non-blancétait le contrairedu blanc,
l'existence du blanc conduirait à affirmerl'inexistence du non-
blarie.Mais ce n'est pas le cas. Commentpouvons-nousle savoir ?
Ce nouveau Platon pragmatiquequi s'exprimedans le Sophistefait
appel au sens commun: mêmecelui qui affirmel'existencedu blanc
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186 Nestor-LuisCordero

doit admettrequ'il y a aussi, par exemple,le rouge,qui est certaine-


ment non blanc, mais qui n'est pas pour autant condamné à
l'inexistence.Et cela est possible parce que le non-blanc,auquel
appartientle rouge,n'est pas le contraire du blanc. Dans le domaine
de la couleur,il fait partie de la régionde l'Autre par rapport au
blanc. Il n'est pas le blanc, mais il existe : il est différent du blanc.
Voilà la solutionproposée par Platon : la négation ne signifiepas
contradiction,mais différence.
Il doit maintenantappliquer sa découverteà cette négation si
spéciale qui était à l'originede l'impossibilitéde démontrerque le
sophisteest un faussaire- celle du non-être.Peut-onaffirmer main-
tenant, d'une manière correcte,« sans disputer et sans chercherà
s'amuser» (237 6), en faisant appel à Yorthologia, que le non-être
est ? La réponse de Platon est positive. Après avoir montréque
« l'oppositionréciproqued'une partie de la naturede l'Autre et de
celle de l'être n'est pas une réalitémoindre- si l'on peut dire- que
l'êtrelui-même,car elle ne signifiepas le contrairede celui-ci,mais
seulementquelque chose de différent de lui » (258 o-6), Platon dit
que cetteréalité, c'est le non-être,ce que nous cherchonsà travers
«
le sophiste». Mais... ce non-être,est-ille non-être? Le « père » Par-
ménidea-t-ilété tué ? Ce n'est pas évident.
C'est la notion de l'Autre qui a permis d'arriverà justifierle
non-être,car, « en tant que la naturede l'Autre existe,il est néces-
saire d'affirmer que ses partiesne sont pas moinsêtreque l'êtrelui-
même» (258 a), et chacune de ses parties est un non-êtrepar rap-
port au sujet qui a été pris commepoint de départ : « Ainsi comme
le grand était grand et le non-grand,non-grand,et le non-beau,
non-beau,de telle manière,le non-êtreen soi était et est non-être,
commeune Forme parmi d'autres » (258 c). Mais ce non-êtren'est
pas le non-êtreinterditpar Parménide. Platon l'avoue lui-même,
car le non-êtrequ'il a trouvé n'est pas le contradictoirede l'être,
commeseraitcelui de Parménide(ce qui est d'ailleursvrai : « II est
nécessaired'êtreabsolumentou de ne pas êtredu tout », avait écrit
Parménide,fr.8.11) : « Alors,qu'on ne dise pas que, lorsque nous
avons eu le couraged'affirmer que le non-êtreexiste,nous pensions
mettreen évidencele contraire de l'être » (258 e). Cettequestion,dit
Platon, n'est plus pertinente: « Soit que [ce type de non-être]
existe ou n'existe pas, [soit] qu'il possède un certainsens ou qu'il
soit complètementirrationnel.» Platon a résolula questionconcer-
nant le non-êtrepropreau discoursphilosophique,celui qu'il faut
revendiquerpour pouvoir justifierle discours faux et permettre
ainsi la condamnationde la sophistique,celui qui permetde justi-
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Du non-être
à Vautre 187

fierdes jugementsnégatifsvrais (du type : « Théétète,avec qui je


parle maintenant,n'est pas en trainde voler »). Il s'agit d'un non-
êtrerelatif:« A n'est pas... X », « le mouvementn'est pas le repos »
(255 e), car il est autre que le repos.Parménidepeut pousserun sou-
pir de soulagement: il avait déjà tenu comptede la différence lors-
qu'il avait écrit que la voie de recherche qu'il faut abandonner
« n'estpas le vrai chemin» (fr.8. 17-8).
Dans le chemin qui mène du non-êtreà l'autre, la découverte
principalede Platon concerne,sans aucun doute,l'Autre.La Forme
de toheteron (que l'on peut traduireaussi par la Différenceet même
par l'Altérité),et notammentle rôle eminentque Platon lui donne
(elle fait partie des cinq genresprincipaux),consacre un nouveau
point de départ pour la philosophie.L'être des choses ne peut plus
se fonderuniquementsur le caractère « entitatif» des étants (qui
sont, cela va de soi, « uns ») qui se justifieraitpar une sorte
d'identitéqui rendraitcompte de l'essence de chacun. Des réalités
en soi et par soi, uniquement identiquesà elles-mêmes,tellesque les
Formes dans les dialogues précédents,n'existent plus. Etre est être
en rapportavec,et cela suppose l'existencedes autres(d'autres cho-
ses, d'autres Formes, d'autres individus,ce n'est pas important).
C'est à la foisl'identitéet Yaltéritéqui cohabitent,et cela permetde
saisirl'être le plus profondd'une chose. Cette double participation
(car c'est par participationque tout se rapporte à l'identité et à
l'altérité) détermineles limitesde chaque chose. Chaque chose est
envisagée comme si elle était une médaille avec deux côtés : l'un
regardeversce que la chose est par rapportà soi, c'est son identité;
l'autre regardeversle dehors,verscet territoire que la chose ne peut
pas fouler car autrement sa limite « intérieure» avanceraitvers cet
au-delà que ne lui appartientpas, c'est son alterité. Platon appelle
« la région de l'Autre » cet au-delà de la limite. Et, à partir du
Sophiste (et l'idée restera chez Aristote, la philosophie médié-
vale, etc.), la « définition» (littéralement,la mise en place de
« limites» : finis) de chaque chose suppose l'interactionde deux
éléments,l'identitéet la différence, car chaque chose n'est pas seu-
lementce qu'elle est ; elle est aussi différente de ce qu'elle n'est pas.
La région « extérieure» d'une chose est constituée par tout ce
qu'elle n'est pas, toujoursdans un certaindomaine. Il ne s'agit pas
d'une classe vide, d'un pur néant ; pas du tout. Elle est très
« peuplée », bien plus que la régionrestreinteoù se trouvela chose à
définir.Et tout ce qu'une chose n'est pas, qui est son altérité,c'est
« son » non-être.C'est pour cette raison que Platon affirmequ' « il
y a (esti) beaucoup d'êtreen ce qui concernechaque Forme,mais il
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188 Nestor-
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y a aussi une quantité infiniede non-être» (256 e). Tout ce qu'une


chose n'est pas précisela définitionde son essence.
À partirdes paradoxes, impasseset, surtout,contradictionspar
rapportà l'expériencequotidiennequi découlaientde la notion de
non-être,Platon entrepritde menerjusqu'au bout une recherche
sur le type d'être qui avait fait de son contraire,le non-être,cet
« objet » intraitable. Nous avons vu que c'était une conception
« entitative» de l'être (pour laquelle être est être une certaine
chose, même si cette chose est un principetranscendant,comme
seraitla Forme platonicienne)qui était la sourcede tous les problè-
mes. À sa place, Platon proposeun êtredynamique,qui n'est qu'un
pouvoirde communicationtransmis(Platon restetoujours...plato-
nicien)par une Forme,la Forme de l'être ; mais commela physisde
cette Forme est dynamique,elle échappe (c'est le sentimentde Pla-
ton...) aux pièges d'un être« entitatif». La principaleconséquence
secondairede cette nouvelleconceptionde l'être est son pouvoirde
participerà des entitéscontraires; il ne peut pas s'empêcherde par-
ticiper,car autrementces réalitésn'existeraientpas. Il est « dona-
teur» d'existence: « L'être se mêleà tous les deux [se, le reposet le
mouvement],car, sans doute, les deux existent» (254 d). Il donne
aussi de l'existenceà cet autre couple,l'identité(ou « le même») et
Faltérité(ou « la différence », ou « l'autre »), et c'est ainsi qu'un
certainnon-êtretrouvesa place dans le domaine de l'être : l'autre.
Le non-êtreestl'autre de l'être. Voilà un non-êtrequi est : l'autre.
Notretravail aurait pu finirici. Nous avons honorénotreenga-
gement,car nous avons parcourule cheminqui mène du non-être
à l'autre. Le moment est venu, cependant, de poser quelques
réflexions.Platon est certaind'avoir avancé « trèsloin au-delà des
limites qu'il [se, Parménide] avait interditde franchir» (258c).
Nous avons déjà dit supra, à propos des jugementsqui impliquent
une négation, que Parménide les avait déjà prévus, et qu'ils ne
pouvaient pas donc êtrela cause d'un éventuelparricide.
Qu'en est-il à propos de cet être dynamique qui justifierait
l'existenced'un certainnon-être? Lorsque Parménideparle de « ce
qui est » (to on), il fait allusion au « fait d'être ». C'est d'ores et
déjà une notion« dynamique», et c'est pour cetteraison que, lors-
qu'il présentepour la premièrefoisdans son Poèmela notionde « ce
qui est », il utilise le verbe « être» à la troisièmepersonne,isolé :
esti(fr.2.3).« On est » (esti,sans sujet) ; donc,il y a de l'être,dirait
Parménide. Cette notion d'être, présentedans tout ce qui est, est
trèsvoisine,et mêmeplus, de la Forme de l'être présentéepar Pla-
ton dans le Sophiste.Platon lui-mêmedit qu'il ne s'est pas occupé
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Du non-être
à Vautre 189

de la question d'un non-êtrequi serait l'opposé de Tetre,et, nous


croyons,pour cause : parce que Parménide avait déjà dit ce qu'il
fallaitdire : qu'il fautêtre,ou ne pas êtredu tout (fr.8.11). Platon
accepte le défi,et trouvedes nuances (avant Aristote)dans le sens
du mot « être» ; quoi qu'il en soit, en tant que Forme,il donnede
l'être,mêmeau non-être,représentépar Faltérité.On pourraitdonc
dire que Platon confirmeet élargitce que Parménidedisait : il y a
de l'être,et il y a aussi du non-être,qui, en tant que Forme (celle de
l'Autre),occupe une place eminente.Maintenanttout est, mêmele
non-être...
Mais cette Forme de l'être que Platon découvren'admetpas une
négation,et c'est pour cette raison que les Formes les plus impor-
tantes ne sont que cinq : repos-mouvement, identité-altérité,être.
La Forme de l'être ne peut pas admettreune Forme contraire...
L'être que Platon propose a le même caractèreabsolu et nécessaire
que l'être parménidien.
S'il en est ainsi, quelles conséquences s'ensuivent en ce qui
concernele non-être? Il est, nous l'avons déjà démontré,relatif.
C'est un non-être...X. D'un point de vue positif,c'est Faltérité: on
est l'autre de... Mais si l'altéritépermetde résoudrele problèmedu
non-être,cela veut-ildire que l'identitéoccupe maintenantla place
de l'être ? C'était le cas dans la philosophiepréplatonicienne,mais
Platon veut présenterquelque chose de nouveau... Sa nouveauté
consisterait-elleà dégager le fait d'être de l'identité de quelque
chose ? Il est fortprobable. Le fait d'être,représentépar la Forme
de l'être,permetà l'identitéet à l'altéritéde jouer chacune son rôle
respectif,mais il est au-dessusde la mêlée. Le rapportavec l'êtrede
Parménideest plus que troublant...
Quoi qu'il en soit, l'altérité, c'est la découverte majeure du
Sophiste,même si Platon a cru qu'il ne faisait que réfuterParmé-
nide. Le cas de Platon est semblable à celui de ChristopheColomb.
Il avait cru arriverà l'Orientpar une voie nouvellelorsque,en réa-
lité,il a découvertl'Amérique.Platon a cru relativiserl'êtreparmé-
nidien et a finalementdécouvertl'altérité. C'est à nous d'appro-
fondirsa découverte.
Nestor-Luis CORDERO,
Université
de RennesI.

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