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Cahier de linguistique Cahier de linguistique

La traductologie, la traduction naturelle, la traduction


automatique et la sémantique
Brian Harris

Problèmes de sémantique
Numéro 2, 1973

URI : id.erudit.org/iderudit/800013ar
DOI : 10.7202/800013ar

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Les Presses de l'Université du Québec

ISSN 0315-4025 (imprimé)


1920-1346 (numérique)

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Citer cet article

Brian Harris "La traductologie, la traduction naturelle, la


traduction automatique et la sémantique." Cahier de
linguistique 2 (1973): 133–146. DOI : 10.7202/800013ar

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LA TRADUCTOLOGIE, LA TRADUCTION NATURELLE, LA TRADUCTION AUTOMATIQUE
ET LA SEMANTIQUE1

La distinction entre langage et métalangage est bien connue^; les


notions que sous-tend meta sont importantes pour l'épistémologie de la
linguistique. A partir de cette premiere notion, nous distinguerons
maintenant les opérations linguistiques des meta-opérations linguistiques.

Une langue se compose d'éléments de vocabulaire, dans un sens


large du terme vocabulaire, et de règles de grammaire. Les éléments
peuvent être, soit physiques (par exemple, les sons de la parole), soit
abstraits (par exemple, les phonèmes). Ce système reste potentiel,
jusqu'au moment où un sujet parlant, émet un énoncé et, de ce fait, met
le système en opération. Empruntons un terme à l'informatique — après
tout, quel auteur technique ne parle pas de nos jours du hardware, du
softwarey etc.; à notre tour, nous parlerons de l'implantation du
système.

En fin de compte, c'est la parole qui assure la réalité, parce que


la parole oblige une implantation du système. L'implantation est
une opération. Par exemple, l'opération qui consiste à énoncer des
sons s'appelle la prononciation. Ainsi, dans la hiérarchie que nous
essayons d'établir, l'opération est effectuée par un sujet parlant dans

1. Le point de départ de cette conférence est le livre de A. Ljudska-


nov, Traduction humaine et traduction automatique, 2 fascicules,
Dunod, Paris, 1969.
2. Voir p. 219-240, article de J.-J. Nattiez.
134 problêmes de sémantique

une situation normale. Il n'est pas nécessaire que le sujet parlant


dans une telle situation soit conscient du système qu'il implante.
Cette inconscience est une vérité de La Palice en linguistique. Pro-
nonciation et phonologie sont, tous les deux, des termes qui appartien-
nent au metalangage linguistique. Néanmoins, le premier se rattache à
une opération linguistique tandis que le second se rattache à une méta-
opération d'ordre analytique.

La traduction est une opération linguistique de premier niveau,


c'est-à-dire une opération pratiquée par le sujet parlant sans même
qu'il en soit conscient. La traduction se place ainsi au même niveau
que la prononciation. Par contre, si on ne fait pas la traduction,
mais par contre on en parle, lorsqu'on analyse en tant que linguiste,
ce qu'est la traduction, on atteint alors un niveau égal à celui de la
phonologie par rapport à la prononciation. Comment dénommer cette
méta-opération ?

Dans un autre domaine de la recherche, l'élaboration d'un langage


de documentation pour la linguistique^, nous avons constaté plusieurs
lacunes dans la terminologie de la linguistique dont, justement, le
manque d'un terme pour distinguer l'analyse linguistique de la traduc-
tion. Pour pallier à cette carence, Nida a titré son ouvrage le plus
important sur le sujet, The Sciences of Translation^-, et Cat ford a
intitulé un ouvrage aussi important, The Linguistic Theory of Transla-
tion^ . De telles périphrases ne font que souligner le besoin d'un
terme plus concis. Imaginez-vous, si chaque fois qu'on voulait parler
de phonologie, il fallait dire 'la science linguistique de la pronon-
ciation" !

Nous proposons donc un néologisme pour combler la lacune. Nous


conserverons traduction pour l'opération que pratique le traducteur,

3. B. Harris, "A justification and a suggestion for a linguistics",


documentation language", Cahiers linguistiques d'Ottawa, n° 1, 1972.
4. E. A. Nida, Toward a Science of Translation, Brill, Leiden, 1964.
5. J. Catford, A Linguistic Theory of Translation, Oxford University
Press, London, 1965.
traductologiej traduction> sémantique 135

mais adopterons traductologie pour toute référence à lfanalyse linguis-


tique du phénomène.

Dans le langage courant, on emploie traduction dans tous les con-


textes. En effet, toutes les distinctions conceptuelles nécessaires à
cette discussion ne sont pas encore établies : la dichotomie traduction/
traductologie laisse toujours ambigu le mot traduction. Si la traduc-
tion est, comme le souligne Ljudskanov, une opération, ce terme signi-
fie également le résultat de cette opération.

Parlons donc de la traduction tout court, c1est-à-dire de l'opéra-


tion traduisante, du texte traduit, qui en est le produit, et de la tra-
ductologie, qui constitue l'analyse de la traduction, de l'opération
traduisante — analyse linguistique et, éventuellement, psycholinguis-
tique. Ensuite, puisque l'important dans cette terminologie n'est pas
la nomenclature mais la compréhension des concepts qui s'y rattachent,
nous nous attaquerons à titre de"traducfcologue"au concept de traduction.

Ljudskanov, vers la fin du premier fascicule de son ouvrage,


ajoute la note suivante :

Grâce à une certaine intuition et à une certaine habitude, chaque


sujet bilingue traduit, d'une manière ou d'une autre. Par consé-
quence, la science de la traduction humaine, en principe, n'avait
pas à s'occuper de la question : "Comment apprendre à l'homme à
traduire6".

En effet, cette constatation mérite une place de premier plan. On


peut l'illustrer par des observations empiriques.

Les enfants d'une famille chinoise d'Ottawa, la famille H., outre


le chinois qu'ils connaissent comme langue maternelle, apprennent pro-
gressivement l'anglais parce qu'ils rencontrent des enfants anglophones
et fréquentent la maternelle anglaise. L'aîné parle déjà à cinq ans un
anglais presque normal pour un enfant de cet âge, tandis que le cadet,
âgé de trois ans ne parle encore que le chinois avec quelques mots iso-

6. A. Ljudskanov, 1968, Traduction humaine et traduction automatique,


fascicule 1, p. 50.
136 "problèmes de sémantique

lés d'anglais. Il est donc possible de bavarder avec l'aîné, mais la


barrière des langues rend difficile la communication avec le cadet.
Sauf que le problème du cadet est tout de suite résolu lorsque son frère
est présent. Chaque fois que le cadet baragouine quelque chose en chi-
nois, il suffit de demander à l'aîné : "Que désire ton frère ?"; et pour
lui répondre ou lui transmettre une information, il suffit de dire :
"Dis ceci à ton frère". C'est un canal de communication efficace, qui
permet de formuler une hypothèse selon laquelle la faculté de traduction ,
ou en terminologie chomskienne, la compétence (en traduction), existe
déjà chez tout enfant normal et bilingue de cinq ans. A quel âge exac-
tement, est-ce que cette compétence s'établit ou s'éclôt chez l'enfant ?
Sans pouvoir répondre à cette question, nous voudrions en souligner la
pertinence parce qu'elle apportera probablement la découverte que la
traduction est une des compétences les plus répandues et les plus élé-
mentaires de tout l'éventail de notre comportement linguistique.

Une expérience connexe consistait à demander cette fois à l'aîné,


non pas de dire ce que son frère voulait exprimer, mais de le traduire.
Alors il restait embarrassé. On peut en conclure qu'il savait traduire,
mais ne connaissait pas le métaterme traduire. On ne l'avait pas rendu
conscient de l'opération qu'il faisait.

A notre première question sur l'apprentissage des opérations de


traduction, s'en ajoute donc une autre, plutôt piagienne : "A quel âge
est-ce que le concept de traduction se forme chez l'enfant bilingue ?"

Faute d'une documentation plus rigoureuse sur ce qui nous semble


un phénomène digne d'intérêt dans l'apprentissage des langues, revenons
plutôt au cas des deux enfants chinois. Considérons la façon de tra-
duire chez l'aîné. Il ne part pas d'un texte écrit, mais fait le tout
par la parole. II ne traduit pas au fur et à mesure que son frère
parle; au contraire, il attend la fin de chaque mini-discours pour
ensuite en rendre tout le contenu à la fois. Or, dans les écoles de
traduction on considère que l'interprétation parlée du discours parlé,
que l'on appelle 1 ' i n t e r p r é t a t i o n par opposition à la traduction écrite,
traductologies traduction3 sémantique 137

est plus difficile à pratiquer que la traduction par écrit. Plus en-
core, l'interprétation simultanée, c'est-à-dire la traduction qui se
déroule au moment où l'orateur parle (un traitement en temps réel,
dirait l'informaticien), est considérée moins difficile que l'interpré-
tation consécutive, c'est-à-dire la traduction faite quand l'orateur
vient de terminer une séquence. Il est évident que la production con-
sécutive exige un plus grand effort de mémoire. Et bien, des trois
façons de traduire que l'on enseigne dans les cours professionels, c'est
par la plus difficile que l'enfant chinois débute. Et cet enfant n'est
pas exceptionnel.

A coté des "exploits" de ce dernier, nous avons mentionné l'opi-


nion des traducteurs professionnels. Comme Ljudskanov le montre bien
dans la section historique de son livre, la traductologie dans le passé
était fort colorée par l'opinion des traducteurs professionnels. Sans
contester pour le moment leurs opinions, nous voulons quand même évi-
ter la confusion entre la compétence et la performance de l'enfant
bilingue et le résultat d'une formation poussée et consciente. Par
conséquent, il faut parler, dans le cas de l'enfant chinois, de la tra-
duction naturelle par opposition à la traduction professionnelle. On
peut comprendre, par analogie, que le statut de la traduction naturelle
vis-à-vis de la traduction professionnelle est semblable à celui de la
conversation de tous les jours, par rapport à la composition d'un texte
littéraire.

Avant d'estimer l'importance de la traduction naturelle, une autre


nuance à propos du terme traduction s'impose. Puisque l'objet de la
linguistique est le langage naturel et humain, le traductologue-lin-
guiste considère l'opération traduisante comme une traduction d'une
langue naturelle et humaine donnée dans une autre. Il est vrai que
Ljudskanov renonce explicitement à cette contrainte en tant que sémio-
ticien. On ne doit pas supposer que lorsqu'un sémioticien parle de
langage, l'usage qu'il fait de ce terme coïncide avec celui qu'en fait
le linguiste. Il faut inclure dans la circonscription linguistique de
138 problèmes de sémantique

ce terme des considérations sur les dialectes et les niveaux de langage.


La traduction naturelle s'avère des plus usuelles si l'on tient compte
de la proportion très considérable de personnes qui habitent dans un
milieu bilingue, voire multilingue, si l'on tient compte aussi de la
traduction faite à l'intérieur de la langue, de l'enfant aîné qui aide
à interpréter le baragouinage de son cadet, des amis qui nous fournis-
sent des interprétations en français académique des disques d'Yvon
Deschamps', et ainsi de suite.

Voici un dernier témoignage concernant les enfants. Des étudiants


à l'Université de Montréal" ont fait récemment un sondage local sur la
motivation ou la prétendue motivation, des jeunes qui suivent un cours
d'anglais dans plusieurs écoles françaises de la métropole. Parmi les
enfants de familles immigrantes, plus précisément italiennes, un mobile
fréquent reste que l'apprentissage de l'anglais sert à aider les parents
ne connaissant pas cette langue. D'une façon intuitive, ces enfants
s'imaginent dans le role de traducteur pour la famille.

Il s'ensuit un argument accablant. Nous avons déjà proposé l'ana-


logie entre la traduction naturelle et la traduction professionnelle
d'une part, entre la conversation banale et les belles-lettres d'autre
part. Sans vouloir exclure des manifestations de la parole du domaine
linguistique, si l'on posait à la communauté des linguistes contempo-
rains la question : "Lequel vous intéresse principalement, le langage
ordinaire ou celui des belles-lettres ?", la réponse serait à l'unanimité
"le langage ordinaire". Alors, si l'on pose la question analogue par rap-
port à la traduction, la réponse doit être dans le même sens.

Malheureusement il paraît que cet objet principal de la producto-


logie, voire aucune productologie intéressante du point de vue linguis-
tique, n'est reconnu à l'heure actuelle ni par le département de lin-
guistique ni par les cours de production dans nos universités cana-

7. Monologueur du Québec qui exploite le patois.


8. Cours L. Ang. 304, 1972.
traductologie, traductionj sémantique 139

diennes. D'une part et de l'autre, lfinitiative dans ce domaine se


limite aux cours destinés à la formation professionnelle du producteur
pratiquant. Certes, de tels cours sont nécessaires, mais il laissent
la traductologie deux siècles en arrière par rapport aux autres courants
de la linguistique contemporaine. Car le résultat de cette orientation,
ce dont Ljudskanov se plaint à juste titre, est une traductologie nette-
ment prescriptive. D'ailleurs la recherche connexe à ces cours (thèses
de M.A., etc.), même si elle est parfois descriptive, atteint rarement
l'explication. Vous savez bien que le thème le plus souvent choisi par
les étudiants en maîtrise chez nous, est de dresser le simple glossaire
bilingue d'un domaine du discours hautement spécialisé. Ainsi on
recueille beaucoup de données terminologiques, mais avec une conception
théorique restée primitive. Par conséquent, même un ouvrage canadien
aussi réputé que la Stylistique comparée de Vinay et Darbelnet (cité
par Ljudskanov) reste borné à cause des objectifs de l'enseignement
professionnel.

Il faut que nos départements de linguistique acceptent, tot ou


tard, que la traductologie fasse partie de leur discipline et de leurs
enseignements; et, en outre, que l'objet primordial de cette traducto-
logie soit la traduction naturelle, traitée d'une manière descriptive
et explicative.

Deux éminents linguistes, l'un russe, l'autre américain, oeuvrant


dans le cadre de travaux en traduction automatique, affirment l'impor-
tance de la traductologie pour la linguistique. Voici d'abord une
citation de Melchuk.

What then should be the character of subsequent work on AT [Auto-


matic Translation] ? There is only one possible answer : the ela-
boration of operational models of language, logical systems giving
multiple-meaning equivalence between text and meaning in both di-
rections. The study and description of the relationship text-to-

9. J.-P. Vinay et J. Darbelnet, Stylistique comparée du français et


de l'anglais, Montréal, Beauchemin, 1962.
140 problèmes de sémantique

meaning in all its aspects (including the historical, social, psy-


siological and other aspects) has always been recognized as the
central problem of the science of language. The problem of AT thus
coincides with the problem of synchronic linguistics as such. This
is confirmed in particular by the fact that most linguistic papers
published an AT from 1963 to 66 are essentially ordinary linguistic
work [". ..} Contrary to the mistaken view that iAT takes account only
of the external characteristics of text and completely disregards
the meaning, sooner or later researchers find that meaning occupies
the forefront of their attention; moreover, any translation is
before all else the transmission of meaning by a transformation
retaining the sensed.

Pour Melchuk, la traduction automatique est un apport à la linguis-


tique théorique parce qufelle conduit à la construction des modèles for-
mels de la traduction; la traductologie est importante parce qu f elle
oblige à une étude du rapport entre le texte et la signification de ce
texte (ou vice-versa, lorsquTon conçoit le texte-cible). Le rapport
entre le texte et la signification du texte correspond peut-être à une
définition globale, linguistique, de toute la sémantique.

On peut tirer la conclusion suivante des propos de Melchuk. Si,


en linguistique, d'aucuns se sont permis d'étudier la phonologie comme
un code en soi, de séparer la syntaxe de la sémantique, d'établir le
lexique indépendamment de la syntaxe, en traductologie, au contraire,
il faut nécessairement abolir ce cloisonnement : tous les niveaux énu-
mérés par Ljudskanov , graphique, phonétique, sémique, morphologique,
syntaxique et sémantique, s'intègrent. Voici la deuxième citation à ce
propos :

Although theoretical research is concerned with the totality of


linguistic competence, actual instances of such research activities
usually focus on particular aspects of this totality. The general
approach is that of deduction. Thus, for example, a proposed
explanation for complementation in a language in general does not

10. I.A. Melchuk, 1967, "Linguistics and Automatic Translation", dans


International Social Science Journal, vol. 19, n° 1.
11. A. Ljudskanov, 1969, Traduction humaine et traduction automatique, Paris,
Dunot, fascicule 2, p. 3.
traductologie, traduction, sémantique 141

exhaustively take into consideration all of the verbs in the lan-


guage. Furthermore, in practice, the rules proposed are never
exhaustively crosschecked against others in the language. On the
other hand research into experimental MT and other activities in
computational linguistic must be constantly concerned with the
total range of exhaustive application of the results of the more
theory-oriented research. Thus inadequacies in the theory oriented
descriptions are frequently and constantly unearthed by the more
exhaustive concerns of computational linguistics and MT. This
underlines the fact that research in MT, not only in theory but
also in practice, is concerned with the totality of the descriptive
adequacy of the grammar-^-

En somme, si nous prenons ces deux citations ensembles, il paraît


que la traductologie et la traduction automatique nous force à compléter
les modèles linguistiques dans deux dimentions. D1abord, en profondeur,
en intensité (voir Melchuk) et, ensuite, en extention, en "eochaustiveness"
(voir la dernière citation).

A ces deux opinions, nous nous permettons d'ajouter la notre : la


traductologie représente le terrain le plus riche pour la linguistique
comparative sur le plan de la synchronie.

Pour comprendre pourquoi on traduit, pourquoi on fait des change-


ments lors dfune traduction, il faut tenir compte des différences entre
les langues. En apercevant ces différences, on devient conscient des
particularités, de chacune des langues impliquées, ainsi que des simili-
tudes. On ne peut faire de la linguistique générale avec la connaissance
d'une seule langue. On resterait prisonnier, psychologiquement, des
structures de cette langue. La richesse de la linguistique structurale
américaine était due, en grande mesure, à l'importance que cette école
accordait à l'étude des langues amérindiennes. Or, de cette différen-
ciation, le linguiste fait continuellement, inconsciemment parfois, des
comparaisons par voie de traduction naturelle. A fortiori, une tra-
ductologie symématique et formalisée permettrait de miner beaucoup plus
de cette veine. Mentionnons, à titre d'exemple, les problèmes soulevés

12. W. S.-Y. Wang, B.K. T'sou, S.W.C. Chen et al., 1971, Research in
Chinese-English Machine Translation, U.S. Air Force Rome Air Devel-
opment Center, p. 7-8.
142 problèmes de sémantique

lors de la traduction en français des groupes nominaux qui ne comportent


ni article ni déictique dans la langue source.

Young people today •> Les jeunes d'aujourd'hui


Alcool is deadly -* L'alcool tue
Give me water •> Donnez-moi de l'eau
I saw men running -> J'ai vu des hommes qui couraient.

Du moins, dans ces exemples il n'est pas question de stylistique mais de


la grammaire la plus élémentaire et obligatoire. Donc c'est un niveau
qui n'intéresse guère le traducteur professionnel, qui a du le maîtriser
avant même de songer à devenir traducteur. Dans l'enseignement du fran-
çais comme langue seconde, on l'enseigne par méthode inductive. (Autre-
fois, on employait pour l'enseignement des exemples de traduction pareils
à ceux que nous venons de donner.) Dans les deux cas, l'explication
manque, et c'est pourquoi il faut aborder une description explicite au
moment où l'on veut faire la traduction automatique anglais-français.
Alors, on arrive rapidement à la conclusion que le français exige pres-
que toujours un déictique, soit défini, soit indéfini et, en outre, que
l'article défini possède deux fonctions, l'une définie (proprement dite),

L'homme que je vois devant moi,

et l'autre générique :

Dieu créa l'homme / les hommes.

Ce qui nous ramène a l'analyse de l'anglais, car il faut, pour les fins
de traduction, décortiquer le mécanisme par lequel l'opposition "définie-
générique" s ' exprime dans la langue source. Or, comme Chafe le démontrait
dans un des tout premiers ouvrages sur la "sémantique generative",
l'analyse de cette opposition en anglais s'avère très complexe-^.

13. W.L. Chafe, English Noun Inflection and Related Matters from a
Generative Semantic Point of View, PEGS Paper n° 15, 1967.
Notre collègue au groupe TAUM, Jules Dansereau, a trouvé des règles
de transfert superficielles qui permettent une traduction correcte
dans la majorité des cas, mais qui ne sont pas encore "exhaustives".
traductologie, traduction, sémantique 143

II

Jakobson a soutenu l'hypothèse, d'ailleurs reprise par Ljudskanov,


selon laquelle ce qui est traduit, c'est la signification; et récipro-
quement, toute représentation de la signification est nécessairement
une traduction^.

D'autres modèles ont prévalu quant à l'importance qu'ils accor-


daient à l'intégration de la sémantique. Ce fut le cas de la grammaire
stratificationnelle de Lamb élaborée alors qu'il travaillait à Berkeley
avec un groupe de recherches sur la traduction automatique . On con-
naît encore, à Stanford, le groupe de Schank , qui travaille depuis
quatre ans sur l'intelligence artificielle et s'est tourné depuis vers
la traduction automatique. Plus récemment, Y. Wilks, dans une commu-
nication intitulée An Artificial Intelligence Approach to Translation,
parle du type de sémantique qu'il faut incorporer dans de telles recher-
ches et surtout la nécessité, selon Winograd , d'incorporer un compo-
18
sant capable de tirer des déductions . Il ne faut pas mésestimer,
en outre, les travaux du groupe dirigé par Yngve qui, durant les
années soixante, fut le premier à s'attaquer à la traduction automa-
19
tique du langage naturel dans la notation du calcul des prédicats

14. R. Jakobson, 1959, "On linguistic aspects of translation" dans


Brower, On Translation, Cambridge, Harvard University Press.
15. S. M. Lamb, 1966, Outline of Strati fi cational Grammar, Georgetown
University Press.
16. R. C. Schank, 1969, A Conceptual Dependency Representation for
Computer Oriented Semantics, Stanford, Artificial Intelligence
Project.
17. T. Winograd, 1971, Procedures as a Representation for Data in a
Computer Program for Understanding Natural Language, Project MAC,
M.I.T.
18. Y. Wilks, 1961, An Artificial Intelligence Approach to Machine
Translation, Stanford University, Computer Science Department.
19. V. H. Yngve, 1965, M. T. at M. I. T., M.I.T.
144 problèmes de sémantique

En Europe, la grammaire correctionnelle de Ceccato fut conçue


pour la traduction automatique™. La théorie de Shillan, du groupe de
Cambridge, permettait d'établir une corrélation directe entre la séman-
tique et certains paramètres de la phonétique, c'est-à-dire certains
traits prosodiques comme l'accent et l'intonation en anglaisai. On peut
voir, à travers cet aperçu de la dernière décennie, comment la traduc-
tion automatique a revivifié la traductologie dans le cadre de ^infor-
matique, qui encourageait les chercheurs à élaborer des modèles formels
qui ouvriraient une voie à la sémantique.

Dans une conférence récente à l'Université McGiIl 22 , Sydney Lamb


parla du réseau conceptuel sur lequel se brancherait la grammaire d'une
langue. D'après Lamb, ces réseaux sont pourvus en partie de concepts
et de mécanismes opérationnels extra-linguistiques, parfois universaux;
mais, en majorité, les concepts s'apprennent, entrent dans le réseau,
par l'intermédiaire de la langue. Par conséquent, le réseau conceptuel
de la personne qui aurait appris ces concepts par une langue donnée L-,
diffère en quelque sorte du sujet qui l'aurait appris par une autre
langue L^.

On revient à l'hypothèse de Whorf. Les traducteurs et les traduc-


tologues en connaissent déjà une preuve. Il arrive assez souvent qu'une
traduction qui est correcte selon la grammaire et selon le dictionnaire
boite à cause des différences du raccordement du concept dans le réseau
total engendré par Lj ou L«.

Prenons un exemple très proche, le mot national dans un usage tel


que l 'assemblée nationale qui siège au parlement de Québec. Bien que
les dictionnaires du français et de l'anglais, tout comme la syntaxe qui
se rattache au mot, semblent indiquer le mot anglais national comme tra-

20. S. Ceccato, 1967, "Correlational Analysis", dans A.D. Booth, Machine


Translation, North Holland Company, Amsterdam.
21. D. Shillan, 1967, "Detecting meaning through speech", META, II,
3 : 85-88.
22. Language, Thought and Concept, 15 avril 1972.
traductologie> traductiony sémantique 145

duction de national, c'est un faux ami car 1?emplacement du concept


sous-jacent à national dans le réseau conceptuel de l'anglophone est
légèrement déplacé par rapport â la situation de national dans le réseau
du franco-canadien. Il serait plus fidèle, à notre avis (avis d'un
anglais, bien sur) de traduire assemblée nationale par popular assembly.
Il est trop tard pour le faire, évidemment.

Pourtant, l'argument le plus pressant pour l'inclusion d'une compo-


sante sémantique dans tout modèle de traduction nous semble celui qu'ex-
pose Wilks dans son dernier livre23> comme dans plusieurs de ses écrits
antérieurs qui remontent jusqu'à l'époque de son association avec le
groupe de Masterman à Cambridge. En bref, cet argument repose sur la
nécessité de distinguer entre différents sens d'un même mot. Un exemple
typique serait le mot "post" dans la phrase anglaise :

She went to the post.

Est-ce que nous devons traduire ce mot par la "poste", le "poteau", ou


même, s'il s'agit d'une jument de course, la "ligne de départ". (Ici
nous supposons que dans le cadre de la traduction, on peut faire une
équivalence entre "différence de sens" et "différence de production".)
Dans une proportion limitée de cas, ces ambiguïtés, on homographies,
peuvent être résolues à l'intérieur de la phrase par des moyens mi-syn-
taxiques, mi-sémantiques, tels que ceux que nous avons appliqués dans
le système TAUM. Pour nous, le critère de décision est la collocation
d'un verbe avec une certaine catégorie de sujet ou de complément. Par
exemple, know se traduit savoir avec un complément de phrase enchâssée,
mais connaître avec d'autres catégories d'objet (il en est ainsi
grosso modo, bien sur). Mais la considération irréfutable présentée par
Wilks, est que très souvent le sens d'un mot ne se décide par aucun élé-
ment de la phrase qui le contient : il faut procéder à une sémantique

23. Y. Wilks, 1971, Grammar5 Meaning and the Machine Analysis of Lan-
guage , Londres, Routledge.
24. B. Harris, 1969, "Lexicography with a W-Grammar", Recherche sur la
traduction automatique, no 12.
146 problèmes de sémantique

du texte entier, en appliquant des critères de consistance générale entre


toutes les propositions du texte". Ainsi il est amené à critiquer non
seulement les limites imposées par les grammairiens transformationnels
en faveur de la syntaxe et au détriment de la sémantique, mais aussi
lfeffort de poser toute la grammaire sur la grammaire de la phrase iso-
lée. Ce sont des expériences analogues qui nous ont amené au groupe
TAUM, à faire quelques essais de traduction en utilisant les réseaux
26
sémantiques et cumulatifs proposés par Hofmann (Réseaux-C).

Brian Harris
Université de Montréal

25. Voir aussi I. Bellert, 1972, Sets of Implications as the Inter-


pretive Component of a Grammar, Montréal, Université de Montréal,
Groupe de linguistique formelle.
26. Voir p. 19-38, article de T. R. Hofmann.

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