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HORIZONS p.1 [ X. X p.2 ] • CORPUS p.7 [ A. NEGRI - À la


recherche du Commonwealth p.8 | C. MOUFFE - Politique et agonisme p.20| G.
BASTERRA- Subjectivité inouïe p.27 | B. MANCHEV - Sujet événementiel et
événement-sujet p.34 | R. IVEKOVIC - Subjectivation, traduction, justice
cognitive p.45 | N. FRASER - Qui compte comme sujet de justice ? p.52 | F.
NAISHTAT- Sujet du politique, politiquement sujet p.62 | J. REVEL - Construire
le commun : une ontologie p.70] • PAROLE p.79 [ Entretien avec E.
LACLAU & É. BALIBAR p.80 ] • PÉRIPHÉRIES p.103 [ S.
MEZZADRA & B. NEILSON - Frontières et inclusion différentielle p.104 | A.
ONG - Les mutations de la citoyenneté p.111 ] • RÉPLIQUES p.120 [
É. MÉCHOULAN - Peur et peuple p.121 ] •

Revue publiée avec le concours du Centre national du livre.


Le Collège international de philosophie remercie la Fondation
Evens pour son soutien.
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HORIZONS p.1 [ X. X p.2 ] • CORPUS p.7 [ A. NEGRI - À la


recherche du Commonwealth p.8 | C. MOUFFE - Politique et agonisme p.20| G.
BASTERRA- Subjectivité inouïe p.27 | B. MANCHEV - Sujet événementiel et
événement-sujet p.34 | R. IVEKOVIC - Subjectivation, traduction, justice
cognitive p.45 | N. FRASER - Qui compte comme sujet de justice ? p.52 | F.
NAISHTAT- Sujet du politique, politiquement sujet p.62 | J. REVEL - Construire
le commun : une ontologie p.70] • PAROLE p.79 [ Entretien avec E.
LACLAU & É. BALIBAR p.80 ] • PÉRIPHÉRIES p.103 [ S.
MEZZADRA & B. NEILSON - Frontières et inclusion différentielle p.104 | A.
ONG - Les mutations de la citoyenneté p.111 ] • RÉPLIQUES p.120 [
É. MÉCHOULAN - Peur et peuple p.121 ] •

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ANTONIO NEGRI démocratie contemporaine. Et il ajoute – même si c’est visiblement de mauvais cœur – que la «
démocratie politique » est devenue une façade derrière laquelle s’est désormais consolidé un
régime « mixte » dans lequel la contre-démocratie doit elle-même être incluse : une « démocratie

À la recherche d’exception ».
Cette tentative que la science politique fait pour établir une synthèse à propos d’une réalité
pourtant aussi incertaine, nous la retrouvons également dans le champ de la science économique.
du Commonwealth L’effort consiste alors à réinventer non tant une mesure du développement
– qui est devenu depuis bien longtemps introuvable après la crise de la loi classique de la valeur-
travail – qu’une nouvelle convention efficace, puisqu’il est désormais évident que la convention
libérale-libériste, tout comme la convention fordiste-keynesienne-welfariste, est en crise.
1. Après Empire et Multitude, de nombreux problèmes sont restés ouverts : de la même manière
Enfin, il existe une réflexion dans le champ de la politique internationale (c’est-à-dire dans celui
qu’il a été vain de chercher à les résoudre, il est sans doute inutile de les rappeler à nouveau ici. En
de la science politique globale) qui cherche précisément à réinterpréter la dimension globale du
réalité, il nous a semblé plus important d’essayer de redémarrer à partir d’un certain nombre de
pouvoir en termes multilatéraux, puisque l’unilatéralisme américain (c’est-à-dire ce qui restait du
concepts que nous avions fixés, afin d’approfondir la question suivante : qu’est-ce que c’est que le
vieil impérialisme) a été vaincu et qu’il se trouve désormais en proie à une crise profonde.
politique aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’une politique subversive, et quel partage du social celle-ci
prévoit-elle ? Comment peut-on combattre le Capital aujourd’hui ? Nous étions convaincus que
Nous venons donc de traverser une longue période d’ambiguïtés et de paradoxes. Le post-
les problèmes ouverts seraient affrontés avec une force nouvelle que si nous allions de l’avant ;
moderne a été une culture de la transition ; il a proposé, à travers les figures de l’aléatoire et de
c’est donc ce que nous avons fait. Après dix ans de travail sur Empire et Multitude, c’est-à-dire dotés
l’incertitude, des alternatives internes à cette complexité insoluble, à ce tournant d’époque.
d’une perception désormais mûre des choses, nous étions cependant persuadés que la contempo-
Aujourd’hui, ce tournant s’est accompli. Une césure s’est produite de manière définitive, avec des
ranéité s’était redéfinie, et que l’époque où la détermination du présent se donnait sous le signe du
conséquences paradoxales : ainsi, alors même qu’elles insistent sur le caractère aléatoire de
« post- » était révolue. Nous avions certainement vécu une transition ; mais quels étaient
l’histoire et qu’elles mettent en avant la complexité des systèmes, les idéologies de droite comme
désormais les symptômes de sa fin ?
de gauche, bien loin de disparaître, se sont au contraire superposées, mélangées, confondues. La
Nous avons pensé que ce qui devait être remis en discussion était essentiellement le concept de
neutralisation du politique est passée à travers la dégringolade vertigineuse des positions les plus
démocratie. Le concept s’est en effet consommé dans les guerres américaines et dans la
différentes vers un centre extrême : un véritable « extrémisme du centre » est apparu. Dans toutes
propagande forcenée que les néo-conservateurs en ont faite. D’autres réalités, que le concept de
les expériences et dans tous les lieux de la démocratie, on cherche alors à renforcer une position
démocratie ne pouvait plus permettre de comprendre, ont émergé du point de vue de la science
post-idéologique, un centre neutre, afin de tenter la sortie du chaos. Peut-être est-il possible de
politique. Si l’on veut un exemple, il suffit de penser aux analyses de Pierre Rosanvallon dans son
dire que, à la manière dont le Thermidor baroque et la contre-réforme (entre Machiavel et Bodin)
dernier livre, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance : ce que Rosanvallon nous dit,
ont inventé la souveraineté à la fin de cette révolution qu’a été la Renaissance, aujourd’hui, on
c’est que quelque chose de profond a disparu de la République, du comportement moderne des
cherche à inventer quelque chose de nouveau et d’utile, qui soit adapté aux nouvelles exigences
populations, et que nous ne le retrouvons plus. Ce quelque chose est obscur, nous ne réussissons
qui ont émergé. Mais quoi ?
plus à l’expliquer, et c’est ainsi que Rosanvallon essaie de définir les sentiments de défiance et
d’impuissance, et plus généralement toutes les figures de la dépolitisation qui caractérisent la
2. Sur quoi la détermination objective de notre nouvelle condition historique repose-t-elle ? Se
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donne-t-elle à travers la crise de la modernité, ou après celle-ci ? Voilà donc un premier temps de la consistance socio-politique des acteurs. À tel point que certains constitutionnalistes en
d’analyse. arrivent même à introduire le concept de « constitutionnalisme sans État », c’est-à-dire celui d’une
Du point de vue de la critique de l’État, le fait est que la synthèse souveraine est en crise. Cette pratique de redéfinition permanente et continue du droit subjectif, du droit des parties, et, en
crise est définitive, comme le montre la précarisation – mieux encore : le véritable déficit – du général, des conventions d’accord. Même si l’on est moins optimistes que ces messieurs, il faut
mécanisme déductif de la loi tel qu’il avait été défini par la modernité juridictionnelle, par le dans tous les cas reconnaître que la vieille conception du droit que l’on avait jusqu’à présent et la
constitutionnalisme du XIXe siècle et par les théories de l’État de droit (Rule of Law). Ces pratiques nouvelle consistance biopolitique du réel ne marchent pas ensemble.Toutes les solutions semblent
souveraines, que ce soit dans leurs formes « dures », continentales ou dans les formes jurispruden- ramener au biopouvoir, au pouvoir sur la vie – mais celui-ci est sans mesure, il n’est capable que
tielles atlantiques, ne réussissent plus à construire et à garantir un gouvernement du concret. La d’exception, ce qui fait que les instances biopolitiques, qui expriment au contraire la puissance de
légitimité du droit et son efficacité deviennent de plus en plus distantes l’une de l’autre. la vie, s’insurgent, se soulèvent, et proposent des alternatives.
Le modèle wébérien qui considérait la souveraineté et la légitimité d’un point de vue rationnel est
désormais épuisé. La tentative hyper-moderne de restaurer des logiques instrumentales à On pourrait donc décrire une sorte de premier paradigme de la contemporanéité de la manière
l’intérieur du gouvernement du concret n’a pas été capable quant à elle de produire des suivante : L’UN S’EST DIVISÉ EN DEUX. Dire cela, cela ne signifie pas dire « non au multiple ».
conclusions sensées. En réalité, le gouvernement du concret n’est plus ce qu’il était autrefois pour Le paradigme implique la capacité (et peut-être la force) de s’interroger pour comprendre si un
le constitutionnalisme ou pour l’action administrative « modernes ». Le concret, ce n’est plus autre horizon, sur lequel interviendraient de nouveaux pouvoirs constituants, n’est pas en train de
l’individu, auquel s’applique la décision juridique, mais au contraire un réseau consistant et vivant se former précisément dans tous les terrains de pluralité jurisprudentielle et d’articulations
– on pourrait ici risquer le terme de biopolitique – ; et agir sur ce réseau, cela signifie en recueillir constitutionnelles. Ces terrains impliquent en effet que la définition classique du pouvoir
l’activité. Autrefois, l’acte juridique s’imposait au réel. Aujourd’hui, l’acte juridique se confronte, constituant comme pouvoir originaire et extra-juridique soit abandonnée au profit d’une conception
se heurte et se modifie au contact de la réalité biopolitique. juridique du pouvoir constituant comme puissance interne (et en même temps indéfinie) à l’ordre
Selon les constitutionnalistes et les administrativistes les plus attentifs – je pense par exemple à juridique lui-même. Voilà, je crois, le point central de notre nouveau livre, Commonwealth, en ce
Luhmann, à Teubner, etc… –, et plus généralement selon les juristes qui œuvrent dans les qui concerne la définition de la contemporanéité politique. Le concept de révolution devra alors à
domaines les plus ouverts – comme ceux du droit du travail ou du droit des affaires (intérieur ou son tour se plier à ce renouvellement du pouvoir constituant et à sa définition comme « source
international), l’action juridique ne pourra désormais plus se dérouler de manière déductive. Elle interne de droit » ; c’est-à-dire à la possibilité que le pouvoir constituant agisse en permanence à
consiste bien plutôt aujourd’hui en la solution d’un conflit singulier dont la forme n’est pas prévue l’intérieur des constitutions, à l’intérieur du pouvoir constitué. En même temps, on pourrait
par la casuistique juridique traditionnelle, c’est-à-dire en la mise en forme d’une médiation également dire que c’est la temporalité qui a ici été réintroduite dans la définition du droit.
provisoire, d’un dispositif transitoire. Le concret s’est brisé, aucune activité de gouvernement ne
peut plus s’y donner de manière linéaire. Il n’y a plus que de la governance. Faisons attention. 3. J’aimerais approfondir les déterminations objectives de notre nouvelle condition contem-
Quand on parle de governance, on se déplace en terrain miné. La governance n’est pas en elle-même poraine en passant à une sorte de « second mouvement » de celle-ci. Jusqu’à présent, nous avons
un instrument démocratique, c’est davantage un dispositif managérial. Ce qui, en revanche, ouvre suivi la réalisation de la phase de transition d’un point de vue politico-institutionnel : crise de la
ce mécanisme à la démocratie, c’est l’usage que l’on en fait et qui est, lui, adapté aux intérêts de la souveraineté, la governance, la redéfinition du pouvoir constituant. Posons maintenant le problème
démocratie, c’est-à-dire un exercice démocratique de la force qui s’oppose efficacement à un du point de vue du travail et de son organisation, et des rapports de forces qui les traversent.
autre exercice de la force (et qui peut être parfois non-démocratique). L’importance de cet Qui est-ce qui produit ? Dans la contemporanéité, c’est la machine de la multitude. La production
instrument et de son éventuelle ouverture à la démocratie ne dérive pas de sa nature propre mais est devenue sociale. La forme hégémonique du travail est désormais celle du travail cognitif. Nous
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sommes visiblement face à une nouvelle « séquence » que l’on pourrait résumer ainsi : travail des sociétés par actions, nous pourrions aujourd’hui parler – de manière métaphorique, sans
vivant, travail cognitif, production coopérative (c’est-à-dire coopération sociale), trame doute – d’une espèce de « communisme du capital » : le capitalisme produit la mystification
biopolitique de la production, etc, etc. Le rapport entre la composition technique du travail (que absolue d’une valorisation qui, pour toutes les raisons que nous venons de voir, est immédia-
j’appellerai désormais CT) et sa composition politique (que j’appellerai CP) s’est transformé et tement commune, et qui exploite directement la participation sociale à la valorisation (c’est-à-
complexifié de manière extraordinaire. Autrefois, la CT représentait la potentialité – souvent dire la sociabilité du travailleur).
seulement virtuelle, mais parfois encore tout à fait réelle – d’une CP adéquate. Aujourd’hui, à
l’époque contemporaine, c’est-à-dire dans le régime du travail cognitif, la virtualité et la Pourtant, il faut ajouter à cette réflexion sur l’autonomie du sujet productif une série de réflexions
potentialité sont réciproquement impliquées dans le rapport : elles en constituent tout à la fois la annexes, en particulier sur l’autonomie du sujet résistant – c’est ce que nous tentons de faire dans
nature et la dynamique. Au lieu de se correspondre ou de déterminer des isomorphismes, la CT et notre livre Commonwealth. J’aimerais ici introduire brièvement un autre argument, que nous
la CP s’hybrident, elles se métissent l’une l’autre. Dans la condition biopolitique qui est la nôtre, n’avons sans doute pas assez développé par le passé – et si la chose nous a été parfois reprochée, ce
la dialectique n’existe plus – ou de manière infiniment plus faible. La trame biopolitique confond reproche, loin de fonctionner comme une critique négative, a pointé avec justesse une limite
le rapport entre la CT et la CP ; mais en faisant cela, elle étend ce rapport, elle en brise la effective de notre travail. En effet, pour ajouter au travail d’Empire et de Multitude ce que certains
dépendance vis-à-vis de l’organisation industrielle sur laquelle le commandement capitaliste ont indiqué comme un « chapitre manquant » sur le caractère colonial du pouvoir (puisque c’était
direct s’exerçait encore avec une efficacité très grande. essentiellement de cela qu’il s’agissait dans les critiques qui nous étaient adressées), il nous fallait
Si l’on tient compte de toutes ces observations, on peut sans doute saisir le véritable moment de avant toute chose avoir retrouvé la trace d’une consistance et d’un mouvement non-identitaires des
la crise : dans la grande transformation qui est en cours, le commandement laisse de côté la luttes anti-coloniales et des sujets qui y avaient participé. Il était donc non seulement nécessaire de
nouvelle figure du travail vivant. En effet, ce dernier s’est désormais singularisé à travers le passer à travers les théories post-coloniales, mais de retrouver les pratiques émancipatrices et
biopolitique, et il s’est socialisé indépendamment de l’organisation capitaliste du travail. C’est là le libératoires des peuples colonisés et des mouvements politiques de libération dans la continuité
deuxième grand paradigme de la contemporanéité. Le capital et la force de travail se jouent non-régressive de leur développement. Pour nous, la reprise de la leçon de Franz Fanon a, de ce
entièrement à l’intérieur du Bios ; mais c’est précisément dans le Bios que le capital et le travail point de vue, été essentielle. En outre, l’apport fourni par le mouvement zapatiste a été lui aussi
s’écartent l’un de l’autre sous la forme d’une disjonction entre les biopouvoirs, d’une part, et la fondamental, précisément dans la mesure où il évitait d’insister sur l’identité, où il dissipait les
trame – c’est-à-dire la puissance – biopolitique, de l’autre. ambiguïtés des alternatives national-populaires, et où il montrait l’équivoque – parfois purement
Tout cela fait que le travailleur ne se trouve plus jamais devant le capital si ce n’est sous une forme et simplement réactionnaire – de certaines théories indigénistes. Le mouvement zapatiste insistait
indirecte et abstraite qui est celle de la rente – c’est-à-dire sous la forme d’un capital qui bien davantage sur les potentialités constituantes qui provenaient de l’accumulation des
démultiplie l’expropriation à un niveau bien plus large encore – territorial, ou encore sous des expériences de résistance. Je le répète : la révision à laquelle nous devions nous livrer, il était en
formes financières, en expropriant toute la valorisation sociale du travail en termes purement réalité assez facile de la faire d’un point de vue historiographique ; mais il aurait, en revanche, été
monétaires. De ce point de vue, et en vertu de la relative indépendance que le travail cognitif et impossible de la formuler en la portant à un niveau d’intensité théorique et de proposition
socialement coopératif a acquise, ce n’est plus simplement face au profit que se retrouve le politique si les mouvements de résistance anti-coloniale, à travers leurs processus de libération, ne
travailleur, mais à un profit transformé en rente ; ou encore : ce n’est plus simplement face au s’étaient pas eux-mêmes dotés du caractère de la contemporanéité. C’est la théorie qui suit la
capitaliste individuel, c’est-à-dire à l’organisateur de l’exploitation, mais à un capitaliste collectif réalité. Et ce n’est donc pas l’identité mais la résistance constituante qui nous semble aujourd’hui
qui est un mystificateur financier du travail social. devoir témoigner de la marche de la liberté. Pour avoir une légitimité, les théories post-coloniales
De la même manière que Marx avait parlé d’un « socialisme du capital » à propos de la naissance doivent dépasser l’herméneutique des luttes passées, et indiquer, bien au-delà de l’archéologie de
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leur histoire, une généalogie et un parcours possible pour la révolution présente. C’est en réalité
ce qui est en train de se passer dans bien des cas ; et c’est ce que toutes les théories révolution-
naires de la transformation contemporaine doivent prendre comme méthode. C’est, encore une
fois, une manière de mettre en évidence l’autonomie ontologique de la multitude, la continuité de
la production de subjectivité, son accumulation, l’antagonisme irréductible de la puissance
biopolitique face au biopouvoir – dans le cas qui nous occupe ici de manière spécifique : face au
biopouvoir colonial. Ce sujet, qui a réussi à résister à la colonialité du pouvoir, à travers une
expérience absolument singulière de l’exode (c’est-à-dire une distanciation permanente par
rapport au colonisateur, des tactiques et des épisodes éventuels d’hybridation, des insurrections
répétées…) – ce sujet, donc, se révèle toujours davantage en tant que force constituante.
Voilà donc, à grands traits, la topographie objective que nous avons tenté d’établir dans
Commonwealth, et qui montre quels sont les obstacles infranchissables qui se dressent contrent la
stabilisation du pouvoir capitaliste à l’époque contemporaine.

4. Occupons-nous à présent des dispositifs subjectifs qui correspondent à la nouvelle condition


politique de la contemporanéité.
Sur le terrain biopolitique, l’activité prend la forme de la production de subjectivité. Que faut-il
entendre par production de subjectivité ? Dans les conditions que nous avons définies, nous
entendons par là l’expression de formes de vie – et à travers elles, de processus de production et de
valorisation du commun. Nous avons en effet vu que la production de formes de vie ne peut
aujourd’hui se donner que dans la dimension du commun. Seul le commun est à la fois la forme et
le contenu de l’action constituante. Rien ne se constituerait si le commun ne donnait du sens aux
singularités, et si les singularités à leur tour ne donnait du sens au commun. Mais si la production
de subjectivité est réellement cela – la valorisation du commun de la vie, de l’ensemble des formes
de vie qui passe à travers l’éducation, la santé, la paix sociale, la sécurité du salaire et de la
reproduction, l’urbanité, etc, etc. –, si donc la production de subjectivité est tout cela, alors elle
ouvre à tout un terrain de contestation des biopouvoirs, et plus généralement de la manière dont
le capital tente de subsumer et d’exploiter les produits communs de la vie. L’antagonisme entre le
biopouvoir et les puissances biopolitiques se déploie donc pleinement : tendanciellement, la
production de subjectivité se définit de ce point de vue comme exode hors du capital. C’est l’action
biopolitique qui exode hors des articulations des biopouvoirs.
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Cela signifie-t-il que nous pouvons définir l’exode comme un processus de réappropriation du commun ? qui appartient à tous parce qu’il n’appartient à personne, c’est-à-dire encore ce qui appartient à
Essayons de mettre en mouvement une petite machinerie spinoziste. Vous savez sans doute que l’État. Or l’État, ce n’est pas ce que nous produisons en commun, ce que nous inventons et
chez Spinoza, la production de subjectivité (c’est-à-dire le développement du processus qui mène organisons en commun, c’est simplement une expropriation travestie en gestion, en délégation,
du conatus sensible à l’amour rationnel) tend à se présenter comme une production du social. Mais en représentation (politique).
ce n’est pas tout : chez Spinoza, il y a aussi la transformation du social en commun. Cela veut dire que En somme, le « publique » se fonde lui aussi sur le « propre » en le généralisant, il réintroduit la
cette production de subjectivité, qui intègre et enrichit la production coopérative du social, peut figure de l’Un comme assemblage organique des individus, mais pour mieux les spolier. Le «
devenir une production du commun – à condition, toutefois, qu’elle impose à l’intérieur d’elle- publique » est l’identité du privé, et c’est ainsi qu’il pénètre les figures les plus épaisses et
même une gestion radicalement démocratique de la société. traditionnelles de l’idéologie libérale.
Face à cette production spinoziste du commun (qui constitue au sein même de la pensée moderne Et c’est logiquement contre le privé (et son corollaire : la subsomption publique) que se soulève
une alternative puissante), il est sans doute utile de rappeler comment se sont au contraire alors le concept de commun en tant que dispositif de gestion radicalement démocratique de tout
formées à la même époque les catégories hégémoniques du « privé » et du ce qui constitue le tissu de l’activité sociale – la réciprocité des échanges entre individus, la
« publique ». Ces dernières ont en effet été entièrement bâties à partir du concept de travail. Chez coopération des singularités, la liberté des producteurs. Le commun est la négation du « propre »
Locke, par exemple, la définition du « privé » correspond à celle de l’appropriation individuelle du dans la mesure où il reconnaît que seule la coopération des singularités constitue le social ; et que
travail réalisé. Le « privé » est donc le « propre » qui se consolide en une forme juridique, c’est la seule la gestion commune en garantit le renouvellement permanent.
propriété privée.
Quant au « publique », il se construit en réalité lui aussi à partir des mêmes paramètres modernes. Un autre problème, à présent. Il faudrait comprendre comment l’indépendance du travail vivant
C’est un paradoxe, sans doute, mais cela ne rend pas la chose moins efficace pour autant : le « s’articule paradoxalement avec la dépendance qu’il continue pourtant à subir concrètement en
publique » aliène le « propre » pour en garantir la consistance. À la base du concept de « publique », il y cette phase de transition qui est la nôtre. Vous me direz : mais n’étions-nous pas déjà au-delà de la
a donc le concept de « propre ». La mystification de la pensée moderne repose donc sur la re- phase de transition ? Oui, bien sûr. Et en même temps : non, nous ne sommes pas encore arrivés
proposition presque permanente de deux termes qui correspondent en réalité à deux manières de au-delà de la transition révolutionnaire qui fera en sorte que le pouvoir constituant du travail
s’approprier le commun des hommes. La première, encore une fois, est le recours à la catégorie vivant – son exode – se lance dans une véritable métamorphose ontologique. Il faut donc encore et
de « privé » ; la seconde, le recours à la catégorie de « publique ». Dans le premier cas, la propriété toujours re-définir la continuité et la discontinuité. En réalité, quand je parlais d’« hybridation »,
– dixit Rousseau : « […] et le premier homme qui dit ceci est à moi […] » – est une appropriation de « composition technique » et de « composition politique » du prolétariat d’aujourd’hui, et de
du commun de la part d’un seul, c’est-à-dire une expropriation et une spoliation de tous les l’impossibilité à en décrire une concaténation linéaire ou des correspondances isomorphiques, je
autres. Aujourd’hui, la propriété privée implique par exemple la négation du droit commun à tous faisais déjà allusion à ces processus de métamorphose. Mais il faut sans doute être plus précis, et
les hommes d’accéder à ce que seule leur coopération permet pourtant de produire. Dans le souligner le fait que, du point de vue de l’action politique, ce passage est crucial. L’exode, ce n’est
deuxième cas, le bon Rousseau (qui fut pourtant si dur avec la propriété privée quand il y voyait la pas seulement une figure de mise à distance, c’est également une traversée – parce que la mise à
mère de toutes les corruptions et la source de tous les malheurs), perd la tête – ou simplement le distance se construit bien souvent dans la traversée. L’exode est toujours transitif (ou plus
fil de son propre raisonnement. Le problème du Contrat Social, c’est plus généralement le exactement transitionnel), et plus il l’est, plus il devient constituant. C’est pour cela qu’il faut bien
problème de la démocratie moderne : puisque la propriété privée génère de l’inégalité, comment saisir l’irréversibilité ontologique des parcours multitudinaires du travail vivant à l’époque contem-
inventer un système politique afin que tout, appartenant à tous, n’appartienne pourtant à poraine, c’est-à-dire celle des processus de construction du commun que la contemporanéité
personne. « […] n’appartienne pourtant à personne[…] » : voilà donc ce qu’est le publique. Ce implique. Le troisième paradigme de la contemporanéité est donc l’exode.
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5. J’aimerais à présent m’arrêter un instant à la question de la légitimation de la force et de son aujourd’hui tellement importants pour l’autoformation, réussit à construire de manière
usage. Cette nouvelle méthode que j’ai tenté brièvement d’esquisser – qui se base sur des continuée (et sans craindre les éventuelles crises qui pourraient par ailleurs surgir) une puissance
dispositifs biopolitiques de production de subjectivité et par conséquent de construction du normative cohérente par rapport aux mouvements sociaux. Il ne s’agit donc pas d’une institution
commun : la vieille méthode spinozienne qui construit le social à partir de la misère et de la quelconque mais d’une institution autonome, puisqu’elle réussit à créer de l’organisation pour les
pauvreté ou à travers la puissance ontologique de la solidarité, du travail commun et de l’amour, mouvements et à proposer en permanence des orientations normatives.
cette nouvelle méthode, donc, exige la force. Elle a besoin de force parce que les résistances au
processus de constitution civile et à l’expression de nouvelles institutions constituantes, sont elles- Comme on vient de le voir à propos du passage du « publique » au commun, l’institution qui
mêmes fortes. Il est donc toujours nécessaire de construire une sorte de « diagonale politique » (et produit des normes et qui commande ne doit pas être seulement légitimée par l’ouverture
de l’accompagner de force) si l’on veut parcourir le diagramme biopolitique, c’est-à-dire si l’on permanente du pouvoir constituant : elle doit également être renouvelée en permanence par la
veut que la marche de la liberté puisse s’opposer, de l’intérieur même des biopouvoirs, à ces participation effective des sujets. « De l’argent et des armes », disait Machiavel – « voici les forces
derniers. qui défendent la République ». Je crois qu’il n’est pas stupide d’être sur les mêmes positions.
Rappelons-nous un instant les thèmes qui ont été ceux de la théodicée. Je voudrais ici m’arrêter L’argent, c’est la productivité du commun : quand la res publica est remplacée par la res communis,
très brièvement sur le problème du mal. Dans notre livre, Commonwealth, nous avons choisi de le faire de la multitude devient un faire commun. Il n’existe plus d’argent qui ne soit commun – et
consacrer une longue scolie à la question, pour polémiquer avec toutes les conceptions substantia- de ce point de vue, la res publica doit être elle aussi critiquée comme une mystification du
listes, ontologiques ou négatives du mal. Nous cherchons au contraire à insister sur une commandement capitaliste. C’est pour cela que, dans le livre Commonwealth, nous avons choisi de
conception « privative » du mal : le mal, c’est ce qui manque, ou ce qui s’oppose simplement à la critiquer longuement la République en revenant sur les conditions de sa naissance, en Angleterre
réalisation du bien. C’est pour cela que la force et le désir sont nécessaires afin de dépasser le mal au XVIIe siècle, et en montrant qu’il s’agissait en réalité de la richesse contre la pauvreté, et du
– je crois que c’est là un élément essentiel pour donner finalement aux dilemmes de la théodicée peuple contre la multitude.
une véritable solution. Revenons à la phrase de Machiavel. Et les armes, en quoi consistent-elles ? Pour Machiavel, ce sont
On peut ultérieurement approfondir le paradoxe : comme je le rappelais, la cupiditas comprend la « les armes du peuple et au peuple », c’est-à-dire la puissance démocratique de la multitude. Cette
force. En d’autres termes : la ligne qui amène du pouvoir constituant au pouvoir constitué, ou de puissance est absolue, et elle sert à défendre la société de l’intérieur même de celle-ci, à garantir
la pauvreté à la richesse sociale à travers le travail vivant ; cette ligne qui se construit à travers la le développement continu du pouvoir constituant à l’intérieur du pouvoir constitué et, au-delà de
reconnaissance de l’autre et des formes de vie communes, de la solidarité et de l’amour, et qui, en lui, à organiser la défense face aux ennemis quels qu’ils soient.
situation de lutte, passe par cette reconnaissance de l’autre spécifique qu’est l’indignation, par Voilà donc, pour finir, quel pourrait être le quatrième paradigme de la contemporanéité. Après l’Un
l’exercice de la force contre les obstacles qui se présentent, cette ligne oriente des pouvoirs scindé en deux (la critique de la souveraineté), l’autonomie du travail vivant (la définition du terrain
constituants en transformation permanente vers le commun. C’est ainsi que la force construit de biopolitique sur lequel placer le débat actuel), et l’exode comme réappropriation du commun (la
l’institution. tentative de formuler une téléologie du commun, bien évidemment sans telos donné) : « armes à la
multitude », donc.
Peut-on alors donner une généalogie de la dynamique de l’institution « à partir du bas », c’est-à-
dire en réalité à partir de l’action des individus et de la compétence commune des singularités ? Je
Traduit de l’italien par Judith Revel
crois que c’est possible, à condition que l’on définisse ce mouvement comme un travail progressif
de construction commune qui, après être parti des processus d’apprentissage collectif qui sont
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CHANTAL MOUFFE des alternatives qui sont indécidables d’un point de vue strictement rationnel. C’est là
quelque chose que la théorie libérale ne peut pas admettre car elle envisage le pluralisme
d’une manière inadéquate. Elle reconnaît que nous vivons dans un monde où co-existent une

Politique et agonisme multiplicité de perspectives et de valeurs et elle accepte qu’il est impossible à chacun de nous
de les adopter toutes, pour des raisons qu’elle croit empiriques ; néanmoins elle s’imagine
que, mises ensemble, ces perspectives et ces valeurs constituent un tout harmonieux et non-
conflictuel. C’est pourquoi ce type de pensée est incapable de rendre compte du caractère
Quelle est la meilleure façon d’envisager la politique démocratique ? Jusqu’il y a quelques inéluctablement conflictuel du pluralisme, qui découle de l’impossibilité de réconcilier tous
années, le modèle le plus en vogue en théorie politique était celui de la « démocratie délibé- les points de vue, et c’est ce qui la conduit à nier le politique dans sa dimension antagoniste.
rative » défendu, sous des formes différentes, par John Rawls et Jürgen Habermas. Mais un J’affirme pour ma part que c’est uniquement lorsqu’on prend en compte le politique dans sa
autre modèle, qui propose de concevoir la démocratie de façon « agonistique » est en train de dimension d’antagonisme que l’on peut saisir le défi que doit affronter la politique
gagner de l’influence et il me semble utile d’examiner ce que ceux qui s’en réclament ont en démocratique. La vie publique ne pourra jamais faire l’économie de l’antagonisme car elle
commun. Comme j’appartiens moi-même au « camp agonistique », j’ai choisi comme voie concerne l’action publique et la formation d’identités collectives. Elle vise a constituer un
celle de mettre en lumière les différences qui existent entre ma conception de l’agonisme et nous dans un contexte de diversité et de conflit. Or pour constituer un nous, il faut le
celle d’un certain nombre de théoriciens qui ont d’autres sources d’inspiration. distinguer d’un eux. C’est pourquoi la question cruciale d’une politique démocratique n’est
Je commencerai par présenter les grandes lignes du cadre théorique qui informe ma réflexion. pas d’arriver à un consensus sans exclusion – ce qui reviendrait à la création d’un nous qui
J’ai proposé de distinguer entre le politique, lié a la dimension d’antagonisme qui existe dans n’aurait pas comme corrélat un eux – mais de parvenir à établir la discrimination nous/eux
les rapports humains – antagonisme qui se manifeste sous forme politique dans la construction d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme.
du rapport ami/ennemi et qui peut émerger à partir d’une grande diversité de rapports Selon le modèle du « pluralisme agonistique » que j’ai élaboré dans The Democratic Paradox
sociaux – et la politique, qui, quant à elle, vise à établir un ordre, à organiser la coexistence (Londres, Verso, 2000) et On the Political (Londres, Routledge, 2005) ce qui caractérise la
humaine dans des conditions qui sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. démocratie pluraliste, c’est d’instaurer une distinction entre les catégories d’ennemi et
On retrouve cette distinction entre le politique et la politique dans les autres théories agonis- d’adversaire. Cela signifie qu’à l’intérieur du nous qui constitue la communauté politique,
tiques mais pas toujours avec la même signification. On peut en fait distinguer deux l’opposant ne sera pas considéré comme un ennemi à abattre mais comme un adversaire dont
conceptions opposées de ce qui constitue la spécificité du politique. Il y a d’un côté ceux pour l’existence est légitime. Ses idées seront combattues avec vigueur mais son droit à les défendre
qui le politique fait référence à un espace de liberté et d’agir en commun et de l’autre ceux ne sera jamais mis en question. La catégorie de l’ennemi ne disparaît pas pour autant car elle
pour qui y voient le lieu du conflit et de l’antagonisme. C’est dans cette deuxième perspective continue à être pertinente par rapport à ceux qui mettent en question les principes mêmes de
que s’inscrit mon travail et je vais montrer comment c’est sur ce point que se situe la la démocratie pluraliste et qui, pour cette raison, ne peuvent pas faire partie de l’espace
divergence fondamentale entre les différentes théories agonistiques. agonistique.
Une fois que l’on a ainsi distingué entre antagonisme (rapport ami/ennemi) et l’agonisme
Politique et antagonisme (rapport entre adversaires), on est en mesure de comprendre pourquoi l’affrontement
Une des thèses principales que j’ai défendue dans mes travaux, c’est que les questions agonistique, loin de représenter un danger pour la démocratie, est en réalité sa condition
proprement politiques impliquent toujours des décisions qui exigent de faire un choix entre même d’existence. La démocratie ne peut certes survivre sans certaines formes de
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consensus – qui doivent porter sur l’adhésion aux valeurs éthico-politiques qui constitutent agonistique tient compte du fait que tout ordre social est politiquement institué et que le terrain
ses principes de légitimité et sur les institutions dans lesquelles elles s’inscrivent – mais elle des interventions hégémoniques n’est jamais neutre car il est toujours le produit de pratiques
doit aussi permettre au conflit de s’exprimer et cela requiert que les citoyens aient hégémoniques antérieures. En ce qui concerne l’espace public, loin de l’envisager comme
vraiment la possibilité de choisir entre de réelles alternatives. terrain privilégié pour la recherche du consensus, comme chez Habermas par exemple, mon
approche agonistique le conçoit comme le champ de bataille où les projets hégémoniques
Politique et hégémonie s’affrontent, sans aucune possibilité de réconciliation finale.
Il est nécessaire à ce point d’introduire la catégorie d’hégémonie qui va nous permettre de
rendre compte de la nature de la lutte agonistique. Pour appréhender le politique comme Quel agonisme ?
possibilité toujours présente de l’antagonisme, il est nécessaire de reconnaître l’absence Mon désaccord avec Habermas n’est pas étonnant compte tenu du fait que c’est en partie en
d’un fondement ultime et l’indécidabilité qui imprègne tout ordre. C’est bien ce qu’on opposition à son modèle de « démocratie délibérative » que j’ai développé ma conception
postule avec la catégorie d’hégémonie : toute société est le produit de pratiques qui visent à agonistique. Mais je voudrais maintenant examiner les différences qui existent entre mon
instituer un ordre dans un contexte de contingence. Tout ordre social est donc de nature approche et celle que l’on trouve parmi un certain nombre de conceptions qui s’inscrivent
hégémonique et son origine politique. Le social est ainsi constitué de pratiques hégémo- aussi dans une perspective agonistique. En effet, au-delà des « ressemblances de famille » entre
niques sédimentées, c’est-à-dire de pratiques qui occultent les actes originaires de leur ces conceptions, il y a aussi des points de divergence importants qu’une similitude de
institution politique contingente et qui apparaissent comme si elles procédaient d’un ordre vocabulaire risque d’occulter.
naturel. Cette perspective révèle que tout ordre résulte de l’articulation temporaire et Pour commencer, je prendrai le cas de Hannah Arendt. Arendt est souvent considérée comme
précaire de pratiques contingentes. Les choses auraient toujours pu être différentes et tout une représentante de l’agonisme et les références qu’elle fait à l’agon grec peuvent justifier une
ordre est instauré à travers l’exclusion d’autres possibilités. Il est toujours l’expression telle lecture. Néanmoins la conception de l’agonisme que l’on peut déduire de l’œuvre d’Arendt
d’une structure particulière de relations de pouvoir, d’où son caractère politique. Tout est très différente de celle que je défends. En effet, chez elle on trouve ce que j’appelerais un
ordre social qui, à un moment donné, est perçu comme étant « naturel », ainsi que le « sens « agonisme sans antagonisme ». Car, même si elle insiste beaucoup sur la pluralité humaine et
commun » qui l’accompagne est en fait le résultat de pratiques hégémoniques sédimentées conçoit la politique comme relevant de la communauté et de la réciprocité des êtres différents,
et n’est jamais la manifestation d’une objectivité qui serait extérieure aux pratiques à elle ne reconnaît jamais que cette pluralité est à l’origine de conflits antagonistes. Selon Arendt,
travers lesquelles il a été établi. penser de manière politique consiste à développer l’habilité de voir les choses à partir d’une
Ce qui est en jeu dans la lutte agonistique, c’est la configuration même des rapports de pouvoir multiplicité de perspectives. Comme l’indique sa référence à Kant et à sa notion de « pensée
qui structurent un ordre social et le type d’hégémonie qu’ils construisent. Il s’agit d’une élargie », le pluralisme qu’elle prône n’est au fond pas si différent de celui d’Habermas car il
confrontation entre des projets hégémoniques opposés qui ne peuvent jamais être réconciliés s’inscrit aussi dans l’horizon d’un accord inter-subjectif. Il est clair en effet que ce qu’elle
rationnellement. La dimension antagoniste est donc toujours présente mais elle est mise en scène cherche dans la critique kantienne du jugement esthétique, c’est une procédure pour obtenir un
à travers une confrontation dont les procédures sont acceptées par les adversaires. Le modèle accord inter-subjectif dans l’espace public. De ce fait on peut affirmer que, malgré les différences
agonistique que je propose reconnaît le caractère contingent des articulations hégémoniques qui entre leurs approches respectives, Arendt est proche de la conception d’Habermas sur l’espace
déterminent la configuration spécifique d’une société à un moment donné et le fait qu’en tant public comme lieu où peut s’établir le consensus. Evidemment, dans son cas, ce consensus sera
que constructions pragmatiques et contingentes, elles peuvent toujours être désarticulées et le résultat d’un échange de voix et d’opinions (dans le sens grec de doxa), pas d’un Diskurs
transformées par la lutte agonistique. À la différence des modèles libéraux, une telle perspective rationnel comme chez Habermas. Comme l’a fait remarquer Linda Zerilli 1, tandis que chez

1. Linda Zerilli, Feminism and the Abyss of Freedom, 2005, Chicago, The University of Chicago Press.
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Habermas le consensus émerge à travers ce que Kant appelle disputieren, un échange des dimensions de la lutte agonistique qui ne peut pas se limiter à la contestation, et que le second
d’arguments contraint par des règles logiques, pour Arendt c’est une question de streiten où moment, celui de la construction de nouvelles articulations hégémoniques, est fondamental en
l’accord est produit grâce à la persuasion et non à travers des preuves irréfutables. Mais ce politique. C'est pourquoi j'estime que la conception de l'agonisme telle que nous la trouvons chez
qu’aucun des deux ne parvient à reconnaître, c’est la nature hégémonique de toute forme de Honig ne permet pas d'envisager la politique démocratique de manière adéquate.
consensus en politique ainsi que le caractère indéracinable de l’antagonisme – le moment du J’ai un problème similaire avec la conception de William Connolly, un autre théoricien de
Widerstreit, ce que Lyotard appelle le différend. l'agonisme. Connolly n'est pas influencé par Arendt mais par Nietzsche et il s'est efforcé de
Ma conception de l’agonisme doit aussi être distinguée de celle, clairement influencée par rendre la conception nietzschéenne de l'agon compatible avec la politique démocratique. Dans
Arendt, que l'on trouve chez Bonnie Honig. Dans son livre Political Theory and the Displacement son livre Pluralisme 4 il plaide en faveur d'une radicalisation de la démocratie grâce au dévelop-
of Politics 2, Honig reproche aux conceptions libérales d'être trop consensuelles et met en avant pement d'un nouvel ethos démocratique parmi les citoyens. Il conçoit cet ethos sur le mode
le potentiel émancipatoire de la contestation politique qui permet de questionner les d'un engagement permanent dans une contestation agonistique qui devrait rendre impossible
pratiques établies. Elle défend une conception de la politique centrée sur la virtù, au cœur de toutes les tentatives de clôturer le débat. La notion centrale des travaux de Connolly est celle
laquelle elle place la contestation agonistique grâce à laquelle les citoyens sont capables de de « respect agonistique » qu'il présente comme naissant de notre condition existentielle
maintenir ouvert un espace de débat et d'empêcher qu’il soit mis un terme à la confrontation commune, liée à la lutte pour l'identité et la reconnaissance de notre finitude. Le respect
des positions. Ce qui est central dans la lutte agonistique telle que la conçoit Honig, c'est la agonistique constitue pour lui la vertu cardinale du type de pluralisme qu'il prône et il y voit
mise en question permanente des identités et des idées dominantes. C'est ainsi que dans un la vertu politique la plus importante dans le monde pluraliste où nous vivons aujourd'hui. Je
article intitulé « Towards an agonistic feminism : Arendt and the Politics of Identity 3 » elle suis bien entendu d'accord avec Connolly quand il insiste sur le rôle que le respect doit jouer
déclare que l'importance de l'œuvre d'Hannah Arendt pour les féministes vient du fait qu’elle parmi les adversaires qui sont engagés dans une lutte agonistique. Mais j'estime qu'il est
leur procure une politique agonistique de la performativité. Tout en reconnaissant qu'Arendt nécessaire de poser la question des limites de ce respect agonistique. Est-ce que tous les
elle-même ne s'est jamais identifiée au féminisme, Honig affirme que sa politique agonistique antagonismes peuvent être transformés en agonisme ? En d'autres termes, est-ce que toutes
de performativité est cruciale pour la politique féministe parce qu'elle permet d'envisager le les positions doivent être considérées comme légitimes et faut-il leur accorder une place à
féminisme comme le lieu d'une contestation sur la signification, la pratique et la politique du l'intérieur de l'espace public agonistique ? Ou bien, existe-t-il des revendications qui doivent
genre et de la sexualité. L'appropriation des idées d'Arendt devrait, selon elle, permettre aux être exclues parce qu'elles mettent en question le consensus conflictuel qui constitue le cadre
féministes de comprendre que les identités sont toujours produites de manière performative symbolique dans lequel les opposants se reconnaissent comme adversaires légitimes ? Pour le
et de mettre ainsi en question les positions de sujet existantes et de libérer l'identité de la dire d'une autre façon, peut-on envisager un pluralisme sans antagonisme ?
« femme » des catégories restrictives dans lesquelles on essaye de l'enfermer. L'idée d'une Voilà, à mon avis, la question proprement politique que l'approche de Connolly ne permet pas
identité qui conviendrait aux femmes et qui devrait servir de point de départ à la politique de poser. C'est la raison pour laquelle je considère que sa conception de l'agonisme, non plus
féministe est remplacée par une multiplicité d'identités qui sont constamment produites dans que celle d’Honig, ne peut servir de cadre à une politique démocratique. Pour penser et agir
un espace agonistique, ce qui ouvre la voie à l'émancipation féminine. politiquement, on ne peut pas faire l'impasse sur le moment de la décision et cela requiert
Comme on le voit, la lutte agonistique selon Honig se réduit au moment de la contestation. Ce d'établir une frontière et de déterminer un espace d'inclusion/exclusion. Toute perspective
qui est important pour elle, c'est de garantir l'expression de la pluralité et d'empêcher qu’il ne soit qui élude ce moment se met dans l'incapacité de transformer la structure des rapports de
mis un terme au procès de questionnement. Je considère, pour ma part, qu’il ne s'agit là que d'une pouvoir et d'instaurer une nouvelle hégémonie. Je n'ai certes pas l'intention de nier
l'importance d'un ethos démocratique mais je crois que ce serait une erreur de ramener la

2. Bonnie Honig, Political Theory and the Displacement of Politics, 1993, Ithaca, Cornell University
Press. |3. Bonnie Honig, « Towards an agonistic feminism : Arendt and the Politics of Identity », in
Feminist Interpretatrions of Hannah Arendt, ed. by Bonnie Honig, 1995, The Pennsylvania State University
Press.
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politique démocratique à la promotion d'une éthique de respect agonistique. Or il me semble


que c’est bien ce que propose Connolly : chez lui il s’agit plutôt d’une nouvelle forme
d'éthique pluraliste que d'une nouvelle conception de la politique démocratique. Une éthique
GABRIELA BASTERRA
qui a sans aucun doute ses mérites mais qui n'est pas suffisante pour envisager la nature d'une
politique démocratique hégémonique et les limites que celle-ci doit imposer au pluralisme. Subjectivité inouïe
La différence fondamentale entre ma conception de l'agonisme et celles que je viens
d'examiner réside dans l'absence, dans les cas d’Arendt, d’Honig et de Connolly, des deux
dimensions, centrales dans mon approche et indispensables pour penser le politique : l'anta- L’articulation politique de la subjectivité est inséparable du caractère éthique qui s’y attache :
gonisme et l'hégémonie. L’objectif principal des auteurs examinés est d'empêcher la clôture telle est l’argument que je voudrais proposer. Or pour envisager l’inséparabilité du politique
du débat et de donner libre cours à l'expression de la pluralité. Leur célébration d'une et l’éthique il faudra dépasser les connotations identitaires du mot « sujet ». Je les évoque
politique de déstabilisation ignore la phase de la lutte hégémonique qui consiste dans brièvement : l’identité subjective provient du champ de la représentation différentielle ; elle se
l'établissement d'une chaîne d'équivalences entre luttes démocratiques afin de construire fonde sur l’opposition entre sujet et objet, entre le soi et le non soi. Même si cette subjectivité
une autre hégémonie. Il n'est cependant pas suffisant de déranger les procédures différentielle met en avant la conscience de soi, la réciprocité, la puissance d’agir et
dominantes et de disloquer les dispositions existantes pour radicaliser la démocratie. l’autonomie, elle est paradoxalement liée à la scission du soi qui résulte de l’intériorisation
Lorsque l'on accepte que l'antagonisme ne peut jamais être éliminé définitivement et que des figures essentialisées d’autorité. Ce paradoxe se reflète dans la dialectique de l’agir et
tout ordre est de nature hégémonique, on ne peut pas esquiver la question centrale en l’assujettissement qui structure ce sujet.
politique : quelles sont les limites de l'agonisme et quelles sont les institutions et les Cependant, la subjectivité ne se limite pas au champ de la représentation différentielle où
configurations de pouvoir qu'il faut transformer pour radicaliser la démocratie ? Cela exige règnent la conscience et l’adversité nécessaire à l’identification. De même, l’« éthique » ne
d'affronter le moment de la décision et cela impliquera obligatoirement une forme de concerne pas non plus l’inquiétude altruiste, voire la négation de tout autre, qui résultent du
clôture. C'est là le prix à payer pour agir politiquement. rapport dialectique du soi avec le non-soi. Pourquoi alors retenir les termes « subjectivité » et
« éthique » ? Bien que ces mots soient si généraux qu’ils frisent l’indétermination, je les utilise
En guise de conclusion, je voudrais suggérer que cette incapacité à rendre compte de la nature à dessein pour des raisons que j’espère éclaircir rapidement. La subjectivité excède la
de la décision politique chez les auteurs que je viens d'examiner est liée à la façon dont ils conscience de soi et donc le champ de la représentation où surgit l’identité. La subjectivité
conçoivent le politique en tant qu'agir en commun et dont ils envisagent le pluralisme sous le éthique serait constituée par un événement irreprésentable (c’est-à-dire, existant hors de la
mode de valorisation de la multiplicité. C'est cela qui les conduit à éluder le rôle constitutif du représentation conceptuelle et en ce sens vide), un événement-autre autour duquel s’orien-
conflit et de l'antagonisme. L'autre vision du politique, au contraire, celle dans laquelle terait l’itinéraire subjectif. À la différence du soi conscient fondé sur son opposition à l’autre,
s'inscrit mon travail, reconnaît le caractère constitutif de la division sociale et l'impossibilité cette subjectivité a affaire avec le même ou plutôt avec l’intervalle qui s’ouvre dans le même à
d'une réconciliation finale. Les deux conceptions affirment que dans la démocratie moderne cause de l’événement dont il est la trace (j’utilise le mot « événement » par défaut d’un
le peuple ne peut plus être considéré comme « un ». Mais alors que dans la première meilleur nom, ca,r à proprement parler, on n’a aucune connaissance de ce dont on parle). Dès
perspective il est vu comme « multiple », dans la seconde il est appréhendé comme « divisé ». lors qu’elle s’éveille par un événement-autre, la subjectivité se soustrait au domaine de la
J’affirme donc qu'il n’est possible de penser de manière proprement politique que lorsque la représentation tout en s’y signalant.
division et l'antagonisme sont reconnus comme indéracinables. L’autre irréductible qui suscite la subjectivité apparaît dans la pensée moderne sous plusieurs
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noms : la trace ou l’autre-dans-le-même lévinasiens, le supplément ou encore la trace comme les champ de la représentation et de la logique dialectique. De là on a proposé d’élargir le champ
développe Derrida, le désir inconscient qui converge à la pulsion, l’extimité ou le sinthome dans de perception pour imaginer l’existence d’une autre dimension (pour ainsi dire) qui excède la
l’idiome lacanien, et ainsi de suite. Ces notions, chacune à sa manière, s’inspirent d’une représentation. Notre parcours nous conduit alors d’une identité qui surgit par opposition
certaine conception kantienne de la loi morale comme étrangère et vide. Kant décrit le dialectique à une subjectivité qui se constitue par rapport à un autre irreprésentable. Le trope
bouleversement qu’il appelle « loi morale » comme quelque chose que l’on se donne et à lévinasien du visage caractérise cette altérité irréductible comme un extérieur absolu. Mais
laquelle on obéit librement. En obéissant à la loi qu’on se donne, on est autonome. Kant comme Lacan n’en avait jamais douté, et comme le signale Levinas lui-même depuis le milieu
affirme néanmoins que cette loi nécessaire est inconditionnée (causa sui) car étant sa propre des années soixante, on ne perçoit la présence de l’autre que par l’impact qu’elle a sur le
cause, elle se trouve hors des liens de causalité. Quelle est alors la vraie origine de la loi ? Bien même.
que Kant soutienne qu’elle vient du soi, du fait de la raison (factum rationis), le problème c’est Cet impact dérange l’ordre de l’être et du discours. S’agissant d’un dérangement du discours,
que la Loi ne propose aucune indication sur comment agir. Il n’y a pas moyen de savoir qu’est- on ne peut pas tout simplement l’affirmer à travers le discours, car un discours perturbé ne
ce que la Loi prescrit, parce que, comme Kant le signale lui-même à la fin des Fondements de la saurait affirmer aucune chose. Le discours ne peut pas affirmer sa propre perturbation (et ceci
métaphysique des mœurs, la loi est incompréhensible 1. Plutôt que manquer de contenu, la Loi est très important) à moins que celle-ci ne soit exprimée par un élément qui l’excède.
existe en dehors de la constellation du contenu. Si la loi excède les limites de la raison Autrement dit, on ne retrouve pas la trace de l’impact de l’autre dans ce que le language dit,
humaine et sa capacité de synthétiser et de comprendre, comment le sujet peut-il se donner mais plutôt dans l’agir du langage, dans la dimension performative du langage.
une loi qu’il ne comprend pas ? Quel est le statut de la liberté vis-à-vis d’une Loi qui est Les langages artistiques peuvent éclairer ce qui dépasse les confins de la représentation, car
incompréhensible ? Ou, pour le dire autrement, d’où vient la loi, du sujet ou d’un ailleurs ? À beaucoup de tableaux et de poèmes signalent la signification qui excède la représentation sous
moins que la loi ne vienne d’un ailleurs dont la trace – la loi elle-même – se trouve dans le la forme d’un intervalle, d’un laps. La poésie de Mallarmé, par exemple, est connue pour sa
sujet. La suspension de l’écart entre l’extérieur et l’intimité qui s’articule dans l’extimité tendance à suspendre la référence et donc la production de sens. Cette irruption du vide dans
lacanienne fait écho à cette énigme de la loi. le langage s’accomplit en évitant l’usage du verbe « être » (le verbe qui exprime l’identité et
En fait l’autre-dans-le-même et la trace s’organisent autour de l’effondrement de la distinction l’essence et qui garantit la fonction ontologique du langage), ou encore en incluant dans la
entre dehors et dedans, entre objet et sujet. À cause de l’annulation de la frontière entre soi et même assertion deux possibilités syntaxiquement incompatibles, suspendant ainsi toute
autre, le rapport à l’autre qui suscite la subjectivité ne se présente que comme dérangement du possibilité d’affirmer quelque chose 4. En somme, la poésie de Mallarmé suspend les tensions
même : il y a seulement la trace de son impact, et cette trace est le sujet. En tant qu’incar- ou oppositions référentielles qui créent du sens. Or, le résultat n’est pas un manque de sens,
nation du rapport, l’affection anarchique (Levinas) que l’on appelle « sujet » devient le sinthome mais plutôt, pour le dire avec les mots de Barbara Johnson (dont je suis l’obligée pour son
(Lacan) de l’événement de l’autre 2. N’agissant plus en son propre nom ou plutôt quand il agit excellente lecture de Mallarmé), quelque chose au-delà du sens, un excès du sens dont ces
en son propre nom, le sujet agit au nom du rapport à l’autre qui le constitue et qui apparaît à poèmes se font signe sans le représenter 5.
la pensée comme un laps. C’est ainsi que la subjectivité se fait signe (Levinas) de l’autre qui D’entre toutes les manières possibles d’aborder la subjectivité et afin d’évoquer comment
l’habite 3. Ou, pour le dire autrement, dès lors que la subjectivité s’éveille par rapport à un cette dernière se soustrait à la représentation dans laquelle elle se signale, je voudrais revenir
autre qui se trouve au delà des confins de la représentation, et dès lors qu’échappant à la sur la manière qui l’aborde du point de vue de la rhétorique. Se situer dans une perspective
logique dialectique ce rapport a lieu diachroniquement (hors du temps historique), en tant rhétorique, c’est faire attention au dire du langage, à sa dimension performative plutôt qu’à sa
que lieu du rapport la subjectivité elle-même se soustrait au domaine de la représentation. dimension constative – le dit. Reprenons la figure de la trace. Tel que l’envisagent Levinas et
Arrêtons-nous afin de reprendre notre parcours jusqu’ici. On a commencé par délimiter le Derrida, « la trace […] n’est pas le résidu d’une présence » qu’on peut retrouver 6. La trace est

1. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. V. Delbos, 2004, Éditions Vrin, Paris, p. 200. 4. Barbara Johnson, The Critical Difference, 1980, Johns Hopkins University Press, Baltimore, p. 52-75.
|2. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (AE), 2004, Livre de Poche, Paris, p. 232 |5. The Critical Difference, p. 68. |6. AE, p. 27.
et Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, 2005, Seuil, Paris. |3. AE, p. 223-224.
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plutôt « la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours contient : se vidant de soi-même, le soi se substitue à l’autre dans « l’extra-ordinaire et
passé 7». De quelle sorte de figure rhétorique s’agit-il ici ? La trace de l’autre est un trope diachronique renversement du même en l’autre 10 ». La subjectivité surgit ainsi comme substi-
appartenant à la famille de la métaphore qui s’appelle « catachrèse ». La métaphore et la tution 11.
catachrèse désignent des opérations de substitution. Dans une métaphore, comme on le sait, la Du point de vue rhétorique, le sujet émerge comme une catachrèse. Étant donné que le sujet
figure remplace un mot déjà existant qu’elle exprime autrement (« l'amour décoche ses se substitue à l’événement-autre, la figure « sujet » devient le sens premier. On a déjà dit que
flèches mortelles »). À la différence de la métaphore, la catachrèse se substitue à une absence, la catachrèse – le trope qui se substitue à un terme qui n’existe pas – incarne les limites de la
à un terme qui manque (« les pieds d’une chaise », « la bouche de métro », « une feuille de papier signification grâce à son vide (un vide qui n’est pas rien parce qu’il se fait signe de quelque
»), de sorte que la catachrèse, remplaçant un terme qui n’existe pas, devient la signification chose qui élude la représentation). En outre, la catachrèse est le point où l’axe horizontal de la
première. Ici, la figure ne se substitue pas au terme réel, mais plutôt signale son absence. On métonymie coupe l’axe vertical de la métaphore. Quelles sont les implications de ce
peut alors concevoir la catachrèse comme l’opération de substitution par excellence (substi- croisement ? On ne saurait trop insister sur leur importance.
tution où le terme figuré signale l’absence d’un terme réel 8). L’autonomie surgit dans ce croisement. En se substituant à l’autre ce sujet hétéronome
La trace donne nom à l’autre à travers une catachrèse : le signifiant trace ne comble pas devient autonome, politique. C’est ainsi que Levinas exprime l’autonomie dans Autrement
l’absence qu’il signale. En outre, en signalant ce qui se trouve hors de la représentation, la qu’être : l’autonomie signifie être inspiré au sens familier du mot. Être inspiré veut dire
catachrèse indique les limites du représentable. Pour exprimer comment cela arrive, il faut trouver en moi quelque chose qui n’était pas là auparavant. Ce que je trouve vient d’ailleurs,
revenir à notre argument du point de vue rhétorique. En réfléchissant sur le sujet, on s’est pourtant je me prends pour son origine. L’inspiration est « la possibilité d’être auteur de ce
d’abord exprimé dans les termes d’une relation métonymique ou de contiguïté qui déplace la qui m’avait été à mon insu insufflé – avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont je suis l’auteur 12 ».
signification sur des chaînes de signifiants : il y un autre constitutif qu’on perçoit seulement Être autonome consiste donc à recevoir de soi-même une demande étrangère et sans cause
comme bouleversement ou altération du soi. En tant que trace de l’autre, le soi devient dont on se croit l’origine et l’énoncer par sa propre voix 13. Par sa voix même, comme si on
l’autre-dans-le-même, car, selon un autre trope lévinasien, l’autre se trouve sous la peau du répondait au traumatisme, comme si on en était le sinthome, le sujet parle au nom de l’autre,
même où on manque de place pour deux. Cette relation de déplacement d’un signifiant à au nom d’une perturbation qu’il ne peut pas réduire à l’agir ou à l’identité. Reste à savoir si ce
l’autre manifeste l’habitation du même par l’autre. En outre, le dérangement suscité par qu’on trouve dans cette autonomie auto-hétéronome et extime est l’énigme de la motivation
l’événement de l’autre se grave dans le soi comme un traumatisme auquel on répond involon- éthique.
tairement, dans le mode du sinthome (en effet notre exploration du politique des perspectives L’autonomie est donc la distance de soi-même qui éveille la conscience en raison de laquelle le
éthique et rhétorique n’a jamais quitté le terrain de la psychanalyse). Comme on s’en souvient sujet devient son propre objet en se représentant. Quoique le soi soit en effet constitué par le
bien, la structure du traumatisme se compose des chaînes de signifiants qui déplacent quelque non-soi, l’autonomie émerge lorsque l’on se tient à la distance de la représentation, qui est la
chose qui se tient hors de portée. Ensuite, ce déplacement horizontal (de l’autre à la trace à seule position que l’on peut occuper en tant que sujet rationnel. Ou, pour le dire mieux, c’est
l’autre-dans-le-même à la peau serrée qui exprime la tension qui subit le sujet) devient une en s’appelant « autonome » que l’on se constitue rétroactivement comme sujet. Mais il faut
opération verticale de substitution qui suit le mode de la catachrèse. « [E]ncombré et comme souligner que les expressions « s’appeler » ou « se constituer » n’impliquent aucune initiative,
bouché par soi » comme une peau où on manque de place pour deux 9, investi d’un surplus de et que le terme « rétroactif » n’est pas chronologique. Ce sont juste des manières d’exprimer
signification, le sujet contient plus qu’il ne peut contenir, au point de se renverser en ce qu’il quelque chose qui a toujours déjà passé (qui aura peut-être déjà passé) en dehors de la causalité
et la temporalité, au-delà du récit, diachroniquement. Au sens strict, cette rétroaction est
7. Levinas, «La trace de l’autre», En découvrant l’existence avec Husserl et Hegel, 2001, Vrin, Paris, impossible, parce qu’il ne s’agit pas d’aller du présent au passé mais plutôt d’une temporalité
p. 280. |8. Voir trois études excellentes de la catachrèse des perspectives rhétorique, psychanaly-
tique et politique: Patricia Parker, « Metaphor and Catachresis» in John Bender and David Wellbery, The
Ends of Rhetoric, 1990, Stanford University Press, Stanford, p. 60-73; Joan Copjec, «Gai Savoir Sera:
The Science of Love and the Insolence of Chance » in Gabriel Riera, Alan Badiou : Philosophy and its
Conditions, 2005, SUNY, Albany, p. 119-136; et Ernesto Laclau, La Raison populiste, 2008, Seuil, Paris. 10. AE, p. 229. |11. AE, p. 228. |12. AE, p. 232. |13. AE, p. 229-230.
Je suis particulièrement reconnaissante à Joan Copjec et Ernesto Laclau de l’inspiration suscitée par
leurs réflexions. |9. AE, p. 238.
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32 | GABRIELA BASTERRA | 33

(la temporalité linéale de la conscience avec ses opérations de causation et téléologie) aux
temporalités autres, comme celle du toujours déjà ou du futur antérieur dans le mode du peut-
être (« peut-être le sujet aura été ») tel que les utilisent Levinas et Derrida 14. Et pourtant, le
sujet que l’on conçoit du point de vue de la conscience n’est qu’une rétroaction. Ce sujet ne
parvient à atteindre aucune unicité ou état complet parce que le laps qui le constitue ne peut
jamais être réduit et parce que son être singulier veut dire aussi qu’il est plus qu’un en nombre
: en tant qu’autre-dans-le-même le sujet est au moins deux.
En fait, le sujet est plus de deux parce que l’autre irréductible au cœur du même est pluriel en
nombre : étant plus qu’un, l’autre est aussi ce que l’on appelle « le tiers ». Le tiers n’est pas un
fait empirique, mais une structure de l’autre qui suggère que l’autre de l’autre est inclus dans
l’autre et non pas exclu – les mots lacaniens « il n’y as pas l’autre de l’autre » évoquent peut-
être ce sens du tiers comme l’autre en pluriel 15.
Le « sujet » donne nom, en somme, à l’effondrement de la distinction entre dehors et dedans
qui fait surgir l’autonomie. Étant donné que la subjectivité dépasse la représentation différen-
tielle à laquelle elle participe et qu’elle incarne le point où se coupent les relations de
contiguïté et de substitution (l’axe de la métonymie et celui de la métaphore et de la
catachrèse), le sujet occupe deux positions à la fois. D’une part, comme constitué par un autre
qui se trouve en dehors de la représentation (c’est à dire, comme autre-dans-le-même ou
sinthome), le sujet manque aussi une place dans la représentation et se trouve alors au-delà de
ses confins. En raison de son extériorité, ce sujet se fait signe du vide qui rend possible la
clôture nécessaire à la signification : le sujet soutient le champ symbolique. D’autre part,
comme autonome, le sujet prend sa place dans la sphère de la représentation où l’identité voit
le jour : il est un élément intérieur du système qui occupe une position différentielle
(représentable) dans les collectivités sociales dont il fait partie. En raison de sa double position
chaque sujet articule le lien entre l’éthique et le politique. Le sujet serait enfin le terrain
singulier de l’auto-hétéronomie (retournement de l’hétéronomie en autonomie) qui rend
possible l’espace du politique.

14. Dans «Énigme et phénomène» (1965) Levinas introduit le mode du peut-être comme «une nouvelle moda-
lité » du dire (En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 291). On peut trouver des
réflexions explicites sur la modalité du « peut-être » que Derrida avait pratiqué depuis les années
soixante dans Politiques de l’amitié, 1994, Galilée, Paris. Je suis l’obligée de Peter Zeillinger pour
sa pensée sur le mode du «peut-être», le futur antérieur et des gestes performatifs et rétroactifs chez
Derrida. |15. Alenka Zupancic, The Shortest Shadow, 2003, MIT Press, Cambridge, 2003, p.137-138.
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BOYAN MANCHEV scepticisme résigné de la thèse que la liberté ne serait au bout du compte rien d’autre qu’un
épiphénomène des mécanismes du pouvoir ?
3) Comment le commun est-il possible s’il ne relève que de configurations précaires ?

Sujet événementiel et 4) Plus généralement, l’exigence de la praxis de la transformation reste ouverte. Comment la
transformation d’une situation d’origine s’effectue-t-elle par un sujet non seulement
inconstant mais même constitutivement opportuniste, dans la mesure où son actualisation
événement-sujet. « en réseau » rend possible des processus de désubjectivation et de resubjectivation, de
changement de position par rapport aux configurations du pouvoir mais sans qu’une transfor-
Les défis d’une politique mation de la condition d’origine soit nécessairement effectuée ? Comment le monde peut-il
être transformé – ce qui exige toujours une action disruptive – par un opérateur réactif ?

de la métamorphose Ainsi l’affirmation d’un sujet événementiel devrait faire face au préalable à quelques
problèmes constitutifs, d’ordre ontologique donc, concernant la condition de possibilité d’un
tel sujet. Ce court texte se propose de les présenter sous la forme d’une série de questions
critiques, en lançant à la fin de chaque question une hypothèse respective.
Une figure post-substantielle du sujet – un post-sujet ? – se fraye le chemin dans la foulée de la
critique radicale du sujet métaphysique. Le prétendant alternatif pour le lieu vide du sujet Une remarque préliminaire s’impose. Pourquoi avoir recours à des catégories ontologiques en
moderne « fondateur » est un sujet non-substantiel, occasionnel, oscillant, discontinu : un sujet parlant du sujet politique ? Ne serait-ce pas une confusion fâcheuse ? Ne faudrait-il pas
en devenir, aléatoire, rare ou précaire 1. Appelons cette nouvelle figure – qui s’impose depuis détacher de manière décisive et définitive le champ ontologique du champ politique de même
quelques décennies sur la scène de la pensée politique contemporaine et de la philosophie que la question du sujet de l’appareil catégoriel de l’ontologique ? Cette question semble être
radicale et qui, après la confirmation du constat de la mort du sujet métaphysique et par cruciale pour notre problématique et elle demande sans aucun doute un développement
conséquent du sujet souverain, substantiel de la politique, est la seule qui nous intéresse ici extensif. Ici, je ne peux qu’émettre une hypothèse de plus : refaire le lien entre ontologique et
– sujet événementiel. politique – tout autre chose que réaffirmer le dispositif ontopolitique stabilisé dans la lignée
platonicienne – semble être une exigence critique brûlante devant la pensée philosophique.
L’axiome du sujet événementiel est loin d’être philosophiquement accompli ; toute une série Articuler à nouveaux frais les catégories majeures pour repenser le politique et le sujet
de problèmes, dont l’enjeu n’est rien moins que décisif pour la pensée et la pratique politique, politique – la singularité, l’universel, la praxis, la puissance, le travail, la résistance, la lutte,
s’ouvre avec elle. Tentons de faire face à ces problèmes, respectivement à ces nécessités l’événement, la transformation, le commun, la justice, le monde – ne veut dire rien de moins
critiques : que rouvrir leurs enjeux ontologiques.
1) La nécessité de contourner l’idée d’un assujettissement quasi-substantiel.
2) La nécessité d’assurer la possibilité d’émancipation du sujet ainsi que la continuité de son 1. La compétence du sujet événementiel
émancipation, c’est-à-dire de la lutte et du devenir-sujet dans et par la lutte. Comment son D’où vient la compétence d’un sujet aléatoire ? Ou bien : le sujet événementiel est-il un sujet
devenir face à la justice et l’exigence de la lutte est-il possible ? Faudrait-il céder au performatif 2 ? En d’autres termes, est-il possible de ne pas supposer une « idéologie » pré-
subjective et par conséquent une compétence subjective qui préfigure l’émergence du sujet

1. Pour n’évoquer ici que les formules d’Alain Badiou et de Jacques Rancière : « Le sujet est rare. »
(Alain Badiou, L’Être et l’événement, 1988, Paris, Seuil, Méditation Trente-Cinq: «Théorie du sujet»); 2. Ici il s’agit évidemment d’une reprise libre de l’opposition, problématique en soi, de la linguis-
«La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires.» (Jacques tique générative entre compétence et performance, qui correspond dans ses grandes lignes à la dichoto-
Rancière, «Dix thèses sur la politique», Aux bords du politique, 1998, Paris, La Fabrique-Éditions, p. mie aristotélicienne de la puissance et de l’acte.
245).
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dans et par son action libre ? Si le sujet n’émerge que dans une situation ou un moment des tensions – des intensités et des forces subjectivantes. Étant traversé par des forces et des
critique déterminés, la question de ce qui déclenche le processus de son émergence et de sa processus de subjectivation, l’espace pré-subjectif est donc déjà subjectif en soi. Le « pouvoir »
matière reste ouverte. Or, quelle serait la compétence du sujet événementiel – compétence de est lui-même un conglomérat de forces subjectives, et par conséquent les rapports de pouvoir
s’émanciper de sa situation d’origine, compétence de participer au commun, compétence sont toujours englobés dans des tensions subjectives : le champ du pouvoir est un champ agonal
d’imaginer un monde et de transformer le monde donné en conséquence – compétence de subjectif. Par conséquent l’émergence du sujet n’est que le processus de transformation d’un
l’action transformatrice ? Un sujet précaire pourrait-il être qualifié ou compétent pour espace ou d’un champ subjectif 3.
s’orienter dans le monde, pour agir, pour résister, pour transformer et se transformer, pour
construire le commun – et comment ? Hypothèse :
Le sujet est à la fois une navette subjective et une toile tissée par celle-ci.
Hypothèse : De ce fait, même si le sujet politique est précaire et instable (ou plutôt méta-stable), il ne
Or, même un sujet précaire, événementiel, discontinu suppose nécessairement une sorte de pourrait pas être dit purement occasionnel ou aléatoire. La chance du sujet est portée par des
« qualification » ou de « compétence ». Un sujet non-qualifié, sans qualités, « pur et simple » ne nécessités tensives. La nécessité de la liberté est tout autre chose que la prédestination de
peut subsister en tant que sujet événementiel, c’est-à-dire résister et persister dans son l’événement messianique.
affirmation. Mais alors son événement ne pourrait être et n’est jamais « pur ». Telle est
l’aporie du sujet événementiel. 3. Constitution hybride du sujet
À la suite de Gilbert Simondon, dans sa Grammaire de la multitude, Paolo Virno trace une
2. Le champ pré-subjectif « généalogie » politique du « sujet amphibie ». Il traite le processus d’individuation comme
L’aporie du sujet événementiel engage ainsi la question de son origine. Le motif de l’origine constitutivement inachevé et considère le sujet comme « mélange » d’éléments pré-
étant un élément central de la logique de la substance et par conséquent de l’individu, du individuels et de parties singularisées. Il dégage trois grands domaines – ressources
grand sujet individuel, la scène d’origine du sujet événementiel fait défaut. Quelle est pré–individuelles du sujet : la perception, la langue et les rapports de production 4. À cet
l’origine du sujet événementiel ? D’où vient-il au monde ? égard, il faudrait d’abord noter la promiscuité constitutive de ces trois domaines (pas de
Tournons-nous donc « en arrière » – réfléchissons – pour faire face à la situation de l’émergence production et donc de pouvoir sans discours et politiques du sensible, et vice versa), ainsi
du sujet (pour ne plus parler de généalogie). Il faut d’abord insister sur le fait que la situation qu’un manque important dans la distinction établie par Virno, notamment ce qu’on désigne
« pré-subjective » de l’émergence du sujet n’implique pas une détermination par des facteurs comme sphère prothétique.
extérieurs, à la fois au sens sociologique et psychanalytique entendus vulgairement.
Évidemment le sujet émerge dans un milieu pré-subjectif : « milieu » qui est en effet un flux,
c’est-à-dire non pas un courant homogène – substance, énergie, force vitale, souveraineté, loi, 3. Dans son texte programmatique, Dix thèses sur la politique», Jacques Rancière postule la non-sub-
configuration sociale ou politique figée, scène d’origine – mais une dynamique composi- stantialité du sujet politique à sa propre manière: «La politique ne peut se définir par aucun sujet qui
tionnelle. Cette dynamique ne suppose ni une harmonie pré-établie ni une homogénéité lui pré-existerait. C’est dans la forme de sa relation que doit être cherchée la “différence” politique
qui permet de penser son sujet. […] S’il y a un propre de la politique, il se tient tout entier dans cette
construite ; au contraire, la dynamique compositionnelle devrait être pensée comme un relation qui n’est pas une relation entre les sujets, mais une relation entre deux termes contradictoires
champ de forces polémiques. Ce qu’on appelle « milieu pré-subjectif », en partant par laquelle se définit un sujet. La politique s’évanouit dès que l’on défait ce nœud d’un sujet et d’une
apparemment d’une logique de l’individu, est en effet un espace où s’effectuent des pulsions, relation. » («Dix thèses sur la politique», in Aux bords du politique, op. cit., p. 226). Or la relation
politique précède le sujet, qui n’est pas autre chose que cette tension paradoxale et agonique entre deux
«termes contradictoires». La question qui se pose à cet égard est la suivante: si le sujet est constitu-
tivement «double», contenant les deux termes opposés d’une relation agonale, comment l’agon politique
(le «litige») –et par conséquent la reconfiguration du champ– sont-ils dès lors possibles? Ne court-on
pas le risque d’une quasi-substantialisation de la relation agonique qui invaliderait la possibiité de
polemos? |4. Cf. Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contempo-
raines, trad. de l’italien par Véronique Dassas, 2002, Paris, Éditions de l’éclat & Conjonctures, p. 81.
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La notion de sphère prothétique a la tâche de désigner le nombre infini des tekhnai (savoirs- la vie du corps – l’essence de la biopolitique – représente en premier lieu un geste de
faire, voire modes d’agir) et des « prothèses » ou des modes prothétiques qui leur corres- réduction totalisante, de production de substance. Seule la substance pourrait être possédée et
pondent. Ici, par prothèse on ne comprend pas seulement les outils fonctionnels, les outils dominée, et non pas la puissance ; or la puissance doit être réduite à la substance sous la forme
techniques ou les technologies. Les « prothèses » sont des modes de subjectivations : des d’une puissance homogène et totale, donc saisissable 6. La production capitaliste rend la
« canaux » des devenirs subjectifs. Le vêtement, depuis qu’il existe, est un mode constitutif du domination possible en produisant, avant tout produit, (la fiction de) la substance – la fiction
devenir du sujet : en fait, le morceau de tissu se transforme en vêtement seulement en tant que de la substance en tant que productibilité pure, en tant que condition de possibilité de la
prothèse subjective. Chaque prothèse correspond donc à des tekhnai, respectivement à des production. Mais cette substance-productibilité n’est autre chose que la réduction des
pratiques culturelles qui se cultivent historiquement, mais également à des tekhnai singulières puissances singulières des corps. Pourtant toute puissance comporte un moment immanent de
et souvent innommables. De leur côté, ces tekhnai engagent toujours des processus matériels résistance (cf. infra, 6.) et c’est la raison pour laquelle le corps-sujet ne peut jamais être
et des intensités sensibles ; elles participent au devenir-sensible du sensible comme une force dominé totalement. Il est en excès sur toute totalité et par conséquent la puissance de la lutte
immanente. Parlons donc de tekhnai aisthétiques et des processus tekhno-aisthétiques. La sphère et de la liberté sont irréductibles.
prothétique désigne donc l’ensemble des pratiques (trans-)individuelles, tekhno-aisthétiques,
de subjectivation. De ce fait, le concept de sphère prothétique pourrait bien englober les trois Hypothèse :
domaines déduits par Virno : tous les systèmes de fonctionnement, de signification et de L’emprise biopolitique sur les corps-sujets ne peut jamais être totale, elle n’est qu’un
communication « trans-organiques », du langage à l’art et aux médias, mais aussi les compor- processus totalisant engagé dans une bataille pour s’emparer des champs tekhno-aisthétiques,
tements, les pratiques sociales et les institutions, en commençant par la super-prothèse de la des champs de l’émergence des modes de subjectivation.
« société » (et sans oublier la perception, qui est loin d’être une capacité naturelle « sauvage », La question décisive pour le sujet-politique aujourd’hui est donc la question tekhno-
mais qui est formée et conditionnée par nombre de tekhnai), pourraient être conçus comme aisthétique. L’actualité se trouve sous le signe de la transformation capitale des modes de
prothèses au sens que l’on propose ici. Or les rapports de production-pouvoir sont toujours production, d’échange et de pouvoir qui n’a pas tardé a engagé la transformation des modes
saisis dans la transformation de la matière sensible par ces tekhnai. de subjectivation : la marchandisation de la force de travail elle-même, c’est-à-dire
l’absorption de la puissance de la vie, l’opération de base de la biopolitique. Désormais, on
4. Désorganisation du corps, biopolitique et tekhno-aisthétique le sait : on ne peut pas aborder la transformation biocapitaliste sans tenir compte de la
L’affirmation sur la constitution hybride du sujet a des conséquences importantes sur une des transformation des modes de subjectivation qui sont toujours matériels, c’est-à-dire tekhno-
thèses marquantes de la pensée politique, la thèse biopolitique. Dans la mesure où la puissance aisthétiques. Reformulons donc la thèse sur la transformation ; parlons, au-delà de – ou à
du sujet est puissance des multiples modes du devenir, qui sont toujours des modes tekhno- même – la biopolitique, d’un processus d’absorption des modes et des tekhnai de subjecti-
aisthétiques, on ne peut parler de puissance pure du sujet. La puissance est toujours modale. À vation. Si on périphrase Benjamin, il s’agirait dès lors non pas de bio-esthétiser la politique
cette affirmation répond une vision du corps : le corps n’est pas une unité organique ou mais de (re-)politiser la (bio-)aisthétique, ou plutôt de suivre son rythme politique
machinique homogène ; il est toujours pris dans un mouvement de dés-organisation qui n’est immanent. Une bataille aisthétique en faveur des sujets inimaginables pour tracer l’à-venir.
autre chose que le mouvement immanent au corps, excédant l’opposition entre organique et
inorganique 5. Or le noyau tensif de la construction de la puissance du commun est immanent 5. L’aporie du sujet événementiel
au mouvement du corps-événement ou du corps-sujet en tant que devenir-multiple des Maintenant on peut reformuler les questions sur la condition de possibilité d’un sujet-
singularités, en tant que leur com-position. Alors, la tentative de s’emparer de la puissance de politique événementiel, en les recentrant sur deux point cruciaux :

5. Pour une élaboration plus ample de ce concept, cf. Boyan Manchev, La Métamorphose et l’instant – 6. Cf. à cet égard l’affirmation de Virn : «la biopolitique n’est qu’un effet, un reflet, ou justement
Désorganisation de la vie, 2009, Strasbourg, Éditions de la Phocide. une articulation, de ce fait primordial –à la fois historique et philosophique– qui consiste en l’achat
et la vente de la puissance en tant que puissance». (Paolo Virno, op. cit., p. 93-94).
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a) le point d’émergence du sujet (appelons-le problème du passage qualitatif ou dynamique du champ pré-subjectif ? Si l’événement est la navette du changement, alors dans
« généalogique ») ; un monde où tout change y aurait-il possibilité d’événement ?
b) le point de passage du sujet « individuel » au sujet collectif (appelons-le problème du
passage quantitatif ou du devenir-multiple), qui pourrait se réduire à la question : comment 6. Puissance, résistance, métamorphose
plus d’un sujet-événement est-il possible ? Comment les événements sont-ils com-possibles ? Tentons de proposer une réponse à ces apories en les forçant conceptuellement – c’est-à-
Abordons ces questions en détail. dire en tentant de les saisir à la hauteur de leur exigence aporétique. Pensons donc la
coïncidence du changement et de l’événement, en tant que moment d’événement-
métamorphose. Cette affirmation s’appuie sur une thèse ontologique, notamment
Le point d’émergence du sujet
l’immanence de l’événement à la métamorphose, la seule substance du monde.
S’agit-il donc d’une accumulation de facteurs qui déclenchent l’événement en tant que
L’événement est ce qui empêche la clôture de la substance, ce qui affirme la persistance du
transformation d’un ensemble existant, ou bien de l’intervention d’une force externe qui
changement. C’est par l’événement que le mouvement n’est jamais une actualité parfaite et
bouscule brutalement l’ensemble en causant ainsi l’événement du sujet, soit comme une
c’est par lui qu’il préserve toujours une partie de puissance non-actualisée – non-soumise.
réaction critique à la déstabilisation, soit comme acteur qui émerge du champ dynamique
Mais comment l’événement émerge-t-il dès lors en tant que force disruptive – c’est-à-dire
pour s’emparer de ses forces en les subsumant sous un nom ?
en tant que résistance à l’actualisation complète ? Comment imaginer cette émergence
Chacune de ces deux suppositions, envisageant respectivement une opération immanente à
immanente du sujet à même le mouvement ?
l’ensemble et une opération qui le transcende, se heurte à des problèmes difficiles. Par
Posons d’abord ceci. L’événement ou le passage à l’acte ne devrait pas être pensé sous la
rapport à la supposition « intra-ensemble » il se pose une question ultérieure, notamment
logique de l’actualisation, à moins que ce ne soit une actualisation paradoxale, actualisation
comment saisir le moment de l’émergence : si l’événement est l’effet d’une simple accumu-
qui excède la logique de l’actualisation. Car il s’agit d’un moment immanent à la puissance qui
lation, en quoi est-il précisément un événement ? Quant à la supposition « extra-ensemble »,
résiste à l’actualisation, d’une contre-actualité : une force qui s’oppose donc à la logique de la
selon laquelle l’intervention d’une force externe serait à l’origine du sujet-événement, on
substance, de la souveraineté et de l’individu. Or Aristote a essayé de penser la possibilité de
sera inévitablement amené à conclure que cette force devrait être elle-même d’ordre
la possibilité, la dunamis, de se manifester en tant que contre-puissance (d’après la formulation
événementiel. Il s’agirait donc d’une série événementielle gouvernée par l’effet domino. Mais
de Dimka Gicheva-Gocheva qui par le de « contre-possibilité 7»). En d’autres termes, Aristote
dans ce cas on aboutirait à une vision du flux héraclitéen quasi-mystique qui n’éviterait pas à
est le premier à introduire une notion de contre-puissance, qui anticipe celle qu’on identifie
son tour de se heurter au paradoxe de l’origine ; il s’agirait donc d’un mauvais infini.
ici sous le nom de résistance. Dans la Métaphysique, Aristote distingue quatre significations 8 de
L’aporie du sujet-événement engage ainsi le paradoxe constitutif de l’idée de changement. Les
la catégorie de puissance (dunamis), et c’est la quatrième qui est d’un intérêt tout à fait
deux côtés de l’aporie se présentent dès lors ainsi. D’une part, on fait face à la question de
particulier pour nous. Il s’agit du point le plus sous-estimé de la définition aristotélicienne de
l’émergence événementielle du sujet, question qui s’attaque à la logique messianique : sans
la puissance, notamment du fonctionnement de la puissance en tant que contre-puissance, une
une ressource transcendante d’où l’apparition miraculeuse tire-t-elle sa puissance ? En quoi
résistance intrinsèque qui garde la chose d’un développement indésirable, d’un déclin, d’une
l’événement-« miracle » est-il un « miracle » et non pas un fait singulier ? D’autre part,
dégénération, c’est-à-dire qui garantit son mouvement vers le mieux (1019a 26-30 ; 1046a).
concernant le rapport de l’événement du sujet et du fond dynamique duquel il émerge, il se
Ce terme n’a même pas de traduction particulière en latin, les trois premiers aspects étant
pose la question : comment l’instant de la métamorphose événementielle peut-il avoir lieu si
traduits respectivement par potentia, possibilitas et potestas.
on suppose une constance du changement ? Comment cet instant est-il discernable sur le fond
C’est un point capital de la pensée d’Aristote qui semble être resté méconnu, obscur même,

7. Cf. Dimka Gicheva-Gocheva, Novi opiti vyrhu aristotelovia teleologizym [Nouveaux essais sur le téléo-
logisme aristotélicien], 1998, Sofia, LIK, p. 74-77. |8. En effet, dans le Livre Théta, elles sont
quatre, dans le Livre Delta, plutôt cinq (1019a 15-32).
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surtout en ce qui concerne son potentiel explosif en vue de la pensée politique radicale. L’événement n’est rien d’autre que l’opération de re-configuration de la surface événementielle :
Aristote a postulé la résistance – la résistance contre l’actualisation, la résistibilité – en tant que il n’est qu’une grandeur compositionnelle et tensive et nullement absolu ou substantiel ; par
qualité intrinsèque de la puissance. C’est une force « démoniaque » donc, dans le sens où elle conséquent l’émergence d’un événement singulier est possible seulement dans un champ
sera opposée au premier moteur – « Dieu » (ou le Sujet souverain), cette actualité pure sans d’intensité événementielle, et donc par rapport à une multitude indéfinie d’autres singularités.
aucun résidu de puissance. Pourtant elle semble absolument nécessaire pour Aristote : sans
résistance, il n’y aurait pas de puissance ; sans puissance, il n’y aurait pas d’actualisation. Hypothèse :
L’ontologie de la puissance est impossible donc sans la pensée de la résistance ; la pensée de la Par conséquent un sujet « individuel » est déjà, par définition, collectif. L’émergence du sujet
résistance – sans la pensée de l’événement-métamorphose 9. est toujours un devenir-multiple 10 : l’expression d’une singularité est une altération 11. Il n’y
Or le passage à l’acte, le moment « miraculeux » du déclenchement du mouvement, est pas de passage quantitatif mais seulement passage qualitatif – recomposition-transformation
immanent à la puissance même – sa partie non-actualisable qui l’immunise contre la saturation du champ des forces.
de l’actualité –, et, sans qu’il soit un moment tautologique, il est son opérateur immanent de
recomposition, la métamorphose par laquelle le devenir persiste. 8. La persistance. Conclusion
Parlons donc de la métamorphose de l’événement. La métamorphose tranche l’opposition Hypothèse :
entre les instants comme entités discrètes, discontinues, et la durée en tant que continuum. La Le sujet est donc le nom du point de passage – point de résistance et, désormais, point de
métamorphose n’est pas la relève de cette opposition ; elle n’est pas la synthèse de l’instant et persistance : la co-ïncidence de l’événement et de la métamorphose.
de la durée, de discontinu et de continu. Elle brise cette opposition : elle est la durée de
l’événement, ou bien sa persistance. Par conséquent l’événement est le mouvement de la Le sujet est le point de persistance de l’événement, la courbe du front événementiel qui est à
métamorphose elle-même : il est le mouvement du mouvement, en dépit de l’affirmation concevoir comme front météorologique. Le sujet est dans ce sens la durée de l’événement ou
aristotélicienne dans la Métaphysique, selon laquelle il n’y a pas de mouvement du l’opérateur de la métamorphose : d’une part il est continuum métamorphique, devenir
mouvement. permanent, d’autre part il est force disruptive – événement (de la justice). Toute affirmation
singulière est un acte juste ; toute justice est disruptive.
Hypothèse : Ainsi, la pensée de la persistance – et du sujet en tant qu’événement persistant – tranche l’aporie
Pensons donc le sujet en tant que ce point de passage – le point de la résistance immanent à la politique du sujet, l’aporie de son action. La pensée de la persistance pose aporétiquement (com-
puissance, à partir duquel se déclenche le passage à l’acte ou l’événement. pose) la force disruptive de l’événement-justice – cet universel disruptif, et la continuité-
persistance de la lutte.
7. Du sujet « individuel » au sujet collectif
Si notre deuxième question était : comment plus d’un sujet-événement est-il possible ? – il paraît On peut donc résumer le parcours conceptuel effectué ainsi :
que nous disposons maintenant des instruments conceptuels nécessaires pour articuler une 1. Le sujet n’est ni trop-plein (figure substantielle : individu, souverain) ni creux (pur opérateur formel).
réponse possible. La métamorphose est ce qui ouvre la possibilité de l’événement comme com- 2. Le sujet n’est ni puissance (y compris puissance de se réduire à une unité réfléchissante) ni
position d’événements. L’événement est une com-position de forces, d’intensités événemen- actualité. En termes linguistiques générativistes, le sujet n’est ni compétence ni performance.
tielles ; il n’est pas le devenir-déterminé d’un ensemble potentiel mais un devenir-indéterminé,
qui dé-actualise les ordres factuels, qui les contamine de la puissance événementielle.

10. C’est la raison pour laquelle le sujet-politique, le sujet-événement-métamorphose peut porter


aussi le nom de multitude. La définition spinozienne de la multitude en tant que pluralité qui persiste
9. Cette thèse pourrait ouvrir la voie à un rapprochement possible des enjeux des ontologies de la puis- comme telle serait également la définition exemplaire du sujet. Une pluralité qui persiste dans la
sance et de celles de la résistance, tout en assurant le terrain ontologique de l’affirmation para- métamorphose en tant que métamorphose, ajouterons-nous. |11. Pour le développement de cette thèse je
doxale de Deleuze «La résistance est première». me permets de renvoyer à la première partie du livre L’Altération du monde. Pour une esthétique radicale
(2009, Paris, Nouvelles Éditions Lignes).
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44 | BOYAN MANCHEV CORPUS | 45

3. Le sujet ne relève ni d’une constitution aporétique, d’un geste aporétique constitutif, ni


d’un mouvement d’actualisation. Son événement n’est pas le résultat d’un devenir progressif,
d’une accumulation quantitative ni d’une irruption ex nihilo.
RADA IVEKOVIC
4. Le sujet est opérateur de la résistance immanente à la puissance : de la persistance
métamorphique-événementielle. Le sujet est opérateur de transformation. Le sujet est Subjectivation, traduction,
l’opérateur de la transformation par laquelle la crise immanente du politique persiste et sa
saturation est toujours différée. Or le sujet est un mode – un modus operandi : le sujet est
d’ordre modal.
justice cognitive
9. Post-Scriptum. Sur la transformation actuelle
Faut-il privilégier l’aspect politique du sujet ? Un concept est très fortement lié à son lieu de
Les questions théoriques soulevées dans ce texte se formulent selon l’exigence – et dans
production. Quand il est traduit, son contexte d’origine disparaît ou se métamorphose. En sanskrit,
l’urgence – critique de l’actualité. Or la question décisive dans cette situation de transfor-
où des notions environnantes dessinent en creux ce que ce choix cognitif et de civilisation refusait de
mation irréversible – d’absorption non seulement des puissances de la vie mais du potentiel de
théoriser, il existe la notion de bhoktr : celle/celui qui jouit de, qui participe à ; en « Occident », peu
résistance et de la transformation des sujets politiques – se présente comme ceci : comment
disposé à lire la philosophie « indienne 1 » en termes politiques 2 ce concept n’a été reçu qu’en
persister dans le flux totalisant, dans la fluidité biopolitique et techno-esthétique, comment
esthétique.
résister à l’absorption de la transformabilité de la vie sans abolir la possibilité d’émergence de
En posant le politique comme premier, on implique d’emblée un ordre. Ce choix de civilisation
l’événement-sujet ?
distingue le politique et installe le sujet dans une hiérarchie souverainiste. Il interdit le politique à
Persister dans la réponse donc. Affirmer la persistance des formes de vie à travers la transfor-
ceux qui sont construits en « autres » dans le temps ou dans l’espace. La production des connais-
mation, affirmer la métamorphose des sujets-politique contre la fluidité quasi-substantielle
sances et l’inégalité cognitive sont fabriquées ensemble. La traduction est une politique et une
des nouveaux pouvoirs totalisants, ré-ouvrir et ré-mobiliser la puissance transformatrice de la
technique de résolution de cette inégalité 3. Nous « nous » attribuons le politique et concédons le
praxis politique, non pour poser de nouveau l’exigence de transformer le monde mais pour
prépolitique aux autres. Peter Sloterdijk interroge l’axiome de la primauté du politique4, lié à
transformer sa transformation. On ne persistera dans l’événement-sujet que si on lui fait face
l’histoire des États européens ayant façonné la pensée politique mondiale : l’homme est-il vérita-
à la hauteur de sa propre exigence : celle de la révolution permanente de la métamorphose qui
blement cet animal politique qu’a défini Aristote ? « Nous » en avons universalisé le cliché. Ne
n’est pas une interruption quasi-messianique mais une immanence anarchique – une
pourrait-on traduire entre les modalités ? La traduction, qui laisse certes des restes, devrait
immanence transformatrice qui persiste, (se) creusant toujours plus loin dans le vide de la
krisis, de l’inimaginable d’une justice sans commune mesure, de la liberté tout court.
1. À noter les guillemets que je pratique tout au long de ce texte pour les termes qui pourraient figer
Hypothèse : des contenus identitaires ethniques, territoriaux, régionaux, nationaux, étatiques, politiques. La
désignation, dans le cas de termes entre guillemets, est indicative et allusive plutôt qu’attributive,
Le sujet-événement n’est possible qu’en tant qu’événement-sujet. assignante ou déterminante ; elle reste ouverte, volontairement mobile à mes yeux. « Indien » ne vient
pas forcément d’Inde mais peut venir d’une Inde stéréotypée, « occidental » ne vient pas forcément
d’Occident mais d’un imaginaire. Et d’ailleurs, dire «Inde» de l’Inde ancienne (qu’il faudrait égale-
ment mettre entre guillemets) est très problématique, car cela renvoie à un passé, un imaginaire natio-
nal assez récent. De même pour l’Europe ou l’Occident. Je ne peux donc prendre la représentation comme
fiable. Le subterfuge des guillemets ne résout pas le problème, mais le signale à qui veut bien le voir.
|2. R. Iveković, The Politics of Philosophy, inédit, v. http://www.reseau-terra.eu/article783.html.
|3. Ned Rossiter, Organized Networks. Media Theory, Creative Labour, New Institutions, 2006, La Haye,
NAi Publishers; sur les pratiques de traduction collective ouverte et un manuel fluide pour la traduc-
tion,voir :http://en.flossmanuals.net/OpenTranslationTools/FM_02Jul09.pdf
<http://en.flossmanuals.net/opentranslationtools. Merci à B. Neilson de la référence. |4. Peter
Sloterdijk, Sphères, tr. par O. Mannoni, Vol. 1, Bulles, 2002, Paris, Pauvert ; Vol. 3, Écumes,2005,
Paris, M. Sell et autres ouvrages.
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permettre cependant de viser la justice cognitive indispensable à la révolution épistémologique à l’Internet, des espaces sur la toile, ainsi que la fin annoncée de l’horizon de la souveraineté et de la
venir. Elle a sa politique. On pourra alors peut-être partir d’étymologies croisées, ainsi que des représentation permettent de voir le «reste 8 » : coïncidence avec l’ébranlement relatif du système
intraduisibles qui, grâce au contexte, ne rendent jamais un tout inexprimable. westphalien. Les fonctionnalités de la souveraineté se reconfigurent.
Les philosophies d’Asie n’ont pas été souverainistes ; elles ont évité de théoriser le sujet, ont créé
Prenons l’exemple des concepts « démocratie » et « harmonie », le deuxième étant celui par lequel d’autres univers. Il en a été en partie de même en Europe. Mais la protraction rétrospective de
des discours politiques d’Asie, soutenant un nationalisme, répondent à l’imposition universelle du l’histoire du sujet à l’antiquité (principalement grecque et latine) fut la reconstruction à rebours
premier. Il y a, dans les savoirs et les discours constitués en « Occident », la reconnaissance au premier d’une ligne de pensée comme si elle eut été la seule possible. Ceci édifiait une continuité
(« démocratie ») d’une continuité antique qui le validerait comme universel, en plus de la négation triomphale entre l’antiquité et la modernité (supposées européennes), mais appiquait à la
d’une telle profondeur historique universalisante pour l’« harmonie ». Dialogue de sourds. Les uns modernité pour les autres continents une rupture insurmontable par rapport à leur propre passé.
martèlent l’universalisation inconditionnelle, les autres des « valeurs asiatiques » ambiguës liées aux Dans l’hégémonie cognitive occidentale (partie de son hégémonie politique) dont le résultat est un
nationalismes (même si la notion pourrait en principe se construire autrement) ; les uns et les autres, déficit mondial d’égalité et de justice cognitives, il n’y a, pour les modernes de ces autres
l’exception. Naoki Sakai met un bémol aux résurgences d’identités collectives : « L’insistance continents, aucune continuité reconnue avec leur propre production des savoirs – si ce n’est dans la
culturaliste sur l’intégrité d’une culture ethnique et nationale dans le Reste [du monde] est toujours particularité, l’exception. Ils accèdent à l’universalité moderne mais sous condition. Cette même
assortie de l’obsession clandestine par l’uniformité culturaliste d’une unité putative de l’Occident. rupture introduit, plus généralement, une nouvelle qualité de l’exclusion politique ainsi que son
La rhétorique des valeurs asiatiques est, par exemple, le simple revers du culturalisme eurocentrique changement de paradigme. La mise en place et en forme de ce « seuil » historique est la modernité,
5. » Justement, cette situation pourrait ne pas être un simple renversement du culturalisme européen limite constituée en fonction d’un intérêt historique local, mais universalisé, pensé comme
mais une asymétrie historiquement assise. La « matrice » biopolitique qui est aujourd’hui posée de occidental, l’altérité étant projetée au loin. Ce n’est qu’ex post que le scénario selon lequel on
toutes parts (par les discours sur la biopolitique), non seulement dans les revendications identitaires aurait nécessairement abouti à l’idée de sujet et de souveraineté est apparu comme le seul possible.
mais souvent aussi dans les propos bien intentionnés sur l’exclusion comme exception, ainsi qu’en On projette ainsi vers le passé l’image et l’imaginaire de l’État (sujet et État étant complémen-
philosophie, renvoie en dernière analyse à une distinction intenable entre le prépolitique et le taires), avec une cartographie, forgeant des espaces, des cultures qui ne tomberaient véritablement
politique. Poser la question du sujet, de la subjectivation, c’est être dans une perspective qui l’établit sous ces labels que plus tard. On arrive ainsi à la construction de l’« Occident » et de l’« Orient »,
déjà comme légitime. Elle est « occidentale » par son origine, son imaginaire et par le long processus corollaires de l’État et de la nation.
historique de la mondialisation. Cet « occidentalisme » de l’Occident, il est vrai, disparaît dans et par On ne peut pas exagérer l’importance de la rupture moderne, véhiculée même au-delà du
la mondialisation du fait de la rondeur du globe : l’Occident est désormais partout, il n’est plus lui- colonialisme : une disjonction dans le temps mais aussi un écart entre l’« Ouest » et le « Reste »
même en Occident. D’où notre besoin de guillemets. (Stuart Hall). Non seulement cette disjonction sépare irrémédiablement deux « identités » qu’elle
Toutes les épistémés n’ont pas choisi de déployer la notion de sujet. On peut philosopher sans lui. Il met en place, mais encore, elle n’accorde de continuité cognitive, généalogique et étymologique
y a des manières de procéder par la désidentification ou la dépossession de soi. L’émancipation, la qu’à l’« Occident » ainsi créé. Il n’y a guère de continuité reconnue dans les idées depuis l’antiquité
libération, la délivrance, peuvent être conquises aussi bien par l’identification que par la désidentifi- jusqu’à la modernité qu’occidentale. Les autres continuités s’y épuisent. L’« Occident » est l’un des
cation, par la subjectivation et la désubjectivation 6. Elles peuvent même être poursuivies dans termes de la dichotomie qu’il lance lui-même, ainsi que le lieu de cette dichotomie9. Comme
l’échec et dans la perte 7. La globalisation, la crise des systèmes immunitaires, la divulgation de l’« Europe/Occident » par rapport à l’« Orient », se veut à la fois particulière et universelle, ce qui est
possible grâce à l’hégémonie, l’Europe serait à la fois le « cap » et l’« autre cap10 ». « Orient » et

5. «Specters of the West and the Politics of Translation» in Traces. A Multilingual Journal of Cultural
Theory and Translation, n°1, dir. par Naoki Sakai and Yukiko Hanawa, 2001, Hong Kong University Press, 8. Stuart Hall, «The West and the Rest: Discourse and Power» in Formations of Modernity, dir. par S. Hall
«Introduction» p.IX; ma traduction. |6. R. Iveković, Dame-Nation. Nation et différence des sexes,2003, et B. Gieben, 1992, Cambridge, Polity,p. 275-320. |9. Fethi Benslama, Une fiction troublante, 1994, Éditions de
Ravenne, Longo Editore ; Le Sexe de la nation, 2003, Paris, Léo Scheer. |7. R. Iveković, séminaires au l’Aube. |10. Jacques Derrida, L’Autre Cap, 1991, Éditions de Minuit.
Collège international de philosophie 2007-2008 «Qu’apprendre de l’échec, de la perte?» et 2008-2009 «
Traduire les frontières: traductions, transitions, frontières», http://www.ciph.org/.
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« Occident » sont dans une fausse symétrie. Le deuxième terme est dans certaines des dichotomies vation nationale, elle, y fera son chemin 14 de même que l’État. Cela passe par leur universalisation
(Orient/Occident, femme/homme, etc.) celui dans lequel il y a coïncidence entre l’universel et le qui fait partie du processus même de la mondialisation. On pourrait alors imaginer une intercontex-
particulier. La configuration globalisée a rendu ambiguë une distinction tranchée telle que l’« Ouest tualité en construction aux croisements des épistémés, où des concepts cruciaux seraient repris de
et le reste » ou « Nord-Sud », etc., bien que nous la fassions encore. Les correspondances entre ces part et d’autre, opérables dans les interstices, dans diverses langues et systèmes de pensée.
dichotomies normatives (connues depuis l’Éthique à Nicomaque d’Aristote) ne sont d’ailleurs
qu’apparentes et partielles, mais elles sont efficientes par l’alliance régulière de l’universel au pouvoir Là où les questions sont posées en termes de biopolitique sans que jamais soit invoqué le partage de
11. On y retrouve pêle-mêle celles soutenues par le symbolique ou celles qui ne le sont pas. La force la raison par le genre, là où (de tous côtés !) la nation est le dernier recours de la territorialisation,
du lien, dans les nouvelles hégémonies, dépend aussi du renforcement ou du non renforcement par par-delà le carcan « Est et Ouest », la naissance pourrait être vue (grâce à un don de vie incalculable
le symbolique. Celui-ci se cache, ce qui est consolidé par la construction des langues. Mais le deux et sans dette, hors économie sacrificielle) comme un venir au monde tourné vers l’avenir, construit
n’épuise pas le pluriel… en partage 15. Pas plus que la nation, l’invention a posteriori d’un passé, mais celle, hésitante,
plurielle, d’un avenir sans fondation, celui simplement de l’être arrivés ensemble dans la dispersion,
Ruptures constitutives de la refondation et concepts à importer sans détermination. Il y aurait là à repenser le rapport de la naissance et de la nation pour décloi-
Il y eut en vérité d’autres grandes ruptures constitutives de l’histoire. De notre temps, celle de la fin sonner la première et désamorcer sa corruption par la seconde ! Le fait d’être nés ou « transportés
de la Guerre froide nous a marqués le plus profondément, mais celle de la modernité reste encore ailleurs 16», sous-entend un élément involontaire de « passivité ». Prenons le comme synonyme
paradigmatique et (re)fondatrice. Les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix furent décisives pour d’interdépendance montrant les limites et de la souveraineté et de l’autonomie. C’est aussi une
ce qui est de la première et quelque-chose arrive aujourd’hui à maturation du fait de la mondiali- affaire de karma, qui fait partie du venir au monde ; non pas simplement le sort comme on l’entend
sation qui défait des configurations, des formes d’organisation, d’institution, de socialisation et de parfois en termes de vulgarisation. Il s’agit d’un concept philosophique riche, renvoyant à une
travail ainsi que les certitudes du passé. Des philosophies « occidentales » n’arrêtent pas depuis responsabilité partagée, au sens interpersonnel, social, intergénérationnel, voire inter espèces – la
quelques décennies de mettre en doute ou de disqualifier le sujet, ce à quoi correspondent un solidarité entre les vivants, entre différentes populations, histoires, par-delà les circonstances17. En
délitement de la souveraineté, une révision des idées d’autonomie et de liberté, et une vraie crise ce sens, le karma ne concerne pas un sujet particulier, il affecte tout le monde et il est « contagieux
de la citoyenneté effective. Dans d’autres épistémés, où le concept de sujet soit n’est pas central soit », d’une façon complexe. Il serait utile d’adopter ce concept.
n’existe pas, ces phénomènes ont été vécus autrement. Au lieu de la souveraineté, les « Indiens » et les « Chinois » pensent à partir d’autres figures qui, si elles
Les subjectivités sont sans gloire ni substance en philosophies « indienne » ou « chinoise ». Il en irait de peuvent évoquer des dichotomies, s’emploient à les surmonter (ou bien à les déconstruire par avance
même du politique ou de la souveraineté. En philosophie « continentale » elles ont été la base vitale 18), et que l’on pourrait résumer comme continuité, synthèse, harmonie, voisinage, coexistence,

d’une autonomie garante de citoyenneté et de souveraineté – d’une souveraineté étatique qui finit traversée, traduction, interpénétration, perméabilité… Il s’agit du principe de multiplicité du
par être adoptée aussi en Asie 12. Les subjectivités collectives sont désormais pensées comme identi- devenir plutôt que de l’être, dans le sens d’un manque de visibilité qui fait qu’on ne perçoit
taires, communautaires, néfastes en Europe, mais pas nécessairement en Asie13. Même si l’idée de facilement ni l’ensemble, ni les grandes formes, ni le long terme, mais plutôt les petits contours et les
souveraineté et la philosophie du sujet n’ont pas leurs origines géographiques en Asie, la subjecti-

11. Ainsi Ruth Benedict avait imaginé, à propos du Japon perdant la Seconde Guerre mondiale face à l’Occident, la distinction
entre les «cultures de la honte» (shame cultures), confrontées à un jugement de valeur externe non assimilé, et les «cultures de
la culpabilité» (guilt cultures),«capables» de ressentir la culpabilité et donc une responsabilité (R. Benedict, Le 14. N. Sakai, Traces n° 1. |15. Roberto Esposito, Immunitas. Protezione e negazione della vita, 2002,
Chrysanthème et le sabre, tr. par L. Mécréant, 1998, Éditions Ph. Picquier). Les «cultures de la honte» seraient l’effet de la Einaudi, Turin ; Bíos. Biopolitica e filosofia, 2004, Einaudi. |16. Born(e) across, « traduit »…,
défaite, où les subjectivités se font par la perte, la capitulation. Ukai Satoshi a déconstruit ces certitudes en montrant pour- Salman Rushdie, Shame, 1983, Jonathan Cape Ltd ; en fr. : La Honte, tr; par J. Guiloineau,1998, Plon.
quoi cette séparation tranchée ne tient pas. (U. Satoshi, «The Future of an Affect: The Historicity of Shame», inTracesn° 1,op. |17. Bhikkhu Ñânajîvako, Schopenhauer and Buddhism, 1970, Kandy (Sri Lanka), Buddhist Publication
cit. p.3-36.) |12. Texte inédit de Vidar Helgesen, «Sri Lanka: Conflict Resolution the Post-American Way». Society ; edomil Velja i , Filozofija isto nih naroda, 2 Vols., 1958, Zagreb, Matica Hrvatska ;
Helgesen est secrétaire général d’International IDEA (2009), Stockholm, ainsi que négociateur norvégien dans le Razmedja azijskih filozofija, 2 Vols., 1978, Zagreb, Mladost-Liber ; . Velja i , Ethos spoznaje u
conflit sri lankais, voir www. idea.int. |13. Aihwa Ong, «Citoyennetés en mutation» ici même, et Flexible Evropskoj i u indijskoj filosofiji,1982, Belgrade, BIGZ. Bhikkhu Ñânajîvako est le pseudonyme boud-
Citizenship: The Cultural Logics of Transnationality, 1999, Durham, Duke University Press; Nivedita Menon and dhiste de Velja i . |18. Nagarjuna, Stances du milieu par excellence, tr. de l’original sanskrit, présenté et annoté par
Aditya Nigam, Power and Contestation. India since 1989, 2007, Londres, Zed Books. Guy Bugault,2002, Paris, Gallimard. R. Iveković, « Postface », in Les Figures du respect, Abdelkader Belbahri (dir.), 2008,
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liens en dispersion ou agrégation qui annoncent déjà ce qui se passera en plus grand19. La distinction Dépossessions de soi
radicale entre le prépolitique et le politique est ainsi rendue incongrue. Malheureusement, ce constat Ce qui est pris pour un tournant des sociétés occidentales (post)industrielles – c'est-à-dire le
désactive aussi la puissance du concept du politique... Cette pratique réflexive est possible grâce a un tournant moderne vers les valeurs individuelles (individualistes) – n’a pas la même histoire pour
tournant linguistique précoce survenu au moins dès le bouddhisme, lié à plusieurs paradigmes de une grande partie du monde. La centricité des valeurs individuelles, bien que d’une autre origine, y
doute existentiel par décentrement de soi, en Asie. a toujours existé 25, y compris des valeurs élitistes telles que la liberté intérieure (Inde). Les valeurs
individuelles et collectives en Asie n’ont pas été construites en opposition ; elles n’ont pas suivi le
Politiques de la liberté et libertés politiques modèle de l’exception. Nous gagnerions à assumer le concept de liberté intérieure, et à élargir
Les idéaux politiques (émancipation ; autonomie ; liberté, concept intouchable dans l’imaginaire celui du politique ainsi que son champ. Il s’agit de ne pas poser le politique pour disqualifier.
politique occidental moderne) ont des revers et répondent généralement à une structure binaire20. La traduction entre les deux dimensions permet de ne pas dépolitiser, de prendre en compte des
La colonisation elle-même fut un grand mouvement émancipatoire européen. Pour que l’émanci- externalités imprévues du travail hors son lieu traditionnel, hors l’usine ou les heures réglementaires
pation fût imaginable, une raison commune et « neutre » devait être posée avant elle, non après. Cet ; les réseaux privés des savoirs ; les connaissances – à la fois matière première, capital et subjectivité :
a priori affirme – dans une boucle auto contradictoire pour l’émancipation – la primauté du la force des corps avec les processus de subjectivation dans les migration par exemple26, incluant
politique. Ceci montre l’ambivalence du concept d’émancipation ; selon Ernesto Laclau : « l’espace intérieur avec sa marge de liberté. Plus que tout autre, l’Asie est aujourd’hui l’exemple du
L’émancipation signifie en même temps une fondation et une exclusion radicale ; c'est-à-dire, elle croisement de ces deux lignes. Les valeurs de la liberté intérieure, seulement en apparence
postule, en même temps une raison 21 du social et son impossibilité 22. » Dans les approches apolitique, ne disparaissent point. Pour la philosophie, il s’agit de traduire entre les deux. De
pratiques, thérapeutiques « indiennes », l’émancipation en tant que processus est interdépendance, reconnaître le paradoxe existentiel.
jusqu’au dernier pas vers le vide ou vers le plein (un extérieur). La coupure est moindre, l’a priori La justice cognitive globale est une condition à la justice en général. Une révolution épistémologique
incertain. est annoncée par des « sujets politiques » inédits, en partie échappant à la logique de la représentation
Il faut entendre les sens historique, sociologique, psychologique, économique des concepts de par l’État ou la société civile. Citons l’anthropologue Boaventura de Sousa Santos : « Pour renouveler
liberté dans les langues d’Asie orientale ou d’Inde. Il y existe un très fort idéal de liberté intérieure la pensée épistémologique nous devons commencer par [mettre en évidence] les expériences du […]
23. L’idée de liberté politique y est également historiquement très puissante, liée à l’histoire de la “sud global”. […] [C]es formes de pensée […] élaborent des notions qui ne sont pas disponibles dans
décolonisation. La liberté intérieure pourrait aussi être vue comme politique. Elle est liée de les langues coloniales et dans notre imaginaire. Nous avons besoin de nouvelles idées […] : l’épisté-
manière complexe aux idées de liberté politique, qu’elle n’invalide pas. Mais le politique (dont mologie du Sud est une manière pour saisir la richesse des expériences sociales sans la perdre. » De
toute théorisation est située géopolitiquement) pourrait être différemment réparti. La coupure de Sousa Santos voit la modernité comme une bataille continue pour être inclus dans le contrat social et
la modernité a fait que l’on perçoit rarement la continuité pourtant existante entre la liberté pour accéder individuellement aux contrats par le salariat. Mais nous n’en sommes plus là27.
intérieure, ses formulations historiques, et ses avatars modernes. Le seul lien historique entretenu Au-delà de l’autofondation, il s’agira de retrouver la continuité et la traductibilité de toutes les
et construit épistémologiquement entre antiquité et modernité vaut en général aux yeux de lignes de pensée, et d’enrayer par la traduction la préférence mortifère que la modernité se donne,
l’« Occident » qu’à partir de la Grèce. Quand il s’agit des autres, il est interrompu à la modernité afin d’organiser les conditions de justice cognitive dans la pluralité (et l’inégalité) des langues et
aux yeux d’un savoir « occidental ». La recherche « occidentale » sur les pays non occidentaux en épistémés. La justice cognitive, condition à la fois de l’égalité et de la liberté, sera paradoxale. Et si
relève rarement la dimension politique locale. C’est une manière de se voir elle-même la traduction en est une condition, elle n’en est point la garantie.
conditionnée par l’histoire coloniale 24.

19. François Jullien, Les Transformations silencieuses, 2009, Paris, Grasset & Fasquelle. |20. Paris, L’Harmattan . |21. |25. Louis Dumont, Homo hierarchicus, 1969, Gallimard. |26. Sandro Mezzadra & Brett Neilson, ici même, et leurs
ground dansl’original(matraduction). |22.E.Laclau,Emancipation(s),1996,Londres,Verso,p. 6;enfr.LaGuerredesiden- autres travaux. |27. Entretien: Giuliano Battiston, «Incontro con Sousa Santos – Passaggio epistemologico al Sud
tités, tr. par C. Orsoni, 2000, la Découverte . |23. Maja Mil inski, Strategije osvobajanja, 2007, Ljubljana, Ed. globale», Il manifesto 28-1-2009, p.13.
Sophia. |24.Il pourrait y avoir des pistes concrètes de rapprochement ou de comparaison entres les deux notions
provisoires, apparemment incommensurables (liberté intérieure et liberté collective).
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52 | CORPUS | 53

NANCY FRASER obligations de justice contraignantes qui traversaient les frontières. Aujourd’hui cependant, la
cartographie westphalienne de l’espace politique est en train de desserrer son étreinte. Sa conception
du territoire comme seul fondement de l’assignation des obligations de justice est discutable en tout

Qui compte comme sujet point, certains problèmes étant évidemment transnationaux comme le réchauffement climatique ou
les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés). En prenant comme postulats des conceptions post-
westphaliennes du « qui compte », ils soumettent le cadre westphalien à une critique explicite.
de justice ? La communauté Le « qui » de la justice fait ainsi l’objet de conflits. De fait, le « qui » westphalien est aujourd’hui remis
en cause à partir d’au moins trois points de vue : premièrement, par des localistes et des communa-
des citoyens, l’humanité toute listes qui cherchent à limiter la portée du souci de justice à l’échelle d’unités infra-nationales, comme
les Basques ou les Inuits ; deuxièmement, par des régionalistes et des transnationalistes qui proposent

entière ou la communauté d’identifier le « qui» de la justice à des unités plus grandes, quoique non totalement universelles,
comme l’« Europe » ou l’« Islam » ; et troisièmement, par des mondialistes et des partisans du
cosmopolitisme, qui entendent qu’une considération égale soit accordée à tous les êtres humains. Il y
transnationale du risque ? a par conséquent quatre conceptions rivales du « qui » de la justice qui se heurtent l’une contre l’autre
dans les conflits sociaux actuels : westphalienne, localiste-communaliste, transnationale-régionale, et
mondialiste-cosmopolitique. Étant donnée la violente opposition des conceptions rivales des limites
de la justice, comment définir quels sont ceux dont les intérêts doivent être pris en compte ? La clé
Qui doit être reconnu comme sujet de justice ? Dans des conflits sociaux, qui sont les personnes dont du problème réside selon moi dans la prise en compte simultanée des aspects positifs et négatifs de
les intérêts et les besoins méritent la considération ? Quand il s’agit des luttes pour la redistribution cette situation. D’un côté, une approche viable doit soutenir l’extension de la contestation
économique, la reconnaissance culturelle, ou la représentation politique, quelles sont les personnes qui concernant le « qui », ce qui permet de penser, donc de critiquer les injustices transfrontalières
précisément appartiennent à l’univers de ceux qui se doivent mutuellement la justice ? occultées par le schéma westphalien. D’un autre côté, il faut tenir compte de la difficulté à résoudre
Jusque récemment, pendant la période de la Guerre froide, la question ne se posait pas vraiment, car les disputes dans lesquelles les protagonistes défendent des conceptions incompatibles sur qui doit
les luttes pour la justice se déroulaient sur fond d’un cadre qui allait de soi. À cette époque, on ne être pris en compte. Quel type de théorie peut donner sa place à chacune de ces deux exigences ? La
remettait pas en question le fait que la seule unité au sein de laquelle la justice s’appliquait était l’État réponse que je proposerai peut être résumée ainsi : une théorie adaptée à notre situation actuelle doit
territorial moderne. Cette conception « westphalienne » informait la majeure partie du discours de être à la fois réflexive et discriminante.
justice par-delà des cultures politiques disparates, malgré les références faites aux droits humains, à
l’internationale prolétaire et à la solidarité des pays du tiers-monde. Que la question posée relève d’un 1.De la réflexivité comme critique méta-politique
problème de redistribution, de reconnaissance ou de représentation, des différences de classes, des Pour étayer l’extension de la contestation, la réflexion doit rester ouverte aux revendications selon
hiérarchies de statut ou des asymétries dans l’exercice légitime du pouvoir politique, la plupart des lesquelles des questions de premier ordre pour la justice (soit la distribution, la reconnaissance, ou la
protagonistes présupposaient que la portée de la justice coïncidait avec les limites de leur communauté représentation) n’ont pas été traitées dans le cadre adéquat. Une pensée de la justice doit donc être
politique. Seuls les membres d’une telle communauté pouvaient se reconnaître mutuellement comme réflexive, c'est-à-dire capable de s’élever au niveau supérieur pour examiner le caractère juste (ou
sujets de justice. Cela avait pour effet de limiter radicalement, voire d’exclure complètement les injuste) de cadres différents. Ce n’est que par la réflexivité que l’on peut accéder au niveau « méta » où
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le cadre lui-même est l’objet de disputes et se saisir de la question du « qui » comme question de justice. du « charcutage électoral » aux dépens des pauvres des pays pauvres. Il en résulte une forme particulière
Comment produire la réflexivité nécessaire pour penser la justice aujourd’hui ? La stratégie que je d’injustice que je nomme en anglais « misframing » et en français « malcadrage ».
propose élargit la conception du « quoi » de la justice que j’ai développée antérieurement. Cette La notion de « malcadrage » est une idée réflexive qui possède exactement le type de réflexivité dont
conception est désormais tridimensionnelle, incluant la redistribution économique, la reconnaissance nous avons besoin dans le contexte actuel. Bien que le terme lui-même soit nouveau, l’idée de
légale-culturelle et la représentation politique, le tout englobé par le principe normatif de parité de malcadrage régit implicitement les revendications de nombreux « altermondialistes », même si, bien
participation. Pour clarifier les anormalités du « qui », je me concentrerai sur la dimension de la sûr, ils n’emploient pas le terme. Par exemple, de nombreux activistes du Forum social mondial
représentation. Car la dimension politique s’applique à deux niveaux, que j’appellerai respectivement affirment que le cadre westphalien est injuste dans la mesure où il divise l’espace politique d’une façon
le niveau « politique ordinaire » et le niveau « métapolitique ». Normalement, les théoriciens s’inté- qui empêche les pauvres de pays pauvres de remettre en cause les forces qui les oppressent, tout en
ressent au niveau politique-ordinaire, qui se rapporte aux structures de la représentation au sein d’une protégeant les pouvoirs extraterritoriaux de toute critique et de tout contrôle. Parmi ceux qui sont
communauté politique délimitée. Ici, en revanche, je m’intéresserai plus particulièrement au niveau ainsi mis hors de portée de la justice, on trouve des États prédateurs bien plus puissants et des pouvoirs
métapolitique, qui concerne la division entre les communautés politiques ainsi que la cartographie de privés transnationaux, dont des investisseurs et des créanciers étrangers, des spéculateurs interna-
l’espace politique plus vaste au sein duquel elles sont situées. tionaux et des entreprises transnationales.Toutes ces revendications sont d’ordre métapolitique. Fondé
Les rapports de représentation politique ordinaire sont par principe des problèmes de justice. À ce sur l’idée que les cadrages de premier ordre de la justice peuvent eux-mêmes être injustes, le concept
niveau, les questions peuvent être les suivantes : les rapports de représentation sont-ils justes ? Les de « malcadrage » permet aux porteurs de revendications de poser la question du cadre comme un
règles de décision de la communauté politique donnent-elles une égalité d’accès à la participation aux enjeu de justice.
délibérations publiques et permettent-elles une représentation équitable dans les prises de décision La réflexivité n’est cependant pas en soi une solution. À partir du moment où nous admettons que des
publiques ? Si la représentation politique-ordinaire concerne l’allocation du droit à participer aux injustices de (mal)cadrage peuvent exister par principe, il nous faut des outils pour décider quand et où
décisions politiques parmi les membres de la communauté, la représentation métapolitique concerne, elles existent effectivement. Ainsi, une pensée de la justice adaptée à l’époque actuelle requiert un
quant à elle, la désignation antérieure de ceux qui sont initialement reconnus comme membres. principe normatif discriminant pour évaluer les cadres de la justice.
La représentation métapolitique est, autant que la représentation politique ordinaire, une question de
justice. On peut poser les questions suivantes à ce niveau : les rapports de méta-représentation sont-ils 2.Une défense du principe de « tous les assujettis »
injustes ? Les frontières de l’appartenance politique excluent-elles à tort certains de ceux qui auraient Cela m’amène au deuxième terme de ma proposition concernant le « qui ». Après avoir montré la
droit à avoir voix au chapitre dans les décisions politiques ? La division de l’espace politique en des nécessité de la réflexivité, je défendrai que la théorie doit être également discriminante – au sens où
communautés politiques distinctes prive-t-elle certains de la possibilité de s’engager en tant que pairs elle doit inclure un principe permettant d’évaluer des cadres concurrents. Ce principe est nécessaire
aux côtés des autres dans le traitement de problèmes d’intérêt commun ? Si la réponse à ces questions pour faire face au côté négatif de notre situation actuelle. Après avoir pris en compte le côté positif, en
est « oui », nous avons affaire à ce que j’ai appelé une « injustice métapolitique ». Les injustices métapoli- ouvrant un espace pour accueillir les nouvelles conceptions du « qui », il me faut maintenant faire un
tiques surviennent lorsque les frontières d’une communauté politique sont dessinées d’une manière qui sort au côté négatif, en imaginant la clôture provisoire nécessaire pour en juger.
prive, à tort, certaines personnes de la possibilité de participer aux conflits autorisés sur la justice au sein À quoi pourrait ressembler un principe discriminant d’évaluation des cadres de justice ? Actuellement,
de cette communauté. L’injustice perdure même lorsque ceux qui sont exclus d’une communauté il y a trois propositions principales en lice. La première proposition pour l’évaluation des cadres de
politique sont inclus en tant que sujets de la justice dans une autre, et cela tant que l’effet de la division justice est le principe d’appartenance à la communauté politique. Selon les tenants de cette approche, le
politique conduit à mettre hors de leur portée des aspects de la justice qui les concerne. On peut donner « qui » de la justice devrait être ceux qui appartiennent à un même État comme concitoyens.
comme exemple la manière dont le système international d’États souverains prétendument égaux fait Il existe actuellement différentes variantes du principe d’appartenance politique, selon les différentes
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interprétations de ce que veut dire « appartenir à une communauté politique ». Selon l’une de ces relations sociales moralement pertinentes s’accorde avec des aspects importants de la réalité institu-
interprétations, l’appartenance politique est (ou devrait être) une question de nationalité. Pour les tionnelle existante et avec des identifications collectives largement admises. Cependant cette dernière
partisans de cette approche, comme Michael Walzer et David Miller, la justice trouve des appuis plus force est aussi une faiblesse. En pratique, le principe d’appartenance sert également beaucoup trop
fermes quand l’appartenance politique repose sur un éthos pré-politique partagé, une matrice facilement à ratifier les nationalismes d’exclusion des privilégiés et des puissants, et donc à protéger les
commune faite de langue, d’histoire, de culture, de tradition ou de racines. Pour ces théoriciens, le « cadres établis de tout examen critique. Mais ce n’est pas tout. Par définition, cette approche ne peut
qui » de la justice est tout simplement la nation. D’autres théoriciens de l’appartenance rejettent cette même pas entrevoir la possibilité que, dans certains cas, le cadrage westphalien de la justice puisse être
interprétation, pour être raciste, historiquement fausse, et inadaptée au caractère plurilinguistique et en soi injuste. Excluant de fait par avance la possibilité du malcadrage, elle est incapable d’accueillir
multiculturel des États modernes. À leurs yeux, l’appartenance politique n’a pas besoin de reposer sur équitablement les revendications qui pré-supposent des définitions du « qui » non-hégémoniques.
des traits communs pré-politiques. Il est plus pertinent de la concevoir entièrement comme une Perdant la réflexivité nécessaire pour traiter ces revendications, le principe d’appartenance ne parvient
relation politique. Selon cette seconde interprétation, portée par Will Kymlicka et Thomas Nagel, pas à satisfaire les exigences d’une théorie actuelle de la justice. Pas étonnant, en conséquence, que de
entre autres, on appartient à la communauté politique simplement en vertu de la citoyenneté. La nombreux philosophes et activistes aient cherché une approche plus critique. Certains ont préféré ce
citoyenneté est en elle-même, indépendamment de l’identité nationale, suffisante pour établir la que j’appellerai le principe humaniste. À la recherche d’un principe plus « inclusif », les partisans de
relation nécessaire pour avoir le statut de sujet de la justice. Le « qui » de la justice est alors tout cette seconde approche, par exemple Martha Nussbaum, proposent de résoudre les disputes sur le «
simplement l’ensemble des citoyens. Les différences entre ces variantes importent moins ici pour mon qui » en prenant comme critère le statut de personne. Selon eux, ce qui fait d’une collection
propos que leurs points communs. Or, ce qu’elles partagent, c’est la conviction que c’est la condition d’individus des sujets qui se doivent mutuellement justice est la possession commune de certains traits
de co-appartenance à la même communauté politique délimitée qui fait d’une somme d’individus des propres à l’humanité. Ce que sont ces traits exactement est, cependant, objet de débat, dans la mesure
sujets qui se doivent mutuellement justice. Pour tous ces penseurs, le raisonnement sous-jacent est où les théoriciens humanistes s’opposent quant à la question de savoir s’il faut mettre en avant plutôt
plus ou moins le suivant : la justice est par définition un concept politique. Les obligations qui en l’autonomie, la rationalité, l’utilisation d’une langue, la capacité à former et poursuivre une idée du
découlent ne s’appliquent qu’à ceux qui sont dans une relation politique les uns avec les autres. La bien, ou encore la vulnérabilité à la blessure morale, entre autres. Plutôt que de définir précisément «
détermination du « qui » de la justice dépend ainsi de ce qui peut être tenu pour une relation politique l’humain », il faut souligner l’idée que ceux qui possèdent ce trait caractéristique font partie du même
proprement dite. La réponse est, pour les théoriciens de l’appartenance, la coappartenance à une « qui » de la justice. La première chose que l’on peut remarquer du principe humaniste est qu’il nous
communauté politique conçue sur le modèle westphalien. Thomas Nagel nous propose peut-être fournit une perspective critique sur le nationalisme d’exclusion. Parce que celle-ci délimite le cadre de
l’explication la plus développée de ce point. Ce qui fait une relation politique proprement dite, justice sur la base du statut de personne, elle est capable de traiter des revendications qui présupposent
affirme-t-il, c’est la sujétion commune à une autorité politique qui exerce un pouvoir cœrcitif au nom des conceptions non-hégémoniques du sujet de la justice. On peut s’inquiéter cependant de ce que le
de ses membres et dont les actes engagent forcément leur volonté. Seules les relations entre les principe humaniste n’est pas vraiment réflexif. Le problème est qu’il opère à un tel niveau
membres d’un tel ensemble peuvent être tenues pour des relations politiques. Le seul « qui » de la d’abstraction que l’on est incapable d’identifier ce qui s’ensuit dans une configuration particulière.
justice légitime est westphalien. Que faire de cette approche ? La première remarque que l’on peut Déployé depuis une position dominante, ce principe accorde indistinctement un statut à chacun par
faire est que le principe d’appartenance fonde les obligations de justice dans une relation sociale rapport à tout. Adoptant le cadre « taille unique » de l’humanité toute entière, il exclut le possibilité
spécifique. Le principe d’appartenance a ainsi l’avantage d’exprimer un sens fort de la socialité que des questions différentes puissent nécessiter différents cadres ou différentes échelles de justice.
humaine. Sans recourir à l’invocation abstraite de l’« humanité », il soutient que toute définition Le problème principal, je pense, provient du fait que le principe humaniste ne prend pas en compte les
tenable du « qui » de la justice doit s’articuler avec la compréhension d’eux-mêmes qu’ont ceux qui le relations sociales actuelles ou historiques. Négligeant ces questions avec désinvolture, il est, à cet égard,
constituent. De plus, le principe d’appartenance a l’avantage du réalisme. Sa définition du type de l’antithèse du précédent. La théorie de l’appartenance cherchait à fonder les obligations de justice sur un
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type de relations sociales trop restrictif, mais celle-ci assigne ces obligations sans aucune considération de consiste à définir une classe d’êtres qui partagent une propriété commune, indépendamment de leurs
ces relations. Elle fait donc peu de cas des formes de vie qu’elle entend réguler et de la manière dont se interconnections. Contrairement à cette approche, il partage la visée des théories de l’appartenance
comprennent eux-mêmes ceux sur lesquels elle prétend faire peser ces obligations. En voulant qui implique de fonder les obligations de justice sur les relations existantes. Cependant, les partisans de
constituer le « qui » de la justice sans considération pour ce qu’en pensent ceux qui en font partie, une ce troisième principe rejettent dans le même temps la manière dont la théorie de l’appartenance
telle proposition paraît négliger joyeusement l’autonomie de ses sujets. L’abstraction hautaine de définit les relations sociales moralement pertinentes. Estimant que la nationalité et la citoyenneté sont
l’humanisme explique peut-être ses affinités historiques avec l’impérialisme. Il serait faux de postuler ici toutes deux des définitions trop restrictives, ils cherchent à agrandir les limites de la justice de façon à
une relation de nécessité, mais il pourrait bien y avoir un lien souterrain entre cette « conception venue inclure ceux dont les actions s’affectent les uns les autres.
de nulle part » que cette approche suppose et le « quelque part » relativement puissant d’où elle provient À première vue, ce principe semble donc éviter les faiblesses des deux précédents. Cependant il est
généralement. Il ne s’agit pas d’affirmer ici que les défavorisés ne formulent pas parfois leurs revendi- déroutant par son objectivisme. En concevant les relations qui déclenchent les obligations de justice en
cations dans la langue d’une humanité commune. Mais comme Hannah Arendt l’a judicieusement termes de causalité, il néglige la force constitutive des médiations sociales. De plus, dans sa version
remarqué, faire appel à la justice au nom de l’humanité abstraite, c’est admettre implicitement que l’on utilitariste, on peut contester son caractère scientiste. En réduisant la question du « qui » à la question de
a droit à peu de chose, sinon à rien, sur la base des relations actuelles avec les puissants et les privilégiés. « qui est affecté par qui », le principe de « tous les affectés » la traite comme un pur problème empirique,
Cela a pour effet, lorsqu’il s’agit d’une relation de prédation ou d’exploitation, d’occulter des faits qui pourrait être réglé par les sciences sociales. En réalité, on ne peut se décharger de la question du «
essentiels sur le monde dans lequel les revendications de justice émergent. En ce sens, le principe qui » sur les experts en sciences sociales de la causalité structurelle. De manière générale, le principe de
humaniste peut sembler exprimer, voire ratifier, le point de vue des puissants et des privilégiés.Affirmer « tous les affectés » est en proie au reductio ad absurdum opéré par l’effet papillon. Incapable d’identifier
que « toutes les questions de justice concernent nécessairement tout le monde » relève autant d’un a les relations sociales pertinentes moralement, il traite toutes les connections causales comme si elles
priori que de dire que « toutes les questions de justice sont nécessairement d’ordre national ». Dans les étaient également significatives. Il n’évite pas le mondialisme « taille unique » qu’il critiquait. Ce principe
deux cas, le problème est toujours tranché par avance, ce qui implique l’abdication de la capacité à échoue donc également à fournir une norme défendable pour déterminer le « qui » de la justice dans
questionner de manière réflexive les cadres de justice. C’est pourquoi il est compréhensible que de notre époque.
nombreux philosophes et activistes rejettent à la fois le principe humaniste et le principe d’appar- Étant donnés les défauts respectifs de l’appartenance, de l’humanisme et du fait d’être affecté, quel type
tenance. Cherchant à éviter des approches qui prétendent régler par avance toutes les questions, ils de principe discriminant peut nous aider à évaluer des cadres rivaux ? Je propose de soumettre les
préfèrent un troisième principe selon lequel «tous ceux qui sont affectés sont des sujets de justice ». (Après, accusations de malcadrage au principe selon lequel tous ceux qui sont communément assujettis sont des
le principe de « tous les affectés ».) Pour les partisans du principe de « tous les affectés », ce qui fait d’un sujets de justice. (Je l’appellerai le principe de « tous les assujettis ».) Selon ce principe, tous ceux qui
groupe de gens des sujets qui se doivent mutuellement justice, c’est leur co-intrication objective dans un sont soumis à une structure de gouvernance donnée doivent avoir un statut moral en tant que sujets de
réseau de relations causales. Le « qui » de la justice est ainsi fonction de l’échelle des interactions sociales. justice pour toutes les questions qui concernent cette structure. Selon cette conception, ce qui fait d’une
Comme celle-ci varie d’un cas à l’autre, il en va de même pour le « qui ». On peut également distinguer collection de gens des sujets qui se doivent mutuellement justice, ce n’est ni la citoyenneté partagée, ni
différentes variantes dans cette approche. Peter Singer en propose une version utilitariste-empiriste, la nationalité, ni la possession commune du statut abstrait de personne, ni le simple fait de l’interdé-
tandis que Jürgen Habermas l’intègre dans son célèbre principe « D » de l’éthique de la discussion. Mais pendance causale, mais plutôt leur assujettissement commun à une structure de gouvernance qui établit
là encore, leurs différences importent moins que leurs points communs. Le point crucial de cette les règles de base qui gouvernent leur interaction. Le principe de « tous les assujettis » fait coïncider la
position, c’est l’identification du « qui » de la justice à une « communauté de risque ». Ceux qui « portée du souci moral avec celle de l’assujettissement, quelle que soit la structure de gouvernance. Ce
comptent » sont ceux dont les actions ont des effets les uns sur les autres et s’affectent mutuellement. principe rejette ainsi également l’indifférence humaniste envers les relations sociales. Comme les
La première chose que l’on peut remarquer est que ce principe évite la stratégie humaniste qui principes d’appartenance et de « tous les affectés », il affirme que les obligations de justice émergent des
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relations sociales. À la différence du principe de « tous les affectés » cependant, il rejette l’idée qu’une permet ainsi de percevoir les injustices de malcadrage. À la différence de l’humanisme, il dépasse le
simple interdépendance causale constitue une relation suffisamment robuste pour enclencher des mondialisme abstrait, dans la mesure où il prend en compte les relations sociales. Et, à la différence du
obligations de justice. Comme le principe d’appartenance, il affirme plutôt que cette relation doit être principe de « tous les affectés », il évite l’indifférenciation suscitée par l’effet papillon en identifiant les
politique. Mais à la différence de celui-ci, il rejette l’assimilation exclusive des relations politiques à la co- types de relations sociales moralement pertinents, à savoir, l’assujettissement commun aux structures de
appartenance à un État westphalien. Du point de vue du principe de « tous les assujettis », les relations gouvernance. Loin de substituer au « qui » westphalien un « qui » unique qui engloberait tout le monde,
politiques qui enclenchent des obligations de justice existent chaque fois qu’un ensemble de personnes le principe de « tous les assujettis » milite contre le cadrage modèle « taille unique ». Capable de
est assujetti à une même structure de gouvernance qui établit les règles de base de leur interaction. distinguer une pluralité de « qui » pour différents buts, le principe de « tous les assujettis » nous dit où et
Bien sûr, tout dépend de la manière dont on interprète l’expression « assujettissement à la structure de quand appliquer quel cadre.
la gouvernance ». Je donne à cette formule un sens large, qui inclut les relations à des pouvoirs de
différents types. Les structures de gouvernance ne se réduisent pas aux États, mais incluent également Conclusion
les instances non-étatiques qui génèrent les règles effectives qui structurent de larges pans des De manière générale, je propose donc de traiter des conflits du « qui » en soumettant les revendications
interactions sociales. Les exemples les plus évidents sont les instances qui dictent les règles de base de contre les injustices de malcadrage au principe de « tous les assujettis ». Cette approche, à mon sens,
l’économie mondiale comme l’Organisation Mondiale du Commerce et le Fond Monétaire peut éclairer les conflits de justice qui impliquent des conceptions rivales du « qui ».
International. Mais on pourrait donner beaucoup d’autres exemples, comme les structures transna- Cependant, plus encore que les détails de cette proposition, ce qui est important c’est sa structure
tionales gouvernant les régulations environnementales, le pouvoir nucléaire et atomique, la police, la conceptuelle générale. Ce qui est ici crucial, c’est que cette approche est à la fois réflexive et discri-
santé et les administrations qui font appliquer les lois civiles et pénales. Dans la mesure où ces instances minante. Elle combine le questionnement réflexif sur les cadres de justice avec un principe évaluateur
régulent les interactions de vastes populations transnationales, on peut dire qu’elles assujettissent ces discriminant. De cette manière, elle prend en compte à la fois les côtés positifs et négatifs de la
dernières, même si ceux qui décident de ces règles ne sont pas responsables devant ceux qu’ils situation actuelle. En soumettant les cadres proposés au principe de « tous les assujettis », elle nous
gouvernent. Étant donnée cette conception large des structures de gouvernance, le terme d’« assujettis- permet de peser leurs mérites relatifs. Ainsi, cette approche est pleine de promesses pour la clarifi-
sement » doit lui aussi recevoir une acception large. Il ne doit pas être restreint à la citoyenneté formelle, cation des disputes sur le « qui ». Cependant, ce qu’il y a de plus important ici, c’est le problème
ni même à la condition plus large de se trouver sous la juridiction d’un État, il inclut aussi les conditions général que j’ai mis en évidence. Dans la situation actuelle, les présupposés tenus pour allant de soi sur
supplémentaires d’être soumis au pouvoir coercitif des formes de gouvernance non-étatiques et trans- le « qui » de la justice n’ont plus aucun caractère d’évidence. Ces présupposés doivent donc être eux-
étatiques. Ainsi compris, le principe de « tous les assujettis » offre une norme critique pour évaluer la mêmes soumis à la discussion critique et à la réévaluation. Dans ces discussions, il faut éviter deux
justice ou l’injustice des cadres. Un problème est bien cadré si, et seulement si, tous ceux qui sont écueils. D’un côté, on doit résister à la tentation réactionnaire et finalement vaine de se raccrocher à
assujettis aux structures de gouvernances qui régulent les dimensions pertinentes de l’interaction sociale des présupposés qui ne sont plus pertinents, comme le cadre westphalien. D’un autre côté, il ne s’agit
reçoivent une considération égale. En outre, pour avoir droit à cette considération, il n’est pas nécessaire pas de célébrer la contestation, comme si celle-ci était en soi une libération. Ici j’ai essayé de construire
d’être déjà un membre accrédité de l’instance en question ; il est seulement nécessaire d’y être assujetti. une position alternative capable de reconnaître l’incertitude de « qui » comme l’horizon de toutes les
Les Africains sub-sahariens qui ont été déconnectés de l’économie mondiale par l’effet de règles luttes actuelles contre l’injustice. Ce n’est qu’en tenant compte à la fois des périls et des espoirs
imposées par des structures de gouvernance doivent ainsi être pris en compte en tant que sujets de la suscités par cette situation que nous pouvons réduire les immenses injustices qui envahissent notre
justice en rapport avec celles-ci, même s’ils ne sont pas reconnus officiellement comme y participant. monde aujourd’hui.
Le principe de «tous les assujettis » remédie aux principaux défauts des principes précédents. À la
Traduit de l’anglais par Delphine Moreau
différence de l’appartenance, il perce des brèches dans le bouclier d’un nationalisme d’exclusion et
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FRANCISCO NAISHTAT l’intérêt de garder pour le champ du politique un terme miné – celui de subjectum – que les sciences
humaines ont contextualisé, en éclairant sa dépendance à l’égard de structures plus originaires du
comportement humain, comme le langage et la sexualité ? De quel tour de prestidigitation ne risque-

Sujet du politique, t-on pas de nous créditer à vouloir restaurer une catégorie que la philosophie contemporaine au sens
large, et la philosophie postmoderne en particulier, ont déconstruit radicalement, en rendant
explicite son ressourcement dans des catégories métaphysiques, voire théologiques ? Est-ce par le
politiquement sujet geste de rouvrir le chantier philosophique du sujet qu’on peut s’attendre à interroger le politique en
opposition au fond mythique et chosiste d’une civilisation moderne qui semble avoir exclu les mots
émancipation et révolution de son lexique politique ? N’y aurait-t-il pas cependant en attente une autre
notion du sujet, non inscrite dans la perspective seulement négative ou debole du penser
Nous sommes ici invités à décliner la notion de « sujet » en tenant pour acquises les critiques du sujet
postmoderne ? Et cette notion du sujet n’est-elle pas appelée dans la question même des sujets du
qui se sont exprimées dans la philosophie contemporaine. Cela fait déjà longtemps, en effet, que
politique qui traverse l’argumentaire de cette rencontre, et qui serait expectante d’un tournant
notre époque a fait la critique des apriorismes transcendantaux qui faisaient du sujet une contrepartie
politique sur la question même du sujet, le libérant des hypothèques philosophiques pesant sur le
a priori de l’objet, et de l’expérience un domaine d’objectivité, perçu comme un face-à-face sujet-
subjectum ?
objet, au lieu d’un vécu entremêlant constitutivement sujet, monde et autrui. Le sujet dit postmoderne,
Cela nous mène peut-être à la notion de subjectivité. Elle est ce qui reste une fois qu’on a passé la
si on peut faire usage de ce raccourci, n’est pas le pendant du monde ni d’autrui, car il est déjà dans
question du sujet au crible de la critique contemporaine : généalogie, psychanalyse, post-structu-
le monde et avec les autres de manière telle qu’il en résulte intrinsèquement affecté et conditionné.
ralisme, déconstruction. Du sujet, il nous reste alors ce résidu faible mais cependant en excès sur ses
Son caractère impur et décentré, mêlé à des structures hétérogènes et au monde environnant, a été
conditions structurelles. Mais qu’est-ce au juste que la subjectivité vue du lieu d’une certaine décons-
dégagé non seulement dans la déconstruction philosophique du sujet moderne, mais aussi dans les
truction du sujet ? Si le subjectum renvoyait à un substrat clos de l’expérience, au vis-à-vis substantiel
disciplines avoisinantes : la psychanalyse, l’anthropologie, l’ethnologie, la linguistique, les sciences
du flux temporel, à une maitrise sur une expérience externe qui lui était opposée terme à terme dans
sociales. L’expression foucaldienne « mort de l’homme », corollaire logique d’une « mort de Dieu »
la dualité sujet-objet, la subjectivité nous apparaît, quant à elle, comme un lieu de mélanges ; n’étant
qui a répandu son effet corrosif au-delà du Dieu transcendant de la théologie, pour atteindre à son
alors ni pure ni originaire et excédant toujours l’ordre et la structure par qui d’ailleurs elle se révèle
tour l’homme divinisé et destiné à le remplacer dans l’idéologie humaniste de la sécularisation
strictement conditionnée, elle n’existe qu’au prix des scissions, des manques et des impuretés :
européenne, exprime cette coupure épistémique et ontologique de notre contemporanéité. La mort
assaillie par l’inconscient, portée par le langage, toujours mêlée au monde, aux corps et à autrui
de Dieu, la mort de l’homme et la fin des métarécits sont comme les trois schibbolets d’une postmo-
d’une manière constitutive, la subjectivité n’existe que faible : scindée, particulière, contingente,
dernité qui n’a pu se reconnaître tout d’abord que négativement, comme porte de sortie de la
agonale. Elle excède toujours cependant les structures qui la rendent possible, en dégageant une
modernité. Ce qui se profile alors comme enjeu ici est la possibilité de penser le sujet du politique au-
dialectique qui retourne au politique : il n’y a de subjectivité politique, voire de subjectivité tous
delà du « sujet» et le politique au-delà du «sens ».
azimuts que par une politique du sujet. Dans cette dernière expression, l’article partitif n’indique
plus que le politique est l’instrument du sujet et celui-ci son substrat, qui le précède, le possède ou le
1. Sujet et subjectivités : un tournant affirmatif
transcende, mais signale au contraire que le sujet n’est qu’au prix d’une subjectivation qui renvoie à
Mais si la critique du sujet moderne est admise et si son chantier philosophique ne semble promettre
une politique sinon au politique.
rien de neuf aujourd’hui, quel serait alors l’intérêt de revenir ici sur la question du sujet ? Quel serait
Le politique, en effet, est le mode de cette ipséité – certes faible et non essentialiste – qui nous rend
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politiquement sujets – pour donner ici une expression qui retourne, en le réinterprétant, le motif de Politische). C’est Carl Schmitt, qui, le premier, a utilisé cette expression, le politique (das Politische),
cette rencontre. C’est en effet par le concept d’une politique du sujet que le motif du sujet du politique certes en rapport avec sa propre conception de l’essence du politique à partir de la notion de la
nous semble pouvoir être dégagé sans sombrer dans les hypothèques du subjectum. Tant que le sujet bipolarité ami-ennemi, mais d’une manière qui produit une distinction radicale entre la politique, en
demeure en amont du politique, comme subjectum ou comme souverain, il en est la substance tant que système d’administration de l’État, et le politique, en tant que champ agonal, donnant lieu à
essentialisée, achevée et fermée, mais dans le cas contraire, on le pressent comme le possible du un mode de subjectivation. S’appuyant sur sa conception du politique, Schmitt a pu reformuler ainsi
politique, au sens où il peut être à la fois son expression et sa possibilité plus radicale, certes les thèses sur la dépolitisation de la société séculière moderne, déjà ébauchées dans sa Théologie
contingente, ouverte, scindée et agonale. Le sujet faible est radicalement politique, n’ayant pas de Politique (1922) dans des termes qui les rapprochent de la critique wébérienne de la bureaucratisation
garde-fou en amont du politique qui fonde son identité. Ce n’est donc que sur fond d’une certaine de l’État, à savoir, l’atrophie de la décision politique produite, paradoxalement, par la dynamique
différence ontologique, si on nous permet ici de nous servir de cette expression bien connue même de la sécularisation et de la rationalisation, qui a rendu possible la souveraineté moderne, mais
d’Heidegger, entre la politique, comprise comme Gestell, dispositif, administration de l’État, et le qui s’assortit à terme d’une immanentisation de la transcendance, vidant le politique de tout
politique, enveloppant des formes d’auto-compréhension du sujet politique, que peut s’éclaircir le contenu, et finissant par l’identifier à une machine légale-administrative et auto-réglée, dont la
motif du sujet du politique, si toutefois la forme sujet est passée au crible d’une dés-essentialisation. Le prévisibilité et la rationalité dissimulent l’exceptionnalité existentielle du politique et sa contingence
titre même de cette rencontre, sujet du politique, semble d’ailleurs nous inviter à assumer cette radicale.
différence ontologique. Nous verrons cependant que cette idée d’une différence ontologique On voit que l’idée même d’une compréhension du politique sous la forme existentielle d’une subjec-
partageant le domaine politique, entre, d’une part, la politique (au sens ontique) et, d’autre part, le tivation, c'est-à-dire d’une différentiation agonale du sujet, ne fait pas du politique une propriété
politique (au sens ontologique), n’est pas libre à son tour du risque d’une certaine essentialisation. Le inerte ou ontique du sujet mais, inversement, fait du sujet une expression du politique. Cette idée est
risque est grand en effet de voir se substituer une certaine essentialisation romantique du politique à inséparable de la facticité radicale du politique en tant que trésor susceptible de se perdre, d`être
l’essentialisation moderne du sujet, substitution d’autant plus périlleuse qu’elle nous ferait retomber abandonné ou oublié sous l’ontification écrasante de la machine administrative moderne. Cette
dans une glorification traditionaliste d’une origine perdue, nous faisant perdre de vue les conditions tonalité wébérienne, un brin romantique, fera son chemin chez des penseurs aussi divers que
empiriques contemporaines dans lesquelles une politique du sujet et un sujet du politique peuvent Schmitt, Freud et Arendt. Ce qui nous importe, c’est que le politique cesse d’être une détermination
être dialectisés radicalement. Or, c’est précisément au prix de cette essentialisation du politique que instrumentale du rapport ontique de l’homme au monde, pour devenir, sur le plan de l’existence
nous voyons apparaître dans la pensée politique du XXe siècle (aussi bien chez Heidegger, Schmitt, finie de l’homme, une essence pleine de signification, qui pourrait néanmoins se perdre sous les
Freud et certains aspects de la première pensée d’Hannah Arendt) le thème de cette différence rouages bureaucratiques de l’État moderne et de la société des masses. De cette manière, le sujet
ontologique. C’est alors en nous en distanciant, non sans appeler paradoxalement aux possibilités devient un porteur faillible du politique, comme porteur d’une signification et d’une destinée bien
radicales qu’enferme le dernier retour d’Hannah Arendt sur le jugement esthétique kantien, que particulière. Or cette évocation d’une matrice distinctive et essentielle du phénomène politique, au-
nous pourrons, nous semble-t-il, indiquer une direction vidée de tout essentialisme. Mais nous delà de ses manifestations historiques contingentes qui se combinent, aussi bien chez Schmitt que
devrons d’abord parcourir brièvement la redécouverte contemporaine de cette différence chez Arendt, avec la thèse d’une déchéance moderne du politique, non sans rapport avec l’idée
ontologique dans la politique : la distinction entre la politique et le politique. heideggerienne de l’origine (Ursprung) abandonnée et de l’inauthenticité (Uneigentlichkeit), est
redevable d’une tonalité romantique porteuse d’un certain essentialisme. Ce n’est plus seulement ici
2. Le politique et la politique le motif wébérien bien connu de la cage de fer bureaucratique (Weber) en opposition à laquelle le chef
Si nous devons à la pensée du XXe siècle la critique du sujet sur fond d’explicitation de la subjectivité, charismatique devient le seul capable de rouvrir le politique, mais c’est déjà cette tonalité de
nous lui devons aussi la critique de la politique (die Politik) sur fond d’explicitation du politique (das l’authenticité (Eigentlichkeit) coutumière du langage heideggerien.
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En ouvrant, en effet, sa perspective herméneutique du politique par l’idée même du monde rienne dans lesquelles Arendt puise ses distinctions ontologiques entre l’oikos et le politique, voire
commun et de l’espace public d’apparition (Arendt, 1958), Arendt reformule implicitement le entre le social et le politique. Nous retrouvons ainsi chez Arendt, au niveau propre de la phénomé-
thème de la différence ontologique, à savoir, d’une part le plan ontique de la science politique, en tant nologie politique qui est la sienne, mais déclinée d’une manière bien différente, la perspective de
que science du gouvernement (ensemble de savoirs déductifs, prédictifs, à caractère instrumental, l’authenticité et de l’inauthenticité qu’Heidegger avait introduite à propos du Dasein 1. Si l’hermé-
portant sur l’administration et la gouvernance de l’État) et, d’autre part, le politique, en tant neutique politique du sujet selon ce décentrement vectorisé par l’espace d’apparition permet de
qu’espace d’apparition, compris comme domaine de praxis, de pluralisme et de différenciation. Le conjurer la dérive logocentrique et monologique qui découle d’une politique vue comme lutte
politique n’est donc pas chez Arendt de l’ordre de l’économie (oikos), de l’instrumentalité stratégique des sujets politiques pour la domination et l’hégémonie dans le corps social, d’autre part,
(comprenant les dispositifs de la violence), du zoé (la vie en tant que travail et reproduction), mais de elle semble réduire le politique à un registre de témoignages et de traces biographiques sans prise sur
l’ordre du souci du monde commun puisé dans la source de la praxis aristotélicienne. Le politique n’est un monde dont nous ressentons l’oppression et l’injustice. Arendt montre très explicitement que la
donc pas finalisé en vue d’un but extrinsèque pour lequel il ne serait que l’instrument et le moyen, transformation politique de la société, qui relève d’une politique conçue comme lutte pour l’éman-
au sens d’une lutte stratégique ou simplement d’une ingénierie sociale, mais il est bien plutôt un cipation et dont les luttes anticoloniales ont été quelques-unes des expressions essentielles du siècle
mode d’existence ayant sa fin en lui-même. En dévoilant ainsi le politique comme domaine de l’agir dernier, n’est pas le fait de son idée de l’isegoria, pensée toujours, à la manière grecque, toujours au-
en commun, se dévoile en même temps chez Arendt le sujet faillible du politique comme celui qui à delà de la nécessité, à partir d’un seuil de liberté et d’égalité partagées. Arendt présuppose donc la
chaque fois se différentie dans la praxis à travers l’espace public. Ce sujet du politique n’a dès lors rien distinction entre les processus de libération et d’émancipation, qui relèvent du social pré-politique, et
à voir avec un subjectum essentialisé qui préexisterait au politique en le maîtrisant à la manière d’un l’exercice du politique proprement dit, puisant sa possibilité au-delà d’un seuil acquis – et
instrument de domination qui est transcendé par le sujet. Car le sujet se différencie lui-même thésaurisé – de liberté et d’égalité.
comme porteur fini, fragile et faillible du politique. En ce sens Arendt oppose de manière très
suggestive la violence, comme notion si l’on peut dire ontique, portant sur les dispositifs de la 3. Politiquement sujet
domination et régie par la logique instrumentale de la nécessité, et le pouvoir, comme notion si l’on Arendt a pourtant élaboré, dans la dernière période de sa vie, et en laissant cette réflexion inachevée,
peut dire ontologique, portant sur la capacité des hommes d’agir ensemble dans le souci d’un monde la notion de jugement, selon le traitement kantien du jugement réfléchissant. Cela lui a permis de
commun. revenir sur le politique en prenant de fait une distance avec le noyau premier de sa réflexion. Elle
Ceci dit, en déclinant la différence ontologique sur le plan d’une phénoménologie politique Arendt reformule le politique à partir de la capacité humaine de jugement, en tant qu’interaction entre un
pousse son ontologie politique au bord d’un précipice, où le politique, réduit à une herméneutique singulier toujours radicalement nouveau et un universel qui se pense à partir de l’exemple de celui-
de la différentiation intersubjective dans l’espace d’apparences, se tient au bord d’une esthétisation ci. Certes, nous ne pouvons pas reconstruire ici cette doctrine du jugement ni l’usage qu’en fait
narrative et d’une essentialisation qui le soustrait de la nécessité sociale et de la lutte pour l’égalité et Arendt, mais nous pouvons l’indiquer comme l’expression d’une autre perspective du politique, à
la liberté, voire de la lutte pour la justice, manquant ainsi les combats émancipateurs pour l’accès à l’écart de tout essentialisme, et permettant une dialectisation entre les plans de la liberté et de la
une citoyenneté active et pour un monde plus juste. Ce risque nous semble en effet conditionner les nécessité qui se trouvent absents de son ébauche du politique que nous avons esquissée
catégories arendtiennes elles-mêmes dès lors que la frontière qu’Arendt établit entre le politique et précédemment. Le jugement esthétique kantien permet en effet à Arendt de relier d’une manière
le social, enferme le politique dans un espace aristocratisant, à distance des besoins sociaux, en une radicalement nouvelle la production de signification politique et l’espace d’interaction. En effet, ce
sorte de dépuration conceptuelle du politique qu’Arendt place de manière très explicite dans n’est plus sur la tradition, au sens aristotélicien de la philia politiké et de la Koinonia, qu’est fondée à
l’héritage de l’iségoria et de la liberté grecques. Les dichotomies qui en résultent sont redevables présent l’intervention politique mais sur le sensus communis, tel que Kant l’élabore dans sa troisième
d’une exigence extrême, inspirée de la tradition aristotélicienne et de sa réappropriation heideggé- Critique à partir du jugement esthétique, et qui rend possible le jugement en situation, en tant que

1. Certes ce n’est pas la même chose : alors que Heidegger centre son Eigentlichkeit sur une idée du propre à soi
(Selbstständigkeit)enoppositionàl’impropre(Uneigentlichkeit),quiestceluidelapublicitéliéeàl’impersonnel«on»(Das
Man) (Heidegger, 1927), Arendt ouvre au contraire le politique comme pluralité sur la sphère publique, en tant qu’espace ouvert
d’apparences (the public), seul à même de conduire la signification politique, en devenant le véritable vecteur de sens et de
différentiation plurielle. Mais d’autre part, il faut reconnaître que ce public est sillonné chez Arendt par des standards
sélectifs plaçant trop haut la côte d’une politique qui se veut au-delà de la violence et de la nécessité.
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dialectisation entre un singulier radicalement nouveau et un universel manquant, mais tout de même ce que Sartre appelle le « serment » (1985), c'est-à-dire le moment de clôture des révolutions face à
produit à partir de ce singulier, considéré comme exemplaire. Du coup, il y a ici comme une la figure de l’ennemi extérieur ? Nous serions alors devant le paradoxe d’une apparition du politique
deuxième perspective, où le fond herméneutique qui oriente la pensée arendtienne s’assortit à qui n’apparaîtrait que pour mieux se soustraire au nom du sujet souverain, de l’ennemi, de la volonté
présent d’une dialectique permettant de repenser politiquement la relation du politique à la violence générale ou de l’universel. L’institué semble ainsi faire violence à la liberté qu’exprime le politique
et à la nécessité du lieu du politique, dans un sens plus ouvert que précédemment. Certes Arendt n’a comme ouverture du monde.
pas eu le temps d’élaborer toutes les potentialités qu’enfermait cette intrusion du jugement Il semblerait alors que le politique comme ouverture du sujet et du monde n’aurait d’espace que
esthétique kantien au sein de sa conception du politique, mais nous pouvons le reprendre comme dans la dés-institution. Mais, du coup, cela condamnerait le politique à une Gewalt négative sans
base d’une ouverture de ses propres catégories, permettant d’inscrire à présent ses notions d’action continuité et sans enracinement dans un monde. C’est pour contrer cet effet qu’Arendt a pensé
et de pouvoir sur une pragmatique ouverte de médiations, en les libérant des contraintes essentia- d’emblée le politique dans un jeu agonal de citoyens égaux et libres exprimant dans l’agir commun
listes et dichotomiques qui dominaient sa première pensée politique. Du coup, les notions leur être au monde, et permettant avant tout de privilégier la continuité de la tradition du politique.
qu’Hannah Arendt a pensées au bord du politique, telles que sa notion de désobéissance civile (Arendt, Mais, en conséquence, la première pensée d’Arendt, encadrée dans l’herméneutique, évacue du
1972) ou sa notion de révolution (Arendt, 1963) se réarticulent avec le politique à l’aide de sa notion politique la transformation politique du monde social qui est appelée par la justice. Arendt restreint
de jugement. Le jugement permet en effet de réinscrire les frontières du politique dans l’espace de la ainsi la politique à un miroitement public des ipséités en marge de toute transformation efficace du
politique, d’une façon semblable à ce que Walter Benjamin appelle la dialectique à l’arrêt – « dialektik monde social. À cela, nous semble s’opposer son appropriation politique du jugement esthétique
im Stillstand », (Benjamin, 1991), Lyotard le différend (1983) et Rancière la mésentente (1995). En kantien, qui rouvre le politique sur le jugement, en permettant de dialectiser le singulier et
d’autres termes, ce que le politique a de propre c’est sa capacité à juger du nouveau, de l’hétérogène, l’universel sur une base nouvelle. Si on peut démonter une domination en parlant d’une injustice
du singulier, en lui permettant de faire irruption, d’apparaître, d’arrêter, de suspendre un cours des singulière qui interpelle les autres (Antigone), on ne peut instituer un ordre quelconque qu’en
choses donné, en rendant alors possible une ouverture contrefactuelle du monde qui dit « justice ». Il parlant au nom de tous (du commun), bien que ce soit toujours un « je » qui parle. Cet écart violent
s’agit de la véritable exceptionnalité du politique, qui n’est pas de l’ordre de l’« état d’exception » peut être franchi par le jugement politique. Si dans la première figure, s’exprime la lutte politique
(Ausnahmezustand) contrôlé par le souverain (Schmitt, 1922), mais de l’ouverture exceptionnelle qui pour la justice comme excès sur le droit (Derrida, 2005) et comme demande de reconnaissance de
relève d’un contre-mouvement par lequel le jugement fait irruption et apparaît au bord de la politique soi-même qui fait irruption dans la politique, dans la deuxième figure s’exprime le jugement
et la refocalise en ouvrant une nouvelle possibilité du monde commun. politique qui tient lieu de décision collective. Le politique est traversé par la dialectique entre ces
À ce stade de la réflexion, deux nouvelles questions se posent : si le jeu du politique relève de sa deux figures de la parole publique. Le jeu proprement politique puise sa propre force dans cette
capacité à résister au monde de la factualité en lui opposant, en marge du système politique, un dialectique. La suspension du cours du monde qu’inaugure la reine Gewalt destructrice de Benjamin
pouvoir qui est un contremouvement d’ouverture du monde et par lequel s’ouvre aussi le sujet du doit pouvoir franchir le seuil de la terre promise et faire monde avec les autres dans l’espace du
politique dans son être commun, en tant que résistance à la normalisation du sujet aussi bien qu’à commun. Mais alors, une violence sémantique est inévitable. Le sujet se tient entre ces deux espaces
celle du monde, le politique se limite-t-il comme la violence pure (reine Gewalt) de Benjamin (1921) du politique en dialectisant le montage et le démontage, sur la base du jugement réfléchissant. La
seulement à sa capacité de pur démontage (déconstruction) du monde institué, ou bien a-t-il une subjectivité du politique est proprement cet espace de frontière, cette capacité d’habiter les bords,
capacité d’instituer, sans se nier, c’est-à-dire de « faire monde contre le monde » tout en laissant entre l’institution el la dés-institution.
ouvert le politique ? Et, si tel était le cas, si le politique « fait monde » au-delà du fait de démonter le
monde, ne retombe-t-il pas nécessairement dans le phénomène de l’hégémonie qui ressort de la
différence entre le « je » de l’énonciation et le « nous » de l’énoncé ? Et ne fige-t-il pas ce « nous » dans
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JUDITH REVEL poussière d’éternité, quelque chose qui échappe à l’historicité des choses de la nature. Cela s’appelle
la métaphysique. Or nous posons le refus de tout présupposé métaphysique. Les formes concep-
tuelles dans lesquelles ont été pensées les subjectivités politiques – et dans lesquelles nous avons

Construire le commun : appris à penser tout court – ne sont pas valables de toute éternité et pour toujours ; et si nous sommes
désormais capables de dire l’histoire de concepts comme ceux d’État-nation, de peuple, de frontière,
de citoyen, ou de souveraineté à l’époque moderne, il faut de la même manière s’interroger sur la
une ontologie validité de leur actualité. C’est là que les problèmes commencent. Nous sommes en général d’accord
pour reconnaître – nous pourrions, pour des raisons de commodité, dire depuis 1968, ou encore
depuis ce mois de novembre 1989 dont nous célébrons cette année le vingtième anniversaire et qui,
dans l’écroulement du Mur qui en marqua la date, fut aussi l’écroulement d’une manière de se
La question de la forme que peut prendre une subjectivité, qu’elle soit singulière ou collective, est
représenter le monde ; mais la justification de la périodisation demanderait à elle seule un autre
politique avant même qu’on s’interroge sur la nature des subjectivités politiques en tant que telles.
texte… – le passage à une autre grille de « découpage » et d’intelligibilité du réel, à une autre
Politique, elle l’est à double titre : parce qu’elle implique qu’on interroge son propre temps et qu’on
grammaire politique. Nous sommes en revanche bien moins enclins à nous accorder sur la manière
exige de celui-ci, à la fois par différenciation d’avec un passé qui n’est plus et par diagnostic d’un
dont il faut concevoir cette grille. Nous aimerions alors nous arrêter sur trois éléments qui sont peut-
présent auquel nous participons, des catégories à la hauteur de ce qu’il nous donne à penser ; et
être les plus saillants, et qui en sont en général l’occasion de discussions assez vives (on nous passera
qu’elle sous-entend que si des formes – de représentation, d’organisation, d’agencement, d’identifi-
l’euphémisme). Ces trois éléments sont : l’identification de l’émergence de nouvelles formes de
cation, d’objectivation… – sont toujours historiquement localisées, c’est-à-dire déterminées, et
subjectivité comme processus créatif ; la qualification de ce processus comme ontologie ; la critique
qu’elles possèdent en vertu de cette historicité une date d’émergence, alors, elles doivent aussi
virulente des formes modernes à travers lesquelles ont été pensées l’universalité – et la formulation
posséder, en un horizon hypothétique, une date de disparition. De tout cela, la pensée contem-
d’une autre idée de ce que l’on peut entendre par « universel » : le commun.
poraine a longuement débattu dans les dernières décennies. Il y a bien longtemps que la « mort de
l’homme » qui clôturait Les Mots et les choses, en 1966, n’émeut plus personne : parce qu’à l’anti-
1. S’inventer soi-même.
humanisme supposé de Foucault, on a peu à peu substitué la conscience plus large d’une historicité
On voudra bien nous excuser de procéder de manière extrêmement grossière. Il existe deux manières
générale des systèmes de pensée. Qu’on se soit, plus récemment encore, reconnu ou non dans la
de concevoir le changement dans l’histoire. L’une renvoie aux effets d’un déterminisme plus ou moins
notion somme toute très ambiguë de « post-modernité » importe peu : l’enjeu est avant tout de
radical, ou à ceux d’une volonté supérieure plus ou moins intelligible, les aléas de la vie terrestre ;
comprendre à quel point notre actualité ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une nouvelle grille
l’autre croit n’y voir que la main laborieuse et inégalement inspirée des hommes. Dans le premier cas,
conceptuelle, parce que si nous voulons penser le monde – et nous-mêmes au sein de ce monde-là –,
le changement est subi ; dans le second, il est agi. Bien entendu, ce choix n’existe pas en tant que tel, et
il faut penser le changement irréductible qui l’affecte. Ce préambule nous semblait nécessaire afin de
les deux modèles se « panachent ». Il n’en reste pas moins qu’entre une pensée du déterminisme
rappeler à quel point la question de l’histoire et celle du changement sont liées. Ne pas penser le
historique et une pensée où les hommes seraient libres d’inventer leur monde, souvent, on se trouve
changement – c’est-à-dire la discontinuité entendue comme transformation radicale –, c’est
pris au piège. Pour rendre compte d’un processus qui permettrait aux hommes de s’inventer – c’est-
renoncer à l’histoire. Et refuser l’histoire, c’est affirmer que quelque chose, en vertu de sa nature ou
à-dire de décider des rapports qu’ils entretiennent tout à la fois avec eux-mêmes et avec les autres, des
de son statut, excède les déterminations historiques ; qu’il y a donc, comme fondement ou comme
modes de vie qu’ils veulent mettre en pratique, des formes expressives qu’ils veulent expérimenter,
principe, comme transcendance ou comme vérité révélée, comme instance supérieure ou comme
des modes d’agrégation et d’organisation qu’ils veulent réaliser entre eux –, certains ont été obligés
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d’abandonner en cours de route l’histoire. Si invention il y a, s’ il faut affirmer l’irruption d’une discon- même des déterminations historiques, nous sommes condamnés à ne nous définir que par réaction
tinuité puissante (par exemple, une nouvelle manière de se produire comme sujet), c’est parce qu’on face à ce qui est : une inflexion de l’existant ; et pour peu que l’on veuille lire l’histoire pour ce qu’elle
a au préalable mis entre parenthèses l’idée que cette discontinuité était le produit d’une histoire. est effectivement – un entrelacement complexe de rapports de pouvoirs –, nous serons donc, au
Qu’on appelle alors « événement » cette césure radicale, et voilà qu’on désigne aussitôt non pas une mieux, un contre-pouvoir. Le caractère spéculaire, binaire, des sujets politiques pris dans des rapports
discontinuité historique, mais le point où l’histoire se brise net, s’arrête. L’événement, c’est de pouvoir (opprimés/oppresseurs, prolétariat/bourgeoisie, classe laborieuse/classe oisive, etc.) est
précisément pour de nombreux penseurs actuels – chacun reconnaîtra ici qui il veut – ce qui excède évident : cela ne signifie pas que la réalité de l’oppression et les différences de classe n’existent pas, mais
l’histoire, ce dont l’histoire ne peut rendre compte. C’est l’irruption de ce qui ne peut être historicisé que la manière dont on a conçu bien souvent l’existence des sujets (et singulièrement des sujets en
au cœur de l’histoire elle-même. Cet événement spécifique qu’est l’émergence d’une forme de lutte) reposait sur une structure qui, à chaque position d’identité dominante, rapportait son autre.
subjectivité politique nouvelle ne déroge pas au modèle : inutile de parler de subjectivation, de L’autre du même était ainsi défini et identifié dans son unité de renvoi, dans son génitif, dans sa fonction
s’interroger sur les modalités d’un processus de formation complexe qui produirait quelque chose de double inversé. Oppressés par quelqu’un, en lutte contre quelqu’un, opposés au pouvoir de quelqu’un :
comme une nouvelle forme de rapport à soi et aux autres : ce dont on parle est une épiphanie. qu’espérer, sinon le renverser et prendre sa place ? Le problème du contre-pouvoir, c’est que s’il
Difficile, cependant, de construire sur une semblable analyse les présupposés d’une pensée politique, à déplace les lignes, il ne les dénature pas.Tout au plus, il prend le Palais d’Hiver. Or un contre-pouvoir,
moins de s’en remettre à l’attente de ce qui, par définition, n’est pas prévisible – et, souvent, pas même ce n’est jamais qu’un autre pouvoir – parfois plus sympathique, parfois, au moins provisoirement,
compréhensible. Le prix à payer du dégagement total hors de l’histoire, le paradoxal écot d’une liberté moins injuste, mais un pouvoir quand même. Alors : les formes dans lesquelles peuvent s’organiser les
radicale de l’invention de soi, c’est l’attente passive de ce qui doit se produire et, un jour ou l’autre, sujets politiques ne sont-elles vouées qu’à cela ? Ou est-il possible d’imaginer d’autres manières de se
advenir. Des messianismes post-modernes aux nouvelles esthétisations du hasard, de la théorisation des produire comme sujets, qui échapperaient à ce cercle dialectique et rouvriraient ailleurs l’espace du
marges aux pensées de l’irréductibilité événementielle, les variantes en sont nombreuses. Lors de la politique ? Il faut pour cela faire crédit aux subjectivités d’une dissymétrie par rapport au pouvoir.
célébration récente des quarante ans de 68, on a ainsi assisté à toute une série d’interprétations qui, C’est sur la nature de cette dissymétrie qu’il faut se mettre d’accord.
étant d’accord pour reconnaître dans les événements de Mai des modalités de « prise de parole »
– pour reprendre la belle expression de Michel de Certeau – nouvelles, en déduisaient immédiatement 2. La politique : une ontologie.
l’impossibilité à réintégrer « l’événement 68 » dans sa propre histoire. Pour affirmer la nouveauté, il Foucault a formidablement montré comment le pouvoir ne pouvait pas ne pas présupposer la liberté
fallait au préalable avoir suspendu l’histoire. des hommes : parce que le pouvoir, c’est, pour reprendre ses mots, une « action sur l’action des
À l’extrême inverse, il y a l’idée d’un déterminisme violent, puissant, qui remettrait lourdement en hommes ». Cela prend la forme d’une captation, d’un infléchissement, d’un assujettissement plus ou
cause la possibilité que nous avons d’infléchir nous-mêmes le cours des choses et la forme de notre moins durs ; mais c’est au sens strict une gestion, une manière de diriger et de contenir, de s’approprier
propre subjectivité. Là encore, deux possibilités : soit le déterminisme est saturé – nous ne sommes et de mettre à profit. Or on ne peut opposer à une gestion une autre gestion : cela ne suffit pas. La
que le pur produit d’une histoire qui ne nous laisse aucune marge ; soit le déterminisme laisse malgré possibilité de la dissymétrie est de ce point de vue fondamentale : elle met en jeu le « décrochage »
tout jouer dans ses mailles un certain espace, qu’il s’agit donc d’investir et de qualifier. Dans le d’une pure logique de la gestion (du côté du pouvoir : de l’exploitation) politique. Si un rapport de
premier cas, nous n’avons de sujets politiques que le nom ; et plus que d’un état politique, il serait pouvoir est une certaine action sur l’action des hommes, alors le pouvoir ne produit rien. Bien sûr, il
opportun de parler d’un état de domination. Dans le second, la possibilité d’agir sur les conditions engendre des effets, il met au point des dispositifs puissants et impose sa propre rationalité politique ;
qui nous font être ce que nous sommes – et le politique entendu comme espace de modification et mais il n’inaugure rien. Or dans le conflit, la dissymétrie nous semble passer au contraire par la
d’organisation de ce que nous sommes – semblent au contraire praticables. possibilité de faire valoir la liberté intransitive des hommes partout – y compris dans les mailles du
Or si nous ne garantissons pas à cette possibilité d’agir la latitude d’une invention possible au cœur pouvoir lui-même – comme puissance d’invention, comme matrice constituante, comme processus
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créatif. Cela n’exclut pas qu’il faille faire valoir aussi la nécessité de luttes de libération ; mais cela (toujours fragile et instable) cohabitation ? De l’autre : même s’il était possible d’envisager que ces
signifie qu’il n’y a pas libération sans pratique de la liberté. Si nous ne sommes pas capables d’inventer nouvelles subjectivités se composent, qu’est-ce qui nous protège de leur éventuelle dérive vers des
– là où le pouvoir se limite à gérer l’existant –, nous ne pourrons jamais nous défaire de son ombre formes fascisantes et violentes, là où précisément le vieux fonctionnement de la démocratie
portée. Cela n’implique bien entendu pas qu’il faille faire l’économie d’une analyse historique des moderne semblait nous avoir au contraire prémunis contre ces dangers1 ?
formes qu’il se donne ou de la rationalité qui l’anime ; mais qu’à ce diagnostic nécessaire doit être La condition de possibilité de la communauté – c’est-à-dire, à la lettre, du vivre en commun des
associée l’idée d’une puissance d’inauguration qui est qualitativement différente du pouvoir lui-même : différences – a été historiquement garantie dans nos démocraties par l’instauration d’une sorte de
parce qu’elle produit des formes d’être – des modes de vie, des manières de se rapporter à soi et aux double régime d’existence : d’un côté, la sphère de la communauté au sens propre, c’est-à-dire celle
autres, des langages et des affects, des modèles d’organisation et même des institutions – nouvelles. d’une égalité absolue des membres qui la composent ; de l’autre, celle de leurs libertés individuelles,
Cette puissance d’inauguration, cette production de formes d’être nouvelles, c’est ce que certains de leurs particularismes, de leurs différences, de tout ce qui pouvait être renvoyé à leur singularité.
appellent aujourd’hui une ontologie. Il ne s’agit bien entendu pas de dire que toute ontologie est La sphère du politique a alors été définie comme correspondant à la première dimension, c’est-à-dire
politique, résistante, conflictuelle ; mais que toute politique, si elle se veut résistante, et constituante, à celle du publique ; la seconde a, en revanche, été qualifiée comme celle de la dimension privée de la
doit passer par cette dissymétrie. C’est parce que la résistance est une production – une invention, une vie. Le publique a été, dans sa neutralité à l’égard des particularismes, garanti par la figure de l’État,
création – qu’elle peut être puissante ; c’est parce qu’elle se donne comme excédence, comme écart mais il a présupposé par là-même tout à la fois la renonciation de la part des subjectivités à ce qui les
radical, que sa différence peut être politiquement efficace. Du point de vue des subjectivités, cela faisaient être telles (il faut cesser de faire valoir les droits de la personne pour acquérir les droits du
signifie que le processus de subjectivation est en lui-même aussi important que l’obtention de citoyen), et la délégation du pouvoir de chacun à travers la structure de la représentation politique.
nouvelles formes constituées ; ou plutôt : que l’opposition entre la dimension constituante et la Le privé a au contraire été qualifié comme cet espace de liberté individuelle qui permettait
dimension constituée des sujets politiques ne peut plus être faite. Un sujet constitué ne peut être l’expression des différences, du moins tant que celles-ci ne remettaient pas en cause la forme même
puissant s’il cesse de faire de sa propre vie la matière d’une élaboration qui est précisément au de la partition publique/privé, c’est-à-dire qu’elles ne prétendaient pas faire valoir leurs raisons et
fondement de sa pratique politique ; à l’inverse, un sujet constituant ne peut pas ne pas se poser le leurs droits dans l’espace publique ni en enfreindre les règles. Ce court – et bien trop schématique –
problèmes des formes d’organisation et d’institutionnalisation qui doivent lui permettre de construire rappel est nécessaire, parce que c’est précisément tout cela qui est en crise aujourd’hui. On ne
une autre réalité politique. L’opposition classique entre institutionnalité du pouvoir et nature anti- s’attardera pas ici sur la crise de la forme-État, sur la toujours plus fragile distinction entre sphère
institutionnelle de la conflictualité doit donc être dépassée : les processus de subjectivation n’excluent publique et sphère privée de la vie (à l’heure où les dispositifs de gouvernance biopolitique se
en rien une nouvelle articulation entre la puissance constituante qu’ils donnent à voir et l’invention de donnent pour tâche d’assurer la mise au travail de la vie toute entière ; à l’heure où la vie elle-même,
formes d’institutionnalisation nouvelles qu’ils requièrent. Plus encore : c’est au contraire à travers le y compris dans ses aspects les plus intimes, est devenue un enjeu de pouvoir), ou sur le dysfonction-
tissage intime de ces deux dimensions, que la grammaire politique de la modernité nous avait pourtant nement répété des mécanismes de la représentation politique dont nous avons, depuis 2002 en
appris à opposer, que peut se réaliser aujourd’hui une sortie effective de la pensée politique moderne. France – depuis plus longtemps ailleurs –, eu hélas à enregistrer l’évidence. Ce qui importe en
revanche, c’est de souligner que si, historiquement, la possibilité de l’instauration d’une égalité et
3. Le commun : un nouvel universel. d’une liberté citoyennes a pu avoir lieu, c’est à partir d’une dé-subjectivation, ou d’une dé-singulari-
De ces subjectivités nouvelles – singulières ou collectives, fragiles ou plus structurées –, l’actualité sation de la figure du sujet politique en tant que tel. Or s’il est vrai, comme nous avons tenté de le
nous présente aujourd’hui sans cesse les nouveaux visages. Le problème est alors double. D’une part: montrer, que les procédés de subjectivation sont au cœur de la possibilité même de résister, alors on
qu’est-ce qui assure que ces subjectivités puissent se composer entre elles, qu’elles puissent s’agencer, se voit mal comment, aujourd’hui, la seule sphère publique (c’est-à-dire la construction d’une espace
construire autrement qu’à travers une mosaïque éclatée où seule la dispersion garantirait leur politique égalitaire obtenu par neutralisation des différences) pourrait en garantir la possibilité.

1. On peut lire ici un prolongement du débat de Judith Revel avec Étienne Balibar dans le cadre de la
Journée d’études Quel sujet du politique? Ce débat est également évoqué par É. Balibar dans son entretien
avec Ernesto Laclau (cf. infra/supra, p. 80) [Note des éditeurs].
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Certains, conscients du problème, ont tenté d’autres parcours. Puisqu’il était difficile de rendre « vie digne », c’est-à-dire une vie socialement, culturellement et politiquement qualifiée : des pans
compte autrement de la consistance d’un commun politique et démocratique, ils ont voulu présupposer entiers de notre société – des migrants aux chômeurs, aux femmes, aux précaires, aux retraités, aux
une co-appartenance de fait, en amont de la sphère politique elle-même : des théorisations habermas- travailleurs sans logis, et plus généralement aux exclus de tout poil – semblent, malgré leurs
siennes et néo-kantiennes sur la communauté de raison ou sur la communauté langagière au différences, s’y retrouver. On nous dira : cela reste encore bien vague, et on aura sans doute raison. Il
fondement de la polis moderne, aux variations sur la nécessité d’un plan pré-individuel pour fonder est difficile de rendre compte de la construction à venir du commun, et plus facile de le reconnaître
le trans-individuel, du retour des universels à la critique néo-métaphysique de l’historicité, les là où il se donne déjà : dans la conjonction des luttes de ces deux sujets pourtant historiquement si
versions sont innombrables. Elles ont cependant toutes en commun de renvoyer à un fondement (ou différents que furent les ouvriers et les étudiants en 1968 ; plus récemment, dans l’entrecroisement
à une fondation) non questionnée le problème évident de la pensée politique actuelle : la construction des luttes anti-CPE et des mouvements de jeunes de banlieue ; dans l’entrelacement des
du « commun » de la communauté des hommes, c’est-à-dire celle de l’agencement puissant de leurs mouvements de migrants avec la lutte pour la reconnaissance des droits des travailleurs ; dans
différences en tant que différences. D’autres encore ont préféré jeter le bébé avec l’eau du bain : si l’extension d’un devenir-femme ou d’un devenir-précaire du travail à toute la sphère de l’emploi
communauté il y a, ce n’est que celle des sans-communauté, et la forme de notre universalité ne peut salarié (cadres compris) ; dans la transversalisation d’un certain nombre de revendications, et
être, au mieux, que celle de notre particularisme, – ou, au pire, celle de la force et des moyens de surtout, dans l’étonnante qualité subjective que ces processus de réinvention de la politique sur
notre propre intolérance. Mais il est assez évident qu’on voit mal comment l’on pourrait construire d’autres bases obtiennent.
quelque chose comme une nouvelle polis démocratique à partir d’une pensée essentiellement Alors, bien sûr : rien ne nous dit que ces mouvements soient bons par nature, qu’ils ne soient pas le
privative et soustractive (mettre en commun son propre manque, son absence de communauté, son visage encore flou d’une oppression future, d’une violence plus grande encore. Mais de cette violence-
incomplétude). Certains, enfin, ont choisi de reprendre les procédés de désubjectivation qui étaient au là, la politique moderne, avec ses sujets pourtant si garantis par la forme même du contrat, et sa
cœur de la construction de l’égalité politique moderne tout en les détachant de toute référence à un démocratie si solidement enracinée dans la représentation et le suffrage, n’a pas su non plus nous
cadre politique et historique précis (et à la figure de l’État) : des pensées de la « troisième personne » aux prémunir.Toute l’histoire du XXe siècle n’est qu’une longue litanie de dictateurs arrivés au pouvoir par
injonctions à supprimer tous les prédicats du sujet pour en trouver enfin la substantifique moelle, ou aux les urnes, de parlements investis par la voie démocratique avant d’être voués aux flammes, de peuples
théorisations de l’impersonnalité comme fondement tout à la fois de ce qui m’est « propre » et de ce qui souverains assassins, de nationalismes féroces, d’États totalitaires. Misons donc sur d’autres sujets du
nous est commun, là encore, les variantes sont multiples. politique : à la fois parce que l’actualité nous montre –a posteriori, certes – combien ces recompositions
Il nous semble pour notre part que la résolution du problème du commun des singularités, ou encore de différences, ces métissages et ces translations, ces panachages et ces contaminations, loin de menacer
une fois du commun des différences en tant que différences, ne peut passer qu’à travers une pensée non les différences, les rendent plus puissantes – puissantes ensemble, d’une puissance commune ; et qu’il
seulement positive mais affirmative, c’est-à-dire ontologiquement puissante. En d’autres termes : que faut bien relancer aujourd’hui l’espoir d’un vivre ensemble dont il nous reste à inventer les institutions,
le problème du commun passe par la reconnaissance de la manière dont peuvent aujourd’hui se mais dont nous constatons déjà la richesse. La coopération sociale, la circulation des savoirs, le partage
composer entre elles les différences à partir de la reconnaissance non pas de ce qui les rend identiques des ressources, la productivité des intelligences mises en relation – en somme,le contraire de la vie nue:
(puisqu’elles ne le sont pas) ou complémentaires (puisqu’elles ne sont pas les parties d’unTout posé en la vie politiquement et socialement qualifiée, l’invention de soi et des autres, l’invention de soi à travers
amont), mais de ce qui, momentanément, ponctuellement, les articule ensemble dans un rapport de les autres – est partout : il s’agit seulement de décider qui gouvernera désormais cette énorme quantité
forces qui les détermine et dont elles cherchent à se déprendre. Ce passage par la matérialité du conflit de valeur que nous fabriquons ensemble, et quelles en seront les institutions futures. Un pari pascalien,
semble à bien des égards déterminant. C’est par la reconnaissance d’un commun des enjeux de lutte peut-être : celui d’une nouvelle universalité entièrement à construire, celui d’une politique du commun
que la construction de ce commun comme nouvelle forme d’universalité à venir peut se faire. C’est de tous qui soit aussi une éthique des différences.
par exemple ce qui se passe dans les luttes biopolitiques pour une redéfinition de ce que peut être une
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78 | | 79

HORIZONS p.1 [ X. X p.2 ] • CORPUS p.7 [ A. NEGRI - À la


recherche du Commonwealth p.8 | C. MOUFFE - Politique et agonisme p.20| G.
BASTERRA- Subjectivité inouïe p.27 | B. MANCHEV - Sujet événementiel et
événement-sujet p.34 | R. IVEKOVIC - Subjectivation, traduction, justice
cognitive p.45 | N. FRASER - Qui compte comme sujet de justice ? p.52 | F.
NAISHTAT- Sujet du politique, politiquement sujet p.62 | J. REVEL - Construire
le commun : une ontologie p.70] • PAROLE p.79 [ Entretien avec E.
LACLAU & É. BALIBAR p.80 ] • PÉRIPHÉRIES p.103 [ S.
MEZZADRA & B. NEILSON - Frontières et inclusion différentielle p.104 | A.
ONG - Les mutations de la citoyenneté p.111 ] • RÉPLIQUES p.120 [
É. MÉCHOULAN - Peur et peuple p.121 ] •

|

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80 | PAROLE | 81

Entretien avec et entre d’un même processus hégémonique. C’est une question qui me paraît en effet tout à
fait décisive. Si je me pose la question de savoir pourquoi néanmoins le rappro-
chement a pu être opéré et pourquoi toi, Ernesto, tu le reprends à ton compte dans
ÉTIENNE BALIBAR ta question, je pense – et on pourrait essayer d’en reparler car cela touche à la
question suivante que tu avais en tête – que c’est à cause de l’insistance de la question
*
et ERNESTO LACLAU de l’universel et de l’universalité sous plusieurs modalités, aussi bien du côté de la
proposition de l’égaliberté que de la problématique des équivalences. Mais à mes yeux
cela montre bien à quel point le problème de l’universalité est équivoque au sens
philosophique du terme ; à quel point cette notion doit s’entendre de plusieurs façons
RUE DESCARTES : À la journée d’études Quel sujet du politique? [tenue le 20 juin 2009] on a pu constater un énorme tra- et en plusieurs sens, quitte à essayer de les articuler. Et peut être est-ce là la question
vail de tentative de traduction et de compréhension des jargons théoriques. En particulier, il nous a semblé que vous avez que je poserais volontiers à Ernesto qui a écrit très précisément sur ce point, c’est
essayé, vous, Étienne et Ernesto, de bien vous comprendre. Pour commencer, pouvez-vous revenir sur le débat que vous formellement quelque chose que nous avons en commun par rapport à d’autres, qui
avez mené sur l’égaliberté et la chaîne des équivalences dans l’un des panels. Peut-on traduire l’un en l’autre ? ont de l’universel une définition à la fois très fortement normative pour ne pas dire
prescriptive et d’autre part rigoureusement univoque : il s’agit, pour nous, de
Étienne Balibar : Je sens toutes sortes d’affinités avec la problématique d’Ernesto. En pluraliser le concept ou le problème même de l’universel. J’avais, quant à moi, publié
tout cas j’ai l’impression que certains des problèmes que nous nous posons sont les autrefois à titre expérimental, comme à peu près tout ce que je fais, un texte qui, en
mêmes ; ensuite, on les aborde sous un angle un peu différent, historiquement, et anglais, s’appelait Ambiguous universality et qui en français a été adapté sous le titre Les
même politiquement. On ne parle pas exactement dans le même lieu ; cela fait partie Universels ; à la suite de quoi j’avais eu une petite correspondance avec Alain Badiou
des questions dont il est intéressant de discuter. D’autre part, on met en œuvre dont la lettre qui avait servi de point de départ à un dialogue public, commençait par
comme on peut un appareil théorique ou simplement une terminologie qu’on s’est cette phrase sur laquelle il n’a sûrement pas varié « Rien n’est plus absurde que de
fabriqué petit à petit. En ce qui concerne Ernesto, les choses sont très systématiques, poser l’équivocité de l’universel ». Je lui ai alors répondu « de ton point de vue, rien
en ce qui me concerne elles sont, c’est presque une manie de mon côté, très n’est plus absurde, du mien, rien n’est plus nécessaire »…
aporétiques, mais cela n’empêche pas la confrontation.Tout ceci étant dit, le point sur En effet le problème de l’équivalence, c’est celui de la construction de l’univer-
lequel je vais être obligé de dire tout de suite mon désaccord bien que cela m’oblige à salisme en politique. Le point qui nous distingue peut-être, c’est qu’Ernesto pense et
réfléchir – c’est que je ne vois pas bien la possibilité de comparer ces deux termes-là. expose avec une grande maîtrise que le quasi universel qui relie entre eux l’hétéro-
Ce que j’ai essayé depuis quelques années et ce que je continue de mettre en œuvre généité des mouvements de transformation ou d’émancipation requiert ce qu’il
au titre de la proposition d’égaliberté, ce n’est absolument pas ce qu’Ernesto appelle appelle un signifiant vide ; et il montre lui-même très bien à partir d’un modèle,
l’équivalence. Disons que ce sont des questions qui se posent à deux niveaux freudien au fond, que la vacuité de ce signifiant est une condition de possibilité de la
différents. J’ai un certain usage de ce qu’Ernesto appelle « équivalence », ou, en tout convergence. Ce qui en fait aussi à mes yeux toute l’ambiguïté – ce pourquoi je posais
cas, je vois dans sa construction sur ce point un instrument théorique non seulement la question, volontairement provocatrice naturellement, de savoir à quelle marque
très utile mais incontournable pour essayer de penser le problème politique de la distingue-t-on les constructions hégémoniques progressistes ou libératrices des
convergence ou de l’alliance d’une pluralité de projets et de mouvements au sein constructions hégémoniques conservatrices pour ne pas dire fascisantes ? Bon, la

1. Cet entretien a été préparé par Rada Iveković, Gabriela Basterra, Ghislaine Glasson Deschaumes,
Boyan Manchev et Francisco Naishtat.
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vacuité du signifiant, et éventuellement celle de son incarnation dans une person- épanoui jusqu’au discours de l’égalité économique puis, qu’avec les mouvements
nalité dirigeante (Lénine, Chavez, Churchill, etc.) a pour contrepartie me semble-t-il sociaux du siècle présent, on avait l’expansion de cet imaginaire égalitaire à différents
l’extraordinaire ambivalence politique du phénomène ou du processus de types de luttes : les questions raciales, les questions de l’égalité sexuelle…
construction de l’unité. En ce qui me concerne, je ne pense pas que l’universel sous Ce qui était un peu naïf dans cette façon de présenter l’argument, c’était la
lequel ou en référence auquel peut se construire un mouvement démocratique ou supposition que ce discours égalitaire s’épanouit simplement comme un processus
démocratique radical puisse être un universel vide. Je pense que l’exemple de la presque naturel sans étudier un peu plus en profondeur la structuration interne de
proposition de l’égaliberté, si on accepte provisoirement d’identifier sous ce nom une l’espace dans lequel l’imaginaire égalitaire pouvait agir. Et cela me conduit à la
certaine formulation du droit aux droits comme dirait Arendt ou de l’accès universel question de l’universel à laquelle Étienne s’est référé avant, ainsi qu’à la question du
à la citoyenneté, par définition ce n’est pas un universel vide. Il est certainement lourd statut du vide. La question est de savoir si l’universel a la possibilité d’avoir un
de contradictions profondes aussi bien dans son discours que dans son application signifiant qui lui appartienne par lui-même, c'est-à-dire si l’universel a une forme de
politique ; et je sais qu’il est porteur de contradictions : tu l’as dit, Rada, en tant que représentation directe comme le postulent certains discours contemporains tels que
porte-parole d’une certaine critique à la fois à l’occidentalisme et au phallocratisme de le discours des habermasiens. Mon analyse m’a conduit à l’idée que cela n’est pas
notre tradition politique (ce qui à mes yeux n’est pas le même problème) ; tu insistes à possible, pour des raisons logiques que j’ai étudiées dans mon essai « Pourquoi les
juste titre sur ces contradictions. Mais que l’universel soit contradictoire, soit dans son signifiants vides sont-ils importants pour la politique ? ». J’ai essayé de montrer que la
énonciation même, soit dans ses effets politiques, ce n’est pas la même chose que de possibilité de représenter une universalité pose la question des limites de cette totalité
dire qu’il est vide. À mes yeux c’est presque exactement l’inverse, c'est-à-dire que – c’est-à-dire la question de ce qui est au-delà de ces limites. Hegel disait que la
l’acuité des contradictions est à la mesure de la densité de contenu de l’universel. représentation d’une limite implique la représentation de ce qui est au-delà de cette
limite. Mais ce qui est au-delà de cette limite ne peut être qu’une autre différence.
Ernesto LACLAU : Alors je voudrais réagir au commentaire d’Étienne dans ses Dans ce cas, la seule possibilité pour que la limite soit une vraie limite, est que cette
formulations initiales, me référant à trois aspects de son intervention. La première, le autre différence ne soit pas simplement une différence mais qu’elle soit une
statut théorique de la notion d’égaliberté ; la seconde, la question de l’universel ; la exclusion. Je donnais, dans l’un de mes essais, l’exemple de Saint Just au cours de la
troisième, la question de la notion du vide. Premièrement, je vois la question de Révolution française, disant, « l’unité de la République est seulement la destruction
l’égaliberté comme appartenant à la formation des imaginaires collectifs. C’est-à-dire, de ce qui s’oppose à elle », c'est-à-dire le complot aristocratique. Mais dans ce cas là,
un imaginaire égalitaire a commencé à se former – et je suis d’accord avec Étienne l’unité de toutes les différences, l’universalisation de la relation entre toutes les
pour dire que c’est lié à la notion de liberté, et que les notions d’égalité et de liberté, différences par un acte d’exclusion, implique qu’il y a une relation d’équivalence entre
même s’il y a une tension interne entre les deux terme, ne peuvent pas être tous ceux qui sont vis-à-vis des éléments exclus. C’est là que la logique de l’équi-
entièrement séparées. C’est l’histoire d’une unité asymptotique, si tu veux, qui s’est valence émerge. Mais, dans ce cas, l’universalité devient un objet impossible.
formée au cours du temps. Initialement, j’avais essayé de lier ce type de problé- Nécessaire – parce que sans cette clôture il n’y a pas de signification ; impossible – parce
matique à la notion de révolution démocratique dans le sens dans lequel Claude que la relation et la tension entre équivalence et différence sont des choses dont on ne
Lefort l’avait formulée. Ma formulation, optimiste au commencement, était qu’il y a peut pas faire l’économie. Alors, il y a seulement la possibilité de ce qu’une certaine
tout un arc de la révolution démocratique qui avait commencé à la fin du XVIIIe siècle particularité à un certain moment assume la représentation d’une totalité qui est
avec l’égalité sur le terrain politique, et qu’avec le discours socialiste cela s’était incommensurable avec elle. Ça, ce sont les relations hégémoniques au sens dans lequel
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Gramsci les a pensées et que j’ai essayé de développer. En somme, la réponse à la Saint Just, Ernesto, et on ne contourne pas cela). Non seulement il en est exactement
question de l’universel – c’est qu’il n’y a pas les universels au sens dans lequel les contemporain, mais il en fait partie, de façon qu’il n’y a pas de version canonique, tu
habermasiens et les tendances similaires les pensent – mais qu’il y a seulement une comprends, de la proposition de l’égaliberté. De sorte que je me pose immédiatement
universalisation de type hégémonique qui procède par l’extension de la chaîne la question de savoir comment nous en comprenons le sens et les effets à partir des
d’équivalences autour du nucleus hégémonique. C’est donc une universalité relative, éclats du miroir ; c'est-à-dire d’un discours en morceaux qui en manifeste le caractère
mais ça veut dire que c’est aussi une vacuité relative. Il n’y a pas de signifiant qui soit irrécusable, l’insistance, mais qui aussi, inévitablement, le retraduit dans une
complètement vide. S’il était complètement vide, il représenterait, de façon perspective particulière. Nous n’avons d’accès qu’indirect à la proposition de
immédiate, la totalité. Mais ce qu’il y a, ce sont des formations hégémoniques qui, à l’égaliberté ou à l’énonciation de l’universel. De ce point de vue, ce qui m’intéresse le
partir d’un certain point, d’une certaine particularité, universalisent relativement les plus chez Kant, c’est une sorte de clivage interne à la philosophie kantienne que tous
discours possibles, qui sont des discours d’égaliberté, à travers les équivalences ; mais les commentateurs connaissent bien, et qu’on peut pour la simplicité de l’argument
l’expansion de l’égaliberté reste toujours limitée par la présence de certaines illustrer par la divergence entre le discours des deux dernières critiques, celui de la
différences. Ce sont des différences ambiguës, et peut-être qu’on pourrait continuer Critique de la raison pratique et celui de la Critique du jugement. Dans le détail nous
là-dessus plus tard. savons bien sûr que les choses sont plus compliquées que ça, Kant n’est pas schizo-
phrène, il n’a pas deux discours radicalement incommunicables. Mais enfin, le fait est
Rada IVEKOVIC : Si je peux poser une question, l’exclusion est une exclusion tout à fait radicale, et tu es obligé d’intro- qu’il a adopté deux points de vue successifs – je pense à tout le travail de la dernière
duire des types d’exclusion différents à différents degrés, non ? Différence relative et différence « absolue » en quelque génération : en France, en particulier celui de Lebrun, de Lyotard et de quelques
sorte ? autres l’a montré, mais Arendt aussi à sa façon et d’autres encore, à partir de préoccu-
pations esthétiques. Il y a bien deux voies possibles et Kant s’est engagé successi-
Francisco NAISHTAT : Je voudrais poser une question par rapport à l’universel. Est-ce que la différence qu’établit Kant vement dans l’une et dans l’autre, tout en essayant à chaque fois de repenser l’autre
entre les universaux déterminants et les universaux réfléchissants, selon la Critique du jugement, ne pourrait pas produire côté comme un aspect dialectique. De manière qu’il y a deux postérités de Kant
un certain rapprochement, dans la mesure où il y a des universaux qui ne sont pas fermés mais ouverts ; et que les pra- d’une certaine façon. C’est pourquoi d’ailleurs le retour aux questions posées par la
tiques, les particuliers permettent précisément de les maintenir ouverts, ce qui apparaît par exemple dans le jugement Critique du jugement a eu des effets tellement spectaculaires dans la pensée politique
esthétique ou dans le jugement téléologique. Est-ce que l’idée d’égaliberté pourrait se rapprocher d’un universel de ce continentale, du côté allemand comme du côté français ou italien, au cours de la
type ? Est-ce que dans la critique que tu fais à Lefort, tu as tenu compte des universaux réfléchissants ? deuxième moitié du XXe siècle – parce qu’il a brutalement renversé la perspective.
Ce retour [aux thèmes de la Critique du jugement] est entré en contradiction avec une
É. BALIBAR : D’abord il y a une raison d’histoire des idées à ça ; évidemment, à bien des façon sans doute ossifiée et institutionnalisée (je pense y revenir) de comprendre
égards toute la réflexion contemporaine sur l’historicité de la politique n’est jamais l’héritage de Kant, donc avec le lien de Kant à l’idée révolutionnaire ou émanci-
sortie de la référence à Kant, comme de la référence à Hegel, l’une avec l’autre et patrice, héritée du mouvement révolutionnaire qui était essentiellement fondé non
l’une contre l’autre, dans une espèce de confrontation permanente. Pour une pas sur la Critique du jugement mais sur la Critique de la raison pratique. L’idée, le telos,
première raison, c’est que le discours de Kant est exactement contemporain de ce dont on s’approche indéfiniment, qui oriente le progrès de l’humanité, mais qui ne
que j’appelle l’énonciation de la proposition de l’égaliberté (il y a là un aspect franco- peut jamais être inscrit comme tel dans la réalité, qui, par conséquent, échappe, qui
centrique avec lequel il faut faire les comptes, la Révolution française, mais tu citais est toujours encore à venir, tu vois à quoi je pense – ça c’est la Critique de la raison
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pratique ! J’ai toujours dit à Derrida « au fond tu es kantien ! » – « mais non,


absolument pas », répondait-t-il, mais bon, il y a bien un élément commun ! Et ce
n’est absolument pas un hasard si la perspective dans laquelle s’élabore cette
conception de l’idée ou cette téléologie du progrès de l’émancipation, du dévelop-
pement des libertés, on pourrait dire, est l’élément de la moralité ou plus généra-
lement l’élément normatif. Il y a bien là une conception de l’universel à l’œuvre et il
ne me vient pas à l’esprit une seule seconde de la récuser ! Elle est liée à une idée
juridique et plus profondément à une perspective normative dont je ne pense pas que
la politique puisse faire l’économie, mais dont il est certain à mes yeux qu’elle soulève
autant de problèmes qu’elle n’en résout et peut-être même des problèmes
insurmontables, du point de vue des mouvements de contestation de l’ordre établi
dans le monde d’aujourd’hui. Alors que la perspective de la Critique du jugement,
correspond à ce que Judith Revel hier, à la Journée « Quel sujet du politique ? »,
tentait de reconstruire autour du signifiant ou de la catégorie du commun, ou de la
communauté. Bon, j’ai des réserves à l’égard de cette terminologie pour différentes
raisons : je crois que le commun est plus équivoque qu’elle ne veut bien le dire. Mais
je ne récuse pas le terme, je crois qu’il faut lui en associer d’autres –partage est une
catégorie que je ne substituerais pas à celle de commun mais que je pense indispensable
de lui ajouter. Et traduction, et surtout translation [en anglais], ainsi que communication
en tant que traduction et par là même, aussi, en tant qu’aporie permanente de la
traduction –une des grandes questions dont il s’est aussi agi dans la journée d’études– est
probablement de ce point de vue aussi une catégorie incontournable. Si on veut
revenir à Kant – c’est ce qu’il appelait le sens commun. Et ce n’est pas un hasard
d’ailleurs si ce mot est ressorti chez Gramsci – qui ne se réfère pas à Kant ! Mais ce qui
caractérise le sens commun tel que le décrit Kant dans la Critique du jugement, c’est
qu’il n’est pas un telos. Il n’est pas une idée. Il est de l’ordre – je brode un peu – d’une
pratique, d’une communication et d’une esthétique au sens large que des gens
comme Jacques Rancière ou d’autres donnent à ce terme ; sens qui n’exclut pas l’art,
bien entendu, ni la photographie, ni le cinéma, ni la peinture, ni la musique etc., mais
qui l’insère dans un champ beaucoup plus large et beaucoup moins élitiste : le champ
de la constitution des modes d’appréhension du même et de l’autre qui fait que des
individus et des groupes fondamentalement hétérogènes sont susceptibles de se
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reconnaître, ou éventuellement de s’exclure. Il y a bien là un universel ou un peut-être en commun, Ernesto et moi (il faudrait mettre cela à l’épreuve), c’est
mouvement d’universalisation à l’œuvre, mais il se constate après coup. C’est qu’au fond nous ne croyons pas à la possibilité de choisir une fois pour toutes, pour
pourquoi la référence à la pratique dans la définition du sens commun est tellement penser la politique, soit le côté de l’institution soit l’autre côté…
importante à mes yeux. Que cela se passe dans le champ de l’imaginaire, je ne le
récuse pas. En tout cas Kant lui-même dirait que cela se passe dans le champ de E. LACLAU : acquiesce d’un geste.
l’imagination, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais ce n’est pas non plus
extrêmement loin. C’est en revanche très loin de la poursuite de l’idéal. Et je trouve R. IVEKOVIC : Mais tu imputes aux autres qu’ils le pensent, alors que ce n’est pas forcément le cas. Il y a aujourd’hui de
pour conclure absolument capital, si tu veux, que, dès que l’effort philosophique a été nouvelles manières de concevoir les institutions, de même qu’il y a de nouveaux types d’institutions ; Internet, la toile,
accompli de refléter dans un discours systématique qui tente de construire les les mondialisations ont tout changé et annoncent de nouveaux changements, même si les institutions à l’ancienne sont
conséquences de l’énonciation révolutionnaire, immédiatement la compréhension de encore là…
l’universel s’est coupée en deux à l’intérieur même de l’œuvre de Kant. Pas de
meilleure illustration à mes yeux de ce que j’appelais tout à l’heure l’équivocité de E. LACLAU : Je voudrais commencer par un point, étant donné qu’Étienne a fait toute sa
l’universel. Et à certains égards, je crois que les projets politiques universalistes – si on référence à Kant, et a touché ce point, justement, qui montre ce qu’il y a de commun
prend les choses d’un point de vue philosophique très abstrait – ne sortent pas et ne entre la notion de signifiant vide et la notion de noumène chez Kant. La question c’est,
sortiront jamais de cette équivocité. premièrement, la totalité qui doit être représentée seulement par un signifiant vide,
c'est-à-dire par un signifiant qui n’est pas attaché à un signifié précis ; et deuxiè-
E. LACLAU : Je suis entièrement d’accord. C’est pour cela que j’essaye de parler d’une mement, la notion de noumène chez Kant : les deux notions nomment un objet qui se
universalité hégémonique, qui n’atteint jamais le statut d’une vraie universalité. Cela montre à travers l’impossibilité de sa représentation adéquate. Mais là, les similitudes
veut dire que la négociation entre particularité et universalité est un processus infini, finissent. Parce que, là, alors que le noumène, avait chez Kant un certain contenu,
le moment de l’incarnation ne peut jamais être définitivement dépassé. même s’il était formel et était le point d’arrivée d’une série infinie, de l’autre côté, la
notion de signifiant vide n’a pas cette direction téléologique que le noumène kantien
É. BALIBAR : Il y en a un qui concerne le rapport entre l’usage de la catégorie de peuple implique. Il change d’un objet vers un autre, selon la formation hégémonique. Et je
et le problème de l’exclusion, dont tu viens de parler, Ernesto ; je crois que c’est voudrais de ce point de vue indiquer deux types de discours dans lesquels je vois la
vraiment capital. C’est peut-être ce à partir de quoi on pourrait aborder quelques- même logique que j’ai essayé d’étudier sur le plan politique au travers de la
unes des préoccupations extra-européennes qui ont été évoquées. Et puis, d’autre production du vide, du vide relatif comme je l’ai dit avant, et qui représentent une
part, je voudrais que l’on parle un peu de l’institution. Parce que j’ai eu le sentiment homologie vraiment remarquable. L’un, c’est la notion de l’objet petit a. Alors, du
que l’un des enjeux de la discussion d’hier, je ne le formulerais pas sous la forme point de vue de la théorie de l’hégémonie, il y a représentation par une particularité
d’une antithèse caricaturale comme s’il y avait eu d’un côté les institutionnalistes et d’une totalité qui est impossible. Du point de vue de la théorie de l’objet petit a, nous
de l’autres les anti-institutionnalistes, mais enfin, quand même, à un certain moment, trouvons que la Chose, au sens freudien, est aussi un objet impossible et une illusion
on a senti affleurer une alternative de ce type. Et au fond je dis cela de façon tout à fait rétrospective. Alors, cette totalité impossible peut seulement être représentée par un
tentative [en anglais] – j’ai l’impression que malgré toutes les différences de nos objet partial qui l’incarne. Et cet objet, c’est l’objet petit a. Lacan disait que la
méthodes de travail et nos appareils catégoriaux – une des choses que nous avons sublimation consiste à élever un objet à la dignité de la chose. Je crois que c’est
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exactement ce qui se passe dans la relation hégémonique. Dans un séminaire qu’on d’Antonio Negri et de Michael Hardt. Parce que pour eux, le commun est le résultat
avait fait il y a un certain nombre d’années aux États-Unis avec ma collègue Joan d’une pluralité qu’ils n’interrogent pas, qui aurait le mérite de se réduire à l’unité de
Copjec, on avait essayé d’explorer les relations logiques que présupposent les deux mode de production et de tout ce type de choses, une pluralité qui serait irréductible,
catégories hégémonie et objet a, et nous sommes arrivés à la conclusion que c’est la et ils croient que cette pluralité conduit en effet au commun par des mécanismes
même logique qui était découverte dans le premier cas en psychanalyse, dans l’autre qu’ils ne précisent jamais. C’est donc pratiquement l’idée d’une harmonie préétablie
cas dans la théorie politique. La deuxième région dans laquelle je crois que ce type de dans le sens presque leibnizien du terme qui est une chose présentée comme une
catégorie peut se voir en opération, c’est la rhétorique. Et là, la catégorie centrale c’est espèce de don du ciel. Cette universalité construite a des limites par l’opération des
la catégorie de catachrèse. Une catachrèse est une « représentation », un objet qui est logiques différentielles qui interfèrent tout le temps. Alors que dans leur cas, je ne
figural, mais qui ne peut pas être remplacé par un mot littéral. Par exemple, quand vois pas qu’ils essayent vraiment d’établir ces mécanismes internes à travers lesquels
Homère parlait de l’« inépuisable sourire de la mer », on pouvait utiliser un terme l’universalité vient au monde.
littéral pour dire – les vagues. Mais quand on dit les « ailes d’un bâtiment » – un
bâtiment n’ayant pas d’ailes, et il n’y a pas de terme littéral qui puisse le remplacer. R. IVEKOVIC : Le problème, c’est qu’ils n’ont pas la même terminologie. Il faut voir cela aussi comme un problème de tra-
Alors on avait pensé qu’il s’agit d’une déficience de la langue de type empirique, duction entre toi et eux. Il s’agit de jargons philosophiques différents, mais, sur ta manière de voir l’universel, ils pour-
parce qu’il y a plus d’objets au monde pour être nommés que de mots en lesquels raient être assez d’accord pour dire que c’est quelque chose en construction (sous réserve de leur prudence concertée
notre langage consiste. Mais ce qu’on a essayé de montrer, c’est qu’il ne s’agit pas par ailleurs, que d’autre part nous partageons tous désormais à différents degrés, envers ce concept)…
d’une déficience empirique ; c’est que la signification ne peut se constituer qu’autour
d’un point qui ne peut lui-même être représenté ou signifié. Alors, de ce point de E. LACLAU : Oui, il y a bien sûr toujours un problème de traduction, c’est un problème
vue-ci, tous les discours politiques qu’on essaye d’analyser, ont une structure réel, la traduction est impossible, traduttore – traditore comme on dit… De toute
catachrestique. C'est-à-dire que la rhétorique n’est pas quelque chose d’ajouté à la façon on peut arriver à certaines comparaisons : quels sont les problèmes qui sont
langue, elle est un mécanisme interne à la signification elle-même. Saussure, lui- importants pour moi (par exemple ce problème de structuration interne), et qui ne
même, avait déjà eu cette intuition quand il disait que le pôle associatif, le pôle le sont pas pour eux ; c’est peut être parce que leur terminologie, leur problématique
paradigmatique de la langue a des associations qui ne peuvent pas être soumises à des sont différentes de la mienne ? Mais une façon d’avancer dans une discussion intellec-
règles comme dans le pôle syntagmatique. Je vois qu’il y a une certaine homologie tuelle c’est, je crois, de trouver le point aveugle qui rend une traduction au-delà
qui se présente à différents niveaux de l’analyse de la réalité humaine. En rhétorique, impossible. Premièrement, je voudrais reprendre la question de l’exclusion, dont on
c’est la distinction entre métaphore et métonymie ; dans la langue, c’est la distinction a parlé lors de la dernière partie de notre échange. Quelle est la nature d’une
entre syntagme et paradigme ; en psychanalyse, c’est la distinction entre condensation exclusion ? Quelles relations entre objets une exclusion présuppose-t-elle ? J’ai
et déplacement ; et finalement dans l’analyse politique, c’est la distinction entre essayé, dans mes travaux, de partir d’une discussion qui a eu lieu à l’époque du
équivalence et différence. Je pense que c’est une distinction qui ne peut pas être marxisme italien des années cinquante et soixante, autour de l’école dellavolpienne,
réduite, une distinction qui est constitutive dans le sens transcendantal du terme. et de la critique qu’ils ont faite de la notion de la contradiction. Ils partent de la
Alors, pour arriver à la question du commun qu’Étienne a présentée : je suis aussi distinction qu’avait fait Kant, dans ses écrits de 1763 sur les grandeurs négatives, dans
absolument d’accord avec lui pour dire que la notion de commun doit être posée de lesquels il distinguait entre la contradiction logique, qu’il entend comme contra-
façon beaucoup plus complexe qu’elle ne l’est, par exemple, dans le discours diction entre des concepts, et l’opposition réelle (real repugnance) entre les objets du
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monde. Il reprend la même distinction dans la critique à Leibniz dans sa Critique de la sociaux, etc. Ça, c’est une version objectiviste et réductive. Ou bien – et c’est l’autre
raison pure, dans la section sur l’amphibologie des concepts de la réflexion. La position possibilité – c’est qu’il n’y a pas de troisième homme. À part les intervenants dans la
des dellavolpiens était que l’antagonisme ne peut pas être une contradiction, lutte, il n’y a pas d’autre point de vue. Mais dans ce cas, le moment de l’antagonisme
simplement parce que la contradiction ne peut avoir lieu qu’entre des objets logiques. est un moment irréductible. C’est un peu comme le réel de Lacan, présent, mais qui
Et ils disaient – si la philosophie hégélienne pouvait réduire les antagonismes sociaux ne peut être maîtrisé par aucune perspective symbolique. Alors je crois que tout
à des contradictions, parce que c’est une philosophie idéaliste qui réduisait la réalité mécanisme d’exclusion fait partie d’un phénomène plus large, et que c’est la question
aux concepts, une philosophie matérialiste tel que le marxisme, qui affirmait le de l’antagonisme comme tel. L’antagonisme comme tel signale l’impossibilité de le
caractère extra-logique du réel, ne pouvait pas penser que dans le monde réel il y subsumer sous une logique plus profonde qui l’embrasserait et le ferait être comme
avait des contradictions. Lucio Colletti, par exemple, montrait que, dans ces affreux une chose différente de ce qu’il prétend être. C'est-à-dire qu’il y a seulement la
écrits de Mao sur la contradiction, tous les exemples qu’il donnait des contradictions perspective des agents finis qui vont avoir des discours limités. C'est-à-dire que, de ce
étaient en fait des oppositions réelles. Alors je suis d’accord avec eux que les antago- point de vue là, la contingence dans le sens dont on a parlé hier, va être présente dans
nismes sociaux ne sont pas des contradictions. Mais, d’un autre côté, je ne crois pas tous les discours. Les conséquences en sont plusieurs : premièrement, on va voir que
qu’ils soient des oppositions réelles non plus. Parce que dans une opposition réelle, la perspective des agents sociaux va être toujours menacée par la forme phénoménale
par exemple le choc entre deux pierres, qui est une opposition réelle, il n’y a pas de de cette contingence qui est la présence de l’autre dans le sens d’un autre hétérogène
relation d’antagonisme. C'est-à-dire que l’antagonisme présuppose une relation entre qui ne peut pas être réduit au même niveau de représentation où se construit
ennemis qui n’existe pas dans une opposition réelle. Alors, si les antagonismes l’identité du premier agent. Hier, j’ai fait référence aux formules lacaniennes de la
sociaux ne sont ni oppositions réelles, ni contradictions logiques, que sont ils ? J’ai sexuation, dans laquelle les deux pôles de la formule n’appartiennent pas au même
essayé de montrer que les antagonismes sociaux ne sont pas des relations objectives, niveau de la représentation, ou ne peuvent pas être symbolisés d’une façon objective
mais sont la limite de toute objectivité ; le moment où la société trouve l’impossibilité commune. Dans ce cas là, ce que l’on va avoir, ce sont donc plusieurs discours qui
de se constituer comme ordre objectif. Et là je crois que c’est la grande ligne de prennent lieu en même temps au niveau social et qui ne sont pas réductibles à une
partage : ou bien on dit que les antagonismes sont des relations objectives, et dans ce formule commune. Ce sont des incompossibles. Alors, je suis contre toute perspective
cas-là on doit aller au-delà de la conscience des agents parce que, si on a une relation dialogique à la manière d’Habermas selon laquelle, finalement, il y aurait des
entre un paysan et le propriétaire terrien qui essaye de l’expulser de la terre, procédures par lesquelles, par un échange rationnel, on arriverait à une perspective
comment le moment du choc entre les deux peut-il être considéré comme un unique. Il y a des perspectives qui ne sont pas unifiables. Alors, comment est-ce
moment objectif ? Pas du point de vue du discours du paysan, ni de celui du qu’une perspective triomphe sur l’autre ? Les mécanismes en sont simplement
propriétaire, mais c’est seulement du point de vue d’un troisième homme, qui voit hégémoniques. Une certaine perspective, à un certain moment, commence à
l’antagonisme d’une façon qui présuppose que la conscience des deux intervenants additionner des éléments de perspectives d’autres secteurs de façon qu’à un certain
dans l’antagonisme est une conscience déformée, que l’antagonisme est en fait une moment cela devienne un point de vue général qui s’impose pour une certaine
chose différente de ce que vivent les participants dans cette relation. Ça, c’est l’astuce époque. Gramsci disait que, quand une perspective a gagné, elle a gagné pour toute
de la raison chez Hegel ; c’est aussi la façon par laquelle Marx, dans la « Préface » à la une période. C’est-à-dire que, ce qu’on va voir dans l’histoire, va être une succession
Critique de l’économie politique, dont on parlait hier, présente le processus historique discontinue de formations hégémoniques. Et la formation hégémonique comme
comme dominé par une logique qui échappe entièrement à la conscience des agents formation contingente et limitée, c’est l’horizon dans lequel toute la construction du
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social, au cours d’une certaine période, va être possible. C'est-à-dire que les
conditions, par exemple, de la production sont une partie de la production elle-même.
Je crois que la centralité de la notion de formation hégémonique doit se substituer à
la centralité que, dans le passé, on donnait à la catégorie de mode de production. Je
me souviens d’un article d’Étienne sur le matérialisme dialectique dans lequel il avait
fait le déplacement (un mouvement) de la centralité du mode de production vers la
centralité de la formation sociale.Tu utilisais le terme de « formation sociale » je crois ?

É. BALIBAR : Oui oui, c’était le code que nous avions extrait de Marx…

E. LACLAU : Exactement. On avait écrit avec Chantal [Mouffe], dans Hégémonie et


stratégie socialiste, que nous approuvions ce déplacement. Ce que j’essaye maintenant,
c’est de continuer cette ligne en montrant que toutes ces autres dimensions,
exclusions, antagonismes, additions hétérogènes, additions des éléments hétérogènes
dans une certaine totalité qui est contingente, passagère, est simplement la limite de la
constitution du social. Je crois qu’on a avancé beaucoup dans l’analyse des processus
économiques ces dernières années, spécialement dans l’économie contestataire,
l’économie de gauche, et on sait maintenant qu’il n’y a pas une logique simple qui
réduise le discours qui a lieu au niveau de l’organisation du processus du travail et le
discours qui a lieu au niveau de l’accumulation ; et que la même catégorie de profit est
le résultat de l’addition hégémonique d’une série de logiques sociales qui vont des
moyens de communication jusqu’au moment de la technologie.

É. BALIBAR : Là, il y a un point de désaccord entre Ernesto et moi mais c’est ça que je
trouve intéressant. Ça nous ramène à l’institutionnel. Mais quand même, Ernesto, il
me semble que ce qui nous distingue, et cela ne veut pas dire que c’est moi qui ai
raison, c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure mon pessimisme anthropologique post-
freudien, peut-être aussi un peu lacanien. C'est-à-dire que, de ton point de vue, il n’y
a que des exclusions sociales relatives, elles sont sociologiques, elles sont historiques,
naturellement tu sais bien et tu le dis, qu’elles sont enracinées dans des structures de
domination, de pouvoir, de modes de production, etc. qui ne sont pas transformables
à volonté ; elles ne sont transformables que par des luttes sociales, des luttes
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collectives prolongées, indéfinies dans certains cas, et c’est là que l’idée de vont s’approcher du côté de ceux qui donnent un coup de pied ; dans la crise de la
construction hégémonique prend tout son sens, naturellement. Mais il n’y a pas République de Weimar aussi. Dans les périodes de stabilité, il y a aussi des moments
d’exclusion anthropologique radicale là dedans. d’antagonisme, mais le moment de l’antagonisme est contenu par des systèmes de
règles qui sont relativement stables. C’est-à-dire que je ne crois pas, et c’est ce que je
E. LACLAU : Non, je suis d’accord avec ça. voulais dire à Étienne, qu’il y ait une exclusion tellement radicale qu’aucun système
de règles n’arrive jamais à la négocier. Hier on parlait d’Agamben : je ne crois pas
É. BALIBAR : Alors que moi je crois très profondément qu’il y a là des exclusions anthro- qu’on arrive jamais à un moment de vie nue. Il donne des exemples extrêmes…
pologiques radicales. Naturellement la forme sous laquelle elles sont elles-mêmes
instituées, instituées !, et c’est toute l’ambivalence de la proposition de l’égaliberté, qui B. MANCHEV : Pourtant, sa thèse a changé entre les deux volumes d’Homo Sacer. L’État d’exception est beaucoup plus
représente à mes yeux l’addition ou la surdétermination, perverse – il n’y a pas prudent à cet égard. En fait, Agamben y affirme, dans les dernières pages, que la vie nue est toujours le résultat d’une pro-
d’autre mot possible effectivement – d’intérêts de pouvoir ou d’intérêts de duction ; il y est sans doute conscient du risque de substantialisation couru par la notion de vie nue.
domination et de logiques émancipatrices dont elles constituent en quelque sorte la
face noire. Mais pour autant – je m’aventure sur un terrain difficile – il s’agit et il ne É. BALIBAR : Oui oui oui. L’État d’exception est un très beau livre. C’est un livre très fort.
s’agit pas de groupes. Il est très difficile évidemment d’opérer une distinction pure et
simple entre l’exclusion politique des femmes du champ du pouvoir et l’exclusion E. LACLAU : Oui. Il donne des exemples dans L’État d’exception, et il a une très forte
symbolique du féminin de la représentation de l’universel. Et pourtant, les deux tendance à établir des téléologies. Les camps de concentration comme destin de la
choses à la fois ne sont pas absolument identiques et ne sont pas absolument séparables. Je modernité, c’est une chose que jamais je n’achèterais comme idée. De l’autre coté,
vois bien comment on peut faire pour essayer de faire reculer l’exclusion politique dans L’État d’exception qui, je suis d’accord, est un très beau livre, il crée un autre type
des femmes, mais je ne suis pas sûr qu’on se débarrasse aussi facilement de l’exclusion de téléologie. Une téléologie par laquelle l’augmentation du pouvoir exécutif signifie
symbolique du féminin. Et évidemment l’exclusion symbolique du féminin a des que le contrôle social diminue tout le temps. Je ne crois pas que ce soit nécessai-
conséquences sur la vie des femmes. rement le cas. On a des situations contemporaines, je pense au régime vénézuélien,
où il y a une augmentation du pouvoir exécutif tout le temps, mais ça n’est pas une
E. LACLAU : Est-ceque tu me permets de dire quelque chose… Dans cette affaire du expression de l’augmentation de l’exclusion sociale, tout au contraire : c’est la
problème radical de l’exclusion, on doit distinguer deux aspects. Par exemple, entre condition d’une inclusion plus profonde. Alors ces processus, je pense qu’ils sont
deux joueurs d’échecs il y a des règles en commun. Chacun essaye de tuer l’autre en vraiment ambigus. Je crois que toute société négocie les conditions d’exclusion. Il cite
tant que joueur, et il y a une série de règles qui organisent leur échange. Imaginons dans le livre sur l’état d’exception un juriste italien, Santi Romano qui dit, au sujet du
alors que quelqu’un arrive et donne un coup de pied dans l’échiquier. statut de partisan : le partisan est exclu du système de règles du pays. Mais de l’autre
Alors la relation entre ce type là et les deux joueurs d’échecs va être différente : côté, il n’est pas vie nue ; au contraire, il essaye de créer un nouvel État et un nouveau
probablement les deux vont-ils s’allier contre lui. Même si la qualité de l’affron- système de règles. Je crois qu’il y a la place pour des versions plus optimistes des
tement est toujours radicale, le contexte dans lequel ce radicalisme prend lieu et le problèmes qu’Agamben a posés, quand bien même il a été très perspicace à
type de relation qui va embrasser l’ensemble vont être différents. Alors dans une comprendre les conditions d’exclusion dans la société contemporaine.
période de crise organique dans le sens de Gramsci, probablement les antagonismes
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B. MANCHEV : Il a touché à des symptômes importants. d’accord avec ça. Mais j’essaye de faire surgir aussi quelque chose qui se situe à la
limite par rapport au champ de l’antagonisme et qui, de ce fait, n’en relève plus ; pas
É. BALIBAR : Bon, je suis d’accord, et je me l’applique à moi-même, que tout discours tout à fait suivant les mêmes modalités que celles d’Agamben, bien que,
qui fait surgir, à un niveau ou à un autre, la possibilité d’une exclusion irréductible, évidemment, dans L’État d’exception, il y ait aussi quelque chose comme un passage à la
comporte, de façon latente, une dimension théologique, ou bien encore se présente, limite du dispositif de l’antagonisme ou du rapport de pouvoir, du rapport de
d’une manière ou d’une autre, comme une variante de la problématique du mal souveraineté. Effectivement, je suis tenté de dire que l’aporie dans laquelle nous nous
radical. Donc je suis très conscient de cette possibilité – de ce risque. Ceci étant dit, situons aujourd’hui – et je ne crois pas du tout que ce soit purement et simplement en
j’ai essayé d’introduire une idée de la différence anthropologique qui, à mes yeux, Occident, je pense que c’est tout à fait généralisé ; de ce point de vue il y a quelque
naturellement, est d’abord, pour toutes sortes de raisons évidentes, celle de la chose d’irréversible dans la modernité politique que les Indiens ou les Africains
différence sexuelle (mais ce n’est pas la seule, il y a d’autres différences anthropolo- admettent tout aussi bien que nous, même s’ils ont d’autres moyens de l’aborder ;
giques). Derrière le débat qui a longtemps tourné autour de la question de savoir si partout il faut une sphère publique – partout le conflit ou l’antagonisme politique
quelque chose comme un néo-racisme s’était imposé en Occident et en dehors de trouve sa forme institutionnelle. Là je ne suis pas du tout d’accord avec ce que nous
l’Occident après la décolonisation, qui aurait été un différentialisme culturel, dit Negri : l’opposition du public et du privé est dépassée. Le privé est un foutoir,
finalement ce qui finit par resurgir selon des modalités très différentes et très conflic- c’est une confusion complète, mais le public est une dimension indissociable de la
tuelles dans le débat postcolonial actuel, c’est de savoir comment nommer la politique…
différence anthropologique – en tant que différence culturelle, ethnique, raciale ? Tous
ces termes ont une valeur seulement relative, mais pointent tous, au fond, vers un R. IVEKOVIC : Mais ce n’est pas du tout la même histoire de la relation des deux partout.
même problème, un même bloc de résistances indigestes si j’ose dire, qui est l’irré-
ductibilité du fait de la différenciation humaine ; et dont la valeur politique est, nous le É. BALIBAR :Peut-être. Probablement. Mais là il faut un autre débat. Ce que je veux dire
savons, très profondément ambivalente, puisqu’elle se manifeste à la fois sur les deux c’est que ce qui résiste très violemment à la construction de l’espace public, c’est un
versants, comme communautarisme oppressif, et comme capacité de résistance à point qu’on peut toujours essayer de repousser, de décaler, où il apparaît que la
l’homogénéisation postmoderne, mondialisatrice. Alors, quand je parle d’un niveau manifestation de la différence comme telle, de la différence comme différence, fait
d’exclusion radicale, au fond, ce que j’essaye de dire, c’est que l’exclusion, au plus exploser la possibilité même de la construction d’un espace public et n’est pas
profond, c’est l’exclusion de la différence elle-même. Ce n’est pas l’exclusion de l’un inscriptible dans le public. C’est très intéressant esthétiquement à certains égards, les
des termes de la différence. C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut se situer dans la logique tentatives pour forcer le passage, surmonter la difficulté. Je ne veux pas du tout avoir
d’une pensée des différences, et pas seulement dans la logique d’une pensée de l’anta- l’air cynique. Par exemple, la grande idée de certaines féministes françaises et de
gonisme. Cela ne veut pas dire que je sous-estime l’importance des antagonismes ou certaines de leurs correspondantes étrangères, qui était d’inscrire la parité non
du problème de l’antagonisme comme tel. Je suis complètement d’accord avec toi seulement dans le système institutionnel, les règles électorales, etc., mais au fond
sur le fait qu’il structure l’espace politique ou la réalité politique ; et que ce sont les dans le symbolique lui-même de la tradition républicaine. C’est-à-dire de réinter-
vicissitudes, les déplacements, les reformulations ou les réorganisations de l’anta- préter ou de reformuler – c’est ce qu’elles ont proposé – « liberté égalité fraternité »
gonisme qui représentent la matière même de la politique – avec des dimensions en y incluant la parité, d’ailleurs au niveau de chacun des termes en question. C’est-
économiques ou matérielles, ou des dimensions symboliques. Je suis tout à fait à-dire l’idée que l’universel comme tel, l’universel de l’espèce humaine, se symbolise
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non pas sous la loi du un, mais sous celle du deux, comme dirait Badiou. C’est une au travail de Lacoue-Labarthe sur le caractère ontotypologique de l’universel). Et même si l’universel n’est qu’aporie, la

tentative à la fois extraordinairement intelligente, et en même temps vouée à l’échec, différence en est ex-crite puisque, étant irréductible, elle n’est pas dialectisable.

de réaliser l’impossible, c'est-à-dire d’inscrire la différence comme telle (la différence


sexuelle) dans la définition du public. Et on voit tout de suite une des raisons pour É. BALIBAR : Je
suis complètement d’accord, seulement cette aporie ne fait pas surgir
lesquelles ça ne peut pas marcher, c’est que, ce qui est en jeu, c’est la différence un concurrent en face de l’universel, elle travaille l’universel comme tel. L’universel,
sexuelle, et la différence sexuelle ça n’est pas purement et simplement le fait qu’il y a c’est une question.
des individus qui sont reconnus, qui se représentent comme des hommes, et d’autres
qui se représentent comme des femmes. B. MANCHEV : C’est une dialectique alors aussi.

R. IVEKOVIC : C’est une inégalité. Ce n’est pas une symétrie, c’est déjà une inégalité. É. BALIBAR : Mais évidemment. C’est complètement dialectique. Ceux qui croient
s’être débarrassés des dialectiques sont des rigolos du point de vue philosophique.
É. BALIBAR : Il y a des emmerdeurs, des gens qui ont le mauvais goût de ne pas exister
et d’être là quand-même : tu as donc des transsexuels, tu as des sexualités dont le E. LACLAU : Bien, alors on continuera ce débat à l’écrit.

principe même de l’imaginaire est de se définir comme inclassables par rapport au


rôle normatif. Et puis, tu as fondamentalement le fait que, partout où il y a de la R. IVEKOVIC : Vous pensez que c’est fini ? Je pense que c’est peut-être fini pour aujourd’hui…

sexualité – il y a de la différence sexuelle, mais ce n’est pas nécessairement du masculin


et du féminin. Et donc, la tentative d’inscription est aussi immédiatement une Gabriela BASTERRA : Ce n’est pas fini, mais ça n’a pas commencé non plus aujourd’hui.

réduction, et cette réduction, à certains égards, est une violence. Ça vient de très loin, et ça continuera dans le futur.

R. IVEKOVIC : La différence n’est pas un problème, ce qui pose problème c’est l’inégalité à l’intérieur de la différence.

É. BALIBAR : Je ne suis pas d’accord ; ce qui pose problème, c’est la différence.

B. MANCHEV : Pourtant, il y a là toujours une aporie de l’universel.

É. BALIBAR : L’universel n’est qu’aporie !

B. MANCHEV : Une méta-aporie alors ? Or, il se pose la question de savoir si l’exclusion radicale n’est précisément pas
l’effet de la constitution historique de l’universel. Car, si la « différence anthropologique » n’est pas substantielle (et je
pense que nous préférions d’exclure une telle hypothèse), elle ne peut qu’être constituée historiquement, par son exclu-
sion de l’universel, ou bien d’un type (d’)universel – exclusion qui est l’autre face du mouvement constitutif de l’universel
lui-même (je pense non seulement à la thèse de Laclau et Mouffe sur l’universalisation de type hégémonique, mais aussi
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102 | | 103

HORIZONS p.1 [ X. X p.2 ] • CORPUS p.7 [ A. NEGRI - À la


recherche du Commonwealth p.8 | C. MOUFFE - Politique et agonisme p.20 |
G. BASTERRA- Subjectivité inouïe p.27 | B. MANCHEV - Sujet événementiel et
événement-sujet p.34 | R. IVEKOVIC - Subjectivation, traduction, justice
cognitive p.45 | N. FRASER - Qui compte comme sujet de justice ? p.52 | F.
NAISHTAT- Sujet du politique, politiquement sujet p.62 | J. REVEL - Construire
le commun : une ontologie p.70 ] • PAROLE p.79 [ Entretien avec E.
LACLAU & É. BALIBAR p.80 ] • PÉRIPHÉRIES p.103 [ S.
MEZZADRA & B. NEILSON - Frontières et inclusion différentielle p.104 | A.
ONG - Les mutations de la citoyenneté p.111 ] • RÉPLIQUES p.120 [
É. MÉCHOULAN - Peur et peuple p.121 ] •

|

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104 | PÉRIPHÉRIES | 105

SANDRO MEZZADRA et BRETT NEILSON


Frontières et inclusion différentielle
querelles révèlent les tensions, les revendications répartition hommes-femmes qui entretenaient sa programmes d’inclusion sociale, qui sont presque
Qu’il soit ou non possible de définir notre époque subjectives et les dynamiques conflictuelles qui reproduction. Le citoyen et le travailleur tout à la toujours vus comme des marques indiscutables de
comme « l’âge des migrations 1 » il est de fait que marquent le domaine de la précarité, battant en fois ont été soumis à un processus diffus de divi- générosité, mais qui fonctionnent aussi comme
les migrations posent à notre temps des défis brèche la tendance à fournir des descriptions socio- sion et de multiplication. En conséquence, les des instruments de hiérarchisation et de contrôle.
fondamentaux. Pour saisir et conceptualiser plei- logiques neutres et anodines sur les processus de positions subjectives des citoyens et des Ce dont nous avons besoin, c’est d’un cadre
nement ces défis, il est indispensable de considé- flexibilité néo-libérale du marché du travail et de travailleurs doivent être repensées en dehors de la théorique neuf, capable de s’accommoder des
rer leur rapport à la subjectivité politique. C’est désarticulation de la citoyenneté. structure dyadique du citoyen-travailleur, qui modalités changeantes de ce concept insaisis-
une tâche particulièrement urgente, dans la situa- sous-tend la construction du marché du travail sable et de la myriade de systèmes d’inclusion
tion dans laquelle nous nous trouvons, telle qu’elle Au sens général, le terme « précarité » renvoie à national mais ne peut plus être considérée comme différentielle que nous voyons prendre forme
est façonnée par la crise économique mondiale. l’explosion de la dyade citoyen-travailleur qui la référence absolue. dans divers contextes frontaliers à travers le
S’interroger sur les multiples façons dont les faisait florès après la Seconde Guerre mondiale – Les processus de prolifération des frontières et de monde. Contrairement, par exemple, à la théorie
migrations ont contribué à la généalogie de la voir par exemple la période stakhanoviste de multiplication de la main-d’œuvre que nous analy- de Chantal Mouffe 3 et d’Ernesto Laclau 4, qui
crise, crise qui affecte la condition des migrants l’URSS, la grande époque des villes industrielles sons dans notre étude jouent un rôle crucial dans affirment que ce n’est que par l’exclusion
dans le monde entier et à laquelle les migrants des États-Unis comme Flint, dans le Michigan, ou la désarticulation de la dyade citoyen-travailleur et qu’une société peut se construire comme un
réagissent est même l’une des tâches les plus encore le sujet travailleur discipliné des plans de dans la production de nouveaux assemblages, tout, l’analyse des mécanismes multiples qui
urgentes auxquelles nous sommes confrontés. Nehru en Inde. Très peu de temps après la flexibles et mobiles, en matière de marché du filtrent les sujets en mouvement et opèrent leur
Seconde Guerre mondiale, T.H. Marshall 2 a travail et de citoyenneté. Contrairement à la stratification nous conduit à penser que la
Nous sommes nombreux, au cours des dix proposé une sorte de conceptualisation formelle de tendance dominante des études sur les frontières conscience politique intervient aux confins de
dernières années, à avoir analysé les mouvements cette figure dyadique du citoyen-travailleur, esti- – encore plus nette après le 11 septembre 2001 – l’inclusion et de l’exclusion.
transfrontaliers et les luttes autour des frontières mant que les droits sociaux de la citoyenneté à insister sur la dynamique de l’exclusion, nous
(border struggles), qui modifient profondément le étaient intimement liés à la dynamique du marché préférons nous concentrer sur la nature mouvante Le concept d’inclusion différentielle présente une
marché du travail, mais aussi la forme et les du travail national. Non que ce lien ait été complè- de l’inclusion qui peut être analysée dans la pers- généalogie complexe, qui dépasse les frontières de
composantes de la citoyenneté à travers les divers tement rompu. Il existe toujours indéniablement pective des frontières. Pour être plus précis, nous la recherche sur les migrations et celles de la
espaces du globe. « Emploi précaire », « inclusion un noyau citoyenneté-travail, qu’il se manifeste à tentons d’aller au-delà du binôme inclu- pensée féministe. Bien qu’il ait porté plusieurs
différentielle » et « prolifération des frontières » travers le passage obligatoire des chemins de la sion/exclusion, en nous intéressant à la proliféra- noms, ce concept constitue depuis longtemps un
sont quelques-uns des concepts devenus cruciaux, citoyenneté par le contrat de travail, les formes tion de situations qui ne sont ni totalement moyen de décrire et d’analyser la façon dont l’in-
à la fois pour la recherche individuelle et collective traditionnelles de négociation collective pratiquées incluses dans l’espace de la citoyenneté ou des clusion dans une sphère ou un domaine peut être
et pour notre engagement politique en matière de par les réseaux syndicaux organisés au plan natio- marchés du travail, ni totalement exclues, à des soumise à des degrés divers de subordination,
migrations. S’intéresser aux mouvements transfron- nal, ou des nouvelles formes « d’obligation subjectivités qui ne sont pas complètement inté- d’autorité, de discrimination et de segmentation.
taliers et aux luttes frontalières ouvre une perspec- mutuelle » des Anglo-Saxons, qui autorisent des riorisées ni extériorisées. L’analyse de la produc- Plus récemment, ce concept a été développé pour
tive originale et productive sur le débat relatif à la schémas intermédiaires tels que « travailler pour tion de ces subjectivités nous apparaît comme tenter d’aller au-delà des points aveugles de la
« précarité », qui a connu une virulence particulière l’indemnité de chômage ». essentielle sur le plan stratégique. En premier notion très répandue de « forteresse Europe », qui
dans toute l’Europe continentale au cours de la Ce qui a changé, c’est que ce noyau citoyenneté- lieu, elle permet d’aborder les mécanismes de se montre impuissante à prendre acte de la
dernière décennie, mais qui commence aussi à se travail ne peut plus simplement être appréhendé à l’exclusion sous un angle différent. En second présence prodigieuse et croissante des migrants
manifester ailleurs. Ces mouvements et ces travers l’entité dyadique citoyen-travailleur et la lieu, elle facilite une approche critique des dans l’espace européen. Dans ce contexte, on l’a

1. S. Castles, & M.Miller, The Age of Migration: 2. T. H. Marshall, Citizenship and Social Class, 3. C. Mouffe, On the Political, 2005, London,
International Population Movements in the Modern and Other Essays, 1950, Cambridge, Cambridge Routledge. |4. E. Laclau, On Populist Reason,
World, 2003, Basingstoke, Macmillan. University Press. 2005, London, Verso – La Raison populiste, tra-
duction J.P. Ricaud, 2008, Le Seuil.
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106 | SANDRO MEZZADRA & BRETT NEILSON PÉRIPHÉRIES | 107

utilisé pour rendre compte du véritable rôle du tent de modifier le régime des frontières et des rains, ce rêve se heurte obligatoirement à l’im- tions dans les systèmes de sélection à points, en
régime des migrations dans l’élaboration de migrations, et qui rendent possible le filtrage possibilité de sa complète réalisation : un fait raison notamment du paysage de plus en plus
l’Europe. Il est intéressant de noter que le dévelop- sélectif de la mobilité. Le premier d’entre eux est attesté par les décès qui ne cessent de se compliqué des migrations transnationales. Ces
pement de ce concept se fonde en grande partie l’externalisation, qui suppose le déplacement des produire dans les zones frontalières du monde lignes de faille, à l’intérieur même de ces proto-
sur les analyses ethnographiques portant sur la politiques et des technologies de contrôle fronta- entier, même s’ils sont souvent passés sous coles migratoires, sont ouvertes non seulement
gestion de la frontière américano-mexicaine. À lier au-delà des limites territoriales des espaces silence. Néanmoins, le désir illusoire de combler par la capacité imaginative des migrants eux-
travers les exemples européens ou américains, on politiques officiellement reconnus. Le procédé est le fossé qui sépare le rêve de la réalité continue mêmes, qui trouvent continuellement des
s’aperçoit que la production légale de la clandesti- évident dans la gestion des « frontières extérieures de générer des innovations dans les politiques tactiques pour négocier et évoluer à travers les
nité et, parallèlement, le processus d’inclusion des de l’Europe » ou, en Australie, dans la migratoires, pour tenter de réagir à la crise des termes hiérarchisés de ces systèmes, mais aussi
migrants par le biais de cette clandestinité, créent « Solution pacifique ». Dans les deux cas, des pays systèmes traditionnels des quotas, de plus en par une myriade d’autres acteurs, dont des recru-
les conditions favorables à l’intervention d’une tiers sont impliqués dans la protection des fron- plus largement reconnus comme inefficaces face teurs, des agences d’immigration et autres inter-
ligne de partage raciale dans la composition du tières, qu’il s’agisse de la mise à disposition délo- à la nouvelle flexibilité et à l’interpénétration des médiaires travaillant dans les zones frontalières
travail et de la citoyenneté. Dans cette perspective, calisée de centres de rétention, de la coopération marchés du travail et des systèmes économiques. entre légalité et illégalité. La question de savoir ce
les outils et les pratiques du renforcement des pour les procédures de déportation, du contrôle Bien que des contrôles migratoires fondés sur que signifie « compétence » se pose de façon pres-
frontières créent les conditions mêmes dans des visas ou de la surveillance des routes et itiné- des systèmes de sélection à points existent sante pour ces acteurs, qui pratiquent des poli-
lesquelles le franchissement des frontières est raires supposés de migration. Il en découle divers depuis les années soixante-dix dans d’anciennes tiques de migration à rebours, anticipant, voire le
possible et effectivement pratiqué ou tenté. degrés d’internalité et d’externalité, qui rempla- colonies comme le Canada ou l’Australie, leur plus souvent suscitant, les développements de ces
Tel est le point de vue qui s’impose sous l’angle des cent et brouillent la distinction claire entre actuelle propagation dans des pays européens régimes eux-mêmes. Ils tirent parti, notamment,
sujets en mouvement et d’une tentative de recense- dedans et dehors que constituait la frontière tradi- comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne du flou artistique qui règne autour du concept de
ment des multiples tensions que suscitent les tionnelle de l’État-nation. Ces techniques et ces témoigne de la volonté croissante d’adapter compétence dans le contexte des formes contem-
pratiques contemporaines de mobilité, bien au-delà mesures d’externalisation facilitent les processus toujours plus étroitement les flux migratoires aux poraines de la production flexible, en particulier
de ce qu’on appelle les pays du Nord. L’analyse du de filtrage et d’inclusion différentielle par la créa- besoins économiques et sociaux (qu’ils soient dans les secteurs tertiaire et cognitif. Ce fait est
système hukou d’enregistrement des ménages dans tion de zones d’attente, grâce auxquelles le calen- réels ou imaginaires) des « pays de destination ». désormais reconnu comme un réel problème dans
la Chine contemporaine, l’étude des systèmes drier et le rythme des migrations peuvent être Dans le contexte de la concurrence internatio- les débats relatifs aux prises de décision poli-
complexes de compartimentation qui divisent inté- régulés de façon plus précise. Elles permettent nale en matière de main d’œuvre qualifiée, tiques. Comme le notent Bridget Anderson et
rieurement le marché indien du travail, ou encore aussi de canaliser les mouvements des migrants notamment, les divers pays ont volontiers Martin Ruhs 5 dans un récent rapport préparé pour
la vaste panoplie des migrations Sud-Sud, permet- et des réfugiés, à travers des zones de rétention et tendance à emprunter et à imiter les taxinomies le Migration Advisory Committee du Royaume-
tent de retrouver les mêmes outils et les mêmes des goulots d’étranglement dans lesquels peuvent et les calibrages propres à ces systèmes de Uni, « le mot “compétences” est un terme très
modalités de filtrage sélectif des mobilités de la s’exercer des procédures de sélection, soit par des migration. Ce sont des moyens hautement tech- vague à la fois conceptuellement et empirique-
main d’œuvre. Dans tous les cas cités, même si de voies entièrement technocratiques, soit par le nocratiques mais aussi assez arbitraires pour ment, dans la mesure où il peut renvoyer à des
nombreuses différences subsistent, la frontière biais d’interventions violentes. instituer l’inclusion différentielle, multipliant et “compétences techniques” mais aussi à
fournit un point nodal de cristallisation, où les Ces transformations complexes des régimes fron- stratifiant toujours un peu plus les statuts légaux des“compétences sociales” (telles que “le capital
tensions entre travail et capital, tout autant que les taliers correspondent à un rêve, celui des migra- des sujets habitant le même espace politique, relationnel”) qui sont difficiles à mesurer. » « Le
transformations de la citoyenneté et les potentiali- tions « opportunes » et « ciblées », qui façonne de tout en permettant un contrôle efficace des fron- comportement, l’accent, le style et même l’appa-
tés qu’elles impliquent, deviennent visibles. plus en plus fréquemment les politiques migra- tières et des limites fixées entre ces différentes rence physique », aussi bien que les « attitudes et
Pour bien comprendre les processus de l’inclusion toires à des échelles diverses au plan géogra- situations. caractéristiques personnelles » dont justifient les
différentielle, toutefois, il est utile de rappeler phique. Confronté à l’imprévisibilité et à la Malgré cette multiplication des mécanismes de travailleurs « qui se montreront malléables et
quelques-uns des outils techniques qui permet- « turbulence » des flux migratoires contempo- contrôle, on note des tensions et des contradic- faciles à discipliner et à contrôler » deviennent des

5. B. Anderson & M. Ruhs, A Need for Immigrant


Labour? The Micro-Level Determinants of Staff
Shortages and Implications for a Skills Based
Immigration Policy, Migration Advisory Committee,
2008
http://www.ukba.homeoffice.gov.uk/sitecontent/docume
nts/aboutus/workingwithus/mac/andersonandruhs200
8 [3 novembre 2008].
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108 | SANDRO MEZZADRA & BRETT NEILSON | 109

qualités qui peuvent être classées parmi les métiers non spécialisés comme chauffeurs de taxi
compétences. Cela instaure clairement une zone ou simples vendeurs.
grise, dans laquelle la barrière entre main-d’œuvre Mais la logique de l’inclusion différentielle incarnée
qualifiée et non qualifiée devient poreuse et dans des technologies telles que les systèmes de
mobile, ouvrant de nouveaux espaces de négocia- sélection à points n’a pas d’effets seulement sur les
tion et de nouvelles voies de passage pour les formes de mobilité qui altèrent la limite entre main-
migrants et pour ceux qui facilitent (et bien d’œuvre qualifiée et non qualifiée ; elle a également
souvent exploitent) leur circulation. un impact sur les régimes migratoires qui affectent
Cette approche introduit aussi une mobilité bilaté- des secteurs traditionnellement considérés comme
rale entre les catégories de travailleurs migrants non qualifiés. Dans les programmes destinés à la
qualifiés et non qualifiés. Non seulement ceux qui formation des travailleurs domestiques indonésiens
sont traditionnellement considérés comme non et des aides-soignants sri lankais appelés à
qualifiés trouvent des failles grâce auxquelles ils travailler sur les marchés régionaux et interconti-
peuvent négocier des systèmes d’inclusion différen- nentaux, ou pour le recrutement des migrants
tielle, mais, en outre, les nouvelles techniques et les temporaires à destination des pays d’Europe où ils
nouvelles formes d’exploitation et de manipulation occuperont des emplois dans l’agriculture, la
du marché du travail obligent ceux qui sont tradi- construction ou la restauration, on retrouve diverses
tionnellement considérés comme des travailleurs applications de ces pratiques de migration « oppor-
qualifiés à accepter des postes non qualifiés. Pour tunes » et « ciblées ». Inutile de dire que la clandes-
les travailleurs qualifiés et diplômés, la mobilité tinité forcée des travailleurs migrants non qualifiés
transfrontalière équivaut souvent à une dévaluation est bien souvent un élément capital dans le fonc-
radicale de leurs compétences. Même dans le cas tionnement de ces régimes.
où les travailleurs qualifiés ont accès à des salaires Le brouillage des schémas d’internalité et d’exter-
plus élevés ou à des droits plus immédiats à la nalité, implicitement présent dans les systèmes de
citoyenneté, toutefois, la limite entre main-d’œuvre migration tendant à installer le principe d’inclusion
qualifiée et non qualifiée est facilement brouillée. différentielle, a aussi d’importantes ramifications,
Par exemple, dans le système de gestion internatio- qui affectent les questions périphériques de la
nale des mobilités (ou body shopping) pour les subjectivité politique, en premier lieu la nature et
travailleurs indiens dans le domaine des technolo- les formes mouvantes de la citoyenneté. L’une des
gies de l’information, ceux-ci sont fréquemment caractéristiques essentielles de la concurrence
mis en attente » (benching) ou retirés artificielle- croissante, à l’échelle du monde, pour attirer les
ment du marché de la main-d’œuvre pour créer une migrants qualifiés est la construction de schémas
« carence virtuelle » qui entraîne à la hausse le coût accordant un accès préférentiel aux permis de
de leurs services. Durant ces périodes de mises à séjour permanents, voire à la citoyenneté, aux
pied, les spécialistes des technologies de l’informa- sujets qui obtiennent un score satisfaisant dans la
tion sont « gaspillés », mais en même temps ils course d’obstacles ardue que constituent les
remettent constamment à jour des compétences systèmes de migrations fondés sur les compé-
cognitives acquises à prix d’or tout en exerçant des tences. Ayelet Shachar revient sur le développe-
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110 | SANDRO MEZZADRA & BRETT NEILSON PÉRIPHÉRIES | 111

ment de ce troc « talent-contre-citoyenneté », ainsi mouvements de migrants clandestins, y compris AIHWA ONG
que sur son « écho » dans les pays sources d’émi- les sans-papiers en Europe et une part importante
Les mutations de la citoyenneté
gration, qui encouragent de plus en plus la double du mouvement des Latinos aux États-Unis en
citoyenneté, les investissements dans l’économie 2006, atteste des potentialités de ces conflits et
nationale et les migrations pendulaires. Cela de ces pratiques en matière de citoyenneté. tion de citoyen et celle d’apatride ou entre territoire
implique de multiples processus d’assouplissement Contrairement à la tendance habituelle des études Les mutations de la citoyenneté 1 sont la consé- national et absence de territoire ne sont d’aucune
de la citoyenneté, mais aussi des chevauchements sur les migrations à dresser une ligne infranchis- quence des flux mondiaux et de la configuration utilité pour réfléchir aux espaces émergents et aux
et des altérations de la logique traditionnelle de sable entre l’analyse des migrations de personnes afférente de nouveaux espaces, riches de combinaisons inédites de variables globalisantes et
l’État-nation en matière d’identité et de citoyenneté formées et celle des migrations des sans papiers, multiples possibilités. Un paysage en constante localisées. Les pratiques d’État induites par l’éco-
politique, à partir d’un « raisonnement plus calculé toutefois, nous sommes convaincus qu’il est évolution, façonné par les flux des marchandises, nomie de marché, par exemple, fractionnent le
et plus nettement orienté sur le marché 6 ». désormais indispensable de les appréhender des technologies et des populations, remet en terrain national en zones d’hypercroissance. Ces
Nous voyons là une autre manifestation de la multi- ensemble, sans oublier les chevauchements et les question la notion de citoyenneté liée au terri- espaces sont connectés à des réseaux transnatio-
plication des statuts de la citoyenneté, mais il est zones grises qui les séparent, pour parvenir à une toire et au concept imaginaire d’État-nation 2. naux de marché, de technologie et d’expertise.
important de noter que ses effets ne se limitent pas analyse adéquate des contours contemporains de Ces marchandises, ces technologies et ces popu-
à une élite mondiale de travailleurs talentueux. La la citoyenneté. Les luttes autour des frontières lations en mouvement contribuent conjointement Dans le même temps, les distinctions strictes
citoyenneté, dans ces conditions, n’est pas seule- (border struggles) telles celles que nous venons à façonner des espaces sociaux dans lesquels se entre citoyens et étrangers sont abandonnées au
ment un site de multiplicité, mais également de d’évoquer, doivent être interprétées comme le cristallisent les mutations de la citoyenneté. Les profit de la quête du capital humain. Ces modes
conflit. Les travailleurs non qualifiés, eux aussi, affi- revers de la médaille dans les processus de flexi- différents éléments de la citoyenneté (droits, de gouvernance ont pour conséquence de transfor-
chent une multiplicité de statuts de citoyenneté et bilisation de la gestion des migrations et de la allocations de l’assurance sociale, etc.), naguère mer en échiquier le territoire national, produisant
de résidence, parmi lesquels la situation de citoyenneté dont nous avons dressé un bref présumés faire un tout, sont désormais dissociés ainsi un effet de souveraineté graduée ou diversi-
migrants non répertoriés ou clandestins. tableau. Elles mettent notre imagination au défi les uns des autres et réorganisés selon des forces fiée 4. Certains lieux et certaines zones sont inves-
Considérées ensemble, ces transformations mani- d’inventer de nouveaux modèles d’action politique et des normes universalisantes. Par conséquent, tis de ressources politiques plus importantes que
festent une désarticulation de l’espace de citoyen- et un nouveau langage théorique de la subjectivité et bien qu’en théorie les droits politiques dépen- d’autres. Parallèlement, les droits et avantages
neté. « Qui est le citoyen ? » devient une question politique, au-delà de la dyade citoyen-travailleur. dent de l’appartenance à un État-nation, dans la naguère accordés à tous les citoyens sont désor-
majeure pour les théories contemporaines de la pratique, de nouveaux droits sont obtenus par le mais dépendants de critères néolibéraux, de sorte
citoyenneté. Dans ces conditions, avance Saskia Traduit de l’anglais par Lise Pomier biais de mobilisations et de revendications locali- que des expatriés dotés de l’esprit d’entreprise en
Sassen 7, une compréhension complète des sées, dans un cadre de contingence globalisée. viennent à partager les droits et avantages reven-
tensions et des conflits qui marquent la citoyenneté diqués auparavant par les seuls citoyens. La diffé-
contemporaine ne peut provenir que d’une analyse Nous avons dépassé l’idée d’une citoyenneté défi- rence s’estompe entre citoyenneté et absence de
entreprise aux marges de la citoyenneté plutôt qu’à nie comme un statut protégé au sein d’un État- citoyenneté.
partir de la plénitude légale de son centre. Le sujet nation et comme une condition opposée à celle des
politique « non autorisé mais reconnu », en d’autres apatrides 3. Les oppositions binaires entre la condi- ***
termes le migrant clandestin, n’est pas seulement Nous avions coutume de considérer les différents
soumis à l’exclusion, il devient aussi un acteur clé aspects de la citoyenneté – droits, allocations
dans la construction, la contestation et la redéfini- sociales, État, territoire, etc. – comme plus ou
tion des frontières de la citoyenneté. 1. Une première version de cet article a été publiée moins liés les uns aux autres. Mais de plus en plus
dans la revue Theory, Culture & Society, Vol. 23, n° 2- souvent, certaines de ces composantes sont disso-
La multitude des revendications exprimées par les 3,2006, p. 499-505. |2. Benedict Anderson, Imagined ciées et réarticulées en fonction de normes univer-
Communities, 1991[1983], Londres, Verso, 2e édition.
|3. B. Anderson, L’Imaginaire national, 2006, Paris,
6.A. Shachar, « The Race for Talent : Highly La Découverte poche, n°128, traduit de l’anglais par
Skilled Migrants and Competitive Immigration Pierre-Emmanuel Dauzat. |3. Hanna Arendt, The Human
Regimes », in New York University Law Review, 81, Condition, avec une introduction de Margaret
2006, p. 148-206. |7. S. Sassen, Territory, Canovaan, 1998[1958], Chicago, University of Chicago
Authority, Rights: From Medieval to Global Press, seconde édition. H. Arendt, La Condition de
Assemblages, 2006, Princeton–Oxford, Princeton l’homme moderne, 1983[1961], Paris, Calman-Lévy,
University Press. traduit de l’allemand par G. Fradier.
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112 | AIHWA ONG PÉRIPHÉRIES | 113

salisantes définies par les nécessités écono- les citoyens, nous voyons un paysage politique rale européenne ni les valeurs universelles des Critères différentiels d’accès à la citoyenneté
miques, les valeurs néolibérales ou les droits de mouvant, dans lequel des populations hétérogènes droits civils. Mais l’ambivalence demeure, tandis (Zones of Entitlement)
l’homme. Dans le même temps, diverses popula- revendiquent les droits et avantages divers fondés qu’une levée de boucliers contre la possible inclu- Au contraire de la zone euro, certains sites émer-
tions mobiles (expatriés, réfugiés, travailleurs sur la citoyenneté mais aussi sur des critères néoli- sion de la Turquie musulmane nourrit la résistance gents de croissance, en Asie, manifestent une
migrants) peuvent accéder aux droits et avantages béraux ou sur les droits de l’homme. à l’expansion de l’Union européenne. moindre ambivalence quant à l’adoption de
associés à la citoyenneté, alors même que beau- valeurs néolibérales en matière de politiques d’ac-
coup de citoyens ne bénéficient dans leur propre Bloc économique et libéralisme politique Une autre dimension de cette articulation entre cès à la citoyenneté. Ils reconnaissent que la
pays que de protections limitées ou contingentes. En Occident, l’Union européenne est l’une des citoyenneté et déréglementation des marchés est la connexion avec des réseaux transnationaux et des
Ainsi, les (re)combinaisons de forces globalisantes entreprises les plus ambitieuses jamais tentées menace qu’elle fait peser sur ce que Jürgen professionnels du monde entier est cruciale pour
et d’éléments localisés produisent des environne- pour former une zone de marché en regroupant Habermas appelle les « accomplissements démo- leur émergence en tant que centres du capita-
ments distinctifs, dans lesquels les citoyens, les différents régimes et cultures. Avec l’extension cratiques des sociétés européennes » – systèmes lisme global. Les itinéraires et les pratiques trans-
étrangers et les demandeurs d’asile formulent des rapide du bloc, l’articulation des intérêts écono- inclusifs de sécurité sociale, normes sociétales nationales accroissent la capacité des
exigences politiques fondées sur une apparte- miques et des droits politiques a cristallisé une concernant les classes et la différence sociale des professionnels et des investisseurs à négocier des
nance politique préexistante aussi bien que sur ambivalence tenace quant à l’érosion des traditions sexes, investissement dans les services sociaux espaces nationaux, tandis que le désir d’attirer
des critères universalisants. culturelles et des normes libérales associées à la publics, abolition de la peine de mort, etc. Pour des acteurs de talent conduit à modifier les lois
citoyenneté européenne de l’après-guerre. Dans lutter contre le « déficit démocratique » de la vie sur l’immigration. Des affiliations complexes avec
Compte tenu de ce scénario d’« assemblages toute la région, l’alliance des forces du marché publique induit par l’économie de marché, des acteurs d’élite mobiles permettent des attri-
globaux 5» en perpétuel mouvement, les sites de global et des critères libéraux débouche sur des Habermas préconise la création d’une sphère butions temporaires, multiples et partielles,
ces mutations de citoyenneté ne sont pas définis droits et normes politiques déterminés. L’ouverture publique et d’une constitution à l’échelle de créant ainsi toutes les conditions pour que ces
par la géographie traditionnelle. L’espace de ces des marchés à la main-d’œuvre immigrée l’Europe, capables de donner un poids symbolique populations expatriées puissent revendiquer des
assemblages, plus que le territoire de l’État-nation, – travailleurs hôtes et étrangers en situation irrégu- à une culture politique commune étayée par des droits analogues à ceux des citoyens.
est le lieu de nouvelles mobilisations et revendica- lière – a provoqué de vifs débats sur l’intégration mesures d’assistance européennes 7. Au printemps Le concept de « citoyenneté flexible » décrit les
tions politiques. Tout un éventail de populations des diverses communautés étrangères. Certains 2005, les votes français et néerlandais contre la agissement des sujets mobiles capables de se plier
mobiles ou exclues réclame des droits et exprime mettent en avant la nécessité d’un équilibre entre ratification de la constitution européenne ont fait de manière opportuniste à des conditions de
des revendications en vertu de principes universali- les diverses populations immigrées d’origine non passer un message fort sur la primauté des intérêts marché dynamiques et sans frontières. Au niveau
sants fondés sur des critères néolibéraux ou sur les européenne et un concept imaginaire de civilisation nationaux par rapport à l’unité visée par les poli- mondial, le marché génère ce type d’activités, de
droits de l’homme. Dans la zone de l’Union euro- européenne. D’un autre côté, les mouvements de tiques néolibérales. Le rejet de la constitution par sorte que « la flexibilité, les migrations et les relo-
péenne, par exemple, la déréglementation des défense des droits de l’homme déplorent la désa- des membres historiques de l’Union reflète l’oppo- calisations, au lieu d’être sources de contrainte ou
marchés et les flux migratoires menacent les grégation de la citoyenneté en petits paquets de sition de nombreux Européens à l’adoption généra- de résistance, suscitent aujourd’hui une adhésion
protections associées aux traditions libérales. Dans droits et d’allocations, qui permettent aux États lisée de critères fondés sur le marché, ainsi qu’une plus large que la stabilité 8». De plus, les États-
les pays émergents d’Asie, l’emprise des valeurs européens d’incorporer les migrants et les non- affirmation positive en faveur des régimes natio- nations qui cherchent à attirer des étrangers riches
entrepreneuriales est telle que les droits et avan- citoyens selon des modalités variées. Ces paquets naux, qui préservent les éléments de la citoyenneté et talentueux amendent leurs lois sur l’immigration
tages liés à la citoyenneté dépendent des perfor- d’allocations et de droits civils limités constituent classique et la protection de leur population. On de manière à favoriser une élite de migrants. Ainsi,
mances économiques de l’individu. Dans les camps une forme de citoyenneté partielle, une apparte- émet aujourd’hui des doutes sérieux sur la faisabi- une nouvelle synergie entre capitalisme global et
de personnes déplacées, la vie elle-même devient nance politique « postnationale » pour les lité d’une solidarité à l’échelle de l’Europe, fondée citoyenneté « commercialisée » crée des environne-
un motif politique pour revendiquer, sinon la travailleurs migrants 6. Cette détermination poli- avant tout sur le principe d’efficacité de l’économie ments où les normes du marché conditionnent les
citoyenneté, du moins le droit de survivre. En bref, tique permet, dit-on, de prendre en compte la de marché et sur sa compétitivité. normes de la citoyenneté.
au lieu d’un lot identique de droits accordé à tous diversité culturelle sans saper la démocratie libé- Cette prime aux individus flexibles et entrepre-

7. Jürge Habermas, « Why Europe Needs a 8. A. Ong, Flexible Citizenship : the Cultural
5. A. Ong, A. & S. J. Collier, (sous la direction 6. Yasemin Soysal, The Limits of Citizenship: Constitution », in New Left Review 11 (sept- Logics of Transnationality, 1999, Duke University
de), Global Assemblages : Technology, Politics, Migrants and Postnational Membership in Europe, 1994, oct 2001), p. 5-26. Press, p. 19.
and Ethics as Anthropological Problems, 2005, Chicago, University of Chicago Press.
Malden, Ma., Blackwell.
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114 | AIHWA ONG PÉRIPHÉRIES | 115

nants a pris naissance dans les démocraties avan- aspirations des individus pénalisent spécifique- citoyenneté « techno-entrepreneuriales », faute de les libertés démocratiques. La confluence des
cées, qui n’ont eu de cesse d’adopter en politique ment les pauvres des grandes villes, les immigrés quoi ils doivent s’incliner devant des étrangers forces économiques et des technologies numé-
une logique fondée sur l’économie. Ces idées et les réfugiés, considérés comme les moins plus qualifiés et sont réduits à une citoyenneté de riques a ouvert une brèche dans les interstices des
néolibérales sont issues de la théorie de Frederic capables de progresser. Mais dans la mesure où second ordre. sociétés les plus étroitement contrôlées, créant
von Hayek, qui considérait l’homo economicus les valeurs néolibérales de flexibilité, de mobilité des conditions favorables à une encourageante
comme une figure instrumentale forgée dans l’ef- et d’esprit d’entreprise deviennent les conditions Les valeurs néolibérales d’initiative et d’entreprise explosion d’exigences de démocratie de la part
fervescence de la concurrence des marchés. Le sine qua non de la citoyenneté, elles sapent aussi individuelle ont des implications diverses sur la des populations.
concept selon lequel la gestion économique au les acquis démocratiques du libéralisme améri- citoyenneté, selon les interactions avec des envi-
niveau individuel est la manière la plus efficace de cain, fondés sur l’idéal de l’égalité des droits 10. ronnements politiques particuliers. Alors que la • Dans la rue
répartir les ressources publiques a été repris allè- Les tensions entre les valeurs néolibérales qui font tendance, au Royaume-Uni et aux États-Unis, est En Asie du Sud-Est, les forces combinées de la
grement par les politiques « néo-conservatives » du des citoyens des agents économiques et les de privilégier le citoyen autonome et technologi- crise financière et de l’instabilité politique dans
thatchérisme et du reaganisme. Ce glissement vers idéaux libéraux qui les présentent comme des quement averti comme participant de la société les années 1990 ont permis l’apparition de
des modes de gouvernance néolibéraux tient pour garants de la liberté politique n’ont pas fini de civile, dans les zones de croissance asiatiques, le mouvements « pro-réformes » et d’organisations
acquis que la sécurité des citoyens, leur bien-être perturber la vie politique américaine. discours relatif au citoyen entreprenant et avide non gouvernementales bien décidées à façonner
et leur qualité de vie, sont de plus en plus dépen- de savoir est lié à la « société civique », c’est-à- l’espace civil. En Indonésie, divers groupes
dants de leur propre capacité, en tant qu’individus Les idées et les pratiques néolibérales voyagent, dire à la construction de la solidarité nationale. Le humanitaires, non violents ou préoccupés des
libres, à faire face aux insécurités globalisées en elles aussi, et gagnent de nouvelles zones d’hyper- point commun, c’est que dans tous les milieux, droits des femmes se sont unis pour protester
faisant des calculs et des investissements à titre croissance. En Asie, sous les régimes démocra- les échelons de la citoyenneté sont plus difficiles contre la brutalité d’État et pour demander la fin
personnel. tiques, socialistes ou totalitaires, les citoyens sont à atteindre pour la majorité. Dans les zones d’hy- de la corruption, du népotisme et de l’autocratie.
instamment priés de se prendre en charge, non per-capitalisme, en particulier, ceux qui ne En particulier, le viol de centaines de femmes
Par exemple, dans la New Britannica de Tony seulement pour lutter contre les incertitudes et les peuvent gravir l’échelle des compétences ni se d’origine chinoise en Indonésie à l’instigation de
Blair, les citoyens sont généralement gouvernés risques, mais aussi pour améliorer la « qualité conformer aux normes de l’initiative individuelle l’armée, et, en Malaisie, les mauvais traitements
« par le biais de la liberté », invitation, pour des humaine » de leur société dans son ensemble. sont de plus en plus souvent marginalisés comme infligés au vice-premier ministre emprisonné
sujets reconnus comme libres, à faire des choix Dans le Sud-Est asiatique, notamment, l’éthique des individus déviants qui menacent la sécurité. [lorsqu’il fut accusé de sodomie], ont attiré l’at-
raisonnés pour leur propre compte. Le gouverne- néolibérale de l’auto-responsabilité des citoyens Ainsi, la conjonction de critères libéraux et de tention sur les violences physiques imputables à
ment ne se soucie plus de prendre soin des est liée à l’obligation sociale de construire la régimes particuliers de citoyenneté casse la l’État. Dans les manifestations de rue, les
citoyens, mais souhaite que chacun/chacune nation. En Inde et en Malaisie, les notions de protection de la citoyenneté et brouille les distinc- exigences de réformes ne sont pas formulées en
agisse comme un sujet libre, qui se remet person- « travailleurs cognitifs» (knowledge workers) et de tions politiques entre citoyens et étrangers de termes de droits de l’homme, mais bien plutôt
nellement en question et se fie à une action auto- « société du savoir » poussent les citoyens à talent. selon l’éthique de la culture et de la religion. Le
nome pour faire face à des insécurités devenues améliorer leurs connaissances pour faire avancer le discours des droits de l’homme n’est pas d’une
mondiales. Il y a là un glissement fondamental développement des industries de haute technolo- Les arènes de revendication politique grande utilité pour les négociations avec l’État,
dans l’éthique de la formation des individus, ou gie. C’est à Singapour que l’accumulation du capi- Mais le mélange d’opportunisme marchand et de parce que la philosophie des droits de l’homme
de l’éthique de la citoyenneté, sachant que le tal intellectuel comme condition obligée de la citoyenneté a aussi engendré les conditions d’un est considérée comme originaire de l’Occident et
gouvernement se préoccupe de moins en moins de citoyenneté atteint son point culminant. On attend militantisme politique accru. Dans les pays non par conséquent inadaptée aux pays d’Asie. Les
la gestion sociale et collective de la population (de des citoyens qu’ils développent de nouveaux démocratiques qui adoptent des politiques groupes de femmes et les ONG confessionnelles
la biopolitique) au profit de l’auto-gouvernance modes de pensée et qu’ils acquièrent des compé- induites par le marché, on voit s’ouvrir de voient les problèmes de violences d’État comme
(une éthico-politique 9). Aux États-Unis, les tences informatiques, tandis que les profession- nouvelles arènes pour permettre aux gens ordi- des violations contre le principe d’humanité qui,
pratiques administratives qui s’appuient sur les nels sont forcés de satisfaire à des normes de naires de réclamer la justice, la transparence et interprété en termes religieux locaux, recouvre la

9. Nikolas Rose, Powers of Freedom : Reframing 10. A. Ong,Buddha is Hiding: Refugees, Citizenship, the New
Political Thought, 1999, Cambridge, Cambridge America, Berkeley, University of California Press, 2003.
University Press.
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116 | AIHWA ONG | 117

compassion, la réciprocité et le pardon. En tiques d’État fleurissent à l’envi dans un cyberes-


Malaisie, l’ONG Sisters-in-Islam a acquis une pace relativement démocratique et insaisissable.
réputation internationale grâce à sa capacité à Un cyber-public constitué de millions de Chinois
formuler les droits des femmes dans le respect connectés à Internet utilise ce support pour accé-
des préceptes musulmans. Les divers mouve- der aux nouvelles du monde, pour faire connaître
ments sociaux et ONG du Sud-Est asiatique ne se les cas d’injustice et pour promouvoir des formes
contentent pas de concrétiser, dans la rue et dans culturelles alternatives. Un étudiant d’université
les médias, le droit des citoyens libres à protester qui se fait appeler « Stainless Steel Mouse » (la
contre les exactions de l’État, ils remettent aussi souris inoxydable) a écrit plusieurs articles stigma-
en question les habitudes bien installées de l’au- tisant la suffisance du parti communiste chinois.
toritarisme d’État grâce au discours de l’éthique Parmi d’autres cyber-rebelles [en Chine], on peut
localisée. citer Reporters sans Frontières, qui met en lumière
En Amérique latine et en Inde, les mouvements les violences exercées en secret contre les paysans
sociaux de la rue se sont développés au confluent par les autorités locales et les nouveaux riches,
du développement urbain et des communautés proteste contre les injustices et la corruption et
migrantes. Les manifestations de rue par les demande des comptes au gouvernement. En
exclus de toute nature – immigrés pauvres, habi- réponse, l’État est intervenu pour fermer certains
tants des bidonvilles, réfugiés – mettent en sites web dissidents, pour bloquer l’accès à des
lumière toute une série de droits civils, politiques sites d’information étrangers, pour traquer les dissi-
et sociaux. La rue constitue une arène de mobili- dents et, chaque fois que possible, les punir. Mais
sation politique, qui permet aux pauvres de récla- la surveillance du cyberespace n’est pas chose
mer des ressources publiques telles que le facile, et le terme « netizens » a été forgé pour dési-
logement, l’eau et l’électricité, comme une forme gner ce nouveau style de démocratie en action.
de citoyenneté traduite en actes 11. Ils ont le
sentiment que la citoyenneté telle qu’elle est défi- La mobilisation chinoise qui s’exprime à travers
nie dans la loi ne protège pas les populations les réformes du marché, l’Internet ou les mouve-
marginalisées. Dans bien des cas, le déplacement ments dissidents, prend volontiers pour cible l’ab-
des populations et l’intrusion du marché ont créé sence de liberté de l’expression politique sous un
des arènes favorables à la mise en œuvre de la régime autoritaire plutôt qu’elle ne conteste les
citoyenneté, exigeant de l’État qu’il soit source de valeurs néolibérales. Contrairement à l’assem-
ressources et d’équité. blage de facteurs qui, en Europe, amène les
citoyens ordinaires à résister à la déréglementa-
• Dans le cyberespace tion du marché, en Chine, la confluence des
Pour une société fortement centralisée comme la marchés, de la technologie et du militantisme est
Chine, l’Internet apparaît comme une école de un espace qui permet aux gens d’exercer une
citoyenneté, mais aussi comme un espace de citoyenneté qui leur est refusée par la société au
surveillance gouvernementale. Les commentaires sens large.
en ligne, les critiques et les railleries sur les poli- Le cyberespace, cependant, peut aussi devenir un

11. J. Holston, « Introduction » in Cities and


Citizenship, J. Holston (sous la direction de),
1993, Durham, Duke University Press.
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118 | AIHWA ONG PÉRIPHÉRIES | 119

lieu propice à l’expression d’un pouvoir ethnique pour leur survie la plus élémentaire en Afrique, en représenter les intérêts divers des personnes poli- le lien de cause à effet entre la bonne santé des
exacerbé, qui va bien au-delà de l’État-nation. Amérique latine et en Asie, et d’actualiser leur tiquement dépossédés. Ces groupes de bénévoles domestiques étrangères et leur efficacité aboutit à
Dans la diaspora, des groupes transnationaux, tels humanité. Mais la rhétorique de la globalisation répondent à des intérêts, des affiliations et des une sorte de bio-légitimité qui pourrait bien être
que des Chinois ou des Indiens déplacés, se tour- éthique opère à une échelle trop vaste pour s’inté- éthiques spécifiques, formant des groupes socio- une première étape vers la reconnaissance de leur
nent de plus en plus souvent vers la toile pour resser à des milieux spécifiques d’exclusion et de politiques aptes à présenter des revendications statut moral.
construire une « citoyenneté globale » fondée sur mise en péril. De plus, la focalisation sur la particulières auprès des États et des entreprises, à
l’Internet. Telle est par exemple la nature de citoyenneté et les droits de l’homme laisse peu de tel point que le langage des droits de l’homme ***
« Global Huaren » (Chinois global), qui fonctionne place à d’autres modes de réflexion et d’argumen- universels est souvent négligé au profit de catégo- Une simple opposition entre citoyenneté territoriali-
comme un cyber-chien de garde, et dont les repré- tation éthiques. Il n’est pas absolument certain ries plus spécifiques, adaptées aux critères de sée et droits humains déterritorialisés ne suffit pas
sentants condamnent un peu partout les actes que le droit à la survie se traduise partout par la l’État ou des organisations philantropiques. Dans à définir les divers assemblages qui sont les sites
gouvernementaux qu’ils estiment contraires aux citoyenneté, ni même par une simple légitimation, l’organisation non étatique de l’humanité exclue, des revendications politiques contemporaines de la
intérêts de leurs compatriotes. sur la base d’une humanité partagée ou d’une les groupes et les individus sont classés en diffé- part d’acteurs résidents, expatriés et migrants. La
Il y a toutefois un danger lorsque ces réseaux quelconque utilité sur le marché du travail. Qu’il rentes catégories, en fonction de leurs besoins, de conjonction de forces liées ou non à un territoire
ethniques décident d’exercer ce cyber-pouvoir vis- me soit permis de citer brièvement trois exemples leurs intérêts prioritaires et de leur lien éventuel forme des milieux dans lesquels les problèmes des
à-vis d’un pays en particulier. Le résultat est une portant sur le corps humain menacé et les solu- avec le pouvoir. Ces formes localisées de mobilisa- êtres humains sont cristallisés, posés et résolus.
sorte de citoyenneté sans frontières, fondée sur tions qui leur ont été apportées relativement à la tion politique impliquent des revendications Divers acteurs s’appuient non plus sur les notions
des revendications ethniques au niveau mondial citoyenneté. éthiques pour des ressources définies en fonction territorialisées de citoyenneté, mais sur de
auxquelles aucune autorité supérieure n’est en de leurs besoins en tant qu’êtres humains. nouvelles formes de revendication – postnationales,
mesure d’apporter une réponse. Les revendications fondées sur la santé physique technologiques, virtuelles ou biologiques – pour
sont devenues des éléments importants du droit Des politiques de survie analogues 15 commencent réclamer ressources, droits et protection. Une telle
La survie élémentaire à la citoyenneté en Occident. Après la catas- à émerger en Asie du Sud-Est, où une vaste popu- situation atteste de la nature contigente des enjeux
L’espace de la mise en danger et de l’abandon est trophe de Tchernobyl, en Ukraine, les victimes lation de femmes migrantes – domestiques, sur lesquels repose aujourd’hui la condition
une autre arène de mobilisation politique. La ont réclamé des aides médicales et la justice ouvrières d’usine ou prostituées – est régulièrement humaine. Pour qui veut résoudre les problèmes
question est alors de savoir si les résolutions poli- sociale, donnant naissance à la notion de exposée à des conditions de vie proches de l’escla- localisés, ces mobilisations politiques engagent
tiques concernant les corps en péril ou misérables « citoyenneté biologique 13 ». En France, des vage. Les ONG féministes ne font pas campagne certes les droits de l’homme, mais elles vont bien
sont prises par opposition binaire entre citoyen- migrants ont récemment appuyé leur demande pour les droits humains de ces femmes, mais pour au-delà. Outre l’État-nation, des entités comme les
neté et apatridie. Giorgio Agamben fait une nette de droit d’asile sur des motifs de santé. Didier quelque chose de plus élémentaire et de plus réali- entreprises et les ONG sont devenues des prati-
distinction entre les citoyens, qui jouissent pleine- Fassin avance que le corps souffrant d’un immi- sable, la survie biologique. Les revendications en ciens de l’humanité, définissant et représentant les
ment de leurs droits juridiques, et les groupes gré atteint du sida inverse la perception publique faveur de la santé et de l’intégrité physique des différentes catégories d’êtres humains en fonction
d’exclus, qui vivent dans une « zone indistincte ». de son altérité biopolitique, inscrite dans son migrantes s’articulent autour de la dépendance de du degré de leur valeur économique, biopolitique et
Seule la suppression de la division entre le peuple appartenance ethnique et son statut d’étranger. la société d’accueil envers les employées de morale. En bref, les assemblages globaux cristalli-
(comme entité politique) et les gens (individus De plus en plus souvent, une forme de reconnais- maison étrangères. Les ONG invoquent le principe sent des problèmes et des solutions particuliers,
exclus), affirme-t-il, peut rendre leur humanité sance juridique est accordée à ces patients au éthique de réciprocité, ou au moins de reconnais- désarticulant et déterritorialisant un peu plus les
aux exclus qui se sont vu refuser la citoyenneté 12. nom de l’humanité, c’est-à-dire de leur droit à la sance de la symbiose économique entre les divers aspects de la citoyenneté.
Cette prise de position se répercute dans les santé, sans considération de leur nationalité 14. migrantes et les foyers aisés qui profitent de cette
revendications selon lesquelles les principes des main-d’œuvre bon marché. Là où la citoyenneté ne Traduit de l’anglais par Lise Pomier
droits de l’homme sont en mesure de transformer La croissance explosive des ONG est un bon indi- suffit pas à la protection des travailleurs migrants,
en citoyens les millions de personnes qui luttent cateur de l’industrie humanitaire, qui cherche à

12.Giorgio Agamben, Homo Sacer: Sovereign Power 15. S. J. Collier & A. Lakoff,
13. Adriana Petryna, Life Exposed : Biological « Regimes of Living » in A. Ong, & S. J. Collier
and Bare Life, traduction anglaise de Daniel Citizens after Chernobyl, 2002, Princeton,
Heller-Roazen, 1998, Stanford University Press, (sous la direction de), Global Assemblages :
Princeton University Press. |14. Didier Fassin, Technology, Politics, and Ethics as
p. 177-180 ; G. Agamben, Homo Sacer, le pouvoir « The Biopolitics of Otherness », (Politiques du
souverain et la vie nue, 1997, Paris, Éditions du Anthropological Problems, 2005, Malden, Ma.,
corps et reconnaissance de l’altérité) in Blackwell, p. 29.
Seuil, traduit de l’italien par Marilène Raiola. Anthropology Today 17 (février 2001), p. 3-23.
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120 | | 121

HORIZONS p.1 [ X. X p.2 ] • CORPUS p.7 [ A. NEGRI - À la


recherche du Commonwealth p.8 | C. MOUFFE - Politique et agonisme p.20 |
G. BASTERRA- Subjectivité inouïe p.27 | B. MANCHEV - Sujet événementiel et
événement-sujet p.34 | R. IVEKOVIC - Subjectivation, traduction, justice
cognitive p.45 | N. FRASER - Qui compte comme sujet de justice ? p.52 | F.
NAISHTAT- Sujet du politique, politiquement sujet p.62 | J. REVEL - Construire
le commun : une ontologie p.70] • PAROLE p.79 [ Entretien avec E.
LACLAU & É. BALIBAR p.80 ] • PÉRIPHÉRIES p.103 [ S.
MEZZADRA & B. NEILSON - Frontières et inclusion différentielle p.104 | A.
ONG - Les mutations de la citoyenneté p.111 ] • RÉPLIQUES p.120 [
É. MÉCHOULAN - Peur et peuple p.121 ] •

|

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122 | RÉPLIQUES | 123

ÉRIC MÉCHOULAN situations imaginaires à même la souveraineté, à la caractéri- soit par confiscation ou êtres humains. tionale et des multinationales
de relayer l’immédiateté de la sation ontologique des êtres contrôle des possibilités de Où saisir cette « sédimentation paraissait hors de portée des
Peur et peuple peur. La peur doit être humains comme désirant avant mise en public des discours, de l’inacceptable » ? Sans actions politiques. Il a suffi
À partir de Marc Crépon, soigneusement cultivée. tout conserver leur existence et soit par production d’un prêt-à- doute, au sein de nos régimes d’une crise financière (dans
La Culture de la peur, I. Marc Crépon montre très bien à la décision politique du penser facilement consom- démocratiques, dans la laquelle le capitalisme indus-
Démocratie, identité, comment cette culture de la règne incontournable des mable. manière même de faire de triel tout autant que financier
sécurité, 2008, Paris, peur ordonne en fait les démo- nécessités dont seul le prince Opposant une consistance poli- l’immigration un problème trouve un nouveau ressort, par
craties à l’instar des régimes peut connaître les éléments. tique qui repose sur la variabi- d’une paralysante évidence et élimination des « plus faibles »
Galilée,
totalitaires. En analysant de L’État moderne, depuis les XVIe lité des modes de une source intarissable de et généralisation de la peur de
et Gérard Bras, près, dans un remarquable et XVIIe siècles, sort de ces subjectivation, où l’on devrait peurs (à ce sujet, Marc Crépon ne plus trouver de travail) pour
Les Ambiguïtés du peuple, souci du détail significatif, schèmes culturels. C’est bien reconnaître un trait spécifique note avec justesse le lien qu’une action massive des
2008, Nantes, Éditions quelques textes lumineux (en pourquoi la différence très des démocraties, et une médiatique tressé entre culture gouvernements puisse non
Pleins Feux. particulier la lettre ouverte de réelle entre régimes totalitaires consistance impliquant des de la peur et culture du fait seulement apparaître néces-
Vaclav Havel à Gustav Husak, et régimes démocratiques ne « identités réduites et divers, qui forment une iden- saire, mais surtout devenir
Terreur et peur semblent être alors premier secrétaire du peut se faire sur la question de uniformes », Marc Crépon tique « culture de la possible. Marc Crépon met en
les modes usuels des régimes parti communiste tchécoslo- la peur. souligne que nous vivons diversion »). Il y a là ce que relief le fait que l’État, dans
totalitaires. Une fois le pouvoir vaque ou quelques textes de Dirigeant l’attention sur des plutôt dans cette police de Ronald Reagan avait appelé de ses décisions, hiérarchise
pris, ces régimes n’assurent Levinas dont « les villes- ennemis choisis, la culture de l’identité collective. Cette ses vœux en donnant, en toujours les menaces et aban-
leur puissance de durer (en refuges »), il nous fait mesurer la peur rend les sujets inatten- police ramène ainsi la sécurité 1983, le mandat à la CIA de donne donc les individus à
quoi consiste essentiellement de quelle façon cette culture tifs, elle les engage à une de ses citoyens à la sûreté de créer un « management des celles qu’il estime ne pouvoir
tout pouvoir) qu’en faisant de la peur conduit à une désin- consommation de biens imagi- l’État, produisant en fait du perceptions » dont le potentiel prendre en charge. Plus
endurer aux sujets une peur dividuation des sujets qui y naires et de protections rêvées même mouvement une insécu- assommoir des médias consti- encore, il affiche d’autant plus
continuelle. Lointainement, on sont soumis. en un cycle où jamais leur rité imaginaire par l’impor- tuait un des organes privilé- ouvertement certaines
peut y retrouver le propos de Affect qui rend apathique, la singularité ne trouve à se tance accordée aux ennemis giés. « menaces » (délinquants, sans
Machiavel qui reconnaissait peur se nourrit d’une perte de déployer de façon imprévisible. désignés par l’État et une Le règne des nécessités papiers, etc.) qu’elles permet-
que, pour le prince, il valait confiance généralisée qui ne Nous pourrions faire le paral- réelle insécurité générée par permet deux choses aux tent de faire oublier toutes
encore mieux se faire craindre trouve plus que dans les cibles lèle suivant : alors que les les gardiens eux-mêmes. Le hommes qui gèrent la police celles qu’il abandonne. La
que se faire aimer. Cependant, d’ennemis désignés de quoi impôts réclamés pour résoudre rapport de la Commission sur collective : exiger de chacun culture de la peur appartient
si les grands entendaient ainsi alimenter encore ses révoltes. une nécessité urgente (en la sécurité humaine présidée une adaptation aux nouvelles ainsi à « la stratégie de ces
exercer leur domination, le Or, l’État se donne comme général une guerre) relevaient par Amartya Sen et Sadako conditions de production telles déplacements » (La Culture de
propre du peuple, de son côté, l’instance à même de encore au XVIIe siècle de Ogata tâchait de poser ces qu’elles ont été désignées par la peur, p. 81) ; c’est une
est de ne pas vouloir être comprendre d’où viennent les « l’extraordinaire », ils sont, problèmes au niveau interna- le seul jugement de l’État, pratique de la diversion et du
dominé. Pour le lui faire dangers. Pour élargir histori- peu à peu, devenus la règle ; tional, sans pourtant articuler exonérer l’État de toute divertissement.
accepter, il devient alors quement l’analyse contempo- de même, la sédimentation du nettement les responsabilités réponse à des productions que La peur ainsi disséminée
nécessaire de sortir du pur raine de Marc Crépon et en pire dans une société régie par et les habilitations à décider lui seul aura déterminé comme provoque dans des populations
exercice de la force, de l’im- saisir d’autant mieux l’ur- la peur prend la figure terrible entre ces trois nécessaires dépassant ses capacités. Ainsi, de plus en plus larges un
médiate terreur de la gence, la culture de la peur est du quotidien. C’est dès lors partenaires : les organisations pendant des décennies, le malaise ontologique : cepen-
contrainte, pour fabriquer des liée à l’affirmation juridique de l’inacceptable qui est imposé : internationales, les ctats et les royaume de la finance interna- dant, à la suite des analyses de
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124 | ÉRIC MÉCHOULAN RÉPLIQUES | 125

Heidegger sur la peur et l’an- tique, sinon de la question de réfléchir soigneusement. Trois s’y opposer. Car, aucune de ces peuple, pour mieux en nomme la manifestation d’un
goisse, ce qui est souligné est la politique comme telle. » (La grandes manières d’utiliser le postures ne peut à elle seule combattre un autre et en dissensus essentiel » (Les
surtout la nature politique de Culture de la peur, p. 99). terme apparaissent : juridique offrir des points d’appui suffi- disqualifier un troisième. La Ambiguïtés du peuple, p. 59).
cette connexion entre peur D’où l’importance d’examiner (l’ensemble des citoyens sants. La personne fictive culture de la peur oriente ainsi Le tort et le litige occupent,
immédiate de mourir et cette culture de la peur puis- possédant des droits qu’est le peuple juridique ses cibles en fonction de ce dès lors, des positions clefs,
angoisse de la possibilité qu’elle détourne justement de communs) ; ethnique (les demeure en deçà de ce qui que l’on entend par peuple. puisque le peuple est ramené à
même de l’être-au-monde. En cette angoisse qui ouvre au membres d’une même nation joue le rôle de peuple dans un C’est cette habilitation à déci- sa signification la plus élémen-
effet, l’être-au-monde est, plus monde comme question. La réunis par une souche natu- régime de souveraineté der, cette possibilité de devenir taire : l’égalité de chacun avec
encore que par la mort, affecté culture de la peur nous fournit, relle (un genos) ou des mœurs pendant que le peuple responsable qui, ici, rejette le chacun du fait même d’être
par le fait de se trouver exposé en même temps que des cibles et coutumes communes (un ethnique ne peut prendre peuple du côté de la populace (du) peuple. En dépliant ses
à un monde littéralement invi- trop évidentes, des réponses ethnos) ; sociale (fraction forme hors de la représentation et de la foule ou bien, là, l’ex- ambiguïtés, il devient un
vable, un monde dans lequel trop faciles. dépourvue des biens et des d’une puissance du collectif hibe sous l’autorité du droit ou concept polémique, une idée
« l’expression être-au-monde Une des façons de détourner pouvoirs qui s’oppose à la frac- irréductible à la somme des de la nation. Ce sont autant de de combat, et non le signe
n’a plus de sens » (La Culture l’angoisse consiste non seule- tion « dominante », ce qu’on volontés particulières. Ces façon d’« escamoter ce qui, d’un impeccable consensus.
de la peur, p. 96). Entre les ment à pointer du doigt des appelle souvent le « petit deux notions forment une anti- dans la modernité, est apparu Gérard Bras propose ainsi que
peurs toujours locales et l’an- individus et des groupes, mais peuple »). Or, chacune de ces nomie, un système oscillatoire comme surgissement de cette « “Peuple” ne nomme donc
goisse qui se retourne sur les aussi à les nommer : sous le façons construit aussi ses où, d’un côté, le peuple, muet, multiplicité comptée pour rien, pas un groupe contre un autre,
questions mêmes touchant terme d’étrangers (qu’ils se propres exclusions, tantôt obéit, et, de l’autre côté, le et qui a revendiqué d’être mais l’activité par laquelle une
l’être-au-monde, nos peurs en pressent à nos frontières revendiquée, tantôt occultée : peuple acclame le chef qui tout » (Les Ambiguïtés du multitude s’affirme, à égalité
fait nous détournent de l’an- géographiques ou qu’ils habi- « le peuple juridique se l’incarne : tantôt le silence peuple, p. 54). Or, un tel chacun avec chacun de tous
goisse même si elles y trouvent tent les banlieues de nos villes distingue de cet autre qu’est respectueux, tantôt le bruit surgissement implique de ceux qui la constitue, en acte,
leur fondement justement en policées, cela montre que les l’étranger, ennemi potentiel, et joyeux, jamais la parole. Face à sortir d’une logique substantia- dans un agir en commun.
tant qu’elles nous en détour- frontières, en fait, passent à s’oppose à son autre qu’est la ces totalités, le petit peuple liste pour supposer une L’unification du peuple n’est
nent. Cette proposition de l’intérieur de nos pays et de multitude. Le peuple ethnique occupe la place d’une fraction ; fabrique historique du peuple. donc jamais une unité réalisée,
Marc Crépon permet de donner nos cultures). Le choix d’un se distingue de l’autre commu- cependant, elle tend à recher- Si le nom « peuple » est mais un processus traversé de
au motif du détournement une nom engage déjà beaucoup. nauté (ou de l’autre culture), cher une universalité même susceptible d’engendrer un son contraire » (Les Ambiguïtés
puissance beaucoup plus Ainsi du nom de « peuple », et s’oppose à son autre qu’est dans ses révoltes et ses effet de subjectivation, nous du peuple, p. 62).
effective que s’il s’agissait dont on pourrait faire l’anto- le barbare ou le sauvage. « humeurs » tout en s’opposant ne trouvons plus à sa source la On peut souligner ainsi que
uniquement d’une affaire de nyme heureux de tous ces Enfin, le peuple social se à une autre fraction (par en détermination d’une identité, cette traversée des contraires
stratégie politicienne, d’une étrangers. Même lorsqu’on distingue des Grands (nobles, haut celle des dominants, bien «mais au contraire le mouve- est incessante, que les fron-
sorte de complot machiavé- qualifie tel potentat d’extrême- bourgeois, etc.), et s’oppose à sûr, mais par en bas aussi, ment d’une désidentification tières ne sont pas où les
lique (plutôt que machiavé- droite, faisant fond sur le son autre qu’est la populace » celle de la « populace », par par laquelle ceux qui ne sont hommes politiques les instal-
lien). Du coup, « toute la caractère national, de popu- (Les Ambiguïtés du peuple, définition privée du sens de sa pas ce qu’ils disent être lent d’habitude. Les frontières
difficulté est de savoir liste : à quel peuple p. 12). collectivité, de son rassemble- proclament l’impossibilité à ne délimitent pas les identités
comment, par quels moyens, pense-t-on L’avantage consiste à pouvoir ment conscient et ordonné). être comme avant, expriment contraires de groupes ou les
s’opère ce détournement. Nul structurer selon les besoins du Selon les occasions, le l’impératif d’avoir à mettre en exclusions selon un dedans et
doute qu’il s’agit là d’une L’enquête minutieuse et dense moment la notion de peuple discours de l’homme politique cause la loi en vigueur. un dehors qui fonctionneraient
question éminemment poli- de Gérard Bras nous oblige à y pour mieux la revendiquer ou tente de parler au nom d’un Politiquement, “peuple” comme autant d’appareils de
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126 | ÉRIC MÉCHOULAN


COMITÉ PHILOSOPHIQUE INTERNATIONAL [ Pierre Aubenque – Marilena Chaui – Umberto Eco –
Humberto Giannini – Ladislav Hejdànek – Dominique Lecourt – Hilary Putnam – Charles Taylor – Reiner
Wiehl ]
subjectivation politique. À que ce monde, le monde n’est car un sujet se construit à
l’instar de la culture, l’instance pas pour eux. Ce n’est pas un partir de ses sens et le carac- DIRECTEUR DE LA PUBLICATION [ Michel Deguy ]
du politique opère sur les déni d’appartenance, mais tère vivable du monde se joue
chemins de traverse. Comme plus fondamentalement la d’abord à ce niveau là. Un
RÉDACTRICE EN CHEF [ Evelyne Grossman ]
l’exprime parfaitement un négation du processus de sujet du politique apparaît COMITÉ DE RÉDACTION [ Gisèle Berkman – Sophie Gouverneur – Boyan Manchev – Éric Méchoulan –
penseur qu’on ne lit pas assez subjectivation lui-même. lorsqu’il devient possible de
Sophie Nordmann – Bertrand Ogilvie – Pascal Sévérac – Philippe Simay – Frédéric Vengeon ]
dans cette optique, Mikhaïl Puisqu’il s’est agi, ici, à de toucher : c’est peut-être là le
Bakhtine, « il ne faut pas nombreuses reprises d’étudier sens politique par excellence. SECRÉTAIRE DE RÉDACTION [ Élisabeth Lemirre ]
imaginer le domaine culturel les différents emplois de On comprend d’autant mieux
comme une entité spatiale certains noms, il serait bon de les détournements de la CONCEPTION GRAPHIQUE [ c-album ]
ayant des frontières et un terri- faire confiance à des subjectivation vers la peur des
CONCEPTION ARTISTIQUE [ Jeanette Zwingenberger ]
toire intérieur. Il n'a aucun personnes qui ont acquis une barbares et l’importance d’en
territoire, il est entièrement longue familiarité de ces repérer les mécanismes. ASSISTANCE À L’ÉDITION [ Jean-Luc Hinsinger / Cicero ]
situé sur des frontières qui multiples chemins de traverse
passent partout, traversant qui font une langue, ceux que Rue Descartes est d’abord une adresse, celle du site parisien du Collège international de
chacun de ses aspects 1. » La l’on nomme des « écrivains ».
philosophie fondé en 1983 par François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et
culture de la peur, qui permet Ainsi, Julien Gracq notait-il
d’assigner des identités et de que « ce qui commande chez
Dominique Lecourt. Cette revue trimestrielle entend être un lieu d’expérimentation de la
définir des exclus, est elle- un écrivain l'efficacité dans philosophie, loin de toute pensée installée et de tout académisme. Elle se propose de croiser
même tissée de frontières l'emploi des mots, ce n'est pas d’autres savoirs (sciences, art et esthétique, sciences humaines et sociales), d’être un lieu de
mouvantes. Il ne faudrait pas la capacité d'en serrer de plus rencontre ouvert aux débats internationaux, de répondre aux questions venues du monde
oublier que l’idée même de près le sens, c'est une connais- contemporain afin de définir ce que la philosophie peut et doit faire aujourd’hui. •
culture a une histoire et que, si sance presque tactile du tracé
elle prend le relais, en quelque de leur clôture, et plus encore
Une iconographie ancrée dans l’art contemporain ouvre un dialogue avec les thèmes des
sorte, de la tradition à l’âge de leurs litiges de mitoyenneté. divers numéros. Chaque numéro s’ordonne autour de 4 rubriques : CORPUS, qui propose une
moderne, elle est aussi le Pour lui, presque tout dans le série d’articles de fond consacrés au thème central du numéro ; PAROLE, grand entretien sur
produit d’une division sociale mot est frontière, et presque le même thème ; PÉRIPHÉRIES, où le thème est abordé dans ses contours de façon plus libre ;
qui oppose la culture du rien n'est contenu 3. » Ce sont RÉPLIQUES, enfin, consacré à des comptes rendus d’ouvrages et des nouvelles liées à la vie
monde et la culture ces litiges qu’il faudrait
philosophique internationale. Une extension de la revue est disponible sur notre site
populaire 2. En fait, la culture pouvoir suivre de près, ces
est toujours celle d’une élite, frontières que l’on devrait
www.ciph.org, ouvert au courrier de nos lecteurs. •
de « mondains », qui disent ce épouser pour qu’un véritable
que c’est que « d’être au tact politique ait cours. Le tact
monde » tout comme ce qu’il est, par excellence, le sens des
est nécessaire de rejeter. La mondains, celui que les gens
condition invivable du peuple du peuple sont censés ne
donné comme foule ou jamais posséder. La tactique
barbares tient justement à ce consisterait à le revendiquer,

ISBN : 2130522734 Imprimé en France


1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, 1987, Paris, Gallimard, p. 40. |2. Sur ce point que DÉPÔT LÉGAL : janvier 2010 Imprimerie France Quercy
je ne peux développer, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le Livre avalé: de la littérature entre © Presses Universitaires de France, 2010 46000 Cahors
mémoire et culture (XVIe-XVIIIe siècle), 2004, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. |3. Julien 6, avenue Reille. 75014 Paris janvier 2010 - N°22359
Gracq, En lisant en écrivant dans Œuvres complètes, éd. Bernhild Boie avec la collaboration de Claude
Dourguin, 1995, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 736.
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Rue Descartes
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