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Revue Philosophique de Louvain

Philosophie première, philosophie seconde et métaphysique chez


Aristote
Auguste Mansion

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Mansion Auguste. Philosophie première, philosophie seconde et métaphysique chez Aristote. In: Revue Philosophique de
Louvain. Troisième série, tome 56, n°50, 1958. pp. 165-221;

doi : 10.3406/phlou.1958.4955

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1958_num_56_50_4955

Document généré le 24/05/2016


Philosophie première,

philosophie seconde

et métaphysique chez Aristote

Aristote, dit-on, n'usait pas du terme « métaphysique », mais


désignait cette discipline philosophique, la plus haute de toutes, par
l'expression « philosophie première ». Nous voudrions examiner ce
qu'il y a d'exact, mais aussi d'inexact, dans cette dernière
affirmation, qui est devenue un lieu commun des exposés de philosophie
aristotélicienne. Elle a pénétré jusque dans les manuels et peut
d'ailleurs se réclamer d'une longue et vénérable tradition, car on ta
trouve dans Alexandre d'Aphrodise, qui sans doute ne faisait que
répéter ce qu'on enseignait déjà avant lui (1>.
A considérer d'un peu près les textes d'Aristote lui-même, on
s'aperçoit que l'identification pure et simple de la « philosophie
première » avec la métaphysique ne va pas sans difficulté. Si, pour
ne préjuger de rien, on commence par identifier la « métaphysique »
avec la science philosophique suprême d'Aristote, on se heurte au
problème soulevé par W. Jaeger : est-ce toujours le même objet
qu'Aristote a assigné à cette science suprême, ou plutôt, comme
Jaeger l'a brillamment esquissé, ne doit-on pas reconnaître qu'au
cours de l'évolution de sa pensée, le Stagirite a adhéré à des
conceptions notoirement différentes et de cette science et de son objet ?
Que l'on admette ou que l'on rejette ces vues du critiques allemand,
on devra lui concéder tout au moins qu'Aristote s'est servi
d'expressions passablement divergentes les unes des autres pour désigner

O Voir les débuts des prologues à ses commentaires aux livres B et F de la


Métaphysique (pp. 171, 5-8 et 237, 3-5 Hayduck).
166 Augustin Mansion

sa métaphysique et qu'il y a de même chez lui des variations faciles


à constater dans ses descriptions de l'objet de la science
philosophique en question.
Au contraire, dès qu'on aborde les textes, pas fort nombreux
mais très significatifs, où il s'agit de façon expresse de « philosophie
première », on constate que l'objet qu'il y assigne est, en somme,
toujours le même, du moins chaque fois que cet objet se trouve
mentionné de façon suffisamment nette, ce qui est le cas ordinaire.
L'objet en question n'est autre que l'être suprasensible, — formes
analogues ou semblables aux Idées platoniciennes et dégagées,
comme elles, de la matière ; — ou encore Dieu, premier moteur,
caractérisé par son immatérialité et son immobilité ; — ou enfin,
l'intelligence ou l'âme en tant qu'intelligente. On verra, en effet,
au cours de l'analyse des textes dont l'examen va suivre à l'instant,
que c'est bien comme êtres suprasensibles ou spirituels que les
différentes réalités qu'on vient d'énumérer rentrent, aux yeux d'Aris-
tote, dans l'objet de sa philosophie première. Il s'est inspiré,
semble-t-il, sur ce point comme sur bien d'autres, des vues de son
maître Platon, mais bien entendu en les transposant ; il lui
emprunte en gros sa problématique, cherche dans la même direction
que lui la solution des questions à résoudre, mais finit par en
proposer une solution nouvelle, destinée à remplacer celle de son
maître.
Ceci ressort, du moins partiellement, des deux passages de la
Physique où il est question de philosophie première et où l'étude de
la forme, mais de la forme non unie à la matière, est renvoyée à
cette discipline supérieure. Le premier passage se trouve dans la
conclusion du livre premier de la Physique (I, 9, 192 a 34 - b 2): il
vient d'être question de la matière et de ses propriétés r quant à
l'autre principe des choses (matérielles), corrélatif au précédent, la
forme, l'auteur en renvoie l'étude à plus tard : s'agit-il de formes
non unies à une matière, et donc impérissables et éternelles (ceci
n'est pas dit dans le texte, mais ressort de l'opposition avec le cas
mentionné immédiatement après), le problème de savoir si une telle
forme est unique ou s'il y en a plusieurs, ensuite celui de savoir ce
que de telles formes sont en elles-mêmes, ces problèmes relèvent de
la philosophie première ; s'agit-il, au contraire, des formes naturelles,
c'est-à-dire des formes constitutives des êtres de la nature et, dès
lors périssables comme ces êtres mêmes, l'étude devra s'en faire
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 167

dans la suite de ces recherches appartenant au domaine de la


physique (2).
On ne peut guère imaginer une fidélité plus accusée au scheme
d'explication platonicien, jointe à une indépendance de pensée qui
réserve expressément l'hypothèse d'une explication finale s'écartant
nettement de celle du platonisme classique. Pour les choses de ce
monde, où la forme est un principe immédiat d'explication
indispensable, on cherchera l'explication ultime dans un monde
supérieur, monde de formes immatérielles, relevant ainsi d'une science
supérieure elle aussi. Mais on ne peut et on ne veut rien dire encore
concernant l'essence propre de ces formes, lesquelles pourraient se
réduire à une seule, entendez, à Dieu, Premier Moteur, dont
l'essence devra alors être conçue comme toute différente d'une
essence des choses matérielles, prise à l'état pur et sublimé. —
Notons, en passant, que l'étude des formes immergées dans la
matière est assignée à la physique, sans que soit exclue une étude
de ces mêmes formes, rentrant dans l'objet d'une science
supérieure ; en fait Aristote n'en dit rien ici.
L'autre passage de la Physique qui nous intéresse se trouve de
façon assez semblable à la fin des deux chapitres qui ouvrent le
livre II et qui sont consacrés à la notion et à la réalité répondant
au terme yûoiç, c'est-à-dire en somme à l'objet de la physique. Ce
développement se termine par un paragraphe qui donne la réponse
à la question : est-ce la « nature » comme matière ou plutôt comme
forme, que doit étudier le physicien ? Cette réponse consiste à dire
qu'il lui appartient de s'occuper de l'une et de l'autre, mais surtout
de la forme. Ceci provoque une question subsidiaire : jusqu'où
s'étendra cette étude de la forme par le physicien ? Et, de nouveau,
la réponse limite cette étude aux formes unies à une matière,
caractérisées, entre autres, par le fait quelles en sont séparées ou sépa-
rables comme formes (etSsi, par leur contenu formel) tout en
existant dans une matière. « Quant à la manière d'être et à l'essence
de ce qui est séparé, ajoute Aristote, c'est affaire de la philosophie
première de le déterminer » <3).

{2) Ilepl 8t*Se tyjç xaxà xô eîSoç àpffiz, udxepov |i£a ^ TtoXXaî xal xtç ^
ôax*
xfveç eJaÉv, dfcxpijkfaç xy); rcpt&TTjç tpiXoaocpÉaç Ipyov èaxiv SiopÉaal,
elç lyieïvov xôv xaipôv arcoxeEafra). IIspl 8è xwv cpuaixwv xat <pfrapxG>v
èv xoîç Qaxepov 8etxvu{iévoiç èpoOjisv.
(ï) 8'... uept xaOxa S. èaxi x^ptaxà^ |ièv eïSet, XÉ èv OXig e 81 ; (194
SÉ b 12-13) ...

(14-15).
168 Augustin Mansion

Ce que nous apprennent ainsi les deux passages de la Physique


analysés à l'instant, c'est que l'étude des formes immatérielles —
quels que soient d'ailleurs leur nature et leur nombre — appartient
en propre à la philosophie première, tandis que les formes
immergées dans la matière sont du domaine de la physique. D'une
étude de ces dernières formes dans une science supérieure
(philosophie première ou autre) il n'est pas question, ni pour la rejeter,
ni pour l'admettre.
Une autre série de textes met explicitement la philosophie
première en relation avec Dieu, Premier Moteur éternel, immatériel et
immuable. Le plus explicite d'entre eux est celui du livre VI (E),
chapitre 1, de la Métaphysique (4), où l'on trouve l'exposé bien
connu des trois ordres de sciences philosophiques, qu'on distingue
suivant le degré d'abstraction ou de séparation de la matière et du
mouvement, qui caractérise leurs objets respectifs <5>. L'objet de la
science la plus haute y est décrit comme une réalité à la fois
éternelle, immuable et séparée (de la matière) et la science elle-même
est dite antérieure (itpoxepa) à la mathématique et à la physique
(1026 a 10-15), et elle est désignée, aussitôt après, comme première
(TCpûYxT]), s' occupant d'objets séparés et immuables, objets réalisant
parfaitement les conditions que doivent remplir les causes entendues
au sens fort, à savoir d'être éternelles (ibid., 1. 15-18). Suit 1'
enumeration et la désignation par un vocable propre des trois «
philosophies » qu'on vient de distinguer par les caractéristiques de leurs
objets : « philosophie mathématique, physique, théologique » (6). On
ne s'arrêtera pas présentement à l'ordre des termes, qui dans cette
enumeration peut soulever une question intéressante et qui sans
doute ne laisse pas d'être significatif.
La dénomination de philosophie théologique, appelée d'abord
philosophie première, est justifiée aussitôt par l'auteur : la divinité
ne peut se trouver que parmi les réalités immatérielles, immuables

<4) On trouvera plus loin les raisons qui nous font négliger le passage parallèle
du livre XI (K), 7.
'*) Voir notre Introduction à la physique aristotélicienne, 2e éd. (Louvain-
Paris, 1945), chap. V, § 1, pp. 122-126, et l'article L'objet de la science
philosophique suprême d'après Aristote, Métaphysique, E, 1 (dans Mélanges de
philosophie grecque offerts à Mgr Diès, Paris, 1956, pp. 151-168), surtout les pages
161-164.
(t) (Saxe xpetç Sv elev yi\oaoyla.i
(1026 a 18-19).
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 169

et éternelles mentionnées ci-devant et, d'autre part, la science


reconnue comme la plus haute (la plus honorable : Tijuanax?]) parmi
les sciences théoriques doit connaître nécessairement de la réalité
la plus haute, caractérisée par le même superlatif que la science
correspondante {ibid., 1. 18-23). Vient, enfin, la question subsidiaire,
mais d'importance capitale, traitée un peu sous forme d'appendice
(ibid., 1. 23-32) : la philosophie première (désignée cette fois
expressément par cette expression, 1. 24) est-elle universelle ou est-elle
limitée à un objet particulier, une réalité d'un genre déterminé,
possédant une nature propre (entendez, dans ce dernier cas : l'être
divin ou l'être immatériel seul, à l'exclusion des autres) ? Le sens
de la question est précisé par une comparaison avec les sciences
mathématiques, dont certaines ont un objet particulier, géométrie,
astronomie, et s'opposent ainsi à la mathématique universelle qui est
commune à tous les objets mathématiques, quels qu'ils soient. Puis
vient une réponse en deux temps : a) s'il n'existait pas d'autre
substance que les substances naturelles (et donc matérielles), la
physique serait la première des sciences ; mais b) s'il existe une
substance immuable (immatérielle, etc.), c'est à la science qui s'en
occupe qu'appartient la priorité (npoxlpa.) et c'est elle qui est
philosophie première, et elle est universelle en ce sens qu'elle est
première. Elle aura à considérer l'être en tant que tel : ce qu'est cet
être et les propriétés qui lui reviennent en tant qu'être.
Nous pouvons laisser de côté ici les difficultés à la fois exégé-
tiques et philosophiques que soulève cette extension universelle de
la philosophie première, science de Dieu, à l'être en tant que tel et
ainsi à tout être. Notons simplement ce qui pour notre propos
ressort avec toute la clarté voulue de l'exposé d'Aristote. De
nouveau, comme lorsqu'il s'agissait de l'étude de la forme, la théologie,
science de Dieu, se trouve identifiée à la philosophie première parce
qu'elle a un objet immatériel, supérieur aux substances physiques ;
c'est donc avant tout un objet de cet ordre qui caractérise
formellement la philosophie première.

Les autres textes où cette philosophie première est mise


également en rapport avec Dieu, Premier Moteur, ne sont guère
explicites à cet égard, mais ils s'éclairent parfaitement si on les lit en
tenant compte des données fournies par le chapitre de la
Métaphysique qu'on vient d'analyser. Il y a d'abord deux passages qui sont
de simples renvois à cette philosophie première, dans laquelle tel
170 Augustin Mansion

point de doctrine qu'Aristote ne désire pas développer pour


l'instant, pourrait être prouvé ou examiné davantage. Ainsi dans De
Caelo, I, 8, après avoir longuement exposé des preuves physiques
de l'unicité du ciel ou du monde, l'auteur ajoute que la chose
pourrait être montrée aussi par des raisons empruntées à la
philosophie première et par l'éternité du mouvement circulaire des
cieux (7). Dans l'appel à des arguments relevant de la philosophie
première, déjà Alexandre d'Aphrodise (8) et après lui les
commentateurs modernes (9) ont vu une référence, sinon au texte, du moins
à une argumentation qu'on lit dans la Métaphysique, XII (A), 8, fin
(1074 a 31 - 38) : il ne peut y avoir qu'un seul ciel, parce qu'il n'y
a qu'un seul premier moteur immobile, celui-ci étant immatériel.
De même, dans le De motu animalium, 6, 700 b 7-9, Aristote
rappelle qu'on a traité dans les exposés de philosophie première de
la manière dont est mû le premier mû, qui est toujours en
mouvement, et de celle dont meut le Premier Moteur (10), allusion
transparente au contenu, sinon au texte même, de Metaph., XII (A), 6-8.
Dans le De generatione et corruptione, I, 3, 318 a 3-6, les termes
sont moins explicites. De la cause motrice, dit Aristote, qui assure
la perpétuité de la génération, on a dit déjà antérieurement dans
les exposés sur le mouvement, qu'il y a d'une part l'être immobile
en toute la durée du temps, d'autre part l'être qui est toujours mû.
De ces deux principes, c'est à une philosophie autre que la
physique et antérieure (rcpoxépaç) à elle qu'il appartient de traiter (U).
Le renvoi au traité du mouvement est une référence à Physique VIII ;
quant à cette philosophie distincte de la physique, dont relève
l'étude du Premier Moteur immobile, c'est encore ici, à n'en pas
douter, la philosophie première, bien qu'elle ne soit pas désignée
par cette expression : c'est la philosophie (bien connue d'ailleurs,

(T) ëxt 5è xac 8tà xwv èx xyjç rcpwxirçç cptXoaocpfaç Xdywv x


xai èx xy)ç xuxXq) xtvrjaewc, ?)v avayxaîov afStov àpolosç èvxaO&à x'
elvat xal èv xoîç SLXkoiç xdajxotç (277 b 9-12).
'*> Alexandre d'après Simplicius, in De Caelo, p. 270, 5-9 Heiberg.
'*' Déjà Prantl dans sa traduction allemande de 1857, p. 65.
<10) Ttepi 8è xoO ixpiôxou xtvoojiévou xal àei xivou|xlvou, x£va xpdrcov
xtveîxai, xai rcwç xtveî xô Tcp&xov xtvoOv, St&ptaxat updxepov èv xoîç uepi
xyjç Tzp(hxriç tptXoaocpÉaç, ...
(I1> irepî jiiv yàp èxeÊvrjç etpirçxat updxepov èv xoXç n&pï xtvirjaewç
Xdyotc, 5xi èaxl xô {Jièv àxÉvrjxov xôv a^avxa xp^vov, xô 8è xivoi3p,evov
àel . xoiixwv 8è rcepl jiiv xr\ç àxtv^xou àpyjf\ç xffc éxépaç xai rcpoxépaç
SteXeîv èaxl çtXoootpfaç êpyov....
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 171

il y a l'article XY)ç) qui est à la fois autre que la physique et a vis-


à-vis d'elle la priorité (indiquée par le mot ixpoxépaç) ; la
désignation est dans le cas présent parfaitement équivalente.
Du passage précédent, on en rapprochera un autre où l'on
trouve une allusion semblable à une science plus haute que la
physique, à laquelle il appartient d'examiner les principes qui dominent
toute démonstration. Le passage se trouve dans la Métaphysique,
IV (0, 3, 1005 a 33 - b 2. Le texte en a été amendé par W. Jaeger
dans son édition récente du traité (12) ; comme ses conjectures ne
font que rendre plus acceptable le sens attribué généralement au
texte des manuscrits, nous pouvons adopter sans discussion les
corrections qui y ont été apportées et qui le rendent plus clair. Nous
y lisons que puisqu'il y a une science plus haute que la physique
(vu que l'objet de celle-ci, la nature, n'est qu'un genre de l'être),
l'étude des axiomes reviendra à celui qui fait porter ses
considérations sur ce qui est universel et sur la première substance : la
physique, ajoute l'auteur, est sans doute elle aussi sagesse (aocpÊa), mais
non la première (13). On remarquera le double objet assigné aux
recherches de celui que nous pouvons appeler le métaphysicien et
qu'au début du chapitre (1005 a 19-29), à propos de la position du
problème résolu dans les lignes qu'on vient de résumer, de même
qu'un peu plus loin (1005 b 5-11) à propos de la solution de ce même
problème, Aristote appelle le « philosophe » (ô cpiXdaocpoç) : cet
objet est, d'une part, 1*« universel », entendez l'objet le plus
universel possible, l'être considéré en tant qu'être (1005 a 28, 33, b 10),
et, d'autre part, la première substance. Pour ce dernier point, au
commencement du chapitre (1005 a 20-21), l'auteur n'avait
mentionné que la substance comme objet ; un peu plus loin (1005 b 6),
il parle de tout l'ordre de la substance <14>. Ceci n'a, en somme, rien

<12> Aristotelis Metaphysica rec. W. JAEGER (Scriptorum Classicorum Biblio-


theca Oxoniensis), Oxonii, 1957.
(ia) ènel 8' ëcmv Sxt xoO tpuaixoû xtç àvwxépw (iv y&p xt ylvoç xoO
ôvxoç -fj cptiatç), xoO <Cit£pl xè>- xafrdXou xal [xoO] rcepl xfjv upt&XYjv
oôafav ftswpyjxwioO xal f\ Tcept xotfxwv &v stY] axécjiiç • Scm 8è aotpt'a
xiç xal f) <puaixif], àXX' oô np&x-q.
<14) C'est ainsi que me semble devoir être rendue l'expression d' Aristote:
7tepl TlàaiTjÇ XYJÇ OÔaÉaÇ. On ne voit guère le sens à attribuer à la traduction
de Bessarion: de tota substantiel; de façon pratiquement unanime les traducteur»
modernes nous parlent < de toute substance », — ce qui ne change guère la portée
philosophique de l'expression au regard de la formule que nous avons adoptée.
1 72 A ugustin Mansion

d'étonnant à cet endroit de l'exposé qui est écrit, comme tout le


contexte, dans la perspective des vues développées au début de ce
livre IV (chap. 1 et chap. 2, début) : la science philosophique
supérieure y est décrite comme ayant pour objet l'être en tant que tel
et ses propriétés en tant qu'être ; ensuite (chap. 2), l'être étant un
terme à significations multiples, celles-ci sont ramenées à l'unité
par le fait qu'elles expriment toutes un rapport à la signification
première et principale qui est celle de la substance ou d'oôaca.
Ce qui peut surprendre davantage, c'est que dans le passage
analysé il soit question de « la première substance » (1005 a 35),
ce qui s'entend naturellement de la première des substances ou de
la substance la plus parfaite, — substance immatérielle, Dieu. Il n'en
a pas été question depuis le début du livre IV, mais, d'autre part,
l'expression a bien cette signification dans quelques autres passages
dispersés dans les œuvres d'Aristote ; ainsi De inter pretatione, 13,
23 a 23-24, où les « premières substances » sont données en exemples
d'actes sans puissance, et Metaph., VII (Z), 1 1, 1037 a 33 - b 4, où
on rappelle que, en dehors du synolon résultant de l'union de la
matière et de la forme, il y a des cas où le xè xi ty elvai est
identique à l'être lui-même, à savoir dans les »< premières substances »,
qu'on nomme précisément premières parce qu'il n'y a pas là une
détermination dans autre chose ou dans un sujet servant de
matière <15). Peut-être y a-t-il dans cette mention de la substance
immatérielle en 1005 a 35 un reste ou une réminiscence d'une rédaction
plus ancienne, tout comme, à la ligne suivante (1005 b 1), dans
l'emploi du terme aocpi'a (16) et non ipiXoaocpÉa pour désigner la
physique, pour en marquer la dignité et la limiter en même temps en
notant qu'elle n'est pas première (TtpwxTj). Mais, à l'inverse, on
pourrait conjecturer que le fait de mentionner à la fois l'universel

Ils peuvent d'ailleurs se réclamer d'Alexandre d'Aphrodise qui au cours de ses


explications cite par trois fois le texte d'Aristote sous la forme: 7l£pt TtaaTjÇ
OOaÉaÇ (p. 267, 24, 25 et 27 Hayduck). Asdépius a simplement copié Alexandre
(p. 256, 36 sqq. Hayduck), mais paraît avoir lu X7JÇ.
(1S) xal 5xt xô xl ■îjv eîvat xal ëxaaxov Inl xiv&v jjtèv xaôx<5, ôorcep inl
xfôv np&xwv oôat&v [olov xa{i7ruXdx7]ç xal xajATCuXdxijxt elvai, el Tzp&xf]
laxiv] (Xéya) 8è Tzpéixr\v ?) ^ Xéysxai xq) àXXo èv àXX(p elvat xal ôrcoxei-
jiiv(j) &ç 6X3)....
('•) Tout comme dans le prologue proprement dit de la Métaphysique, I (A),
1-2 jusqu'à 982 b 10, c'est constamment OOtpia, seul qui est employé (981 a 27,
b 10, 28; 982 a 2, 6, 16, 20).
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 173

et la substance immatérielle comme objets d'une sagesse supérieure


à la physique, provient du fait que l'auteur se met au point de vue
qu'il adoptera à la fin du chapitre premier du livre VI (E) : il y
conclut, en effet, comme on l'a vu, que la philosophie théologique ou
première doit être en même temps la science la plus universelle
comme science de l'être en tant qu'être (1026 a 23-32).
Quoi qu'il en soit, le fait de noter, en 1005 b 1-2, que la
physique est une sagesse, mais une sagesse qui n'est pas la première,
rappelle tout naturellement, par opposition, l'expression cpiXoao^ia
TtpwiYj, désignant une science supérieure, et supérieure sans doute
à la physique. Mais cela n'empêche que cette désignation, qui fait
l'objet de notre examen, est absente de notre passage de la
Métaphysique et de tout son contexte. Dès lors, nous ne sommes autorisés
en aucune façon à appeler philosophie première cette science
supérieure de laquelle relève l'étude des principes du syllogisme, et qui
est la science philosophique de la substance, parce qu'elle est tout
d'abord celle de l'être comme tel (d'après le début du chap. 1).
Appelons-la, si l'on veut bien, « métaphysique » et traduisons le mot
çiXdaocpoç, qui désigne celui qui l'exerce (1005 a 21, b 6), par «
métaphysicien ». Cette terminologie demeurera ainsi d'accord avec
celle qui est utilisée dans la deuxième aporie du livre III (B), 1
et 2 (17), qui trouve sa solution dans ce chapitre du livre IV.
Nous devons constater ainsi, pour conclure cet examen, peut-
être un peu long, du passage 1005 a 33 - b 2, qu'il ne nous apprend
rien sur l'objet spécifique de la « philosophie première », laquelle
n'y est pas même mentionnée. C'est plutôt l'inverse : d'autres
passages étudiés ci-dessus sont de nature à jeter quelque lumière sur le
sens de celui que nous venons d'étudier ; ce sont d'abord ceux où
le nom et l'objet de cette philosophie première sont cités
expressément ; c'est davantage encore le texte du De gen. et corr., I, 3, 318
a 3-6, examiné en dernier lieu, où cet objet est rappelé clairement,
mais où manque la dénomination ordinaire de la philosophie
première, remplacée par la désignation d'une science supérieure,
possédant notamment une priorité sur la physique. L'analogie avec le
passage de la Métaphysique, 1005 a 33 - b 2 est frappante et
éclairante à la fois. Elle ne nous permet pas toutefois d'affirmer que dans
le dernier cas Aristote avait en tête une discipline philosophique

«1T> 1, 995 b 6-10; 2, 997 a 11-15: en fait de désignations il n'y est question
que de science de Yoàoiot, et de celui qui l'exerce, le Ç>t,A(5aOCpOÇ.
1 74 A ugustin Mansion

qu'il aurait appelée « philosophie première » ; le contexte suggère


même qu'il pensait plutôt à ce que, pour ne rien préjuger, nous
voudrions appeler une métaphysique d'un type quelque peu
différent.

Il nous reste à examiner encore, en troisième lieu, les passages


fort peu nombreux où la « philosophie première » est mise en
rapport avec les fonctions supérieures de l'âme humaine.
Le premier appartient à l'importante introduction
méthodologique du De anima (I, 1) ; elle figure dans une sorte de digression
rattachée à la conclusion d'un exposé répondant à la question : les
« affections » de l'âme — parmi lesquelles Aristote cite la pensée —
relèvent-elles toutes de l'individu, composé de corps et d'âme, ou
y en a-t-il certaines qui soient propres à l'âme seule (403 a 3-5) ?
La réponse est que ces affections impliquent dans leur définition le
corps ou la matière ; la conclusion qui en résulte est que l'étude
de l'âme est du domaine de la physique, soit que l'on vise ici toute
âme, soit qu'il s'agisse seulement de l'âme comportant les affections
dont on vient de parler (403 a 27-28). Cette conclusion amène alors
la digression dans laquelle est soulevée la nouvelle question : à qui
revient l'étude des affections ou des fonctions qu'il y a moyen de
considérer sans tenir compte de leur lien avec telle matière
déterminée ou qui en sont réellement indépendantes ? La réponse à la
première alternative peut être négligée ici (notons seulement le cas
classique du mathématicien qui étudie certaines propriétés
appartenant à telle sorte de corps déterminée, tout en faisant abstraction
de cette appartenance) ; dans l'autre alternative, il s'agit de
fonctions « séparées », c'est-à-dire immatérielles ; elles seront alors de
la compétence de celui dont le domaine propre est la philosophie
première (18). Aristote ne dit pas quels phénomènes déterminés il
a en vue ; d'après ce qui précède, il n'y a pas de doute qu'il songe
à la pensée, même si, comme il semble le dire, ni la pensée, ni,
par conséquent, l'âme en tant qu'intellectuelle ne répondent en fait
adéquatement à la condition posée (403 a 8-16). Mais, au point de
vue qui nous intéresse, nous trouvons une fois de plus ici que tel
objet particulier relève de la philosophie première dans la mesure
où il est immatériel.
La même doctrine est exposée de façon semblable dans l'in-

<18> 403 b 15-16: ^ 8è xexwptatiéva, 6 rcpGrcoç


Philosophie première et métaphysique chez Aristote 175

troduction méthodologique au Traité des parties des animaux, livre I,


chap. I ; mais la philosophie première n'y est pas nommément
indiquée. Partant du principe que l'organisme vivant et chacune de
ses parties ne possèdent la vie que par la présence de l'âme ou d'une
partie de l'âme, on conclura d'abord qu'il appartient au physicien
d'étudier l'âme en tant qu'elle détermine ce qui fait qu'un vivant
est vivant, — étude comprenant celle de l'essence de l'âme ou de la
partie visée de l'âme, et l'étude des propriétés dépendant de cette
essence de l'âme <19). Cela n'entraîne pas de soi que le physicien
ait en sa compétence toute sorte d'âme (641 a 22) ou l'âme tout
entière (ibid., 28) ; mais, dès lors, l'auteur est amené à soulever de
façon expresse la question : la physique doit-elle traiter de toute
âme ou seulement d'une certaine âme (641 a 32-34) ? Le premier
membre de l'alternative est écarté parce que dans cette hypothèse
il n'y aurait plus aucune autre « philosophie » distincte de la science
physique. La raison, sous-entendue, en est que la physique devrait
étudier dans ce cas l'intelligence ou l'âme intellectuelle. Or,
continue Aristote, l'étude de l'intelligence et celle des intelligibles sont
inséparables et, dès lors, toutes les réalités immatérielles seraient
du ressort de la physique (641 a 34 - b 4) .
Les mêmes vues que celles qui sont développées dans De anima,
1, 1, et De partibus animalium, I, 1, sont rappelées, mais prises du
point de vue inverse et en passant, dans Metaph., VI (E), 1, 1026
a 4-6, où après avoir exposé comment les êtres de la nature, objets
de la physique, doivent impliquer dans leur définition une référence
à leur matière, Aristote en tire la conclusion : qu'il est de la
compétence du physicien d'étudier une certaine espèce d'âme, savoir toute
âme qui ne va pas sans la matière (notez cette formulation négative).
A la fin de l'argumentation, dans De partibus animalium, I, I,
641 a 36 - b 4, certains détails peuvent paraître déroutants, mais on
peut les négliger ici. On ne s'arrêtera pas davantage à d'autres
particularités de l'exposé : l'auteur y distingue l'âme de ses parties et,
par extension, les différentes espèces d'âmes attribuées à un même
individu ; c'est le vocabulaire de la période de transition (20) : l'âme

<"> 641 a 17-25.


<î0> Voir F. NUYENS, L'évolution de la psychologie d' Aristote (Louvain, 1948),
chap. IV, § 33, pp. 199-202, et chap. V, § 37, pp. 209-214. On y trouvera de plus
traduits et discutés les textes du De partibus animalium examinés ci-dessus. Là où
notre interprétation s'écarte pour certains détails de la traduction proposée par
M. NUYENS, le fond de la doctrine n'est pas en cause.
1 76 A ugustin Mansion

n'y est pas encore considérée comme la forme substantielle du


corps, ou mieux de l'être vivant, et, dès lors, elle n'est pas non plus
conçue comme strictement une. On sait que plus tard, dans le De
anima, Aristote s'est détaché des vues d'origine platonicienne
représentant les parties de l'âme comme distinctes du fait de leur
localisation en divers organes ; il y opposera d'abord des parties
liées au même organisme mais distinctes, parce que répondant à
des notions distinctes et produisant des actes d'espèces
différentes (21) ; finalement, il substituera au vocabulaire où il s'agit de
parties une terminologie moins imagée où il n'est plus question que
de puissances ou de facultés, répondant aux diverses fonctions <22).
Ces détails n'ont d'ailleurs guère d'importance pour notre
propos, sauf pour nous rappeler que les textes examinés en dernier lieu
d'
n'appartiennent pas à la dernière partie de la carrière Aristote,
mais semblent plutôt la précéder d'assez près. Nous y retrouvons
une idée déjà formulée par l'auteur dans divers passages analysés
plus haut, mais alors à propos d'objets d'un autre ordre. On doit
reconnaître, disait Aristote, une science philosophique supérieure à la
physique, savoir celle qui s'occupe du principe immuable du
mouvement (De gen. et corr., I, 3, 318 a 5-6). Au-dessus de la physique,
qui est une certaine sagesse, mais non la première, il y a une science
supérieure qui s'occupe universellement de tout être et de la
première des substances (Metaph., IV (D, 3, 1005 a 33 - b 2). Et dans
l'appendice au chapitre 1 du livre VI (E) du même traité, nous lisons
dans la première partie de la réponse à la question traitée dans ces
quelques lignes (23) : « S'il n'y a pas quelque autre espèce de
substance en dehors de celles constituées par la nature, la physique
devra être prise comme la première des sciences ». Mais il y a en
fait une substance immuable, et la science qui s'en occupe aura
la priorité sur la physique et sera philosophie première. De tous les
passages passés en revue à l'instant, ce dernier est le seul où il
soit question de façon explicite, dans le texte ou dans le contexte,
de philosophie première. Aristote l'a-t-il visée également aux
endroits cités où il parle seulement d'une science supérieure à la
physique ? Comme on l'a noté à propos de chacun des textes qu'on a

<"> De anima, II, 2, 413 b 13-32.


("> A partir de De anima, II, 3, début, 414 a 29.
<2ï) 1026 a 27-29. Ce qui précède n'est destiné qu'à préciser le sens de la
question, et donc celui de la réponse.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote \77

analysés, la chose est probable dans certains cas, douteuse dans


d'autres. Il n'en reste pas moins que dans l'introduction au De
anima, comme dans celle du De partibus, c'est à raison de leur
immatérialité que, dans l'être vivant, certains phénomènes et en
particulier la pensée doivent, aux yeux d'Aristote, faire l'objet d'une
science philosophique supérieure à la physique, que cette science
soit dite philosophie première dans le premier cas, ou que l'auteur
omette de la spécifier, comme dans le second. De la sorte, on
rejoint la conclusion qui s'était imposée à la suite de l'examen des
deux premières séries de passages où il est question de philosophie
première et de son objet : cet objet, de quelque façon qu'il se
diversifie in concrete, est toujours caractérisé par son immatérialité,
en tant qu'il est précisément objet propre de cette philosophie
première.
* * *

Nous pouvons donc conclure de l'examen des textes que


l'objet spécifique et caractéristique de la philosophie première
d'Aristote n'est autre que l'immatériel, sous quelque forme que ce soit.
C'est, en somme, ce que Bonitz avait dit il y a plus de quatre-vingts
ans dans son célèbre Index (s. v. Tzp&xoç, p. 653 a 23) :
cptXoaocpta i. e. *f) <p tXoaocpia ^ Tzepl xà Tipwxa, fréta, à%£virçxa,
Mais ceci soulève immédiatement une question subsidiaire : à
quel titre cette philosophie est-elle dite première ? Cette désignation
indique-t-elle simplement le rang, la dignité ou la valeur qu' Aristote
attribue à cette discipline philosophique au regard de toutes les
autres, — ou bien la nomme-t-il première parce qu'elle atteint
comme objet la réalité la plus haute, la plus parfaite, autrement
dit, l'être premier lui-même ? — II n'y a guère de doute que ce
second membre de l'alternative répond à la pensée du Stagirite,
bien qu'on ne trouve que dans Metaph., VI (E), 1, des indications
quelque peu nettes dans ce sens ; mais elles sont suffisantes et aucun
autre témoignage ne vient les démentir, certains même les appuient
discrètement.
Quand dans l'appendice qui termine le chapitre susdit (1026 a
27-30), Aristote prend d'abord l'hypothèse suivant laquelle il n'y
aurait d'autres substances que celles de la nature et en conclut que

<"> Le texte imprimé porte ÛC)((i)ptaxa, lapsus évident dont la correction


s'impose.
1/8 Augustin Mansion

la physique serait alors la première des sciences, il est clair que cette
priorité de la physique lui reviendrait dans ce cas du fait qu'il
n'existerait aucun objet supérieur au sien. Quand, après cela,
l'auteur y oppose l'existence d'une substance immuable, entendez :
immatérielle, et en quelque sorte divine d'après les indications données
plus haut (1026 a 15-22), et qu'il en conclut, cette fois, que la science
qui s'en occupe a la priorité sur la physique et est vraiment la
philosophie première, il est non moins clair que la primauté attribuée à
celle-ci lui appartient à raison de la dignité de son objet.
D'ailleurs, avant d'en arriver à ce paragraphe final, qui paraît
être postérieur en date à l'exposé précédent relatif aux trois ordres
de « philosophies », Aristote avait énoncé de façon expresse, à
propos de la philosophie à la fois première et théologique (cf. 1026
a 16, 19) que la science la plus haute doit avoir aussi l'objet le plus
élevé (25), d'accord en ceci avec ce qu'il avait affirmé dans l'Ethique
à Nicomaque, VI, 6, où il use d'une terminologie plus lâche et sans
doute plus ancienne à propos de la aocpi'a, laquelle, dit-il, doit être
entendue comme science dominante ayant pour objet les réalités les
plus élevées (xwv xt|nu)xàxu)v, 1141 a 20).
Plus haut, toujours dans Meiaph., VI (E), 1, cette manière de
voir est déjà insinuée dans le passage où la science théorique qui
atteint l'éternel, l'immuable, l'immatériel est dite posséder une
priorité sur la physique et sur les mathématiques : pour le montrer, les
caractères distinctifs des objets des trois sciences en question sont
aussitôt rappelés et mis en quelque sorte en opposition les uns avec
les autres (1026 a 10-16). — Même insinuation dans la polémique
contre les systèmes dualistes ou pluralistes des prédécesseurs d'Aris-
tote, Metaph., XII (A), 10, b 20-22 : ils devraient admettre quelque
chose qui s'oppose comme contraire à la sagesse (aocpfa) et à la
plus élevée des sciences : cette nécessité n'existe pas dans
l'explication aristotélicienne, suivant laquelle il n'y a rien qui soit
contraire à l'être premier (x<j) npt&xw). (Et, dès lors, sous-entend l'auteur,
cet opposé de la sagesse, n'ayant pas d'objet, n'existe pas). — On

<25> 1026 a 21-22: xat TYjv xt{nu)xàxi]V 8eî rcepl xè xi|U(î>xaxov yivoç elvat.
— Au début de son commentaire au livre III (B) de la Métaphysique, Alexandre
(171, 5-9 Hayduck) reprend les termes mêmes d'Aristote pour justifier l'appellation
7tp(J)X7] CTOCpta, qu'il cite d'ailleurs à côté des autres dénominations
aristotéliciennes ou traditionnelles de la métaphysique, comme désignant la même
discipline (1. 7-8): Xeyet 8è aôxYjv %al Tcptoxirjv aotpfav ôxi xwv TrpuYxwv ocal
xijuwxdcxœv èaxï frVj
Philosophie première et métaphysique chez Ariatote 179

a vu que, de façon semblable, dans Metaph., IV (F), 3, 1005 a


33 - b 2, on reconnaît au delà de la physique (qui est une sagesse,
mais non la première) une science supérieure, dont l'objet n'est plus
limité à un genre d'êtres particulier et qui comprend de plus la
première des substances. — II y a, enfin, dans ce même livre IV (F) de
la Métaphysique, au chapitre 2 (dont le texte a dû subir des
remaniements) les lignes suffisamment claires, 1004 a 2-6 : « II y a donc
autant de parties de la philosophie qu'il y a de sortes de substances ;
il faudra donc qu'il y ait parmi ces parties une philosophie première
et une autre qui la suit. Car l'être <28> se divise immédiatement en
genres et, par voie de conséquence, les sciences répondront à ces
genres ». Suit une comparaison avec les mathématiques. Ce passage
avec son contexte soulève de sérieuses difficultés à l'exégèse ; nous
aurons à y revenir plus loin ; il est manifeste néanmoins qu'Aris-
tote y affirme que le rang et la primauté des diverses sciences
philosophiques sont déterminés par le rang ou la valeur d'être de leurs
objets. Cela nous suffit pour l'instant.

* * *

Les données recueillies jusqu'ici permettent désormais de


répondre à la question soulevée au début de cet article : dans quelle
mesure peut-on identifier la « philosophie première » avec la a
métaphysique » d'Aristote ? A certains égards, on peut avoir
l'impression qu'Aristote a donné lui-même la réponse, puisque l'appendice
qui clôt le chapitre Metaph., VI (E), 1, a précisément pour but de
montrer que la philosophie première, ayant pour objet la substance
immuable ou Dieu, est néanmoins une science universelle, c'est-
à-dire s'étendant à tout être et étudiant l'être en tant que tel (27).
Mais le simple fait qu'Aristote soulève la question et croit devoir
prouver, fût-ce brièvement, le bien-fondé de sa réponse, montre
qu'il y a au moins une nuance qui sépare sa conception de la
philosophie première et celle de la science de l'être comme tel, bien

<"> J'omets à la 1. 5 les mots Xal xà ëv, mis entre crochets par Natorp,
Ross, Jaeger.
<27> Voir dans Metaph., IV (F), 1, l'opposition entre la science de l'être comme
tel et les sciences particulières, dont aucune ne fait porter ses recherches
universellement sur l'être en tant que tel, mais les limite à un genre de l'être (1003 a
21-26); idées reprises et résumées sous une forme moins nette dans le paragraphe
d'introduction du livre VI (E), 1, 1025 b 3-18.
180 Augustin Mansion

qu'elles soient inséparables et coïncident dans une certaine mesure.


Retenons donc que la philosophie première, considérée
spécifiquement et formellement, est celle qui a pour objet propre l'immatériel
ou Dieu. Il est clair que la discipline philosophique qui a comme
objet propre l'être en tant que tel, et donc pris dans toute son
extension, ne saurait se confondre entièrement avec la philosophie
première. Mais les brèves indications d'Aristote à la fin de Metaph., VI
(E), 1, visent précisément à montrer que sans une connaissance de
l'Etre premier, la connaissance de tout être doit demeurer
incomplète : dès lors, la philosophie première devra être intégrée dans
la science de l'être comme tel, dont elle formera en quelque sorte
la clef de voûte. Car on ne peut guère mettre en doute qu'aux yeux
d'Aristote, cet Etre premier immuable possède la fonction de
principe ou de cause vis-à-vis de tous les autres êtres. Peu importe qu'il
ne se soit pas expliqué sur la nature de cette causalité et que les
hypothèses plus ou moins précises qu'on peut former à ce sujet
n'atteignent qu'un degré de probabilité minime et ne laissent pas de
soulever des difficultés. Il n'en reste pas moins que l'identification
de l'Etre premier avec le Premier principe demeure dans la ligne
de toutes les indications données par Aristote à cet égard, depuis
l'appendice au prologue de la Métaphysique (I (A), 1-2, où la divinité
est mise au nombre des causes), jusqu'à l'allusion dans le dernier
chapitre du livre XII (A), 10, 1075 b 17-22, où l'Etre premier est
opposé aux principes multiples mis en avant par d'autres
philosophes.
* * *

Une fois en possession du statut de la philosophie première,


considérée en elle-même et dans ses rapports avec ce qui paraît
être le point d'aboutissement de la métaphysique aristotélicienne,
la théorie générale de l'être, on peut avec raison espérer trouver le
moyen de donner un sens précis à divers passages où il est question
de métaphysique ou du métaphysicien sans que la portée des
termes employés apparaisse du premier coup. Aristote use, en effet,
comme on le sait, à plus d'une reprise du mot aocpi'a, sagesse (une
fois aocpÉa Tipu>xif], 1005 b 2) ; il emploie plus souvent cptXoaocpÉa, sans
aucune épithète, et dans ce cas il se peut qu'il vise en général la
philosophie ou encore toute investigation quelle qu'elle soit ; mais le
terme mis au pluriel çtXoaocpÉai se rapporte nécessairement à des
disciplines distinctes les unes des autres et qu'on peut présumer être
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 181

d'ordre philosophique ; dans d'autres cas, on peut se rendre compte


que le mot à l'état isolé et au singulier représente une certaine
métaphysique. De façon semblable, le terme cpiXdaocpoç a, en maints
endroits, la signification spécifique de « métaphysicien » ; il s'agit de
voir alors dans quelle mesure on peut préciser davantage : est-on
en présence d'une expression elliptique, équivalant à à Ttpûxoç
«ptXdaoçoç ou s'agit-il du représentant d'une métaphysique conçue
autrement que comme philosophie première ?

Il apparaît, tout d'abord, qu'il n'y a pas moyen de donner, dans


une terminologie systématique, une place bien définie au terme
aocpÉa vis-à-vis de 7ïp(t>xir] «piXoaocpta. On sait, en effet, que, dans la
Métaphysique, aocpfa est employé avec une préférence marquée
dans le prologue du livre premier (A, 1-2 jusqu'à 982 b 10) et ce, pour
en esquisser précisément les caractéristiques et l'obiet propre. Mais
la méthode adoptée dans cet exposé, — analyse des significations
courantes attachées aux mots cocpdç, ooyiot., — obligeait en quelque
sorte l'auteur à s'en tenir à ces termes mêmes, ce qui d'ailleurs ne
l'amène qu'à une définition passablement vague et générale de cette
sagesse, du reste très vénérable : science des principes et des causes
premières (sans qu'il soit dit de quoi ces principes ou ces causes
sont principes ou causes). Quand plus loin, au livre III (B), le mot
aocpc'a figure en quelques passages, il y a chaque fois un rappel
explicite du prologue du livre premier (28) ; de la sorte, on voit aussitôt
que le terme y est employé exactement dans le sens qui a été
déterminé dans ce prologue. Notons toutefois une précision qui y est
ajoutée en fait, sinon de façon expresse, et qui n'a pas reçu de
justification. Aristote laisse entendre, dans les passages visés et dans
leur contexte, que cette sophia, science des principes, revient à une
étude de l'oôata (sans que la signification exacte de cette oôafcz soit
davantage approfondie) (29).

«*•> III (B), I, 995 b 12: ... îj xàç p.èv aoyLaç xàç Se àXXo xt. Cf. 1. 5:
■rcepl &v èv xoTç Tceçpotiuaajiivoiç.... ; 2, 996 b 6-10: èx jièv o5v xôv rcdcXai
5ui)pia[iivœv x£va XP"*) xaXelv xwv èmaxYjiiwv aotpt'av...
<29> Metaph., Ill (B), I, 995 b 6-10: énoncé de la deuxième aporie; de même,
troisième aporie (11. 10-13), quatrième (11. 13-18), cinquième (11. 18-25); Yousia n'est
plus nommée dans les énoncés ultérieurs. — Dans les exposés qui suivent, à partir
du chap. 2, on a d'abord, concernant la première aporie, que, si l'on s'en tient
à la description de la sophia comme science dominatrice, elle sera plutôt science
de la fin et du bien; mais comme science de ce qu'il y a de plus connaissable,
182 Augustin Mansion

C'est à peu près la même conception que semble se faire Aristote


de la aocpÉa quand on la voit reparaître une fois (1075 b 20-22) dans
les discussions qui remplissent la grosse part du chapitre 10 du
livre XII (A) de la Métaphysique. Ce livre, on le sait, est un petit
traité de l'oôauz (voir le début, 1069 a 18 sqq.), qui culmine dans la
théorie du Premier Moteur, éternel, immuable et immatériel, qui
est ainsi la première de toutes les substances (ch. 6-10) et a dès lors
la fonction de premier principe (7, 1072 b 13-14). Dans le passage
visé (1075 b 20-24), Aristote, on se le rappelle, souligne la supériorité
de sa sophia à lui sur les explications proposées par ses
prédécesseurs : ce qui est caractéristique de cette sagesse aristotélicienne,
c'est qu'elle a un objet unique, l'être premier, lequel n'a pas de
contraire et suffit malgré cela à rendre compte de la diversité des
choses. De cette manière, cette aocpta, qui nous rappelle celle de
Metaph., I (A), 1-2 et III (B), 1-2, pourrait être dite tout aussi bien
çiXoaotpta TipcbxTf], en entendant celle-ci avec les développements
qu'on trouve, concernant sa fonction vis-à-vis de tout être, dans
Metaph., VI (E), 1 fin, 1026 a 23-32. La terminologie est sans doute
nettement différente et l'on pourrait être tenté de voir dans cette
différence, qui ne se double pas d'une différence de doctrine,
l'indice d'une différence d'ordre chronologique. Mais, même si en fait
les textes visés des livres I et XII sont plus anciens que le
paragraphe du livre VI, l'indice est vraiment trop faible. Il faut se
souvenir, en effet, que ces textes d'Aristote sont postérieurs à
l'œuvre de Platon et que dans celle-ci, non seulement le terme
technique de cpikoaoyia. est d'usage courant, mais que son emploi
tend à prévaloir sur celui de aocpta, quand il ne s'agit pas de
désigner proprement la vertu de sagesse. D'ailleurs, sans remonter
jusqu'à Platon, on peut constater que, dans le Protreptique, Aristote
emploie indistinctement pour désigner la même perfection humaine
(il ne s'agit pas d'une conception très élaborée de la métaphysique)
les termes cppdviqatç, aotpia. et «piXoaocpÉa, en notant simplement, et
du reste en passant, la nuance exacte, conforme à l'étymologie, de
Êa vis-à-vis de aocpÊa, la philosophie étant « acquisition et

ce sera plutôt celle de l'OOGCOt — entendue comme cause formelle; elle se


confond toutefois avec la substance et l'essence de celle-ci, quand on prend les choses
au sens tout à fait propre (111 (B), 2, 996 b 8-18). — Dans la suite de ce chapitre 2,
— discussion des quatre apories suivantes, — la mention de YOMOioL revient
naturellement à maintes reprises, vu qu'elle était incluse dans l'énoncé des problèmes à
discuter, énumérés au chapitre précédent.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 183

usage de la sagesse » <30). Et puis, après le Protreptique, on a le


Ilept cpiXoaocpfaç, dont le titre à lui seul est déjà assez éloquent, mais
qui doit avoir contenu un développement sur le aocptfç et la aocpÉa
dont s'est inspiré Aristote lorsqu'il écrivit le prologue de sa
Métaphysique, I (A), 1, 2<31).
Il y a encore une mention de la aocpfa dans Metaph., IV (F), 2,
1004 b 19, dans le paragraphe bien connu (1004 b 17-26) où Aristote
institue une comparaison entre le « philosophe », le dialecticien et
le sophiste. La sophistique y est dite une sophia purement apparente.
Mais comme il ressort facilement de l'ensemble du passage que
oocpfa et tpiXoaocpfa y sont pris exactement dans le même sens, il
paraît préférable de réserver l'examen de la signification de ces
termes au développement qu'on devra consacrer ci-après à cptXoaocpÉa
et çiXdaocpoç.
A propos du paragraphe Metaph., IV (T), 3, 1005 a 33 - b 2,
on a vu plus haut (32) que l'emploi qu'Aristote y fait du mot ooyta.
ne s'explique guère : il n'est pas dans le « style » du contexte et les
explications qu'on peut imaginer de la présence du terme à cet
endroit sont purement conjecturales. Quant au reste, la leçon oocpux
est à peu près aussi bien attestée qu'il est possible ; il n'y a pas de
variante dans les manuscrits ; la citation que fait Alexandre (p. 266,
15-16, Hayduck) est conforme à leur texte et la paraphrase qu'il en
donne {ibid., 11. 14-18) suppose ce texte. La paraphrase d'Asclépius
(p. 255, 25-26, Hayduck), qui est presque une citation, est dans le
même cas : à aocpta tiç il ajoute bien otat cpiXoaocpfa mais cela montre
qu'il lisait oocpta et a voulu l'expliquer. Il n'y a que la tradition arabe
qui présente un texte divergent : la Metaphysica Nova en fournit la
traduction suivante (text. 7, fin) : scientia enim naturalis est unius
modorum scientiarum sed non est prima scientia, qui est conforme

<s0> Protrept. fr. 5a Walzer; fr. 52 Rose 1886, à partir de p. 60, 16; fr. 5 Ross
à partir de p. 32, 7 (Jamblique, Protrept. 6, p. 37, 22-41, 5 Pistelli). Notez surtout:
sîusp èaxiv ^ jièv cpiXoaocpfa xafràrcsp oidjis^a xxfjaÉç xe xart XP^at?
aOCpÉaç (p. 29, 1. ult.-30, 2 Walz.; p. 62, 7-8 Rose; p. 33, 21-22 Ross), où l'on
retrouve en résumé la doctrine et les termes de Platon, Euthydem. 288D, avec le
développement subséquent 288e - 290e mis en rapport avec ce qui précède 278e-
282d (où on relèvera ce qui a trait à la GOCfia, 280AB et 28 Ib).
<"' Fr. 8, extrait de Philopon, in Nicom. lsagogen I, 1, dans la collection
W. D. Ross (trad, anglaise de 1952; édition du texte de 1955). Le fragment, sur
lequel nous aurons à revenir plus loin, ne figure pas dans les collections
antérieures.
<") Pp. 172-173 avec la note 16.
184 Augustin Mansion

à la version arabe (33>. L'expression unius modorum scientiarum


pourrait dériver d'une leçon grecque emari?)|vr) Tiç au lieu de ootpîa
xtç ; cette leçon, qui n'est pas appuyée par le vague parallèle du
livre XI (K), 4, 1061 b 32-33, est trop incertaine pour qu'on puisse
faire fond sur elle. Elle est, en outre, fort anodine et ne peut rien
nous apprendre. Le texte traditionnel garde ainsi son mystère.

Il n'y a pas lieu de séparer l'examen des passages où figure


sans épithète le terme cptXdaocpoç de ceux où il y a de même
cptXoaotpÉa, car ces derniers — d'ailleurs notablement moins
nombreux que les premiers — appartiennent au contexte de ceux-ci, de
telle sorte que les significations des deux termes y sont solidaires
l'une de l'autre.
Dans la Métaphysique, III (B), 2, 997 a 9-15, à la fin de la
discussion de la deuxième aporie, l'auteur indique les raisons positives
tendant à attribuer l'étude des axiomes à la science de la substance
(et des principes et causes premières des choses) : si ce n'est pas,
dit-il, au « philosophe » que cela revient, à quel autre sera-ce ? —
Ce « philosophe » désigne ainsi celui qui pratique la science en
question, qui avait été appelée ooyia. dans le prologue du livre I (A)
et encore au début de ce livre III (B) <34). Le cptXdaocpoç est donc le
métaphysicien entendu au sens vague de celui qui a les principes
et les causes premières des choses ainsi que la substance comme
objet propre de ses investigations. Les exposés du livre suivant,
IV (F), baignent dans une atmosphère doctrinale assez différente et
mieux définie. La métaphysique ou la science philosophique
supérieure à toutes les autres s'y trouve caractérisée dès l'abord (3Ï>
comme science de l'être en tant qu'être et des attributs qui lui
appartiennent essentiellement. Et comme l'être n'est pas un terme uni-
voque, mais que toutes ses significations se rapportent finalement à
une signification première qui est celle de substance, la science en
question sera avant tout une science des principes et des causes des
substances (36). Ce double point de vue se maintiendra à travers tous
les développements subséquents.

<"> Renseignement fourni par mon aimable collègue, le chanoine A. Van


Roey, qui a bien voulu vérifier la teneur du texte arabe dans l'édition jointe à
celle du Commentaire d'Averroès et due au P. Bouyges.
<"> Voir ci-dessus p. 181 avec les notes 28 et 29.
<3S> Phrase initiale du livre, 1003 a 21.
<••> Metaph., IV (D, 2, 1003 a 33 - b 19.
Philosophie première et métaphysique chez Âristote 185

Celui qu' Aristote appelle ici « philosophe » (1003 b 19) et qui


s'occupe de l'objet décrit il y a un instant, est donc le représentant
d'une métaphysique, entendue comme science suprême, science de
l'être comme tel et en premier lieu de la substance. Quoique l'objet
de cette métaphysique n'ait ainsi qu'une unité assez relative,
l'auteur tient à insister sur l'unité de la science qui en traite et conclut
par une phrase dont l'interprétation n'est pas bien fixée (37).
L'interprétation la plus courante est bien rendue par la traduction de
G. Colle : « C'est pourquoi il appartient aussi à une science généri-
quement une, d'étudier toutes les espèces de l'être en tant qu'être,
et, aux espèces de cette science, d'étudier les espèces de l'être » (38>.
Cette traduction qui répond à l'exégèse d'Alexandre d'Aphrodise
et d'Asclépius, a été reprise par les traducteurs récents Ross, Tricot,
Carlini, Gohlke. Ces traducteurs ont vu apparemment dans ce texte
une application des rapports entre genre et espèces, rapports réalisés
de façon parallèle dans les sciences et dans leurs objets : on a, d'une
part, une science de l'être répondant à l'être pris dans toute son
extension et constituant ainsi un genre improprement dit, et, d'autre
s'
part, des sciences subalternes ou spécifiques occupant des diverses
espèces d'êtres. Comme dans les lignes qui suivent, il est question
de tout autre chose, savoir des rapports de l'être et de l'un, les
interprètes en question ont rattaché tout naturellement le présent passage
à celui qu'on trouve une quinzaine de lignes plus loin et dans lequel
on trouve, de la manière la plus expresse cette fois, une esquisse des
divisions ou parties principales de la « philosophie », une «
philosophie première » et une autre qui la suit (S9). Les relations qui
paraissent naturelles entre les deux passages ont amené W. Jaeger

1003 b 21-22: Stô xai toO ovtoç f\ 8v 5aa e!8irj &ewp?jaai jn«ç è<xtlv
T(p yévet,Tà te SÎStJ XWV e?5â)V. A la 1. 21, § 8V est omis par les
mss. EJ1, le lemme d'Alexandre et une citation d'Asclépius; attesté seulement par
AbJ'mg. et repris dans une partie de la paraphrase d'Alexandre; l'omission rend
plus naturelle l'interprétation courante et n'est pas requise pour l'autre
interprétation, qui nous paraît préférable. A la 1. 22, TE est la leçon des mss. et
d'Asclépius (cit.), reprise par Ross et Jaeger; Bonitz et Christ lui ont préféré 8è, tiré
d'Alexandre (lemme et citation), mais Ross (Comment. I, p. 257, ad loc.) fait
remarquer que la leçon TS est compatible avec l'interprétation la plus ordinaire,
à laquelle il se rallie. Au contraire, l'autre interprétation exige cette leçon *CS.
(") G. COLLE, Aristote. La Métaphysique, Livre IV. Traduction et
commentaire (Louvain, 1931), p. 5.
<"> Metaph., IV (H, 2, 1004 a 2-6. — Le passage est cité ci-dessus, p. 179;
voir la note 26.
186 Augustin Mansion

à regarder le paragraphe (1003 b 22 - 1004 a 2) qui les sépare comme


une addition postérieure d'Aristote, insérée hors de place par les
éditeurs anciens du texte ; en conséquence l'ensemble du
paragraphe a été mis entre crochets doubles par Jaeger dans son édition
récente de la Métaphysique.
Cette interprétation de 1003 b 19-22 et le rapprochement avec
1004 b 2-9 soulève de sérieuses difficultés. On remarquera que dans
le premier de ces deux passages Aristote ne parle pas d'une science
générale atteignant l'être en général, mais d'une science générique-
ment une (génériquement parce que l'unité de son objet est tout au
plus générique) qui s'occupe de toutes les espèces de l'être ; ensuite
que les sciences plus spécifiées ont encore pour objet ces même3
espèces, cette fois évidemment, chaque science une seule espèce.
Ceci n'est pas en contradiction avec l'interprétation qu'on examine :
mais il y a au moins une nuance entre l'interprétation et les dires
d'Aristote qui insiste plutôt sur l'unité en même temps que sur la
généralité de la science supérieure. — Ces difficultés augmentent
avec le rapprochement avec 1004 b 2-9 ; car ici on a une division
des sciences philosophiques qui ne correspond en aucune façon à
celle qu'on veut trouver dans le premier passage et l'on n'y constate
plus les rapports des espèces au genre : au contraire les sciences
s'y distinguent par leur rang, suivant la dignité de leur objet,
substance de telle ou telle classe. Du reste une classification des sciences
(philosophiques ou autres) suivant le schéma qu'on lit en 1003 b
19 sqq. ne se retrouve nulle part dans Aristote, ni comme schéma
théorique, ni dans une élaboration de fait. — Quant au vocabulaire,
on notera qu'en 1004 a 5, il est question des genres (y^Vï)) de l'être
et non d'espèces (etSiq) ; c'est ainsi, en effet, que normalement
Aristote désigne les grandes classes qu'il distingue dans le domaine
de l'être (40) et cette désignation est d'accord cette fois avec sa
conception de l'être qui n'est pas, dit-il, une genre proprement dit ;
dès lors les classes en lesquelles il se divise se distinguent comme des
genres divers, qui ne se rangent pas sous une genre commun (41).
— D'autre difficultés encore contre l'exégèse proposée pour le
passage 1003 b 19-22, surgissent de ses rapports avec le contexte ; il

<40> Cf. Bonitz, Index, p. 378 a 35-38. Il arrive toutefois que dans le même
sens Aristote emploie SÎSoç pour Y^V°Ç> Par ex-« Physique, III, 1, 201 a 8-9.
<41> Metaph., III (B), 3, 998 b 22-27; An. Post. II, 7, 92 b 14; Top., IV, 1,
121 a 14-19.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 187

vaudra mieux s'y arrêter en faisant l'examen de la seconde


interprétation qui a été donnée du passage.
Cette seconde interprétation trouve son expression la plus
adéquate dans la traduction de Bessarion : « Quare entis quoque quoi
species sunt, et species specierum, speculari unius scientiae génère
est ». Elle ne diffère des traductions récentes qu'en ceci que eT5iq
eESwv de la ligne 22 s'y entend des espèces des espèces de l'être
mentionnées à la ligne précédente et qu'ainsi eîSôv ne désigne pas
les espèces de sciences, subordonnées à la science générique de
l'être. Ce qui est désigné par des a espèces » de l'être se trouve
décrit au cours du développement suivant dans lequel Aristote montre
en quelle mesure il y a identité entre l'être et l'un : a de la sorte,
ajoute-t-il (1003 b 33), autant il y a d" espèces' de l'un, autant il y en
a de l'être ». Et un peu plus loin (1. 35-36), il nous fournit quelques
exemples de ces « espèces » de l'un, savoir : le même, le semblable
et autres déterminations pareilles ; il y ajoutera encore les contraires
et par la suite toutes les formes d'opposition à partir de la simple
négation et de l'altérité. On reconnaîtra ainsi dans les « espèces »
de l'être les réalités qui sous une autre détermination, recouvrant
une notion logiquement distincte, se confondent malgré cela avec
lui : tel l'un (42) (Aristote n'en signale pas d'autre ici ; la tradition y
ajoutera en s 'inspirant de lui encore d'autres transcendantaux) ;
tandis que les « espèces » de ces premières « espèces », donc de
l'être et de l'un, seront, d'après les exemples fournis, les formes
diverses que prennent l'être et l'un dans les diverses catégories, ou
les propriétés nécessaires qu'ils présentent en vertu de leur notion
même <43).
On voit combien le terme espèce rend ici de façon tout à fait
déficiente le mot elSoç, qui n'a pas et ne peut avoir dans tout ce
développement où il s'agit de l'être et de ses équivalents le sens
technique d'espèce corrélative à genre. Pour marquer que cette
traduction est en l'occurence purement conventionnelle, on a mis
constamment « espèce » entre guillemets dans ce qui précède. Le mot

<"> 1003 b 22-33.


<*•> Voir Metaph., IV (r), 2, 1003 b 33-36, et plus loin, 1004 b 5-9, où il s'agit
des TCK\Hq XOT aUTOC de l'être et de l'un, de leur xl tOXl et de leurs «
accidents », accidents nécessaires, car ce sont des propriétés, des tôta, comme il est
dit dans la suite (ibid., 10-17), ou des UTiap^OVTd, comme l'auteur les appelle
dans la conclusion du chapitre (1005 a 13-18).
1 88 A ugustin Mansion

latin species, employé par Bessarion comme par ses prédécesseurs


médiévaux qui ont compris le texte autrement que lui, n'offre pas
le même inconvénient, car, de même que elSoç, il a primitivement un
sens plus large que son sens étroitement technique ; il désigne alors
la forme ou l'aspect que possède ou que peut prendre une chose ;
c'est bien de cela qu'il est question dans le cas présent : les diverses
formes que peut revêtir l'être, et tout d'abord celle de l'un, et
ensuite les formes encore plus diverses que l'être et l'un présentent
quand on en considère la réalisation dans les différentes catégories,
avec les propriétés résultant des relations d'opposition ou d'autres
relations qui les caractérisent dans chaque cas.
Cette interprétation, qui s'écarte ainsi d'une interprétation
qu'on peut dire traditionnelle, a vis-à-vis de celle-ci la supériorité
de ne pas faire violence au sens usuel du mot éfôoç pris dans le sens
technique d'« espèce » : pour Aristote, en effet, les classes en
lesquelles se divise l'être (qui n'est pas un genre) sont des genres et
non des espèces (ce sont les catégories, désignées à ce titre comme
les fivri toO Svxoç (44)) ; d'autre part, par le fait même qu'une classe
se subdivise en classes subordonnées qui en sont les espèces, elle
n'est pas elle-même une espèce, mais un genre : il n'y a donc pas
moyen de parler au sens propre des « espèces des espèces » ainsi
que le veulent faire dire à Aristote (1003 b 22) les partisans de
l'interprétation que nous croyons devoir rejeter. — Une autre
supériorité sur celle-ci appartient à celle que nous y préférons du fait que
cette dernière s'accorde mieux avec le texte d'Aristote que les
manuscrits nous ont conservé et n'y introduit pas de coupure
arbitraire : les lignes 1003 b 19-22 introduisent tout naturellement le
développement suivant où il s'agit de l'équivalence de l'être et de
l'un et des propriétés nécessaires de l'être et de l'un. D'ailleurs, il
n'est plus question d'autre chose dans tout ce long chapitre (qui
s'étend jusqu'à 1005 a 18), sauf en un court paragraphe (1004 a 2-9)
dont nous aurons à parler à l'instant (45).
Notons enfin que l'interprétation qui nous paraît s'imposer n'est
pas neuve : elle a été proposée pour la dernière fois par O. Apelt en

<"> Cf. Bonitz, Index, 378 a 35-38.


(4S) Quant au reste, nous ne voulons pas soutenir que ce long exposé sur
l'être et l'un et sur leurs propriétés présente une ordonnance satisfaisante. Les
répétitions y abondent et le progrès de la pensée ne s'y découvre guère. Il y a là
vraisemblablement les restes de deux recensions parallèles mis sans beaucoup
d'ordre à la suite les uns des autres.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 189

1891 dans ses Beitrdge zur Geschichte der griechischen


Philosophie <46).
En conclusion de cette discussion, peut-être un peu longue, on
dira que le passage 1003 b 19-22, continue de nous parler de la
science philosophique suprême, exercée par le « philosophe » dont
il vient d'être question tout juste avant (1. 19), c'est-à-dire du
métaphysicien qui s'occupe de l'être comme tel. Les lignes litigieuses ne
renferment donc aucune allusion directe à une « philosophie
première » ni à d'autres « philosophies » subordonnées, quelles qu'elles
soient. Pour y découvrir une telle allusion, il faut en donner une
interprétation en soi critiquable et, de plus, les mettre en rapport
avec le paragraphe 1004 a 2-9, où se trouve esquissée sans doute
une division de la « philosophie », mais une division tout autre que
celle qu'on peut lire en 1003 b 21-22, si on en adopte une
interprétation conforme à l'opinion traditionnelle, que nous avons rejetée.
Examinons donc en lui-même le texte du paragraphe Me-
taph., IV (F), 2, 1004 a 2-9, auquel il a déjà été fait appel plus haut
pour appuyer la conclusion déjà acquise à ce point de notre exposé :
la dignité et la priorité qu'il y a lieu d'attribuer aux diverses branches
de la philosophie leur vient de la dignité et de la perfection même
de leur objet. Le texte peut se traduire comme suit : « Et il y a
autant de parties de la 'philosophie* qu'il y a d'espèces de
substances, de telle sorte qu'il faudra que parmi ces parties il y en
ait une qui soit la première et une autre qui la suive. Car l'être (47)
se divise de façon immédiate en genres distincts ; pour cette raison
la même division se retrouve dans les sciences. En effet, il en est
du 'philosophe' comme du mathématicien, au sens où nous
prenons ces termes ; car la science mathématique comprend des parties
et il y a dans les mathématiques une science qui est la première,
une autre la deuxième et d'autres encore qui y font suite ».
Les vues exprimées ici par Aristote sont jusqu'à un certain point
tout à fait claires, mais elles ne le sont qu'à condition de rester dans

("> Aux pages 223-224 (dans la section IV, Beitrdge zur ErkJdrang der Meta-
physik des Aristoteïes, pp. 217-252) il déclare se rallier complètement à l'exégèse
de W. SCHUPPE {Die aristoteliachen Kategorien, 1866). — Les discussions que
P. NATORP {Thema und Disposition der aristotelischen Metaphysi\, dans Philoso-
phische Monatshefte, Bd 24, H. 1, pp. 36-65, 1887) consacre (§§ 3 et 4, pp. 41-45)
à Metaph., 1003 b 19 - 1005 a 18 vont dans le même sens.
<47> J'omets, comme plus haut p. 179 (voir n. 26), les mots (1- 5): Xai xà 2v,
avec les meilleurs critiques.
190 Augustin Mansion

le vague en ce qui concerne le sens du mot « philosophie » et la


spécification des parties de cette philosophie. On s'aperçoit sans
peine, en effet, que dès qu'on accorde une signification précise au
terme philosophie, il en résulte suivant les cas des précisions toutes
différentes à apporter au sens exact de ces parties. C'est, du reste,
sur la signification du mot philosophie dans ce passage que porte
en premier lieu notre examen. Voyons donc comment il y a moyen
de la préciser.
Elle dépend évidemment du contexte ; mais ici nous pouvons
invoquer, soit le contexte immédiat, c'est-à-dire le contenu du
paragraphe que nous étudions (1004 a 2-9), soit le contexte pris de façon
plus large, c'est-à-dire en gros le chapitre où se rencontre ce
paragraphe ou du moins les sections du chapitre qui encadrent notre
passage. Si l'on prend le contexte immédiat, on se trouve en
présence d'une philosophie, divisée en sciences distinctes déterminées
par leurs objets qui sont les diverses espèces des substances : cette
division est mise en parallèle avec celle des sciences mathématiques
entre lesquelles existe un ordre de priorité, déterminé sans doute
aussi par leurs objets respectifs. Ces données n'imposent pas de
façon absolue telle interprétation exclusive en ce qui concerne le
sens du terme * philosophie * dans le passage, mais du moins en
suggèrent-elles une, et même de manière assez pressante. Il est tout
naturel, en effet, de voir dans ces diverses sciences philosophiques,
répondant à diverses espèces de substances, la philosophie première,
qui a pour objet les substances immatérielles, et venant ensuite, la
philosophie seconde, science des substances matérielles et qui n'est
autre que la physique ou philosophie naturelle, au témoignage de
quelques passages dont nous aurons à nous occuper plus loin. C'est
ainsi que dans son commentaire (pp. 52-53) G. Colle a compris le
paragraphe ; tout au plus, ajoute-t-il, en troisième à la théologie et
à la physique, la mathématique, mais c'est pour écarter aussitôt
cette hypothèse comme improbable. Quant au reste, son
interprétation lui paraît si peu douteuse, qu'il en conclut sans hésiter qu'ici
la philosophie est conçue comme l'ensemble des sciences qui traitent
des genres les plus universels des substances. Comme dans tout le
reste du chapitre, et même dans le livre IV tout entier, le nom de
philosophe est réservé à celui qui s'occupe de l'être en tant qu'être,
Colle en déduit que le fragment examiné par lui est étranger à ce
livre de la Métaphysique.
Dans l'interprétation du paragraphe qu'il a faite sienne, cette
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 191

conclusion s'impose au moins dans ce sens, qu'en mettant les choses


au mieux au point de vue de l'authenticité, il s'agit tout au plus
d'une addition postérieure, faite par après par Aristote et jointe au
texte du chapitre où elle se trouve insérée sans quelle s'adapte
proprement à aucun des passages qu'on y rencontre. S'il faut lui
trouver malgré cela un point d'attache dans ce chapitre, on songera
de préférence au passage servant de conclusion à l'exposé relatif à
l'unité sui generis de la notion d'être : cette unité est due, dit
Aristote, à des relations diverses des différents êtres avec un être qui
est être à titre premier, la substance ou oùoia : dès lors, conclut-il
(1003 b 17-19), c'est des substances que le « philosophe » doit saisir
les principes et les causes. Il est assez naturel de remarquer à ce
propos qu'il doit y avoir autant de sciences diverses de la substance
qu'il y a d'espèces diverses de substances. C'est ce qu'a bien vu
Alexandre dans son commentaire à ce passage (250, 32 - 25 1 , 2, Hay-
ciuck) ; mais il note en même temps (251, 2-6) que, s'il fallait faire
une transposition de textes, il vaudrait mieux placer 1004 a 2-9 après
plutôt qu'avant 1003 b 19-22, étant donné qu'il a interprété ce
dernier passage en lui donnant un sens parallèle à celui de 1004 a 2-9.
On a dit plus haut pourquoi cette exégèse ne paraît pas recevable.
Seulement dès qu'on rattache médiatement ou immédiatement
1004 a 2-9 à la conclusion énoncée en 1003 b 17-22, on se heurte à
l'incohérence suivante : la tâche du « philosophe » énoncée dans
cette conclusion est celle du métaphysicien qui étudie les principes
de l'être en tant qu'être et donc en premier lieu ceux de la
substance. La « philosophie » qui se divise en philosophie première et
en philosophie seconde n'est pas la métaphysique de l'être comme
tel, mais doit s'entendre au sens général de philosophie embrassant
toutes les subdivisions de la philosophie théorique qu'on vient de
rappeler. Dès lors, il n'y a pas moyen d'insérer à l'endroit indiqué le
passage 1004 a 2-9, même si on le prend comme une note
postérieure de l'auteur, voire simplement comme une réflexion de celui-ci
faite à propos du texte rédigé antérieurement et sans autre attache
avec lui : une telle réflexion serait hors de propos et n'aurait pas
dû être notée de manière que les éditeurs des temps futurs aient
pu croire qu'elle appartenait à ce chapitre du livre IV de la
Métaphysique. Il est à remarquer d'ailleurs que dans le résumé du
livre XI (K) on ne rencontre dans le chapitre 3 — répondant aux
chapitres 1 et 2 du livre IV (F) — aucun parallèle du paragraphe
1004 a 2-9, aucune trace même qui le rappelle de quelque façon.
192 Augustin Mansion

Cela confirme en quelque mesure (assez faible, du reste, car le


résumé est fort succinct) l'opinion motivée par ailleurs, que ledit
paragraphe est un morceau erratique, étranger à tout le contexte —
même pris au sens large — dans lequel il se trouve inséré dans les
manuscrits.
Si, à l'inverse de ce qu'on vient de faire et qui mène à une
conclusion plutôt décevante, on s'essaie à interpréter les mots «
philosophie » et « philosophe » qui se rencontrent dans ce même
paragraphe, mais en s'inspirant cette fois du sens qu'ils ont précisément
dans le contexte entendu au sens large, c'est-à-dire dans le reste du
chapitre, et plus particulièrement dans les sections qui précèdent
et suivent le passage litigieux, le résultat d'une telle confrontation
sera sans doute différent, mais ne sera guère plus satisfaisant. Il est
clair, en effet, que dans tout le chapitre considéré la 'philosophie'
est la science de l'être en tant qu'être ; si cette science se subdivise
ultérieurement en sciences subordonnées d'après les différentes
espèces de substances qui feront l'objet de chacune d'elles, on aura
tout d'abord une métaphysique de l'être immatériel, identique à la
philosophie première, ensuite une métaphysique de l'être matériel,
qu'on ne peut confondre avec la physique, laquelle étudie sans
doute, elle aussi, l'être matériel, mais en tant que mobile ou
changeant, en non en tant qu'être. C'est ce dernier point qui fait
difficulté : dans Aristote, en effet, on ne trouve nulle part, en dehors
du passage qui nous occupe, la moindre allusion à une telle
métaphysique spéciale qui serait une science des êtres corporels en tant
qu'êtres. Car, si en fait les livres VII (Z), du moins à partir du
chap. 3, et VIII (H) sont presque exclusivement une étude de la
substance sensible, cette étude n'y apparaît nulle part comme
constituant une science spéciale distincte de l'étude générale de la
substance. Bien au contraire, l'auteur ne se lasse pas de dire qu'il
s'agit d'une étude de la substance, sans apporter aucune restriction
à cette affirmation. Et quand il annonce explicitement une étude de
la substance sensible à faire en premier lieu, il remarque aussitôt que
c'est pour une raison de méthode, ces substances nous étant plus
familières, moins sujettes à contestation en tant que substances et
fournissant ainsi un point de départ tout indiqué pour une étude
de la substance s'étendant au delà d'elles (48). D'une étude méta-

<"> Voir VII (Z), 3, fin, 1029 a 33-34 avec le paragraphe 1029 b 3-12, que tous
les éditeurs récents, depuis Bonitz, y ont joint, pour d'excellentes raisons d'ailleurs.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 193

physique de ces substances, constituant une science philosophique


propre, il n'est pas question (49).
De la sorte, ce second essai d'interprétation du sens du mot
« philosophie » dans le paragraphe 1004 a 2-9 s'avère nettement
moins acceptable que le premier. Et ceci nous force à accueillir
plutôt cette première interprétation suivant laquelle la «
philosophie » dont il s'agit, n'est pas restreinte à une métaphysique de
l'être comme tel, mais désigne l'ensemble des sciences
philosophiques, au moins théoriques. Du coup, ce même paragraphe nous
offre un témoignage indirect de l'existence d'une philosophie
première, science portant sur les substances immatérielles, en lesquelles
on doit sans aucun doute reconnaître la première espèce de
substances ; ensuite, le passage insinue qu'il doit y avoir au moins une
science philosophique ultérieure, s'occupant des substances
matérielles et pouvant s'appeler philosophie seconde. La comparaison
avec les sciences mathématiques pourrait inciter à poursuivre encore
au delà une démarche analogue, mais les données fournies par
ailleurs par Aristote ne permettent pas de continuer dans ce sens
sans risquer d'émettre des hypothèses sans fondement suffisant.
L'ensemble de ces considérations doit nous amener, à la suite
de G. Colle, à détacher complètement le paragraphe litigieux de
l'ensemble du chapitre dans lequel il se trouve inséré. Par le fait
même, on ne peut plus guère expliquer comment il a abouti dans
l'ambiance où on le trouve actuellement. Si l'on en fait une note
postérieure d'Aristote, provoquée par la conclusion qu'on lit en
1003 b 17-19, note qui se serait égarée à quelque distance de son
point d'attache naturel, on prête au Stagirite une distraction vrai-

Encore: 2, début, 1028 b 8-15, et 11, 1037 a 13-14. — W. JAEGER (A ristoteles, p. 205
avec la note, et n. I de la p. 206) considère que les passages 1028 b 8-15 (et sans
doute aussi 1029 a 33-34) ainsi que 1037 a 10-20 (et d'autres encore) sont des
additions postérieures de l'auteur, datant du moment où celui-ci aurait inséré dans son
grand cours de métaphysique (tel que nous le possédons en gros maintenant) un
exposé plus ancien 7t£(?£ OÙoitXÇ qu'il retrouve dans nos livres ZH actuels de la
Métaphysique. Mais cela n'infirme en aucune façon notre conclusion générale,
car de l'avis de W. Jaeger lui-même (Ibid., p. 207, n. 3) cet exposé primitif n'était
ni purement métaphysique, ni purement physique, mais présentait plutôt un
caractère composite et relevait à la fois de la physique, de la métaphysique et
même de l'analytique.
(*•) Au livre Vil (Z), 1 1, 1037 a 14-16, il est bien question d'une étude
philosophique de ces substances, mais à cet endroit Aristote vise de la façon la plus
expresse la physique.
194 Augustin Mansion

ment trop forte, le « philosophe » de 1003 b 19 désignant le


représentant d'une discipline bien définie, la métaphysique de l'être en
tant qu'être, tandis qu'en 1004 a 6 le même terme se rapporte à celui
qui s'adonne à une philosophie entendue dans un sens beaucoup
plus large, comprenant des branches diverses. — Au point de vue
de la présentation du paragraphe 1004 a 2-9 dans une édition critique
conçue à la façon dont W. Jaeger a élaboré la sienne, il y aurait
toute raison de mettre ces lignes entre crochets doubles, marquant
les additions postérieures qu'on peut croire dues à Aristote (50).
Dans ce cas une telle indication paraît, en effet, beaucoup plus
justifiée que pour la section précédente, 1003 b 22 - 1004 a 2, que Jaeger
a mise ainsi entre crochets, à tort, croyons-nous.

Poursuivant dans le reste de chapitre 2 de notre livre IV (F)


notre examen des passages où il est question du rôle du «
philosophe » et de la « philosophie », on peut se rendre compte
facilement qu'il y est conçu dans la même perspective qu'au début. En
1004 a 31 - b 4, Aristote reprenant la cinquième aporie du livre III
(B), I, conclut que c'est une seule et même science, celle de la
substance, qui devra étudier les propriétés nécessaires de l'être (et de
l'un), ainsi que leurs opposés. Il appartient ainsi au « philosophe »
de pouvoir faire porter ses considérations sur toutes choses. Quel
autre d'ailleurs que le « philosophe » serait-il compétent pour dis
cuter de l'identité de deux choses prises en des situations différentes
et encore des problèmes soulevés par les contraires ? — De
nouveau, le philosophe, dont il est parlé ici, est sans aucun doute le
métaphysicien qui traite de l'être comme tel (1004 b 5) ; il se
confond, ajoute pour finir Aristote, avec le « philosophe » (1004 b 16)
auquel il appartient de déterminer ce qui concerne les propriétés
de l'être en tant qu'être. Ces considérations sont appuyées au
paragraphe suivant (1004 b 17-26) par le parallèle bien connu qu' Aristote
fait entre le philosophe, le dialecticien et le sophiste ; ces deux
derniers semblent assumer la fonction du premier, car c'est le même
objet général qu'envisagent sophistique, dialectique et « philo-
phie ». De fait la dialectique discute de toutes choses, ce qui revient
à l'objet de la «philosophie » (l'être qui est commun à tout), et la
sophistique opère dans le même domaine. Seulement l'une et l'autre
diffèrent de la philosophie par l'intention qui anime leurs recherches

<50> Voir dans son édition, Praefatio, p. XVIII.


Philosophie première et métaphysique chez Aristote 195

sur un objet en fait identique. Dès lors, la sophistique n'est qu'une


sagesse (aocpÉa) apparente (1. 19), — une philosophie (yikoooyia)
apparente (1. 26). Ces deux expressions à sept lignes de distances ont
évidemment la même signification ; l'emploi du mot aocpc'a, la
première fois, est commandé sans doute par le désir de rapprocher et
d'opposer plus étroitement au point de vue verbal les deux termes
aocptaxwiQ et aotpi'a. En l'occurence aocpta a donc ici le sens de
tpikoaoyia. Et ce dernier mot, avec cpiXdaocpoç qui y correspond, a
dans tout le paragraphe la même signification que dans les
passages analysés précédemment ; il s'agit de la métaphysique ayant
pour objet l'être en tant qu'être, et du métaphysicien qui se livre
aux spéculations de cet ordre <S1).
Avec le chapitre 3 du même livre IV (F) de la Métaphysique
commencent les développements relatifs au principe de
contradiction. Dans les premiers paragraphes de ce chapitre, l'auteur
s'emploie à montrer que cet axiome, comme tous les autres, relève de
la même science que l'étude de la substance, science qui est celle
du « philosophe » et qui a pour objet l'être en tant qu'être. Comme
on l'a déjà noté plus haut (52), chaque fois qu'il est question de ce
« philosophe » (1005 a 21, b 6, 1 1) et de la science qui lui est propre,
c'est le « métaphysicien » qui est visé ainsi qu'une métaphysique
caractérisée comme science de l'être en tant qu'être et comme «
philosophie première » ou science de l'immatériel. Il n'y a que le
passage 1003 a 33 - b 2 qui puisse faire difficulté, difficulté
résultant du fait que, d'une part, la physique y est dite une aoyla. et
non une <piXoaocp£a, et que l'objet assigné à la science qui lui est
supérieure, est à la fois un objet universel et la première des
substances. Mais il n'y a rien à ajouter présentement à ce qui a été dit
antérieurement (53) concernant cette difficulté.

* * *

La dénomination même de « philosophie première » implique


que, à côté et après cette discipline qui s'efforce d'atteindre les
êtres les plus parfaits, il y en ait une ou éventuellement plusieurs

I51' On peut se reporter, si l'on veut, à la phrase qui sert de conclusion à


ce chapitre 2, 1005 a 13-18, où, une fois de plus, l'objet envisagé par cette
métaphysique est décrit en termes fort nets et dans toute son ampleur.
<") Pp. 171-173.
<"> Ibidem.
196 Augustin Mansion

autres ayant pour objet des réalités inférieures. Aristote toutefois


n'use qu'en un seul endroit — et en passant — de l'expression
« philosophie seconde » — à savoir dans le livre VII (Z) de la
Métaphysique, au cours de son étude des substances matérielles, dans
le paragraphe qui est en fait la conclusion de la discussion relative
aux parties de la substance qui doivent entrer dans la définition
d'une substance, et à celles qui n'y entrent point (chap. 11, 1037 a
13-17). Le contenu de ces quelques lignes est à mettre en rapport
avec divers passages rencontrés déjà plus haut et où il est question
de la physique, entendue comme une « sagesse » ou comme une
« philosophie » au-dessus de laquelle il y en a encore une autre qui
lui est supérieure, la philosophie première. Rapprochés de cette
façon, tous ces passages dispersés à divers endroits de l'oeuvre
d Aristote s'éclairent mutuellement ; la doctrine qui y est exposée
ou rappelée est parfaitement cohérente et s'entend sans peine.
Dans Metaph., VII (Z), 11, 1037 a 13 sqq., l'auteur nous dit de la
manière la plus expresse que d'une certaine façon c'est l'affaire de
la philosophie naturelle et seconde (54) d'étudier les substances
sensibles, d'abord sans doute leur matière, mais aussi et davantage
leur forme intelligible. Et les analyses qui précèdent et qui portent
sur ces mêmes substances (dans cet écrit de caractère avant tout
métaphysique, qu'est ce livre VII ou Z) n'ont d'autre but que de
préparer la discussion du problème ultérieur concernant l'existence
et la nature des substances immatérielles. Cette dernière remarque
fait écho, en le précisant légèrement, à ce qu' Aristote avait dit au
chapitre 2 (55), où il expose que, de l'avis général, c'est parmi les

<"» L. 14: TÏJÇ (puaixfjÇ xal 8eutépaç cpiXoaOCpLOCÇ. Les deux épithètes de
cpiXoOOCpÉaç désignent — de façon différente — le même objet; car CpuatXY] est
ici pur adjectif déterminant tpiAOGOtpltt. ', l'article Xf\Ç n'est pas, en effet, répété
avant SsUXepSCÇ ', aussi le KCfX qui suit a-t-il valeur copulative et non explicative,
physique ou naturel n'étant pas un synonyme de second; mais c'est la philosophie
naturelle qui est identique à la philosophie seconde, parce qu'il n'y a qu'une seule
philosophie, la philosophie première ou théologique, qui soit supérieure à la
philosophie naturelle, laquelle de ce fait doit être dite seconde. — La plupart des
traducteurs rendent la phrase comme si le mot CpUaiXY) était pris ici
substantivement, en sous-entendant èTCiaT^JJLIfj ou ÇlXoaocpta, (comme Aristote le fait
maintes fois) ; mais dans ce passage il n'y a pas lieu de sous-entendre quoi que
ce soit: le substantif auquel se rapporte l'adjectif cpuatXY] est énoncé dans la
phrase même: c'est tpiAOQOtpiot,, les deux termes formant ensemble une expression
courante également chez Aristote. Cf. BoNITZ, Index, 821 a 43-45.
<"> 1028 b 8-32.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 197

êtres corporels, vivants et autres, que manifestement il existe des


substances, tandis que certains philosophes prétendent que les
véritables substances ne sont autres que les limites des corps, ou
encore que ce sont des êtres supérieurs à l'ordre corporel, Formes,
Nombres etc. : questions à examiner par la suite. — Or, l'ordre dans
lequel cet examen se fera est énoncé un peu plus loin, au
chapitre 4 : l'auteur distingue quatre acceptions du terme substance,
reprend pour l'écarter la substance au sens de sujet, entame <5S1 le
problème de la substance comme quiddité, et annonce qu'il va en
aborder en premier lieu l'étude dans certaines substances sensibles
reconnues généralement comme substances (et non dans les quid-
dités séparées du monde corporel, telles que Platon et ses disciples
en avaient soutenu l'existence). C'est apparemment pour justifier
cet ordre et cette méthode qu'a été écrit le paragraphe 1029 b 3-12,
que à la suite des remarques de Bonitz <57) les éditeurs modernes
ont placé à la fin du chapitre 3 (après 1029 b 34) (58). Ce que nous
trouvons ainsi au livre VII de la Métaphysique rejoint, en en
précisant le sens, le passage que nous y avons relevé au livre IV (F),
3, 1005 a 33 - b 2, où la physique était reconnue comme une sagesse,
mais non première, parce qu'au-dessus d'elle il y a une science
absolument universelle et portant sur la première des substances. —
On a vu de même, dans le De generatione et corruptione, I, 3, 318 a
3-6, qu'Aristote d'une part rappelle ce qu'il avait dit dans la
Physique, livre VIII (rangé, comme ailleurs, èv xoîç Ttepi xtvrjaewc Xôyoiç)
au sujet du Premier Moteur immobile et du Premier Mobile éternel,
et, d'autre part, y oppose une autre étude de ce premier principe
immobile, étude qui relève d'une « philosophie » différente de la

("> 1029 a 29-34.


<"> Aristotelia Metaphysica, vol. H, Comment., p. 303.
<58) Comme on l'a relevé déjà plus haut (note 48), W. Jaeger (A ristoteles,
p. 205-206, avec les notes) soutient avec raisons à l'appui que le paragraphe en
question, de même que celui qui nous occupe en ordre principal, Z, II, 1037 a
10-17, sont l'un et l'autre des additions postérieures d 'Aristote, additions de
l'époque où il fît entrer les livres ZH (Substanzbiicher) dans un ensemble plus
étendu, pour les intégrer dans son grand cours de métaphysique. — Pour le
premier de ces paragraphes l'assertion a été contestée par E. V. IVANKA dans une note
de son article Vont Platonismua zur Théorie der Mysti\, dans Scholastik, XI,
1936, p. 170, n. 5. Pour la question présente la chose n'a pas d'importance, mais
elle pourrait en avoir quand on aura à examiner à quel stade de la pensée d'
Aristote se rapportent l'expression et la conception d'une « philosophie première ».
198 Augustin Mansion

physique et antérieure à celle-ci : on devra, dès lors, l'identifier à la


« philosophie première », dont il est question ailleurs.
Mais l'exposé à la fois le plus explicite et le plus éclairant se
trouve dans l'appendice du chapitre premier du livre VI (E) où
l'auteur ramène la philosophie première à la science de l'être
comme tel. u S'il n'existe pas, dit Aristote (1027 a 27-29), d'autre
substance que les substances de la nature, la physique devra être
prise comme la première des sciences ». Il y oppose aussitôt
l'existence de la substance immuable, avec les conséquences que l'on
sait. Il s'agit donc d'une différence entre les objets de science ; ces
objets sont caractérisés comme étant des substances qui se
distinguent les unes des autres par leur perfection intrinsèque ; de là
les deux grandes classes en lesquelles le Stagirite les range : les
substances matérielles, objet de la physique, et les substances
immatérielles objet de la philosophie première. Cette division résulte du
point de vue adopté au début du livre IV (F), chap. I et 2, et
sommairement repris au premier paragraphe du livre VI (E), 1. La
science philosophique qui y est envisagée de façon directe est celle
de l'être en tant qu'être (IV, 1) ; l'être n'étant pas une notion uni-
voque, ne possède une certaine unité que par la référence de tout
être à l'être au sens principal, qui n'est autre que la substance
(IV, 2). C'est bien à une métaphysique conçue de cette façon
qu' Aristote veut ramener — en VI (E), 1, paragraphe final — la
philosophie première science de l'Etre immatériel et divin, quand
il indique de quelle façon elle est en même temps science
universelle : elle sera, conclut-il, science de l'être en tant qu'être, portant
sur l'essence de l'être et sur ses propriétés en tant qu'être.
Ce qui précède explique aussi une particularité de l'exposé
consécutif au développement qui aboutit à reconnaître la science
philosophique la plus haute comme science de l'immatériel
immuable. Ayant parlé sucessivement, suivant la progression des trois
degrés d'abstraction, d'abord de la physique, ensuite de la
mathématique et finalement de cette science première et supérieure aux
autres, Aristote en tire en quelque sorte la conclusion que voici
( 1 026 a 1 8- 1 9) : « il y a donc trois ' philosophies ' théoriques :
mathématique, physique, théologique ». Pourquoi cet ordre qui n'est pas
conforme à celui suivi plus haut, lequel y répondait à la
progression même des idées ? Pourquoi, en d'autres mots, la
mathématique semble-t-elle reléguée ici au rang inférieur et voit-elle sa
place prise par la physique, qui ainsi n'a plus au-dessus d'elle que
Philosophie première et métaphysique chez Âristote 199

la science théologique et première ? On ne peut guère invoquer dans


ce cas une distraction d'Aristote, car s'il s'agissait de fait d'une
distraction, il n'y avait vraiment aucune raison pour qu'elle se fût
égarée dans ce sens. Tandis que si l'on admet qu' Aristote avait
déjà en tête l'idée de la prééminence de toute science philosophique
qui a pour objet une substance vis-à-vis de celle qui s'occupe des
déterminations ultérieures d'un certain genre de substances, le rang
supérieur assigné à la physique au regard de la mathématique
s'explique aisément. Il est vrai que dans la section qui s'ouvre par
l'examen du cas de la physique, c'est sans appuyer sur leur
caractère substantiel que l'auteur en qualifie les objets, tout en disant que
ce sont les substances ayant en elles-mêmes le principe de leur
mouvement et de leur repos (1025 b 19-21) ; quelques lignes plus
loin (1. 27-28) Yousia physique dont il s'agit est l'essence comprise
comme forme unie à une matière. Il est entendu néanmoins que les
êtres physiques envisagés sont des substances. Quand après cela
Aristote passe aux êtres mathématiques, puis aux êtres éternels
et immobiles, c'est sur leur séparabilité relative (êtres
mathématiques) ou absolue (êtres purement immobiles) qu'il insiste ; il s'agit
sans doute de façon immédiate de leur séparation d'avec la
matière ; mais dès que cette séparation devient absolue, elle est en
même temps une séparation d'avec un sujet quelconque et l'être en
question est nécessairement une substance. C'est bien là ce qui —
ici et ailleurs — est visé par Aristote, ainsi que l'a montré le R. P.
E. de Strycker (59>. Et c'est, du coup, faute de pouvoir affirmer
davantage qu'une séparabilité purement logique d'avec la matière
dans le cas des êtres mathématiques, qu'il n'y a pas moyen de
reconnaître ceux-ci comme substances (60).
On voit, dès lors, que l'idée de substance n'était pas absente

(59) E. DE STRYCKER, S. J., La notion aristotélicienne de séparation dans son


application aux Idées de Platon (dans Autour d'Aristote, Louvain, 1955, pp. 118-
139), pp. 122-124.
<i0> Cf. Metaph., VI (E), I, 1026 a 8-10 et surtout 14-15. — Ailleurs Aristote
est beaucoup plus explicite; à ce point de vue le texte certainement plus tardif
du livre XII (A), 8, 1073 b 3-8 ne laisse rien à désirer: « Mais le nombre de ces
translations doit être examiné à la lumière de celle des sciences mathématiques qui
est la plus voisine de la Philosophie, je veux dire de l'Astronomie: l'Astronomie,
en effet, a pour objet une substance, sensible il est vrai, mais éternelle, tandis
que les autres sciences mathématiques ne traitent d'aucune substance, par exemple
l'Arithmétique et la Géométrie » (Trad. Tricot, 1953, II, p. 690). — «
Philosophie » a évidemment dans ce texte le sens restreint de « métaphysique ».
200 Augustin Mansion

du développement au cours duquel physique, mathématique,


philosophie première sont successivement caractérisées par les relations
de leurs objets respectifs avec la matière, et l'on comprend que
l'exposé aboutisse ainsi à une classification où la science théologique
occupe le sommet, la mathématique est mise au rang inférieur,
tandis que la physique, ayant pour objet des êtres matériels, mais
des êtres qui sont des substances, n'a au-dessus d'elle que la
philosophie première et de ce chef pourra être dite ailleurs philosophie
seconde.
Notons à ce propos que dans cette dernière expression, tout
comme dans 1' enumeration des trois « philosophies » théoriques en
1026 a 18-19, le mot « philosophie » n'a pas, du moins n'a pas de
soi, le sens restreint que nous pourrions rendre par le terme «
métaphysique » ; il s'agit chaque fois d'une branche de la philosophie
ou d'une science philosophique, sans doute, mais, en même temps,
dans le cas des mathématiques et de la physique, d'une science
comportant des développements que dans le langage et la
conception modernes on préférerait ranger sous la rubrique science en
tant que celle-ci se distingue de la philosophie. Cet usage d'Aristote,
bien connu du reste, se retrouve dans les quelques passages
dispersés dans ses oeuvres où il parle indifféremment de « science
physique » ou de « philosophie physique » (61).
Il paraît donc bien établi que la « philosophie seconde »
qu'Aristote oppose en quelque sorte à la a philosophie première »,
ne désigne pas dans son vocabulaire une partie d'une métaphysique
plus large englobant l'étude des êtres matériels à côté et en-dessous
de celle des êtres immatériels, mais que c'est bien à ses yeux une
partie non métaphysique de la philosophie, partie dite philosophie
naturelle ou physique. Les textes sont explicites sur ce point et ne
permettent pas de le mettre en doute (62>. On pourrait se demander
toutefois si, en même temps ou à un autre moment de sa carrière,
le Stagirite n'aurait pas admis une conception différente, à savoir

<") De longitudine et brevitate vitae, 1, 464 b 33 (cpoawt. <piXo<J.) ; De parti*


bus animalium, I, 1, 641 a 35-36 (oôSepia... Tcapà t?)V «puaoàjv èTttax^jjLTrjv
«piXoaocpta) ; II, 7, 653 a 9 (çuaix. cpiXoa.).
(62) Ce n'est pas sans raison que W. Jaeger (Aristoteles, p. 399) remarque
qu'Aristote dans sa conception d'une physique, dite philosophie seconde, s'est
inspiré de Platon, qui dans le Philèbe 59c désigne les objets de la physique
soumis au devenir (cf. 59a,b) comme SeÙlSpà XS. %CÙ 0<Jtepa, — bien que
l'expression SsUTSpa ^piXoaOCpfat soit en fait absente du dialogue.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 201

celle qu'on vient d'écarter : une métaphysique de l'être matériel


(à laquelle la dénomination de philosophie seconde aurait convenu
parfaitement) à côté d'une métaphysique de l'être immatériel ou
philosophie première. Question destinée à demeurer sans réponse,
en tout cas sans réponse affirmative, à raison de l'absence de toute
indication positive en faveur d'une telle réponse dans les textes que
nous a laissés Aristote. Le seul passage qui pourrait être invoqué
ici est, en effet, le paragraphe longuement discuté plus haut qu'on
lit au livre IV (F), 2, 1004 a 2-9. La conclusion de cette discussion
a été, on s'en souvient, qu'une interprétation du passage dans ce
sens doit être rejetée, entre autres parce que dans toute l'oeuvre
d'Aristote il n'y a aucune affirmation parallèle susceptible d'y fournir
quelque appui. Dès lors, le paragraphe en question doit être entendu
plutôt comme la tradition l'a le plus souvent compris et il se réfère
à une division générale de la philosophie théorique en sciences
distinctes : philosophie première d'abord, philosophie seconde
ensuite, qu'on doit identifier alors à la philosophie naturelle ou
physique. De la sorte, le passage visé est à ajouter à ceux qu'on vient
d'analyser pour établir le statut propre de la « philosophie seconde »
d'Aristote.
*•♦ ^

Reste encore à se demander, en dernier lieu, si la conception


et la dénomination d'une « philosophie première » — à laquelle
répond une « philosophie seconde » — marquent un stade plus ou
moins bien défini dans l'évolution des idées d'Aristote concernant
l'objet et la nature de la science philosophique suprême ou
métaphysique.
A certains égards une réponse affirmative à cette question
paraît s'imposer de façon absolue, puisque, à la fin de Metaph.,
VI (E), 1, 1026 a 23-32, Aristote s'emploie à ramener cette
philosophie première ou théologique à la métaphysique entendue comme
la science la plus générale possible, science de l'être comme tel.
Car il n'y a guère moyen de douter que cette métaphysique de l'être
en tant qu'être, qui s'est déployée en une étude des diverses
acceptions de l'être pris dans toute son extension, soit la dernière forme
de la pensée d'Aristote dans ses réflexions sur l'objet de la science
philosophique suprême (63). C'est donc que préexistait dans son

<M> Cf. W. Jaeger, Arittoteîes, PP. 214-215.


202 A ugustin Mansion

esprit la conception d'une philosophie première, science de


l'immatériel, quand il tenta d'en fixer les relations avec cette
métaphysique de l'être comme tel. Tout au plus pourrait-on dire, s'il fallait
rapprocher au maximum les deux conceptions au point de vue
chronologique, que sa réflexion, en suivant deux lignes de pensée
distinctes, avait abouti à peu près en même temps, d'une part à une
science suprême à raison de la dignité de son objet, — la philosophie
première, — et d'autre part à une science suprême à raison de
l'extension absolument universelle de son objet, — la science de
l'être en tant qu'être. Mais cette dernière hypothèse n'est guère
vraisemblable, vu qu'on voit apparaître de-ci de-là dans les écrits
d'Aristote la mention de la philosophie première dans des écrits
qui semblent bien être de dates diverses (64) et qu'on n'a aucune
laison de croire contemporains ou à peu près contemporains des
parties de la Métaphysique où la science suprême est décrite comme
traitant de l'être en tant qu'être.
Mais si l'idée d'une philosophie première est à placer ainsi
chronologiquement à une phase de la pensée d'Aristote antérieure
aux derniers développements consignés dans sa Métaphysique, il
n'en résulte pas que l'expression réponde à un stade assez primitif
de sa pensée en ces matières. Bien au contraire : une philosophie
première n'a de sens que si on y oppose une philosophie seconde,
et peut-être encore d'autres philosophies de rang inférieur. Dès lors,
les termes employés impliquent que dès l'époque où Aristote en fit
usage, il visait déjà toute une organisation de la philosophie en
branches diverses, comprenant entre autres la philosophie naturelle
ou physique. Cela marque, malgré tout son attachement au
spiritualisme d'inspiration platonicienne, un éloignement déjà fort
prononcé vis-à-vis de certaines positions tout à fait caractéristiques de
la philosophie de Platon. Malgré l'intérêt croissant que celui-ci porta,
surtout au cours de ses dernières années, au monde matériel et à
une explication rationnelle de ce monde, il n'admit jamais qu'une
telle explication pût constituer une science véritable, et il la maintint
toujours au niveau de l'opinion. Pour Aristote, la philosophie
naturelle, tout en étant inférieure en dignité à la philosophie de
l'immatériel, n'en est pas moins une vraie philosophie et une science

<") Physic, I, 9, 192 a 34 - b 2; II, 2, 194 b 9-15; De caelo, I, 8, 277 b 9-12;


De gen. et corr., I, 3, 318 a 3-6; De anima, I, I, 403 b 11-16; De motu animal,
6, 700 b 7-9. Tous ces textes ont été discutés plus haut.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 203

proprement dite. Cette manière de voir marque chez lui une étape
décisive dans sa théorie de la connaissance et dans la
systématisation qui en résulte des diverses parties du savoir philosophique.
Toute la question est alors de savoir à quel moment il a cru pouvoir
ériger la physique en une science philosophique, entendue au sens
strict.
Il serait vain, sans doute, de vouloir retrouver déjà la mention
d'une telle philosophie naturelle, entendue comme une branche ou
une partie de la philosophie, dans lavant-dernier paragraphe du
texte de Philopon dans lequel le P. A. J. Festugière, après les
indications moins décisives de Bywater et de Bignone, a reconnu un
fragment du livre premier du Ilepl cpiXoaocpÉaç d'Aristote, repris
d'abord en traduction anglaise, puis dans le texte grec original, par
Sir David Ross, dans ses deux recueils de Fragments d'Aristote (65i.
Il n'y est question que d'un stade de la culture humaine, celui
auquel les hommes furent dits « sages » à raison de leurs études
concernant les phénomènes de la nature ; mais ce stade est
précisément destiné à être dépassé par un autre, celui où ils devaient
acquérir la sagesse suprême, consistant dans la connaissance des
êtres divins et immuables (paragraphe final du fragment). Même si
la physique à laquelle ils avaient atteint antérieurement devait
demeurer comme une partie de leur patrimoine intellectuel, à côté de
de la politique, des arts qui contribuent à l'embellissement de
l'existence et de ceux qui pourvoient aux nécessités élémentaires de
celle-ci, — toutes formes de « sagesse » acquises successivement
par l'humanité, — l'ensemble de ces diverses connaissances n'est
envisagé en aucune façon comme un tout structuré dont les
différentes disciplines seraient les parties s Dès lors, on ne peut pas non
plus identifier la « philosophie première » avec la philosophie tout
court dont traite, d'après son titre lui-même, le dialogue
aristotélicien Ilepl cptXoaocpÉaç. Sans doute a-t-on reconnu avec raison que,
parmi les fragments du dialogue, ceux qui ont trait à la divinité
doivent provenir du troisième livre de l'ouvrage où l'auteur exposait

<**» Voir A. J. FESTUGIÈRE, La révélation d'Hermès Trismégiste. II: Le Dieu


cosmique, 2« éd. (Paris, 1949), pp. 219-259, 587-591; sir David Ross, The Works
of Aristotle Translated into English, vol. XII: Select Fragments (Oxford, 1952);
Id., Aristotelis Fragmenta Selecta (Scriptorum Classicorum Bibliotheca Oxoniensis.
lb., 1955). — Le passage en question du fragment se trouve traduit en français
dans Festugière, p. 224, alinéa 1 ; en anglais par Ross (On Philosophy, fr. 6\ p. 82,
H. 3-7; texte grec, p. 77, 11. 10-13.
204 Augustin Mansion

ses vues personnelles ; mais il ressort néanmoins de l'analyse très


perspicace que P. Wilpert a faite du contenu du dialogue (y compris
le fr. 9 de Ross, mis en valeur par Festugière) que la sagesse suprême
ou la vraie philosophie avait pour objet la considération des êtres
supérieurs et divins, y compris ces êtres immuables que sont les
astres, cette considération fournissant en même temps une
explication de l'ensemble de la réalité (66). Ainsi cette « philosophie »
n'était pas seulement une philosophie première ; elle était toute la
philosophie, même si elle méritait pleinement cette fois la
dénomination de sagesse parce que son objet caractéristique était les
îéalités les plus hautes, dont dépendait tout le reste.
Comparé à ces données du dialogue Sur la philosophie, le point
de vue d'Aristote est déjà différent aussi dans l'appendice au
prologue du livre premier de la Métaphysique, où il expose pour quelles
raisons la science excellente dont il va traiter peut être dite divine :
l'une de ces raisons est qu'elle a la divinité comme objet ; or « dans
l'opinion commune Dieu est au nombre des causes de toutes choses
et est un principe » (I (A), 2, 983 a 8-9). — II s'agit donc en premier
lieu d'une science des principes, et s'il y est question de la divinité,
c'est à titre de principe qu'on devra en parler. Le dialogue Sur la
philosophie paraît avoir une intention plus directement
théologique <67). Ceci n'empêche qu'il y ait une continuité réelle entre
le dialogue et la « philosophie première », science de l'immatériel
et, à ce titre, de Dieu. Mais continuité n'est pas identité. Personne
ne songera, du reste, à nier l'intérêt d'une étude des variations
ou de l'évolution d'Aristote en matière théologique ; mais ce. n'est
pas la place de la faire ou de la refaire ici (68).

(6«) p WlLPERT, Die aristotelische Schrift « Ueber die Philosophie » (dans


Autour d'Aristote, Louvain, 1955), pp. 114-115; Die Stellung der Schrift « Ueber die
Philosophie » in der Gedan\enentwicklung des Aristoteles (dans The Journal of
Hellenic Studies, vol. 77, Part 1 = Mélanges Sir David Ross, 1957), pp. 157-158.
(87) L'affirmation de W. Jaeger (Aristoteles, p. 229, n. 3 fin) que dans Metaph.,
A, 2, 982 b 28 - 983 a 1 1 , la science visée par Aristote est comprise d'emblée comme
une théologie nous paraît forcée; d'ailleurs le prologue proprement dit, pour
autant qu'il décrit la nature et l'objet de la sagesse, se termine en 982 b 10; le
reste y est ajouté à titre de complément et d'appendice et c'est en passant que
l'auteur y note que les choses divines sont objet de la sagesse.
<68> Une étude de ce genre a été entreprise dans l'ouvrage de H. J. A. NoLTE,
Her Godsbegrip bij Aristoteles (Thèse de Nimègue, Nimègue-Utrecht, 1940,
199 pp.): la documentation y est largement suffisante; nous avons exposé ailleurs
les raisons que nous avons pour rejeter la méthode et les conclusions de l'auteur
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 205

D'autre part, il y a lieu de s'arrêter un moment aux diverses


formes qu'a prises chez Aristote l'organisation de la philosophie
(au moins de la philosophie théorique) dans laquelle la « philosophie
première », de par sa dénomination même, occupe la première place.
Les textes nous révèlent, en effet, tantôt une division bipartite, tantôt
une division tripartite. On rencontre dans quelques passages à côté
de la philosophie première la mention de la physique seule,
identique alors à la philosophie seconde. Ce sont en particulier les
passages où la philosophie première est dite antérieure, sans plus, à
la philosophie naturelle <69> et ceux où est posée l'hypothèse de
l'existence ou de la non-existence d'une réalité immatérielle, cette
seconde alternative ayant pour conséquence de faire de la physique
la première des sciences philosophiques (70).
A côté de cela, l'exposé plus étendu et plus explicite qu'on lit
dans ce qui est à la fois la partie la plus ancienne et la plus
caractéristique du chapitre initial du livre VI (E) de la Métaphysique
(1025 b 18 - 1026 a 23), mène à la conclusion qu'il doit y avoir trois
« philosophies théoriques » qu'on a distinguées entre elles et
caractérisées par l'éloignement de leurs objets respectifs vis-à-vis de ce
qui est matériel et mobile. Mais, comme on l'a noté plus haut,
l'ordre dans lequel sont énumérées ces trois disciplines dans cette
conclusion (1026 a 19) ne répond pas à la gradation des objets
résultant du procédé systématique mis en oeuvre à cet effet, et ainsi
la mathématique se trouve reléguée au dernier rang, tandis que la
physique est mise en deuxième place, immédiatement en-dessous
de la science théologique qui est philosophie première. On a exposé
plus haut la raison de cette anomalie : si cette explication a quelque
qu'
valeur, on admettra Aristote, dans sa classification finale, a tenu
compte avant tout du niveau d'être des objets spécificateurs des
diverses sciences envisagées, et que les objets mathématiques,
n'appartenant pas d'après lui à l'ordre de la substance, sont
inférieurs de ce chef aux objets physiques qui, eux, sont tout d'abord
des substances. Cela est si vrai que dans le paragraphe final de
Metaph., VI (E), 1, Aristote en revient à la division bipartite qu'il

(Voir
Aristoteles'
Tijdschrift
wijsgerige
ooor ontwtkkeling
Philosophie, ? VII,
pp. 127-140).
1945, Vooruitgang in de studie van
(") De gen. et corr., I, 3, 318 a 3-6.
<70> De partions animal, I, 1, 641 a 32 - b 2; Metaph., IV (D, 3, 1005 a 33 - b 2;
VI (E), 1, 1026 a 27-30; VII (Z), 11. 1037 a 10-17.
206 Augustin Mansion

semblait avoir dépassée dans le cours du chapitre pour y substituer


une division tripartite des objets de science. En effet, dans ce
paragraphe qui, même s'il n'est pas plus récent que la section qui
précède, ne peut du moins en aucun cas lui être antérieur, Aristote
conclut — et cela, après un rapprochement avec les sciences
mathématiques, les unes plus universelles, les autres plus particulières, —
que la physique serait philosophie première au cas où il n'existerait
pas d'autre substance que les substances de la nature, mais que cette
hypothèse est fausse, vu qu'il existe une substance plus parfaite, la
substance immuable, objet de la philosophie première véritable.
On aurait tort sans doute de voir dans ces dernières remarques
un retour pur et simple à la division bipartite des sciences
proprement philosophiques ; tout comme l'exposé précédent, qui aboutit à
une division en trois, tempérée de façon assez inattendue par une
sorte de dévaluation de la science mathématique, n'est pas une
étape d'un acheminement vers la division plus simple en deux
sciences philosophiques. Il faut voir, en effet, quels principes
dominent l'une et l'autre division, pour se rendre compte que la seconde,
plus compliquée et peut-être moins satisfaisante, représente un essai
d'organisation plus poussé des diverses parties du savoir dans l'ordre
théorique et répond ainsi à un stade plus avancé de la réflexion
d 'Aristote.
La division bipartite, en effet, est basée sur le niveau des objets
dans l'ordre de l'être, mais sans relation explicite à la différence
entre la substance et les réalités non-substantielles. Il s'agit
simplement de la distinction platonicienne entre l'intelligible pur, c'est-
à-dire l'immatériel, et le sensible ou le matériel. Mais la systémati
sation d'ordre scientifique qui en est tirée, n'est plus platonicienne
du tout ; elle est déjà spécifiquement aristotélicienne en elle-même
et dans ses présupposés doctrinaux. Elle accorde, en effet,
contrairement à la tradition platonicienne, à la physique le statut d'une
science proprement dite. Or ceci n'était possible que dans une
théorie de la connaissance comportant déjà la découverte du
procédé de l'abstraction intellectuelle, destiné à expliquer la formation
du concept à partir du sensible. La substitution du concept à l'Idée
platonicienne, à la fois réelle et seul intelligible vrai, exige une
dissociation au moins partielle du logique et du réel, permettant
d'élever au niveau scientifique la connaissance des réalités
inférieures, qui d'elles-mêmes ne se prêtent pas à une forme de
connaissance aussi parfaite. C'est là une des conquêtes fondamentales de
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 207

l'aristotélisme, qu'il serait fort intéressant de pouvoir situer avec


quelque précision chronologique au cours de la carrière
philosophique d'Aristote. On n'en trouve pas de traces dans les fragments
qui nous restent du dialogue Sur la philosophie ; mais on a toute
raison de croire que le moment où ces vues ont germé dans l'esprit
d'Aristote n'a pas été très éloigné de la composition de cet écrit. De
fait, on n'a guère soulevé d'objections contre les conclusions de
W. Jaeger touchant la chronologie des parties les plus anciennes
de la Physique d'Aristote, qui seraient le fruit ou l'écho de son
enseignement à Assos.
La division tripartite des sciences philosophiques théoriques,
telle qu'elle est exposée et justifiée dans Metaph., VI (E), 1, n'est
pas proprement en contradiction avec la division bipartite dont il
vient d'être question, mais, constituant un essai d'explication déjà
plus élaboré, elle fait appel, cette fois, à deux principes différents
pour déterminer la dignité de l'objet de chaque science, et dès lors
le rang assigné à cette science elle-même. Cette dignité est mesurée
d'abord par le niveau d'être appartenant à l'objet dans l'ordre réel :
il s'agit dans ce cas du caractère substantiel ou non substantiel de
cet objet, distinction inspirée par la conception d'une métaphysique
de l'être en tant qu'être, cet être étant en même temps un terme
à acceptions multiples parmi lesquelles la substance obtient la
première place, les autres êtres tenant leur dénomination d'être de
leurs rapports avec la substance. En vertu de ce principe, l'objet de
la physique assure à celle-ci une priorité vis-à-vis de la
mathématique, dont les objets ne sont pas des substances. Mais, en second
lieu, la dignité de l'objet est mesurée aussi par le degré
d'immatérialité qui lui est propre, comme objet : cette immatérialité est tantôt
celle d'une réalité immuable de sa nature et Ion a alors une science
supérieure à toutes les autres, science théologique ou philosophie
première ; tantôt cette immatérialité appartient à l'objet en vertu
d'une considération de l'esprit, qui laisse tomber dans l'objet réel
la mobilité et tout ce qui le rattache à la matière, et l'on a alors
la science mathématique qui obtient le second rang et laisse en-
dessous d'elle la physique, dont l'objet est franchement matériel et
étudié dans sa matérialité.
On a montré ailleurs (71> comment cette construction en somme
assez compliquée répondait dans l'esprit d'Aristote au souci de

<ri> Introduction à la physique aristotélicienne, 2e éd., pp. 127-143.


208 Augustin Mansion

fournir un statut satisfaisant à trois ordres de sciences déjà


développées de son temps, sans verser à la suite de Platon dans une
sorte de réalisme outré, accordant une existence réelle, mais avec
une valeur d'être chaque fois différente, respectivement aux êtres
physiques, aux êtres mathématiques et enfin aux réalités purement
immatérielles (Idées et Nombres idéaux dans la conception
platonicienne). Dans le cas de la science philosophique supérieure à toutes
les autres, philosophie première ou théologique, l'application de
l'un comme de l'autre principe aboutit à lui assurer le premier rang,
car l'objet qui est en soi une substance immuable et immatérielle est
à tous points de vue le plus parfait, et est atteint en même temps
grâce au processus d'abstraction qui le fait reconnaître comme
séparé de la matière dans la pensée et dans la réalité. Ces
considérations quelque peu tortueuses, destinées à fonder l'ordre
hiérarchique des diverses branches du savoir théorique, sont visiblement
le fruit d'un effort d'organisation, postérieur à l'acceptation pure
et simple des deux grands ordres de réalité distingués par le Platon
des Dialogues, réalité sensible et réalité intelligible, reprises d'abord
par Aristote pour en faire les objets respectifs d'une philosophie
première et d'une philosophie seconde.
De plus, il y a lieu de remarquer, comme on l'a fait déjà dans
un autre contexte <72), que le schéma de classification des sciences
théoriques, tel qu'on le lit dans Metaph., VI (E), 1 (et XI (K), 7) est
relativement récent, car il y est enchâssé en quelque sorte dans
une classification plus large, comprenant aussi les sciences non
théoriques : celle-ci est bien connue, c'est la division tripartite, elle
aussi, en sciences théoriques, pratiques et poétiques. Or on sait
qu'au lieu de cette division tripartite, Aristote avait adopté
antérieurement une division bipartite, comprenant seulement les sciences
théoriques et les sciences poétiques (73>.
Pour conclure, on pourra dire que sa « philosophie première »,
opposée par Aristote à une « philosophie seconde », marque bien
dans l'évolution de ses conceptions touchant l'objet de la science
philosophique suprême et l'organisation générale du savoir philoso-

(73> L'objet de la science philosophique suprême d'après Aristote,


Métaphysique, E. I, pp. 155-156.
<"> Division attestée dans Eth. Eud., I, 5, 1216 b 10-11; II, 11, 1227 b 28 et
suiv. ; Eth. Nie, VII, 5, 1447 a 28-31; et dans l'appendice au prologue de la
Métaphysique, I (A), 2, 982 b 11-21.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 209

phique, une étape assez bien définie, mais que au cours de cette
étape même ces conceptions ont subi encore un certain
développement. La distinction qui s'exprime par les dénominations qu'on
vient de rappeler, doit remonter au moment où Aristote, grâce à
la théorie de l'abstraction, a pu reconnaître à la physique une valeur
de science stricte, tout en mettant au-dessus d'elle une science
supérieure, philosophie au sens fort du mot, parce que, comme dans
le dialogue Sur la philosophie, elle s'élève jusqu'à l'Etre immatériel
suprême, Dieu, dans lequel elle trouve l'explication dernière de
toute réalité. — Plus tard, tout en respectant les positions acquises
de cette manière, Aristote a fait entrer les mathématiques dans sa
classification des science théoriques en vertu de ce qu'on a appelé
la théorie des trois degrés d'abstraction. — Et finalement, quand il
eut découvert que la science philosophique suprême devait assigner
les causes dernières à l'être en tant qu'être, c'est à dire à tout ce qui
est, considéré en tant qu'existant, il s'est employé à ramener à cette
métaphysique absolument générale sa philosophie première en se
fondant sur cette considération : que cette philosophie première,
ayant pour objet l'Etre absolument premier auquel tous les autres
se rapportent de quelque façon, doit fournir l'explication dernière
de tout ce qui est. A ce stade ultime, la philosophie première,
science de l'immatériel, se trouve assumée en quelque sorte dans la
métaphysique de l'être en tant qu'être ; c'est, sans doute, par un
souci d'unité qu' Aristote affirme sans restriction, mais au dépens
d'une exactitude absolument rigoureuse, que la philosophie
première est aussi la science philosophique pleinement universelle.

*« •

APPENDICE : Le livre XI ou K de la Métaphysique.

Dans ce qui précède, on a systématiquement évité de faire


usage de témoignages empruntés à ce livre, sauf pour y trouver des
indications concernant la présence ou l'absence de certains
paragraphes ou de certains mots dans les textes parallèles des livres III,
IV, VI (B, F, E). Il est nécessaire de justifier ce procédé, vu que
dans le livre en question on trouve maints passages qui appuient
des positions établies à partir de textes tirés d'autres parties de
l'œuvre d'Aristote, tout comme on en trouve aussi qui contredisent
nettement des affirmations qu'on lit ailleurs. A vrai dire, dans tout
210 A ugustin Mansion

le livre il n'est fait mention nommément de philosophie première


qu'en un seul endroit (74>, la philosophie seconde n'y est pas nommée
non plus, mais il y est question dans une large mesure de la science
philosophique suprême, que nous pouvons appeler métaphysique,
et de son objet, notamment dans les chapitres 1 et 2 correspondant
au livre des apories (III ou B), dans les chapitres 3 et 4 répondant
au livre IV (F), chap. 1-3 jusqu'à 1005 b 10, et dans le chapitre 7
parallèle à VI (E), 1. De plus, on rencontre dans les mêmes parties
de fréquentes mentions de la physique, qui y apparaît comme une
science bien constituée et une sagesse d'ordre inférieur, si l'on veut,
qu'
à la métaphysique, mais science philosophique telle Aristote la
décrit ailleurs sous la dénomination de philosophie seconde.
On sait le problème qu'a posé à la critique l'existence de ce
livre K au sein de la suite de lïpaYJJ-axeîai appelée Métaphysique
d 'Aristote : la première moitié du livre (1-8 jusqu'à 1065 a 26) a tout
l'air d'un doublet abrégé de trois des livres précédents, et la seconde
moitié (8, 1065 a 26 jusqu'à la fin) est faite d'extraits de la Physique
mis bout à bout. La question soulevée par cet état de choses n'a
pas encore reçu de solution acceptée de façon unanime. Au cours
du XIXe siècle, les uns ont simplement rejeté l'authenticité du livre
tout entier, d'autres l'ont défendue par des considérations qui ne
manquent pas de pertinence, mais qui n'arrivent pas à expliquer la
présence du doublet constitué par les chap. 1-8 à la place où les
manuscrits de la Métaphysique nous l'ont conservé. Laissant de côté
la seconde partie du livre, dont l'authenticité n'a guère trouvé de
défenseurs, les critiques semblaient avoir épuisé toutes les
hypothèses possibles quant aux relations de K, 1-8 avec les livres qui
précèdent ; certains ont même adopté successivent des vues qui se
contredisent entre elles. Ainsi W. Christ, dans sa thèse de 1853 <73)
soutint que la rédaction plus claire, plus soignée, plus élégante
de K était destinée par Aristote à présenter sous une forme
meilleure l'exposé plus déjeté et moins ordonné, contenu dans les
parallèles des livres précédents. Mais dans son édition de 1885, le même
Christ, sous l'influence des travaux publiés dans l'intervalle, déclare,
dans sa préface et dans une note au début du livre K, qu'à son
avis le livre tout entier doit avoir été rédigé par un disciple d 'Aristote

<74> Chap. 4, 1061 b 19.


(") Guilelmus CHRIST, Studia in Aristotelis libroa Metaphysicoa collata. Bero-
lini, 1853. Voir p. 113 et suiv.
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 211

avant que le livre V(À) ait été inséré dans la série des livres
formant notre Métaphysique actuelle.
Peu après, en 1888, Paul Natorp, qui avait longuement étudié
la composition de la Métaphysique d'Aristote (76) publia un bref
article sur l'origine de K, 1-8 (77). Aux critères linguistiques qu'il ne
regarde pas comme décisifs pour dénier au Stagirite la paternité de
l'écrit, il n'accorde qu'une importance secondaire, mais il s'attache
surtout à une comparaison minutieuse du contenu du livre B et de
K, 1-2, notant toutes les différences et même les nuances dans
l'exposé de la doctrine et l'ordre dans lequel les idées sont présentées ;
la confrontation entre K, 3-8 et TE est plus sommaire. La conclusion
est très ferme : l'auteur est un membre ancien de l'Ecole
péripatéticienne qui a résumé de façon assez servile, s'adaptant même assez
bien au style du maître, les livres BPE de la Métaphysique, mais
qui par suite d'incompréhension de divers passages et d'un intérêt
bien plus marqué que chez Aristote pour l'existence de réalités
suprasensibles et d'une substance immatérielle et éternelle
subsistant en soi, a donné à l'ensemble de l'exposé une couleur assez
différente de celle de son modèle.
C'est à l'état de la question tel que l'avait laissé Natorp, qu'a
réagi ultérieurement W. Jaeger, et d'abord dans son livre de 1912,
sur la formation du recueil connu sous le titre de Métaphysique
d'Aristote (r8) : il y soumet notamment à une critique détaillée les
arguments de Natorp contre l'authenticité du livre K (79) ; nous ne
nous y arrêterons pas, vu que Jaeger lui-même a retiré en partie
ses critiques dans son Aristoteles de 1923 (80). C'est que, en effet,
dans ce dernier ouvrage il peut soutenir avec d'autant plus de
vraisemblance l'authenticité de K, 1-8, qu'il en considère le contenu
dans la perspective de l'évolution doctrinale d'Aristote et que si l'on
y rencontre maintes traces d'une tendance encore platonisante, c'est
que cet exposé est à placer chronologiquement avant la rédaction
définitive que nous possédons, des livres B, F, E. Cela suppose

<7*> Thetna und Disposition der aristotelischen Metaphysik, cité ci-dessus n. 46,
publié en 1887-1888.
<") Ueber Aristoteles' Metaphysik, K, 1-8, 1065 a 26, dans Archio fur Ge-
schichte der Philosophie, I (1888), pp. 178-193.
(78> W. JAEGER, Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik. des
Aristoteles, Berlin, 1912.
<"> Op. cit., pp. 64-86.
<••> Voir p. 217, note 2 à la fin.
212 A ugustin Mansion

toutefois que « l'être comme tel », tô 5v ^ 5v, qui est donné comme
objet à la métaphysique dans l'une et dans l'autre version ait une
signification différente dans chacune d'elles : dans la première (K),
l'expression désigne de façon exclusive ce qui est impérissable et
éternel, tandis que dans la version postérieure, il s'agit de tout ce
qui existe de quelque façon et qui à l'analyse répondra aux diverses
acceptions de l'être : on rejoint ainsi l'interprétation traditionnelle
de la formule. — Mais ici Jaeger ne fait pas la moindre tentative en
vue de montrer comment, au point de vue grammatical, cette
formule prise dans sa totalité peut désigner de façon exclusive l'être
absolument stable ; même si, à la suite de Platon, on ne veut
accorder la dénomination du être » qu'à ce qui est soustrait à tout
changement, on ne voit pas ce qui est visé par l'addition : % ÎV,
à moins qu'il ne s'agisse d'appuyer sur la plénitude d'être
appartenant à une telle réalité et excluant de ce chef tout devenir ; « l'être
en tant qu'être » signifierait alors « l'immuable en tant
qu'immuable » (81>. Nous aurons à examiner plus loin si une telle
interprétation est compatible avec les exposés des chapitres 3 et 4 de notre
livre K, qui rendent un son tout à fait différent. — En attendant,
notons que Jaeger se déclare d'accord avec Natorp, pour attribuer
à un disciple la rédaction du document litigieux : simple rédacteur
d'une série de leçons du maître, il a repris le style de celui-ci, mais
s'est trahi involontairement par l'emploi de tels petits mots, à peine
dignes d'être relevés quant au reste <82).
Cette concession, qui n'a l'air de rien, est en somme fort grave,
car si le rédacteur n'est pas Aristote, il peut aussi bien avoir trahi
la pensée de celui-ci, qu'il a pu commettre quelques infidélités sans
importance en ce qui concerne la langue de l'exposé qu'il prétend
reproduire.

11 ne peut être question de reprendre ici en son entier le


problème de l'authenticité aristotélicienne de notre livre K, même
réduit à ses huit premiers chapitres. Mais il y a tout lieu d'examiner
si la doctrine que le rédacteur prête à Aristote quant à l'objet de la
métaphysique peut répondre à la pensée du philosophe à un moment
donné de sa carrière. Le problème ne sera pas tant de voir si les
vues qu'il exprime ou qu'il présuppose en ce domaine sont con-

<") Cf W. Jaeger, Aristoteles, p. 215-216.


(") Ibid., p. 216 et n. 2 de la p. 217.
Philosophie première et métaphysique chez Âristote 213

formes ou non à ce qu' Aristote enseigne ailleurs sur le même sujet ;


mais surtout de se demander si elles sont suffisamment cohérentes
entre elles. Ce n'est qu'à la suite d'un tel examen qu'on pourra
verser utilement tels passages significatifs du livre K au dossier de
l'enquête que nous avons entreprise concernant la conception
aristotélicienne de la « philosophie première » et en général de la science
philosophique suprême, appelée métaphysique dans la tradition du
péripatétisme.
A cette fin, nous examinerons tour à tour les trois sections que
nous avons distinguées plus haut et où il et question de l'objet de
la métaphysique (chap. 1-2 ; 3-4 ; et 7).

Dans la première section, la science philosophique est


constamment désignée par le terme oocpfa, comme dans le prologue
du livre I (A). Cette section s'ouvre par une phrase qui rappelle
que cette « sagesse » est une certaine science qui a pour objet les
principes, ainsi qu'il ressort de la discussion historique dans les
exposés du début. On peut y voir une référence au livre I (A), 3-7
(ou même 3-10 si l'on veut) ou à un exposé parallèle. Suit
immédiatement l'énoncé et la discussion de la première aporie, suivie de
toute la série des apories subséquentes. L'examen des problèmes
ainsi soulevés révèle encore les particularités suivantes touchant
l'objet de la sagesse qui s'occupe des principes. On s'aperçoit, dès
la troisième aporie (1059 a 26-29) que cette sagesse traite de
substances (oôafat), dont la mention est amenée sans aucun
avertissement ni justification préalable ; d'autres questions portant de même
sur des substances apparaîtront de façon semblable dans les apories
subséquentes. Natorp (83) a fait remarquer que la troisième aporie
en question se rattache de manière moins naturelle à la précédente
que l' aporie correspondante dans le livre B : dans celui-ci, la
deuxième aporie soulevait la question de savoir si les premiers
principes à étudier étaient uniquement ceux de la substance ou encore
les principes du genre du principe de contradiction (en K, deuxième
aporie, il s'agit exclusivement de ces derniers, dits principes de la
démonstration). — A cette critique W. Jaeger a répondu fort
pertinemment (84) que l'exposé succinct de K évite les explications qui
ne sont pas indispensables et qu'il est basé ainsi de façon tacite

<M> Article cité, p. 182.


<"> Studien zur Entstehungageschichte..., p. 66.
2 14 Augustin Mansion

sur certaines présuppositions, entre autres celle-ci : que la


métaphysique doit s'occuper de substances.
Cette remarque judicieuse doit sans doute être étendue à
d'autres données qui interviennent au cours de la discussion des
apories. La chose a été relevée expressément pour une autre
particularité de grande importance. Natorp note <85>, en effet, qu'aux yeux
de l'auteur, le seul objet essentiel de la science supérieure, dont il
examine les problèmes caractéristiques, est en somme la réalité
suprasensible. On constate de fait dans cinq passages différents des
indications fort nettes dans ce sens. Tout d'abord cet objet est
supposé être une réalité séparée des choses sensibles et impérissable
(1, 1059 b 12-14) ; c'est encore la matière des êtres mathématiques
(appelée parfois par Aristote matière intelligible {Metaph., VII (Z),
10, 1036 a 9-12 ; 11, 1037 a 4-5) et conçue comme un principe interne
immuable des êtres mathématiques) (1, 1059 b 14-19) ; c'est surtout
l'existence d'une substance distincte des substances d'ici-bas, et
subsistant en soi à l'état séparé (2, 1060 a 10-13) ; de même, une
substance éternelle, séparée des choses sensibles et existant en soi,
et à ce titre principe de l'ordre des choses (2, 1060 a 23-27) ; et
enfin, ce principe ou cette substance, tels qu'on vient de les décrire,
s'entend comme un principe unique vis-à-vis de tous les êtres, qu'ils
soient éternels ou corruptibles (2, 1060 a 27 - b 3). — Notons que
ces indications sont données au cours de l'exposé ou de la dicussion
des apories ; elles ne sont pas directement l'objet mis en discussion
dans l'une ou l'autre de ces apories ; la question relative à la matière
des êtres mathématiques (1059 b 14-19) paraît être plutôt une
question subsidiaire amenée par la mention de l'objet des mathématiques
dans l'aporie précédente (1059 b 12-13). Par deux fois, en outre,
l'auteur souligne lui-même que c'est bien à la « philosophie » (le
mot s'y trouve cette fois) qu'il se propose de construire,
qu'appartient l'objet dont il vient de parler (1059 b 20), ou que c'est bien la
tâche qui lui est proposée de voir s'il existe un être séparé en soi,
n'appartenant à aucun être sensible (1060 a 11-13). Aussi W. Jaeger,
loin de rejeter ou de vouloir minimiser ces constatations, y voit-il le
témoignage d'un état de la métaphysique aristotélicienne où elle
était encore toute proche du platonisme et tout entière tendue vers
l'affirmation d'un monde suprasensible (86>.

<85> Article cité, p. 185.


<••> Voir W. Jaeger, Ariatoteles, pp. 219-222.
Philosophie première et métaphysique chez Âristote 215

A noter, d'autre part, que dans K, 1 , à côté des mathématiques,


mentionnées comme un genre de sciences bien connu (1059 b 9-13),
la physique est nommée aussi et son objet est décrit en termes tout
à fait classiques dans l'aristotélisme (ibid., 16-18). En outre, il y a
une référence à la doctrine des quatre causes telle qu'elle est
exposée dans la Physique (II, 3) (èv xoîç cpuaocoTç : 1059 a 34).
Il résulte de tout ceci que le rédacteur de K, 1-2 se fait de la
science supérieure dont il examine les apories une conception fort
proche de celle d'Aristote quand il nous parle de sa philosophie
première, science de l'immatériel et ainsi science de Dieu,
substance immuable qui se trouve au sommet de la perfection. Bien
entendu, en K, 1-2, comme en B d'ailleurs, les limites de l'objet de
cette science ne sont pas encore tout à fait bien fixées ; les
discussions aporétiques qui remplissent ces deux écrits, à peu près
parallèles, sont précisément destinées pour une part à déterminer de quoi
la science aura à s'occuper au juste. Il ne faut donc plus s'étonner
si l'exposé de K, 1-2 paraît du moins laisser encore ouverte
l'hypothèse suivant laquelle les substances sensibles pourraient faire l'objet
de la science en question (1059 a 26-29 ; cf. 1059 a 38 - b 1). — De
plus, à côté de cette sagesse, si ressemblante à la philosophie
première, on voit figurer la physique, discipline identifiée par Aristote
à une philosophie seconde.
Avec la deuxième section (K, 3-4) on se trouve dès l'abord
brusquement transporté dans une atmosphère doctrinale tout à fait
différente, avec un vocabulaire également différent. Elle commence de
façon abrupte, tout comme le livre IV (F), par l'affirmation qu'il
existe une science, dite science du philosophe, qui a pour objet
l'être en tant qu'être, pris de façon universelle et non particulière.
Cette science est, par la suite, appelée philosophie (1061 b 5, 25) et
une fois « philosophie première » (1061 b 19) sans différence de
sens ; celui qui l'exerce est le « philosophe » (1061 b 10), comme
dans la phrase du début. L'être objet de cette science, n'est pas un
équivoque pur, mais un terme à acceptions multiples, comportant
malgré cela une certaine unité à raison de références diveres à un
même terme premier. Mais cet être au sens premier duquel tout
être doit être rapporté n'est pas désigné ici comme étant la substance
(il n'y a aucune allusion aux catégories) ; c'est simplement « l'être
en tant qu'être » (1061 a 8) ou « l'être » sans plus (ib., 16). Suivent
en bref les considérations sur les oppositions et sur l'équivalence
216 A ugustin Mansion

de l'un et de l'être, ce qui permet de ramener sous une seule et


même science tous les contraires.
C'est peut-être le passage que nous résumons, qui a induit
en erreur certains critiques et leur a fait croire que « l'être comme
tel » désigne ici l'Etre premier ou la substance immatérielle
immuable dont tout le reste dépend. Pour l'admettre il faut toutefois
déjà forcer le sens immédiat du paragraphe, car même le
mouvement est dit « être » parce qu'il est mouvement de l'être comme tel
(1061 a 8-10). Quant au reste, qu'une telle exégèse est absolument
impossible, les rapprochements ultérieurs avec les mathématiques et
avec la physique le montrent à l'évidence. L'auteur en somme
procède deux fois à une telle comparaison de la « philosophie » avec
ces deux sciences inférieures. Une première fois pour expliquer
comment la science mathématique fait abstraction, dans les choses
sensibles, de toutes leurs qualités sensibles pour ne garder que la
quantité et le continu et considère alors ses objets au seul point
de vue de la quantité et des propriétés appartenant aux objets en
tant que quantifiés et continus. De façon semblable, la physique
considère ses objets non en tant qu'êtres, mais en tant que doués
de mouvement (ce qui est le point de vue propre de cette science) ;
tandis que la « philosophie » fait porter ses investigations sur « ce
qui est » et les propriétés qui lui appartiennent en tant qu'être (3,
1061 a 28 -b 11).
Autre exposé : la mathématique considère telles parties de ce
qui est son objet propre, non pas en tant que ce sont des êtres
(°^X % Ôvxa), mais en tant que chacun de ces objets particuliers est
continu. Et la physique étudie les principes et les propriétés des êtres
(xwv ôvxtov : entendez de certains êtres), non en tant qu'êtres, mais
en tant que mus. De son côté, la « philosophie » ou la première des
sciences considère aussi ces mêmes êtres particuliers (d'ordre
mathématique notamment), non en tant qu'ils ont telles propriétés
particulières, mais elle considère « ce qui est » et considère en tant
qu'être chacun de ces êtres particuliers ; et elle s'occupe des êtres
en mouvement dans la mesure où ces objets sont des êtres, mais non
en tant qu'ils sont quelque chose d'autre (4, 1061 b 21-32).
L'auteur, on le voit, rejoint de la façon la plus nette la doctrine
développée au début du livre IV (F), 1-2, sur l'objet d'une
métaphysique de l'être comme tel, doctrine reprise au début de VI (E), 1,
sans qu'il y soit question de philosophie première. Il affirme, de
même, avec toute la clarté et la précision désirables, que l'objet de
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 217

cette métaphysique englobe celui de la physique et des


mathématiques, pour autant que ces sciences s'occupent de réalités, mais
que le point de vue — celui de l'être — est différent. Il ne peut être
question de prétendre que l'objet direct de cette métaphysique est
l'être immatériel ou divin, à l'exclusion des autres êtres : cet objet
c'est « ce qui existe », c'est-à-dire tous les êtres, quels qu'ils soient.
On ne saurait non plus soutenir que la précision contenue dans
l'expression \ ôv signifierait « en tant qu'être-immatériel-ou-immuable »,
car quel sens cela aurait-il d'affirmer que la physique étudie les
principes des êtres (êtres immuables ?) non en tant
qu'êtres-immuables, mais en tant que mus ? Car s'il s'agit d'êtres mobiles, il
est par trop évident qu'on ne peut les étudier en tant qu'immuables,
et s'il s'agit d'êtres immuables, la proposition est simplement
absurde. — On voit également sans peine que cette même expression
\ ÔV ne fait pas corps avec xà ôv qui précède et qui indique l'objet
d'étude (ce qui est, ce qui existe), mais qu'elle indique le point de
vue sous lequel cet objet est étudié : cela ressort clairement de la
mention des points de vue qui y sont opposés et qui sont propres à
des sciences autres que la métaphysique, tels % izocâ, ^ auve^Ç, %
xivotfjieva, expressions rigoureusement parallèles à celle qui
caractérise l'objet de la métaphysique (87). Le sens de cette dernière
expression ressort, en outre, de l'emploi répété de l'expression synonyme,
plus développée, mais qui a exactement la même signification : xa&'
5aov èaxlv ôv (1061 b 4, 9-10) ou xafr' Saov ôvxa... ècmv {ib. 31). Nous
pouvons négliger à notre point de vue la conclusion du chapitre ;
l'auteur termine sa comparaison de la « philosophie » avec la physique
et les mathématiques, en affirmant, comme conséquence de ce qui
précède, que ces deux sciences sont, l'une et l'autre, des parties
de la sagesse (aocpÉa). Pourquoi de la sagesse ? La chose n'a guère
d'importance pour l'examen auquel nous nous livrons ; peut-être

(8T> Ou encore, de façon peut-être plus frappante, dans le cas de la dialectique


(de type aristotélicien) et de la sophistique qui étudient, nous dit-on, les accidents
des êtres, Otty ?} B'ÔVTOC (1061 b 7-9).
(••) P. GOHLKE (A r istoteles. Die Lehrschriften herausgegeben, ûbertragen...,
Paderborn, vol. V, 1951, p. 327) interprète le passage 1061 b 32-33 en ce sens que
les sciences en question peuvent tout au plus être dites des parties de la sagesse.
Cette interprétation n'est pas impossible, mais le texte ne fournit aucune indication
positive dans ce sens. La valeur philosophique qu'Aristote et le rédacteur du livre
K peuvent trouver dans ces sciences tient au fait qu'elles remontent aux principes'
de leurs objets d'étude,
'
218 A ugustin Mansion

le mot est-il employé pour prévenir une confusion avec la «


philosophie » dont il est question huit lignes plus haut (1061 b 25) et qui
désigne la métaphysique (88).
Ce qui doit nous arrêter davantage, c'est la différence profonde
qui se manifeste entre la conception de la science philosophique
supérieure, dite sagesse, présupposée par la discussion sur les
apories dans les chap. 1 et 2, d'une part, et la description très
précise de la « philosophie » ou « philosophie première » et de son
objet qu'on lit d'autre part, aux chap. 3-4. Elles apparaissent comme
nettement incompatibles l'une avec l'autre. L'auteur s'en est-il
rendu compte ? Peut-être, et alors l'exposé du chap. 7 pourrait être
une tentative de conciliation, qu'il nous faut examiner.
On a remarqué depuis longtemps que cet exposé est beaucoup
plus proche de son parallèle E, 1, que les chapitres précédents
ne le sont des parties correspondantes des livres antérieurs qu'ils
paraissent résumer. On n'y relève que quelques différences
matérielles très minimes, mais dont la signification est, par contre, des
plus graves.
Le paragraphe d'introduction expose de la façon la plus
correcte la caractéristique des sciences particulières, dont l'objet se
limite toujours à un genre déterminé, lequel sans doute est pris
comme être et existant, mais qu'elles n'étudient pas en tant qu'être ;
une autre science (qui n'est pas nommée à cet endroit) les étudie
à ce point de vue (1063 b 36 - 1064 a 4). C'est exactement la doctrine
rencontrée déjà aux chapitres 3-4, et qui se confond avec celle du
livre IV (H 1-2 et VI (E) 1, début, 1025 b 3-10.
Mais dans la suite, après avoir situé la physique dans le
classement des sciences en sciences théoriques, pratiques, poétiques, et
en avoir indiqué l'objet et ce qui est caractéristique des définitions
des objets physiques, l'auteur, au moment d'aborder la question de
la distinction de la science supérieure d'avec la physique (et plus
loin, d'avec la mathématique) débute ainsi (1064 a 28) : èirel
8'Ioxt tiç emarrjinr] toO ovtoç ^ ôv xal yjtàpiatôv,... Ce qui doit
s'entendre comme suit : « Puisqu'il existe une science de l'être en tant
qu'être et en tant que séparé,... ». Les deux points de vue auxquels
cette science étudie l'être, celui de l'être et celui de la séparation
(d'avec la matière) sont-ils équivalents et en quelque sorte synonymes
aux yeux de l'auteur ? A s'en tenir à la doctrine exposée aux
chapitres 3 et 4 et au début du présent chapitre, on devrait répondre
que non. Mais à lire les lignes subséquentes et toute la fin de ce
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 219

chapitre, on se rend compte que c'est l'être séparé seul qui


l'intéresse, la substance immatérielle et immuable, Dieu, dont on
s'efforcera d'établir (plus tard) l'existence (89). Et, dès lors, le point de vue
de l'être, dont il n'est plus question dans le contexte immédiat,
devra se confondre avec le point de vue de l'être séparé. Ainsi,
sans aucun avertissement préalable et en contradiction avec les
exposés antérieurs qui devraient éclairer l'emploi fait ici de
l'expression classique ry ôv, « en tant qu'être », on devra comprendre que
l'être visé dans ce texte est l'être au sens fort, ou l'Etre premier
auquel tout le reste doit être rapporté. On ne peut donc reprocher
au Pseudo- Alexandre d'avoir paraphrasé dans ce sens le passage
qui nous occupe (90). Mais on reprochera à juste titre au rédacteur
du passage d'avoir mêlé et confondu, en usant des formules
techniques d'Aristote lui-même, ce que celui-ci avait soigneusement
distingué.
Après cela, on ne s'étonnera guère que le rédacteur du livre K
ait énuméré les trois sciences — il ne dit pas les trois philosophies
— physique, mathématique, théologique (1064 b 2-3), — dans l'ordre
des degrés d'abstraction, à l'encontre d'Aristote dans le passage
correspondant du livre E ; visiblement il ne domine pas la tradition
qu'il s'efforce de rendre.
Quand, pour finir, il donne sa version de l'aporie finale
concernant le caractère universel de la science supérieure, dont il vient
d'être question, il la désigne, non plus comme philosophie
théologique ainsi qu'il venait de le faire, ni comme philosophie première,
qu'
ainsi Aristote le fait en E, 1, mais comme science de l'être en
tant qu'être. Si l'on prend l'expression dans son sens obvie,
répondant à celui qui ressort des chapitres 3 et 4, la question est dépourvue
de sens : il est trop clair que la science de l'être est la plus
universelle de toutes. C'est donc sans doute que de nouveau, comme en
1064 a 29, l'être est entendu ici dans le sens d'être immatériel et
séparé ; autrement, d'ailleurs, l'appel fait dans la solution de
l'aporie à l'existence d'une telle substance séparée et immuable

<") 1064 a 35-36.


(*"' Ad /oc, p. 660, 40-661, 2 Hayduck. Mais on peut reprocher au même
scholiaste de n'avoir pas maintenu plus loin l'équivoque qu'il trouvait dans son
auteur, car dans la suite (p. 661, 19-22) il identifie science universelle et science de
l'être, celle-ci ne considérant pas une partie de l'être (comme le (ont les sciences
particulières), mais l'être en tant qu'être.
220 Augustin Mansion

n'aurait vraiment aucun sens. — On peut constater ainsi comment


l'auteur, dans toute cette fin de chapitre, patauge en quelque sorte
dans l'équivoque au sujet du mot être, xà ôv. Sans avertissement,
il l'emploie au sens de l'être premier et le met ensuite en rapport
avec les êtres (xà ôvxa) autres que lui (1064 b 5, 10. Cf. ib. 9 :
rcepl uàvxtov) alors que l'être, pris sans restriction, devrait englober
tout ce qui est.
On peut arrêter ici cette enquête. Elle suffit à faire constater
dans quelles incohérences tombe le rédacteur du livre K, et cela
sur ce point d'une importance capitale en philosophie, l'objet de
la science philosophique suprême. Il ne s'agit pas ici de conceptions
qui varient entre elles à la suite d'une évolution ou d'un
approfondissement des vues philosophiques de l'auteur, comme c'est le cas
quand on compare entre eux divers écrits d'Aristote ou même
diverses parties insérées dans la collection de ses Metaphysica ; les
huit premiers chapitres de K semblent bien être d'une venue. Le
vocabulaire est nettement aristotélicien ; mais on peut se demander
dans quelle mesure l'auteur a saisi la portée philosophique de
chacun des termes qu'il reprend ainsi. Sa manière de voir paraît
inspirée par la conclusion d'Aristote dans le dernier paragraphe du
chapitre premier du livre VI (E) : identité de fait de la philosophie
première, science de Dieu, avec la philosophie de l'être comme tel,
c'est-à-dire de tout être considéré comme existant. Mais il n'a pas
vu les étapes par lesquelles Aristote est arrivé à cette conclusion ni
l'itinéraire d'ordre logique qu'elle présuppose ; et, dès lors, il a
présenté le tout sous une forme d'apparence limpide mais en fait
en un ensemble souvent confus, où à propos d'un point de doctrine
précis, les termes techniques d'Aristote sont employés pêle-mêle
et les notions correspondantes ne sont pas distinguées. Aussi
croyons-nous devoir donner raison à Natorp qui attribuait l'exposé
à un péripatéticien ancien ; nous voudrions ajouter : à une date
déjà assez éloignée de la mort d'Aristote.
Nous n'avons pas à examiner ici si cet auteur a voulu
reproduire le contenu d'une série de leçons d'Aristote plus ancienne que
les livres III, IV, VI (B, F, E) de la Métaphysique dans leur rédaction
actuelle, ou s'il n'a eu d'autre modèle que ces livres mêmes ou
toute autre hypothèse encore concernant ses sources. Mais il nous
paraît en tout cas parfaitement impossible d'attribuer à Aristote
lui-même les incohérences et les confusions qu'on a pu constater
en ces quelques chapitres. Il arrive bien sans doute à Aristote de
Philosophie première et métaphysique chez Aristote 221

conserver dans des écrits plus récents et représentant un stade de


sa pensée plus évolué, des morceaux appartenant à des rédactions
plus anciennes et dont le contenu porte encore les traces dune
pensée moins développée, et en certains cas incompatible avec les
idées nouvelles exposées dans le même contexte. C'est même cela
qui a rendu possible l'œuvre admirable de W. Jaeger et de ses
continuateurs. Mais dans les rédactions composites de ce genre,
Aristote a soin d'utiliser des extraits des ses leçons antérieures qui
ne soient pas en opposition trop criante avec les vues nouvelles
qu'il veut inculquer, et au besoin il insère dans ces textes de remploi
quelques remarques incidentes pour laisser ouverte la possibilité
d'une explication différente, répondant à ses préférences actuelles.
Comme on l'a vu, c'est tout autrement que se présente la
composition du livre K de la Métaphysique.
A. Mansion.

Lou vain.

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