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Dialogues d'histoire ancienne

Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes


occidentales : le Néron (Isère) et le Pic-de-Luc (Drôme)
Jacques Planchon, Yannick Teyssonneyre

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Planchon Jacques, Teyssonneyre Yannick. Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales : le
Néron (Isère) et le Pic-de-Luc (Drôme). In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 37, n°1, 2011. pp. 61-91;

doi : https://doi.org/10.3406/dha.2011.3256

https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2011_num_37_1_3256

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Résumé
La comparaison des deux sites perchés de la fin du IIIe siècle et du début du IVe, sur des voies de
pénétration alpines, l’un, le Néron, surplombant Grenoble et la vallée de l’Isère, l’autre, le Pic-de-
Luc, surplombant l’ancienne capitale Luc-en-Diois et la vallée de la Drôme, fait apparaître bien des
similitudes : présence de citernes avec d’importantes capacités, de différents bâtiments, ainsi que
de fortifications comptant au minimum une tour. Les deux sites sont également munis de voies
d’accès aménagées sur des terrains difficiles. Leurs caractéristiques amènent à les considérer
comme des établissements destinés à contrôler les grandes voies alpines, avec une vocation de
type militaire. Certains de ces éléments étant communs à d’autres sites de la vallée de l’Isère et
pressentis sur d’autres emplacements du haut bassin de la Drôme, l’ensemble de ces sites des
vallées pénétrantes de la Drôme et de l’Isère invite à énoncer l’hypothèse d’un système de
défense établi sur les accès menant aux grands cols alpins occidentaux. Cette hypothèse, qui
n’est qu’une piste de recherches à documenter par le terrain, trouve cependant quelques
arguments dans le contexte historique alpin aux IIIe et IVe siècles. Plusieurs événements
précurseurs concourent à envisager les Alpes comme un nouvel enjeu stratégique dès la fin du IIe
siècle, lors de la sécession de Clodius Albinus, puis au moment des incursions des Alamans au
milieu du IIIe siècle. Mais c’est surtout avec l’« Empire Gaulois » de la fin du IIIe siècle, puis
l’arrivée d’un préfet des Vigiles dans la région grenobloise, qu’un tel système de défense sur les
Alpes, entre Gaules et Italie, a pu apparaître utile dans les stratégies impériales.

Abstract
Two examples of Roman fortification in the Western Alps: The Néron in Isère and the Pic-de-Luc
in Drôme.
Two elevated sites dating back from the late third and early fourth century can be compared along
alpine passageways : one is the Néron overlooking Grenoble and the Isère valley, the other is the
Pic-de-Luc overlooking the former capital of Luc-en-Diois and the Drôme valley. Both actually
share similar features : big water-tanks, different buildings and fortification with one tower at least.
Both sites are also provided with access tracks on difficult ground. Their common features lead
one to consider that these settlements were meant to control the main alpine roads for a military
purpose. As some of these remains are common to other sites in the Isère valley and surmised in
other areas of the higher Drôme valley, the configuration of such connecting valleys urges one to
raise the assumption that defence facilities had been built along the roads to the western alpine
passes. This assumption is only a research-clue to be bolstered by fieldwork, yet it can be found
relevant in the alpine historical context of the third and fourth century. Indeed, several previous
events contribute to viewing the Alps as a new strategic target as of the late second century :
when Clodius Albinus seceded, then at the time the Alamans raided the area in the mid third
century. But, above all the "Gallic Empire" in the late third century and the appointment of a
Prefect of the Guards in the Grenoble area may have made such a defence system useful in the
Alps between Gaul and Italy, according to the imperial strategy.
Dialogues d’ histoire ancienne 37/1 - 2011, 61-91

Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales :


le Néron (Isère) et le Pic-de-Luc (Drôme)

Jacques Planchon* & Yannick Teyssonneyre**

Dans la tradition littéraire latine, les Alpes sont perçues comme une formidable
fortification naturelle du nord de l’Italie. Associé à plusieurs mythes ( Jourdain-
Annequin 1999 et 2004), ce massif que Florus (I, 38) qualifie de claustra Italiae devient
avec Caton (IV, 75) « l’inexpugnable barrière qui protège l’Italie à la manière d’un
rempart », idée reprise par Tite-Live (XI, 35, 9) pour décrire l’apogée de l’ascension
d’Hannibal lorsqu’il restitue la harangue du général carthaginois à ses troupes : « Vous
escaladez, dit-il, en ce moment les remparts de l’Italie ; que dis-je ? les murs même de
Rome ». Cette imperméabilité naturellement protectrice décrite par les sources est
cependant très relative, comme le démontrent entre autres les franchissements des
Gaulois de Brennus (390 av. J.-C.) et des Carthaginois (218 et 207 av. J.-C.).
Avec la conquête de la Transalpine puis celle de la Gaule chevelue, la moitié
sud-ouest du massif alpin perd assez rapidement sa vocation de barrière naturelle, mais
demeure cependant, dans la mentalité romaine, un espace « hostile » qu’il est malaisé
de traverser. Ce sont alors le contrôle des provinces alpines et l’ouverture de voies de
communication qui constituent les enjeux des dernières décennies du Ier s. av. J.-C. et les
premières années du siècle suivant, comme le montrent les lettres de Munatius Plancus à
Cicéron (X, 23, 2) lorsque, parti de Lugdunum, il va tenter d’intercepter Marc-Antoine
et Lépide à travers les Préalpes. Enfin les mentions d’Auguste dans ses Res Gestae, l’arc
de Suse et le trophée de la Turbie, comme le statut particulier du royaume de Cottius,
chargé de sécuriser la via Cottia per alpem par le Montgenèvre, viennent illustrer ces
faits.

*
Musée de Die et du Diois – musee@mairie-die.fr
** Doctorant de l’Université de Provence, rattaché au Centre Camille Jullian – yannick.tey@hotmail.fr

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Malgré quelques réorganisations imputées à Galba par Pline (III, 4, 37) les Alpes
occidentales semblent être considérées comme pacifiées et sécurisées durant le Haut-
Empire et cessent manifestement de représenter un intérêt stratégique. Pour les siècles
suivants, l’attention semble avant tout
retenue par les événements aux confins de
l’empire, notamment sur le limes.
À cet égard, les découvertes
effectuées sur deux portes d’entrée du
massif alpin occidental, entre Gaule et
Italie, pourraient amener à reconsidérer
ce désintérêt. En effet, les sites du Pic-
de-Luc (au sud de Luc-en-Diois) et du
Néron (au nord-ouest de Grenoble) sont
susceptibles d’apporter un éclairage diffé-
rent sur la perception de l’espace alpin au
cours du IIIe siècle [fig. 1]. Ces différentes
observations archéologiques sont présen-
tées dans leur contexte historique afin de
comparer ces deux sites et de comprendre
s’ils peuvent s’insérer dans un ensemble
1. Localisation des fortins. commun plus vaste.

Présentation des fortins

A. Le Néron

Cadre géographique et historique des recherches


Situé sur les communes de Saint-Égrève et de Saint-Martin-le-Vinoux au nord-
ouest de Grenoble, le Néron (le noir : Nerou, ou Noiraud, Neyron, au début du XXe
siècle) surplombe la ville de ses 1.298 mètres. Du sud Chartreuse, il bénéficie d’une large
vision embrassant les massifs de Belledonne et du Vercors [fig. 2]. Les vestiges romains
sont campés sur le second épaulement sud du Néron au-dessus de la clairière du Pré-
Néron, à la croisée de plusieurs pistes 2 [fig. 3].

2 Par le côté sud du massif, trois variantes du chemin des Charbonniers mènent au site par le Pré-Néron.
Une permet de rejoindre Saint-Égrève par Le Muret en passant soit par l’itinéraire de Fontaine Vierge, soit

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2. Panorama vu depuis le camp romain.

3. Versant est du Néron.

Les recherches archéologiques sur la Montagne du Néron ont débuté en 1893


à l’initiative d’H. Müller, qui a successivement fouillé la grotte de l’Hermitage située
contre les falaises sous la voie romaine, puis le poste (1898-1910) précédemment loca-
lisé (Müller 1898, 1912, 1929 et notes). Les notes d’H. Müller mentionnent en 1898 la
découverte de la citerne, enduite de mortier, dans lequel la présence d’une monnaie
de Claude II (268-270) lui permet de proposer une date d’installation. Par la suite, il
évoque les fouilles d’une tour (1905) et d’un fond de cabane (1908). L’ensemble du
plan du site est mal connu car les croquis d’H. Müller conservés ne concernent que les

par le Grand Saut, moins vertigineux où deux plaques mortuaires rappellent combien le passage est difficile
d’accès pour les randonneurs néophytes. Les deux autres partent de Narbonne par un chemin câblé. Sur
le flanc est du Néron, en bordure de falaise, le chemin d’Hyppolite Müller suit la voie romaine jusqu’à la
deuxième vire où l’itinéraire antique se perd dans un éboulement. Cet accès se poursuit par une montée en
lacets sous l’arête dorsale et permet de joindre la clairière du camp romain par l’est.

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4. Vue de la voie du Néron.

6. Détails de la voie du Néron.

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opérations relatives à la pose de la passerelle, et quelques dessins imprécis de la citerne et


d’objets archéologiques qui peuvent correspondre à plusieurs types d’outils.

La voie romaine d’accès au site


Des vestiges de la voie menant au site sont conservés dans la barre rocheuse
qui couronne la croupe du Néron [fig. 4]. En contrebas du poste romain, un passage
est creusé dans la falaise, en demi-voûte,
sur une hauteur variant de 1,90 à 2,50 m
[fig. 5]. Cette morphologie en voûte
rappelle celle de « la porte romaine de
Bons » à Mont-de-Lans 3, sur l’itiné-
raire du Montgenèvre, mais aussi celle de
Donnas sur la commune de Saint-Pierre-
en-Vallée-d’Aoste en Italie (cliché Bailly-
Maître in Tillet et al. 2000, p. 234, fig. 3).
Une autre portion de l’accès au Néron
montre les empreintes d’une installation
en encorbellement : différentes traces en 5. Relevés de la voûte (notes H. Müller).
forme de queue d’aronde alternées par
des variantes à sillons [fig. 6] permettent d’envisager les systèmes autobloquants de la
structure de bois qui accueillait le tablier de la passerelle romaine. Conservés inégale-
ment en fonction du relief, ces négatifs de la voie, de dimensions homogènes [fig. 7],
sont inégalement espacés sur des intervalles variant entre 1,5 et 5 m. Trois sont espacés
de 2,5 m chacun sur la première vire. Les 24 négatifs repérés fonctionnent ensemble et
permettent de restituer une passerelle de 8,80 m de long et probablement une construc-
tion en corniche destinée à élargir la voie. Les différents négatifs du tablier de bois
révèlent les difficultés qu’ont eues les Romains à adapter leurs structures au relief. De
ce fait, malgré la reconstitution édifiée sur place par H. Müller en 1911, une restitution

3 Situé sur l’itinéraire entre Grenoble et le col du Lautaret à Briançon dans la vallée de la Romanche, le
tronçon de voie dite « Porte romaine de Bons » présente une moitié de voûte en plein cintre haute de 4 m
qui est encore en élévation avec des parois avoisinant 2,45 m de hauteur au sommet desquelles les éléments
d’une corniche sont encore visibles. Des banquettes (30 x 50 cm) faisant office de barrières sont présentes
en bordure de la voie. Le sol est marqué de rainures qui permettent d’envisager un plancher ou tablier en
bois. Ces derniers éléments ne sont pas sans rappeler ceux du Néron, où la restitution d’un tablier proba-
blement bordé par des barrières en bois, le long de la vire, est tout à fait vraisemblable. J.-P. Jospin propose
une datation augustéenne pour les tronçons de voie de la « porte romaine de Bons » et celle de Donnas
dans le Val d’Aoste (Tillet et al. 2000).

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7. Négatifs espacés de 1,5 à 4 m, présents sur 200 m de longueur. Une fois sur deux, des sillons
encadrent des queues d’aronde.

s’avère périlleuse. Après avoir découvert des tessons de céramiques qu’il qualifie de
« burgondes » à proximité (notes Müller), H. Müller propose de voir la passerelle
romaine fonctionner jusqu’au Ve siècle.
En 1910, lors des travaux d’encable-
ment de la vire, préalablement à l’instal-
lation de la passerelle visant à valoriser le
site, H. Müller a mis au jour, à « 30 cm
de profondeur sous la voie romaine »
(Archives Musée Dauphinois, notes
Müller), une sépulture en coffre de dalles
calcaires orientée nord-est / sud-ouest
(192 x 44 x 32 cm). Une petite cruche,
attribuée au IIIe siècle par H. Müller et
placée à la gauche de la tête du défunt, lui
permet de dater la tombe [fig. 8]. Sur son
plan, H. Müller la situe en aval de la voie
taillée dans la falaise, mais sa localisation
précise reste inconnue. Pour lui, l’accès
au site passe à proximité immédiate de
8. Croquis de la tombe (notes H. Müller).
la sépulture et rejoint la Ripaillère, pour
rejoindre la Chartreuse [fig. 9], ou retourner à Grenoble par Narbonne et Le Canet
(commune de Saint-Martin-le-Vinoux). À proximité de la passerelle, des négatifs de
poutres sont mentionnés par B. Rémy et J.-P. Jospin (2006, p. 108) dans la falaise ;

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9. Plan schématique d’accès au poste gallo-romain du Neyron.

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interprétés comme les vestiges d’une cabane en bois ou d’une guérite, ils ne sont plus
visibles aujourd’hui.
Un autre itinéraire d’accès est envisageable à partir de Narbonne, permettant de
desservir la grotte Viallet et la Grande Beaume de l’Hermitage. Dans cette dernière,
« une fusaïole, deux perles de collier, de la poterie, une hache, deux anneaux en bronze
et trois silex » ont été découverts par H. Müller en 1893. Ces deux cavités ont pu servir
d’avant-poste en contrebas de la fortification.

Description du site et de ses vestiges


Le replat formé par l’épaulement de la montagne offre 500 m2 d’espace, sur deux
surfaces planes à peu près égales, aménageables au pied des arêtes. Les vestiges sont
répartis sur ces deux zones de manière homogène. Il n’est pas exclu que d’autres replats
en escaliers larges de 3 à 5 m situés sur l’arête aient été utilisés par les Romains, comme
au Pic-de-Luc, mais une abondante végétation rend la prospection difficile. Notons
quand même la présence d’alignements de pierres sèches sur l’un de ces replats (nommé
Dalles Blanches sur les cartes), ainsi que sur le sommet d’une butte à flanc de falaise à
l’extrémité nord-est du site.
La faible sédimentation présente sur l’ensemble du site, conjuguée aux effets
d’un incendie lors de la canicule de 2003, a permis d’observer neuf zones de concen-
tration de tegulae 4 [fig. 10]. Quatre d’entre elles sont localisées dans l’enceinte du banc
rocheux positionné sur les flancs montant aux arêtes, dont certaines anfractuosités,
lorsqu’elles forment des angles droits suffisamment vastes, semblent avoir été utilisées
comme support à des constructions en bois et en tuiles. Malgré une intense dissolution
de ces calcaires par les eaux pluviales, on distingue quelques négatifs de poutres en carré
de 15 x 15 cm creusés dans la paroi (deux identifiés, trois douteux sur l’arête), comme on
le voit souvent dans le cas de constructions rupestres. La position de ces constructions
domine l’ensemble du site et offre un large panorama sur la vallée de l’Isère et l’agglo-
mération grenobloise.
Les cinq autres zones de concentration de tegulae sont trop éloignées des bancs
rocheux pour qu’il soit possible d’y restituer des bâtiments appuyés sur des parois
calcaires. Deux d’entre elles présentent des dépressions pouvant correspondre à des
reliquats des opérations dirigées par H. Müller. L’une de ces deux dépressions est sans
doute l’emplacement de la fouille d’un fond de cabane en 1908 et l’autre correspond à
un bâtiment dans lequel du mortier de tuileau a été mis au jour mais dont il ne reste rien

4 Du fait de la végétation cette liste n’est pas exhaustive : il est probable que le sud et le nord du site
recèlent des vestiges.

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10. Croquis du poste romain.

aujourd’hui. Dans ses notes, Müller mentionne la découverte de nombreuses tegulae


et briques, mais aussi de pierres ollaires, marqueurs chronologiques considérés généra-
lement comme assez tardifs, dont un croquis restitue un fond circulaire. En l’absence
de maçonneries ou de murets en pierres sèches, on peut proposer, dans ces zones, des
constructions en bois munies de toitures en tuiles.
La citerne
La citerne découverte en 1898 est
située à l’ouest du site, en contrebas du
plateau, à proximité des pôles de concen-
tration de tuiles. Elle est creusée selon un
plan rectangulaire, de 14,80 m de long par
6,80 m de large pour 3 m de profondeur,
dans le calcaire du massif [fig. 11]. Elle
peut permettre a minima une contenance
de 300 m3. Son étanchéité était assurée par
un enduit de mortier « de calcaire et de 11. Relevé de la citerne (notes H. Müller).

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12. Mobilier découvert dans la citerne : liste et croquis des outils de carrier (notes H. Müller).

chaux », au sein duquel H. Müller a découvert une monnaie de Claude II le Gothique


(aujourd’hui perdue). B. Rémy et J.-P. Jospin (2006, p. 108-109) mentionnent deux
entailles transversales, disposées de part et d’autre de la citerne (actuellement perdues
dans la végétation). Associées aux nombreuses tegulae observées dans les déblais issus de
la fouille de la citerne, ces entailles permettent d’envisager la restitution d’une toiture
destinée tant à l’approvisionner en eau qu’à la protéger. H. Müller mentionne également
des vestiges en verre, fer, bronze et des céramiques « romaines » et « burgondes » dont
nous ne savons rien aujourd’hui, sauf pour trois têtes d’outils très sommairement dessi-
nées qui peuvent correspondre à des outils de carriers [fig. 12].
La tour
Comme la sépulture, la tour ou vigie mentionnée par H. Müller en 1905 n’est
pas précisément localisée. Elle se trouvait peut-être sur l’une des deux buttes flanquant
le site, que les repérages ont permis de retenir comme des zones favorables à une telle
implantation. La position la plus septentrionale, qui conserve encore un alignement
de pierres sèches, semble mieux correspondre à des intérêts stratégiques du fait de sa
position dominante et du large panorama qu’elle offre sur l’agglomération grenobloise.
Surplombant la falaise, son accès est en outre très sécurisé puisqu’on ne peut l’atteindre
que par les arêtes. Dans cette tour, H. Müller découvrit divers objets : « verres, clous,
tuiles, poteries, anneaux, fers, armes ». La présence d’une tour vient étayer l’hypothèse
d’une utilisation du site dans un but de surveillance et de contrôle, que suggérait déjà
sa position dominante et sa difficulté d’accès. Faute de marqueurs chronologiques
probants, on ne peut cependant assurer de façon définitive que tous les vestiges repérés
sont contemporains.
Au nord du site, les replats constituant l’arête fonctionnent en escalier, comme
au Pic-de-Luc. La présence de pierres sèches tout à fait calibrées pour le bâti suggère des
vestiges de constructions sur les terrasses de l’arête sud [fig. 10], actuellement recou-
verts par une végétation dense. On a pu cependant observer dans les parois de probables
négatifs de poutres, perceptibles malgré l’érosion de surface en lapiaz.

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Eléments de datation
Deux monnaies sont issues du site : celle de Claude II découverte dans l’enduit
de la citerne, et une de Tetricus (rens. Loïc Serrières). Les deux étant perdues, il nous est
impossible de les identifier plus précisément, ce qui constitue un problème. En effet, les
antoniniani de mauvais aloi de cette époque réapparaissent dans la circulation moné-
taire et plus singulièrement dans les trésors à chaque pénurie de bronze (Delmaire 1982 ;
Roman, Dalaison et al. 2008) et ce, jusqu’à la fin du IVe siècle. Dans les contextes lyon-
nais, les monnaies de Claude II, comme celles de Tetricus (I et II) et leurs « imitations
radiées », ont une longévité d’utilisation qui peut s’expliquer tant par une thésauri-
sation rapide que par un sous-approvisionnement monétaire de ces régions. Ainsi, les
contextes constantinien et valentinien voient coexister le monnayage officiel et les anto-
niniani et aureliani de moindre qualité datant de la seconde moitié du IIIe s (Cécillon
2010). Ces observations invitent à une certaine prudence quant à l’utilisation comme
fossile directeur de ce type de numéraire. Tout au plus peut-on les envisager comme
terminus post quem, qui suggère une occupation du site à partir du dernier quart du
IIIe siècle.
En l’absence de céramique, l’étude des tuiles peut apporter des éléments complé-
mentaires de datation. Cette étude a été réalisée par B. Clément dans le cadre d’un
travail universitaire 5. Deux types de tegulae ont été distingués sur le Néron. Le premier,
issu des bancs rocheux sud-est, s’apparente à celui mis au jour sur le site du col du Petit
Saint-Bernard (Seez), dans les niveaux du IIIe siècle de notre ère [fig. 13, type I]. Ces
tuiles proviennent des ateliers municipaux de la cité d’Aoste, en Italie (Clément 2010).
Le second type du Néron trouve des éléments de comparaison dans des contextes beau-
coup plus méridionaux et tardifs, aux alentours de Sète, sur l’atelier de tuilier de Loupian
- Bourbou [fig. 13, type II], qui semble fonctionner entre la fin du IVe et le Ve siècle ; on
en retrouve des productions dans les contextes du Ve s. de la villa de Loupian (Clément
2010). Ces comparaisons permettent de renforcer l’hypothèse d’une occupation du
Néron dès le IIIe siècle et perdurant manifestement jusqu’au Ve siècle.

5 Clément 2008 et 2009, propositions de datation basées sur une chrono-typologie des rebords et des
encoches des tegulae. Les résultats utilisés ici s’appuient également sur des études encore inédites, ou en
cours de publication, concernant différents sites de la Gaule interne et la Narbonnaise. La faible quan-
tité du mobilier ramassé en surface incite cependant à considérer ces propositions de datation comme des
hypothèses.

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13. Tegulae du Néron : encoches et profils.

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Contexte local
Le site du Néron domine Grenoble et la vallée de l’Isère, à son confluent avec
le Drac, qui constituent des voies de communication essentielles entre l’axe rhodanien,
notamment Lyon et Vienne, et l’Italie ( Jourdain-Annequin 2004 ; Ségard 2009 avec
carte p. 34). Sur ce carrefour, Cularo occupe une position qui conduira cette station
à prendre de l’importance au cours du IIIe siècle, l’amenant à devenir une capitale
entourée d’un rempart (les portes sont financées par Dioclétien et Maximien entre 285
et 305 6). La Notitia Galliarum la nomme civitas Gratianopolitana au IVe s. ; vers 420, la
Notitia Dignitatum (42, 17) indique que Cularo est le siège du Tribunus cohortis primae
Flaviae Sapaudicae.
Dans ce contexte, la position dominante du Néron, ainsi que l’accès difficile
du site, étayent l’interprétation d’un établissement à vocation stratégique, destiné à
contrôler la vallée dans son étranglement entre Chartreuse et Vercors. Les bâtiments,
couverts, comme la présence d’une citerne de forte contenance, invitent à envisager
une occupation pérenne. La présence d’une tour renforce l’hypothèse d’une vocation
militaire, à nuancer cependant en l’absence d’éléments probants concernant la contem-
poranéité des vestiges.

B. Le Pic-de-Luc
Cadre géographique
Le Pic-de-Luc est situé au sud-est de Luc-en-Diois, en rive droite de la Drôme.
Sous les affleurements calcaires qui constituent son versant adret sont visibles les strates
marno-calcaires, plus friables, qui forment son ubac et dont les colluvionnements,
manifestement importants vu l’érosion de cette partie du massif, forment un épaule-
ment à l’aplomb du Ravin de Luc qui borde le Pic au nord. Le point culminant du Pic,
1.083 m, domine le village de Luc (autour de 560 m NGF) et l’ensemble de la vallée de
la Drôme, depuis Die au nord jusqu’au col de Cabre, au sud. Il contrôle également une
cluse du lit de la Drôme et la vallée de Miscon, ouvrant vers l’est par le col du même
nom. Un effondrement de la strate supérieure de calcaire a provoqué en 1441-1442 le
barrage de la Drôme en deux points (le Claps), constituant deux lacs (Bois, Ratz 2008,
p. 157-160) qui vont se combler progressivement avant que ces barrages soient percés
entre la fin du XVIIIe et le XIXe siècle (le Saut de la Drôme).

6 CIL XII, 2229 = ILN, 366

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Une tradition rapportée dès le XVIIIe siècle considère le Pic comme Aerarium
romanorum, « lieu où les Romains faisaient battre la monnaie » et, si des « masures »
sont signalées sur son sommet (Moreau de Vérone 1837, p. 150), aucun argument maté-
riel n’est fourni à l’appui de cette affirmation. Les antiquaires du XIXe siècle reprennent
la tradition sans apporter plus d’éléments ; on parle alors d’une Citadelle au sommet du
Pic, attribuée au gré des auteurs depuis l’âge du Fer jusqu’à l’époque médiévale, voire
moderne. En 1959, les vestiges de citernes en mortier de tuileau et une anse d’amphore
sont signalés pour la première fois, attestant ainsi une présence à l’époque romaine.

Présentation des vestiges


De nouveaux repérages sur le sommet [fig. 14], entre 2002 et 2007, ont permis
de préciser la nature et les époques d’occupation du site 7. Les constructions sont
implantées sur la crête sommitale, orientée est-ouest [fig. 15]. Un ensemble de citernes
installées en escalier en léger contrebas sur la pente sud [n° 3] occupe la partie centrale
de la crête sur trois niveaux, comportant chacun cinq citernes séparées par des murs

14. Le Pic-de-Luc : nouveaux repérages (2002-2007).

7 Repérages à l’initiative de M. Bois et J. Planchon, avec J.-C. Daumas, A. Jourdan, G. Lapierre et


M. Tissot.

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15. Le Pic-de-Luc : constructions sur la crête sommitale (E-O).

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16. Pic de Luc, les citernes.

de refend mais reliées entre elles par une ouverture cintrée [fig. 16] ; l’un de ces arcs
est conservé en élévation [fig. 17] et les vestiges d’un second ont été observés. Toutes
les parois comportent les traces d’un enduit de tuileau épais de 5 à 6 cm [fig. 18].
L’ensemble totalise une contenance de l’ordre de 400 à 500 m3. Le sommet du Pic ne
comportant aucune source, il est évident que ces citernes ne pouvaient être alimen-
tées que par les eaux pluviales, la pente située en amont ne suffisant pas, seule, à les
remplir. En revanche, l’existence de toitures pourrait alimenter un tel volume, toitures
à mettre en relation avec les vestiges de bâtiments repérés sur la crête, de part et d’autre
des citernes ; des fragments de tegulae en proviennent.

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 77

17. Ouverture cintrée reliant les citernes. 19. Mur en opus incertum, maintenu par un
contrefort semi-circulaire.

18. Citerne : paroi recouverte d’un enduit de tuileau.

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78 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

20. Ancrage de mur dans le rocher. 21. Creusement taillé dans le rocher.

22. Tour à l’extrémité orientale de la crête. 23. Tour de l’extrémité orientale de la crête :
vestiges.

Côté ouest ont été repérées deux constructions appartenant à deux bâtiments
distincts. Le plus occidental, deux vestiges de murs maçonnés parallèles à la crête [n° 1],
ne serait qu’une liaison entre deux affleurements rocheux, dont le premier, à l’ouest
et en surplomb du Claps, semble n’avoir conservé aucune trace de construction. Sur
l’autre affleurement, un mur [n° 2] a été observé sur plus de 5 m d’élévation et 13 m

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 79

de longueur (relevés : Daumas, Lapierre 2006). Construit en opus incertum à partir


d’un approvisionnement local en pierres, non smillées, ce mur large de 1,45 m est main-
tenu par un contrefort semi-circulaire, d’un diamètre de 2,60 m [fig. 19]. Des traces de
refend entre ce mur et le rocher ont également été observées, en contrebas d’une longue
encoche creusée dans l’affleurement rocheux et nettement visible [fig. 20] ; dans la
pente en aval, on a pu récolter un fragment de Luisante des IIIe-IVe siècles.
À l’est des citernes [3], trois autres ensembles bâtis ont pu être observés. Le plus
occidental est également le moins bien conservé : quelques vestiges de murs maçonnés
formant des angles droits [n° 4] et des creusements de formes rondes, ovoïdes et rectan-
gulaires, taillés dans le rocher, suggèrent la présence d’un bâtiment sur une surface rela-
tivement plane formée par le principal affleurement de la crête [fig. 21]. Cette surface
et les pentes immédiatement en contrebas ont livré des céramiques communes, de la
tegula et, surtout, des fragments de tubuli indiquant, dans ce secteur au moins, l’exis-
tence d’une salle chauffée indubitablement romaine. Plus loin à l’est, en léger contrebas
à l’adret de la crête, un autre bâtiment a pu être relevé : deux grands murs en angle droit
[n° 6], conservés sur 5 à 6 m d’élévation et épais de 90 cm, ferment une large anfrac-
tuosité dans le rocher, peut-être taillé pour former un édifice grossièrement quadrangu-
laire de 18 x 10 m, pour environ 160 m². Le mur sud, le plus long, est maintenu en son
centre par un contrefort semi-circulaire, large de 1,50 m mais débordant du mur de près
de 2 m ; les modes de construction sont identiques à ceux remarqués précédemment
sur l’autre mur à contrefort (cf. supra). Enfin, l’extrémité orientale de la crête [fig. 22]
est défendue par une tour [n° 7], dont subsiste une maçonnerie de plan semi-circu-
laire accrochée à un piton rocheux sur près de 3 m d’élévation et présentant le même
mode de construction [fig. 23]. Le point de vue sur la vallée de la Drôme est ici moins
développé qu’au centre de la crête ou à l’ouest, mais une implantation à cette extrémité
permet de contrôler visuellement la vallée de Miscon depuis le col jusqu’à la confluence
avec la Drôme.
Le chemin d’accès
À la fin du XVIIIe siècle, on voyait « encore les restes d’un chemin fort large et
pavé qui tournant autour du coteau conduisait sur le sommet sur lequel on trouve les
restes de bâtiments dont la forme et la maçonnerie indiquent un ouvrage des Romains »
(Vaugelas, f° 99). Aucun vestige de cette chaussée pavée n’a été retrouvé, cependant en
2005, une cinquantaine de mètres en contrebas des citernes, à l’adret, un mur [n° 5] a
pu être observé sur près de 50 m de long, pour une élévation pouvant atteindre 3 m.
La portion la mieux conservée de ce mur présente, sur 31 m de long, une largeur de

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80 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

90 cm ; il ménage un espace de 2 à 3 m de large par rapport à l’adret du Pic et présente


un pendage actuel de 26 à 53%. Ce fort pendage est cependant à relativiser ; en effet, une
seconde portion, moins bien conservée, semble presque horizontale (Daumas, Lapierre
2006, p. 7-18). Cette rampe d’accès s’interrompt sur le passage d’un affleurement
rocheux vertical, sur lequel on peut espérer que de nouvelles prospections amèneront
des observations d’ancrages similaires à celles du Néron.
Architecture du bâti et indices d’occupation
Les modes de construction (opus incertum, parements soignés mais en moellons
non smillés) de l’ensemble de ces vestiges sont similaires entre eux mais atypiques. Il
semble que les constructeurs aient utilisé les ressources locales, sans chercher à soigner
l’aspect des murs et en s’abstenant notamment de bâtir en opus vittatum à partir de moel-
lons équarris – technique utilisée depuis l’époque romaine jusqu’au XIIe siècle dans la
région. Bien que les citernes puissent être attribuées à l’époque romaine en vertu du
mortier de tuileau, la datation des autres constructions ne peut s’établir sur des critères
stylistiques. En revanche, la présence de tubuli est un marqueur fort et les éléments
mobiliers récoltés dans les pentes immédiatement en contrebas de la crête indiquent
une occupation du site vers le IIIe-IVe siècle apr. J.-C., puis à l’époque médiévale. Ces
observations sont étayées par un lot de 56 monnaies éparses provenant du site, dont 51
romaines et 5 médiévales (Planchon 2006a). Plus de 70% des monnaies romaines sont
concentrées entre les années 230 et 300, avec une forte proportion entre 250 et 275, les
autres unités recouvrant le Haut-Empire (9 bronzes très usés 8) et le IVe siècle (4 petits
bronzes) [fig. 24]. Quant aux deniers médiévaux, ils sont à attribuer au XIIe siècle et
indiquent une réoccupation du site 9.

Fonction du site
Quel genre d’utilité pouvait présenter un tel site ? L’isolement en altitude rend
peu vraisemblable une hypothèse d’habitat privé et, jusqu’à présent, l’absence de vestiges
architecturaux élaborés (marbres, colonnes…) associée à l’étalement des constructions
tout au long de la crête plaide à l’encontre d’un site monumental ou cultuel. En outre,

8 Au XVIIIe s., « on a trouvé quelques médailles en moyen bronze de Claude, Galba, Vespasien et
Antonin pie, mais dans le plus pitoyable état » : Vaugelas, f° 99. On insistera sur l’usure des bronzes du
Haut-Empire. Ces monnaies découvertes du XVIIIe s. ont été rajoutées au tableau de présentation initial
(Planchon 2006a, 20), passant de 56 à 60 monnaies.
9 Un serment de 1168 pour Luc et ses fortifications prêté par le comte de Die à l’évêque de Die fait état
de fortifications « antérieures ». S’agit-il des vestiges du fortin romain ? (Tissot 2002, p. 70-80 ; Planchon
2004).

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 81

24. Tableau de répartition chronologique des monnaies du Pic-de-Luc (point blanc : date précise ;
trait noir : durée du règne).

les citernes, tant par leur capacité que par leur mode supposé d’alimentation, orientent
l’interprétation vers une occupation en nombre, voire pérenne. Les fragments de tubuli
indiquent la possibilité de chauffer des espaces, voire de passer l’hiver. On peut penser
à une petite garnison ou à un refuge. Ultimum sed non minimum, le panorama offert
par ce site isolé et dégagé sur la vallée de la Drôme étaye, presque à lui seul, l’hypo-
thèse d’un établissement de type militaire, que ne contredit pas l’analyse des monnaies
découvertes sur le site : entre Anarchie militaire, Empire gaulois, réorganisation suite
aux raids de 275-276 et Bagaudes, les raisons ne manquent pas de vouloir contrôler la
voie de la vallée de la Drôme.

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82 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

Cette voie « Vocontia », d’origine protohistorique, permet de relier directement


Rhône et Durance en évitant le détour par Avignon et en franchissant le col le moins
élevé entre ces deux grands couloirs de passage (col de Cabre). Elle est utilisée par César
lors de la Guerre des Gaules, son emprunt par l’armée de Vitellius en 69 est marqué
par les exactions de Fabius Valens (Tacite 1, 66). Elle figure également sur les itinéraires
classiques (Table de Peutinger, itinéraires d’Antonin et Hiérosolymitain). Son intérêt
stratégique, notamment hivernal, est évident dès lors que le pouvoir est à Rome et
les légions d’Occident sur le limes rhénan (Planchon 2006b, p. 64). On constate par
ailleurs que c’est précisément au moment où l’occupation du Pic semble en perte de
vitesse qu’apparaissent les milliaires sur la voie « Vocontia », tous datés entre 293 et 392.
Faut-il en conclure que les travaux d’entretien et de réhabilitation de la voie s’organisent
lorsque la situation est assez pacifiée ? L’édification de l’enceinte de Die (Colonia Dea
Augusta Vocontiorum, capitale des Voconces à partir du IIe siècle : Planchon et al. 2010,
p. 120 et 245), traditionnellement attribuée à la charnière des IIIe et IVe siècles, parti-
cipe-t-elle de cette pacification ? Autant de questions que la présentation du contexte
historique de ce IIIe siècle dans les Alpes permettra de préciser.

Un système de défense dans les Alpes occidentales ?

Hypothèses
L’installation du Camp du Néron et de son chemin d’accès semble être contem-
poraine de l’optimum d’occupation observé sur le Pic-de-Luc. Les deux sites occupent
des positions élevées, offrant un large panorama et contrôlant d’importantes voies
d’accès vers les Alpes et l’Italie. Tous deux présentent des citernes, de 300 à 500 m3,
situées en contrebas des bâtiments et pouvant être alimentées par les écoulements
d’eaux pluviales provenant des toitures, cet ensemble de constructions ayant vocation
à accueillir plusieurs personnes, voire une petite garnison. Chaque site est implanté à
proximité d’une agglomération importante, ancienne capitale pour Luc-en-Diois, en
déclin, capitale en devenir pour Grenoble.
Deux sites perchés surplombant deux villes romaines : la tentation serait grande
d’attribuer au Néron et au Pic la fonction de site refuge pour les populations. Par
exemple, selon Grégoire de Tours (Hist. Franc., I, 29), les habitants de Javols (Lozère) se
réfugient dans le castrum de Grèzes au passage des Alamans. Cette situation, qui s’avère
cependant extrêmement rare au IIIe siècle (Schneider 2001), nécessite des lieux suscep-
tibles d’accueillir de nombreuses personnes. Avec des surfaces limitées à un simple
replat et à une crête, le Néron comme le Pic-de-Luc s’apparentent plutôt à la catégorie

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 83

des fortins, constitués pour L. Schneider de sites de moins de 0,25 ha. En outre, le déve-
loppement de ces sites d’habitat refuge semble n’intervenir qu’à partir de la fin du VIe
siècle au plus tôt (Reddé et al. 2006, p. 62), à une époque postérieure tant aux indices
d’installation du Pic-de-Luc et du Néron qu’à l’édification des enceintes urbaines de
Grenoble et de Die. Pour ces raisons, l’hypothèse de fortifications de hauteur destinées
aux populations ne paraît pas convenir aux deux sites étudiés ici.
Une tour au moins a été repérée sur chacun des fortins, venant étayer l’interpré-
tation militaire de leur occupation. Toutes ces similarités entre les deux sites, associées
au contexte politique du IIIe siècle dans la région, peuvent laisser penser que ces fortins
seraient à considérer comme les vestiges d’un glacis alpin sur les axes menant au Mont-
genèvre. Bien que délicate à première vue, cette hypothèse peut toutefois être défendue.
Tout d’abord, il est évident que deux sites ne constituent pas un système. La
compilation de données archéologiques, anciennes ou récentes, dans les régions de
Luc et de Grenoble, amène des éléments propres à élargir le champ de vision et offre
autant de pistes de recherches. Pour la région de Grenoble, l’ « oppidum » du Grand
Rochefort présente les caractéristiques d’un site fortifié de hauteur et une occupation
y est attestée depuis la protohistoire jusqu’au Ve siècle (Pelletier et al. 1994, p. 154-155 :
il semble que son rempart soit consolidé au IIIe s.). Offrant un large panorama sur la
vallée de l’Isère en aval et en amont de Grenoble, sa situation lui permet de contrôler
également la vallée de la Gresse. Plus au sud, l’ « oppidum » de Vif Saint-Loup présente
des caractéristiques similaires (Pelletier et al. 1994, p. 155, enceinte et citernes attribuées
au IIIe s.), permettant un contrôle de la voie reliant Grenoble au Trièves et à la Durance.
On peut également, en amont de Grenoble, évoquer le site perché du Fort des Quatre-
Seigneurs qui borde opportunément la vallée de l’Isère : sa position stratégique et la
découverte d’un dépôt monétaire du début du IVe s. (Pelletier et al. 1994, p. 65 et 172)
en font une piste de recherches pertinente 10 [fig. 25].
Plus excentrée mais tout aussi intéressante est la position du site de Saint-Claude
au château de Saint-Cassin, dominant le bassin de Chambéry. Ce site de hauteur, sur
les contreforts de la Chartreuse, est occupé du Ier au IVe siècle (Chemin 1971, p. 9-10 ;

10 Quelques sites plus problématiques font également partie des pistes qui restent à explorer. Bien qu’in-
terprété comme villa suburbaine (Rémy, Jospin 2006, p. 44), le site de la Bastille, qui surplombe directe-
ment Grenoble, réunit des intérêts poliorcétiques évidents. Le site de la chapelle Saint-Ours, à la pointe
nord du massif du Vercors, présente un panorama et des qualités topographiques intéressants. Enfin, si l’at-
tribution au IIIe siècle de l’ensemble des fortifications observées à Veurey est établie (Colardelle, Lebascle
1972), ce site de plaine peut compléter un dispositif de contrôle de la vallée de l’Isère.

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84 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

25. Localisation des principaux sites, avérés ou suspectés.

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 85

Rémy, Ballet, Ferber 1996, p. 190). Largement comparable à nos sites du bassin greno-
blois et diois, il pousse à élargir les recherches sur le bassin chambérien.
En secteur voconce, le Pic-de-Luc semble plus isolé au cœur de la vallée de la
Drôme. Son contrôle visuel s’étend, du nord au sud, de Die au col de Cabre ; vers l’est,
la vue est dégagée en direction du col de Miscon. De l’autre côté de ce col, dans une
anfractuosité des affleurements rocheux du sommet de la Sadière, cinq antoniniani ont
été découverts début 2008 11. Ce site, qui complète vers l’est le contrôle visuel du Pic,
reste à prospecter. Au débouché de la vallée de la Drôme, l’extrémité du plateau du
Vellan, qui domine Plan-de-Baix, est une autre piste à explorer.
Associés aux deux exemples attestés du Néron et du Pic-de-Luc, ces différents
sites de hauteur sont autant de pistes à explorer qui amènent cependant à s’interroger
sur la mise en œuvre d’un dispositif de verrouillage des voies alpines. Un rapide survol
des événements concernant les Alpes occidentales entre l’extrême fin du IIe et le IVe
siècle va permettre de vérifier si cette construction théorique reste pertinente dans son
contexte historique.

Le contexte historique
Les cités allobroge et voconce, qui contrôlent les accès nord-ouest de l’arc alpin,
font partie de la Narbonnaise, province sénatoriale donc a priori dépourvue de troupes
en résidence. 12 Une première étape dans la réforme de ce statut pourrait voir le jour lors
de la confrontation entre Septime Sévère et Clodius Albinus. En réaction à la sécession
d’Albinus, Septime Sévère, alors en Syrie, envoie un général (stratego) et des troupes
« occuper les défilés des Alpes et garder les voies d’accès à l’Italie » (Hérodien, III, 6,
10) 13. Cette réaction inaugure, dès la fin du second siècle, le retour des Alpes comme
enjeu stratégique. Ce contrôle a certainement été renforcé après la victoire du parti sévé-

11 Trois de Gallien (RIC Milan 508, Rome 181 et Siscia 572 var.) et deux de Claude II (RIC Rome 54,
l’autre au revers Consecratio).
12 Selon R. Brulet (Reddé et al. 2006, p. 43), la crise du IIIe s. et plus singulièrement la situation militaire
vont tendre à homogénéiser le statut des provinces en ce qui concerne le cantonnement des troupes. Aussi
n’est-il pas surprenant d’en retrouver dans les provinces sénatoriales.
13 Decimus Clodius Albinus, élevé César par Septime Sévère en 193, fut consul avec lui en 194. N’appré-
ciant pas la nomination de Caracalla comme César en 195, Albinus fut déclaré ennemi du peuple romain
(Dion Cassius 75, 4, 1), Septime Sévère revint à Rome pour asseoir son autorité. Afin d’isoler la péninsule
italique d’une sécession soutenue par la Bretagne, les trois Gaules, le légat de la province de Tarraconaise
(Lucius Novius Rufus) et une part non négligeable des sénateurs romains emmenés par Albinus, Septime
Sévère fit garder les voies d’accès à l’Italie par ses frères d’armes à la tête des légions de Pannonie (Tiberius
Claudius Candidus), Dacie (Lucius Marius Maximus) et de Mésie. Cette mesure empêcha Albinus de venir
s’imposer à Rome. Défait et tué (ou suicidé selon les sources) à Lyon en février 197, il entraîna Lyon dans

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86 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

rien à Lugdunum : la ville fut pillée, sa XIIIe cohorte dissoute et remplacée par des déta-
chements de quatre légions germaniques auxquelles Sévère confie l’arca Galliarum 14.
L’armée semble alors jouer un rôle important dans le contrôle de la capitale des Gaules,
ce qui constitue une rupture avec la politique menée jusqu’ici dans les provinces séna-
toriales. Cette précaution n’est pas si étonnante de la part d’un empereur à qui l’on doit
tant de réformes dans le domaine militaire, incluant le renforcement du limes rhénan
et du front de Dacie. Mais on ne retiendra cette proposition qu’au titre d’un probable
événement précurseur 15.
Une seconde étape serait à envisager avec l’incursion de tribus germaniques,
notamment les Alamans, en direction de l’Italie du Nord dans le courant de l’année
258. Plusieurs points de passage sont envisageables, notamment par les provinces de
Germanie et de Rhétie, mais la Gaule est également traversée (Christol 2006, p. 138) :
faut-il limiter cette incursion au territoire helvète, ou doit-on considérer que les vallées
de l’Isère et de la Durance qui constituent, rappelons-le, des axes de communications
privilégiés du massif alpin, ont également été concernées ? Toujours est-il que depuis
Milan, devenue résidence impériale durant les événements de 258 à 260, une sérieuse
réflexion a rapidement pu s’engager pour tenter de rendre aux Alpes leur vocation de
protection du sol italien. Là encore, faute d’indications archéologiques fiables concer-
nant nos fortins, on ne peut considérer cette étape qu’en tant que précurseur, voire
comme simple facteur intervenant régulièrement au cours du IIIe s.
La troisième étape est évidemment la constitution de l’Empire gaulois, qui suit
la victoire de Postumus contre Salonin à Cologne, en 260. L’autorité de Postumus est
rapidement reconnue par les provinces de Gaule, la Bretagne et les Germanies, cepen-
dant on ne sait de quel côté penche la Narbonnaise. Gallien, retenu par les Alamans à
Milan puis occupé en Orient, « s’astreint à une politique défensive en Narbonnaise
et sur le flanc septentrional des Alpes » (Christol 2006, p. 146), marquée notamment
par la perte par Postumus du contrôle des cols alpins entre la Gaule et l’Italie en 263.

sa chute et « un grand nombre de sénateurs furent mis à mort par Sévère pour avoir pris son parti ou pour en
avoir été soupçonnés » (Histoire Auguste, XII, XII, 2).
14 La legio Prima Minervia Pia Fidelis fait partie de ces armées du limes dont des éléments sont détachés
à Lyon entre 197 et 211. Loyale aux Sévères, d’où ces détachements, cette légion prendra ensuite le parti des
empereurs gaulois entre 260 et 274. Sans en tirer de conclusions, on remarquera que sur les huit vétérans
de cette légion connus par les inscriptions de Narbonnaise (toutes périodes confondues), trois ont leur
sépulture entre Lyon et les Alpes : un à Vienne (CIL XII, 1874), un à Valence (CIL XII, 1749, vers 150-250)
et un à Die même (CIL XII, 1576, IIIe s.).
15 Pour mémoire, l’un des tauroboles de Die est dédié au salut de Septime Sévère et de la famille impériale
entre 198 et 209, peut-être en 208 (Planchon et al. 2010, p. 310 n° 301).

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 87

À ce moment, le fortin du Pic-de-Luc est-il déjà installé, comme pourraient l’indiquer


les éléments de datation issus du site ? C’est en effet durant les années 263 à 266 que
la démarcation semble clairement située dans ce secteur. Avec le retournement d’Au-
réolus contre Gallien en 267, puis sa défaite malgré la mort de Gallien devant Milan en
268, enfin les succès de Claude II face aux Alamans en Italie du Nord (victoire du lac
de Garde : Histoire Auguste, Claude, XVIII, 4), les accès des Alpes occidentales sont
durant cette période le théâtre d’une « guerre de mouvement » (Christol 1996, p. 27).
La quatrième étape semble concerner plus sûrement la région de Grenoble, qui
accueille avec C. Iulius Placidianus un lieutenant de la nouvelle organisation militaire
de Claude II 16. Occupé à asseoir son nouveau pouvoir à Rome, Claude II confie à Placi-
dianus la mission de sécuriser les voies alpines et la vallée du Rhône. Placidianus, ancien
officier de Postumus rallié à Claude et nommé préfet des Vigiles, arrive en Narbonnaise,
fin 268 ou début 269, avec des troupes mobiles, equites et vexillationes 17. Ces nouveaux
corps militaires créés par Gallien avaient vocation à protéger les centres économiques
de l’empire au détriment du limes qui est peu à peu dégarni (Napoli 1997, p. 257). On
sait que Placidianus resta en poste autour de Grenoble au moins jusqu’en 270 par l’ins-
cription mise au jour à Vif 18. Quelle que soit l’étendue de son action, elle dut rencontrer
un certain succès puisqu’il sera nommé consul en 273. La reddition de Tetricus et de
son fils à Châlon-en-Champagne en 274 met fin à l’Empire gaulois : Aurélien, fort
de ses succès en Orient comme en Occident, s’affiche comme Restitutor Orbis sur le
monnayage impérial. La réunification est également célébrée sur quelques milliaires de
Narbonnaise (CIL XII, 160, 172 …), mais ceux de la voie « Vocontia », plus tardifs
(entre 293 et 392), ne semblent cependant pas s’intégrer dans ce contexte précis.
On ne peut s’empêcher de remarquer une proximité entre la présence de ce
préfet à Grenoble et les premiers éléments de datation du fort du Néron – même s’il
est impossible de pousser plus avant le rapprochement. Toujours est-il que ce type de
fortin, existant ou nouvellement créé, a pu jouer un rôle déterminant dans la stratégie

16 CIL XII, 2228 : Imp(eratori) Caesar[i] / M(arco) Aur(elio) Claudio / Pio Felici Invicto / Aug(usto)
Germanico / max(imo) p(ontifici) m(aximo) trib(uniciae) potes/tatis II co(n)s(uli) patri pa/triae proc(onsuli)
vexil/lationes adque / equites itemque / praepositi et duce/nar(ii) protect(ores) ten/dentes in Narb(onensi) /
prov(incia) sub cura Iul(i) / Placidiani v(iri) p(erfectissimi) prae/fect(i) vigil(um) devoti / numini maiesta/
tiq(ue) eius.
17 Les vexillationes sont des unités militaires détachées de leur corps d’origine pour des missions tempo-
raires (Le Bohec 2007). Ce n’est donc probablement pas en tant que préfet des Vigiles que Placidianus
commande ces hommes associés à des cavaliers.
18 CIL XII, 1551 : Ignibus / aeternis Iul(ius) / Placidianus / v(ir) c(larissimus) praef(ectus) prae/tori(o) / ex
voto posuit.

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88 Jacques Planchon & Yannick Teyssonneyre

militaire du préfet dont les troupes, en sous-effectifs face à celle de l’Empire gaulois,
restent suffisantes pour verrouiller des points de passage et couper les lignes de ravitail-
lement. Ainsi, le contrôle des trois accès menant par Grenoble vers l’Italie, sans compter
le verrouillage de la vallée de la Drôme, plus au sud, grâce au Pic-de-Luc sur la voie
« Vocontia », revêtent un intérêt stratégique évident 19.
Dans les années qui suivent, on peut se demander si les voies alpines sont concer-
nées par les incursions germaniques de 276 qui, bien que touchant plus profondément
les Gaules et probablement l’Ibérie, ne semblent pas inquiéter outre mesure le sud-est
de la Narbonnaise (Christol 1996, p. 27-28). La même question peut se poser au sujet
de la pacification des Bagaudes, déléguée par Dioclétien à Maximien Hercule, si tant
est que ces révoltes aient pu progresser jusqu’au Rhône. Que ce dernier institue ou non
une provincia Gallia Riparensis pour assurer la sécurité des communications entre la
Méditerranée et le Léman (Demougeot 1979, p. 27 et 42 ; contra Rémy, Bertrandy 1997,
p. 125 : aucune source n’en fait état), la mise en œuvre d’une politique de fortification
des villes, instaurée par Probus et poursuivie par la Tétrarchie, permet d’inaugurer une
nouvelle forme de contrôle et de défense du territoire, en parallèle avec la profonde
réorganisation du découpage provincial. C’est dans ce contexte que Grenoble se méta-
morphose et devient une capitale de cité que Dioclétien dote d’un rempart (CIL XII,
2229). Les Voconces, de leur côté, semblent également concernés par ces transforma-
tions. Chef-lieu de cité depuis le IIe siècle, la ville de Die accède au statut de Colonia
Dea Augusta Vocontiorum, probablement à titre honorifique, dans le courant du IIIe
siècle (CIL XII, 690 ; Planchon 2004) et son rempart, analogue à celui de Grenoble,
englobe un espace urbain de 27 ha. L’édification de l’enceinte de Die, si elle date bien
de la charnière des IIIe et IVe siècles, précéderait ainsi la désertion progressive du Pic-de-
Luc ; il en est probablement de même pour Grenoble, dont le rempart est mieux daté.

Synthèse et perspectives de recherche


La technique du contrôle des hauteurs est connue par la stratégie militaire
romaine, notamment dans le cadre de guerres de mouvement, comme le montre César
dans la Guerre Civile (L. III, XLIII : Il y avait en effet autour du camp de Pompée beau-
coup de collines abruptes. Il les fit d’abord occuper par des postes et y établit des fortins). Elle
s’accompagne généralement de la mise en place de fortifications linéaires, bien attestées
aux confins de l’empire (murs d’Hadrien et d’Antonin en Bretagne, limes rhénan, sud de

19 Une piste de recherches reste à explorer en ce qui concerne les accès aux cols du Saint-Bernard. Le site
de la colline Saint-Sigismond d’Aime, voire ceux du Petit- et du Grand-Saint-Bernard, peuvent également
participer à un hypothétique système défensif général.

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Deux exemples de fortifications romaines dans les Alpes occidentales… 89

l’Africa …), mais également présentes dans les Alpes Juliennes. Cette stratégie est cepen-
dant mise à mal dans le courant du IIIe siècle, lorsque le limes ne semble plus en mesure
de jouer son rôle de protection (Napoli 1997, p. 257 20). Selon D. Baatz et R. Brulet
(Reddé et al. 2006, p. 42-43), cette perméabilité constatée du limes en Germanie et
Rhétie oblige empereurs et usurpateurs à adapter le système défensif par la création, au
sein même des provinces, d’un réseau de fortifications plus diffus mais prioritairement
situé sur les routes militaires et ce, notamment, durant l’Empire gaulois.
Dans ce contexte spécifique au IIIe siècle, alors que les sécessions « gauloises »
ont fait réapparaître une zone frontière dans les Alpes occidentales et que des fortifi-
cations sont établies sur les axes de circulation, les fortins du Néron et du Pic-de-Luc
apparaissent comme parfaitement adaptés aux nouvelles stratégies. Cette solution prag-
matique, adaptée à de petits contingents de troupes mobiles capables d’intervenir et
de se replier rapidement en ayant l’avantage de la topographie, paraît appropriée pour
assurer une protection des axes de passage, tant contre d’éventuels « raids barbares »
qu’en prévision de tentatives d’annexion de la part de l’un ou l’autre des empereurs en
présence.
Notre construction théorique reste cependant fragile, faute notamment d’élé-
ments fiables de datation des fortifications et par manque d’éléments précis de compa-
raison entre les différents sites de hauteur évoqués dans ces pages. L’hypothèse d’un
système de fortifications non linéaires établi dès le IIIe siècle sur les grandes voies
des Alpes occidentales semble cependant pertinente, en attendant que de nouveaux
éléments viennent la conforter ou l’infirmer.

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20 On remarque également un verrouillage systématique des cols dans les Alpes Juliennes, mais les rares
éléments de datation font actuellement attribuer ce système au IVe siècle (Napoli 1997, p. 276 et 282).
L’architecture de ces fortins est très différente de ce qui a été mis en évidence au Néron et au Pic-de-Luc.

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