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SN 014 0027
SN 014 0027
Julien Rocherieux
Dans Sud/Nord 2001/1 (no 14), pages 27 à 50
Éditions Érès
ISSN 1265-2067
ISBN 2865868648
DOI 10.3917/sn.014.0027
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L’évolution de l’Algérie
depuis l’indépendance
INTRODUCTION
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Le 3 juillet 1962, l’Algérie indépendante ferme dans la joie la douloureuse © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
« parenthèse » de la colonisation. Tout reste à faire : sortir de l’état colonial, de cette
économie extravertie conçue uniquement par rapport à la métropole et en fonction
du million d’Européens qui y vivent, bâtir un État, ou, pour reprendre l’heureuse
expression de Benjamin Stora, « inventer » une Algérie qui, tant géographiquement
que culturellement, ne semble s’imposer que dans les esprits.
Nul doute que l’histoire de l’Algérie depuis l’indépendance est avant tout l’his-
toire de l’émergence d’une « identité algérienne », qui emprunte tout à la fois aux
modèles républicain, islamique et nationaliste. Devant les contradictions et les
doutes, la synthèse se révèle des plus difficiles pour le régime autoritaire qui parvient
rapidement au pouvoir. Après trente ans de cette transition menée par le FLN, la crise
actuelle que connaît l’ancienne colonie française témoigne de son échec. Se fondant
sur le mensonge d’un « peuple unanime » et revendiquant l’héritage exclusif du com-
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bat pour l’indépendance, le FLN ne parviendra pas à pallier cette absence de légitimité
démocratique ou même à cacher l’ombre tutélaire et omniprésente de l’état-major.
Octobre 1988 marquera la fin d’une époque lorsque le régime vacille et semble
se libéraliser. Quatre ans plus tard, l’interruption du processus électoral à cause de la
trop forte poussée du FIS referme cette courte parenthèse pour plonger l’Algérie dans
une guerre civile larvée. Mais où va l’Algérie ? Comment comprendre cette histoire
que nombre d’historiens qualifient de « cyclique », croyant revivre une seconde fois
cette guerre d’indépendance qui marque si profondément l’identité algérienne ? Il ne
fait en tout cas aucun doute que cette crise place l’Algérie face aux choix qui furent
les siens depuis 1962.
Les accords d’Évian sont signés le 18 mars 1962. Le 26 septembre suivant, Ben
Bella prend le pouvoir avec l’appui de l’armée. Entre ces deux dates, l’unité de la
nation algérienne semble sérieusement menacée. La population, dans la misère la plus
totale, assiste désolée et inquiète aux « batailles » que se livrent les anciens chefs du
FLN.
La proclamation de l’indépendance
Le 1er juillet 1962, un référendum entérine, à une écrasante majorité, les accords
consacrant l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Le GPRA, formé à Tunis en 1958
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subsistance des populations locales. Dans les centres urbains, le chômage sévit et les
bidonvilles se multiplient.
tionnel rapidement qualifié de « fasciste », les premiers affrontements ensanglantent © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
Le peuple algérien, cette masse d’affamés et d’analphabètes, ces hommes et ces femmes plon-
gés pendant des siècles dans l’obscurité la plus effarante ont tenu contre les chars et les avions,
contre le napalm et les services psychologiques, mais surtout contre la corruption et le lavage de
cerveau, contre les traîtres et les armées « nationales » du général Bellounis. Ce peuple a tenu mal-
gré les faibles, les hésitants, les apprentis dictateurs. Ce peuple a tenu parce que pendant sept ans,
sa lutte lui a ouvert des domaines dont il ne soupçonnait même pas l’existence.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre
30 algéries
L’État-FLN
Le 25 septembre 1962, l’Assemblée nationale constituante proclame la naissance
de la République algérienne démocratique et populaire. Le FLN réorganisé s’affirme
rapidement comme un parti unique : toutes les autres formations sont interdites.
Tout va se jouer désormais à l’intérieur du Front. En janvier 1963, la puissante UGTA
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En 1963, celui-ci se veut avant tout la poursuite d’une révolution paysanne. Les
dernières propriétés coloniales sont nationalisées tandis qu’apparaissent les premières
unités agricoles « autogérées ». En 1965, ce secteur s’étend sur deux millions d’hec-
tares et emploie 115 000 ouvriers. Cette politique improvisée et anarchique va se
révéler un échec catastrophique, accélérant l’exode rural. Combiné à un processus
d’appropriation des espaces laissés vacants par les « pieds noirs », ce mouvement d’af-
flux vers les villes marquera durablement le paysage urbain. Au déracinement s’ajoute
le chômage qui touche une grande partie de la population, notamment à cause de la
grave crise que connaît une industrie vétuste et totalement désorganisée. Le dérapage
démographique – la population augmente de 3 % par an – combiné au recul de la
production agricole laisse présager des difficultés à venir. L’émigration vers la France
constitue alors une « soupape » à même d’alléger la pression sur le marché du travail.
Au printemps 1965, le seuil des 450 000 Algériens en France est dépassé.
cependant pas à contrebalancer ses relations commerciales avec la France, qui © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
saut révolutionnaire », inaugure un régime où le pouvoir d’État se perpétue exclusi- © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
vement par le haut, par la cooptation au sein d’un groupe détenant la force armée.
Dans l’immédiat, un gouvernement est formé le 10 juillet 1965, dirigé par l’austère
colonel Boumediene, ancien instituteur en Égypte ayant rejoint le FLN en 1954 et
promu, depuis 1960, chef d’état-major de l’ALN. Homme secret et inflexible, idéo-
logue volontaire, il a peu de considération pour le FLN qui, malgré sa réorganisation,
demeure sans pouvoir réel, et s’appuie sur l’armée pour gouverner. Grâce à la redou-
table sécurité militaire, il élimine peu à peu ses opposants : Mohamed Khider en
1967 et Belkacem Krim en 1970 – ce dernier avait annoncé la création en octobre
1967 du Mouvement démocratique de renouveau algérien. Aït Ahmed et Boudiaf
vivent en exil à l’étranger. Le Conseil de la Révolution lui-même est épuré : seul
Abdelaziz Bouteflika, inamovible ministre des Affaires étrangères, conservera ses
fonctions. L’accentuation du caractère autoritaire de l’État ne fait donc guère de
doute.
L’évolution de l’Algérie depuis l’indépendance 33
Le « développementalisme » algérien
santes », doivent renforcer l’intégration de l’économie nationale par les effets qu’elles
exercent en amont (effets d’approvisionnements) et en aval (effets de débouchés).
L’idée que l’édification accélérée d’une industrie lourde est une base nécessaire au
développement est à cette époque partagée par nombre d’analystes. Soixante-dix
sociétés nationales sont créées, considérées comme la colonne vertébrale de l’écono-
mie et la base du programme de développement lancé par Belaïd Abdesslam.
L’agriculture sacrifiée
La priorité est accordée à l’industrie au détriment de l’agriculture. Dès lors, la
« révolution agraire » engagée en novembre 1971 est vouée à l’échec. Transformation
autoritaire de l’agriculture, cette « révolution » a pour objectifs principaux de
répondre aux besoins alimentaires du pays et de développer la position de l’Algérie
sur le marché international pour l’exportation des produits agricoles. Débutée sans
enthousiasme, cette tentative de réforme articulée autour des coopératives et du sec-
teur autogéré s’enlise dans l’incohérence des choix réalisés. Le niveau d’autosuffisance
alimentaire, qui se situait à plus de 70 % en 1969, n’est plus que de 30 % en 1980.
La soumission certaine du monde paysan à la logique de l’industrialisation débouche
naturellement sur un échange ville-campagne inégal entraînant un exode rural crois-
sant de l’ordre de 100 000 personnes par an.
Algérianité et arabisation
La révolution algérienne entendait réarabiser l’Algérie « dépersonnalisée par le
colonialisme ». Dès l’indépendance, cette volonté d’arabisation s’affirme progressive-
ment dans l’enseignement. Il s’agit évidemment de tourner définitivement la page du
colonialisme et de fonder une culture algérienne renouant avec la « tradition orale des
poètes errants ». Dès lors, la conception « du passé, faisons table rase », s’impose.
L’Algérie refuse donc de s’associer au mouvement de la francophonie et amorce un
combat contre la perpétuation de la langue française. Cette politique d’arabisation a
plusieurs conséquences. Tout d’abord, elle durcit les oppositions entre élites arabo-
phones et élites francophones que le système éducatif, paradoxalement, continue lar-
gement de reproduire. Ensuite, dans le domaine idéologique, la généralisation de la
langue arabe permet d’augmenter l’influence des courants panarabistes et des cou-
rants de l’islamisme politique.
La culture devient aussi un instrument de propagande pour légitimer le pouvoir.
La manipulation de la mémoire historique, lieu de la légitimation symbolique du
FLN, magistralement décrite dans l’essai de Benjamin Stora, participe à la frénésie
commémorative. L’historiographie officielle transforme ainsi la période coloniale
française en insurrection continue et fait disparaître les noms des principaux acteurs
de la guerre de libération.
L’étatisation de l’islam
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Les années quatre-vingt sont marquées par une remise en cause, dans tout le
Maghreb, des États-nations construits sur des modèles importés, essentiellement sur
le modèle français, jacobin et centralisateur. Faut-il se réclamer du nationalisme
arabe ? De la Umma islamique (communauté des croyants) ? Dans cette ambivalence
du concept national, des brèches apparaissent, dans lesquelles les islamistes pourront
s’engouffrer.
Un processus limité
L’ouverture n’aura été que timide. Le FLN, qui a perdu progressivement la légiti-
mité historique issue de la guerre d’indépendance, est depuis longtemps discrédité
par la bureaucratie, l’affairisme et le carriérisme. Même si les procès pour abus de
pouvoir ou concussion se multiplient, la plupart des procédures sont étouffées. La
corruption atteint des proportions inégalées. La pratique des « commissions » pour
l’implantation des sociétés étrangères sur le territoire algérien se développe à grande
échelle.
De même, le pouvoir tente de maintenir à tout prix un unanimisme de façade.
Il n’existe toujours qu’un seul syndicat et qu’un seul journal, El Moudjahid : aucun
débat n’est possible. L’histoire officielle elle-même a institué ses repères, construit sa
propre légitimité, effacé toute démarche pluraliste.
C’est justement cette nationalisation de la religion qui est refusée par les mou-
vements islamistes, qui dénient à l’État algérien, contrairement au Maroc par
exemple, toute légitimité religieuse. Dès lors, les incidents se multiplient entre
groupes « laïques » et islamistes. Des maquis apparaissent en 1983, animés par des
combattants qui reviennent d’Afghanistan. En avril 1985, 135 islamistes accusés
d’appartenir à une organisation clandestine, le MIA, passent en procès.
Dans un premier temps, le régime semble multiplier les concessions aux inté-
gristes, non encore perçus comme une menace véritable. C’est ainsi que le « code du
statut personnel et de la famille » est adopté le 29 mai 1984. Celui-ci maintient la
polygamie et l’inégalité des droits entre les sexes, au mépris total de la constitution de
1976. Les islamistes en profitent pour revendiquer l’application intégrale de la
charia.
économique doit laisser la place à un triste constat d’échec : le président Chadli ne © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
La crise sociale
La société algérienne à l’aube des années quatre-vingt-dix ne ressemble que peu
à celle de 1962. Ainsi, le taux d’urbanisation atteint 50 % en 1988. Ce bouleverse-
ment est non seulement géographique, mais aussi social et culturel. Cependant, ce
brusque mouvement d’urbanisation se traduit vite, comme dans la plupart des pays
du tiers-monde, par une véritable « crise des villes ». La crise du logement, l’insuffi-
sance criante des équipements hydrauliques se conjuguent avec l’éclatement de la cel-
lule familiale traditionnelle et le chômage très élevé chez les jeunes, pour déboucher
sur une situation à bien des égards explosive.
Si l’Algérie échappe en 1984 aux « révoltes du pain » qui touchent le Maroc et
la Tunisie, la population n’en est pas moins excédée par l’étalage des richesses et l’ar-
rogance d’une nouvelle caste de privilégiés. Le fossé se creuse entre deux sociétés.
Dans la Casbah d’Alger, des manifestations éclatent pour réclamer l’amélioration des
conditions de logement. C’est cette mise en accusation du FLN et de la classe poli-
tique par les jeunes notamment, qui aboutit aux manifestations sanglantes d’octobre
1988.
Avec les émeutes d’octobre 1988 s’ouvre le « printemps d’Alger », marqué par la
disparition du système de parti-unique, la floraison des partis, mais aussi par l’engre-
nage tragique de la violence.
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les consciences. Dans ces émeutes, les activistes islamistes ont montré leur impor-
tance, même s’ils ne sont pas les initiateurs du mouvement, largement spontané. Le
séisme est tel que le passage au multipartisme s’organise rapidement.
Le gouvernement de Kasdi Merbah, mis en place dans la foulée des émeutes © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
La montée du FIS
Pour la première fois depuis son indépendance, l’Algérie s’engage en 1989 dans
un processus de démocratisation. Le Front islamique du salut, qui a pour but
annoncé l’instauration d’une « république islamique », profite du rejet massif du FLN
pour s’imposer comme la principale force politique algérienne. La stratégie du pou-
voir consiste alors à affaiblir au maximum les partis progressistes, notamment en s’ap-
puyant sur les islamistes. Le président Chadli fait venir d’Égypte des enseignants
religieux et des prêcheurs fondamentalistes, ou choisit même Abassi Madani, le futur
leader du FIS, pour prendre le contrôle de la mosquée d’Al-Argham. Le 12 juin 1990,
on assiste, lors des élections municipales et régionales, à un raz de marée du FIS. Il
rafle quasiment tous les conseils municipaux des grandes villes : c’est l’échec flagrant
de la stratégie de l’armée et de la classe politique au pouvoir. Il faut dire que les prin-
cipales forces de l’opposition démocratique, dont le FFS, n’étaient pas présentes pour
ces élections.
La guerre du golfe accentue les clivages au sein des forces politiques en Algérie.
Si tous les partis condamnent la réaction occidentale, la position à l’égard du régime
de Saddam Hussein ou de l’Arabie Saoudite, est loin de faire l’unanimité. On assiste
d’un côté au retour en force des accents populistes, tiers-mondistes et volontiers anti-
sémites des partisans de l’unité de « la nation arabe », et de l’autre à la montée d’un
message radical, prônant le Djihad et le refus de la démocratie, assimilée à l’Occident
et à l’irréligion.
Les premières élections législatives pluralistes sont prévues pour le 27 juin 1991.
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Le FIS, en désaccord avec le mode de scrutin, choisit l’affrontement dans la rue et © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
appelle à la grève générale. Abassi Madani et Ali Benhadj, les deux leaders du FIS, sont
arrêtés : c’est un tournant majeur pour le régime en pleine recomposition. Malgré ces
événements, le processus électoral reprend. Le premier tour des législatives, le
26 décembre 1991, donne aux islamistes 188 sièges, laissant loin derrière le FFS et le
FLN. Bien que le FIS ait perdu plus d’un million de voix par rapport aux élections
municipales de juin 1990, l’armée « démissionne » le président Chadli qui s’apprêtait
à cohabiter avec le FIS. Un « Haut comité d’État » instaure l’état d’urgence le 11 jan-
vier 1992 et fait appel à Mohammed Boudiaf, l’un des chefs historiques du FLN.
Les spécialistes restent divisés pour expliquer cette montée du FIS. Son discours
passe en force dans une jeunesse en quête d’identité et de mémoire. Une explication
strictement électorale reviendrait à faire du FIS un parti ayant profité d’un triple phé-
nomène : le vote-sanction des Algériens voulant rejeter le FLN ; le vote par défaut, dès
lors que les principaux partis démocratiques ne se présentaient pas aux élections ; le
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vote refuge, enfin, pour un parti ayant su capter le courant d’expression provoqué par
les sanglants massacres d’octobre 1988. Cette explication a cependant le défaut de
faire du FIS un parti nouveau, apparu ex nihilo. On recense diverses thèses cherchant
à comprendre plus profondément les raisons du phénomène islamique.
Une première analyse fait référence à l’inexorable montée, mondiale, du reli-
gieux dans l’espace public. Le FIS profiterait ainsi d’une dynamique internationale
que divers éléments permettent de fonder. C’est ainsi que le premier groupe armé
créé en Algérie, en 1985, dirigé par Mustapha Bouyali, n’avait aucune culture isla-
mique mais avait appris assez de slogans radicaux auprès de ses amis iraniens et
afghans pour se considérer comme une autorité en matière religieuse.
Une autre explication, de type économique, prenant plus en considération les
racines algériennes du « phénomène-FIS », est également avancée. Depuis 1988,
l’Algérie sort d’une économie centralisée, bureaucratisée et se dirige vers l’économie
de marché ; il s’agit de permettre aux acteurs économiques de s’émanciper du pou-
voir politique et de l’ordre social existant. En même temps qu’ils favorisent active-
ment ce passage à une économie de marché, les islamistes proposent des remèdes à
ses conséquences : éthique religieuse de la solidarité, entraide chaleureuse…
Une dernière explication, celle de Benjamin Stora, tend à faire des islamistes
les « nouveaux héritiers du nationalisme ». Les militants islamistes retrouvent ainsi
les intonations de l’arabo-islamisme introduites par les premières organisations
algériennes dans les années trente : les oulémas d’Abdelhamid Ben Badis, pour qui
« l’islam est ma religion, l’Algérie ma patrie et l’arabe ma langue ». Le FIS pousse la
logique populiste et anti-intellectualiste du FLN, en la colorant de religiosité. La force
de l’islamisme consiste à proposer une nouvelle rupture avec l’État actuel, en retrou-
vant les mots et le vocabulaire de l’ancienne fracture avec l’État colonial.
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Le déchaînement de la violence
Après l’interruption du processus électoral, les islamistes tentent d’enfermer le
pouvoir dans la logique infernale du « tout sécuritaire ». En six mois, le pays a bas-
culé dans une guerre civile ouverte. Le 26 août 1992, une bombe éclate dans l’aéro-
port d’Alger, attribuée à des islamistes – en fait plus ou moins manipulés. Désormais,
le terrorisme frappe aussi la population civile. Lasse des exactions et du terrorisme, la
société algérienne a l’impression d’être prise en otage. Les années 1992-1995 auront
semblé les plus terribles du conflit. Pourtant, les tractations organisées début 1995
par la communauté catholique de San Ediglio pour tenter de mettre sur pied une
opposition algérienne ne donnent rien. En 1997, une grande opération de « net-
toyage » contre les maquis islamistes est lancée pour répondre aux massacres qui se
L’évolution de l’Algérie depuis l’indépendance 45
succèdent. Malgré le message répété des autorités selon lequel le terrorisme « vit ses
derniers soubresauts », la barbarie continue, comme en témoignent les massacres des
villages de Bentalha, Rhaïs ou Beni Messous en octobre 1997. Certaines sources n’hé-
sitent pas à avancer le chiffre de 100 000 victimes depuis le début du conflit en 1992.
Acteurs et divisions
Le « bloc » du pouvoir, s’il paraît aujourd’hui le plus solidement implanté, n’en
demeure pas moins la proie de crises internes régulières. Nul doute que ce « camp »
est lui aussi responsable de la situation et se livre à des violations massives des droits
de l’homme. Bien que l’opacité demeure la première caractéristique du régime, on
peut recenser trois pôles de pouvoir : les chefs de l’armée, la Sécurité militaire et une
apparence de pouvoir civil. La primauté de l’armée constitue évidemment une
constante depuis l’indépendance. Aujourd’hui, les officiers sont divisés en clans qui
se partagent le pouvoir – et les flux financiers, puisque les préoccupations du com-
mandement sont avant tout d’ordre matériel. La très puissante sécurité militaire, la
police politique du régime, constitue elle aussi un véritable État dans l’État. Héritière
du MALG, elle quadrille la société, infiltre les médias, la police, les partis politiques et
les groupes islamistes armés. L’organisation de ce système est difficile à cerner, car
fonctionnant sur des clans aux contours mouvants qui se font et se défont en fonc-
tion des rapports de force du moment. Il n’est pas rare que des attentats attribués aux
islamistes proviennent en fait de règlements de compte entre clans adverses. Pour cer-
tains observateurs, l’annulation des élections de janvier 1992 vise aussi à renvoyer le
président Chadli devenu dérangeant par sa politique de libéralisation et de réforme.
L’assassinat du président Boudiaf peut de même être mis au compte des « barons » du
pouvoir. Les faiblesses de ce système ne sont plus à démontrer. Ainsi, son fonction-
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nement même exclut une centralisation du commandement pourtant indispensable. © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
La lutte contre les islamistes a permis de légitimer tout moyen : état d’urgence, sus-
pension des libertés, hégémonie politique de l’armée… Certes, les militaires ne sont
pas parvenus, en 1999, à éradiquer la violence, mais ils l’ont réduite à un niveau qui
ne les menace plus.
La guerre civile, depuis 1996, implique encore un peu plus la population dans
la lutte contre les islamistes. Ainsi, on assiste à la multiplication des groupes d’auto-
défense armés par le pouvoir. Ces « patriotes », comme ils se dénomment, n’hésitent
pas à riposter avec une terrible sauvagerie. Nul doute que le désarmement de la popu-
lation, après un très hypothétique retour de la paix, ne sera pas chose facile.
Dans ce cadre, il est impossible de comparer l’Algérie à une démocratie nais-
sante : le gouvernement « organise », sous haute surveillance, les scrutins présidentiel,
législatif et municipaux. La nouvelle loi fondamentale, adoptée en novembre 1996,
accorde les quasi-pleins pouvoirs au chef de l’État, lui-même un militaire. Après
46 algéries
dictions de l’islamisme politique algérien. Les GIA, principalement composés des © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
membres de l’organisation Tafiroua Hidjra, d’anciens « Afghans » ou de délinquants,
regroupent une multitude de groupuscules locaux, extrêmement cloisonnés, qui font
du Djihad une obligation religieuse. Les GIA entrent dans une course pour le leader-
ship de la mouvance armée qui pousse les différents groupes à multiplier les coups
d’éclat et les attentats spectaculaires. Dans les zones qu’ils contrôlent, ils terrorisent
la population et imposent un ordre social rigoriste et violent au nom de la charia. En
n’hésitant pas à s’en prendre aussi directement à la population, coupable de ne pas
avoir rejoint le maquis, les GIA ne tardent pas non plus à constituer des bandes délin-
quantes ou à adopter des comportements mafieux en recourant au racket ou à divers
trafics.
Au fil des mois, avec la montée en puissance du terrorisme et de la répression
militaire, le champ politique algérien se recompose. Deux grands groupes apparais-
L’évolution de l’Algérie depuis l’indépendance 47
tionale, le régime algérien autorise la venue de deux missions d’enquête, du © Érès | Téléchargé le 30/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.88.175.181)
internationales sur les fraudes lors du scrutin, ont révélé le caractère superficiel de la
démocratie, en fait contrôlée par des hommes inconnus du grand public, et l’extrême
division d’une population en grande partie résignée.
Tout progrès devra passer dans l’avenir par une remise en cause de cette « cul-
ture de guerre » (Benjamin Stora) qui constitue le plus sérieux obstacle à l’apparition
d’un nationalisme à base d’esprit républicain et d’islam tolérant. La pluralité, tant
ethnique qu’idéologique, n’est pas compatible avec le langage manichéiste et outran-
cier tenu aux jeunes Algériens depuis des générations. Outre le défi de la crise éco-
nomique ou du poids écrasant de la dette, se dresse en Algérie le dilemme qui est de
savoir comment vivre son identité arabo-musulmane sans pour autant basculer dans
l’obscurantisme. Débat crucial pour l’ensemble des pays arabes, ce combat entre isla-
misme politique et républicanisme musulman se combine dans l’ancienne colonie
française avec les contradictions de la construction nationale.
À partir du moment où aucun des camps qui s’affrontent ne semble en mesure
de l’emporter militairement, peut-être la solution vient-elle des partisans du dialogue,
refusant la spirale de la violence des « éradicateurs » des deux bords. Cependant, tout
rapprochement des modérés, comme en 1995 ou même en novembre 1993, prêts à
accepter les règles contraignantes d’une démocratie pluraliste, se heurte aux intérêts
bien ancrés de certains clans du pouvoir : l’armée détient sans nul doute une grande
partie des réponses aux problèmes politiques.
BIBLIOGRAPHIE
ABBAS, F. 1984. L’Indépendance confisquée (1962-1978), Paris, Flammarion.
EVENO, P. 1994. L’Algérie, Paris, Le Monde-Marabout.
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Revues et articles
« Algérie, 20 ans », Autrement, n° spécial 38, Paris, Le Seuil, 1982.
« Algérie, dix ans d’une guerre non dite », L’Express, dossier spécial, janvier 1998.
« Algérie, présidentielle 1999 », Jeune Afrique, 6-12 avril 1999, n° 1995.
« Algérie : violence et politique », Hérodote, 2e trimestre 1995.
« L’islam en Algérie », Grandguillaume Gilbert, Esprit, janvier 1995.
« La guerre sans fin », Stora Benjamin, L’Histoire, avril 1999, n° 231.
« La nébuleuse du pouvoir », Duteil Mireille, Esprit, janvier 1995.
« La prise du pouvoir par le FLN », Ageron Charles-Robert, L’Histoire, avril 1999, n° 231.
L’évolution de l’Algérie depuis l’indépendance 49
Chronologie
1962 18 mars : signature des accords d’Évian. Le lendemain intervient un cessez-le-feu en
Algérie.
7 juin : adoption du programme de Tripoli par le CNRA.
1er juillet : référendum en Algérie. Les accords consacrant l’accession à l’indépen-
dance de l’Algérie sont adoptés.
3 juillet : proclamation de l’indépendance de l’Algérie.
22 juillet : luttes intestines dans l’Algérie indépendante. Ahmed Ben Bella et ses
amis annoncent à Tlemcen la formation d’un « bureau politique ».
9 septembre : l’ALN commandée par Boumediene fait son entrée à Alger
1963 29 mars : décrets sur l’autogestion.
8 avril : Khider démissionne ; il est remplacé par Ben Bella.
8 septembre : la constitution est approuvée par référendum. Instauration du parti
unique.
1964 16 avril : le 1er Congrès du FLN adopte la « charte d’Alger ».
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1980 20 avril : trois jours d’émeutes à Tizi-Ouzou. Les insurgés réclament la reconnais-
sance de la culture berbère en Algérie.
1982 2 novembre : violents incidents à la cité universitaire Ben Aknoun entre « progres-
sistes » et « islamistes ».
1984 9 juin : adoption du « code de la famille » qui restreint les droits de la femme.
1985 Avril : procès des 135 islamistes du MIA.
1986 16 janvier : adoption de la nouvelle « Charte nationale » par référendum.
1988 16 mai : normalisation des relations diplomatiques avec le Maroc.
4-10 octobre : émeutes à Alger. Le bilan officieux fait état de 600 morts.
3 novembre : référendum pour la modification de la constitution.
27 novembre : le FLN accepte la séparation du parti et de l’État.
1989 14 septembre : légalisation du FIS, créé quelques mois plus tôt.
1990 12 juin : victoire du FIS aux élections municipales.
1991 5 juin : affrontements meurtriers entre islamistes et forces de l’ordre. L’état de siège
est instauré. Mouloud Hamrouche est nommé premier ministre.
15 juin : appel du FIS à la grève générale.
30 juin : Abassi Madani et Ali Benhadj sont arrêtés et emprisonnés.
26 décembre : le FIS obtient 188 sièges au premier tour des élections législatives.
1992 11 janvier : les blindés se déploient dans les principales villes. Chadli doit démis-
sionner, l’Assemblée est dissoute et les élections annulées.
14 janvier : un Haut Comité d’État présidé par Boudiaf prend le pouvoir.
Juin : assassinat de Boudiaf.
26 août : attentat à l’aéroport d’Alger.
1994 30 janvier : la présidence de l’État est confiée au général Zeroual.
1er juin : l’Algérie obtient un rééchelonnement de sa dette extérieure.
15 juillet : les USA pressent Alger d’élargir sa base politique.
5 août : 17 Algériens sont assignés à résidence, en France, à Folembray.
26 décembre : un airbus d’Air France est détourné par un commando du GIA.
1995 13 janvier : les principaux partis d’opposition signent une plate-forme commune
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