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D’où : tout analyser : ne rien laisser de côté, tout est important (y compris les exemples, les parenthèses…). Ne pas survoler le texte.
Risque inverse : se perdre dans le détail. Toute partie analysée doit l’être dans sa relation au tout du discours (en quoi cette remarque de l’auteur fait-
elle avancer la résolution du problème, pourquoi cet exemple ici et maintenant… ?)
L’explication de texte est un exercice difficile. Ce n’est rien d’autre qu’apprendre à lire.
Goethe à l’âge de 80 ans : « je crois que je commence à savoir lire ».
Les causes de l’esclavage paradoxal d’un être libre sont, énonce Kant, la « paresse et la lâcheté ». Or quelle est l’essence singulière de tels vices ?
Notons tout d’abord que ces derniers indissociablement joints aux vertus inverses que Kant nomme « résolution » et « courage » ne sauraient être le fait
des êtres simples que sont, d’un côté, les animaux et, de l’autre, d’hypothétiques dieux. Si les premiers, en effet, connaissent fatigue et peur, ils n’ont, dans
la zoologie kantienne où l’homme a le privilège de la volonté, manifestement pas le pouvoir de les contester. Ils sont fatigue et peur, sans recul ni distance,
et ne peuvent s’opposer à ce mouvement naturel survenant en eux et malgré eux. Aussi n’agissent-ils pas : ils réagissent. Un indice permettant d’aller dans
le sens de cette vision de l’animalité est le décalage inconsistant des catégories morales comme juridiques - qui toutes supposent un être capable de se
raisonner et de contrôler – appliquées à leur encontre : à moins de se croire plongé dans le monde de Walt Disney, sermonner son chat parce qu’il est
paresseux n’est-ce pas, en effet, tout simplement absurde ? Seul l’homme, en effet, a, nous semble-t-il ici, le pouvoir de s’opposer à ces mouvements
passionnels naturels qu’il partage avec les animaux. Aussi est-il le seul qui puisse, a contrario, être dit résolu et courageux. Un être, tel un dieu,
naturellement vaillant et ne connaissant pas la peur ne saurait, en effet, être loué pour sa vertu. Ceci nous éclaire sur la nature singulière de l’homme :
celui-ci semble bien un être double, doté, pour une part, d’une nature qui l’ancre dans l’animalité et, pour une autre, contrairement aux animaux, d’une
volonté libre dont toute la vertu semble de s’opposer aux mouvements naturels. Le mal semble un laisser-aller, le bien un « se reprendre ». La cause de la
servitude volontaire de l’homme n’est donc, à ce moment du texte, qu’en lui-même : pour se libérer il suffit de se reprendre en éveillant cette volonté qui
est le propre de l’humanité et toute sa dignité contre la bête en lui qui déjà fuit, s’endort ou accapare.
Que l’homme soit cet étrange animal qui, par nature, est doté du pouvoir de s’opposer à son animalité – et plus largement à la nature en lui et hors de lui
- c’est ce que souligne Kant lorsqu’il évoque la mystérieuse naissance naturelle d’un être « affranchi par la nature ». Hors l’homme tous, en effet, suivant
sans distance leurs instincts, sont esclaves de cette même nature qui les forge entièrement. Au contraire, sur l’homme et sur l’homme seulement, les forces
de la nature, pour influentes qu’elles soient, ne sont donc pas déterminantes. De là le caractère essentiellement négatif des obstacles à la liberté : la lâcheté
et la paresse sont des laisser-aller définis par leur passivité et, par essence, des manques (respectivement, de courage et de résolution). Nous comprenons
ainsi pourquoi il semble suffire d’éveiller l’homme à son pouvoir de vouloir pour le libérer. Reste qu’en évoquant la commodité lié à son esclavage– « il
est si commode d’être mineur » - Kant suggère une autre cause à ce dernier liée non pas tant à un laisser-aller qu’à une obscure volonté de ne pas être
libre. Si, en effet, les hommes suivent « volontiers » un maître ce n’est peut-être pas seulement ni uniquement par laisser-aller mais, tout aussi bien, parce
qu’ils gagnent énormément à se laisser ainsi dominer. Quel gain, en effet, sinon celui de ne pas avoir à affronter l’angoisse de notre liberté, la multiplicité
des chemins de vie possible et notre propre responsabilité devant de tels choix étant comme abolis par la soumission à la parole d’un autre se posant
comme la Voie et la Vérité. Si toutefois la cause de notre servitude repose davantage sur un désir actif de servitude que sur une simple passivité, la tâche
des Lumières en est, par là même, singulièrement compliquée. Il ne suffit plus, en effet, de rappeler les hommes à leur liberté si du fardeau de cette liberté
(Sartre) ils désirent ici se décharger.
Ce serait, en tout cas, ce désir qui expliquerait que l’homme aliène son pouvoir de penser en offrant à d’autres de supporter la charge de leur propre
existence. Ce que Kant analyse ici c’est l’origine du pouvoir arbitraire de quelques uns sur tous et, plus largement, de ce paradoxe de l’histoire humaine
consistant à ne percevoir partout que maîtres et esclaves là où, l’homme se définissant comme un animal libre, l’on s’attendrait à ne voir que de la liberté.
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers », écrivait ainsi Rousseau dans son Contrat social. D’où provient donc l’omniprésence de la
domination et de l’exploitation dans l’histoire humaine ? On pense naturellement que cela vient de la force et de la traîtrise de ceux qui ont le pouvoir : les
plus forts écrasent les faibles, voilà tout. Kant ici, suivant La Boétie dans son analyse de la paradoxale « servitude volontaire » inverse ici la logique : le
pouvoir des dominants a sa condition dans l’acquiescement, mieux : dans le secret désir des dominés d’être des dominés (…)
Reste qu’à ce stade de l’analyse, il semble ne dépendre encore que de l’homme seul de s’éveiller à sa propre liberté en se mettant à penser par lui-même
sans se soumettre à la tutelle d’un autre. En nous éveillant cependant à la conscience de la nécessité d’un tuteur sans lequel nulle éducation et ainsi aucune
liberté n’est possible Kant ne met-il pas en lumière un obstacle bien plus insurmontable à l’avènement du règne de la liberté ?
(III Les obstacles sociaux à cette liberté et la question de l’éducation de l’entendement (l. 14 à fin) (– la suite est non rédigée)).
- Un obstacle au « penser par soi-même » est justement constitué par le poids des préjugés sociaux qui pèsent sur la pensée. Que penser par soi-même soit
« pénible » - soit parce que cela nous oblige à juger dans des situations aléatoires et donc à prendre des risques, soit que cela nous fasse perdre le repos de
l’absolu, cette tranquillité de l’âme qui naît de la certitude d’être dans la vérité - est un fait individuel, qui me concerne moi-même. Cela ne dépendant
que de moi, il suffit donc ici de vouloir pour penser. Mais lorsque c’est toute la société autour de moi qui tient un discours visant à empêcher le « penser
par soi-même », c’est une autre force qui s’oppose à ma libre pensée. La vie sociale n’est-elle pas, en effet, une vie d’échanges de signes : paroles, désirs
et affects? Or n’est-ce pas à travers ces échanges que je me constitue? Nos pensées ne sont-elles pas aussi tissées de tous les discours parlés et entendus?
Ne recevons-nous pas nos premières pensées de nos éducateurs? Et l’homme fait – en constante relation avec les autres - peut-il si aisément se libérer par
lui-même du poids des pensées de tous ? A quel degré peut-on ainsi se libérer du poids des préjugés sociaux en nous?
- Or ce que dénonce Kant, c’est une tournure particulière de ce préjugé social. Ce dernier est tel, dans la dénonciation de Kant, qu’il affirme le danger du
« penser par soi-même ». Ce n’est donc pas seulement un ensemble de pensées fausses qui se prétendent vraies, mais c’est, bien plus profondément, le
principe, la source même de la pensée personnelle qui est attaquée en posant à sa base un interdit : « tu ne dois pas penser par toi-même ». Quelle est la
nature de ce danger dénoncé par le préjugé social ? Comment se justifie-t-il? Et qui, finalement, sert-il ?
- Un élément fondamental de cette justification du danger est le recours par les tuteurs au modèle naturel dont Kant a affirmé l’inadéquation à l’homme,
ce dernier étant cet être libre vis-à-vis des déterminations de la nature. Kant, prenant le point de vue des tuteurs, parle en effet de « bétail domestique », de
«paisibles créatures », d’un « parc » où elles sont enfermées. Les hommes seraient ainsi ces animaux ayant besoin d’un berger pour les guider. On
reconnaît là des harmoniques bibliques où les comparaisons des guides et prophètes aux bergers, des hommes à un troupeau qu’il faut guider, sont
nombreuses. C’est que le berger est un guide naturel et par là justifié par l’incapacité naturelle du bétail à se guider soi-même. La nature est un
formidable alibi qui justifie l’aliénation. On reconnaît ainsi, dans ce préjugé social dénoncé par Kant, le poids du discours de l’Eglise qui au temps de
l’Aufklarung est un adversaire de taille à la libre pensée.
- Mais comment un tel modèle – inadéquat à la liberté essentielle de l’homme vis-à-vis de toute détermination naturelle – peut-il fonctionner? Comment
les hommes libres par essence peuvent-ils aliéner leur liberté? La question est d’autant plus redoutable que ce ne sont pas seulement les tuteurs, ceux qui
ont le pouvoir effectif, qui tiennent ce discours, mais la plupart des hommes eux-mêmes et, selon Kant, la totalité des femmes (l. 15) qui le reprennent à
leur compte. Comment est-ce possible?
- C’est ici que le problème de l’éducation des hommes vient au premier plan. Si les hommes soutiennent une telle idée c’est qu’il ont été éduqués ainsi
par leurs tuteurs. Or cette éducation n’est pas seulement un apprentissage d’idées dont je pourrais librement me détacher, mais un ancrage de ces idées au
cœur même des facultés de l’homme. L’éducation, en effet, forme l’homme, elle agit sur la constitution même de la faculté de penser. Or, en empêchant
l’enfant de penser par lui-même, son intelligence ne peut se développer si bien qu’une telle éducation rend l’enfant devenu homme « stupide » (l. 18),
c'est-à-dire incapable de penser par lui-même.
- Cela permet aux tuteurs de confirmer leurs propos sur les dangers de la libre pensée. C’est qu’en effet, rendus stupides, les hommes deviennent, de fait,
incapables de se diriger seuls. Par quoi le discours des tuteurs s’autoconfirme : en formant des individus serfs par une éducation aliénante, ils légitiment
leur pouvoir par l’incapacité du peuple qu’ils ont eux-mêmes produite. C’est ainsi qu’ils peuvent ensuite montrer « le danger qu’il y aurait à essayer de
marcher tout seul » (l. 21), la marche étant une métaphore pour la libre pensée. La conséquence directe de la marche ou de la pensée par soi-même pour un
individu dont le corps ou l’entendement ne sont pas formés est la chute ou l’erreur. Or la chute, comme l’erreur, sont causes de souffrance. C’est ainsi que
cet ancrage dans la douleur liée à l’échec devient le moteur affectif – surtout ne plus souffrir – qui pousse l’homme à désirer sa propre servitude.
D’où ce précepte des éducateurs : « éviter la chute » dont on reconnaît encore les résonances bibliques. Pour que l’homme ne chute pas une seconde fois,
chute engendrée par l’orgueil humain de vouloir croquer à l’arbre de la connaissance, il faut qu’il soit soumis, qu’il endorme son esprit et obéisse à la
parole du Maître dont la Bible est le dépôt et le prêtre le gardien.
- C’est donc à ce niveau, le niveau de l’éducation, de la formation de la faculté de penser de l’homme que l’essentiel se joue. Or, montre Kant, une
véritable éducation n’est pas une éducation qui évite les chutes et les erreurs, puisque « le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que
quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher » (l. 21 – 22). De même que c’est à travers ses propres chutes, en essayant de les contrôler
dans un travail progressif sur les défauts de son propre corps que l’enfant apprend à marcher, c’est à travers les erreurs, et le travail de correction sur ses
propres erreurs, que l’entendement se forme, qu’on apprend à penser par soi-même. Par où l’on voit qu’une des conditions du « penser par soi-même » est
un système d’éducation alternatif au modèle traditionnel que Kant dénonce. Mais un système d’éducation alternatif n’implique t’il pas une société
alternative?
- Cette question reçoit un autre éclairage du dernier obstacle auquel nous confronte la société existante. Kant affirme, en effet, que «l’exemple d’un tel
accident rend malgré tout timide » (l. 24). Or qu’est-ce que la timidité, sinon une peur de faire liée à la honte de faire ? Mais devant qui a-t-on honte ? On
a honte devant les autres puis devant soi dans la mesure où l’on a intériorisé le modèle d’une instance juge de nos propres actes. C’est donc au poids
social de la honte, de la réfraction de ses propres actions dans le jugement réprobateur des autres intériorisé comme ma propre honte, que Kant nous
confronte. Or ce poids est si fort qu’il « fait généralement reculer devant toute autre tentative ». Ce dernier obstacle ouvre donc à nouveau la question
d’une société où penser par soi-même serait possible. C’est non seulement l’éducation qui est en jeu, mais aussi l’existence d’un champ public de pensée
où la libre pensée serait légitime et recherchée, de telle manière qu’une telle honte ne puisse exister, faute d’autres pour nous blâmer. Mais, là encore, ces
autres sont-ils concevables hors d’une éducation à la liberté?
(Conclusion)
Tout au long de ce texte, Kant se confronte à la difficulté de penser la liberté de la pensée humaine soumise à toutes sortes d’obstacles.
La liberté est tout d’abord affirmée comme une propriété métaphysique (au-delà du physique c'est-à-dire de la nature) de l’homme. Dans aucune mesure la
nature - c'est-à-dire des forces externes à cette liberté - ne peut donc influer sur cette liberté, celle-ci étant d’un autre ordre que la nature. Mais Kant se
trouve alors confronté à la nécessité de penser cet état de fait qu’est la servitude de la pensée humaine. Or si l’homme est libre par nature, la servitude ne
peut qu’être volontaire. Comment penser une telle servitude volontaire? Kant va s’efforcer, tout au long du texte, de penser la puissance d’influence sur la
pensée humaine de forces naturelles qui, pour autant, ne doivent pas être déterminantes sous le risque théorique de contredire la thèse d’une liberté
métaphysique et le risque pratique de rendre sans objet son injonction morale à la libération.
Kant pense ainsi successivement le poids de la nature physiologique, psychologique et sociale de l’homme dans la formation de sa propre liberté.
La volonté seule permet de vaincre le désir de repos et la lâcheté naturelle de l’homme. Mais les obstacles apparaissent plus déterminants lorsque Kant
analyse le poids de la société dans la formation de l’homme. C’est qu’à travers l’éducation c’est l’entendement lui-même qui se forme. Or, hors d’une
société qui aide l’homme à former son propre entendement le rendant capable de penser par lui-même, la pente la plus certaine est la servitude. Comment
un individu éduqué à obéir et à ne pas penser pourrait-il par ses seules forces libérer sa pensée? L’appel à une liberté métaphysique ne devient-il pas ici
sans objet – sa réception supposant un individu éduqué pour le recevoir?
Le grand mérite de Kant est de penser au plus près des déterminismes la liberté essentielle de l’homme, être contradictoire car doté d’une nature et libre de
toute nature. Une telle position permet de dénoncer la servitude volontaire de l’homme et la mauvaise foi de celui qui prétend remettre à la nature la
responsabilité de sa propre aliénation.
Elle aboutit cependant à des difficultés dont il n’est pas certain que la thèse du caractère métaphysique de la liberté humaine puisse se relever.