Explication linéaire d'un extrait de la scène 10 de l'acte III du
Malade imaginaire
Le dénouement de la pièce approche. Toinette, adjuvante d’Angélique et
de Cléante, s’efforce de favoriser leur union, non sans difficulté. Il s’agit donc pour la servante de dénoncer, en présence de son maître, l’obéissance aveugle aux préceptes de la médecine. Dans la scène 10 de l’acte III, la domestique parle de manière très habile et fait une brillante démonstration de ses talents de comédienne : elle joue ainsi un tour à Argan en se faisant passer pour un médecin ambulant aux capacités prodigieuses. Le travestissement lui sert ainsi à démasquer les imposteurs qui s’enrichissent aux dépens de personnes naïves ou désespérées. En témoigne la composition même du passage : - de « Je suis médecin passager » jusqu'à « des bontés que vous avez pour moi » : l'autoportrait du nouvel arrivant et la réaction de son hôte. - de « Donnez-moi votre pouls » à « le poumon, vous dis-je » : la description des symptôùes aboutit à un curieux diagnostic. - de « Que vous ordonne votre médecin » à « Vous m'obligez beaucoup » : des prescriptions déconcertantes. L'ingénieuse servante cherche donc ici à décrédibiliser la médecine aux yeux d'Argan pour le tirer de l'emprise des médecins et de sa maladie imaginaire. Il convient dès lors de déterminer la nature des procédés comiques exploités ici par Toinette afin de rendre son maître à la raison, tout en amusant le spectacteur.
Le faux médecin brosse son autoportrait de façon élogieuse, d’une part
pour se présenter à son nouveau patient, et d’autre part, pour le duper. Argan, sûr d’être un grand malade, aura ainsi trouvé un médecin à sa mesure ! Précisons par ailleurs que l'adjectif « passager » signifie ici « itinérant ». De même, « D'illustres matières à ma capacité » désgine « des patients souffrant de maladies remarquables, à la hauteur de ses compétiences ». Ajoutons que « fatras » a pour sens « amas confus ». Les « défluxions » cachent quant à elles l' « abondance de liquides dans certaines parties du corps ». Par ailleurs, « les fiévrottes » sont de « petites fièvres », tandis que les « vapeurs » se confondent avec les « étourdissements », les « malaises ». Dans un autre ordre d'idées, on appelait « transports au cerveau » les « délires ». En outre, les « fièvres pourprées » correspondent aux « fièvres qui se manifestent par une prolifération de taches ou de boutons rouges, telles que la rubéole, la rougeole et la scarlatine ». De surcroît, les « 'hydropisies » se rapportent à une « forte concentration d'eau dans les intestins, laquelle présente un sérieux risque médical ». Il faut prendre l'adjectif « formées » au sens de « totalement développées ». Enfin, les « pleurésies » constituent des « inflammations de la plèvre », à savoir d'une membrane située entre la cage thoracique et le poumon. Dans un autre registre, on remarquera la vanité et l'attitude condescendante du prétendu praticien à l'égard des personnes qui ne représentent pas des « cas graves ». Le vocabulaire employé – « des malades dignes de m'occuper », « Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires », « ces fiévrottes » ou « Je veux des maladies d'importance » - s'avère à cet égard fort éloquent. En vérité, le nouvel arrivant se réjouit à l’idée de trouver des pathologies sérieuses car elles lui offrent une occasion de briller et de faire fortune, ainsi qu'en témoigne l'hyperbole finale : « je voudrais, Monsieur, que vous ayez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes ». La réaction d'Argan - « Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi » - prouve que le charme thérapeutique opère. Toinette passe ensuite à l’auscultation d’Argan. L'annonce « Ah ! Je vous ferai bien aller comme vous devez » signale qu'elle s'adresse directement à la pulsation du flux sanguin. La personnification « ce pouls-là fait l'impertinent » constitue en vérité une réprimande ridicule adressée à son intention. « je vois bien que vous ne me connaissez pas encore » met en évidence l'orgueil, les rodomontades du praticien, sûr de l'efficacité de son futur traitement. Elle dénigre ensuite implicitement Monsieur Purgon, le médecin d'Argan, en déclarant qu'il ne figure pas sur sa liste des grands médecins. « Le poumon », prononcé onze fois, relève quant à lui du comique de répétition. L'organe devient ainsi la cause imaginaire de tous les symptômes d'Argan mais aussi de son appétit et de son goût pour le vin, au détriment de toute logique. Le père d'Angélique ne cesse pour sa part de se trouver des problèmes : des « douleurs de tête », puis « un voile devant les yeux », puis des « maux de cœurs », puis « des lassitudes par tous les membres », enfin « des douleurs dans le ventre, comme si c’étaient des coliques ». Certaines formulations contenant un verbe de sensation ou une tournure impersonnelle montrent combien est forte chez ce personnage la puissance de l’imagination : « Je sens de temps en temps », « Il me semble parfois », « Je sens parfois », « Et quelquefois il me prend ». L’entretien s’oriente ensuite vers la digestion : depuis le début de la pièce, la digestion est l’une des principales préoccupations d’Argan. En effet, il passe son temps à surveiller ce qu’il ingère et à aller aux toilettes (le prouvent les scènes 2 et 3 de l'acte I). Il s’est tourné vers Monsieur Purgon afin d’éliminer de son corps les substances nocives et de recouvrer la santé. Il convient de noter à ce sujet le jeu de mots « Purgon »//« purger ». Toinette se moquera quant à elle de Monsieur Purgon et le dénigrera à la faveur de la stichomythie (succession rapide de très courtes répliques, au théâtre). Elle multiplie ainsi la même insulte (« ignorant ») et ne prend même pas la peine de développer sa pensée. Triomphent dès lors les comiques de mots et de répétition. Par ailleurs, le faux médecin prescrit un régime tout à fait différent de celui de Monsieur Purgon. Certes, les aliments cités par Argan (le « potage », la « volaille », le « veau », les « bouillons », les « œufs frais », les « petits pruneaux » et le « vin fort trempé »), évoquent les plaisirs de la table mais plusieurs d’entre eux contribuent à améliorer le confort digestif, notamment les pruneaux et les légumes… Ajoutons que le « vin fort trempé » désigne en vérité du vin dilué. Toinette, pour sa part, donne des remèdes sans le moindre rapport avec « le poumon ». Bien qu’elle n’ait aucune connaissance médicale, elle parle toutefois avec autorité, comme le souligne l'anaphore « il faut ». Le trio de mots latins - « Ignorantus, ignoranta, ignorantum » - qui n’ont de latin que la consonance, vise ainsi à donner plus de crédit à ses injonctions. Or, la solution aux problèmes d’Argan se limite à de la nourriture. Signalons à ce sujet que ce nouveau régime est de nature à compliquer la digestion ! Il y a beaucoup de gras, beaucoup de viandes, elles aussi grasses… La formulation « de bon gros » (ou simplement « de bon ») trahit quant à elle l’amateurisme du médecin ambulant. Aucune personne censée ne validerait une telle hygiène alimentaire : l’absurdité de la seconde liste produit donc un effet comique. Toinette se plaît enfin à écorner l’image de Monsieur Purgon, ainsi qu'en témoigne l'iinsulte suivante : « Votre médecin est une bête ». Par ailleurs, elle entend installer une personne de sa propre équipe, comme l'indique « Je veux vous en envoyer un de ma main », même si elle déclare qu'elle profitera de ses venues en ville pour venir lui rendre visite. A ce sujet, le pronom personnel « je » s’affirme, au détriment de l’autre médecin, puisqu'il se trouve répété trois fois en deux lignes et demie.
Plutôt qu’un simple réquisitoire, Toinette recourt au mensonge et à l'excès
pour ouvrir les yeux de son maître. Rappelons qu'elle lui conseillera par la suite une amputation et une énucléation. Au fil de sa consultation se déploie en outre l'éventail des comiques : de mot, de répétition, de l'absurde.... Ajoutons que la transformation temporaire de Toinette en médecin annonce de futures péripéties, telles la fausse mort d'Argan à la scène 12 ou son intronisation médicale dans la scène finale. Derrière l'outrance et l'extravagance perce par ailleurs une satire effilée de la médecine : en témoignent le ton péremptoire, l'erreur de diagnostic, les rivalités entre confrères, la prescription d'aliments néfastes et le goût appuyé pour le latin. Acidité, légèreté et acuité règnent donc ici. En d'autres termes, la scène du poumon, comme un fait exprès, palpite d'inspiration...