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Pratiques : linguistique, littérature,

didactique

La genèse de "l'histoire de vie". De l'enquête au texte


Bernard Vuillemenot

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Vuillemenot Bernard. La genèse de "l'histoire de vie". De l'enquête au texte. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°45, 1985. Les récits de vie. pp. 65-80;

doi : https://doi.org/10.3406/prati.1985.1335

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1985_num_45_1_1335

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PRATIQUES n° 45, Mars 1985

LA GENÈSE DE «L'HISTOIRE DE VIE»


DE L'ENQUÊTE AU TEXTE
Bernard VUILLEMENOT

A la différence de l'enquête d'opinion, l'histoire de vie n'est pas un genre


couramment pratiqué à l'école. L'histoire de vie, comme l'enquête, comme
l'étude du milieu, est une méthode de recueil de données : il s'agit en effet
d'obtenir d'un témoin qu'il raconte sa vie, pour ensuite en construire (avec lui) un
produit communicable, exploitable... en regard d'un projet visant à une
connaissance de cette zone où l'histoire n'est plus dans les livres mais dans le destin et
dans la mémoire de chacun. Notamment dans la mémoire de ceux à qui
généralement on ne songe pas, pour la seule raison qu'ils n'ont pas, comme on dit,
marqué le cours des événements. Tout comme l'enquête ethnographique dont elle
est très proche (cf. « L 'enquête à caractère ethnographique » à paraître dans
la série), l'histoire de vie a ceci de passionnant qu'elle amène à réfléchir sur
l'histoire, la société... en ce qu'elles touchent notre vie, celle de nos proches... En
ce qu'elle amène aussi à une réflexion sur la part de l'individu dans ces détermi-
nismes que l'on a l'habitude de concevoir sous un Jour désincarné. << Racisme »,
«exploitation de l'homme par l'homme»... ces expressions devenues banales,
comme tant d'autres du même genre, cachent en fait des réalités bien concrètes,
et c'est précisément cela que peut faire surgir l'histoire de vie.
A condition évidemment de s'entourer du minimum de précautions
nécessaires pour se lancer dans ce genre d'entreprise. L 'histoire de vie sauvage
peut conduire au pire ; bien préparée, bien pensée, elle peut être pour des jeunes
une expérience passionnante et l'occasion d'une formation méthodologique
rigoureuse. Les fiches ci-après ont été rédigées par B. Vuillemenot, sociologue
au B.R.E.S. (Bureau Régional d'Études Sociales, 10, rue des Frères Mercier,
Besançon) dans le but d'aider les maîtres et les élèves à pratiquer l'histoire de vie
en connaissance de cause. Le dossier complet est conçu comme un guide
pratique que l'on peut se procurer en écrivant au C.R.D.P., B.P. 1153, Besançon Cedex
25003.
1. LA PRÉPARATION DE L'ENQUÊTE
La réussite d'une enquête d'opinion dépend essentiellement de sa
préparation (cf. «L'enquête d'opinion» - Guide méthodologique pour la pratique
du travail autonome, CRDP Besançon 1980, repris en partie dans Pratiques n°
36, 1982). La rédaction du questionnaire et la sélection de l'échantillon
représentent ensemble, le pivot de la recherche. Par contre, l'enquête sur le terrain
n'intervient qu'en second plan. Réduite à une activité purement technique, sa
charge est moins de découvrir que de vérifier des hypothèses.

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Dans le cas de l'enquête biographique, l'ordre des priorités est en
quelque sorte, inverse. Le face à face entre l'enquêteur et l'enquêté devient la
phase décisive de la recherche. Il n'empêche, qu'avant de procéder au recueil
d'une histoire de vie, il faut satisfaire à un minimum de préparation.
Cette préparation est fatalement guidée par la double interrogation :
que cherche-t-on ? et à qui le demander ? Autrement dit, quels seront le ou les
thèmes soumis à l'enquête, et au nom de quelles préférences seront retenus les
enquêtes?
Ces questions devraient trouver réponse dans une enquête d'approche,
ou une pré-enquête.

LA PRÉ-ENQUÊTE
L'enquêteur a choisi un sujet, qu'il souhaite étudier par l'approche
biographique. Telle est la situation de départ. Par suite, il est amené à localiser
approximativement le lieu (ou le terrain) de sa recherche. Commence alors la
pré-enquête.
a) Les avantages de la pré-enquête
— Avantages directs. Si en arrivant sur le terrain, le chercheur connaît
son sujet, il ne le maîtrise pas toujours. Il peut, par exemple, vouloir étudier la
prégnance de la religion en milieu lycéen, sans être en mesure d'apporter plus
de précisions sur son projet de recherche. Il sait seulement, par des coupures
de presse ou des reportages télévisés, que la jeunesse est depuis quelques
années plus réceptive aux idéaux religieux.
Il arrive aussi qu'un projet de recherche, même bien argumenté et fondé
sur de solides hypothèses, s'avère, une fois sur le terrain, irréalisable parce
qu'on a mésestimé la complexité de la réalité, de sorte que certains facteurs
déterminants ont été oubliés dans l'élaboration du projet.
Pour conduire à bien les entretiens biographiques, il est indispensable
de réunir au préalable un minimum d'informations, tant sur l'objet de
l'enquête que sur le lieu de son déroulement. La phase de pré-enquête
devient ainsi l'occasion de tester la validité du projet, d'y introduire de
nouveaux thèmes de recherche, et de désigner avec le plus de perspicacité, ceux
qui, par leur histoire propre, sont en mesure de témoigner efficacement.
— Avantages indirects. Les espérances de l'approche biographique
dépendent pour l'essentiel, du climat psychologique qui accompagnera
l'enquête. L'enquêteur doit donc amener ses futurs interlocuteurs à lui accorder
leur confiance et leur sympathie. Pour y parvenir, il doit, certes, disposer d'un
minimum de temps, mais aussi créer suffisamment d'occasions de rencontre et
de discussion. Sur ce point encore, l'intervalle de la pré-enquête peut lui être
profitable.
Destinée explicitement à préparer le contenu des entretiens
biographiques, la recherche d'informations peut aussi servir de prétexte à une << mise en
condition >> psychologique des virtuels enquêtes.
b) Le déroulement de la pré-enquête
II n'y a pas de méthode unique pour conduire l'enquête biographique et
encore moins, une seule manière de la préparer. Tout dépend, en la
circonstance, de l'objet de la recherche, du niveau de connaissance déjà acquis,
du temps et des moyens disponibles.

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L'objectif de la pré-enquête est d'approcher la réalité dans les faits,
autrement dit, de recueillir des informations alors que les entretiens
biographiques qui lui feront suite, auront à charge de découvrir comment cette réalité est
interprétée et vécue subjectivement.
Pour y parvenir, l'enquêteur peut faire appel à toutes les techniques et
méthodes dont dispose habituellement le chercheur. Nous citons en priorité :
— la réalisation de questionnaires
— la conduite d'interviews simples
— l'analyse de documents
— le relevé d'observations.
Un exemple pour bien comprendre le sens et les modalités de la
préenquête : « La Vida » d'Oscar LEWIS (1). L'objet de l'étude est la pauvreté dans
les taudis portoricains de San-Juan et de New-York. La démarche suivie par
LEWIS dans cette enquête, est particulièrement instructive, notamment sur les
étapes qui ont précédé l'enregistrement des récits de vie.
«Les études intensives de familles impliquaient l'établissement de
liens solides sans lesquels nous n'aurions pu obtenir les renseignements
intimes présentés dans ce volume. Mes assistants et moi-même avons
passé des heures à des réunions familiales, à des veillées funèbres et à des
baptêmes, ainsi qu'à répondre à des appels d'urgence. Nous avons
conduit des gens à l'hôpital, nous les avons fait libérer de prison, etc.. >>
(p. 778)
LEWIS devait ensuite diriger ses premières recherches sur un
échantil on de cent familles, parmi les plus pauvres.
« L 'étude des cent familles a été menée en appliquant la méthode
des questionnaires afin de recueillir de la documentation de fond pour
procéder à l'étude beaucoup plus détaillée d'un groupe de familles plus
petit».
(p. 778)
Ces questionnaires traitaient des sujets suivants:
«Inventaire complet du foyer, y compris vêtements, animaux,
objets religieux. Uvres, etc. ; liens d'amitié dans le voisinage, liens de com-
padrazgo (système de relations et d'obligations entre parrains et filleuls,
ainsi qu'entre parrains et parents), relations familiales, revenus et
dépenses, répartition du travail, utilisation des loisirs, cosmopolitisme ; hygiène
et traitement des maladies, politique, religion et opinions sur le monde >>.
(p. 777)
Durant ce travail de reconnaissance, la technique du questionnaire ne
fut pas la seule employée. LEWIS eut également recours aux interviews, aux
observations, et même à des tests psychologiques.
La voie suivie par LEWIS dans cette étude est extrêmement longue, et il
n'est évidemment pas question de la proposer impérativement comme un
modèle. Nous la retenons seulement comme un exemple des possibilités dont
dispose l'enquêteur, pour préparer ses interviews biographiques et choisir ses
interlocuteurs.

(1) LEWIS (Oscar). - La Vida. Ed. Gallimard. Coll. Témoins, 1969.

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LES ENQUÊTES
Comment va-t-on décider du choix de la ou des personnes à interviewer,
autrement dit, à partir de quels critères juge-t-on qu'une histoire de vie
mérite d'être recueillie?
Propositions de Camille LACOSTE à ce sujet :
« L 'intérêt des biographies dépend donc bien, en ce qui concerne le
choix de leurs auteurs, non seulement de leur aptitude à une relation
fidèle et détaillée de leur vie (c'est-à-dire leur mémoire), mais aussi des
caractéristiques même de cette vie: les personnalités «carrefours»,
celles de leur position sociale, les circonstances de leur vie ont pourvu de
relations nombreuses et diverses dans les différents secteurs de la société
sont certainement les plus intéressantes» (2).
— Mémoire fidèle
II est évidemment souhaitable, que les personnes sollicitées par
l'enquête biographique, témoignent d'une mémoire fidèle.
— Personnalité carrefour?
Par contre, le critère « personnalité carrefour» apparaît plus discutable.
On peut comprendre, dans les propos de Lacoste, que l'intérêt de la biographie
est liée à la position de son auteur sur l'échelle sociale. Ce qui peut vouloir dire
concrètement, que la préférence doit d'abord être accordée, aux notables, aux
membres responsables d'associations, syndicats ou clubs, aux personnels
dirigeant des entreprises, etc.. C'est-à-dire, toutes personnes auxquelles la
société reconnaît une aptitude à dire «des choses intéressantes».
Les personnes âgées qui n'ont pas toujours les faveurs de la société, ont
néanmoins gagné celle des chercheurs. Beaucoup parmi ces derniers pensent
que le nombre des années de vie accroît l'intérêt de la biographie.
«La monographie de personne porte d'extrême urgence sur les
personnes les plus âgées et réputées pour leur connaissance des
coutumes du pays et de son histoire >> (3).
L'intervention, dans la sélection des enquêtes, de critères comme la
position sociale et l'âge, nous semble en fait inopportune. Elle révèle peut-être
un malentendu sur le sens de l'approche biographique. Si celle-ci avait
uniquement pour but de recueillir des informations, il est certain qu'elle trouverait les
meilleurs informateurs parmi les «personnes carrefours» et les personnes
âgées. Mais dans la mesure où elle s'attache au vécu, c'est-à-dire, à
l'expérience individuelle et collective, aucune vie ne peut être jugée, à priori,
inintéressante.
S'il est probable que le lycéen, le balayeur ou la femme au foyer ne
répondent pas à la définition de personnalités carrefours, ils n'en sont pas
moins associés aux événements de la vie collective ! Pour autant que l'objet de
la recherche les concerne, il n'y a donc aucune raison de sous-estimer et
d'écarter leur témoignage.
— Beau parleur ?

(2) LACOSTE (Camille). - << Biographies >> in Outils d'enquête et d'analyse anthropologique (sous la direction de
Robert Cresswell et Maurice Godelier). - Ed. F. Maspero, 1976, p. 103.
(3) MAGET (Marcel). - Guide de l'étude directe des comportements culturels. Ed. du C.N.R.S., 1962. «
Biographie», p. 81-89.

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Le choix des enquêtes doit éviter une autre tentation, celle qui porterait à
privilégier les personnes à l'élocution facile. S'il peut être agréable d'avoir un
interlocuteur qui parle avec aisance et de plus avec humour, il faut cependant
se méfier que ces attributs ne servent pas à dissimuler sa propre personnalité.
Ne l'oublions pas, il existe partout des conteurs << professionnels >>, prêts à
déformer leur vécu pour les besoins de l'auditoire.
LE NOMBRE DES ENQUÊTES
Certaines recherches reposent sur un seul récit de vie (CATANI, par
exemple), mais on trouve à l'opposé des enquêtes portant sur plusieurs
dizaines de récits de vie, prélevés au sein d'un milieu homogène : les ouvriers et
artisans de la boulangerie pour Daniel BERTAUX, les paysans d'un village de la
Chine populaire pour Jan MYRDAL, ou encore, les jeunes d'origine ouvrière de
la banlieue parisienne pour MAUGER et FOSSE-POLIAK. Il est impossible de
retenir d'emblée un chiffre minimum de biographies pour une recherche
donnée mais il est souhaitable qu'il soit le plus élevé possible.
LE GUIDE D'ENTRETIEN
La dernière étape des préparatifs avant l'enregistrement est marquée
par la rédaction d'un guide d'entretien. Il équivaudra pour l'enquêteur à un
aide-mémoire des questions dégagées lors de la pré-enquête.

2. LE RECUEIL DE L'HISTOIRE DE VIE


Avec l'enregistrement du récit de vie, nous arrivons au stade ultime de
l'enquête. Cette phase, aussi délicate que passionnante, rappellera au
chercheur qu'il doit d'abord compter sur lui. Il découvrira peut-être, que
l'intervention plus ou moins maîtrisée de techniques d'entretien sont d'un secours limité,
si elles ne s'insèrent pas dans un climat d'enquête favorable, si la relation avec
l'interlocuteur est emprunte d'indifférence ou de méfiance.
L'enquêteur aura d'ailleurs une occasion immédiate de le vérifier, le
moment venu de l'ouverture du micro.
LES TECHNIQUES D'ENREGISTREMENT
Utilisation du magnétophone
L'entrée du magnétophone dans la panoplie des techniques
d'enregistrement a bouleversé, à partir des années 50, la pratique sociologique.
Contraints jusque là aux seuls usages de la sténographie, de la photographie et
parfois du dessin, les enquêteurs ne pouvaient naturellement tout retenir des
entretiens conduits sur le terrain. On conservait par écrit le plus important, ou
plus exactement, ce qui paraissait l'être. Il y avait donc une déperdition que le
chercheur ne tardait pas à constater, lorsque le temps de l'analyse venu,
certains détails absents dans ses notes s'avéraient soudainement intéressants.
Sur la technique rudimentaire de la prise de notes, la bande enregistrée
a l'énorme avantage de tout mémoriser, y compris les silences, les soupirs,
les hésitations, les rires, etc.. Cette capacité à conserver et reproduire
fidèlement la parole peut du même coup constituer un obstacle à son recueil. On
devinera aisément que certains propos compromettants puissent être esquivés
du récit du moment où l'interviewé sait que le magnétophone le dessaisit de la
maîtrise de ses propos. Il est manifeste dans ce cas que le meilleur moyen de
prévenir les éventuels blocages, c'est la confiance que le chercheur aura su
gagner de son interlocuteur. Il y parviendra d'abord en le rassurant sur la desti-

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nation de son récit, en lui proposant, le cas échéant, d'effacer, après l'avoir
retranscrite, la bande enregistrée. Nous insistons sur ce point, il est souhaitable
que la personne interviewée sache approximativement ce que l'on attend
d'elle, et qu'elle soit informée des suites données à son récit.
Il va sans dire que la première attitude à éviter serait celle qui consiste à
dissimuler ses appareils d'enregistrement. Il arrive que certaines personnes
soient totalement réticentes au magnétophone, en ce cas, mieux vaut se replier
sur le bloc-notes. On essaiera de transcrire, durant son déroulement, le
maximum de l'entretien, quitte à compléter ensuite le texte de mémoire.
Recours à la photographie
Le recours à la photographie ne doit pas être sous-estimé dans le
recueil d'une histoire de vie. Comme nous l'avons déjà dit, toute vie ne se
donne pas seulement à voir dans la parole. Les gestes, le cadre de vie, les objets
familiers, << là où la mémoire se fait manière d'être, coutume silencieuse,
enracinée, informulée, inconsciente >> (4), participent tout autant à la connaissance
des individus. On cherchera donc à retenir sur la pellicule, les gestes, les
attitudes de l'enquêté, ses lieux quotidiens, que ce soit son appartement, son
quartier, son village ou sa ville. Les occasions de recours à la photographie sont
illimitées, seulement, là encore, le consentement de l'intéressé reste décisif.
Et maintenant: le magnétoscope?
Tout récemment, le magnétoscope est entré dans le dispositif de
recueil des histoires de vie. L'Eco-musée du Creusot en collaboration avec
l'Institut National de l'Audiovisuel, a réalisé six biographies parmi lesquelles un
ouvrier, un ancien député communiste, une dame d'œuvre. Cette expérience
est peut-être encore trop récente et surtout trop limitée pour que l'on prenne la
mesure des perspectives ouvertes par l'audiovisuel dans la pratique du
sociologue.

LE CLIMAT DE L'ENQUÊTE
Quelle est l'incidence des relations entre l'enquêteur et l'enquêté sur la
qualité de l'entretien biographique?
Il faut savoir que la sociologie, malgré les prétentions de certaines
écoles de pensée, n'est pas une science. Ceci signifie tout simplement qu'on
obtiendra pas forcément d'une même personne des récits identiques, selon
que l'enregistrement s'effectue en des lieux, à des moments, et avec des
enquêteurs différents. Une solution chimique, par exemple, produira des
réactions identiques, quelles que soient la localité de l'expérience, l'heure, l'année
ou le siècle de son déroulement ou encore la nationalité de l'expérimentateur.
On dira par conséquent que les facteurs temps, espace, individu sont neutres
dans le processus chimique. Par contre, dans l'observation de l'homme et des
sociétés, ces facteurs sont loin d'être sans effet sur la connaissance que l'on en
retire.
Le << climat» de l'enquête a des incidences directes sur son
déroulement. C'est pourquoi nous devons porter une attention particulière sur le type
de relation à éviter ou au contraire, à favoriser. Globalement, les opinions des
chercheurs sur ce point peuvent être regroupées en deux catégories opposées.

(4) LEJEUNE (Philippe). - Je est un autre. L'autobiographie, de la littérature aux médias. Ed. du Seuil. Coll.
Poétique, 1980, p. 267.

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— Froideur
J. MYRDAL, en présentation à son enquête <<Un village de la Chine
Populaire», décrit ainsi les intentions qui l'ont guidé dans la conduite des
entretiens :
«II arrive inévitablement que l'on éprouve une sympathie tout
émotionnelle envers certains individus et qu'envers d'autres on éprouve
de l'aversion... Mais quand il faut donner une image objective de la réalité,
ces réactions émotionnelles peuvent fausser toute la perspective. En
réalisant ces interviews d'une façon clinique (pièce nue et blanche, interprète,
ton calme), je pense pouvoir dire que je n 'ai établi aucun contact
émotionnel de cet ordre au cours de mon travail» (5).
La démarche (au moins sur la plan théorique) de MYRDAL répondrait en
ce sens aux conseils de deux des fondateurs de la sociologie. Pour l'un, Emile
DURKHEIM, «les faits sociaux doivent être analysés comme des choses»,
pour l'autre, Auguste COMTE, <<on observe bien, en général, qu'en se plaçant
en-dehors».
— ou sympathie ?
O. LEWIS (6) qui représente la deuxième catégorie d'opinions, penche
pour une attitude inverse. D'après lui :
«Les instruments les plus efficaces de l'anthropologiste sont la
sympathie et la compassion envers les gens qu'il étudie » (6).
D'ailleurs, LEWIS ne manque jamais de rappeler, en accompagnement
de ses biographies, l'intimité et l'amitié qui en sont à l'origine.
L'enquêteur serait partagé entre deux attitudes possibles :
■ ou il cherche à tout prix à maintenir une relation neutre avec son
interlocuteur. En ce cas, il calque son attitude sur celle du biologiste, du chimiste ou du
physicien;
■ ou il tend à encourager un climat d'enquête empreint d'affection et de
complicité. Ce faisant, il espère lever les blocages qui peuvent gêner la
communication.
Encore qu'elle serait souhaitable, la neutralité est un leurre, un mythe. Il
est impensable que deux personnes placées face à face durant plusieurs
heures d'entretien parviennent à maintenir leur relation à l'écart du moindre
sentiment d'affection ou éventuellement d'aversion. On ne raconte pas sa vie à un
magnétophone, on la raconte à un autre individu et même si
l'interviewer joue l'absence, il n'est jamais absent.
«Le sociologue qui stimule et recueille un récit oral est un
interlocuteur réel » prévient F. FERRARROTTI, en ajoutant, «les récits
biographiques dont nous nous servons ne sont pas des monologues devant un
observateur réduit à être le support humain d'un magnétophone » (7).
La biographie n'est donc pas seulement un récit d'expériences vécues,
c'est aussi une << micro relation sociale >>.

(5) MYRDAL (Jan). - Un village de la Chine Populaire. Ed. Gallimard, p. 13.


(6) LEWIS (Oscar). - Les enfants de Sanchez. Ed. Gallimard. Coll. Tel. 1978, p. 24.
(7) FERRARROTTI (Franco). - « Sur l'autonomie de la méthode biographique)), in Sociologie de la connaissance
(dir. J. Duvignaud). Payot, 1979, p. 142.

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3. LE DÉROULEMENT DE L'ENQUÊTE
1 - L'ENREGISTREMENT DU RÉCIT
a) L'entrée en matière
Faut-il brutalement annoncer à l'interviewé que l'on vient «chercher
l'histoire de sa vie ? ». Étant donné les précautions dont on a souligné
l'importance précédemment, il est bien évident que la réponse est négative. Ce qui
compte avant tout c'est d'abord l'accord et la participation du témoin. On peut
naturellement l'informer sur les objectifs que l'on poursuit... Il n'est cependant
pas utile et souhaitable d'utiliser la ruse pour amener un sujet à raconter sa vie
en lui faisant croire qu'on ne s'intéresse qu'à son métier, au passé en général,
ou à tout autre sujet plus ou moins neutre.
b) L'entretien
Un récit de vie, en général, s'élabore selon la technique de l'entretien
semi-directif. L'enquêteur, tout en possédant un cadre de
questionnement, laisse parler librement son interlocuteur. Chaque récit obéit à une
logique propre et il importe donc d'emprunter le fil des idées et des souvenirs
du narrateur, si l'on veut éviter les contrariétés et les oublis. L'interviewer
intervient pour amener le récit à plus de précision et éventuellement l'orienter. Tout
n'est pas forcément intéressant dans un entretien, cependant, l'enquêteur
veillera, le cas échéant, à ne pas interrompre son interlocuteur pour le ramener sur
son propre champ d'intérêt. D'ailleurs, la limite entre ce qui est intéressant et
ce qui ne l'est pas est extrêmement variable. Tel passage écouté avec « ennui »
lors de l'enregistrement peut être réécouté avec curiosité au moment de la
transcription des bandes. Ce n'est qu'à l'issue de cette dernière étape que le
chercheur prendra ses ciseaux pour éliminer du texte final ce qui lui semblera
superflu.
■ Comment se structure un récit?
L'ordre de construction d'un récit emprunte théoriquement deux
modèles, qui se confondent néanmoins dans la réalité.
— le modèle vertical : la personne raconte sa vie « dans l'ordre », c'est-
à-dire qu'elle la retrace, étape par étape, suivant l'ordre chronologique
des événements;
— le modèle thématique: la personne construit son récit à partir des
thèmes qu'elle a choisis ou qui lui sont suggérés. Seront donc amenées
séparément à discussion les différentes expériences de travail, de vie
familiale, de guerre, etc..
Il semble «naturel» de faire raconter une vie «dans l'ordre», en gros
c'est la démarche suivie par la plupart des enquêteurs. Mais ce n'est pas la
démarche naturelle de la mémoire. La perspective qu'un individu a de sa
propre vie n'est pas unitaire. Il ne saurait la dérouler à la manière d'un film sur
lequel s'enchaîneraient chronologiquement tous les événements qui l'ont
rythmée. En fait, le narrateur ne restitue de sa vie que ce dont sa mémoire est
capable : « l'autobiographie n'a jamais été une histoire de vie, elle est la mémoire
d'une vie» (8).
Nous l'avons dit, ce n'est pas à l'enquêteur d'orienter la narration du
récit selon un axe vertical ou thématique. C'est au narrateur lui-même,

(8) ABOU (Sélim). - Immigrés dans l'autre Amérique. Ed. Pion. Coll. Terre Humaine, 1972, p. 13.

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dans les limites de sa mémoire, d'en décider. Cependant, rien n'empêche le
chercheur, devant le texte retranscrit de ses entretiens, de refondre
l'ordre du récit (fiche technique suivante).
■ Durée et rythme des entretiens
II est difficile de mesurer un récit de vie au nombre d'heures
d'enregistrement.
« Une vie peut se raconter en une heure, en dix, en cinquante *. On
obtiendra ainsi des degrés de grossissement différents. Certes, la quantité
d'informations n'augmente pas proportionnellement à la durée de
l'enquête : mais la qualité, elle, peut changer. L 'allongement de l'enquête
suppose et engendre une personnalisation de la relation ; de la qualité de cette
relation dépend en grande partie l'intérêt du récit collecté» (9).
Le rythme de l'enregistrement n'est pas non plus sans effet sur la qualité
du récit. Il n'est pas souhaitable d'enregistrer d'une seule traite une
biographie. Mieux vaut échelonner l'opération sur plusieurs rencontres.
Les intervalles entre chaque visite permettront à l'enquêteur comme à
l'enquêté de contribuer plus avantageusement à leur entreprise commune :
— en réécoutant, seul ou en groupe, les enregistrements, l'enquêteur fera à
chaque étape, le bilan des matériaux biographiques accumulés. Il portera au
passage un regard critique sur ses propres interventions: les questions
étaient-elles pertinentes, ont-elles été posées aux moments opportuns?
etc.. A partir de l'analyse succincte de l'enregistrement précédent,
l'enquêteur prépare donc le suivant. Il apporte au besoin des
rectifications à son guide d'entretien, relève des passages qui lui semblent mériter
davantage de développement, réajuste son attitude d'enquête.
— De son côté, la personne interviewée met à profit cet intervalle pour se
souvenir, rendre visite à des amis mieux informés de certains
événements, rassembler des documents.
2 - DU RÉCIT A L'HISTOIRE DE VIE
Rappelons, pour mémoire, que l'histoire de vie inclut, outre le récit, tous
les documents susceptibles de l'enrichir: les matériaux biographiques
secondaires et l'ensemble des observations faites en marge de l'entretien sur la
personne de l'interviewé (ses gestes, ses attitudes, etc..) et sur son
environnement social, naturel et matériel.
a) Les documents biographiques
Parmi les documents susceptibles d'intérêt, citons au passage, la
correspondance, les photos, les documents officiels, les coupures de
presse, etc..
Le document le plus important que l'enquêteur puisse espérer découvrir,
c'est évidemment ce récit autobiographique qu'est le journal intime.
Seulement sa lecture suppose encore davantage que pour les autres demandes, de la
prudence et du tact. Même si la recherche ne doit écarter a priori aucune

Six mois de conversations quotidiennes pour << Gaston Lucas >>, soixante heures d'enregistrement pour
<( Grenadou >>. Des entretiens étalés sur un an pour J. Destray avec ses parents. << Pendant un an, j'ai
interviewé mes parents au magnétophone. Ils n'ont pas de certificat d'études et le travail de maturation a été assez
long. Peu à peu, j'ai assisté â une véritable << re-création >> de leur vie»>. (interview de J. Destray par M. -F.
Leclerc, Elle, 3 avril 1971).
(9) LEJEUNE (Philippe). - Je est un autre. Ed. du Seuil. Coll. Poétique, 1980, p. 278.

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source d'information, elle a parfois l'obligation morale de laisser sous silence
certains documents. Le sociologue n'est ni un médecin, ni un officier de justice
et il n'est pas moins tenu qu'eux à l'obligation de réserve, pour certains
dossiers médicaux ou judiciaires.
b) L'activité descriptive occupe dans le cours de l'enquête biographique une
place aussi importante que l'écoute de la parole ou la lecture des écrits. Elle
intervient pour retenir les formes, les mouvements, les couleurs, les senteurs et
redonner au texte final de la biographie, l'épaisseur de la réalité vivante.
D'une enquête réalisée en 1936 dans les cotonneraies de l'Alabama,
auprès de trois familles de métayers pauvres, James AGEE livre des
descriptions surprenantes de réalisme (10).
Le regard minutieux qu'il porte sur les corps, les objets, les maisons, les
paysages n'est déjà plus celui de l'écrivain, mais celui du cinéaste:
«... Un homme de moyenne corpulence, au corps noueux. Brun,
mais il commençait à grisonner. Le visage simiesque n'allait pas sans
bienveillance. Il portait des pantalons foncés, une chemise blanche
fraîchement empesée, sans col. Comme coiffure, un feutre souple de paille
jaune, orné d'un ruban à fleurs. De vieux souliers, fraîchement passés au
noir, qui ne reluisaient pas. Des bretelles neuves ou presque, bleues, avec
des rayures jaunes aux extrémités. Un homme courtois, prenant choses et
gens comme ils viennent, amical même, chez qui la tension nerveuse ne
se remarquait pas tellement >>.
(p. 43).
« A peu près à quatre cents mètres derrière un champ étal de coton
pas bien haut, on distinguait comme l'écume d'un bosquet de chênes. Une
maison se dressait dans leur ombre. Au fur et à mesure que nous
approchions, la terre disparaissait, laissant place à des bois comme ceinturés de
ramilles. Le paysage était tacheté, ici et là dans l'étendue, de cabanes de
deux pièces, presque identiques, une douzaine peut-être, certaines dans
l'ombre de buissons de mûres, d'autres dénudées dans la lumière vive,
toutes ayant sous le soleil la couleur et l'aspect fragile d'un nid de frelons.
Nous avancions vers la plus proche maison, une demeure de quatre pièces
où vivait le contremaître».
(p. 44).
4. LE TRAITEMENT DES MATÉRIAUX BIOGRAPHIQUES
Lorsqu'on recueille une histoire de vie, c'est généralement dans
l'intention de la diffuser, de la donner à lire. On imagine bien qu'il ne suffit pas
d'aligner bout à bout des pages d'entretien, des extraits de documents et
des comptes rendus d'observation, pour obtenir un texte communi-
cable. Une biographie qui se présenterait finalement sous la forme
d'entretiens fidèlement retranscrits, calquée mots pour mots sur le récit brut du
narrateur, risquerait fort d'être ennuyeuse.
Le fait est admis : pour être lue, la biographie doit emprunter << une forme
agréable >>. Chez le romancier, cette contrainte est exclusive, chez le
biographe, par contre, elle est associée à l'obligation de rester au plus près de

(10) AGEE (James), EVANS (Walker). - Louons maintenant les grands hommes. Ed. Pion. Coll. Terre Humaine,
1972.

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la réalité, et de ne pas travestir les résultats de l'enquête. Si la conjugaison de
ces deux exigences ne soulève en apparence guère de difficultés, la pratique
fait apparaître parfois des incompatibilités. De nombreuses histoires de vie ont
perdu en véracité ce qu'elles ont gagné en séduction. C'est peut-être le cas de
la biographie de «Même Santerre>>.
A gauche l'extrait du récit original, à droite ce même extrait remanié par
le biographe. Dans sa jeunesse, Même Santerre travaillait au tissage du lin dans
la cave de la maison, avec ses parents et ses sœurs. Elle fabriquait des
mouchoirs.
Vous ne vous rappelez plus J'allais avoir quatorze ans le mois
combien ça faisait de mouchoirs ? suivant et, cette année-là, je
Non. commençais à << voler >> maman.
Ça en faisait beaucoup ? Oh, ce n'était pas bien méchant et je
Ben oui. le faisais comme mes sœurs, avec
Parce qu'ils étaient attachés son consentement. En bout de
ensemble ? rouleau de tissu, au lieu de lui redonner
Ah oui, ah oui! Ils étaient nos chutes,' nous les gardions et on
attachés, c'était un rouf eau, un se fabriquait des mouchoirs pour
rouleau, ça s'enroulait. notre trousseau.
Vous ne vous rappelez plus?... A défaut d'autre linge d'ailleurs,
Non. Je sais qu'on avait quatre toutes les filles du coron avaient
grandes coupes comme ça, et puis ainsi des quantités de mouchoirs en
moi j'étais tellement économe, eh se mariant.
bien s'il y avait un petit bout Sachant que je me suis mise aussi à
comme ça qui restait, qu'on ne ce chapardage, mon père affecte de
pouvait pas aller jusqu'au bout, eh se fâcher.
bien, je mettais des ficelles, et puis Ah, la crapule ! Elle ne nous laissera
je tâchais d'avoir un mouchoir pas de quoi faire un torchon ! Son
pour moi. trousseau ! Je vous demande un
C'est ça. peu, qu'est-ce qui m'a fichu une
Papa il m'attrappait, il disait: morveuse pareille ! On lui appuierait
« Ah ! je sais pas pourquoi qu'tu sur le nez, il en sortirait encore du
fais ça>>. Et quand on a évacué, lait. Et ça pense à se marier!
j'en avais un bon petit tas, qu'on Mais il rit dans sa barbe et souvent,
n'a pas trouvé, hein - tout était dans mon panier à fil, je trouve une
perdu... oui (11). belle <<tiote>> serviette en lin. Papa
a <<volé>> maman, lui aussi... Ainsi,
semblables aux autres, passèrent
monotones, les années
d'adolescence (12).
Sous la plume de Serge GRAFTEAUX, la vie de Même Santerre prend
une tonalité romanesque que le lecteur a toutes chances d'affectionner. Mais
est-ce encore Mme Santerre qu'il écoute?
Nous mesurons à partir de cet exemple, les possibilités mais aussi les
risques de décalage entre la parole du narrateur et le langage prêté à son
expression finale. On imagine que le cheminement de la biographie, des maté-

ci 1 ) C'est Philippe LEJEUNE, pour les besoins de sa propre démonstration, qui a réalisé, à partir des
enregistrements de S. GRAFTEAUX, la transcription de cet extrait. (<<Je est un autre >>, p. 297).
(12) GRAFTEAUX (Serge). - Même Santerre, une vie. Ed. Marabout. Coll. Grand document, 1976, p. 39.

75
riaux bruts à la forme achevée, peut être extrêmement nuancé. Il n'y a donc pas
une méthode unique de traitement. Comme lors des étapes précédentes, c'est
encore de l'habileté de l'enquêteur que dépendra le bon équilibre entre la
fidélité au récit oral et les exigences de << lisibilité >>.
L'élaboration du texte biographique implique deux activités
complémentaires, la transcription et le montage.

5. TRANSCRIPTION ET MONTAGE
1 - TRANSCRIPTION
Ph. LEJEUNE retient trois modes de transcription (13) :
— au plus près de la parole
— distance moyenne
— élaboration littéraire.
1) Au plus près de la parole
Ce type de transcription consiste à reproduire mot à mot le contenu
de l'enregistrement. Quelquefois, la fidélité au texte oral pousse le transcrip-
teur jusqu'à déformer l'orthographe. C'est le cas d'Yvette DELSAUT qui, à
partir d'une interview d'ouvrière âgée de 61 ans et semi-illettrée, parvient à la
transcription suivante:
J'étais tellement bête moi, à c't'âge-là, quand j 'm' suis mariée.
J'avais 23 ans, on était bête, c'est vrai, on était arriéré, c'est pas comme
maintenant, Je m'suis dessalée à Paris, c'est /'moment d'Ie dire. Alors bon,
J'ui dit : mais quel âge qu'vous avez ?, on s'est fréquenté un mois, c'est pas
beaucoup. J'étais femme de chambre à la Courneuve, oui lui y travail/ait
chez Valcop lui, ajusteur-monteur, alors J'I'ai connu là, y était
pensionnaire, c't-à-dire y z 'étaient en déplacement, alors y z 'étaient v'nus
machiner les grues là-bas, les grues pour machiner la terre, tout ça, alors y
z'étaient deux, J'm'en rappelle, {'faisais les chamb', j'avais 22 chamb' à
faire, plus J'lavais les verres et tout, fallait s 'remuer hein, éplucher les
légumes et donner encore un coup d'main à la cuisinière (14).
Un tel souci de littéralité est équivoque, d'autant que ce type de
transcription n'est jamais employé que pour des personnes illettrées françaises ou
immigrées (cf. <<Amed, une vie d'Algérien, est-ce que ça fait un livre que les
gens vont lire?», 1973. Auteur anonyme). Que dirions-nous si quelqu'un'
employait ce système pour noter notre conversation ? N'aurions-nous pas
l'impression d'être abusé, voire ridiculisé?
De plus, littérairement, ce procédé rate son effet : il n'est supportable
que sur très courte distance, il devient ensuite illisible. Il n'est guère que dans le
cadre d'une étude socio-linguistique que ce type de notation peut à la rigueur
se justifier.
2) Distance moyenne
«La solution la plus répandue consiste à «faire la toilette >> du
discours pour l'adapter aux lois de la communication», c'est-à-dire toujours
selon les termes de LEJEUNE, « le transcripteur veille à employer l'orthographe

(13) Op. cité, pp. 290-300.


(1 4) DELSAUT (Yvette). - << L'économie du langage populaire >>, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
numéro 4, juillet 1975.

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et la ponctuation standard, pour ne pas faire obstacle à la lecture en
introduisant un pittoresque folklorique » (comme dans le mode précédent). On tend à
éliminer les hésitations, les reprises, on choisit la correction complète sur
certains points (orthographe, ponctuation), presque complète sur d'autres
(syntaxe). C'est la méthode employée, par exemple, dans la « vie d'une famille
ouvrière». J. DESTRAY transcrit ainsi le récit de sa mère:
«Papa est né à C, pas très loin d'ici. Ses parents étaient des
malheureux. Il devait être content d'avoir connu Maman ! Ma grand-mère
était louée dans des maisons bourgeoises, elle faisait des lessives, c'était
très dur. Papa a été obligé de travailler à onze ans pour aider sa mère. Il
l'adorait. Alors, pour qu'elle ne se crève pas à faire des lessives, il n'y a eu
que Papa — des quatre ou cinq fils — qui allait travailler dans les fermes et
qui donnait sa pauvre paye à sa mère. Car le père avait laissé tomber les
enfants. Il buvait énormément. Quand il rentrait, la volée aux gosses, la
volée/ Papa ne parle jamais de son père, c'est terrifiant pour lui» (15).
Ce type de transcription est une forme de compromis entre la réalité
hésitante, répétitive et désordonnée de la parole recueillie à « chaud >>, et les
normes de l'écriture.

3) Élaboration littéraire
Tout en restant lié par les contraintes d'exactitude (l'auteur de la
biographie est réel) le biographe choisit un mode de transcription romancé. Ainsi
Oscar LEWIS ou encore Sélim ABOU ont mis au service d'un projet scientifique
des qualités d'écrivain. Pour Ph. LEJEUNE, « le problème est de créer un mode
de narration qui garde la saveur et le type de présence qu'a le discours
oral rapporté mais qui offre en même temps la lisibilité et le plaisir d'un
récit écrit» (...). «C'est un peu comme pour la fabrication des tissus où l'on
cherche les dosages optimum entre la douceur et la chaleur de la laine et la
résistance du nylon >>.
C'est à un dosage aussi habile que se livre 0. LEWIS dans le remodelage
de ses entretiens biographiques. A travers un extrait du récit de Manuel San-
chez, on se rendra compte que le plaisir du lecteur n'exclut pas nécessairement
la rigueur scientifique.
«Il y a aussi le problème de fa pauvreté. S 'il réfléchit à ce que
représente un mariage, un homme pauvre s'aperçoit qu'il n'a pas assez
d'argent pour un mariage. Il décide donc de vivre de cette façon, de s'en
passer, vu ? Il prend simplement la femme, comme j'ai fait avec Pau/a.
D'autre part, un homme pauvre n'a rien à laisser à ses enfants, il n'a donc
pas besoin de les protéger légalement Si j'avais un mil/ion de pesos, ou
une maison, ou un compte en banque ou des biens matériels, je ferais tout
de suite un mariage civil pour faire de mes enfants mes héritiers légitimes.
Mais les gens de ma classe n'ont rien. C'est pourquoi je dis : << Tant que je
sais, moi, que ce sont mes enfants, je me fiche de ce que le monde en
pense» (16).
Ph. LEJEUNE résume d'une jolie métaphore les trois systèmes de
transcription — littérale, moyenne, littéraire — qu'il nous propose :

(15) DESTRAY (Jacques). - La vie d'une famille ouvrière. Ed. du Seuil, 1971, p. 47.
(16) LEWIS (Oscar). - Les enfants de Sanchez. Ed. Gallimard, 1978, p. 109.

77
«Supposons que la parole soit une fleur», dit-il. «Dans la
transcription littérale, la fleur est écrasée : la sève et les pigments ont giclé tout
autour, c'est triste comme un accident de la route. Dans la transcription
moyenne, la parole est comme une fleur sèchée entre les pages d'un livre :
elle a perdu son relief et une partie de sa couleur, mais elle conserve
nettement sa forme et son identité. Dans l'élaboration littéraire, c'est une fleur
peinte, qui retrouve, en trompe l'œil, son relief et sa couleur, mais non
certes son odeur. A chacun de décider laquelle de ces « fleurs» ressemble le
plus à une fleur sur pied».

2 - MONTAGE
L'enquêteur a devant lui la transcription de ses entretiens, des notes
prises au cours de l'enregistrement, un ensemble de matériaux touffus, répétitifs,
et qu'il est le seul à pouvoir exploiter parce qu'il garde dans sa mémoire le
souvenir des entretiens et de l'implicite qui soutenait le dialogue. Partant de tous
ces éléments rassemblés sur son bureau, comment devra-t-il s'y prendre pour
reconstruire la biographie?
Le récit de vie
Deux modes d'exposition peuvent être retenus :
— le texte biographique suit chronologiquement, depuis l'enfance, la vie de
l'enquêté,
— le texte met en avant des thèmes : vie scolaire, vie professionnelle, vie
familiale, etc..
Nous avons fait remarquer qu'aucun récit n'empruntait <<
naturellement » l'une ou l'autre forme. Face au magnétophone, l'enquêté ne choisit pas
entre un exposé chronologique ou thématique de sa vie. Il la raconte au rythme
de ses souvenirs. C'est pourquoi, un des premiers objectifs du montage est de
réordonner le récit.
Quel que soit l'axe, chronologique ou thématique, retenu pour le
montage de la biographie, il va falloir d'abord, « démonter » les entretiens. Pour ce
faire, on recourt à la technique du découpage. On aura évidemment pris soin
au départ, de retranscrire les entretiens uniquement sur le recto de chaque
feuille.
— Exemple où la préférence est donnée à une reconstitution
chronologique de la vie de l'enquêté
Dans un premier temps, on délimite, au crayon, tous les passages qui
se rapportent à l'une ou l'autre des périodes de son existence. Chaque
passage est signalé en marge, par un chiffre, qui correspond à celui de
la période impliquée. On aura, par exemple, réservé le chiffre 1 pour
tous les événements relatifs à la prime enfance, le chiffre 2 pour tous
les souvenirs sur la période scolaire et ainsi de suite. Ce travail de
repérage effectué, il ne reste plus qu'à séparer, à l'aide des ciseaux,
les passages portant des numéros différents. Pour reconstituer
chronologiquement l'histoire de vie, il suffit alors de grouper par ordre
numérique les bandes de texte issues du découpage.
— Exemple de reconstitution thématique du récit.
Au lieu de faire passer les ciseaux entre chaque période de la vie, on
découpe les entretiens suivant des thèmes préalablement retenus. La
liste des sujets susceptibles d'être abordés dans un récit de vie peut

78
être évidemment très longue. Nous en retiendrons ici, à titre
d'exemple, quelques-uns parmi les plus généraux : l'éducation et
l'enseignement, les étapes de la vie professionnelle, les attitudes devant
certains événements comme la naissance, le mariage, la mort, les
relations de parenté ou de voisinage, le choix des amitiés, etc..
L'histoire de vie
Une fois retenu et agencé l'ordre d'exposition de la biographie (du récit
de vie), il faut penser maintenant à intégrer dans le texte ce que l'on a considéré
jusqu'ici comme des matériaux secondaires ou annexes. Deux cas de figure
peuvent être envisagés : ces matériaux sont directement insérés dans le
texte du récit, ou ils sont renvoyés en pré ou post-face.
— Documents insérés dans le texte
C'est le mode d'agencement le moins fréquent. Jean FERNIOT l'a
retenu pour l'exposé de son enquête auprès de Pierre et Aline.
Pierrot parle de son enfance. On remarquera au passage que la
transcription est à une «distance moyenne >> du récit original:
<< Mon père se renseignait sur ce qu'on faisait à l'école. Il
s'intéressait, pas trop quand même. Lui par/ait un peu de son boulot, mais ça ne
m'a pas tellement marqué, je ne me souviens de rien. Et pour ce qui est de
l'éducation sexuelle, zéro, il n'aurait pas osé, ma mère non plus encore —
la politique mon père n 'en par/ait jamais. Même quand j'ai été plus grand,
il ne lui est jamais venu à l'idée de dire : j'ai voté pour un tel. D'ailleurs, je
crois qu'il s'en foutait)).
A ce moment du récit, J. Ferniot glisse des commentaires sur l'attitude
quasi-commune de tous les membres de la famille, vis-à-vis de la politique:
«Cette indifférence à la politique je l'ai constatée tout au long de cette
enquête. A l'exception du frère d'Aline, communiste de tendance, réellement
engagé pendant longtemps dans le combat, aucun des membres de la famille
n'a paru marquer le moindre intérêt à la chose publique... J'ai noté cependant
que les choses avaient changé: aujourd'hui, Pierrot et Aline, Simone et son
mari, et bien entendu leurs enfants, s'intéressent d'un peu plus près à la
politique. L'information circule mieux et plus vite...» (17).
Généralement, les récits des enquêtes ne sont jamais interrompus par
plus d'une trentaine de lignes de commentaires et encore, les interventions de
J. Ferniot sont-elles limitées en nombre.
C'est un équilibre souhaitable car il ne faudrait pas que le récit soit noyé
par trop d'informations, commentaires ou analyses. J. Ferniot intervient dans le
cours du récit pour en élargir le contenu. De la même manière, il aurait pu
commenter la forme du récit, en marquant les intonations, les rires, les hésitations,
les silences, les gestes, etc..
— Documents renvoyés en pré ou post-face
Si la «distance moyenne» est la forme de transcription qui
s'accommode le mieux au mode d'agencement précédent, c'est par contre la
transcription ((littéraire» qui a la faveur du second.
Le montage est ici fondamentalement lié à la décision de transformer
un dialogue en monologue en gommant toute trace d'intervention
extérieure. Le récit de vie ne se donne donc plus à lire comme une biographie, mais

(17) FERNIOT (Jean). - Pierrot et Aline. Ed. Grasset, 1973, p. 70.

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comme une autobiographie ; il est totalement rapporté à la première personne,
les questions de l'enquêteur sont effacées (il faut d'ailleurs préciser, que quel
que soit le type d'agencement apprêté à la rédaction finale de la biographie, les
questions sont presque toujours éliminées).
Cependant, le rôle de l'enquêteur n'est pas pour autant, définitivement,
effacé dans le texte final. Il réapparaît à la périphérie du récit, soit en amont,
soit en aval.
Après avoir « laissé >> Baba raconter chronologiquement l'histoire de sa
vie, Mary SMITH, son interlocutrice, fait suivre le récit d'une annexe où elle
présente le personnage et son milieu. A ce moment, ce n'est plus seulement la vie
de Baba qui est au centre de l'étude, mais celle de toutes les femmes Haoussa.
Du récit chronologique d'une vie, le livre passe alors à la description
thématique d'une culture. Dans un exposé condensé, M. SMITH aborde entre
autres thèmes : le milieu et l'économie, la parenté et le mariage, l'organisation
politique (18).
0. LEWIS propose pour encadrement des récits de la famille Rios (19),
un modèle sensiblement différent. Dans l'exemple de Baba de Karo, le champ
de l'enquête est présenté « à plat >>, les thèmes se succèdent sans pour autant
indiquer un ordre, une progression. Le mode d'exposition emprunté par O.
LEWIS dans la post-face de La vida, pourrait être inversement défini comme
<< vertical >>. L'auteur nous invite à entrer par étapes sur son terrain d'enquête.
Partant d'une présentation de la société porto-ricaine, l'exposé se
resserre progressivement sur la famille Rios. Dans le détail, la voie suivie par
LEWIS peut être découpée ainsi :
— présentation du cadre d'étude: la société porto-ricaine. (statut politique,
situation économique, démographique, propos sur la langue) ;
— description du quartier de La Esmeralda, duquel est originaire la famille Rios,
et où vivent encore une grande partie de ses membres. Après l'avoir
présenté géographiquement et physiquement, LEWIS brosse un tableau de
l'état économique et démographique du quartier et termine par quelques
propos sur le niveau d'instruction;
— la famille Rios. LEWIS place en parallèle les branches porto-ricaine et new-
yorkaise de la famille. Il les compare sur divers points, comme le revenu, la
nature des dépenses, le niveau d'instruction, la taille des ménages, la
pratique religieuse, etc..
Précaution :
Puisque l'approche biographique lie comme aucune autre méthode
sociologique les résultats de l'enquête à l'imagination et au savoir-faire du
chercheur, il nous paraît nécessaire d'accompagner le texte biographique
et son encadrement d'une note méthodologique. Dans un exposé succinct
l'enquêteur explique son parcours: pourquoi avoir choisi tel terrain et
tel sujet de recherche, sur quels critères ont été retenus la ou les
personnes interviewées, dans quel climat s'est déroulée l'enquête,
comment les entretiens ont été retranscrits, etc.. Autant de questions que se
pose d'ordinaire le lecteur devant le texte d'une histoire de vie. Ne pas
répondre à ces questions élémentaires ce serait le placer en position de douter
de l'authenticité des témoignages et de la fiabilité de l'approche biographique.

(18) SMITH (Mary). - Baba de Karo. Ed. Pion. Coll. Terre Humaine, 1969, pp. 298-313.
(19) LEWIS (Oscar). - La Vida. Ed. Gallimard. Coll. Témoins, 1969.

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