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Raison présente

Science et scientisme
Anastasios Brenner

Résumé
Le scientisme apparaît dans le contexte du tournant des XIXe et XXe siècles. Il désigne une position philosophique qui fait
appel au progrès scientifique et touche à de nombreuses et importantes questions concernant la nature, la tâche et la valeur de
la science. Or les débats suscités par le scientisme ne sont pas sans lien avec le développement d'une nouvelle discipline : la
philosophie des sciences. Nous pouvons alors nous tourner vers les diverses réponses fournies par cette discipline. L'objet de
cet article est d'analyser l'attitude scientiste à travers les différentes options proposées par les philosophes des sciences.

Abstract
Abstract
Scientism arose in France in the context of the turn of the 19th and 20th centuries. It designates a philosophical position call¬
ing on scientific progress and concerns several important issues relating to the nature of science, its goal and its value. Now, we
should note that the debate over scientism is not unrelated to the development of a new discipline, the philosophy of science.
We may then turn to the various answers provided by this discipline. The aim of this paper is to analyze the scientistic attitude
with respect to the major options taken by philosophers of science.

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Brenner Anastasios. Science et scientisme. In: Raison présente, n°171, 3e trimestre 2009. Savoir, connaitre, agir. pp. 15-27;

doi : https://doi.org/10.3406/raipr.2009.4174

https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_2009_num_171_1_4174

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Science et scientisme

Anastasios Brenner *

Résumé
Le scientisme apparaît dans le contexte du tournant des
XIXe et XXe siècles. Il désigne une position philosophique qui fait
appel au progrès scientifique et touche à de nombreuses et impor¬
tantes questions concernant la nature, la tâche et la valeur de la
science. Or les débats suscités par le scientisme ne sont pas sans
lien avec le développement d'une nouvelle discipline : la philoso¬
phie des sciences. Nous pouvons alors nous tourner vers les diver¬
ses réponses fournies par cette discipline. L'objet de cet article est
d'analyser l'attitude scientiste à travers les différentes options pro¬
posées par les philosophes des sciences.

Abstract
Scientism arose in France in the context of the turn of the
19th and 20th centuries. It designates a philosophical position call¬
ing on scientific progress and concerns several important issues
relating
should note
to the
that
nature
the debate
of science,
over scientism
its goal and
is not
its unrelated
value. Now,
to the
we

development of a new discipline, the philosophy of science. We


may then turn to the various answers provided by this discipline.
The aim of this paper is to analyze the scientistic attitude with
respect to the major options taken by philosophers of science.

Introduction
Le terme « scientisme » appelle une explication. Ce mot a
été introduit assez récemment. Son histoire ayant été maintes fois
retracée, je me contenterai ici de rappeler quelques étapes signifi¬
catives afin de fixer son sens. Romain Rolland, dans sa pièce de
1898, Les loups, transpose en français le substantif anglais « scien¬
tist » pour qualifier une certaine tournure d'esprit. En 1911, Félix
Le Dantec, biologiste et philosophe, introduit le terme « scien-
tisme », qu'il revendique comme l'attitude philosophique appro-
* Université Paul Valéry-Montpellier III, anastasios.brenner@wanadoo.fr

15
Raison Présente

priée pour le scientifique : « La science ne garde aucune trace de

cadre
son
Ce
1890néologisme
origine
L'Avenir
des débats
humaine
de
surgit
autour
la science
; et
auelle
dutournant
a,
progrès
renonçant
par suite
des
scientifique.
à[...],
xixe
la foi
une
etchrétienne,
XXe
valeur
Renan
siècles
absolue
publie
il dans
expose
»1.
en
le

sa croyance en la science. À l'inverse Brunetière dénonce la « ban¬

jusqu'à
queroute
loi
loppe
une
il
le exprime
voit,
positivisme
de
certaine
séparation
une
est
lade
une
communauté
controverse
enraciné
la
ambiguïté.
conception
d'Auguste
science
des dans
églises
».au
scientifique
Dépassant
En
Comte,
philosophique
un
sujet
et
1905,
contexte
de du
l'État.
il le
en
le
rôle
elle-même.
gouvernement
terrain
radicalise
polémique
Dans
particulière.
de lamême
cescience,
Le
contexte
le; propos.
ce
scientisme,
promulgue
de
Venant
terme
la
qui
se
science,
divise
déve¬
après
revêt
on
la

tantes et
Lenombreuses
vocable « scientisme
: la nature de
» touche
la science,
à des
sa tâche
questions
et sa impor¬
valeur.

Il serait imprudent de tenter de répondre à toutes ces questions en


même temps. Mais une voie s'offre, me semble-t-il, pour éclaircir
ce sujet. En effet, une discipline a pour charge de prendre en compte
certaines questions que soulève la science, mais qui ne relèvent pas
de la méthode scientifique : je veux parler de la philosophie des
sciences2. Celle-ci, en deux siècles d'existence, a accumulé de nom¬
breux résultats. Cependant, un malentendu est perceptible : les
scientifiques ne se retrouvent pas toujours dans la forme actuelle
de ce discours au sujet de leur pratique. Il faut bien reconnaître
que l'évolution a été profonde : on est passé, au cours des années
soixante, du positivisme logique, qui envisageait les théories scien¬
tifiques comme des systèmes axiomatiques, au postpositivisme, qui
lui substitue des paradigmes enracinés dans l'histoire. Depuis les
années 1990, la situation est devenue encore plus complexe : on
a affaire à une prolifération d'écoles et de pratiques. Je voudrais
tenter ici de dissiper cette méfiance : a-t-on bien saisi le but et la
nature de la philosophie des sciences ?

1. L'analyse logique du langage de la science

tote,
millénaires
gisme
au début
plément
minantetest
On
sa
dans
notable,
du
entièrement
théorie
peut
lexxe
la
cœur,
langue
comprendre
siècle.
au
duau
début
syllogisme
fondée
point
ordinaire.
Cette
dul'engouement
qu'on
sur
discipline
xxeen
le
Orsiècle.
rapport
l'enseignait
avait
cette
avait
Mais
constitué
formulation
qu'a
de été
prédication,
la
encore,
suscité
théorie
fondée
pendant
sans
ne
lapar
du
logique
permet
prédo¬
syllo¬
com¬
Aris-
deux
Science et scientisme

pas de transcrire le langage de la science moderne : l'idée de rela¬


tion ne peut être exprimée. On comprend dès lors l'enthousiasme
qu'ont suscité les travaux de ceux qui ont développé la logique
mathématique moderne : Boole, Frege et Russell. Celui-ci achève
en 1913 une synthèse de la logique mathématique élémentaire telle
qu'on l'enseigne encore aujourd'hui3. Les philosophes vont se sai¬
sir de cet instrument et le tourner vers les problèmes qui les préoc¬
cupent. Nous avons ici un cas où la science suscite directement des
projets philosophiques.
La doctrine développée par le Cercle de Vienne fournit un
exemple caractéristique de l'usage philosophique de la logique. Si
la distinction entre science et métaphysique concerne de nombreux
penseurs depuis le milieu du XIXe siècle, c'est le Cercle Vienne qui
le premier propose un critère précis de démarcation. Ce critère ne
sert pas simplement à assurer l'autonomie des deux domaines ; il
est un moyen pour dépasser, pour éliminer la métaphysique. Il
s'agit d'un positivisme plus rigoureux que les versions antérieu¬
res. Ainsi que l'écrit Rudolf Carnap, l'un des membres du Cercle :
« Grâce au développement de la logique moderne, il est
devenu possible d'apporter une réponse nouvelle et plus précise à
la question de la validité et de la légitimité de la métaphysique [...].
On en arrive à un dépassement radical de la métaphysique que les
antimétaphysiciens d'autrefois ne pouvaient pas envisager encore.
Certes, des intentions analogues ont inspiré autrefois de nombreux
développements, par exemple de type nominaliste ; mais pour qu'il
soit possible de réaliser ces intentions de manière décisive il a fallu
attendre notre époque où la logique, à la faveur du progrès de ces
dernières décennies, est devenue un outil de précision suffisante »4.
Cette critique prend différentes formes. Moritz Schlick dis¬
tingue entre l'expérience personnelle, le vécu et la connaissance
véritable. Celle-ci concerne les relations, la structure, et donc ce
qui est publiquement observable et communicable. La connais¬
sance doit se fonder sur l'expérience empirique dont il est ques¬
tion dans les sciences expérimentales. On comprend que les posi¬
tivistes logiques se soient acheminés vers la vérification comme
critère. Ils ne parlent pas du caractère scientifique d'un énoncé
mais
énoncé
tout
estbonnement
sa méthodede
desa
vérification
signification
»5. : « La signification d'un

Comment développer une pensée, une philosophie sans


métaphysique ? Les positivistes logiques refusent en effet de se lais¬
ser entraîner dans les débats métaphysiques. Ils s'efforcent d'ob-
17
Raison Présente

server une neutralité vis-à-vis des diverses positions. On peut se


rapporter encore une fois à Carnap :
« Que reste-t-il alors finalement à la philosophie, si tous
les énoncés qui disent quelque chose sont de nature empirique et
appartiennent à la science du réel ? Ce qui reste, ce n'est ni des
énoncés, ni une théorie, ni un système, mais seulement une
méthode : la méthode de l'analyse logique [...]. Dans son usage
positif, elle sert à clarifier les concepts et les énoncés doués de sens,
pour fonder logiquement la science du réel et la mathématique »é.
Ce qui n'empêche pas les positivistes logiques d'exploiter
un résultat scientifique en faveur d'une option philosophique. On
relève une part de polémique dans cette critique de la métaphysi¬
que, qui vise certains courants influents du début du XXe siècle ainsi
que leurs implications politiques7. Mais il reste à savoir si l'on peut
retrancher la métaphysique de la science.
Ayant formulé ce critère de démarcation entre science et
métaphysique, les positivistes logiques peuvent passer à l'examen
du contenu de la science. Ils portent leur attention sur les théories
scientifiques. Celles-ci sont définies comme des ensembles de pro¬
positions organisées déductivement, c'est-à-dire des systèmes axio-
matiques. Le philosophe a alors pour tâche d'en expliciter la signi¬
fication : ce sont de purs systèmes formels qui sont reliés à la réalité
par le biais de règles de correspondance. Le contenu de ces règles,
qui sont des énoncés spécifiques, est pour l'essentiel fourni par les
procédés de mesure des propriétés du monde physique. Le philo¬
sophe, on le note, s'inspire directement de la manière dont le scien¬
tifique présente ses résultats ; il pousse l'exigence de rigueur encore
plus loin : la science dans son ensemble doit être axiomatisee.
Cette conception a soulevé d'innombrables difficultés. En
voulant éliminer la métaphysique, les positivistes logiques ont été
conduits à jeter le discrédit sur ce terreau qui constitue le point de
départ de la science : les conjectures et les spéculations fécondes.
Il n'est même pas sûr que les notions théoriques elles-mêmes puis¬
sent être reliées directement à l'expérience. L'espace, le temps, la
masse ou la température relèveraient à ce compte de la métaphy¬
sique8.

D'autres voies seront proposées sans pour autant délaisser


l'instrument de la logique. Ainsi en va-t-il du réfutationnisme de
Karl Popper. La science est l'activité qui consiste à mettre à
l'épreuve nos hypothèses. La réfutabilité fournit alors un critère
de démarcation entre science et métaphysique. Popper peut ainsi
Science et scientis

reconnaître l'importance des conjectures, des spéculations et


notions théoriques, tout en définissant clairement la sphère d
scientificité. La théorie est toujours définie comme une struct
déductive, et l'on comprend pourquoi : le scientifique peut de ce
manière repérer les conséquences de la réfutation. Ainsi que l'é
Popper :

« Les théories de la physique - bien que n'étant en géné


pas complètement axiomatisées - peuvent présenter entre leurs
férentes parties des liaisons suffisamment claires pour nous p
mettre de décider quels sont les sous-sytèmes touchés par u
observation falsifiante particulière »9.

Il s'agit de montrer comment la réfutation empirique d


s'appliquer. Bien que plus souple que le positivisme logique, le r
tationnisme de Popper dans sa première version se heurte à
difficultés : les théories scientifiques sont très étendues, et les mo
lités de l'expérimentation sont très complexes.

Il faut certes admettre que ces doctrines ont évolué dep


leur première formulation. Un positiviste logique de la secon
génération tel que Cari Hempel nous présente un modèle asso
pli dans lequel les termes théoriques de la science sont reliés à l'
périence par des liens multiples et partiels10. Quant à Popper, il
conduit à admettre l'existence de programmes métaphysiques
recherche, qui viennent alimenter la spéculation scientifiqu
Mais ces philosophies fondées sur la logique présentent toutes
mêmes limites : il n'est nullement évident que l'activité scient
que se réduise à la manipulation d'énoncés par des méthodes f
melles. Certes, ces systèmes ont été formulés à une époque où l
ne connaissait que la logique du premier ordre. À partir des ann

que
selon
mel.
1930,a donc
la
ontâche
a perdu
vu àapparaître
accomplir,
son caractère
dejustifier
multiples
de pierre
le choix
systèmes
de touche,
de notre
logiques.
et nous
langage
La
devolof

Ces nouveaux outils, le développement de l'informati


et des sciences cognitives, ont pu donner l'espoir de pouvoir réso
dre les difficultés rencontrées par les tentatives antérieures. D'
la persistance aujourd'hui des méthodes formelles en philosoph

Je
qu'on
ne nie
ne pas
puisse
qu'on
mieux
ne puisse
cerner obtenir
certainsdes
aspects
résultats
du travail
intéressants
du scie

tifique, mais je ne crois pas que cette voie permette de répondr


la question
ment formelle.
de ce qu'est la science, qui n'est pas une activité pu
Raison Présente

2. L'étude historique de la pratique

scientifique

contreremettre
Lakatos,
seurs le
À Laudan
positivisme
partirendes
et
cause
d'autres.
années
logique
le critère
1960
On
représentée
ne
de
s'est
s'étonnera
démarcation
développée
par Kuhn,
pas entre
deune
voir
Feyerabend,
science
réaction
ces pen¬
et

métaphysique. Ils ne croient pas qu'il soit possible de formuler un

tel critère
soit souhaitable.
ni qu'une
Examinons
séparation
la manière
étanchedont
entre
Thomas
les deux
Kuhn
domaines
prend

en compte les facteurs extra-scientifiques. Déjà dans La structure


des révolutions scientifiques , après avoir décrit le contenu des para¬
digmes, il ajoute :
« Tant que les lois de Newton ont eu cours, la quantité de
matière a été une catégorie ontologique fondamentale pour les
physiciens, et les forces qui agissent entre les particules de matière
ont constitué un des principaux sujets de recherche »12.
Les forces et les corpuscules ne sont pas des objets directe¬
ment observables, mais des éléments du schéma conceptuel à tra¬
vers lequel nous saisissons le monde. Les lois ne représentent pas
simplement des régularités empiriques de manière neutre; elles
comportent des engagements. Les concepts renvoient à une cer¬
taine façon de découper la réalité.
Dans la « Postface » de 1969, Kuhn apporte des précisions
intéressantes. À la notion de paradigme, qui a soulevé des criti¬

ques
matrice
en
les,
à
tions
prétation
expressément
éléments
naires.
isoler
plusieurs
les
en
symboliques
valeurs
disciplinaire.
les
raison
constitutifs
qui
facteurs
éléments
les
des
et
desous-tend.
les
ses
ou
facteurs
métaphysiques
exemples-types.
des
Cette
lois
:sens
lesparadigmes,
ne
généralisations
multiples,
matrice
ontologiques
Mais
doivent
en
est
-pas
Kuhn
même
Kuhn
par
rebaptisés
explicitement
être
et
symboliques,
exemple
ne
substitue
axiologiques
temps
dissociées
cherche
matrices
lesdécomposée
sontle
généralisa¬
pas
de
les
reconnus
terme
discipli¬
comme
l'inter¬
modè¬
par delà

Il revient sur cette question dans un article intitulé « Nou¬


velles réflexions sur les paradigmes » :
« Ce sont les modèles qui fournissent au groupe scientifi¬
que leurs analogies préférées, ou lorsqu'ils sont profondément
ancrés une ontologie [...]. Ainsi par exemple la chaleur d'un corps
est l'énergie cinétique de ses particules constitutives, ou exemple
Science et scient

plus nettement métaphysique, tous les phénomènes percept


sont dus
ment neutre
au dans
mouvement
le vide »13.
et à l'interaction d'atomes qualitat

Récapitulons nos résultats. Le caractère métaphysique


paradigmes se décline de plusieurs manières : ontologique
constituants ultimes), cosmologiques (la vision du monde), a
logique (les valeurs rationnelles) ; sans parler des facteurs ex
nes : théologiques, politiques, sociaux et idéologiques. N
retrouvons toute la panoplie des significations du terme de m
physique. Nous nous sommes singulièrement éloigné des po
vistes logiques. Ces facteurs étant implicites pour Kuhn, la t
de la philosophie consiste désormais dans leur mise en évide

Cette admission d'engagements métaphysiques au sei


la science s'accompagne d'un réexamen du problème de la vé
cation ou contrôle des énoncés théoriques. Kuhn critique non
lement les positivistes logiques mais également Popper. Il récu
possibilité d'une expérience cruciale même en tant que réfutat
Il fait également remarquer que « toute expérience peut être con
tée, soit du point de vue de la pertinence, soit de celui de la pr
sion »14. Certes, un scientifique ne renoncera pas à une théor
la première difficulté empirique survenue : l'étude du dévelop
ment réel de la science montre que l'édification d'un nouveau p
digme couvrant un large champ de phénomènes est un proce
complexe ; les scientifiques se permettent divers ajustements. A
Kuhn n'interdit pas, contrairement à Popper, le recours à des hy
thèses
la théorie.
ad hoc, c'est-à-dire des modifications portées après co

Il fait encore observer qu'un scientifique n'abandonn


pas une théorie s'il n'a pas de théorie de rechange : une ana
complète de la démarche scientifique montre qu'il s'agit, pou
scientifique, de choisir entre théories concurrentes. Nous dev
être attentifs à un déplacement de la problématique de la vérif
tion et du contrôle expérimental vers la compétition entre t
ries. L'évaluation d'une théorie ne se réduit donc pas à la com
raison de ses conséquences avec les données de l'observation
scientifique forme un jugement d'appréciation globale, prenan
compte la fécondité de tout un programme de recherche vis-à
des programmes concurrents.

Kuhn apporte ici certainement des compléments et des


cisions par rapport aux conceptions de la science fondées uniq
Raison Présente

permet de prendre en compte d'autres aspects de la pratique scien¬


tifique. En même temps, la vision qu'il propose peut heurter le
scientifique. Il ne parvient pas à expliquer de manière satisfaisante
cet accroissement de nos connaissances qu'apporte la science. On
a bien l'impression que Kuhn et tous ceux qui le suivent sont pri¬
sonniers de la polémique engagée avec les positivistes logiques et
avec Popper. Nous sommes donc conduits à une impasse : ni l'ana¬
lyse logique de son langage, ni l'étude historique de son dévelop¬
pement ne semblent adéquates pour rendre justice à la nature de
l'aventure scientifique.
Nous devons nous dégager de cette attitude polémique. La
logique et l'histoire ont leur utilité à condition de circonscrire pré¬
cisément leur domaine de pertinence. Mais surtout je crois qu'on
peut faire un usage plus large de l'histoire. À mon sens, il convient

à la fois d'orienter
scientifique
sciences elle-même.
et de faire
l'examen
un retour
historique
critique
davantage
sur la philosophie
vers la pratique
des

3. Retour sur l'histoire de la discipline

terme «Nous
scientiste
avons» est
vu due
que àlaRomain
première
Rolland.
occurrence
Citons
en maintenant
français du

le passage de sa pièce Les loups. À cette déclaration du person¬

cipe
nagel'aristocratie
examen,
évident
que
tocratie.
àTeulier,
la»15,
fois
et
Nous
descientifique
le membre
personnage
ne
avons
de
croire
la de
cervelle
assez
que
et
l'Académie
Vidalot
républicain,
ce est
des que
scientistes.
répond
aussi
ma
deshaïssable
raison
de
sciences
: «ne
Dis-toi
Nous
rien
meque
: donne
admettre
«sommes
bien,
J'ai
l'autre
citoyen,
ce
comme
prin¬
aris¬
tous
sans

égaux »16. Il est probable que Romain Rolland est influencé ici par
l'anglais. William Whewell emploie dès 1840 le terme scientist afin
de distinguer le savant (scholar) et le scientifique (scientist)17. Car
la science a évolué et la place du scientifique dans la société est à
redéfinir. Il faut savoir que Whewell est l'un des premiers philoso¬
phes des sciences. Le scientisme a donc partie liée avec la philoso¬
phie des sciences. Il en va aussi de la définition que l'on donnera
de la science. Auguste Comte à la même époque explique la néces¬
sité de développer une nouvelle discipline. L'enseignement scien¬
tifique est devenu de plus en plus spécialisé. Or les diverses scien¬
ces entretiennent des rapports, et il faut être capable de dépasser
les cloisonnements des spécialités. D'où la nécessité de saisir la
connaissance scientifique, à la fois dans sa généralité et dans son
Science et scientis

imprimé un mouvement irrésistible et bénéfique, le progrès, e


se propose d'en être le théoricien. Ce progrès ne doit pas seu
ment se réduire à l'accroissement des connaissances scientifiqu
il concerne aussi les domaines esthétique, moral, mais surtout po
tique et social. Comte nous donne un but auquel tous peuvent t
vailler, fondé sur le mouvement tangible des sciences, suscepti
de remplacer la religion traditionnelle. Le positivisme en vien
figer la science
exercice de la connaissance.
et à la détourner de son objectif principal : le li

certaines
Laméthodes.
philosophie
Lesdes
membres
sciencesdu
auCercle
XXe siècle
de Vienne
s'est focalisée
reconna

sent avoir tiré inspiration de leurs prédécesseurs, ces scientifiq


philosophes du tournant des XIXe et XXe siècles : ils en ont sys
matisé les idées. En effet, l'idée selon laquelle les théor
scientifiques prennent la forme de structures axiomatiques reli
au monde par les procédés de mesure se trouve nettement mise
avant par Pierre Duhem. On pourrait dire que l'introduction
formalismes modernes a servi principalement à présenter plus p
cisément cette idée. Mais si Duhem fait appel à une analyse lo
que, il prend soin de préciser ses limites. La comparaison entre
théorie et l'expérience est une activité complexe et délicate. On
peut transposer tels quels les procédés de vérification mathéma
ques dans le domaine de la science de la nature. La réfutation ex
rimentale n'est pas équivalente à la réduction à l'absurde;
démonstration directe n'est pas praticable sous la forme d'u
méthode inductive. Quand une théorie entre en contradiction a
l'expérience, on a toujours le choix soit d'abandonner la théo
soit de la modifier. Cette alternative, la logique ne peut la tranch
Il faut,
nous demande
dans une
de circonscrire
telle situation,
le domaine
faire appel
de validité
au bon de
sens.
la métho
Duh

expérimentale. Dès lors, ce qui constitue le premier moteur de


science, l'homme, la volonté de savoir, échappent à la science
ses méthodes rigoureuses d'exploration. Ainsi que l'écrit Duhem
« L'étude de la méthode physique est impuissante à révéler au ph
sicien la raison qui le porte à construire la théorie physique »

Le début du XXe siècle est l'époque où la philosophie


sciences se met en place au sein de l'université. On pratique u
approche
science. Dans
largecesans
contexte,
se limiter
Gaston
à uneMilhaud
méthodeinsiste
ou à unencore
aspect
: de

« La croyance au progrès, telle que nous la compreno


Raison Présente

passive vers un mieux toujours plus accentué, elle ne se sépare pas


de l'énergie des hommes à vouloir réaliser ce progrès »19.
Il rectifie le positivisme de Comte ; il évite le scientisme.
Plutôt que de chercher à renfermer la pratique scientifique
dans un cadre prédéterminé - des systèmes de propositions axio-
matisées ou des paradigmes - il me semble important d'examiner
comment
la science comme
elle s'estleconstituée
domaine dehistoriquement.
l'exactitude. Or
Oncette
a souvent
caractérisa-
défini

tion demande à être explicitée. La signification des mots « exacti¬


tude » et « précision » a changé profondément au cours du temps.
« Exactitude » désignait à l'origine accomplissement; « précision »,
coupure nette. Certes, la concordance entre la théorie et les phé¬
nomènes a toujours été une préoccupation pour les savants. Les
médecins hippocratiques cherchaient à décrire précisément les
maladies ; ils notaient minutieusement les symptômes et leur évo¬
lution. Ptolémée s'efforçait de faire concorder rigoureusement les
hypothèses avec les mouvements célestes. Mais nous devons faire
attention à la manière de concevoir ces exigences. On sait que Des¬
cartes par exemple n'acceptait d'autres notions au fondement de
sa physique que celles qui sont claires et distinctes , ce qui l'a conduit
à rejeter le vide comme notion purement négative.
Aristote prétendait que les corps lourds tombent parce
qu'ils ont tendance à rejoindre leur lieu naturel; Galilée a décrit
en langage mathématique le déroulement de cette chute : les espa¬
ces parcourus sont comme le carré des temps. La mise en avant de
la précision quantitative marque le passage de la philosophie natu¬
relle à la science moderne. C'est une révolution scientifique.
Il est courant de qualifier les mathématiques de domaine
de l'exactitude, on parlera de « science exacte » . Se pose alors la
question de l'application des mathématiques au monde physique.
Dans cette histoire de la notion d'exactitude figure un texte capi¬
tal : la « Préface » de Newton à la première édition des Principes
mathématiques de philosophie naturelle. Il s'agit d'un texte qui,
bien que placé en tête d'un des ouvrages les plus célèbres, a été
souvent négligé par les commentateurs. Tout en se réclamant de
Pappus, Newton met en œuvre l'opposition entre les anciens et les
modernes. Il renverse la préséance entre géométrie et mécanique.
Dans la traduction de la Marquise du Châtelet :
« Les Anciens partagèrent la mécanique en deux classes ;
l'une théorique, qui procède par des démonstrations exactes ; l'au¬
tre pratique [...]. La géométrie est fondée sur une pratique méca-
24
Science et scientis

nique, et elle n'est autre chose qu'une branche de la mécaniq


universelle
de mesurer qui
»20. traite et qui démontre exactement [accurate] l'

À mon avis notre problématique des sciences exactes pre

sa source
cas
apporté
concret
sur
ici.et
ceIlune
point
s'agit
loides
de
physique.
comprendre
éclaircissements
Les philosophes
la correspondance
instructifs.
des sciences
entreo

Le recours au langage mathématique assure à la physi


une remarquable efficacité : on s'efforcera d'amener les aut
sciences à ce degré de développement. Mais cette mathématisat
n'est pas sans conséquences, et l'expérimentateur doit en te
compte. Les êtres mathématiques sont d'une exactitude absol
d'une précision infinie. En revanche, notre perception connaît
limites. Certes, les instruments scientifiques peuvent grossir
phénomène, améliorant nos capacités d'observation. Il n
demeure pas moins que nos lectures sont toujours entachées d'i
précision. L'instrument a permis de réduire l'imprécision, non

l'éliminer.
Il le fera habituellement
Le physicien doit
en nous
prendre
livrant
en une
compte
fourchette
cette incertitu
de valeu

On repère une transformation fondamentale qui consi


dans le passage d'une conception métaphysique de l'exactitud
sa rigoureuse compréhension épistémologique. Il ne s'agit p
d'une réplique ou reproduction de la réalité, d'une équivalen
stricte entre l'esprit et les choses. La représentation est abstrai
elle concerne les lois expérimentales. La correspondance entre
théorie et les propriétés du monde est complexe. Enfin, la vér
de la théorie dépend strictement des procédures de confirmati

Conclusion

J'ai voulu rappeler quelques méthodes et quelques éta


de la philosophie des sciences. Il me semble important de no
que cette discipline a surgi pour des raisons précises, afin de répo
dre à des besoins suscités par le développement scientifique l
même. Ses praticiens ont pris leur point de départ dans la scien
ils ont voulu dégager les conséquences des grandes découver
scientifiques et leur impact sur notre civilisation. Il est paradox
qu'on en soit venu à une méfiance vis-à-vis des résultats procu
par une analyse sincère de la science.
L'exigence d'exactitude a été évoquée. Ce n'est qu'un d
traits de la science, qui comporte également la recherche de la coh
Raison Présente

rappelant la transformation de cette dernière. Thalès de Milet, à


l'aube de la rationalité occidentale - j'emploie le terme de ratio¬
nalité car il y a débat pour savoir si ce personnage est un scienti¬
fique ou un philosophe - fit une prédiction célèbre. Elle est rap¬
portée en ces termes deux siècles après par Hérodote :
« Ce fut la guerre entre Lydiens et Mèdes pendant cinq ans
[...]. Dans une rencontre au cours de la sixième année, en pleine
mêlée, le jour fit soudain place à la nuit - Thalès de Milet avait
d'ailleurs prédit cette éclipse aux Ioniens, pour l'année dans
laquelle elle se produisit. Lydiens et Mèdes, en voyant la nuit rem¬
placer
sés à faire
le jour,
la paix
cessèrent
»21. le combat et furent beaucoup plus dispo¬

Hérodote ironise ici sur la crédulité des barbares : les éclip¬


ses solaires peuvent être prédites. D'un même geste, Thalès fonde,
contre la mythologie, la philosophie et la science. En cherchant
une démarcation stricte, on risque d'oublier la source de notre tra¬
dition, celle qui lui confère sa force et son sens.

«1. scientisme
André Lalande
». (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, entrée

2. La philosophie des sciences en tant que discipline autonome surgit au début


du XIXe siècle ; ses principaux fondateurs sont Auguste Comte, André-Marie
Ampère, William Whewell, Bernard Bolzano, Hermann von Helmholtz.
3. En collaboration avec Alfred N. Whitehead, Principia mathematica , Cam¬
bridge, Cambridge University Press, 3 vols, 1910-1913.
4. Rudolf Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique
du langage » (1931), dans A. Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autre
écrits , trad, fr., Paris, PUF, 1985, p. 155-156. Souligné dans le texte.
membres
5. Formule duinspirée
Cercle par
de Vienne.
Wittgenstein et reprise par Waismann et plusieurs autre

6. Carnap, op. cit., p. 174. Souligné dans le texte.


7. Notamment le bergsonisme et la phénoménologie de Husserl et de Heidegger
8. La définition des concepts théoriques en termes observables a suscité tout un
débat, et les positivistes logiques eux-mêmes ont dû à plusieurs reprises modé¬
rer leurs prétentions.
9. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique (1935), trad, fr., Paris
Payot, 1973, § 16.
10. Cari Hempel, Éléments d'épistémologie (1966), trad, fr., Armand Colin, 1972

Meyer,
11.
12.
13. Kuhn,
Par Paris,
Thomas
exemple
LaKuhn,
Flammarion,
tension
l'atomisme.
Laessentielle
structure
1983,des
(1977),
p. révolutions
40;trad.
je souligne.
fr. scientifiques
M. Biezunski(1970),
et al., Paris,
trad. fr.
Gal¬
L

limard, 1990, p. 297; je souligne.


Science et scient

15. Romain Rolland, Les loups, dans Théâtre de la révolution, Paris,


Michel, 1926, acte III, scène II, p. 81. Cette pièce a été représentée, pour l
mière fois, le 18 mai 1898.
16. Ibid. Je souligne.
17. « We need very much a name to describe a cultivator of science in gen
should incline to call him a scientist », Philosophy of the inductive scien
Introduction.

18. Duhem, La théorie physique, son objet et sa structure (1906), Paris,


1981, p. 508.
19. Gaston Milhaud, Le positivisme et le progrès de l'esprit : études critiqu
Auguste Comte, Paris, Alcan, 1902, p. 271.
20. Isaac Newton, Principes mathématiques de philosophie naturelle (1687)
fr., Paris, Gabey, 1989, p. XIV-XV.
21. Hérodote, L'enquête, trad, fr., Paris, Gallimard, 1964, 1, 74.

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