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Francesca Manzari
Difficile tâche que celle de dire ce que le secret aura été pour Jacques
qu’il y aurait à cacher ou à garder par-devers soi. Autrui est secret parce
qu’il est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une
« Michel Lisse a pensé qu’il n’était pas trop injustifié ( c’est […]
une responsabilité que je lui laisse en même temps que je lui en rends
« littérature » restent pour moi, jusqu’à ce jour, autant que des passions,
des énigmes sans fond. Autant dire que Michel Lisse, de cela aussi je
littérature ».
secret, celui du surgissement de l’autre dans l’écriture. Il s’agit ici d’une définition
présuppose une présence-absence de l’autre qui viendra lire le texte, qui “ arrivera à
” lire le texte, puisque le texte est lui-même écrit et donné dans l’attente de l’autre :
saura être éternelle et le texte écrit dans son « itérabilité » attend le surgissement de
l’autre, « iter, derechef, viendrait de itara, autre en sanskrit, et tout ce qui suit peut
vérité réside dans l’oralité du logos et l’écriture ne saurait être une véritable
soleil » qui est à l’origine du monde des formes. Derrida écrit à ce propos : « La
figure du père, on le sait, est aussi celle du bien (agathon). Le logos représente ce à
quoi il est redevable, le père qui est aussi un chef, un capital et un bien ». Le père
est aussi la lumière intelligible qui ne peut pas être regardée, la vérité dont
seulement le logos peut restituer une image. Le logos est le fils du bien. Derrida
cite Platon qui fait dire à Socrate dans la République (VII, 515 c sq) :
Le logos est prononcé en présence du père qui a conçu le discours, le discours écrit,
au contraire, est orphelin. Son père est mort, il a été tué par son fils.
Derrida affirme que le parricide est intrinsèque à l'écriture : « nous disons que
Platon écrit à partir de la mort du père », Socrate. Platon écrit donc à partir de la
mort de Socrate. Cela revient à dire que Platon écrit à partir du « parricide du
nécessité du parricide.
patros Parmenidou logon) et, de force, établir que le non-être (mè on) est
, sous un certain rapport, et que l’être (on), à son tour, en quelque façon,
n’est pas.
l’être, l’écriture et son jeu n’auraient pas été nécessaires. L’écriture est parricide ».
Dans Spectre de Marx, Derrida aborde le sujet de la pensée spectrale. Il affirme que
spectre, du fantôme. Le temps est venu d’affronter ces fantômes. Il s’agit des
écrivains qui sont morts ou qui vont mourir. Ils nous ont légué des textes, la trace
de leur esprit. Nous ne pouvons pas nous passer de les lire puisque nous sommes
des héritiers, des héritiers endeuillés comme tous les héritiers. L’héritage est dans la
philosophie de Jacques Derrida une tâche, une tâche à accomplir. Christian Ferrié
Spectre de Marx que de nous apprendre que nous sommes cernés par les fantômes
qui nous hantent ». Il continue en citant Derrida: « ils sont toujours là, les spectres,
même s’ils n’existent pas, même s’ils ne sont plus, même s’ils ne sont pas encore ».
Le souffle de l’esprit de l’auteur vit dans la lettre du texte. La chair disparaît mais
qui hérite.
pas sa proie ».
la mort de la mère qui emporte avec elle les raisons de la trahison subie lors de la
signifié de l’écriture.
[…] Le lecteur aura cru comprendre que j’écris pour ma mère, peut-être
aucune, car si j’écrivais ici pour ma mère, ce serait pour une mère
vivante qui ne reconnaît pas son fils et je périphrase ici pour qui ne me
même lorsque le porteur du nom propre est absent, aussi lorsqu’il est mort. Il est
possible donc de conclure qu’un nom propre marque la mort de son porteur. La
aussitôt dans le nom». L’écrivain signe à chaque fois qu’il écrit un texte. La
condition de toute signature est donc la possibilité de répétition qui ne diminue pas
sa condition de vérité, elle entraîne la possibilité pour le texte d’être repris par un
autre. L’autre est, à la fois, l’auteur qui se relit et contresigne son texte et le lecteur.
s’engageant mutuellement.
Il s’agit de la raison pour laquelle tout effort de l’auteur pour marquer la propriété
de son texte est vain. Tout texte naît de l’héritage et se fait héritage, il vit dans le
rapport qu’il instaure avec son lecteur. Derrida pousse le raisonnement jusqu’à
écrire qu’il est possible de considérer une signature comme réussie seulement
Platon, Derrida utilise, pour le texte, la métaphore d’une toile dont la texture est
critique qui croirait en maîtriser le jeu, en surveiller à la fois tous les fils,
le jeu en s’y prenant les doigts, quelque nouveau fil. Ajouter n’est pas ici
autre chose que donner à lire. Il faut s’arranger pour penser cela: qu’il ne
s’agit pas de broder, sauf à considérer que savoir broder c’est encore
comme s’il s’agissait d’un seul geste mais dédoublé. Le risque du lecteur-écrivain
est double, son travail demande le juste milieu entre les deux excès opposés, la
tendance à vouloir trop en rajouter et l’incapacité d’écrire causée par l’effet négatif
dans La pharmacie, l’écriture est parricide, elle est un fils bâtard. La question se
pose alors de savoir s’il peut exister de la fidélité dans l’acte de lecture-écriture.
l’auteur. Si le lecteur s’endette envers l’auteur en lisant son texte, l’auteur s’endette
Babel que Derrida reprend dans l’essai Des Tours de Babel. Dieu punit les hommes
d’avoir voulu construire à hauteur des cieux mais surtout d’avoir voulu ainsi «se
à la fois la traduction.
Dieu clame son nom de père “Babel” qui, dans la langue sémite, veut aussi dire,
« confusion ». Babel est donc nom propre et nom commun. L’idiome imposé par
mais en clamant son nom Dieu s’endette lui-même envers les hommes.
Quand Dieu leur impose [aux Sémites] et oppose son nom, il rompt la
Nous ne pouvions pas passer sous silence cette scène de double endettement
Dieu. Dans l’essai sur Edmond Jabès et la question du livre, en traitant de l’absence
l’écrivain. Dieu est, dans l’œuvre du poète juif, le Tout et le Rien. Jabès écrit:
pas, c’est parce qu’il s’est fait si humble que tu le confonds avec la
De la même façon que Dieu, l’écrivain, le créateur du livre, s’y efface, il est absent
dans le livre puisque il est « le conteur. Seul le conte est réel », l’écrivain n’est
signature, agit à l’instar du Dieu de Babel qui clame son nom. Ainsi faisant,
position de demande qui constituera son propre endettement. Dieu et l’homme ont
un destin commun.
« […] Dieu, Maître du vent, Maître du sable, Maître des
attendait de l’homme ; l’un pour être enfin Dieu, l’autre pour être
enfin l’homme… »
de Son nom. »
Reb Tal.
Reb Rida. ”
pensée de la mort. L’écriture serait ici cette expérience de l’autre, elle est une
portera le deuil.
également lié à celui du sang.Tout commence par une phrase prononcée par un
jamais vraiment nourri, à côté duquel tous les autres semblent disparaître. Le sang
sens que […] le sang eût pu inonder encore, non pas indéfiniment mais
le glorieux apaisement.
Derrida rêve d’une plume qui soit une seringue, « une pointe aspirante », plutôt
qu’un instrument dur avec lequel accomplir l’exercice douloureux de l’écriture qui
l’écoulement d’une vie qui sort à l’extérieur du corps, le «dedans de la vie» qui
un lien entre une veine crurale et la langue dans laquelle nous écrivons, mais aussi
entre la langue et la circoncision, entre la circoncision, la lettre et Dieu. La veine
crurale qui expulse le sang de Derrida au dehors de son corps provoque dans le
philosophe le souvenir d’un vocable, « cru », qui à son tour est lié à une expression
française, «parler cru», parler sans ménagement, de façon directe. Or, en latin il
existe deux vocables pour indiquer le sang, l’un, cruor, le sang des blessures, le
sang versé, l’autre sanguis le sang de la circulation dans le corps. C’est bien une
veine crurale qui évoque pour Derrida l’image d’un moment d’écriture puisque
nous pouvions déjà lire, dans son essai sur Edmond Jabès et la question du livre,
que « ce que Jabès nous apprend, c’est que les racines parlent, que les paroles
veulent pousser et que le discours poétique est entamé dans une blessure ». Le sang
qui sort de la blessure, l’écriture du poète est le cruor, le sang versé. Mais la
blessure est aussi le produit d’un acte de violence, le vocable « cru » suggère au
façon le vocable « cru »et un autre vocable, la « crue ». Elle, qui accélère le cours
de l’eau, vient, dans le texte, dans le rêve derridien, accélérer le cours du sang, pour
écrit qu’il rêve d’une « langue crue » : « depuis ce rêve en moi depuis toujours
d’une langue toute crue, d’un nom à demi fluide aussi, là, comme le sang ». Ce
nom, son nom, sa signature, serait prononcé dans une langue qui le « lèche d’une
flamme », qui forme autour de lui une circonférence. Il écrit: « ma langue, l’autre,
celle qui depuis toujours me court après, tournant en rond autour de moi, une
circonférence qui me lèche d’une flamme et que j’essaie à mon tour de circonvenir
». Et ici, nous pouvons entendre le mot « circonvenir » dans son sens propre, « agir
sur quelqu’un avec ruse et artifice, pour parvenir à ses fins », mais aussi dans son
sens latin de circumvenire, « venir autour, assiéger, accabler ». Dans cette langue
Derrida cherche une phrase et se cherche dans une phrase de la même façon dont
différence y a-t-il entre choisir et être choisi lorsque nous ne pouvons faire
autrement que nous soumettre au choix? ». Il existe, pour Derrida, un rapport entre
qui ait la forme enfin, ma langue, une autre, de ce autour de quoi j’ai
tourné, d’une périphrase l’autre, dont je sais que cela eut lieu mais
[…].
L’idée du texte Circonfession naît d’un pari amical entre Derrida et Bennington. Ce
chercher à échapper, dans son texte, à cette systématisation. Les deux amis s’était
accordés sur le fait que Bennington n’aurait pas eu le droit de modifier son texte
l’écriture, elle est « le contournable ou non qui se rappelle à lui sans avoir eu lieu »,
L’écriture est intitulée Circonfession, « un aveu sans vérité qui tourne autour de lui
puisque la question se pose de savoir ce que serait une confession, Derrida cite
saint Augustin, « cur confitemur Deo scienti », « pourquoi nous nous confessons à
Dieu, alors qu’il sait (tout de nous) ». Nous pourrions trouver la réponse à cette
question dans l’essai sur l’écriture d’Edmond Jabes. Dans l’œuvre de Jabès nous
son écriture remémore une glose juive, les commentaires des talmudistes, il
souligne que l’effet n’est pas recherché, que cela ne dépend pas d’un choix ou d’un
Le texte de l’autre doit être lu, interrogé sans merci mais donc respecté,
de Jabès. L’idée que Derrida reprend de Jabès est celle d’un devoir poétique, d’une
liberté, livré au langage et délivré par une parole dont il est pourtant le
seigneur.
« Les mots élisent le poète… »
Nous reviendrons, dans la troisième partie de cette étude sur les thèmes du Juif et
de la blessure.
cendre aussi.
L’écriture qui guérit est un aveu, un aveu sans vérité, puisqu’il est écrit pour
quelqu’un qui n’a pas besoin de savoir, Dieu qui connaît tout et auquel Derrida
s’adresse, en écrivant, pour connaître un épisode de sa propre vie. Hélène Cixous,
amie de Derrida, considère l’écriture comme une façon de connaître notre passé.
la déconstruction.
chair à vif. C’est une anatomie du cœur qui passe par la recherche non
notes, les savantes et les naïves, les récits de rêves ou les dissertations
l’unique, dont je sais bien qu’elle eut lieu, une seule fois, on me l’a dite
l’écriture du philosophe.
secret et une transformation. Il sera un succès s’il donne à Derrida « le sourire divin
devant la mort », la sienne et « celle des aimés », s’il l’aide « à aimer plus encore la
vie », à aimer la vie de telle sorte qu’il ne ressente plus le besoin d’écrire, puisque «
pour le Juif, le signe d’une coupure avec la vie de la communauté et l’amour avec
Abraham. Elle est le symbole de l’errance dans le désert. Le Juif, marqué par cette
coupure, est soumis au pouvoir infini du Dieu jaloux duquel il a voulu se séparer.
Le peuple juif, qui voulait être maître de lui-même, s’est retrouvé assujetti à ce
dans sa lettre et non dans son esprit. Nous pouvons reconnaître dans la pensée
orthodoxie. Et Jabès, d’ailleurs, reconnaît avoir appris très tard son appartenance au
judaïsme. Son œuvre poétique s’inscrit dans une dimension universalisante qui a
ont été portées sont des reproches à son universalisme, son essentialisme, son
symbolique et l’imaginaire ». Derrida le cite: « Vous êtes tous Juifs, même les
« Jabès le poète et le Juif nous paraissent si unis et désunis à la fois » écrit Derrida.
Si la communauté juive vit dans l’hétéronomie le poète n’y appartient pas vraiment
et Le livre des questions constitue pour Jabès une possibilité d’exprimer sa passion,
loi sans possibilité de la comprendre conduirait à la folie. La liberté était gravée sur
les Tables de la Loi mais elles ont été brisées puisque le peuple juif ne la méritait
loin de «la patrie des Juifs» qui «est un texte sacré au milieu des
par le rabbin.
Il existera alors deux interprétations, celle du rabbin et celle du poète, cela ouvrira
question ». L’importance de l’errance pour la figure du poète réside dans les raisons
qui la causent et en ce qu’elle représente. Jabès écrit que «l’écriture est le chemin
demeure est « une tente légère, faite de mots dans le désert où le Juif nomade est
frappé d’infini et de lettre. Brisé par la loi brisée. Partagé en soi ». À ce propos
soi ont une racine commune, νέμειν. Autre forme d’absence, celle de l’écrivain.
Écrire, c’est se retirer. Non pas dans sa tente pour écrire, mais dans son
Notre triple exergue semblait révéler que le secret de l’écriture est, selon Jacques
secret de l’autre est aporétique en ceci que l’écriture présuppose, à la fois, l’absence
puisse la retrouver.
débattre [...] ».
Entretien d’Antoine Spire avec Jacques Derrida, Jacques Derrida : « Autrui est secret parce
qu’il est autre », in « Le Monde de l’éducation », n. 284, septembre 2000, p. 21.
Jacques DERRIDA, Demeure, Maurice Blanchot, Paris, Editions Galilée, 1998, pp. 16-17.
Nous soulignons.
Jacques DERRIDA, Limited Inc., tr. De Elisabeth Weber, Paris, Galiléé, 1990, p. 27.
Ibidem.
In L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil (« Points essais », n.100), 1967, pp. 99-
116.
Ibid., p. 102.
Ibid., p.204.
Ibid., p.140.
Ibid., p. 153.
Ibidem.
Première version publiée en 1985 dans Difference in translation, éd. Joseph Graham, Cornell
University Press (éditions bilingue) et dans «L’art des confins», Mélanges offerts à Maurice
de Gandillac, Paris, PUF.
Ibid., p.207.
Ibidem.
Ibid., p. 211.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 116.
Ibid., p.7.
Ibidem.
Ibidem.
Entretien d’Antoine Spire avec Jacques Derrida, Jacques Derrida: «Autrui est secret parce
qu’il est autre», dans «Le monde de l’education», n. 284, septembre 2000, pp. 14-21.
Ibid., p.17.
Ibid., p.16.
H. CIXOUS, propos recueillis par Aliette Armel, « Le moi est un peuple », dans « Magazine
littéraire », numéro intitulé Les écriture du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, n. 409,
mai 2002, p.26.
Ibid., p. 70.
Ibid., p. 102.
Ibid., p.104.
Ibid., p. 106. Derrida écrit dans La pharmacie de Platon de la différence entre le père du logos
et celui du texte écrit, présent le premier, absent le deuxième, « la spécificité de l’écriture se
rapporterait donc à l’absence du père».
Entretien d’Antoine Spire avec Jacques Derrida, Jacques Derrida : « Autrui est secret parce
qu’il est autre », in « Le Monde de l’éducation », n. 284, septembre 2000, p. 21.