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Bulletin de psychologie

Approche pychopathologique de l'escroc : étude menée au


moyen du Rorschach et du TAT
Elisabeth Maulaz

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Maulaz Elisabeth. Approche pychopathologique de l'escroc : étude menée au moyen du Rorschach et du TAT. In:
Bulletin de psychologie, tome 54 n°455, 2001. Rorschach et T.A.T. pp. 535-542;

doi : https://doi.org/10.3406/bupsy.2001.15069;

https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_2001_num_54_455_15069;

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bullcTÎN de psychologie / tome 54 (5) / 455 / septembre-octobre 2001

Approche psychopathologique de l’escroc :


étude menée au moyen du Rorschach et du TAT
Elisabeth MAULAZ *

INTRODUCTION L’escroquerie est un « acte délictueux » , sans


La définition de l’escroc et de l’escroquerie la doute susceptible d’être commis par des psycho¬
plus claire s’avère, en fait, juridique ; l’acte et les pathes ; ce comportement pourrait même être vu
modalités dans lesquelles il est effectué cernent le comme un symptôme au sens d’ Abraham (1925). Or,
délit d’escroquerie et son auteur. Que ce soit en un symptôme ne suffit pas pour déterminer un fonc¬
France ou en Suisse, le code pénal met en avant tionnement psychique : « De toute façon, en défini¬
l’emploi de moyens frauduleux pour obtenir un enri¬ tive, le symptôme ne nous permet jamais à lui seul de
chissement illégitime. Des affirmations fallacieuses préjuger d’un diagnostic quant à l’organisation struc¬
et/ou la dissimulation de faits vrais induisent, astu¬ turelle profonde de la personnalité » (Bergeret, 1974,
cieusement, en erreur la victime, ce qui permet p. 45).
ensuite le détournement et la dissipation des valeurs C’est à partir de ces axes - organisation de person¬
obtenues. nalité, similitude de fonctionnement et sens de l’acte -
Dans le cours de nos réflexions, nous avons pu que nous allons, après un éclairage théorique fondé
constater que, d’une part, dans la littérature psycho¬ essentiellement sur Racamier, approfondir le cas de
pathologique, il existe peu de textes consacrés prin¬ trois escrocs par la mise en perspective de certains
cipalement au sujet de l’escroquerie, et que, d’autre éléments de leurs protocoles Rorschach et TAT.
part, règne une certaine confusion dans la défini¬
tion de cet acte et de celui (celle) qui le commet. ÉCLAIRAGE THÉORIQUE
PSYCHANALYTIQUE
Dans le domaine projectif également, les références
aux escrocs sont rares ; Bouchard (1992), dans sa Les auteurs qui se situent dans une approche
revue de « Quarante-cinq ans de psychologie projec¬ psychodynamique s’intéressent à la compréhension
tive francophone en criminologie », n’a pu relever d’un fonctionnement et ne prennent pas nécessaire¬
qu’une seule référence à ce sujet (Osson, 1961). ment position sur un diagnostic de personnalité.
Cassiers (1968) fait une allusion rapide aux escro¬ Cependant, pour Deutsch (1955) comme pour
queries que des « psychopathes délinquants » peuvent Schneider (1955), les escrocs seraient plutôt des
commettre et relève les aspects mythomaniaques que psychopathes. Chasseguet-Smirgel (1975) pense que
l’on peut trouver chez beaucoup d’entre eux. les escrocs se recrutent en particulier chez les pervers
Dans un groupe de 1 0 escrocs, vus dans le cadre et les paranoïaques.
d’expertises pénales (1), ont été diagnostiqués, par le La problématique narcissique est une question
biais du Rorschach et du TAT, deux fonctionnements centrale, soulevée par beaucoup d’auteurs : besoin de
de registre limite à traits caractériels pervers et huit se faire aimer chez Abraham (1925), besoin de se
fonctionnements de registre psychotique, comportant, faire valoir pour Schneider (1955), quête d’une iden¬
pour plusieurs d’entre eux, des traits paranoïaques. tité répondant aux exigences d’un Moi Idéal gran¬
Dans les fonctionnements psychotiques se retrou¬ diose chez Deutsch (1955), intensification du narcis¬
vaient également des défenses hypo et mythoma¬ sisme aboutissant à un sentiment de toute-puissance
niaques. chez Greenacre (1958) ; Chasseguet-Smirgel (1975),
Ces éléments permettent déjà d’étayer l’hypothèse faisant référence à un texte de Freud de 1914 ,
que les escrocs ne présentent pas une unité de fonc¬
tionnement et qu’ils peuvent avoir diverses organi¬
(*) Psychologue, secteur psychiatrique Nord, centre
sations de personnalité, de registre limite ou psycho¬
psycho-social, Yverdon, Suisse.
tique. Ceci dit, on peut se demander s’il n’y a pas des (1) Maulaz (Elisabeth), Gruffel (Anne-Lise), Les
similitudes chez les personnes qui commettent un tel escroqueries : approche psycho-dynamique à travers les
acte. Par ailleurs, les différences de niveau de fonc¬ techniques projectives, communication au XHIe congrès
tionnement que l’on peut observer posent avec acuité international du Rorschach et des méthodes projectives,
la question du sens de l’acte. Paris, 1990 (non publié).
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rappelle que l’Idéal du Moi est l’héritier du narcis¬ 1308). L’autre est un « objet ustensile » ou « utili¬
sisme primaire. taire », un objet dont la valeur est déniée : il subit de
Un axe fort est l’agir et la transgression de la loi. multiples disqualifications actives et est même parfois
Omnipotence et limites... Bien évidemment la percep¬ amené à supporter un vécu, des sentiments de deuil
tion des limites, celles imposées par la réalité et par qui ne lui appartiennent pas, mais que le pervers
la loi, celles entre soi et autrui, celles peut-être, aussi, narcissique a déposés en lui par « extradition » (ibid.
entre le fantasme, le rêve et le réel, diffère d’une 1986, p. 1303, 1308).
structure de personnalité à une autre. Cet objet utilitaire n’est pas sans rappeler l’objet
La question du sens du délit se pose dans ce « dépotoir » du paranoïaque en particulier, un
contexte : à un premier niveau, il semble logique de « instrument » (Racamier, 1966, p. 148, 150), un
considérer que l’acte d’escroquerie ne peut avoir de complément narcissique à l’autonomie déniée et qui
signification semblable dans une économie psycho¬ est censé être toujours disponible, rassurant le sujet
tique et dans une économie limite. En effet, aussi bien sur son existence propre. Racamier (1987) consi¬
l’angoisse sous-jacente que la relation d’objet et les dère d’ailleurs la paranoïa comme une organisation
mécanismes de défense diffèrent (voir par exemple peu éloignée de la perversion narcissique. Il évoque
Bergeret, 1974). On peut supposer que l’escroc du ailleurs (1966) la perversification des défenses que
registre limite recherche une confirmation de son l’on peut observer chez le paranoïaque.
talent de séduction et de sa capacité à faire régner Dans cette optique, on pourrait donc imaginer que
l’illusion (le scénario qu’il propose serait aussi bien, les escrocs présentent tous un côté perversif, ce qui
voire mieux que la réalité) et que celui qui relève ne les empêcherait pas, par ailleurs, d’avoir des types
d’une problématique plus archaïque cherche sans de fonctionnement différents, les uns plutôt du côté
doute à renforcer son sentiment d’intégrité et d’iden¬ des organisations perverses et d’autres plus proches
tité même, ainsi qu’à se protéger des menaces primi¬ du versant paranoïaque.
tives qui planent sur lui.
Racamier semble rejoindre la conception de Chas
Racamier propose, à notre avis, une conception seguet-Smirgel, qui met en évidence une probléma¬
intéressante, celle de « perversion narcissique ». Il tique anale sous-jacente de ces sujets, susceptibles
relève qu’il y a en chacun de nous un « potentiel d’impostures au sens large, « faire passer leur petit
perversif », mais considère qu’il y a des organisations pénis pour un grand phallus génital » (Chasseguet
perversives plus ou moins organisées et qu’elles ont Smirgel, 1975, p. 124) ; « or, le seul pénis que l’on
des origines différentes (psychoses « cicatrisées » sur puisse posséder sans passer par l’évolution menant
ce mode, par exemple). à la génitalité c’est le pénis anal. [...] qu’ [ils]
La perversion narcissique consiste essentiellement tenter[ont] de faire passer pour un pénis génital ou
« en une propension active du sujet à nourrir son mieux : pour supérieur au pénis génital » (1975, p.
propre narcissisme au détriment de celui d’autrui » 128). Pour ce dernier auteur, la tendance citée ci
(Racamier, 1986, p. 1307). Il s’agit là d’une « perver¬ dessus serait commune à différentes organisations,
sité », qui cherche l’évitement de tout conflit interne allant de la perversion proprement dite à certaines
et la valorisation narcissique. Elle aurait son origine formations caractérielles ou psychopathiques, et
dans « l’universelle mégalomanie infantile et primi¬ passerait par l’idéalisation, et non la sublimation.
tive », axée donc sur la séduction narcissique. Le Elle évoque également les paranoïaques comme des
fantasme sous-jacent est celui de « l’Enfant-depuis sujets aptes à produire des créations, des inventions,
toujours-et-à-tout-jamais-irrésistible ». Le pervers marquées au coin du factice, de l’ inauthentique :
narcissique cultive ainsi « l’illusion active de « [...] l’œuvre elle-même peut être considérée comme
remplacer vraiment et impunément auprès de la mère un acting-out venant combler miraculeusement le
le père, qui est évincé en pensée et en fait » (Raca¬ fossé qui sépare l’eau du vin, le pénis prégénital du
mier, 1987, p. 12 à 16). « Il est cependant vrai que les pénis génital, l’enfant du père » (1975, p. 1 19).
narcissiques les plus pervers se dérobent à notre
regard de cliniciens ; mieux vaudrait même pour L’IMAGE DE L’ESCROC
nous ne pas trop avoir à croiser leur chemin. C’est
Il faut tout d’abord relever que les escrocs que
bien de ceux-là qu’il s’agit lorsqu’on décrit les nous avons examinés ont tous été vus dans le cadre
imposteurs (Greenacre) et les escrocs » (Racamier,
d’expertises pénales. Parmi les escrocs, beaucoup
1986, p. 1307).
sont, bien évidemment, poursuivis par la justice sans
La perversion narcissique est l’occasion d’ un qu’une expertise psychiatrique ne soit demandée, et
repli d’investissement des objets sur le socius et sur nombreux sans doute sont ceux qui restent inconnus
la parole » (Racamier, 1987, p. 21). Ce sont les appa¬ de la justice... Les escrocs examinés constituent donc
rences qui importent, les opportunités sociales écar¬ un échantillon particulier, au sein duquel il n’est
tent la réalité humaine, et « un mensonge qui réussit peut-être pas si étonnant de trouver une part impor¬
compte comme une vérité » (Racamier, 1986, p. tante présentant un fonctionnement psychotique,
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plus ou moins stable. Nos sujets sont fréquemment dique, il pourrait être utile de différencier l’escro¬
pris dans un contexte particulier : cercle vicieux, querie par métier, où l’acte se répète, devenant
fuite en avant, etc. On peut d’ailleurs se demander si presque un mode de vie, et l’escroquerie occasion¬
ce n’est pas cela qui entraîne une demande d’ex¬ nelle ou unique, liée peut-être à une occasion excep¬
pertise à leur sujet. En fait, nous pouvons même tionnelle ( l’occasion fait le larron ») ou à un
penser que nous ne voyons que des escrocs « ratés ». contexte très spécifique (par exemple, conserver la
Il n’est pas non plus exclu que, parmi les patients propriété d’une maison familiale « à tout prix » ...)
d’une consultation, figurent des sujets dont la qualité Si l’escroc prend la réalité à partie, il interpelle
d’escroc se trouve seulement pressentie ou reste aussi l’autre, que ce soit en tant que « spectateur »,
ignorée totalement, même si certains praticiens en tant que « pigeon » ou en tant que « complice »,
pensent qu’un des points d’aboutissement des scéna¬ mais aussi, dans un deuxième temps, mais pas
rios d’escroc réside, justement, dans la reconnaissance toujours, en tant que tiers garant de la loi. On peut
de l’escroquerie, la mise au grand jour de l’attrape et supposer que le statut d’autrui et du réel va être
de sa subtilité. Ainsi, on pourrait imaginer un escroc différent suivant le niveau de fonctionnement, même
suffisamment habile pour se mettre en valeur, réussir si certaines similitudes ne sont pas exclues. Des tests
son entourloupette plus ou moins ouvertement, et ne projectifs, tels que le Rorschach et le TAT, permet¬
pas tomber sous le coup de la loi ou ne plus être là tent de faire ressortir ces divers éléments, comme
au moment critique. nous pourrons le voir par la suite.
Lorsqu’on parle d’un escroc, le profil qui vient à Le monde moderne complexifie l’escroquerie la :

l’esprit est celui d’un personnage manipulateur et déréglementation, depuis une vingtaine d’années,
séducteur, mélange de traits pervers et mythomanes, des mouvements internationaux de capitaux, les
où les aspirations narcissiques sont sensibles. Un instruments informatiques, la mondialisation tendent
aménagement de personnalité de registre état-limite à rendre toute définition caduque, ou plutôt à rendre
inférieur donc, où l’agir et la transgression sont plus floues les frontières entre ce qui est permis et ce
souvent d’actualité. Or nous avons pu voir que, qui est interdit. Depuis plusieurs années déjà, finan¬
parmi les escrocs, un grand nombre ne correspon¬ ciers, entrepreneurs et autres « cols blancs » profitent
daient pas au profil évoqué ci-dessus. De plus, l’as¬ des lacunes et des marges des lois, souvent en toute
tuce, la fraude, tendent à faire apparaître l’acte délic¬ impunité. Les bornes de la réalité et de la loi variant,
tueux considéré comme le produit d’une volonté très toute escroquerie ne se trouve ainsi pas automati¬
consciente, agissant si l’on peut dire en toute connais¬ quement taxée d’illégale. S’approprier des biens de
sance de cause, suscitant alors chez l’interlocuteur un
manière frauduleuse, définition stricte et juridique de
mouvement immédiat de réprobation morale qui l’escroquerie telle que nous l’avons retenue, ne doit
peut faire écran. pas nous empêcher de voir la parenté qu’il peut y
Certains de nos expertisés ne sont accusés « que » avoir avec des phénomènes comme l’imposture et la
d’escroquerie et d’actes du même genre (abus de simulation, ainsi qu’avec la « prédation » évoquée par
confiance, faux monnayage, etc.) ; d’autres ont des rapport à la perversion narcissique (et les gains plus
délits différents encore à leur actif (vols, infractions strictement narcissiques qui s’y rapportent).
à la loi routière, infractions à la loi sur les stupéfiants, Il faut mentionner, au passage, un autre genre
etc.). On retrouve chez tous l’agir et la transgression. d’escroquerie : l’escroquerie intellectuelle, qui ne
La quantité et la diversité des délits commis par vise que rarement un gain proprement matériel, mais,
certains peuvent laisser supposer une impulsivité, bien plus souvent, des bénéfices narcissiques
une intolérance à la frustration et une instabilité, évidents. Certains s’y sont laissés prendre, et pas
largement plus marquées que chez d’autres personnes, des moindres citons par exemple Gregor Mendel,
:

mais ce genre de caractéristiques ne nous fournit qui publia des statistiques « trop belles pour être
pas une idée plus précise de l’organisation de person¬ vraies », ce qui ne l’empêcha pas d’être à l’origine de
nalité sous-jacente. la génétique, ou Cyril Burt, ce psychologue, qui
On peut penser que l’escroc de métier est plutôt « inventa des données pour renforcer la théorie d’une
celui qui répond au profil « attendu », évoqué ci intelligence humaine à 75% héréditaire » (Broad et
dessus. Ceci est difficile à confirmer (ou à infirmer), Wade, 1987, p. 24 et 256).
puisque les escrocs qui ne sont pas inculpés et ceux ANALYSE DE CAS
pour lesquels il n’est pas demandé d’expertise
En nous penchant sur l’investigation psycholo¬
psychiatrique constituent une population sans aucun
gique (Rorschach et TAT [2] ) de trois sujets ayant
doute bien plus importante que les escrocs que nous
commis des escroqueries, nous allons tenter de voir
pouvons voir en expertise. Les escrocs occasionnels
si des aspects pervers et pervers narcissiques peuvent
pourraient présenter un genre de fonctionnement s’observer chez eux.
différent, probablement avec certains traits
analogues ; là aussi beaucoup de sujets nous échap¬ (2) Les chiffres romains renvoient aux planches du
pent par la force des choses. Hors de l’aspect juri¬ Rorschach, les chiffres arabes aux images du TAT.
538 bullEri\ (Je psycholoqiE

Avant d’aborder les protocoles, il nous semble effets de trompe-l’œil, ne l’oublions jamais » (pi. I ),
nécessaire de préciser brièvement le cadre conceptuel pourrait également aller dans ce sens. Plus globale¬
dans lequel ils seront approchés. En effet, nous allons ment, ces attitudes, même maladroites, pourraient se
effectuer une analyse du matériel projectif en nous ranger du côté de la recherche d’une emprise sur
centrant sur le discours de nos sujets et nous intéresser l’autre, à la manière des organisations perverses
tant à la forme qu’au fond de celui-ci, à la suite (Merceron et coll., 1985). Menaçant, persécuteur,
notamment de Mesdames C. Merceron et F. Rossel, l’objet serait aussi dépotoir, réceptacle des propres
qui ont initié un courant d’études des techniques failles de M. A., mais également utilitaire : spectateur
projectives que d’aucuns ont nommé Ecole ou venant confirmer l’identité et la puissance du sujet.
Groupe de Lausanne (Husain, Merceron, Rossel, L’exhibition de son savoir, de ses relations dans les
2001). milieux artistiques est d’ailleurs courante chez M. A.,
dans une enflure narcissique fragile à coloration
Monsieur A., fonctionnement psychotique
mégalomaniaque. Ce double mouvement pourrait
Agé d’une quarantaine d’années, employé de être conçu comme un désaveu de la valeur de l’autre,
commerce, il a progressivement gravi les échelons joint à une survalorisation de la sienne propre, tenta¬
hiérarchiques et a constitué, dans la banque qui l’em¬ tive de « perversification » (voir note 3) qui ne
ployait, sur plusieurs années, une banque parallèle de recouvre que mal les menaces de persécution latentes.
prêts. Il a été accusé d’une série de délits, notamment Par l’utilisation mégalomaniaque d’objets morcelés,
de gestion déloyale et abus de confiance. mal définis, mal différenciés, soumis à de multiples
L’examen psychologique (Rorschach et TAT) nous distorsions projectives, M. A. révèle sa lutte, marquée
a conduits à la conclusion diagnostique d’une struc¬ par les mécanismes perversifs, pour maintenir un
ture psychotique de la personnalité à composante narcissisme triomphant, mais qui s’avère régulière¬
paranoïaque. En effet, des troubles de la pensée ment défaillant.
peuvent être observés, donnant un aspect très fluc¬ D’autres éléments d’allure plus clairement perverse
tuant au fonctionnement de ce sujet. Si l’objet peut peuvent s’observer, même s’il s’agit, la plupart du
paraître entier, il s’avère, dans un second temps, temps, de tentatives maladroites et mal abouties.
détérioré, en voie de destruction ou, ailleurs, constitué L’érotisation du sadisme pourrait être perçue comme
d’un ensemble de fragments. Troubles des limites, une « perversification » des traits paranoïaques.
interprétativité et idées d’influence sont également Nous évoquions, auparavant, une possible recherche
présents, M. A. tentant désespérément de contenir ses de complicité avec l’autre, M. A. suscite également,
angoisses, notamment par des argumentations plus ou à plusieurs reprises, par le biais d’un suspense ou par
moins cohérentes, suspectant régulièrement de des allusions, une imagerie voyeuriste : « Une
possibles pièges qu’il faut déjouer. soubrette qui entre à l’ improviste et qui surprend
Malgré tout, certaines caractéristiques pourraient quelque chose » succède ainsi à l’évocation des
être vues comme appartenant à un registre plus « Liaisons dangereuses » à l’image 5. Si cette dernière
évolué : M. A. apparaît confronté à un objet intérieur thématique apparaît finalement assez fréquemment
potentiellement persécuteur, dont il cherche le et facilement à cette planche, la référence au texte de
contrôle par différents moyens, notamment par des Choderlos de Laclos est plus révélatrice, avec ses
techniques qui, pour une part, « ustensilisent » (3) cet contenus pervers et la perversion sous-jacente des
objet. On peut ainsi en voir un reflet dans le déni¬ relations évoquées.
grement de l’autre : « Mes réponses vont peut-être M. A. évoque une conception particulière de l’art :
vous surprendre... je travaille dans un milieu artis¬ « On pourrait admettre une version nouvelle de l’An¬
tique... pas évident pour vous, mais qui seront pour gélus de Millet » (im. 2). S’il est envisageable que
moi une perception actuelle des choses » (pi. I ), ou cette image puisse faire penser à ce tableau célèbre,
ailleurs « je vous ai dit que ça me fait un peu penser la formulation du patient suggère une œuvre non
à Bunuel si vous connaissez » (im. 1) ; ceci pourrait unique, créée par un peintre peut-être intemporel,
être rapproché également de sa tendance au renver¬ susceptible d’en faire une nouvelle version, ou alors
sement de rôles. M. A. cherche en fait le contrôle de une recréation par un autre peintre dans un plagiat
la situation et de l’autre, rendu inoffensif dans la plus ou moins clair ou dans une imitation pure et
mesure du possible, puisqu’ autrui est aussi suscep¬ simple du thème et de la facture du tableau ; autre¬
tible d’être vu comme celui qui tire les ficelles, qui ment dit, une falsification, comme certains peintres
menace par les embûches qu’il sème. effectuent non pas des faux complets mais des
M. A. recherche également une certaine adhésion tableaux « à la manière de », dans un mouvement de
à ses paroles par l’interjection fréquente « hein ? », déni du génie propre du peintre auquel ils se réfèrent.
que l’on pourrait comprendre comme une recherche La création devient une fabrication, l’œuvre une
de complicité avec l’examinateur, dans l’intention sorte de fétiche, que l’on peut exhiber. De manière
probable de le « désarmer ». L’utilisation des pronoms
« on » ou « nous », comme dans « mais ce sont des (3) Selon la terminologie de Racamier (N.D.E.).
bullEriN de psycboloqiF 539

analogue, à la pi. III du Rorschach, M. A. parle l’évocation d’un agir, comme à la 13 MF où l’on
d’ un dessin d’Andy Warhol » et précise à l’enquête observe la confusion agresseur-agressé : le person¬
« une ébauche de quelques traits qui se répètent à l’in¬ nage a tué son amie, « je crois qu’il s’est rendu
fini, la symétrie simple. Mais ça me ramène, que je compte trop tard de l’erreur qu’il a faite (erreur ?)
le veuille ou non, à l’art brut, art primitif » ; outre que parce qu'il /’a trompée »...
l’on peut relever le discours contradictoire et confus M. B. est critique et dénigrant face aux proposi¬
de M. A., on perçoit bien la reproduction, à l’infini, tions : « (D rose Ban ?) Ben, celui qui en a une
à l’identique, d’une même mécanique d’où tout comme ça ! On pourrait, oui, mais » (pi. IX ) ; ou
souffle créateur est exclu. Il s’agit d’un monde aussi par des commentaires : « C’est pas des posters
pseudo-logique et inaffectif en rapport avec celui que j’accrocherais à mon mur », (choix), « on dirait
du paranoïaque, qui, en même temps, est porteur un enfant qui a dessiné, je sais pas, une tête quel¬
d’un aspect superficiel et factice : manipulable à conque (pi. X ). Ces critiques peuvent culminer dans
volonté, ce monde est une apparence, derrière laquelle des moralisations à visée de décret : « J’aime trop les
se trouve le vécu persécutoire. animaux pour avoir une peau, disons, j’aime pas
tellement ces bonnes femmes à vison ou autres » (pl.
Monsieur B., fonctionnement psychotique
VI ). L’image féminine se trouve dénigrée et ce
Notre second sujet, lui aussi âgé d’une quarantaine contenu éminemment pervers qu’est la fourrure est
d’années, est accusé d’abus de confiance et d’es¬ l’occasion d’une critique sur un mode paranoïaque :
croqueries. Débordé par des problèmes financiers, cet il n’est pas de ceux qui ont de telles pratiques, étant
employé de commerce dans l’administration publique bien entendu qu’il est au-dessus de cela, mais aussi
gérait les comptes bancaires d’amis et les ponction¬ qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Il s’érige
nait pour ses besoins personnels. comme un justicier potentiel à prétentions mégalo¬
Le fonctionnement psychique de M. B. est moins manes, mais laisse entendre aussi un mouvement de
manifestement perturbé que celui de M. A. ; cepen¬ disqualification de la valeur du test sur un mode
dant certaines caractéristiques montrent un substrat pervers.
psychotique. Suspicieux, il voit l’autre comme Quand l’idée du piège émerge, M. B. prétend ne
contraignant et sadique, voire comme un persécuteur pas en être dupe, comme à la pl. IV, où il accepte la
potentiel. Tentant de garder le contrôle, il fait son proposition d’un grand personnage : « Oui, c’est
possible pour amadouer, désarmer l’autre, dans un vrai qu’on pourrait concevoir un gros bonhomme, il
mélange d’affirmation et de réticence, de dénigrement y en a dans toutes les images ». D’une formulation
et de soumission obséquieuse. Notre analyse de l’in¬ apparemment marquée de conscience interprétative,
vestigation a permis de conclure à une structure il tombe dans l’affirmation d’une signification cachée
psychotique à composante paranoïaque, ce qui n’ex¬ dans les planches, sa réponse contenant également
clut pas une réactivité caractérielle perverse. une illusion de similitude. « Pfou, alors celle-ci ! c’est
M. B. tente activement de conserver le contrôle en une colle ? ! (rit) (...) ( ?) Non, même en cherchant
se déclarant régulièrement inoffensif et démuni : bien (scrute) on pourrait concevoir qu’il y a des têtes
dans une attitude de pseudo-soumission, il demande, ou, je sais pas » (pl. VII), l’idée du piège se trouve
par exemple, à la pi. IV : « Je peux les tourner ? » , recouverte partiellement par un mouvement mani¬
alors que cela lui a été dit dans la consigne et qu’il pulateur, M. B. affirmant qu’il n’a pas d’idée, pour
l’a déjà fait aux planches précédentes. Ou alors, il ensuite, quand même, donner un contenu, dans une
émet des protestations d’honnêteté : « S’il fallait récupération plus perverse de la situation. L’exemple
vraiment trouver quelque chose, je sais pas, honnê¬ qui suit montre par ailleurs la tendance de M. B. à
tement, je vois rien, je m’excuse » (pi. IX ). M. B. se introduire un certain suspense, à intriguer, notamment
soumet en apparence. Ainsi, il accepte certaines par une attitude de rétention : « (D. lat) j’avais déjà
propositions : « Si vous y tenez », dit-il, du bout des vu avant ( ?) non, je l’avais vu, pas dit. Je dirais des
lèvres (pi. III ) ; il va même jusqu’à faire comme s’il animaux » (pl. VIII ) ; ou ailleurs : « Oh-la-la ! un
se pliait totalement à l’autre : « Honnêtement non, papillon, un papillon oui, mais alors ! ( ?) non je
mais je veux pas vous contrarier » finira-t-il par dire resterai au papillon, c’est tout » (pl. V ). Le discours
à la pi. X. de M. B. stimule la curiosité, la banalité dont il
Son besoin d’emprise a un aspect sadomasochique, s’agit finalement a tendance à désarçonner l’inter¬
manifestement érotisé dans certains récits de M. B., locuteur qui attendait des précisions ou d’autres
contenus.
comme à l’image 3 : « Une fois de plus (...) je suis
renvoyé dans ma chambre, alors que ce n’était pas
moi qui avais fait, entre guillemets, des crasses. Et Monsieur C., fonctionnement état-limite
comme d’habitude, je me tais », M. B. a tendance à Agé d’une cinquantaine d’années, sans formation
se vivre comme la victime, sadisée à tort, de manière professionnelle sanctionnée, il est accusé de vol,
répétitive, comme celui qui subit l’emprise ; cepen¬ escroquerie par métier et filouterie d’auberge. Il
dant il peut renverser la situation, par exemple dans présente une anamnèse assez chargée, dans le sens
540 bu Heu si de psycholoqiE

d’une évolution d’allure plutôt psychopathique Non seulement M. C. disqualifie régulièrement


(troubles du comportement, difficultés scolaires, son interlocuteur, par exemple par des précisions
tricheries et instabilité, etc.). De nombreux empri¬ évidentes ou redondantes ( Je m’imagine que c’est
sonnements, dès l’âge de 22 ans, ont sanctionné des une jeune fille de la campagne... qui fait ses études
délits analogues à ceux qui lui sont reprochés actuel¬ à Lausanne ou à Genève, donc dans une ville », im.
lement. 2), mais il pose également, dans ses récits, des équi¬
L’investigation conclut à un aménagement limite valences indues : « Elle voit son père, sa mère, sa
inférieur de type caractériel, avec perversion de la maison, le cheval de labour, et elle a une certaine
relation. L’omnipotence, l’égocentrisme, l’intolé¬ nostalgie », déclare-t-il, par exemple, comme si la
valeur à accorder à chacun de ces éléments était
rance à la frustration sont mis en évidence, avec des
réactions non seulement caractérielles, mais aussi semblable. Les situations mises en scène sont régu¬
des éléments mythomaniaques et hypomaniaques. lièrement énigmatiques et stimulent des questions
Tout sentiment de mal-être ou tout échec est impu¬ chez l’interlocuteur afin d’éclaircir les choses, M. C.
table aux autres, et tout peut toujours s’arranger, se dégageant ici de la responsabilité de son discours,

s’effacer magiquement. tout en provoquant la curiosité de l’autre. M. C.,


non seulement met au même niveau un cheval et
M. C. sepositionne dans une attitude de pseudo¬
des parents, mais il parle des personnages au TAT sur
soumission : « J’peux la tourner aussi ? » (pi. I), dès
un ton froid, distancé, tout en amplifiant les catas¬
qu’on lui donne la planche. « Je peux partager ?
trophes énoncées : rien ne serait jamais grave et tout
C’est pas l’ensemble ?» : il demande des règles
finira bien, souvent dans des happy ends banalisants
plus précises tout en les disqualifiant puisqu’avant
et plaqués. Là aussi, la valeur et l’impact des événe¬
même de poser la question, il avait déjà donné un
ments affectifs apparaissent équivalents.
contenu pour un détail. En fait, il inverse les rôles :
il décide, puis demande. On voit dans ce dernier M. C. suscite l’intervention de l’examinateur par
exemple que M. C. insiste sur la possibilité de mani¬ des phrases tronquées, des marmonnements. Il
puler l’objet dans le concret. Cette pseudo-soumis¬ aménage un certain suspense, intrigue l’autre. Il
annonce une chose et aboutit finalement à tout autre
sion s’exprime de manière parfois très exacerbée :
« Que je n’aime point du tout, il y en a point, mais
chose, ce qui tend à désarçonner ; de la même
j’aime moins ça (pi. III), du point de vue psycholo¬ manière, il ajoute parfois quelque chose après avoir
gique du moment, un juge et puis moi, une confron¬ dit qu’il avait fini : « Là une sculpture, disons.
tation, un traumatisme que j’ai subi, et ça (pi. II), ça Obélisque, si vous voulez » (pi. II), un obélisque
me fait penser au sang, j’aime pas le sang, j’ai peur n’étant, de loin, pas la première « sculpture » qui vient
du sang » choix négatifs. Il se pose en victime, à l’esprit. De plus il voit une construction monu¬

cherche à apitoyer l’autre et à se faire passer pour mentale dans le petit détail qui est vu fréquemment
inoffensif et à plaindre ; son discours à l’image comme trompes ou museaux des animaux à cette
blanche du TAT va dans le même sens, sa protesta¬ planche.
tion de repentir est ainsi exhibée : « J’aimerais voir Sans le signaler, M. C. interprète indifféremment
la fin de mes histoires. J’aimerais voir la liberté, et la moitié de la planche ou la globalité, un détail ou
une certaine compréhension des autres. Vis-à-vis de l’ensemble, ce qui fait que l’examinateur peine à le
moi-même si vous voulez. Spécialement ceux que j’ai suivre : « Là une espèce de papillon. Les têtes là, avec
grugés, vu que je me suis engagé par écrit à chacun le corps, un bras là... ça un poisson » (pi. III ). Il entre¬
d’eux que je les rembourserai, et je leur ai demandé tient le flou, passant du singulier au pluriel, comme
pardon. J’ai un profond repentir de ce que j’ai fait » si le sens allait de soi ; l’identité semble s’effilocher,
(im. 16). la partie est équivalente au tout, et l’on apprend à l’en¬
Son discours étant parsemé de « si vous voulez », quête qu’il s’agit de banalités, « papillon » pour le
M. C. se décharge ainsi de toute responsabilité, tout
rouge médian et les personnages habituels en DN. M.
en entraînant l’autre dans une recherche de compli¬ C. a parfaitement conscience des manipulations qu’il
cité : il fait comme si c’était l’autre qui voulait, alors effectue : l’objet est entier, même s’il apparaît parcel¬
que celui-ci n’a pas à se prononcer dans cette situa¬ lisé, reconstruit. La partie et le tout, la différenciation
tion, où l’un est examiné et l’autre examinateur. La de classes et leur cohérence interne lui importent
recherche de complicité s’accompagne aussi de toute peu, et il les nivelle et les manipule à son bon vouloir.
une série de disqualifications, notamment par un A diverses reprises, M. C., en ne finissant pas ses
étalage de références culturelles qui le posent en phrases, fait émerger chez l’autre le fantasme pervers :
esthète au-dessus des masses et que l’autre serait ainsi à la planche I «... Dans l’érotisme... des seins si
censé ne pas connaître ; il fait comme s’il allait lui vous voulez » ou ailleurs « Je vois le tableau d’un nu.
apprendre quelque chose. La position narcissique Bon ça, c’est ... » (im. 4 ). Comme le dit Mac Dougall,
de l’expertisé se trouve renforcée au niveau rela¬ « L’activité érotique perverse a toujours pour but,
tionnel par la confirmation qu’il en saurait davantage dans quelque domaine qu’elle se manifeste, de capter
que l’autre. le regard de ce spectateur anonyme » (1978, p. 34).
bullETÎN dE psycboloqiE 541

QUELQUES COMMENTAIRES chent pas nécessairement sur un délit : ils jouent


Dans l’étude de nos trois cas, nous pouvons per¬ aussi un rôle dans la vie de tous les jours, marquant
cevoir une gradation dans l’intensité des mouve¬ les relations et permettant d’obtenir leur lot de
ments enjeu : les mécanismes perversifs apparais¬ bénéfices sur le plan psychique. Racamier (1987, p.
sent de manière plus marquée et plus évidente. M. 13) parle d’ailleurs de « traces de perversion nar¬
A. a commis un délit d’escroquerie, il ressemble cissique » chez tout un chacun, mais aussi de
cependant peu à l’image courante de l’escroc. Dans « phases ou [de] moments de perversion narcis¬
ce fonctionnement franchement psychotique et plu¬ sique » dans différents types de fonctionnement.
tôt chaotique, même s’il est difficile de faire la part Qu’est-ce qui produit un passage à l’acte comme
des choses, s’esquissent des mécanismes que nous l’escroquerie chez certains ? L’appât du gain, le
pourrions dire « perversifs ». Nous pourrions voir frisson du risque, le renforcement d’un sentiment
l’ ustensilisation » comme un mécanisme de d’omnipotence, la fuite en avant pour s’en
convaincre ?
défense possible contre un fonctionnement psycho¬
tique basal, de l’ordre du morcellement et/ou de En ce qui concerne nos trois expertisés, les gains
l’anéantissement. Alors que Racamier parle sou¬ obtenus par l’escroquerie semblent passablement
vent de psychoses qui peuvent « se cicatriser » de différents :

cette manière, on pourrait prétendre que le fonc¬ M. A. essaye de jongler avec la réalité et de profiter
tionnement de M. A. est colmaté par différentes des flous de la légalité (tombant clairement dans
défenses plus ou moins opérantes : il faut rendre l’illégalité aussi), rendant service à certains et pensant
l’autre inoffensif, tout en se convainquant égale¬ pouvoir garder le secret sur ses affaires parallèles.
ment de sa propre puissance, et les mécanismes Dans cette activité, il ne s’est que peu ou pas enrichi.
perversifs participent, tant bien que mal, à ce com¬ Dans son cas, il s’agit de bénéfices narcissiques,
bat. La recherche de contrôle, chez M. A., peut mais peut-être plus encore de bénéfices obtenus
avoir des aspects de déni de la valeur de l’autre, grâce au contrôle actif et mégalomaniaque qui le
mais cet autre est potentiellement persécuteur, rassure sur sa puissance et son invulnérabilité ...
même s’il peut être vu comme un ustensile suscep¬ Pour M. B., la « loyauté » familiale semble lui
tible de conforter le sentiment précaire de l’intégri¬ dicter sa voie : les difficultés financières, aux¬
té du sujet. Dans les confusions multiples se dessi¬ quelles il est confronté en tant que chef de famille
ne un réel arrangé, déformé, où le factice n’est et en tant que fils de son père, le pressurent telle¬
peut-être pas loin d’un objet délirant (au sens de ment qu’il est amené à puiser dans un compte ne lui
Racamier), avec une valeur équivalente à celle de appartenant pas, se persuadant qu’il va pouvoir
la réalité.
boucher le trou avant que personne ne s’en aper¬
Quant à M. B., la recherche d’emprise passe par çoive. Ce qui ne sera pas le cas, d’une part parce
le déni de la valeur de l’autre. Il est davantage pris que la rentrée d’argent escomptée ne s’est finale¬
dans une lutte de pouvoir, relation sadomaso ment pas faite, d’autre part parce que le propriétai¬
chique, où les agressions sont réciproques. re du compte escroqué s’en est aperçu. Le bénéfice
L’érotisation est patente, et des bénéfices secon¬ immédiat est la pression abaissée des créanciers,
daires apparaissent en jeu ; on peut se demander mais aussi de renvoyer une image de lui-même fai¬
s’il ne s’agit pas là de la récupération perverse te d’efficacité et de virilité, d’être un fils digne de
secondaire, la perversification des éléments para¬ son père et un père solide face à ses enfants.
noïaques évoquée par Racamier. Finalement, ce qui lui reste, c’est une grande honte
Chez M. C., la relation de complicité et de capta¬ d’avoir été découvert et d’avoir échoué dans cette
tion qu’il introduit est l’occasion de multiples dis¬ escroquerie unique (à notre connaissance).
qualifications : l’autre est utilisable de toutes les
M. C., lui, frappe par ses multiples délits, par son
manières, dans un déni de sa valeur et de son nar¬
passé marqué de nombreuses incartades, comme s’il
cissisme. Les liens affectifs se trouvent désavoués,
s’était progressivement installé dans un style de
dévalorisés, et le sadisme est banalisé ... Le monde
fonctionnement et dans un mode de vie marginal, où
apparaît comme une scène, où tout est de valeur
règne l’utilisation perpétuelle d’autrui; il semble
équivalente, l’imaginaire valant autant que le réel,
s’être cristallisé dans une organisation de caractère
avec comme résultat une sorte d’ irréalisation »
rigide. La tromperie est mise en scène pour affirmer
(Zeegers, 1959). C’est lui sans doute qui se rap¬
le pouvoir du sujet et son illusoire complétude narcis¬
proche le plus d’une organisation perverse narcis¬
sique : désaveu de la différence des sexes et des
sique, ces organisations qui sont pour Racamier
générations, désaveu de la loi et du narcissisme de
« généralement tenaces (...) et diversement « réus¬
l’autre, plaisir de masquer et de manipuler, confir¬
sies » ou « abouties » ; et cela jusqu’aux sommets
mation supplémentaire et très concrète, par le gain
que seuls atteignent les grands imposteurs » (1987,
matériel, de son omnipotence. Par un tour de passe
p. 13).
passe plus ou moins habile, le factice devient la
Ceci dit, les mécanismes perversifs ne débou¬ règle.
542 bullETÎ\ <Je psycboloqiE

CONCLUSIONS acculés pour une raison ou une autre, ils pourraient,


comme M. B., profiter d’une opportunité.
Nous avons choisi de prendre les concepts théo¬
L’investigation du fonctionnement psychique
riques de Racamier et d’y confronter des protocoles
permet, notamment par l’approche projective de
d’escrocs. Cette démarche qui peut sembler peu
l’organisation de personnalité, d’éclairer le sens du
orthodoxe de prime abord nous paraît pourtant une
délit. Si la transgression de la loi, à un premier
manière stimulante d’approfondir la question de l’es¬
niveau, est consciente chez les états-limite, on peut
croquerie d’un point de vue psychopathologique.
se demander si elle l’est chez tous les psychotiques :
Comme le dit Racamier, l’utilisation du paradoxe et
savoir qu’il est interdit de tuer, de voler, d’escroquer,
de la disqualification répétée fondent les mécanismes
perversifs, qui visent l’ ustensilisation » de l’autre etc., n’entrave guère certains personnes, qu’elles
soient d’un registre ou d’un autre, dans leur passage
et sa domination : « Le pervers narcissique est un
à l’acte. A un niveau psychodynamique, l’intégration
narcissique en ce qu’il entend ne rien devoir à
de l’interdit, et surtout de son sens, n’est pas acquise
personne ; et c’est un pervers en ce qu’il entend
chez le psychotique, alors que chez l’ état-limite, elle
faire activement payer par autrui le prix de l’enflure
n’est que partiellement effectuée. Les angoisses de
narcissique et de l’immunité conflictuelle auxquelles
chacun de ces fonctionnements sont différentes, et les
il prétend » (Racamier, 1987, p. 15). On retrouve cette
bénéfices secondaires obtenus également : en bref,
« perversification » de la relation chez nos sujets,
réassurance identitaire et narcissique pour le sujet
notamment dans les éléments de registre pervers
psychotique, étayage narcissique et confirmation du
observés et plus largement dans la recherche d’em¬
désaveu de la différence des sexes et des générations
prise dont ils font preuve.
pour le sujet limite. En ce qui concerne la question
Nous avons vu d’autres expertisés, ou patients, de la responsabilité de l’acte, soulevée par la situa¬
avec des caractéristiques semblables, qui n’avaient tion d’expertise, on peut prétendre, même si une
pas commis (en tout cas à notre connaissance) d’es¬ telle affirmation mérite discussion et confirmation,
croqueries ou d’actes analogues. Il est toutefois que les deux styles de fonctionnement ont pour
loisible de penser que cela leur serait une voie préfé¬ conséquence une atténuation plus ou moins marquée
rentielle, dans certaines circonstances. Confrontés à de la capacité à apprécier la situation et de la capa¬
des ennuis financiers ou à des occasions inespérées, cité à se déterminer d’après cette appréciation.

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