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La vérité peut-elle attendre ?

Il y a une exigence de vérité, qui prend parfois l’allure d’une demande urgente. Par
exemple, lorsqu’une affaire politico-financière apparaît dans l’espace public, les journalistes
et l’opinion commune réclament que la vérité soit faite instamment, c’est-à-dire qu’on
procède au plus vite à un examen chargé d’établir les faits tels qu’ils se sont réellement
passés. Cette urgence décrit-elle notre rapport habituel à la vérité, et est-elle bonne
conseillère ? On peut précipiter une enquête et se tromper dans ses conclusions, par exemple.
Ne peut-on pas alors parfois préférer différer la vérité, pour aller dans le sens de nos intérêts,
de celui de notre interlocuteur, du temps nécessaire à sa découverte ? La vérité peut-elle ou
non attendre ?
Cette question a une tournure particulièrement générale qui laisse entendre que la
vérité, quelle que soit sa forme (vérité scientifique ou vérité morale, vérité conçue ou vérité
énoncée), pourrait subir toujours le même traitement. Est-ce vraiment le cas ? Si la vérité,
c’est une adéquation entre ce qu’on pense ou ce qu’on dit, et ce qui est (le réel), n’y a-t-il pas
de toute façon une histoire temporelle de la vérité ? Je mets toujours un certain temps à
concevoir ou à dire le vrai. A l’inverse, on peut considérer qu’une partie de la vérité renvoie à
une évidence immédiate pour l’esprit, ce qui exclut l’idée de la temporalité.
Il semble donc qu’il faille discriminer parmi les formes de vérité pour évaluer leur
temporalité. Nous demanderons alors dans un premier temps s’il y a une forme de vérité qui
renvoie à une urgence absolue, irrésistible : n’est-ce pas d’abord la vérité pratique qui répond
à l’urgence de l’action ? Mais s’agit-il alors d’une forme différente de vérité ? La vérité, non
seulement théorique mais pratique, ne doit-elle pas s’élaborer dans le temps ? C’est ce que
nous examinerons dans un deuxième temps. Finalement, n’est-ce pas alors la question de
l’énonciation du vrai (maintenant ou plus tard) qui pose la question de l’attente, spécialement
dans la relation intersubjective : autrui peut-il attendre la vérité si je dois l’en informer ?

En quoi la vérité ne peut-elle attendre ? Dans le cas où il serait nécessaire de savoir,


tout de suite, pour agir en fonction d’elle. Cela suppose qu’on se réfère à un usage pratique de
la vérité. La vérité est envisagée comme quelque chose d’utile pour moi ou pour autrui.
Prenons le premier cas. Il s’agit par exemple d’une vérité qu’on doit faire par exemple seul,
par un examen sans délai. Dans une situation donnée, je dois agir au plus vite. L’attitude de
l’esprit sera alors de tenir pour vrai le principe qui paraît le plus efficace et de le suivre sans
délai. Dans le Discours de la méthode Descartes donne ainsi l’exemple d’un individu égaré en
forêt qui doit sortir au plus vite de l’embarras. Et il suggère que, sans attendre, il prenne une
direction et la suive en ligne droite pour arriver rapidement hors de danger. Mais s’agit-il là de
faire la vérité dans l’instant ? Non, plutôt de partir de l’opinion la plus probable, la plus sensée
et de la suivre pour agir de façon efficace. L’individu ne saura donc qu’au bout de son effort,
et en consultant après-coup une carte, si le chemin pris a été le meilleur parti. Ce qui est donc
utile tout de suite n’est donc pas nécessairement ce qui est vrai. Comme l’indiquait déjà
Platon dans le Ménon, une opinion peut s’avérer droite (je peux avoir une bonne intuition
pour aller à Larissa, je peux prendre le chemin le plus court pour sortir de la forêt), mais je ne
peux me fier à mon opinion comme à une vérité établie. C’est précisément en vérifiant sur le
terrain mon opinion que je saurai si elle vraie. Et cette vérification prend nécessairement du
temps.
Mais que veut-on dire alors quand on dit que la vérité n’attend pas, qu’il faut la faire tout de
suite ? Envisageons une deuxième situation, classique et fréquente, l’obligation de faire la
vérité vite pour autrui, voire toute la population, dans le cas d’une enquête policière ou
judiciaire. Il s’agit par exemple d’établir la culpabilité d’un individu jugé dangereux. Mais
pour cela, souvent sous la pression de l’opinion publique et des hommes politiques qui y sont
sensibles, il s’agit, pour calmer cette opinion, de trouver un coupable au plus vite. Or cela
induit inévitablement de la précipitation dans l’enquête, voire des procédures irrégulières qui
faussent l’exercice de la justice, et conduisent même à l’erreur judiciaire. En France, l’affaire
Patrick Dils a donné un exemple de « vérité mal faite » : alors adolescent, il a été accusé
d’avoir tué deux jeunes garçons de sa rue. Fragile, il semble avoir subi la pression des
policiers pour faire très vite de premiers aveux, et ce n’est qu’au cours de son procès qu’il se
rétractera pour la première fois. De nouveaux éléments d’enquête (la présence d’un serial-
killer, Francis Heaulme, à proximité du lieu du crime, l’impossibilité matérielle pour Dils
d’avoir pu commettre l’acte) n’apparaîtront qu’au cours des révisions ultérieures du procès et
aboutiront à une disculpation trop tardive, au bout de onze ans de prison pour le premier
accusé. Mieux vaut une vérité qu’on a pris du temps à établir de façon sûre qu’une grave
erreur liée à la précipitation du jugement.
On voit donc que, s’il s’agit de faire la vérité, elle ne peut pas se faire en un instant. Ce qui
peut se faire dans l’instant, c’est s’appuyer sur une opinion probable, surtout si celle-ci ne doit
avoir que des conséquences positives et utiles. Par exemple, ne pas m’avancer par prudence
sur une planche suspendue au-dessus du vide, même si ce n’est qu’une opinion probable, est
efficace et utile, mais ne dit rien de la vérité de l’épaisseur de cette planche. Donc, dans ce
cas, comme le dit Pascal, c’est bien mon imagination, et non ma raison que je suis. C’est mon
désir aussi qui me fait imaginer que la vérité ne peut attendre. Pour des raisons
psychologiques connues ou pas de moi, je ne supporte pas l’incertitude, et je prends comme
vraie la première opinion utile.

Or, le vrai ne correspond pas seulement à ce qui m’est utile tout de suite. Contre mon
imagination impatiente, ma raison me permet de comprendre qu’il est non seulement naturel
et normal, mais même souhaitable de faire attendre la vérité, parce que c’est l’établissement
de la preuve qui le rend nécessaire.

Celui qui veut établir une vérité n’est-il pas soumis à une certaine attente, et même parfois
responsable d’un délai nécessaire à sa découverte ?
La vérité ne se fait-elle pas toujours attendre ? Et n’est-ce pas alors un abus de langage qui
nous fait parler de vérité immédiate ou évidente ? Lorsqu’on parle de vérités immédiates, on
pense, par exemple, aux faits qui « parlent d’eux-mêmes », comme une situation de flagrant
délit (où l’on surprend quelqu’un dans l’instant en train de commettre un acte répréhensible)
ou à des vérités premières, comme des énoncés arithmétiques simples (2+2=4). Or aucune de
ces deux situations ne parle d’elle-même. Même dans le flagrant délit, il y a interprétation du
fait, et dans l’énoncé arithmétique, il y a un savoir élémentaire mais qui a été appris au point
de devenir évident. Ces évidences ne sont pas produites extérieurement à l’esprit, elles
découlent de lui. Elles sont produites par un esprit qui ne peut faire autrement qu’interpréter
ainsi, car il est, comme on le dit « rendu à l’évidence ». C’est donc l’interprétation de
l’évidence qui est immédiate, non la vérité elle-même. Par exemple, une évidence comme
celle du 5ème postulat d’Euclide (par un point extérieur à une droite, ne passe qu’une droite
parallèle à la première) est jugée immédiatement par l’esprit, parce qu’il ne voit pas comment
démontrer le contraire, mais la vérité du postulat peut en fait être démontrée, à travers une
procédure précise qui a été pris de siècles pour être établie.
Descartes, quand il envisage le problème de la vérité théorique dans le Discours de la
méthode, insiste sur le fait qu’il lui a fallu attendre un âge mûr pour le faire, et mettre en place
une méthode du doute pour passer au crible toutes les opinions douteuses et atteindre
finalement à une certitude vraie, fondatrice de toute la connaissance (le fameux « je pense,
donc je suis »). Cela indique que cette vérité pourtant évidente à l’esprit (je sais
intérieurement que je ne suis pas rien mais une chose qui pense) doit pourtant être établie dans
un ordre des raisons, c’est-à-dire selon une démonstration qui répond à des étapes organisées
temporellement. Il n’y a donc pas de vérité qui se donne elle-même à voir immédiatement,
sans que l’esprit ne fasse un effort pour la saisir, et n’organise dans le temps les moyens de la
produire dans une démonstration.
Ce que Descartes met en évidence, c’est peut-être aussi le propre de l’élaboration temporelle
d’une théorie vraie dans la recherche scientifique. Il faut du temps pour élaborer une
hypothèse scientifique et la vérifier. Claude Bernard, dans l’Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale, précise ainsi les étapes qui sont nécessaires pour établir la vérité
d’une hypothèse : l’observation tout d’abord, qui se manifeste par un sentiment d’intérêt à
l’égard d’un phénomène de la nature qui paraît intéressant et explicable (par exemple la
libération de glucose par le foie), doit conduire à élaborer une hypothèse explicative (le foie
stocke le glucose sous forme de glycogène et le libère en fonction des besoins de l'organisme).
L'hypothèse n'est qu'une explication temporaire : soumise à l'épreuve de l'expérience, elle peut
être réfutée par les résultats obtenus et conduire à de nouvelles hypothèses ; vérifiée, elle
devient une explication. Il est inévitable que l’hypothèse s’élabore contre une autre hypothèse
(l’organisme ne peut produire par lui-même de sucre), et de l’examen comparé des
hypothèses, et de leur expérimentation, doit résulter la vérification de la plu probable. Il est
donc inévitable, dès lors, que dans l’histoire des sciences, certaines vérités aient mis du temps
à être admises : rotondité et mouvement de la Terre par exemple.
Ainsi, la vérité théorique prend du temps à être élaborée, et elle passe pour le modèle de
l’établissement de toute vérité en général. La vérité est ce qui se découvre au bout d’un
chemin ; emprunter ce chemin en respectant les étapes demande du temps.

Pourquoi l’homme a-t-il alors le sentiment que la vérité ne saurait attendre ? Il le pense parce
qu’il la considère déjà disponible, et que le seul problème est pour lui de la dire ou de la
révéler au plus tôt. Or, toutes les vérités ne sont pas disponibles aussitôt, car certaines
supposent, comme on vient de le voir, une construction dans le temps de la démonstration qui
établit la vérité. La seule vérité qui se fait attendre serait donc celle dont on dispose déjà et
qu’on peut dire ou non, quand on le veut et qu’on le juge bon. C’est le problème spécifique de
la véridicité qui donne son sens à la question : la vérité peut-elle attendre ?

Dois-je dire aussitôt la vérité à qui l’attend ? On voit que cette question existentielle change
un peu notre conception absolue de la vérité. Le problème n’est pas celui de sa découverte,
qui prend nécessairement du temps, mais celui de sa révélation dans un discours. Pourquoi y
a-t-il un tel enjeu autour de la vérité dite ? Pour des raisons psychologiques, morales,
éducatives, essentiellement. Précisons l’idée. Une théorie philosophique générale, celle
d’Emmanuel Kant, dirait que la vérité correspond à un devoir moral, et que la trahir, c’est
s’autoriser à mentir dans un régime où la plupart des gens disent la vérité. Le mensonge ne
peut pas passer que pour une exception au devoir moral, non comme un devoir ; il est donc
immoral dans sa forme. Mais ne pas dire la vérité tout de suite, ce n’est pas mentir. Et cela
peut avoir du sens, par exemple, pour protéger l’intimité de celui qui parle et qui serait forcé à
se dévoiler. Cela a encore plus de sens quand il s’agit de faire attention à la capacité de
recevoir la vérité chez la personne à qui elle s’adresse. Le code de déontologie médicale
indique que le médecin doit donner une information claire, loyale, adaptée à son patient. Les
modifications du droit autorisent le patient à avoir accès à son dossier médical. Or, comment
appliquer ce devoir et ce droit en cas d’annonce de diagnostic grave ? Dans tel cas, le
médecin, parce que son patient le lui demande, perçoit qu’il est capable d’entendre maintenant
toute la vérité sur la gravité de sa maladie. Dans d’autres cas, comme l’énonce Vladimir
Jankélévitch dans L’Ironie il va « distiller » l’information de façon progressive, c’est-à-dire
délivrer une dose de vérité de plus en plus forte en espérant que le patient l’assimile
progressivement sans trouble psychologique ou social trop fort. Dans ce dernier cas, la vérité
loyale est nécessairement adaptée à l’état du patient et révélée dans le temps. Il est difficile,
dès lors, de tirer une loi générale pour tous, puisque c’est le cas particulier qui prévaut dans la
question de la véridicité.
Un autre exemple illustrerait la même hésitation : la révélation d’une filiation biologique à des
enfants adoptés. Les psychologues précisent qu’il faut le plus tôt possible révéler, avec des
mots choisis, à l’enfant adopté d’où il vient. Car une révélation tardive, à l’adolescence par
exemple, pourrait produire un choc. Mais les enfants adoptés manifestent eux-mêmes souvent
un désir, tardif, de connaître plus précisément leurs parents biologiques. Il est donc difficile
pour quelqu’un d’extérieur de savoir quel est le bon moment pour intervenir.
Mais la vérité dite répond-elle toujours à un impératif de temps ? Y a-t-il vraiment une loi du
vrai telle qu’elle apparaît trop tôt ou trop tard ? Si tel est le cas, l’aveu du vrai relève d’une
forme de jugement prudentiel, pas véritablement rationnel, qui consiste à cerner le bon
moment, « l’occasion propice ». Ce n’est pas une science, c’est un art subtil qui permet de
savoir s’il faut dire la vérité maintenant ou plus tard. Hormis les cas où cette vérité est exigée
par une autorité (les parents qui somment leur enfant d’avouer ses éventuelles bêtises, sous
peine de punition plus forte, la justice qui demande toute la vérité dans l’instant), l’individu
doit composer, entre ses intérêts et ceux d’autrui, pour déterminer le moment le meilleur pour
faire son aveu. Dans ce cas-là, la vérité ne peut attendre qu’autant que, moralement,
psychologiquement, il est jugé utile de la dire ou de la différer.

La vérité peut-elle attendre ? S’il s’agit de déterminer comment établir une vérité, il est
impossible de prétendre absolument que la vérité est immédiate. Que ce soit sur le plan
théorique ou sur le plan pratique, atteindre la vérité suppose non seulement du temps, mais
une organisation logique, étape par étape, de la preuve, dans une démonstration, une
expérience ou une démonstration. Donc la question n’a pas de sens dans l’établissement de la
vérité car il est alors nécessaire de prendre le temps : la vérité ne peut pas ne pas attendre.
L’urgence de la vérité n’apparaît alors que pour la vérité à dire, à avouer. Mais cette urgence
doit être examinée, évaluée en fonction des cas particuliers, et pour une même situation,
l’urgence ou le délai devra s’imposer selon les interlocuteurs et leur capacité de dire et
d’entendre le vrai.

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