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Boucher Stéphanie. Sueellus = Dispater? Remarques sur la typologie et les fonctiens du dieu gaulois. In: Revue belge de
philologie et d'histoire, tome 54, fasc. 1, 1976. Antiquite — Oudheid. pp. 66-77;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1976.3077
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1976_num_54_1_3077
(1) P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, Paris, 1957, p. 28-29 et 60-63.
(2) Keune, dans Real Encyclopädie, art. Sucellus. — E. Linckenheld, dans RHR,
XCIX, 1929, p. 59 s. — P. Lambrechts, Contributions à l'étude des divinités celtiques,
Bruges, 1942, p. 100 s. — A. Grenier, dansS.f., 24, 1955-1956, p. 129 s. — P.-M.
Duval, op. l. — J. de Vries, La Religion des Celtes, Paris, 1963, p. 99 s. — E.
Thévenot, Divinités et sanctuaires de la Gaule, Paris, 1968, p. 133 s. — F. Benoît, Art et
dieux de la Gaule, Grenoble, 1969, p. 97 s. — J.-J. Hatt, Les Celtes et les Gallo-Romains,
Genève, Paris, Munich, 1970, p. 272. Nous ne signalons ici que les ouvrages les plus
importants ou les plus récents.
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1. L'aspect physique.
Dans le cas où le dieu est bien identifié, il est nécessaire tout d'abord
d'étudier son type physique qui n'a guère, jusqu'ici prêté aux analyses.
Certes, on a insisté sur son visage, qui est celui d'un homme d'âge mûr, pourvu
d'une barbe et d'une chevelure abondante, mais on n'est guère allé plus loin.
Il est vrai que l'habit que porte le plus souvent Sucellus masque son
apparence réelle. L'équilibre du corps, cependant, apparaît sous ce vêtement
rude. La position est rarement frontale dans le domaine des bronzes (c'est le
cas essentiellement pour des objets de taille et de qualité médiocres) : la
plupart du temps se manifeste un déhanchement sensible (appui à droite,
jambe gauche en retrait), dans le plus grand nombre des cas le bras droit est
tendu vers l'avant et la main présente Voila, tandis que le bras gauche est
relevé pour s'appuyer à la hampe du maillet. Le visage, serein et
majestueux, a une expression toute pacifique (fig. 1).
Les Grecs, sensibles à la beauté plastique des nus, ont rapidement
déshabillé leurs dieux. Ici, il semble que ce soit l'inverse qui se soit produit :
on a habillé un dieu nu à l'origine. En effet quelques statuettes en
témoignent, qui sont parmi les meilleures et les plus anciennes images du
dieu, du point de vue artistique. C'est le cas en particulier pour le Sucellus
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2. La peau de fauve.
Elle apparaît sur le Sucellus de Vienne, sur les autres figurations du dieu
nu, et sur quelques statuettes où le personnage est revêtu en outre du sagum.
Il semblerait simple de l'interpréter comme une peau de lion (7), et de
reconnaître en ces divers cas une assimilation de Sucellus à Hercule.
Cependant le type physique du dieu, les traits de son visage, l'organisation
même de la chevelure et de la barbe ne rappellent guère les images qu'offre
d'Hercule la plastique gréco- romaine. C'est la physionomie majestueuse et
sereine du père des dieux, fait que notait déjà P. Lambrechts (8), et nulle
autre, qui a servi de modèle pour la divinité gauloise.
(5) D. Kent Hill, Catalogue of Classical Bronze Sculpture in the Walters Art Gallery,
Baltimore, 1949, n° 22, p. 14, pi. 9. — Id. dans Gallia, II, 1953, p. 217 s.
(6) J. Charbonneaux, dans Monuments Piot, 53, 1963, p. 9 s.
(7) R. Chassaing, dans Analecta Archaeologica, Festschrift F. Fremersdorf, 1961, p. 133
s., en particulier.
(8) P. Lambrechts, op. /., p. 113.
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Est-il d'ailleurs bien certain qu'il s'agisse d'une lêonté ? Le plus souvent,
on a identifié cette peau comme celle d'un loup (9). Les renseignements pris
auprès de spécialistes de biologie animale laissent à penser que les détails de
la crinière, du pelage et de la queue sont ceux d'un loup plutôt que d'un
lion. Ceci est important, car un rapprochement peut être fait avec une
divinité proche de Jupiter, qui expliquerait le choix du type physique
souligné plus haut. On connaît bien en effet la représentation à'Hadès dans
la tombe étrusque de l'Orco à Tarquinia (10) (fig. 4) : le dieu barbu, aux
traits si proches de ceux de Zeus son frère (fig. 5), est coiffé de la peau de
loup, comme l'est le Sucellus de Vienne auquel il ressemble étrangement lui
aussi (fig. 6). La peinture étrusque s'inspirait sans aucun doute de modèles
grecs, et il semble que pour figurer le dieu des Enfers, on ait choisi un
schéma comparable à celui de son homologue céleste.
Ces indices orientent donc les recherches vers une conception plastique
de Sucellus proche des représentations du dieu infernal. Nous n'en
connaissons guère ni pour l'époque grecque, ni pour l'époque romaine ; mais il
est plausible que, si l'on voulut en créer en Gaule, à l'image des modèles
classiques, maintenant disparus, mais qui ne l'étaient probablement pas tous
alors, les artistes se soient orientés en ce sens. Le rapprochement entre
Sucellus et Dispater, longuement débattu, apparaît alors sous un jour nouveau,
et mérite d'être reconsidéré.
3. Le vêtement.
(9) Cf. note 1, p. 66 et S. Reinach, Bronzes figurés de la Gaule romaine, Paris, 1894, p.
175.
(10) M. Pallotino, La peinture étrusque, Genève, 1952, p. 111.
(11) J. de Vries, op. /., p. 102, et surtout A. Grenier, dans S.E., 24, 1955-1956, p.
129 s.
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Fig. 4
Fig. 6
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que les braies. Ces détails vestimentaires sont essentiellement gaulois ; ils
ne font qu'affirmer le caractère local du dieu, de façon directe et réaliste.
4. Les attributs.
Le maillet.
C'est à Charon que l'on pense encore. La rencontre sur ce même démon
infernal de la tunique courte et de cet instrument est étrange en effet.
Cependant Charon se sert de son maillet de tout autre façon que le dieu
gaulois. Ce dernier s'appuie toujours à la longue hampe de l'objet ; le
premier, au contraire, possède une sorte de marteau à manche court, destiné
sans aucun doute à frapper et à terroriser les défunts, comme le crochet qu'il
tient parfois, et dont le sens est dépourvu d'ambiguïté. Sucellus ne se
présente jamais dans cette attitude. Cette différence dans les intentions des
deux personnages est confirmée par l'expression de leur visage : alors que le
dieu gaulois conserve toujours une expression calme et même empreinte
d'une certaine douceur, Charon apparaît grimaçant et hirsute ; c'est un
monstre qui fait régner la terreur. Rien dans la personnalité de Sucellus,
même s'il est bien le dieu des Enfers que César assimile à Dispater, ne
permet de penser que le dieu gaulois possédait ce caractère agressif et brutal.
De plus Charon ne porte jamais Voila, et nous verrons plus bas que la
conjonction des deux attributs est fort importante.
On a invoqué, depuis longtemps, un texte de Tertullien (12) où Dispater,
au cours de jeux romains, tirerait les cadavres de l'arène à l'aide,
précisément, d'un maillet. Il s'agit là d'une mascarade, et des esclaves,
costumés en dieux, participent au spectacle. Mais le sens donné à ce passage
n'est pas convaincant. «Deducit» signifie «accompagne» et non point
«tire»-, «cum malleo» ne peut être un instrumental, qui serait
simplement «malleo». En réalité, Dispater, qui tient simplement le maillet
(12) Ad Νat., I, 10 : «Dispater, Jovis frater, gladiatorum exsequias cum malleo deducit».
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Quel peut être, dans cette perspective pacifique, le sens du maillet ? Que
Sucellus signifie «le bon frappeur» n'est guère démontré. Mais admettons
cette supposition. Qui frappe-t-il alors ou peut-être que frappe-t-il ? Dans
ce domaine figuratif et symbolique, l'explication la plus apparente n'est pas
forcément la meilleure, et frapper ne signifie pas forcément massacrer. Nous
avons pu remarquer ailleurs (u) que les Gaulois avaient fait de nombreux
emprunts non seulement à l'Italie romaine, mais aussi à la Grèce. On a pu,
pour figurer Sucellus, faire appel à des conceptions non romaines, dont la
mémoire subsistait dans des esprits nourris de mythologie, de souvenirs
classiques. L'alexandrinisme, et son goût du détail rare, put jouer un rôle
dans l'élaboration de ces schémas nouveaux, et le Dispater de Tertullien est
peut-être redevable lui aussi à un passé lointain. A titre de simple
hypothèse, un rapprochement sera proposé, qui met en cause des
conceptions moins étrangères, après tout, que bien d'autres. Sur une série de
vases grecs, un maillet, de même forme que celui du dieu gaulois, apparaît
dans certaines scènes concernant Dionysos chthonien (15), et aide à son
apparition hors du monde infernal. L'instrument de Sucellus ne lui serait-il
pas apparenté ? Dieu souterrain, il possède la clé de son domaine, qui en est
en même temps la loi et le talisman, comme le sont le sceptre et le trident
dans d'autres domaines divins. Grâce à lui pourraient s'ouvrir les portes sur
les richesses du monde souterrain, que contiendrait symboliquement Voila.
LOIla.
Ce petit vase présenté à droite par le dieu ne peut que s'intégrer au sens
général de la figuration. Là encore, nous ferons appel aux documents
comparatifs du panthéon gréco-romain. Que peut signifier Voila, comparée au
foudre, au dauphin, à la bourse ? Elle est présentée en un geste d'offrande
que nous retrouvons ailleurs : une série de Mercures qu'on ne rencontre
guère qu'en Gaule, présente un détail analogue : au lieu de serrer
étroitement le col de la bourse, le dieu la présente en un geste plus généreux (16).
Que peut contenir le vase ainsi tendu par Sucellus ? Dispense-t-il des ri-
(14) Dans R.A., 1975, p. 251 s. et Recherches sur les bronzes figurés de Gaule
préromaine et romaine, Rome, 1976, p. 209.
(15) H. Metzger, dans B.C.H.. 1944-1945, p. 296 s., part. p. 305 ; fig. 4 et 5.
(16) S. Boucher, dans Latomus, XXX, 1971, p. 317 s.
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Ainsi Sucellus nous semble-t-il être le seul dieu qui ait pu fournir à
César une comparaison avec Dispater (18). Dieu chthonien, pourvoyeur de
richesses, il a bien l'aspect majestueux d'un père divin, et aucun autre dieu
gaulois ne semble posséder ces qualités. Seul dieu indigène figuré en une
longue série, aussi bien sur la pierre que dans le bronze, selon les
conventions classiques qui éclairent sa personnalité, il est bien le dieu national
gaulois, tel que l'a compris le conquérant de la Gaule.
Parmi les arguments opposés à cette identification, deux sont à retenir.
1. L'absence des figurations de Sucellus dans l'Ouest de la Gaule semble
curieux au premier abord ("). S'il s'agit bien de la divinité essentielle des
Gaulois, il est étonnant en effet que ces images n'apparaissent que dans
l'Est et le Centre. Cependant, les cartes établies par P. Lambrechts (20)
permettent de constater qu'il en est de même pour toutes les autres divinités :
l'Ouest de la Gaule reste partiellement un désert pour les représentations
divines, même romaines. Sucellus se manifeste normalement dans les
régions qui représentent l'axe de la civilisation à l'époque romaine, puisque
c'est là essentiellement que l'on sut assimiler les techniques nouvelles de
l'art figuratif.
2. Les monuments gaulois représentant le dieu ne portent jamais le nom
de son équivalent romain, alors que Dispater est mentionné en Europe
centrale (21), sans y être figuré. Dans ce dernier cas, l'adoption du nom
S. Boucher
(22) CI.L. XIII, 6730. P. Lambrechts, op. /., p. 113. — J. de Vries, op. /., p. 103.