Vous êtes sur la page 1sur 17

Revue belge de philologie et

d'histoire

Sueellus = Dispater? Remarques sur la typologie et les fonctiens du


dieu gaulois
Stéphanie Boucher

Citer ce document / Cite this document :

Boucher Stéphanie. Sueellus = Dispater? Remarques sur la typologie et les fonctiens du dieu gaulois. In: Revue belge de
philologie et d'histoire, tome 54, fasc. 1, 1976. Antiquite — Oudheid. pp. 66-77;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1976.3077

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1976_num_54_1_3077

Fichier pdf généré le 14/04/2018


SUCELLUS = DISPATER ?

Remarques sur la typologie


et les fonctions du dieu gaulois

Le problème, longuement débattu, de la correspondance entre Sucellus et


Dispater n'a donné encore lieu à aucune solution définitive. P.-M. Duval,
dans son ouvrage sur les dieux de la Gaule ('), a clairement exprimé les
doutes concernant l'identité de Dispater, mentionné par César comme le
père de la race gauloise, régnant sur la nuit du sous-sol, et les difficultés de
lui assimiler Sucellus, le dieu au maillet.
Les interprétations données de la personnalité de Sucellus, dont le nom
est attesté dans l'épigraphie, sont des plus variées. Si nous établissons le
bilan des diverses suppositions émises à son sujet, nous constatons que le
personnage put être dieu du ciel, dieu des Enfers, dieu de la prospérité, dieu
de la guerre, dieu astral. On l'a rapproché du Charon étrusque ; on l'a
assimilé à Silvain, au dieu cavalier, à Tarants, à Hercule, à Mercure, à
Vulcain, au dieu irlandais Dagda, au dieu germanique Thori2). D'autres
tentatives ont encore été faites pour définir cette divinité complexe : on a pu
proposer des interprétations franchement réalistes qui en faisaient le patron
de quelque corporation de bûcherons ou de tonneliers. Pour résumer l'en-

(1) P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, Paris, 1957, p. 28-29 et 60-63.
(2) Keune, dans Real Encyclopädie, art. Sucellus. — E. Linckenheld, dans RHR,
XCIX, 1929, p. 59 s. — P. Lambrechts, Contributions à l'étude des divinités celtiques,
Bruges, 1942, p. 100 s. — A. Grenier, dansS.f., 24, 1955-1956, p. 129 s. — P.-M.
Duval, op. l. — J. de Vries, La Religion des Celtes, Paris, 1963, p. 99 s. — E.
Thévenot, Divinités et sanctuaires de la Gaule, Paris, 1968, p. 133 s. — F. Benoît, Art et
dieux de la Gaule, Grenoble, 1969, p. 97 s. — J.-J. Hatt, Les Celtes et les Gallo-Romains,
Genève, Paris, Munich, 1970, p. 272. Nous ne signalons ici que les ouvrages les plus
importants ou les plus récents.
SUCELLUS = DISPATER ? 67

semble de ces recherches, dont certaines contiennent probablement une part


de vérité, nous citerons P. Lambrechts : «Le dieu au maillet fut une grande
divinité celtique aux attributions multiples... Il a sans doute été une des
principales formes sous laquelle s'est manifesté le grand dieu national
celtique».
Face à la multiplicité de ces suppositions ou affirmations, qui souvent se
contredisent, car il ne faut peut-être pas confondre «multiplicité» et
«confusion» d'attributions, une constatation s'impose : les figurations du dieu
sont, pour l'immense majorité (il s'agit de plusieurs centaines de
représentations), d'une cohésion et d'une régularité remarquables. Les monuments
de pierre aussi bien que de bronze répètent fidèlement la même image du
dieu, à de rares exceptions près. Nous insisterons sur le fait que ces effigies
de bronze sont très nombreuses, par rapport à celles des autres divinités
locales. Seule Epona bénéficie également, parmi les dieux anthropomorphes,
de figurations d'une certaine fréquence dans le domaine du bronze ; mais
elles sont cependant beaucoup moins nombreuses. Le taureau à trois cornes
est maintes fois représenté lui aussi, mais, — est-ce un hasard ? —, il
n'apparaît pas sur les monuments de pierre. Le succès de Sucellus, dans
l'imagerie de bronze, tient certainement à l'aspect classique qu'on a pu lui
donner, car nous avons pu remarquer bien souvent que les modèles gréco-
romains conservaient longtemps, même au travers de déformations
inévitables, les caractères essentiels des créations premières, qu'imite fidèlement la
petite statuaire. Cette constatation, qui vaut aussi pour Epona à un moindre
degré, et pour le taureau à trois cornes, expliquera peut-être quelques
aspects de la personnalité du dieu.
Sa composition équilibrée correspond en effet à ce que nous retrouvons
sur d'autres dieux assimilés, «interprétés» de l'Italie à la Gaule, et nous ne
pouvons ignorer une correspondance qui s'est produite pour d'autres
divinités du panthéon gaulois. Si elle apparaît toute formelle à l'origine, elle
n'en est pas moins pleine de sens : les additions, transformations, erreurs
même (3) qui ont pu se produire ne sont que secondes, et ne doivent pas
masquer l'identité profonde du dieu représenté, au départ tout au moins,
selon le même système qui voulut que Mercure, Jupiter, Mars, par exemple,

(3) J. de Vries, op. /., p. 102.


68 S. BOUCHER

fussent sentis proches de leurs homologues gaulois. La «dilatation


fonctionnelle» (4) des grands dieux, qui fit se multiplier les attributions de l'un
ou de l'autre, n'a peut-être qu'un caractère accessoire, et ne doit en aucun
cas faire perdre de vue le sens profond de chaque manifestation divine,
qu'on a voulu et pu traduire au départ au moyen de formes directement
compréhensibles à des esprits qui tendaient à se romaniser, ou qui
acceptaient, tout au moins, le système figuratif que leur offrait le monde
romain.
Nous reprendrons donc l'étude du dieu selon son aspect extérieur, et
selon la cohérence qu'il présente dans le système classique auquel on a
voulu l'intégrer. Classique en effet est l'équilibre du corps, classiques sont
les traits du visage — même dans les lointaines dégradations du type, même
sur les figurations de pierre, beaucoup plus sensibles à l'influence et à la
déformation de la sculpture provinciale et locale —, classique est la
disposition des attributs, le maillet et Voila. Chacun des détails prend alors
un sens par rapport à cette formulation, et ne reste nullement isolé en lui-
même. C'est par ces marques de stabilité, d'équilibre, de logique interne
qu'il devient nécessaire de définir la personnalité de Sucellus.
Aussi négligerons-nous, provisoirement tout au moins, les explications de
détail, et les additions — croix, cercles, clous, serpe, faucille, syrinx,
massue, tonneau — qui font appel à des idées ou systèmes aussi variés
qu'étrangers les uns aux autres. Il n'est guère probable qu'on ait amalgamé
tout d'un coup, de façon incohérente, les détails les plus hétéroclites, qui, en
fait, si l'on suit la ligne d'évolution des objets, n'apparaissent que peu à peu.
L'originalité du dieu, comme celle de tant d'autres, était certainement bien
définie au départ, ainsi que devaient l'être aussi ses fonctions. Le répertoire
gréco-romain offrait à ce moment de l'histoire tout un passé de concepts, et
une immense variété de thèmes répondant à tous les symboles que l'on
voulait exprimer ; et dans cette conjoncture historique, qui nous paraît
primordiale, on pouvait ainsi facilement matérialiser les attributions des
dieux selon une harmonie dont les autres personnages divins nous offrent
l'exemple. Ce n'est que par rapport à ces formes premières, choisies pour
Sucellus, que nous tenterons de définir cette première forme de Sucellus,

(4) G. Dumézil, Naissance de Rome, Paris, 1944, p. 17.


SUCELLUS = DISPATER ? 69

qui correspond certainement à sa véritable personnalité. Et ce n'est


qu'ensuite que sont apparues les attributions secondes, qu'il nous est difficile de
comprendre sans risque grave d'erreur si nous les considérons séparément,
car elles ont été greffées plus ou moins artificiellement sur le thème
essentiel, selon un syncrétisme qui s'accrut au cours des siècles.
De même, il semblera contestable de chercher à expliquer le dieu au
moyen d'autres systèmes représentatifs, éloignés dans le temps ou l'espace,
ou d'idéologies marginales, en empruntant çà et là des détails disparates. Si
Dagda porte un vase qui ressemble quelque peu à Voila, il tient aussi une
massue, et non point un maillet, et les deux instruments ne doivent pas être
confondus. Si Thor porte bien un maillet, il s'en sert de tout autre façon
que Sucellus, pour assommer ses ennemis, et il ne possède pas Voila. Ce
puzzle, cette réunion de membres épars ne satisfait guère l'esprit. Le port du
maillet, pas plus que la position dite «bouddhique» de certains dieux
gaulois, ne peut non plus s'expliquer par des apports exotiques : la bipenne
a disparu de la Méditerranée orientale à une époque lointaine ; il n'existe
pas d'intermédiaire attesté qui la lie, en Gaule romaine, au maillet ; rien en
Europe centrale ne vient assurer sérieusement le «contact» entre ces deux
formes d'armes, que toutes les civilisations connurent en fait sous des
aspects plus ou moins apparentés sans pour autant qu'on puisse invoquer
entre elles des rapports quelconques. Les maillets figurés dans les grottes
françaises d'époque néolithique, ou sur des menhirs, fait qui témoignerait
«d'une similitude culturelle très ancienne avec les civilisations
méditerranéennes, et non d'un emprunt», affirment la lointaine valeur religieuse de
l'instrument, et non pas son rapport avec Sucellus. Les écarts
chronologiques, l'absence de liens attestés d'une époque à l'autre, — et le hiatus est
énorme — le manque total de témoignages dignes de foi, pour tous les
autres rapprochements qui ont été proposés, rendent ces derniers
hypothétiques et fragiles. Comble de malchance, en pleine époque romaine, des autels
décorés du maillet et de Voila sont en Gaule méridionale dédiés à Silvain, et
non point à Sucellus : c'est Silvain qui se pare des attributs de Sucellus, et
non l'inverse. Et le problème reste ouvert : quel est le sens de ces attributs ?
Les difficultés que soulèvent ces quelques problèmes confirment la
nécessité de rester, au moins au départ, en de certaines limites. Il faut
rechercher à l'époque où furent élaborées les premières figurations du dieu
70 S. BOUCHER

la signification profonde de sa personnalité, liée alors de façon évidente à


une formulation gréco- romaine. Non qu'il s'agisse de nier des parentés
éventuelles avec d'autres religions, proches ou lointaines ; mais ces parentés
restent secondaires, puisqu'on n'a pas jugé utile à ce moment d'y faire un
clair appel, et que l'on a pu, dès le début de l'époque romaine, donner à
Sucellus une apparence et une logique classiques.

Les caractères essentiels du dieu

Ce sont l'aspect physique, la peau de fauve qui apparaît en un certain


nombre de cas, le vêtement généralement composé du sagum et des bragae,
et enfin le maillet et Voila qui constituent les éléments essentiels des
représentations de Sucellus.

1. L'aspect physique.

Dans le cas où le dieu est bien identifié, il est nécessaire tout d'abord
d'étudier son type physique qui n'a guère, jusqu'ici prêté aux analyses.
Certes, on a insisté sur son visage, qui est celui d'un homme d'âge mûr, pourvu
d'une barbe et d'une chevelure abondante, mais on n'est guère allé plus loin.
Il est vrai que l'habit que porte le plus souvent Sucellus masque son
apparence réelle. L'équilibre du corps, cependant, apparaît sous ce vêtement
rude. La position est rarement frontale dans le domaine des bronzes (c'est le
cas essentiellement pour des objets de taille et de qualité médiocres) : la
plupart du temps se manifeste un déhanchement sensible (appui à droite,
jambe gauche en retrait), dans le plus grand nombre des cas le bras droit est
tendu vers l'avant et la main présente Voila, tandis que le bras gauche est
relevé pour s'appuyer à la hampe du maillet. Le visage, serein et
majestueux, a une expression toute pacifique (fig. 1).
Les Grecs, sensibles à la beauté plastique des nus, ont rapidement
déshabillé leurs dieux. Ici, il semble que ce soit l'inverse qui se soit produit :
on a habillé un dieu nu à l'origine. En effet quelques statuettes en
témoignent, qui sont parmi les meilleures et les plus anciennes images du
dieu, du point de vue artistique. C'est le cas en particulier pour le Sucellus
SUCELLUS = DISPATER? 71

de Vienne, conservé à la Walters Art Gallery (5) ; il est incontestablement le


plus équilibré, le plus harmonieux, et malgré quelques défauts, le plus
proche des modèles classiques qu'on a voulu imiter pour lui donner sa
personnalité (fig. 2). Nous sommes alors frappés par la parenté du schéma
utilisé avec celui d'un bon nombre de figurines représentant Jupiter. Il faut
en effet comparer ce Sucellus de Vienne tout particulièrement avec deux
statuettes trouvées l'une à Padoue, l'autre à Lyon, qui reproduisent, selon J.
Charbonneaux (6) un Zeus dont le prototype remonte au ive siècle (œuvre de
Lysippe ou plutôt de Léocharès). Le rythme, le déhanchement appuyé, le
mouvement des bras, l'étude de la musculature, le type de la tête évoquent
les recherches expressives et animées du second classicisme (fig. 3). Il
semble donc que pour figurer Sucellus, dont les images vont se multiplier dans
les vallées du Rhône et de la Saône, régions où se manifestent dès l'abord
les influences de la plastique gréco- romaine, on ait fait appel à une
figuration de Zeus-Jupiter qui apparaît précisément en des lieux voisins.
Cette coïncidence nous semble significative. Elle n'entraîne pas toutefois
l'affirmation d'une équivalence entre Sucellus et Jupiter, mais simplement la
reconnaissance d'une parenté certaine. A quel niveau ? Nous le préciserons
plus loin.

2. La peau de fauve.

Elle apparaît sur le Sucellus de Vienne, sur les autres figurations du dieu
nu, et sur quelques statuettes où le personnage est revêtu en outre du sagum.
Il semblerait simple de l'interpréter comme une peau de lion (7), et de
reconnaître en ces divers cas une assimilation de Sucellus à Hercule.
Cependant le type physique du dieu, les traits de son visage, l'organisation
même de la chevelure et de la barbe ne rappellent guère les images qu'offre
d'Hercule la plastique gréco- romaine. C'est la physionomie majestueuse et
sereine du père des dieux, fait que notait déjà P. Lambrechts (8), et nulle
autre, qui a servi de modèle pour la divinité gauloise.

(5) D. Kent Hill, Catalogue of Classical Bronze Sculpture in the Walters Art Gallery,
Baltimore, 1949, n° 22, p. 14, pi. 9. — Id. dans Gallia, II, 1953, p. 217 s.
(6) J. Charbonneaux, dans Monuments Piot, 53, 1963, p. 9 s.
(7) R. Chassaing, dans Analecta Archaeologica, Festschrift F. Fremersdorf, 1961, p. 133
s., en particulier.
(8) P. Lambrechts, op. /., p. 113.
72 S. BOUCHER

Est-il d'ailleurs bien certain qu'il s'agisse d'une lêonté ? Le plus souvent,
on a identifié cette peau comme celle d'un loup (9). Les renseignements pris
auprès de spécialistes de biologie animale laissent à penser que les détails de
la crinière, du pelage et de la queue sont ceux d'un loup plutôt que d'un
lion. Ceci est important, car un rapprochement peut être fait avec une
divinité proche de Jupiter, qui expliquerait le choix du type physique
souligné plus haut. On connaît bien en effet la représentation à'Hadès dans
la tombe étrusque de l'Orco à Tarquinia (10) (fig. 4) : le dieu barbu, aux
traits si proches de ceux de Zeus son frère (fig. 5), est coiffé de la peau de
loup, comme l'est le Sucellus de Vienne auquel il ressemble étrangement lui
aussi (fig. 6). La peinture étrusque s'inspirait sans aucun doute de modèles
grecs, et il semble que pour figurer le dieu des Enfers, on ait choisi un
schéma comparable à celui de son homologue céleste.
Ces indices orientent donc les recherches vers une conception plastique
de Sucellus proche des représentations du dieu infernal. Nous n'en
connaissons guère ni pour l'époque grecque, ni pour l'époque romaine ; mais il
est plausible que, si l'on voulut en créer en Gaule, à l'image des modèles
classiques, maintenant disparus, mais qui ne l'étaient probablement pas tous
alors, les artistes se soient orientés en ce sens. Le rapprochement entre
Sucellus et Dispater, longuement débattu, apparaît alors sous un jour nouveau,
et mérite d'être reconsidéré.

3. Le vêtement.

Il a pu prêter, lui aussi, à des rapprochements avec les divinités du monde


infernal étrusque, et en particulier avec Charon. A. Grenier ("), tout
particulièrement, a défendu cette hypothèse, en insistant en outre sur le port du
maillet (cf. plus bas pp. 73-75). La tunique courte de Charon, en effet, a
quelque ressemblance avec le manteau de Sucellus. Mais ce lien nous
semble superficiel, et ne résiste pas à l'analyse, car le démon étrusque porte un
vêtement sans manches, ou à manches courtes, qui ressemble aux tuniques
du monde gréco-romain, et non pas le sagum à manches longues, non plus

(9) Cf. note 1, p. 66 et S. Reinach, Bronzes figurés de la Gaule romaine, Paris, 1894, p.
175.
(10) M. Pallotino, La peinture étrusque, Genève, 1952, p. 111.
(11) J. de Vries, op. /., p. 102, et surtout A. Grenier, dans S.E., 24, 1955-1956, p.
129 s.
^V À t? ·

PLANCHE VII

ί
■■

ι
ί

Fig. l
PLANCHE VIII

Fig. 2
/ Λ / î

PLANCHE IX

Fig. 3
PLANCHE X

iï&-J2gfë#ügS%&
&«&?* î 'Ζ*

*·*»

<1«5S*V

Fig. 4

Fig. 6
SUCELLUS = DISPATER ? 73

que les braies. Ces détails vestimentaires sont essentiellement gaulois ; ils
ne font qu'affirmer le caractère local du dieu, de façon directe et réaliste.

4. Les attributs.

Sous leur apparence concrète et matérielle, ce sont des symboles, qui


s'enrichissent d'une valeur abstraite et générale, comme le font les attributs
des divinités du panthéon gréco-romain, puisque c'est selon ce système
classique qu'on a voulu représenter le dieu gaulois ; et c'est dans cette
perspective que nous devons tenter de trouver quel est leur sens.

Le maillet.
C'est à Charon que l'on pense encore. La rencontre sur ce même démon
infernal de la tunique courte et de cet instrument est étrange en effet.
Cependant Charon se sert de son maillet de tout autre façon que le dieu
gaulois. Ce dernier s'appuie toujours à la longue hampe de l'objet ; le
premier, au contraire, possède une sorte de marteau à manche court, destiné
sans aucun doute à frapper et à terroriser les défunts, comme le crochet qu'il
tient parfois, et dont le sens est dépourvu d'ambiguïté. Sucellus ne se
présente jamais dans cette attitude. Cette différence dans les intentions des
deux personnages est confirmée par l'expression de leur visage : alors que le
dieu gaulois conserve toujours une expression calme et même empreinte
d'une certaine douceur, Charon apparaît grimaçant et hirsute ; c'est un
monstre qui fait régner la terreur. Rien dans la personnalité de Sucellus,
même s'il est bien le dieu des Enfers que César assimile à Dispater, ne
permet de penser que le dieu gaulois possédait ce caractère agressif et brutal.
De plus Charon ne porte jamais Voila, et nous verrons plus bas que la
conjonction des deux attributs est fort importante.
On a invoqué, depuis longtemps, un texte de Tertullien (12) où Dispater,
au cours de jeux romains, tirerait les cadavres de l'arène à l'aide,
précisément, d'un maillet. Il s'agit là d'une mascarade, et des esclaves,
costumés en dieux, participent au spectacle. Mais le sens donné à ce passage
n'est pas convaincant. «Deducit» signifie «accompagne» et non point
«tire»-, «cum malleo» ne peut être un instrumental, qui serait
simplement «malleo». En réalité, Dispater, qui tient simplement le maillet

(12) Ad Νat., I, 10 : «Dispater, Jovis frater, gladiatorum exsequias cum malleo deducit».
74 S. BOUCHER

caractéristique de son personnage, rend sensible par sa présence la valeur


funèbre de la scène. Le maillet aurait d'ailleurs été bien insuffisant pour le
travail qu'on voudrait lui assigner. Le rôle du dieu est limité à une simple
figuration, et le maillet n'est qu'un accessoire dépourvu de la fonction
horrible et sanglante qu'on a voulu lui donner. Il faut simplement retenir de
ce texte que subsistait à Rome le souvenir d'un dieu infernal ayant un
maillet comme attribut. Ce dernier était-il la survivance du maillet de
Charon ? Il faudrait qu'il y ait eu confusion entre Dispater, frère de Jupiter,
et un démon dont les fonctions n'étaient nullement comparables à celles du
dieu ; la sombre idéologie infernale des Étrusques ne semble guère avoir
pénétré les esprits romains. La mascarade évoquée par Tertullien suppose
simplement la permanence d'une tradition populaire : tout au plus gardait-
on le souvenir de Dispater, dieu infernal, portant un maillet dont le sens
reste à déterminer.
Déjà P. Lambrechts (n) avait signalé que «le long manche du maillet»
rappelait le sceptre du Jupiter romain. S'il n'y a pas là de raison suffisante
pour assimiler Sucellus h Jupiter, c'est en ce sens toutefois qu'une précision
pourrait être recherchée en ce qui concerne la nature du dieu gaulois. On
doit constater en effet que les grands dieux du panthéon romain sont
représentés selon des conventions précises auxquelles les figurations de
Sucellus semblent s'être conformées. Il tient à droite un attribut, Voila, et
un autre à gauche, le maillet. À Voila correspond par exemple, le foudre de
Jupiter, le dauphin ou le cheval marin de Neptune, la bourse de Mercure,
etc., attributs qui évoquent les pouvoirs et les dons matériels, la «spécialité»
de chaque dieu. Au maillet font pendant pour chacun le sceptre, le trident,
le caducée, symboles d'une puissance plus abstraite, plus vaste. La
conjonction des deux attributs définit un domaine d'action. Le domaine où
règne Sucellus n'est ni celui du maître des cieux, ni celui du dieu des mers,
ébranleur du sol, ni celui du dieu des richesses humaines : les places sont
déjà occupées. Le maillet ne peut symboliser, avec Voila, qu'un autre
monde, et que reste-t-il, sinon le monde infernal ? Mais il n'exprime ni la
violence, ni l'horreur ; il s'accorde avec l'apparence d'un dieu calme et
majestueux, maître incontesté, certes, mais dont l'attribut principal n'est pas
une arme brandie contre l'ennemi ou le coupable.

(13) Op. /., p. 113.


SUCELLUS = DISPATER ? 75

Quel peut être, dans cette perspective pacifique, le sens du maillet ? Que
Sucellus signifie «le bon frappeur» n'est guère démontré. Mais admettons
cette supposition. Qui frappe-t-il alors ou peut-être que frappe-t-il ? Dans
ce domaine figuratif et symbolique, l'explication la plus apparente n'est pas
forcément la meilleure, et frapper ne signifie pas forcément massacrer. Nous
avons pu remarquer ailleurs (u) que les Gaulois avaient fait de nombreux
emprunts non seulement à l'Italie romaine, mais aussi à la Grèce. On a pu,
pour figurer Sucellus, faire appel à des conceptions non romaines, dont la
mémoire subsistait dans des esprits nourris de mythologie, de souvenirs
classiques. L'alexandrinisme, et son goût du détail rare, put jouer un rôle
dans l'élaboration de ces schémas nouveaux, et le Dispater de Tertullien est
peut-être redevable lui aussi à un passé lointain. A titre de simple
hypothèse, un rapprochement sera proposé, qui met en cause des
conceptions moins étrangères, après tout, que bien d'autres. Sur une série de
vases grecs, un maillet, de même forme que celui du dieu gaulois, apparaît
dans certaines scènes concernant Dionysos chthonien (15), et aide à son
apparition hors du monde infernal. L'instrument de Sucellus ne lui serait-il
pas apparenté ? Dieu souterrain, il possède la clé de son domaine, qui en est
en même temps la loi et le talisman, comme le sont le sceptre et le trident
dans d'autres domaines divins. Grâce à lui pourraient s'ouvrir les portes sur
les richesses du monde souterrain, que contiendrait symboliquement Voila.

LOIla.
Ce petit vase présenté à droite par le dieu ne peut que s'intégrer au sens
général de la figuration. Là encore, nous ferons appel aux documents
comparatifs du panthéon gréco-romain. Que peut signifier Voila, comparée au
foudre, au dauphin, à la bourse ? Elle est présentée en un geste d'offrande
que nous retrouvons ailleurs : une série de Mercures qu'on ne rencontre
guère qu'en Gaule, présente un détail analogue : au lieu de serrer
étroitement le col de la bourse, le dieu la présente en un geste plus généreux (16).
Que peut contenir le vase ainsi tendu par Sucellus ? Dispense-t-il des ri-

(14) Dans R.A., 1975, p. 251 s. et Recherches sur les bronzes figurés de Gaule
préromaine et romaine, Rome, 1976, p. 209.
(15) H. Metzger, dans B.C.H.. 1944-1945, p. 296 s., part. p. 305 ; fig. 4 et 5.
(16) S. Boucher, dans Latomus, XXX, 1971, p. 317 s.
76 S. BOUCHER

chesses matérielles (17) ou spirituelles ? S 'agit- il du breuvage d'oubli,


contient-il les promesses métaphysiques de l'au-delà, ou les assurances plus
prosaïques d'un sous-sol plein de ressources ? Les unes et les autres peut-
être. Mais nous devons, une fois encore, établir un parallèle avec Dispater,
lui aussi dispensateur de richesses, dieu du monde souterrain, qui possédait
un sanctuaire à Rome près de l'autel de Saturne, non loin du trésor de l'État
romain.

Ainsi Sucellus nous semble-t-il être le seul dieu qui ait pu fournir à
César une comparaison avec Dispater (18). Dieu chthonien, pourvoyeur de
richesses, il a bien l'aspect majestueux d'un père divin, et aucun autre dieu
gaulois ne semble posséder ces qualités. Seul dieu indigène figuré en une
longue série, aussi bien sur la pierre que dans le bronze, selon les
conventions classiques qui éclairent sa personnalité, il est bien le dieu national
gaulois, tel que l'a compris le conquérant de la Gaule.
Parmi les arguments opposés à cette identification, deux sont à retenir.
1. L'absence des figurations de Sucellus dans l'Ouest de la Gaule semble
curieux au premier abord ("). S'il s'agit bien de la divinité essentielle des
Gaulois, il est étonnant en effet que ces images n'apparaissent que dans
l'Est et le Centre. Cependant, les cartes établies par P. Lambrechts (20)
permettent de constater qu'il en est de même pour toutes les autres divinités :
l'Ouest de la Gaule reste partiellement un désert pour les représentations
divines, même romaines. Sucellus se manifeste normalement dans les
régions qui représentent l'axe de la civilisation à l'époque romaine, puisque
c'est là essentiellement que l'on sut assimiler les techniques nouvelles de
l'art figuratif.
2. Les monuments gaulois représentant le dieu ne portent jamais le nom
de son équivalent romain, alors que Dispater est mentionné en Europe
centrale (21), sans y être figuré. Dans ce dernier cas, l'adoption du nom

(17) J. de Vries, op. /., p. 103.


(18) B.G., VI, 18, 1, «Galli se omnes ab Dite Pâtre prognatos praedicant idque ab
druidibus proditum dicunt».
(19) J. de Vries, op. /., p. 103. — P. Lambrechts, op. /., p. 115.
(20) P. Lambrechts, op. /., cartes II et suivantes.
(21) P. Lambrechts, op. /., p. 111.
SUCELLUS = DISPATER ? 77

correspond sans doute à une assimilation directe du concept divin issu de


l'Italie. Si la correspondance ne s'est pas produite dans le domaine de
l'épigraphie gauloise, alors qu'elle a été établie pour bien d'autres dieux,
cela tient peut-être au fait que le dieu gaulois tenait dans le panthéon
gaulois une place bien supérieure à celle que Dispater occupait dans le
panthéon romain. César ne s'est pas trompé sur les liens qui unissaient les
deux divinités ; non plus que les artistes chargés de donner à Sucellus une
forme comparable à celle des dieux gréco-romains ; mais ceci s'est passé à
un niveau de culture et de recherche esthétique et religieuse qui n'eut pas
d'écho, peut-être, dans le domaine plus simple de la religion courante, dont
seuls les témoignages nous sont offerts. Il se peut aussi que le nom même du
dieu gaulois ait porté son sens en lui-même et n'ait pas nécessité
d'adaptation. La variante qui apparaît dans une inscription dédiée à I. O. M. SV-
CAELO (22) met en relation bien évidente le dieu avec son homonyme
céleste ; le début du mot éclairait-il les ressemblances et les différences des
divinités ?
Nous ne pouvons l'affirmer ; il établit entre eux cependant un rapport
étroit que viennent confirmer les constatations que nous avons pu proposer,
et qui permettent de proposer à nouveau, sur d'autres bases, l'équivalence
Sucellus-Dispa ter.

S. Boucher

(22) CI.L. XIII, 6730. P. Lambrechts, op. /., p. 113. — J. de Vries, op. /., p. 103.

Vous aimerez peut-être aussi