Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Greimas A. Julien. La description de la signification et la mythologie comparée. In: L'Homme, 1963, tome 3 n°3. pp. 51-66;
doi : 10.3406/hom.1963.366579
http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1963_num_3_3_366579
ET LA MYTHOLOGIE COMPARÉE
par
A.-J. GREIMAS
A Georges Dumézil
en hommage déférent.
b) Les deux couples sont reliés globalement par une corrélation. La formule
très simplifiée1 du mythe sera donc la suivante :
A B
non A non B
Ceux pour qui l'œuvre de G. Dumézil est tant soit peu familière, connaissent
le récit indien de l'avènement du roi Prthu, auquel le mythologue a ensuite
ajouté, grâce à une lente reconstruction, les schémas parallèles de l'élection du
roi-censeur Servius et de la déposition du roi irlandais Bress. Bien que discutable
pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous reviendrons plus tard, cet exemple
choisi en premier lieu présente un avantage de simplicité : l'identité des unités
i. Ayant l'intention de pousser aussi loin que possible la description des traits distinctifs,
nous nous contentons de la formulation du mythe telle qu'elle ressort de l'analyse du mythe
d'Œdipe sans nous référer à la formule généralisée proposée plus loin, dans la même étude,
par C. Lévi-Strauss.
54 A.-J. GREIMAS
du signifié et des traits distinctifs dans les deux récits indien et romain nous permet
de lever progressivement, une à une, les difficultés du comparatisme.
Georges Dumézil montre bien comment ce récit signifie métaphoriquement
le double contrat passé, lors de l'avènement du roi, entre celui-ci et son peuple.
Le récit, divisible en deux parties presque symétriques, relate d'abord la
qualification du roi par le peuple, pour raconter ensuite celle du peuple par lé roi. La
qualification elle-même s'interprète comme une réciprocité à l'intérieur de la
catégorie linguistique de l'échange des messages : le roi est qualifié par des
louanges ; il distribue des dons en retour, ou vice versa. Deux cas sont cependant
à distinguer : si les dons (et /ou autres bienfaits) précèdent la qualification, nous
dirons qu'elle est simple ; si, au contraire, la louange qualifiante est antérieure
à la distribution des dons, la qualification est valorisante (çams-) et ajoute une
vigueur nouvelle au qualifié, en transformant ainsi la parole anticipée en « réalité ».
Cette nouvelle vigueur est ensuite, une fois de plus, symboliquement désignée
par la possession de la Vache d'Abondance.
Le contrat que le roi indien passe avec son peuple peut alors être formulé
de la façon suivante :
roi qdV
peuple dq
où q = qualification
d = dons
V = valorisation ou sur- valorisation.
(q -> d) vs (d -> q) ;
roi dq
peuple qdV
C'est le peuple, et non le roi, qui à Rome est qualifié de manière valorisante :
Servius, élu roi grâce à ses largesses (dq), institue le census (q) qualifiant les
citoyens selon leur rang et leur richesse, dont la contrepartie consistera dans
l'afflux des impôts (d) ; à la Vache d'Abondance correspond ici la Vache d'Empire,
et le récit de son acquisition et de son sacrifice se situe chronologiquement après
la qualification du peuple (et non du roi), confirmant les louanges du roi adressées
au peuple romain1. La même catégorie de la valorisation établit ici, on le voit,
la relation entre les deux échanges symboliques et constitue ainsi le contrat social
scellé à double sceau.
On peut se demander si une telle formulation, qui permet d'exprimer la
comparaison entre les récits indien et romain sous forme d'une proportion :
TInde
^ vs _ V
Rome ~
~ vs nonV >
non V V
i. On peut se demander si une datation très approximative des mythes, lorsqu'il s'agit
de sociétés historiques, ne serait pas possible en tenant compte non pas du signifiant, dont les
éléments sont incontestablement très anciens, mais de leur signification globale : une certaine
« idéologie » politique, par exemple, est compatible avec certains contextes historiques et
non avec d'autres.
56 A.-J. GREIMAS
Notre deuxième exemple n'est pas moins connu : c'est le fameux mythe de la
Gôtterdâmmerung Scandinave, mis en parallèle avec l'ensemble du sujet du Maha-
bharata indien et réinterprété en fonction de ce parallélisme. Dans les deux récits,
aux deux sortes de combat — l'un déloyal, truqué, l'autre, au contraire, loyal —
que se livrent les dieux ou les héros, succèdent, pour les humains, deux sortes
d'âges : un âge pire ou meilleur. Le mythe, dans les deux cas, peut être formulé
de la même manière :
La formulation unique des deux mythes ne peut être atteinte que par la mise
en évidence des identités qu'ils comportent — même conception de la vie en tant
que lutte, même appréciation morale du monde humain —-, cette explicitation
d'identités étant nécessairement accompagnée d'une mise entre parenthèses
provisoire des catégories de signification comportant des traits les différenciant.
La description des unités du signifié que l'on analyse ensuite en traits distinc-
tifs, en considérant successivement chaque rapport de la proportion, révèle, en
effet, des différences structurelles appréciables et qui, parfois difficiles à distinguer
dans chaque structure mythique prise séparément, apparaissent avec évidence
lors de la comparaison. Ainsi, pour ne prendre en considération que l'opposition
i° Que le jugement moral porté sur le monde est lié à la catégorie du temps
qui comporte non pas deux, mais trois termes :
Si l'on rapproche les deux catégories, on voit que le terme complexe n'est au
fond que le temps présent des hommes, considéré soit comme meilleur soit comme
pire en fonction du passé ou du futur. Un schéma plus large, comprenant les deux
catégories envisagées et à l'intérieur duquel les oppositions indienne et Scandinave
trouvent leur interprétation, peut être ainsi esquissé :
négatif passé
Conception indienne
|
Monde complexe présent
Conception Scandinave
positif futur
On voit bien qu'aucune des deux catégories (comportant chacune trois termes)
n'est pleinement réalisée dans les mythes indien et Scandinave pris séparément.
Une unité de signification plus large, appartenant au nouveau métalangage
« terminologique » qui s'élabore au cours de l'analyse et dont les deux mythes ne
présentent que des réalisations incomplètes, doit donc être postulée d'avance :
elle seule fournit à la description ses cadres structuraux.
La première partie du rapport /Lutte truquée/ vs /Lutte loyale/, mettant
en valeur la catégorie /loyal/ vs /déloyal/, apparaît, à première vue, comme
l'élément stable de la proportion. L'analyse révèle cependant dans le signifié un
trait complémentaire qui resterait imperceptible sans la comparaison : si le signifié
/lutte/, diversifié en /loyale/ vs /déloyale/, se retrouve dans les deux mythes,
la catégorie /Bien/ vs /Mal/, déterminant l'agent instigateur de la lutte, n'est pas
distribuée de la même manière :
Inde
Lutte
loyale instigateur : le Bien
Scandinavie
Lutte
loyale instigateur : le Mal
,58 A.-J.: GREIMAS
La guerre, la lutte sont, pour les Scandinaves, toujours engendrées par le Mal,
ce que souligne d'ailleurs avec redondance l'histoire de Baldr.
Le mythe de la Démesure.
Le troisième exemple, un peu plus complexe que les premiers, est celui du
parallélisme entre le mythe Scandinave de Kvasir et l'épisode tiré du Mahabharata
relatant la brève apparition de son homologue indien Mada.
Tous les deux apparaissent dans une situation de guerre : Kvasir, incarnation
de la sagesse, est fabriqué par les dieux pour sceller la conclusion de la paix ;
Mada, symbole de l'ivresse surhumaine, oblige les dieux, par son apparition, à
conclure la paix. L'un et l'autre, trop grands pour une situation de paix, sont par
la suite détruits, Kvasir se transformant en Poésie et Mada en quatre passions
humaines : boisson, femmes, chasse et jeu.
Le mythe Scandinave peut se formuler ainsi :
i. Nous limitant à l'essentiel,, nous renonçons à pousser plus loin l'analyse qui ferait
apparaître ici de nouvelles oppositions, par exemple /causant/ vs /causé/, le premier trait
correspondant à l'instigateur de la lutte, le second à celle-ci elle-même.
MYTHOLOGIE COMPAREE 59
/Démesure/ vs /Mesure/
/Tout/ vs /Partie/
On se rappelle en effet que Mada, aussi bien que tout ce qui reste de Kvasir,
est symboliquement divisé en parties. Cependant, si Mada est « réellement »
divisé en quatre parties-passions, Kvasir réapparaît sous forme de Poésie,
comme une diminution proportionnelle de son état premier et non comme
une fraction de celui-ci. Nous sommes par conséquent en présence de deux
conceptions différentes de la totalité et, partant, de deux relations différentes du
tout à la partie. Pour employer la terminologie de Vigo Br0ndal, le tout de la
démesure Scandinave est un intégral (cf. totus), tandis que le tout de l'excès
indien est un universel (cf. omnis) ; le rapport de Kvasir à la Poésie est du
même ordre que le rapport de l'article défini français à l'article partitif, tandis
que la démesure de Mada représente une totalité nombrable, divisible en
fractions.
Avant d'aller plus loin, on peut déjà dire que, si la catégorie de la totalité est
commune aux deux mythes, les deux conceptions de la démesure se présentent
comme deux articulations différentes de la totalité : une totalité originelle,
harmonieuse, trouve son pendant dans la conception de la totalité comme somme
arithmétique des éléments qui la composent. Cette opposition peut être formulée de
la façon suivante :
Scandinavie Inde
Scandinavie Inde
/Intégral/ vs /Universel/
/Bénéfique/ vs /Maléfique/
/Esprit/ vs /Matière/
/Paix/ vs /Guerre/
/Bénéfique/ vs /Maléfique/
dent, peut rendre compte de la distribution des traits distinctifs dans les deux
mythes :
négatif passé
|
Conception indienne
Monde complexe présent
Conception Scandinave
positif passé
a vs non a
où a sera considéré comme marqué, parce qu'il possède un trait distinctif en plus
dont non a, terme non marqué, est dépourvu. Une tout autre relation est contractée
entre :
a vs -a
où -a est la négation de a.
En analysant le Contrat Social conclu lors de l'avènement du roi, nous avons
précédemment distingué la qualification valorisante (V) de la qualification simple
(non V). La variante irlandaise qui se présente comme la négation du Contrat
Social, doit opposer, dans l'analyse archi-sémique qui nous est devenue familière,
.. Vvs-V
.
non V vs -non V
MYTHOLOGIE COMPARÉE 63
peuple -non V
roi — -V
ce qui veut dire simplement que le peuple, n'ayant pas été qualifié de façon
convenable, le roi, à son tour, se trouve disqualifié et perd sa vigueur initiale.
La reconstruction du schéma de l'avènement, dans les cadres de l'idéologie
irlandaise, peut dès lors être conçue sous forme d'une double opération : la
suppression des signes de la négation et l'inversion du rapport peuple vs roi. On peut
donc dire que :
rInde
, vs Rome vs tIrlande
1 , ~ V — vs non V vs V
non V V non V
Déposition Négation
Avènement Affirmation
mais qu'une relation syntagmatique (le roi est qualifié d'abord, le peuple ensuite ;
le peuple est disqualifié par le roi d'abord, le roi se trouve disqualifié et dépossédé
ensuite) existe, en plus, entre les deux termes du rapport. Urie analyse plus poussée
montre que l'inversion de la relation syntagmatique se retrouve également à un
niveau inférieur. Selon les symboles déjà utilisés plus haut, le schéma irlandais
détaillé de la déposition se présente ainsi :
peuple d (- q)
•
■.
roi (-d)(-q)(-V)
Le roi ayant refusé de qualifier ses gens, chacun selon son rang, l'épisode
suivant relate ensuite, dans l'ordre de succession, l'hospitalité insuffisante offerte
par le roi au poète, la disqualification satirique du roi par le poète et, enfin, le
dépérissement du roi qui boit le faux lait de la fausse Vache d'Abondance
(présentant les traits qui la distinguent de la vraie Vache, tels que /Nature/ vs
/Artifice/, /Vigueur/ vs /Maladie/, etc.). La négation de l'hospitalité précède la dis-
64 A.-J. GREIMAS
qualification du roi : les deux signifiants contractent, une fois de plus, une relation
syntagmatique inverse de celle qu'on trouve dans les récits de l'avènement.
Cette intrusion du syntagmatique est troublante, parce qu'elle contredit la
définition du mythe que nous avons présentée, à la suite de Claude Lévi-Strauss,
comme une mise en corrélation de deux paires d'unités du signifié en opposition
pertinente entre elles, définition essentiellement paradigmatique, excluant toute
relation syntagmatique et expliquant en même temps, ce qui présente une
importance capitale, le caractère a-temporel du mythe.
De deux choses l'une, par conséquent : ou bien la définition que nous avons
donnée du mythe n'est pas suffisamment large, ou bien le récit contenant
l'expression symbolique du Contrat Social n'est pas un mythe. Plusieurs raisons nous font
pencher vers la deuxième solution.
La description par Georges Dumézil du récit de l'avènement a été
simplifiée par nous, toujours aux fins de la démonstration, d'une autre manière
encore : en voulant mettre en évidence, dans le récit indien, le couple oppo-
sitionnel.
nous avons volontairement ignoré l'épisode qui le précède. Cet épisode, pour
lequel Georges Dumézil a retrouvé des éléments parallèles dans l'histoire de
Servius, apparaît comme une communication qui, préalablement au Contrat
Social, s'établit entre les dieux et les hommes comme :
/émission/ /réception/
/souveraineté octroyée/
Serait-il trop téméraire de pousser la comparaison plus loin et de voir dans les
deux fils de Mithra, Aryaman (roi et protecteur des populations Arya) et Bhaga
(la part qui échoit à chacun) les deux autres termes de la corrélation :
Quoi qu'il en soit de cette dernière supposition, le parallélisme des deux plans
— théologique et « mythique » — apparaît suffisamment convaincant1.
Caractérisé d'un côté, par la présence des relations syntagmatiques, de l'autre, par la
corrélation de ces unités du signifié avec la série d'unités théologiques, le récit
étudié ne correspond plus à la définition du mythe, bien au contraire : les deux
critères que nous venons de dégager ne suffisent-ils pas pour voir en lui un récit
rituel, différent, par son type structurel, du récit mythique ?%
tiques, dans toutes les recherches sur la signification et, plus particulièrement,
dans l'étude des mythologies comparées.
Une mythologie, considérée comme un métalangage, ne peut être décrite
qu'à condition que l'on choisisse d'abord des unités de mesure, dont la
manipulation — la mise en relation et en corrélation — permettra de reconstituer petit
à petit des ensembles structuraux plus vastes et enfin le système mythologique
entier. Claude Lévi-Strauss, dans l'étude déjà mentionnée à plusieurs reprises,
reconnaît ces « unités constitutives » dans les signifiés correspondant aux séquences
du récit mythique et qui entrent ensuite comme termes dans la proportion
mythique :
A B
non A non B
Nous avons vu que ces « grandes unités constitutives » peuvent encore, à leur
tour, être analysées en traits distinctifs. Si, par exemple, on s'accordait à désigner
les traits distinctifs par le terme de sème, les termes des proportions mythiques,
paquets de sèmes (dont une partie seulement est analysée dans chaque cas
concret), pourraient être appelés lexemes1. Les traits distinctifs, à leur tour, ne
sont pertinents que parce qu'ils participent à la relation d'opposition, constituée
de deux ou plusieurs termes. Les sèmes constituent donc des catégories sémiques.
Les lexemes, de leur côté, se transforment en archi-lexèmes si, au lieu de considérer
uniquement les traits distinctifs qui les composent, on tient compte de l'ensemble
des catégories sémiques constituant les couples oppositionnels lexémiques. Sèmes
et lexemes, catégories sémiques et archi-lexèmes — voilà, semble-t-il, les quatre
« unités de mesure » principales dont se sert, dans l'analyse du contenu, le
mythologue et le linguiste.
Leurs combinaisons, leurs structures élémentaires peuvent être assez variées.
La mise en corrélation des archi-lexèmes (ou des catégories sémiques dans des cas
plus simples) constitue le mythe. D'autres structures sont probablement possibles,
celles notamment où le syntagmatique reprendrait ses droits : il appartient aux
mythologues d'en juger.
i. Nous avons, tout le long de notre article, souligné de façon différente les sèmes et les
lexemes.