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Médée, étymologiquement lié au verbe mèdomai (méditer, inventer…) et à la racine

« med » qu’on retrouve notamment dans « médecine », apparaît d’abord comme une figure de
la connaissance et de la magie. Fille du roi de Colchide, Aiétès, et de la nymphe Idyie, sa
nature est celle d’une demi-déesse, liée par son père à Hélios. Figure surnaturelle donc, et
d’abord positive : elle est celle qui vient en aide aux Argonautes dans leur quête de la Toison
d’or en usant de ses capacités magiques et de ses connaissances en l’art de fabriquer philtres
et potions. Mais très rapidement, Médée devient une figure ambiguë, elle est celle qui détruit
l’ordre royale de sa patrie en trahissant son père et en tuant son frère, embarquant, par amour,
sur des vaisseaux étrangers. Suivant Jason, elle va ensuite convaincre les filles de Pélias
d’assassiner leur père, leur faisant croire après avoir rajeuni un bouc par le même procédé,
qu’elles pourront le sauver du naufrage de sa vieillesse. Médée incarne ainsi la transgression,
celui de l’ordre naturel à travers sa magie, puis celui de l’ordre politique et familiale par ses
ruses et trahisons. Elle est également, de par sa situation, la figure de l’exilée, celle sans patrie
et sans famille, et parce qu’elle est étrangère, la figure du barbare.
Médée apparaît donc comme la femme capable de faire trembler les fondations de l’ordre
politique et social des cités antiques. Elle est en cela une figure intéressante pour étudier la
dynamique entre les genres comme elle se présente dans les œuvres de l’Antiquité. Cette
capacité de Médée à déstabiliser les hommes et l’ordre qu’ils incarnent est bien représentée
dans l’œuvre éponyme d’Euripide, Médée, tragédie grecque jouée en -431. L’action de cette
œuvre est située à Corinthe, après la fuite de Jason et Médée de Iolcos, motivée par le meurtre
de Pélias. C’est ici que Jason se désintéresse de Médée pour courtiser la fille du roi Créon,
laissant la mère de ses enfants bouillonner dans les douleurs de l’abandon. Cette violence
intérieure ne tardera pas à rejaillir sur Créon, sa fille, et les enfants de Médée, voulant à
travers eux punir Jason de sa trahison. Après une série de ruses, Médée parvient à son sombre
but, abandonnant celui qui l’avait abandonné, Jason, désormais seul au milieu des morts qui
devaient faire sa gloire. Mais si la pièce illustre bien la vengeance d’une femme apparaissant
comme monstrueuse et pourtant si humaine, elle nous donne aussi à repenser les rapports
hommes-femmes qui organisent la société grecque de l’époque, à travers la figure d’une
Médée représentant les limites extrêmes de la condition féminine.
Nous nous demanderons ainsi comment, en illustrant d’abord les différents rapports qui
existent entre les genres (rapport d’homme à homme, de femme à femme, de femme à
homme), la pièce, à travers l’élément déstabilisateur qu’est Médée, arrive à remettre en
question la dynamique même de ces rapports ? Nous verrons dans un premier temps que la
pièce met en scène un rapport de force entre des femmes faibles et des hommes puissants, qui
cherchent à légitimer leurs actes et leur position. Dans un deuxième temps, nous nous
intéresserons à l’opposition de Médée et des autres femmes face à ce pouvoir masculin. Enfin,
nous analyserons comment cette opposition permet, en définitive, une remise en question de
la manière dont s’exerce ce pouvoir, et de ceux qui en sont les détenteurs.

Sans surprise, ce sont les hommes qui exercent le pouvoir dans la pièce. Ce pouvoir est
d’abord politique, à travers Créon, roi de Corinthe, et Egée, venant d’Athènes. Jason, en
attente de recouvrer son statut social par le mariage avec la princesse, exerce cependant
toujours le pouvoir qu’il doit à son statut d’époux et de père. Il est le chef de famille, et
malgré sa trahison, joue toujours la posture d’un homme responsable de ses biens : ses
enfants, dont il dit vouloir le bien. En face de ces hommes puissants, des femmes faibles :
Médée, exilée, dépourvu des relations qui rendent habituellement la vie des femmes moins
pénible, sans père ni famille, rejeté par son époux, et la nourrice, simple servante. Autre figure
féminine mais anonymisée et en cela, diluée, impuissante face à des hommes à l’identité bien
établi, le chœur des femmes de Corinthe. Le rapport de force entre hommes et femmes est
donc très nettement établi en faveur des hommes. De plus, le statut de ces femmes exacerbe
encore plus ce déséquilibre, puisqu’il s’agit de femmes à la condition sociale inférieure, ou
dont le statut ne peut être reconnu.
Le discours que tiennent les hommes, notamment Jason, est un discours misogyne qui
vise à légitimer ce rapport de force. Jason invoque la nature de femme de Médée pour la
convaincre de se ranger à sa raison. La colère de Médée, sa douleur, est expliquée par sa
nature de femme.
Devant ce discours, Médée incarne la voix d’une condition féminine qui exprime ses
souffrances. En cela elle incarne une première rupture avec la voix dominante des hommes :
ce ne sont plus les hommes qui établissent la nature et le caractère des femmes à travers leurs
préjugés, mais une femme qui exprime elle-même son expérience.

Médée, parce qu’elle est en rupture avec tout ce qui est attendu d’une femme, est donc
en opposition avec ce pouvoir masculin. Elle s’est arraché elle-même du rôle de fille, et ne
peut plus se réclamer épouse. Le seul lien la reliant encore avec le rôle traditionnellement
attendu d’une femme, celui de mère, est un lien qui va bientôt être coupé dans le sang.
Devant cette force disruptive de Médée, les hommes qui incarnent pourtant le pouvoir,
paraissent étonnamment faibles. C’est d’abord la faiblesse de Créon, roi de Corinthe, qui
frappe.

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