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Résumé
Première épouse de Zeus, détentrice d'un savoir oraculaire étroitement associé à son don de métamorphose, Mètis intervient
sur trois plans dans les mythes de souveraineté : elle assure la conquête du pouvoir royal, son exercice, son maintien définitif
entre les mains de Zeus qui, en avalant sa conjointe par surprise et tromperie, c'est-à-dire en la battant sur son propre terrain,
se fait lui-même tout entier savoir et intelligence rusés. Le roi des dieux échappe ainsi au sort qu'il a infligé au premier
souverain, Kronos « à la mètis torve ». La confrontation de la Théogonie d'Hésiode avec le "Prométhee enchaîné" d'Eschyle
permet de définir le statut des Cyclopes, des Cent Bras, de Prométhée, la position qu'ils occupent dans l'économie des mythes
de souveraineté, leurs relations avec la mètis, spécialement avec ce pouvoir de lier et délier magiquement dont Zeus doit
dépouiller Kronos pour assurer sa victoire et son règne.
Vernant Jean-Pierre. Mètis et les mythes de souveraineté. In: Revue de l'histoire des religions, tome 180, n°1, 1971. pp. 29-76;
doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1971.9730
https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1971_num_180_1_9730
* Ce texte fait suite aux deux études que nous avons publiées eu
collaboration avec Marcel Détienne dans la Revue des Eludes grecques : La métis
ď Antiloque, ILE. G., t. «0, 1967, p. 68-83; La métis du renard et du poulpe,
R.E.G., t. 82, 1969, p. 291-317.
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;
qu'il mène à , son lit aussitôt terminée la -■ guerre contre les
Titans, aussitôt proclamé son titre- de roi* des dieux, c'est
que ce mariage marque le couronnement de sa victoire et
consacre sa primauté de monarque. Point de souveraineté
en effet sans Métis. Sans le secours de la déesse, sans l'appui
des armes de ruse dont dispose sa science magique, le pouvoir
suprême ne saurait ni se conquérir, ni s'exercer, ni se
conserver. La Théogonie insiste surtout sur le rôle de Métis dans la
mise en œuvre et dans la permanence de la souveraineté. Mais
le Prométhee enchaîné d'Eschyle nous atteste que dans le
conflit opposant pour la royauté du monde les Titans
commandés par Kronos aux Olympiens dirigés par Zeus, la victoire
devait revenir « à qui l'emporterait, non par force et violence,
mais par ruse»2. Si l'armée des Ouranides et de Kronos fut
1) Sur les abstractions divinisées, chez Hésiode, cf. B. Snell, Die Ent-
deckung des Geisles, Hamburg:, 1955, p. 65 sq. Certaines divinités, qui font
l'objet d'un culte, portent elles-mêmes des noms comparables à celui de Métis :
c'est le cas ďAidos, de Pistis, de Phobos, d'Erôs, de Charis ; cf. J.-P. Vernant,
Mylhe et pensée chez les Grecs3, Paris, 1969, p. 52. Sur le problème général des
.
à la loyale^ ; cf. aussi Odys., IX. 406 et 408 : Ulysse triomphe du Cyclope dolôi
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 31
nude bièphin. Sur le rôle de métis, l'emploi des doloi dans les luttes guerrières,
cf. Odys., III, 119-121 : pendant neuf ans, les Grecs ont enfermé leurs ennemis
dans un réseau d'embûches de toutes sortes, pnnloisi doloisi ; mais aucun
n'égalait en métis Ulysse qui l'emportait sur tous panlnisi doloisi. En IL, III,
202, le polumèlis Ulysse connaît pantoious le dolous kai mèdea pukna.
1) Aiolomètis : Théogonie, 511; agkulomètès : Théog., 546; Travaux, 48;
aipumètès : Prométhee, 18; dolophroneôn : Théog., 550; pnikilos : Théog., 511 ;
Prom., 308 ; poikiloboulos : Théog., 521 ; poluïdris : Théog., 616 ; sophistes ;
Prom., 62.
2) « ... deinos heurein kax amèchanôn poron », Prom., 59.
3) Théog., 547, 551, 555, 560.
4) Théog., 537, 565 ; Travaux, 4«.
5) Même si la dérivation de Prométheus à partir de mèdea, mèlis, ou man-
ihanô n'est pas assurée (cf. M. L. West, Hesiod. Theogonu, 1966, p. 308), le
rapprochement s'impose, dans l'esprit des Grecs, entre le nom du fils de Japet
et promèihès, prévoyant, promèlheia, prévoyance ; comme entre le nom de son
frère, Epimètheus et l'epimèlheia, la pensée qui vient après coup ; cf. Théog.,
511 et 559 ; Travaux, «9 ; Eschyle, Suppliantes, 700.
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1) Théog., 887.
2) Ibid., 5Г)9 ; Travaux, Г>4.
3) Théog., 900.
4) Promélhée, 101-103.
5) Ibid., 908.
6) Ibid., 927.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 33
1) Ibid., 762.
2) Ibid., 170, 520-525, 769-770, 915.
3) Ibid., 199 sq.
4*. Ibid., 219-220 et 439-440.
métis; et les mythes de souveraineté 35
duplication. Elle l'a fait égal à elle-même, ison heôutèi3; pour qu'il
la recouvre exactement en s'étendant sur elle4 avant qu'il
ne devienne ce qu'il sera1 plus tard, après le coup de serpe de
Kronos : le siège solide où résident les dieux célestes, l'exact
répondant de ce que Gaia représente pour toute créature,
dès son apparition, à l'origine du ! monde : une assise stable
et sûre à jamais, s'opposant à l'ouverture béante et sans fond
de Chaos5.
1) Apollodore, I, 1, 1 ; I, 1, 4 ; I, 2, 1.
2) Théog., 127.
3) Ibid., 126.
4) Ibid., 127.
5) On comparera les vers 117 : paniôn hedos asphales aiei (Gaia) et 128 :
makaressi Iheois hedos asphales aiei (Ouranos); cf. sur ce point, M. L. West
<o. c, p. 193-194) qui montre que les deux formules, même si la première est:
précisée par les vers 118-119 qui figurent dans tous les manuscrits, ne sont pas,
comme on Га parfois prétendu, incompatibles. Le vers 128 : ophr'eiè makaressi
Ihenis hedos asphales aiei, afin qu'il soit pour les dieux bienheureux une assise
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■
Le Ciel noii\ne connaît pas d'autre activité que sexuelle.
Vautré de tout son long sur la Terre, il l'enveloppe en entier
et s'épanche en elle dans la* Nuit1. Cet incessant
,
débordement amoureux fait d'Ouranos « celui qui cache »2 : il cache la
Terre sur laquelle il vient, s'étendre3 ; sans permettre- à ses
enfants de monter à la lumière, il les cache au lieu même où
ils les a conçus, dans le giron de Gaia, qui gémit étouffant en
ses profondeurs4.' Comment Ouranos pourrait-il être roi d'un
univers qui, faute de séparation complète entre la > Terre et
■
:
le Ciel, n'ai pas encore pleinement, émergé' à- l'existence ? Il
pour toujours fermement assurée — , fait selon nous référence au statut futur
d'Ouranos, à ce qu'il sera, non dans l'immédiat comme dans le cas du vers
précédent : hina min péri panta kaluptoi, pour qu'il la recouvre tout entière
— mais plus tard, quand il sera devenu ce qu'il était destiné à être cosmiquement
et religieusement : en haut du monde, le ciel fixé immobile pour que les dieux
célestes y aient leur place (cf. Scholie à 128 ; Flach, p. 185). En premier lieu,
en effet, le verbe kalupiein ne signifie pas seulement, chez Hésiode, recouvrir,
comme pourrait le faire un couvercle, mais cacher (cf. Théog., 539 et 541);
il doit donc être mis en rapport avec le verbe apokruptein, en 157 ; pour que
le ciel « cache » la Terre, il faut qu'il soit encore étendu sur elle ; ainsi aux vers
177-178, Ouranos amphi gaia (...) epescheto kai rh'etanuslhè, pantè, se tient
attaché à Gaia et s'étend partout sur elle. Telle est bien la situation avant
l'intervention de Kronos. En deuxième lieu, l'expression hedos asphales aiei
suppose que le Ciel demeure fixé immobile et que, par conséquent, il ne descende
plus sur Gaia pour s'unir à elle ; cf. sur ce point Odyssée, VI, 43 et Pindare,
Néméennes, VI, 5-7 : ho de chalkeos asphales aien hedos menei ouranos, le ciel
d'airain, résidence des dieux, demeure immuable. Hésiode exprime ce double
statut d'Ouranos par deux propositions distinctes, la première introduite par
:
hina, la deuxième par ophra et l'optatif. On notera au reste que les Montagnes,
Ourea, que Gaia engendre, comme Ouranos, sans Erôs, c'est-à-dire sans s'unir
à un dieu mâle, sont elles aussi définies en tant que siège d'une catégorie
particulière de divinités, les Nymphes, dont Hésiode ne racontera la naissance que
plus tard; cf. en 187, la naissance de Nymphes méliennes.
1) Ibid., 176-178.
2) Ibid., 157 : panlas apokrupiaske.
3) L'emploi du verbe erchomai (èllhe de nukfepagôn, 176) implique qu'Ou-
ranos n'est pas continuellement étendu sur Gaia ; il « vient » s'unir à elle. Ce
qui ne signifie pas qu'il se trouve à d'autres moments à sa place de Ciel. Le
mot nous semble avoir dans le texte d'Hésiode le sens plus particulier que lui-
donnent les Grecs quand il s'agit de relations intimes, d'union sexuelle avec
une femme, comme en Hérodote, 2, 115 et 6, 68. Le fait qu'en s'unissant à Gaia,
le Ciel noir « apporte la nuit », montre qu'en ne restant pas continûment à sa
place, il empêche la lumière du jour (cf. 124 : Hèmerè) de succéder régulièrement
à l'obscurité. C'est pourquoi, en couvrant Gaia, en cachant ses enfants dans
le sein de Gaia, il ne les laisse pas « monter à la lumière » (157).
4) Ibid., 160 : Gaia gémit au-dedans d'elle, steinomenè, à l'étroit, pressée,
encombrée. Cf. IL, 21, 220 : le Scamandre ne peut plus couler parce qu'il est
steinomenos nekuessi, « resserré »par les cadavres qui le remplissent et
l'empêchent de se déverser dans la mer, comme Gaia est resserrée par ses enfants
qui ne peuvent trouver d'issue.
•
METIS ET LES MYTHES; DE SOUVERAINETÉ 37
.
retire de Gaia, qu'il s'en éloigne définitivement pour se venir
fixer en cette place qui formera' désormais le toit du monde,
comme Gaia en constitue dès l'abord le plancher. Alors
seulement l'univers devient1 ce cosmos organisé qui sert à la fois
;
de cadre et d'enjeu aux luttes des dieux pour la souveraineté
du monde.
Qu'on compare la conduite d'Ouranos et celle de Kronos
à l'égard de leurs enfants. A, travers le parallélisme des
épisodes, on saisirai mieux le changement de plamqui s'opère*
de l'un à l'autre, le passage dus thème de l'émergence d'un
univers différencié à celui d'une compétition pour le pouvoir
i
:
peut apparaître aussi longtemps que se perpétue cet engendre-
ment incessant qu'Ouranos accomplit sans ~> trêve en restant
■
uni à s Gaia. L'outrage, la lobe; que Gaia et Kronos lui
reprochent et lui feront payer, c'est pour la mère et les enfants
cette forme d'existence restreinte, confinée, ош les: relègue
sa sexualité sans frein2. Ouranos est puni par où il a péché
et le châtiment dit assez ce que fut sa « faute.. Le dieu du Ciel
n'est pas enchaîné,, comme le seront par Zeus Kronos et les
Titans. Au moment où iL s'accouple dans la nuit avec Gaia,
d'un coup de serpe : son fils lui tranche les parties sexuelles.
Cet acte aura des conséquences cosmiques décisives. Il éloigne
le Ciel de la Terre, débloque, pour la suite du temps, la venue
des générations, futures ; il. institue uni nouveau mode de
procréation par union; de principes qui; restent, dans leur
rapprochement même, distincts et opposés ; il fonde la
nécessaire complémentarité entre les puissances de conflit et les
;
1) Ouranos hait ses enfants dès le premier jour (ex arches, 156) ; à peine
sont-ils nés qu'il les cache dans les profondeurs de Gaia. Ces indications ne sont
guère compatibles avec ce qui nous sera dit ultérieurement dans un autre
passage et dans le contexte tout différent de la lutte entre Kronos et Zeus (617-
620). Pour les Cent-Bras, aussitôt que leur père se fut irrité contre eux, enviant
leur force sans pareille, leur stature, leur taille, il les lia d'un lien puissant.
Nous reviendrons sur les problèmes que pose cet « enchaînement » des Cent-
Bras, dont il n'est pas question dans le texte que nous commentons. Mais
notons tout de suite que la stature, la taille, la force des Cent-Bras, pour
provoquer l'envie de leur père, ne devaient pas être celles de nouveau-nés. Certes,
les dieux grandissent vite, mais Hésiode ne manque pas de souligner, à propos
de Zeus, que le nouveau-né devait croître en force et en taille avant d'affronter
Kronos (cf. 492-493):
2) Ibid., 165.
3) Cf. J.-P.' Vernant, Œdipe sans complexe, Haisnti> présente, 1967, 4.
p. 10-11.
4) Théog., 207-210.
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 39
1) Ibid., 174. Ouranos cachait Gaia [kaluptoi, 127'., cachait ses enfants
(apokruplaske, 157). En retour, Gaia cache Kronos (krupsasa) et le place en
embuscade (heise min luchôi) là où son père va sans méfiance arriver.
2) Ibid., 160 et 175.
3) Ibid. 461-462.
4) Ibid. 466.
5) Ibid. 476 et 485.
6) Ibid. 486. Le texte porte : theôn pmlerôi bnsiléi, le premier roi des dieux.
C'est ainsi que l'entend Mazon. Mais, dans son édition critique, M. L. West
propose, de lire : Iheôn prolerôn basilèi, le roi des premiers dieux, en faisant
observer que les Titans sont appelés par Hésiode pruleroi theni (cf. 424 j, et que
le « premier roi » se dit chez Hérodote, ho prntemn basileus 'correction adoptée
par Peppmuller ; cf. West, о. с, p. 301).
40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
1) Théorj., 471.
2) Pausanias, VIII, 36, 3; IX, 41, 6.
3) Théo д., 489-491.
4) Ibid., 494.
5) Ibid., 496.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 41
1) Ibid., 495.
2) Apollodore, I, 2, 1. Chez Apollodore, la maturité (leleio.i) de Zeus
répond aux indications d'Hésiode (4У2-494) : avec le cours des années,
croissaient rapidement la fougue (menas) et les membres (quia) du jeune prince ;
le rôle de Métis rappelle la métis de Rhea (471) ; de plus le pharmakon, le philtre
magique, relève lui aussi de la mèlis et de ses pouvoirs ; cf. en Odyssée, IV, 227,
les pharmaka mèiioenla d'Hélène.
3) Cf. Théoij., 464 : peprôto ; 894 : heimarlo.
4) Ibid., 891-893.
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
mutiler son père ; c'est elle qui a créé la courbe faucille d'acier,
qui a inventé l'outil du, crime pour en armer la main de son
enfant. Mais ■ Gaia, dans cette séquence du récit, revêt um
double aspect. Elle s'apparente d'abord avec Thèmis, avec
laquelle souvent elle se confonde et qui représente,. comme
puissance oraculaire, la loi. d'un destin irrémédiablement
fixé. C'est donc par Gaia que Kronos, Zeus ou Prométhee
peuvent être informés de ce que réserve l'avenir. Mais Gaia
s'apparente aussi5 aux Erinnyes qui veillent à ce qu'aucune
faute ne demeure impunie et dont la charge est de faire mûrir
sans rémission, au fil des ans, la iisis, le châtiment des crimes
les mieux -cachés1.. C'est en effet Gaia qui a reçu les gouttes
de sang tombées du sexe tranché: d'Ouranos. Eileen ai fait
naître, avec le cours des tannées (periplomenôn ďeniauton)2,
les puissantes Erinyes comme, avec le cours des années
(epiplomenôn d'eniautôn)3: le grand: Kronos doit recracher
tous ses enfants. Au contraire, c'est l'élément liquide, Pnnlos,
Flot, aussi fluide et mouvant que la Terre est stable et fixe,
qui a transporté vers le large, en un long temps fpoulun chro-
non), le sexe d'Ouranos4 ; de l'écume du sperme (aphros)
s'est alors formée la rusée déesse qui préside aux unions et que
partout accompagnent Amour et Désir, Aphrodite, dont les
.
•
à plus ou moins long terme, il lui faudra payer un prix égal?
à la faute qu'il a commise. Par une ruse, Kronos a inauguré
la souveraineté en portant la main contre son père. Par une
autre ruse, sa souveraineté s'effondre et finit comme elle
.
.
qu'elle laisse subsister, en dehors d'elle et pouvant s'opposer
à elle, la puissance supérieure de Métis, qui est aussi ; d'une
certaine façon, dans ce contexte, celle du Temps rusé, um
temps qui, quoi qu'on fasse, toujours finit par vous surprendre1.
Zeus n'avale pas ses enfants ; prévenu du danger qui le guette, ,
comme le fut son père, il va à la racine du mal. Il s'attaque
à -Métis avec les armes mêmes de la déesse. Faisant siennes
les roueries d'Aphrodite; il séduit traîtreusement son épouse
par des mots caressants (aimuloisi logoisi)2, et ayant trompé
par la Terre, sont proches des Kères et de Némésis, enfantées par Nuit, de
même Aphrodite, issue du sexe d'Ouranos dans la mer, est proche d'Apalè,
■
■
à un garçon qui deviendrait roi du ;, Ciel ; и1. C'est donc Zeus
cette fois qui retourne contre la déesse - les armes qui la
rendent invincible r : la ruse, la tromperie, l'attaque par
surprise. Avec sa victoire disparaît à jamais pour la suite des
temps l'éventualité d'une ruse qui, le prenant au dépourvu,
pourrait menacer son empire. Zeus souverain n'est plus,
comme Kronos ou d'autres dieux,, une simple divinité à
métis. Il est le mètieta, le Rusé, l'étalon, la mesure de la ruse,
le dieu tout entier fait métis.
*.* *
1) Théog., 617-618.
2) Ibid., 504-506.
3) Ibid., 501.
46 REVUE DE- L'HISTOIRE DES RELIGIONS
1) Théog., 424 et 4«6 ; cf. M.' L. West, n. c, p. 200: Le terme protems implique
une antériorité par rapport à une autre génération, celle de Zeus ; le dieu
olympien n'a pas arraché à Hécate ce qu'elle avait obtenu avec « les premiers dieux
Titans ». Le sens de l'expression se trouve précisé au vers suivant (425) : elle
conserve ce que lui avait donné à l'origine le premier partage, lo prôlon ap'archès
epleto dasmos.
■
,
Cyclopes et Cent-Bras dans le groupe des Titans que les
profondes différences entre les uns et les autres n'apparaissaient
plus justifiées. Pourquoi certains des fils d'Ouranos auraient-ils
été liés et non, comme les autres, cachés ? Et s'ils avaient été
effectivement liés, pourquoi ne- pas le dire ? Enfin, qu'ils
aient été liés ou cachés, pourquoi l'éloignement d'Ouranos
aurait-il; libéré les uns,. non. les autres ?
être de même âge que Zeus, fils du Titan Kronos. Il n'en est
rien. La logique du mythe impose au poète tragique une
perspective toute différente. Le Prométhee d'Eschyle apparaît
lui-même comme un Titan, proche des puissances
primordiales qu'il invoque dès ses premiers mots comme il les prend
à témoin dans ses dernières paroles. Zeus et les Olympiens
sont pour lui des jeunes, les nouveaux dieux qui ont détruit
les pouvoirs d'autrefois, rompu l'antique partage1. Sa mère
Thèmis n'étant, à ce qu'il dit, qu'un autre nom de Gaia,
(210), il est lui aussi, comme les Cent-Bras et les Cyclopes,
un enfant de la Terre. Son affinité avec les puissances
cosmiques, se marque par la visite d'Océan, venu au nom des
liens du, sang lui proposer son appui, et plus encore par la
présence fidèle à ses côtés, jusque dans la catastrophe finale,
d'un chœur de ces Océanides qui comptent dans leur, rang
Métis et dont il a épousé une sœur, Hésionè (560). Autre
1) De même que Gaia a d'abord tenu cachée la foudre, arme de Zeus, c'est
elle qui a créé le blanc métal acier et la harpe, arme de Kronos (161-162). De
son côté, Prométhee révèle aux hommes tous les trésors que la Terre leur cachait :
bronze, fer, or, argent (Prométhee, 500 sq.).
2) Théog., 718.
3) Selon M. L. West, l'expression : pisloi phulakes Dios fait référence
seulement à l'aide qu'ils ont apportée à Zeus, non à leur rôle de geôliers. Cunlra,
cf. Tzetzès, Th., 277. Après les engagements réciproques qui ont été, entre
Zeus et les Cent-Bras, pris et tenus, on ne voit pas pourquoi ces derniers
habiteraient le Tartare sinon comme gardiens. Ou alors, il faut admettre, avec
M. L. West, que Zeus les y a bannis à leur tour. Mais Hésiode ne dit rien de ce
genre.
4) Iliade, I, 402 sq.
54 REVUE DE L'HISTOIRE * DES RELIGIONS
1) Ibid., 632."
2) Ibid., 695 sq. et 715.
3) Ibid., 711. L'expression : eklinthè machè doit être comprise en fonction,
du vers 638, avec lequel elle fait opposition. Pendant dix ans, pour tous
également le terme de la pruerre est resté suspendu : ison telos tetato plolemoio. Comme
le note West [о. c, p. 341), la métaphore est celle d'une pesée dans la balance
du destin de chaque camp antagoniste. Les plateaux sont d'abord en équilibre.
Mais quand Zeus mobilise sa foudre, le plateau de la balance penche.
4) Théog., 823-824..
5) Iliade, 14, 73 : menos kai cheiras edèsen.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
comme fruit de cette union, un fils « dont la main ferait voler un. trait plus
redoutable que la foudre ou que le trident monstrueux » (71-75). Ainsi alertés,
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETE O/
les deux souverains d'un commun accord renoncent à leur projet pour marier
Thétis avec un simple mortel. Dans cette version, Prométhee n'est plus l'unique
dépositaire du secret de Thémis-Gaia. Le Titan à la métis est remplacé par le
conseil des dieux qui « en leur prudence ne laissèrent pas s'accomplir cette
union ». — Lu foudre de Zeus et le trident de Poséidon se trouvent encore
étroitement associés dans Iliade, 20, 56-58 : Zeus tonne en haut ; Poséidon
frappe la Terre en bas.
1) Iliade, 13, 434-437.
2) Ibid., 5, 385 sq.
3) Théogonie, 726-735. Cf. P. Walcot, Hesiod and Ihe Near East, Cardiff,
1966, p. 61.
58 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
.
pour, brillants, pour éclatants qu'ils soient ; eux-mêmes dans
leur jeune vitalité, ne les peuvent affronter sans péril. Aucune
arme ne saurait tuer les Immortels ; mais le trait de feu;
dont dispose Zeus -. souverain, voue par avance ses ennemis
aux Ténèbres, à cette Nuit où demeurent enchaînés, loin de lai
lumière du Soleil, les . dieux vaincus. L'éclat resplendissant ,
.
1) Ibid., 697.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 59
;
D'ores et déjà, ils se trouvent à la merci de Zeus, livrés sans
défense à , un ennemi dont l'œil, contrairement au leur, reste
constamment grand ouvert, sans que sa vigilance un seul
instant ne se démente.. Et l'arme de feu, qui les surprend
et leur ravit la vue, constitue, suivant la formule du
Prométhee d'Eschyle, Vagrupnon-: bèlos (358), le trait toujours
éveillé, celui qui ne connaît pas la nuit du sommeil4. Il ne reste
alors aux Cent-Bras qu'à parachever, en la réalisant en quelque
sorte à la lettre, la tâche que l'arme cyclopéenne avait déjà à
sa façon accomplie en retranchant les Titans du monde de la
vigilance et de la lumière. Immobilisés sous les pierres qui les
recouvrent, les combattants de Kronos sont par les Cent-
Bras « mis à l'ombre » (eskiasan), enchaînés dans- des liens
douloureux, relégués sous terre dans les profondeurs obscures
du Tartare d'où jamais ils ne sortiront plus5.
1) M. L. West, o. c, p. 351..
2) Hymne Нот. Apollon, I, 335. Dans le même sens, et. Iliade, 14, 203-204.
3) Cf. Callimaque, Bain de Pallas. Pour dire qu'Athéna aveugle Tiresias
coupable de l'avoir vue au bain, le texte emploie la formule : « La nuit prit
ses yeux » (82).
4) Sur cette impossibilité d'échapper à l'œil de Zeus, ci. Prométhee, 902-У06.
Le chœur des Océanides souhaite que l'amour de l'un des grands dieux ne jette
pas sur elles aphuklon omma un œil qu'on ne peut fuir ; c'est, ajoutent-elles,
une guerre impossible à guerroyer, apolemos... polemos, qui ne laisse aucune
issue, apora porimos. Et elles concluent : « Je ne vois pas de moyens d'échapper,
à la mèlis de Zeus. »
5) Théog., 715-717.
60 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS ■
philosophes œil et vision s'apparentent au feu (De sensu, 2, 437 a 19 sq.). Le regard
a souvent été considéré par les Anciens comme un rayon, aklinos, émis par le
feu de l'œil en direction de l'objet (Empédocle, fr. 415 (B 84), in Jean Bollack, .
Empédocle, t. 2, p. 135, 1. 6 ; Platon, Timée, 45 b-c). Empédocle appelle la
flamme qui, au centre de l'œil, a été par Aphrodite entourée et protégée par
des membranes comme en un lit de linges délicats, la kourè kuklopè, la fillette
(du pupille) à l'œil rond (cf. J. Bollack, o. c, t. 3, p. 324 sq.). Peut-être est-on,
en droit de supposer, comme le suggérait M." Van Berg à mon séminaire de
l'Ecole des Hautes Etudes, un lien direct entre l'œil rond des Cyclopes et la
fonction que leur assigne Hésiode de maîtres du feu métallurgique, fabricateurs
de la foudre (Théog., 141 : leuxan te keraunon) pour le service de Zeus. Les trois
Cyclopes hésiodiques se définiraient alors, par rapport aux trois Hécaton-
cheires, comme ceux qui confèrent au roi des dieux la puissance de l'œil et du
regard, à côté de ceux qui lui apportent la puissance de la main et du bras..
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 61
•
première, à l'ouverture de la pièce, par Héphaistos qui. le
cloue à- la roche à l'aide* d'entraves infrangibles. Le dieu;
forgeron travaille à contrecœur, sur l'ordre de Zeus dont les
représentants directs sont à ses côtés Kratos et Biè, .
Domination et Violence. Son pouvoir de lier ne se situe pas, comme
celui de Zeus, au niveau de la souveraineté mais en dessous,
au service du Pouvoir ; il est d'ordre purement instrumental.
Prométhee est enchaîné une seconde fois au terme de la pièce.
Hermès vient exiger de lui au nom de Zeus le secret de l'hymen
qui risque de détrôner le roi des dieux. Devant le refus ! du:
Titan, Zeus lâche sur lui la foudre. Et le • déchaînement de
l'arme, qui symbolise entre les mains du souverain la
suprématie, prend s une fois de plus un double aspect. C'est une
catastrophe cosmique « qui confond et bouleverse l'univers »
(994). La Terre avec ses racines est arrachée à ses fondements ;
la mer, d'un flux hurlant, va effacer jusque dans le Ciel la
route des astres (1045-1050). Mais c'est aussi pour Prométhee,
déjà : entravé à l'air libre, un nouveau degré dans l'épreuve
de l'assujettissement.. La. flamme de la foudre va faire voler
en éclat la cime où. il "est attaché ; son corps: sera enfoui;
souterrainement (1018), et c'est une pierre courbe désormais
qui l'enserrera dans ses bras, peiraia ďagkale bastasei (1019).
Prométhee envisage même d'être finalement jeté au Tartare
où il irait rejoindre Typhon et les Titans, enserrés dans des
liens qu'on ne délie pas, desmois alutois3. Son sort, en réalité,
sera tout différent. Et ce n'est pas tant la punition des Titans
1) Théog., 529. Assentiment qui n'est pas toujours présenté comme spontané,
ni même volontaire.
2) Selon Hésiode, enchaînés par Ouranos ; selon Apollodore, enchaînés
par Ouranos, puis par Kronos. Certains textes postérieurs à Hésiode font état
également d'une délivrance des Titans par Zeus. Mais il s'agit d'une
interprétation moralisante qui vise à célébrer la magnanimité du roi des dieux. Son*
action apparaît alors purement gratuite ; elle n'implique aucune contrepartie.
Le problème n'est plus pour lui d'établir ou de conserver la souveraineté, au
contraire son pouvoir est désormais si ferme qu'il peut se donner le luxe de
pardonner même à ceux qui. furent ses concurrents directs. De plus, pour la
pensée religieuse des Grecs, Kronos et les Titans restent des Rois. On les imagine
d'autant plus difficilement enchaînés à perpétuité que, dans certaines traditions,
Kronos règne sur l'île des Bienheureux, cf. Travaux, 169 a. Tout autre est le
cas de Typhon, que la Théogonie présente de façon exactement semblable à;
celui des Titans, et qui demeure voué à la servitude aussi longtemps que dure
le règne de Zeus, c'est-à-dire l'ordre. Sur les Titans délivrés, cf. Pindare,
Olymp., II, 77 ; Pyihique, IV, 291 ; et déjà Hésiode dans un passage sans doute
interpolé, Travaux, 169 a-e.
3) Promélhée, 167-170 ; cf. aussi 375-376 et 510.
64 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
1) Ibid., П09.
2) Ibid., 769-770.
3) Notons cependant que, pour l'analyse structurale, Cyclopes et Cent-Bras
sont aussi à certains égards confrontés à Zeus, avant d'être associés à lui. Ils
sont en effet, comme génération de dieux et comme parents, rattachés aux
Titans et opposés aux Olympiens. Ils passent donc d'un statut primitif qui les
place en face de Zeus à une position seconde et acquise qui les situe à ses côtés.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ: 65
;
liens après avoir tué rieur gardienne Kampè »4 Kampè, la
Courbe, désigne dans le monde animal une espèce de chenille
qui peut" se pelotonner entièrement sur elle-même ; suivant
une glose d'Hésychius, le mot aurait chez Epicharme le sens
de kèlos, souple monstre marin, comme ces phoques sur
lesquels règne l'insaisissable ; Vieux de la Mer, magicien passé
maître en matière de dol, feintes ou tromperies et dont on ne
peut triompher qu'en le liant dans l'étau d'une prise qui ne
se desserre pas2. Chez Diodore, Kampè* est un; monstre
engendré par la Terre ; Dionysos la tue avant d'affronter les
Titans3. Nonnos la présente comme une nymphe du Tartare,
aux ailes noires, aux écailles sombres, aux griffes recourbées
comme une harpè*l Om peut penser que la< courbure- qui'
rapproche Kampè de Vagkulomèlès Kronos et plus encore de;
Vagkalè pelra, la pierre courbe qui enserre Prométhee, qualifie
cette progéniture* de la Terre comme- détentrice des liens,
gardienne souterraine des enchaînés. Cependant, le verbe
kamplô ne signifie pas seulement recourber, mais aussi plier,
fléchir, ployer. C'est ce terme, employé au passif, qui revient
avec une insistance saisissante dans le Prométhee d'Eschyle
pour définir l'épreuve du. Titan en situation de supplicié. J'aiv
délié les hommes, déclare Prométhee au chœur. des Océanides..
« Et c'est pourquoi aujourd'hui je plie (kamptomai) sous de
telles peines, cruelles à souffrir, pitoyables à voir »5. La même
expression est reprise deux fois encore : « Moi qui aidai Zeus
à asseoir sa puissance, vois sous quelle douleur il me ploie
aujourd'hui » ; « C'est après avoir ployé sous mille douleurs que
je m'évaderai de mes liens »6. Kampè n'est pas seulement
la Courbe en tant que* maîtresse des liens, mais aussi parce
qu'elle « courbe » Cyclopes et Cent-Bras comme, chez Pindare,
Zeus « a courbé » (ekampse) les mortels trop orgueilleux7.
1) Apollodore, ■. I, 2, 1.
2) Odgss., IV, 400 et sq.
3) Diodore, III, 70.
4) Nonnos, Dionys., XVII, 236-264.
5) Prométhee, 237.
G) Ibid., 306 et 512-513.
7) Pythiques, II, 51.
.
METIS ET LES: MYTHES v DE SOUVERAINETÉ 69
'
que la torve métis de Kronos a déclenché. Le nouveau
souverain n'a pas; le pouvoir d'immobiliser le temps, d'arrêter le
cours des naissances, de fixer le devenir ; mais il doit trouver
le moyen, contrairement à son; père, d'instituer un ordre qui;
garantisse, avec la; permanence- de son règne, > la stabilité
du cosmos et qui assure aux. puissances divines dont il s'est
ménagé le concours une constante jeunesse, une force
inaltérable et la pérennité des honneurs qui leur ont été attribués;
Zeus ne saurait supprimer; le mal, . qui fait partie désormais
du monde. Il peut seulement l'éloigner, Г « écarter » des dieux1,
en le reléguant, loin d'eux, aux frontières du; monde ou en к
l'expédiant vers la. Terre des hommes pour en faire le lot
des créatures mortelles2.
La royauté de l'Olympien fait donc suite à celle de Kronos,
sans pour autant la< répéter. Le deuxième souverain ne
redouble pas le premier ; . il lui répond. En le renversant, il
•
.
redresse en réalité l'instable pouvoir qui avait été d'abord:
érigé. Le mythe exprime, d'un monarque à l'autre, tout à la
foisJa continuité et la rupture, la coïncidence et l'inversion.
Concernant la métis de Kronos,, l'accent n'est pas mis-
développées dans des milieux: de secte comme les orphiques, est manifeste.
Apollonius de Rhodes rapporte qu'il est une île où se trouve cachée la faux,
avec laquelle Kronos mutila les parties sexuelles de son père ; il ajoute que les
Phéaciens seraient eux-mêmes issus du sang d'Ouranos (Argonautiques, IV,
982-994). Le scholiaste note qu'Alcée s'accorde avec Acousilaos pour dire que
.
les Phéaciens tirent leur origine des gouttes de sang tombées d'Ouranos (Sch.
Apol., IV, 992 = Alcêe, fr. 116 Bergk, 96 Edmonds, 199 Reinach). Lycophron,
aux vers 761-765 de son Alexandra, et les scholiastes à ce passage reprennent
le même thème mais en remplaçant Ouranos par. Kronos, que Zeus aurait à
son tour châtré (Scholies à Lycophron, Alexandra, 762, éd. Ed. Scheer, vol. II,
p. 243). De la même façon, dans son Traité sur les mois, Lydos affirme
qu'Aphrodite est née des parties sexuelles de Kronos, c'est dire, ajoute-t-il, du temps
(apo lou aiônos, 4, 64, p. 116, 21 sq., Wunsch). On ne peut, nous semble-t-il,
rien tirer pour l'interprétation de la Théogonie de ces indications, qui i sont
des doublets, étrangers à la tradition hésiodique du mythe.
1) Théog., 657/
2) Ibid., 585 sq. ; Travaux, 80 sq.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 73
.
à part — Kronos, est proche d'Ouranos, emporté, excessif
comme * lui. Convergence significative : dans - le passage qui
.
:
les « premiers dieux », dispersées. A" la ruse, à l'audace altière
de Kronos elle associe, avec la foudre des Cyclopes et les
prises imparables des Cent-Bras, l'infaillible - savoir de Gaia
concernant l'avenir, l'astuce ondoyante des divinités marines
pour; détourner l'inévitable, les roueries mêmes d'Aphrodite
et la douce tyrannie de sa séduction.
La' nouvelle royauté - divine ne • se réduit pas à Kratos
et 'Bia, Domination et Force ; elle s'appuie sur eux, certes,
mais pour les •mettre1 au service d'unordre qui' les dépasse,
Zeus unissant en sa personne la plus i haute puissance et le
plus; scrupuleux respect du juste droit1, comme sa
souveraineté réconcilie la suprématie du prince et l'exacte
répartition des ; honneurs, la brutalité guerrière et la fidélité au
contrat2, la violence et la persuasion, le coup d'œil, la vigueur
des membres et toutes les formes de l'intelligence.
Pour Hésiode, l'avènement des Olympiens, ces dieux qu'il
appelle « auteurs de tous bienfaits »3 va de pair avec une
organisation du г monde où le primat de Zeus et le règne de la
justice- ne- sont pas; séparables. Aussitôt réglé leur conflit
avec les Titans, les Olympiens « pressèrent Zeus de prendre
le pouvoir et le trône des immortels ; et ce fut lui qui leur
répartit leurs honneurs »4. L'établissement d'un ordre fondé
sur une juste distribution: des: fonctions: et des privilèges
suppose la défaite de ces dieux primordiaux que sont, en leur
violence, les Titans. -Encore la victoire des Olympiens exige-
t-elle, pour être obtenue, l'appui* des divinités cosmiques qui
sont le fondement et l'origine du pouvoir comme du savoir.
C'est à un arrangement nouveau que Zeus préside, mais les
forces qu'il mobilise et qu'il concentre se trouvaient avant
lui déjà présentes dans le monde. Gaia lui 'livre- sa • science
1) Ibid., 395-396 : « Et pour ceux que Kronos avait laissés sans privilège
ou apanage (alimos, agerastos), il s'engageait, lui, à leur faire obtenir privilège
et apanage, ainsi qu'il était juste, hè ihemis estin. »
2) Ibid., 402 et 651.
3) Ibid., 46, 111, 633, 664.
4; Ibid:, 885; cf. aussi 612-614.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETE /O
Jean-Pierre Vernant.