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Revue de l'histoire des religions

Mètis et les mythes de souveraineté


Jean-Pierre Vernant

Résumé
Première épouse de Zeus, détentrice d'un savoir oraculaire étroitement associé à son don de métamorphose, Mètis intervient
sur trois plans dans les mythes de souveraineté : elle assure la conquête du pouvoir royal, son exercice, son maintien définitif
entre les mains de Zeus qui, en avalant sa conjointe par surprise et tromperie, c'est-à-dire en la battant sur son propre terrain,
se fait lui-même tout entier savoir et intelligence rusés. Le roi des dieux échappe ainsi au sort qu'il a infligé au premier
souverain, Kronos « à la mètis torve ». La confrontation de la Théogonie d'Hésiode avec le "Prométhee enchaîné" d'Eschyle
permet de définir le statut des Cyclopes, des Cent Bras, de Prométhée, la position qu'ils occupent dans l'économie des mythes
de souveraineté, leurs relations avec la mètis, spécialement avec ce pouvoir de lier et délier magiquement dont Zeus doit
dépouiller Kronos pour assurer sa victoire et son règne.

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Vernant Jean-Pierre. Mètis et les mythes de souveraineté. In: Revue de l'histoire des religions, tome 180, n°1, 1971. pp. 29-76;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1971.9730

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1971_num_180_1_9730

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Métis et les mythes de souveraineté*

Première épouse de Zeus, détentrice d'un savoir oraculaire


étroitement associé à son don de métamorphose. Métis intervient
sur trois plans dans les mythes de souveraineté : elle assure la
conquête du pouvoir royal, son exercice, son maintien définitif
entre les mains de Zeus qui, en avalant sa conjointe par surprise
et tromperie, c'est-à-dire en la battant sur son propre terrain, se
fait lui-même tout entier savoir et intelligence rusés. Le roi des
dieux échappe ainsi au sort qu'il a infligé au premier souverain,
Kronos « à la métis lorve ». La confrontation de la Théogonie
d'Hésiode avec le Prométhee enchaîné d'Eschyle permet de
définir le statut des Cyclopes, des Cent Bras, de Prométhee, la
position qu'ils occupent dans l'économie des mythes de
souveraineté, leurs relations avec la métis, spécialement avec ce pouvoir
de lier et délier magiquement dont Zeus doit dépouiller Kronos
pour assurer sa victoire et son règne.
A la métis humaine d'Homère, à la métis animale d'Oppien
répond chez Hésiode la déesse Métis, fille de Tethys et d'Okea-
nos, que Zeus a épousée et avalée. Certes, il s'agit d'un
personnage à certains égards mineur. Jamais les Grecs n'ont
rendu un culte à une divinité de ce nom. Sur le plan du rite,
Métis ne compte pas au nombre des vrais dieux. Faut-il donc
invoquer la fantaisie personnelle du poète, sa tendance à
diviniser de pures abstractions ? Ce serait méconnaître une part
essentielle de la pensée religieuse, ce besoin de désigner, de
classer, d'ordonner les forces de l'au-delà, besoin auquel le
culte ne peut entièrement répondre mais qui trouve à se
satisfaire dans de vastes constructions mythiques comme
celles d'Hésiode. A cet égard, ce qu'on appelle les «
abstractions » hésiodiques sont tout autre chose que des concepts

* Ce texte fait suite aux deux études que nous avons publiées eu
collaboration avec Marcel Détienne dans la Revue des Eludes grecques : La métis
ď Antiloque, ILE. G., t. «0, 1967, p. 68-83; La métis du renard et du poulpe,
R.E.G., t. 82, 1969, p. 291-317.
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déguisés en dieux par l'artifice d'une métaphore poétique.


Ce sont de véritables « puissances » religieuses, qui président
à des formes d'action très définies et opèrent dans des secteurs -
déterminés du réel1. Dans le jeu des différents pouvoirs divins
dont la Théogonie raconte la naissance, les domaines
d'application, les conflits, les équilibres jusqu'au moment où
s'instaure, sous la domination de Zeus, l'ordre définitif de l'univers,
leur rôle apparaît parfois aussi nécessaire que celui de certains
dieux du panthéon, traditionnel. Et pour Hésiode
précisément Métis occupe, dans l'économie du monde divin, une
place éminente. Si elle est la première épouse de Zeus, celle

;
qu'il mène à , son lit aussitôt terminée la -■ guerre contre les
Titans, aussitôt proclamé son titre- de roi* des dieux, c'est
que ce mariage marque le couronnement de sa victoire et
consacre sa primauté de monarque. Point de souveraineté
en effet sans Métis. Sans le secours de la déesse, sans l'appui
des armes de ruse dont dispose sa science magique, le pouvoir
suprême ne saurait ni se conquérir, ni s'exercer, ni se
conserver. La Théogonie insiste surtout sur le rôle de Métis dans la
mise en œuvre et dans la permanence de la souveraineté. Mais
le Prométhee enchaîné d'Eschyle nous atteste que dans le
conflit opposant pour la royauté du monde les Titans
commandés par Kronos aux Olympiens dirigés par Zeus, la victoire
devait revenir « à qui l'emporterait, non par force et violence,
mais par ruse»2. Si l'armée des Ouranides et de Kronos fut

1) Sur les abstractions divinisées, chez Hésiode, cf. B. Snell, Die Ent-
deckung des Geisles, Hamburg:, 1955, p. 65 sq. Certaines divinités, qui font
l'objet d'un culte, portent elles-mêmes des noms comparables à celui de Métis :
c'est le cas ďAidos, de Pistis, de Phobos, d'Erôs, de Charis ; cf. J.-P. Vernant,
Mylhe et pensée chez les Grecs3, Paris, 1969, p. 52. Sur le problème général des
.

noms abstraits comme dieux de la Grèce et de Rome, cf. H. Usener, Gôlter-


namen, Versuch einer Lehre von der religiôsen Begriffsbildung, Bonn, 1896,
p. 364-375.
2) Proméihée enchaîné, 212-213. On trouve, chez Homère, la même
opposition entre dolos d'une part, kralos et biè de l'autre. Lycurgue, affrontant en
combat singulier Areithoos — que Pausanias appelle (VIII, 4, 10) unèr pnle-
mikos — , le surprend par-derrière dans un chemin trop étroit pour que le
redoutable guerrier puisse faire usage de son invincible massue de fer {Iliade, VII,
135 sq.). И le tue : dolôi, ou tikraleige, en le devançant traîtreusement, hupophthas
(cf. Paus., VIII, 4, 10 : l'ayant tué dolôi kai ou sun toi dikaiôi, par ruse et non

à la loyale^ ; cf. aussi Odys., IX. 406 et 408 : Ulysse triomphe du Cyclope dolôi
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 31

finalement défaite c'est, selon le poète tragique, faute d'avoir


écouté les conseils de celui qui incarnait, dans sa nature rebelle
de Titan, cette même Métis que Zeus, dans la version
d'Hésiode, devait faire sienne tout entière en l'avalant avant
qu'elle n'accouche d'Athéna.
Les divergences dans les deux traditions légendaires ne
font que souligner plus fortement la constance du thème
de la ruse au cœur des mythes de souveraineté. Hésiode et
Eschyle s'accordent pour reconnaître en Prométhee ce même
type d'intelligence retorse, cette même puissance de tromperie
que les Grecs désignent du nom de métis. Pour l'un et l'autre,
le Titan n'est pas seulement Vaiolomètis, l'agkulomèlès,
Yaipumètès, le dolophroneôn, le pnikilos, le poikiloboulos, le
pnhiïdris1, le prodigieux malin (sophistes) capable « même à
l'inextricable de trouver une issue »2, le maître des tours, des
projets frauduleux, gardant toujours en tête sa science des
pièges et des attrapes, sa doliè technèz ; il est aussi le seul
qui puisse prétendre jouer de ruse avec Zeus, utiliser contre
lui Гара/è4, opposer au roi des dieux métis contre métis.
( H'est que. comme l'Océanide elle-même, Prométhee est le
« prévoyant », celui qui, connaissant chaque chose à l'avance,
possède ce type de savoir indispensable à qui se trouve engagé
dans une bataille dont l'issue est encore incertaine5. Métis

nude bièphin. Sur le rôle de métis, l'emploi des doloi dans les luttes guerrières,
cf. Odys., III, 119-121 : pendant neuf ans, les Grecs ont enfermé leurs ennemis
dans un réseau d'embûches de toutes sortes, pnnloisi doloisi ; mais aucun
n'égalait en métis Ulysse qui l'emportait sur tous panlnisi doloisi. En IL, III,
202, le polumèlis Ulysse connaît pantoious le dolous kai mèdea pukna.
1) Aiolomètis : Théogonie, 511; agkulomètès : Théog., 546; Travaux, 48;
aipumètès : Prométhee, 18; dolophroneôn : Théog., 550; pnikilos : Théog., 511 ;
Prom., 308 ; poikiloboulos : Théog., 521 ; poluïdris : Théog., 616 ; sophistes ;
Prom., 62.
2) « ... deinos heurein kax amèchanôn poron », Prom., 59.
3) Théog., 547, 551, 555, 560.
4) Théog., 537, 565 ; Travaux, 4«.
5) Même si la dérivation de Prométheus à partir de mèdea, mèlis, ou man-
ihanô n'est pas assurée (cf. M. L. West, Hesiod. Theogonu, 1966, p. 308), le
rapprochement s'impose, dans l'esprit des Grecs, entre le nom du fils de Japet
et promèihès, prévoyant, promèlheia, prévoyance ; comme entre le nom de son
frère, Epimètheus et l'epimèlheia, la pensée qui vient après coup ; cf. Théog.,
511 et 559 ; Travaux, «9 ; Eschyle, Suppliantes, 700.
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« sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel »x ;


Prométhee « en sait plus que nul au monde »2 ; Métis, dans
le ventre de Zeus, lui fera connaître tout ce qui lui sera
bonheur et malheur3 ; Prométhee connaît à l'avance
exactement tout ce qui va arriver ; nul malheur ne viendra sur lui
qu'il ne l'ait auparavant prévu4. Dans la version d'Eschyle,
qui ignore délibérément le personnage de Métis, Prométhee
tient la place et joue le rôle qu'Hésiode assigne à la déesse.
Mais du point de vue de la structure des mythes de
souveraineté, présence et absence de Métis confirment également
le rôle qui revient en propre à cette forme d'intelligence
retorse que représente l'Océanide. Dans la perspective tragique
propre à la trilogie eschyléennc. Métis ne saurait aucunement
intervenir. Car au seuil du drame, dans cette première et
unique pièce qui nous soit parvenue, le Prométhee enchaîné,
Zeus est bien déjà roi des dieux, puisqu'il a triomphé des
Titans, mais sa souveraineté est rien moins que définitivement
assurée. Elle apparaît au contraire condamnée à terme par la
malédiction que Kronos, au jour de sa chute, a prononcée
contre le plus jeune de ses garçons. Sans se douter de rien,
Zeus s'apprête à un hymen « qui le jettera à bas du pouvoir
et du trône »5. Aussitôt consommé le mariage qu'en son
imprudence il convoite avec la Néréide Thétis, les temps
s'ouvriront pour lui où il se laissera surprendre et vaincre
à son tour par plus fort (jue lui. (lomme son père Kronos, il
lui faudra subir la dure loi des générations successives ; par un
fils plus puissant que lui il apprendra « la distance qui sépare
régner d'être esclave »G. Toute la trilogie est construite sur ce
thème du danger menaçant le règne du maître des dieux ; elle
met en scène, dans la souveraineté, non l'aspect de stabilité
et de permanence, comme chez Hésiode, mais un état de

1) Théog., 887.
2) Ibid., 5Г)9 ; Travaux, Г>4.
3) Théog., 900.
4) Promélhée, 101-103.
5) Ibid., 908.
6) Ibid., 927.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 33

crise quo Zeus ne pourra surmonter qu'au prix d'une


réconciliation avec, le Titan enchaîné, d'une libération de ses liens,
d'une transformation du pouvoir royal dans le sens de la
justice et de la réflexion. Dans ce contexte, il n'y a pas de
place pour Métis. Sa présence, son mariage, son absorption
par le dieu souverain signifieraient pour la suprématie de
l'olympien assurance invincible et constante pérennité. C'est
faute de métis que Zeus se trouve dépendre, en tant que roi,
de l'astuce prométhéenne. Et cette dépendance revêt un
double aspect. Pour vaincre Kronos, c'est-à-dire pour
conquérir la royauté, Zeus a besoin des plans subtils du Titan ; pour
maintenir son règne on- conjurant les périls que fait courir
au souverain la procréation de fils plus jeunes et plus forts
que lui-même, il lui faut obtenir de Prométhee la révélation
d'un secret que le Titan est seul à posséder. Le motif du
mariage fatal menaçant la carrière du dieu souverain se
retrouve aussi bien chez Eschyle que chez Hésiode, mais les
différences sont significatives. Dans la Théogonie, le récit du
mariage dangereux trouve place immédiatement après que
Zeus, pressé par les dieux de prendre la basileia, leur a en
bon souverain équitablement réparti les honneurs. Métis,
dont il fait sa première épouse, doit lui enfanter des rejetons
d'une « prudence » égale à celle de leur mère1. Le fils de Métis
était ainsi appelé à devenir roi des hommes et des dieux
à la place de son père. Mais Zeus, alerté, avale son épouse
avant qu'elle n'ait accouché d'un enfant. Chez Eschyle, au
contraire, le pouvoir royal de Zeus n'est pas accepté d'un
plein consentement. Symbolisée par Kratos et Bia,
représentant la force pure et la contrainte, sa suprématie n'apparaît
pas encore tout à fait justifiée. On subit la loi du plus fort
plutôt qu'on ne reconnaît l'autorité d'un véritable monarque.
Bien des dieux reprochent à Zeus sa mainmise brutale sur
le trône, la violence et l'arbitraire de ses arrêts2. Zeus désire
1) Théog., 894. On notera dans tout le passatre la répétition du verbe phrazo
(892 et 900) associé à phradmosunè (891), prudence, periphrôn (894) et epiphrôn
(896), prudent.
2) Pmmélhêe, 150, 402-405.
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Thétis pour femme. Les dons magiques de la déesse, en se


transmettant à son fils, le rendront, comme celui de Métis,
plus fort que son père : il le détrônera. Mais Zeus cette fois
n'est au courant de rien. Il se prépare, en cédant à ses vains
caprices de monarque, à faire lui-même son malheur1. Seul
Prométhee connaît ce terrible secret ; seul il dispose du
moyen de détourner le sort2. C'est donc par son intermédiaire
que Zeus peut éviter le coup. Pour maintenir la permanence
de son trône, comme pour en assurer la conquête, le souverain
devra donc composer avec Prométhee et s'appuyer sur son
savoir. Il lui faudra aussi renoncer définitivement à Thétis
au lieu de la faire sienne par le mariage et l'avalement comme
c'était le cas pour Métis dans la version hésiodique. Les deux
récits ne divergent donc qu'en apparence. Sous deux formes
différentes, ils éclairent d'une même lumière les ressorts secrets
de la souveraineté ; ils soulignent également le rôle
qu'assument, aux fondements du pouvoir royal, non la seule force
brutale mais les magies de l'intelligence rusée.
Dédaignant les moyens de ruse (mèchanas haimulas),
raconte le Prométhee d'Eschyle, les Titans en leur brutalité
présomptueuse crurent qu'ils n'auraient point de peine à
triompher des Olympiens par la force. Pour les persuader
du contraire, le fils de Japet leur prodigue ses plus savants
avis. En vain. Kronos et les Titans ne veulent rien entendre ;
ils se refusent même à examiner la question. Il ne reste alors
à Prométhee qu'à porter sa mèlis dans l'autre camp et à
se ranger du côté de Zeus3. L'Olympien accueille volontiers
les services du transfuge dont les plans (boulai) allaient
assurer sa victoire et consacrer ses privilèges en permettant
d'enchaîner au fond du Tartare le vieux Kronos et ses alliés4.
Explicite chez Eschyle, ce thème du dolos, à la fois ruse,
piège et lien magique s'opposant à la simple force et conférant

1) Ibid., 762.
2) Ibid., 170, 520-525, 769-770, 915.
3) Ibid., 199 sq.
4*. Ibid., 219-220 et 439-440.
métis; et les mythes de souveraineté 35

le succès dans les luttes pour la souveraineté, se retrouve dans


tous les récits mythiques des combats que Zeus doit soutenir
pour se hisser et se maintenir, au í faîte du pouvoir. Chez
Hésiode lui-même, il apparaît en filigrane. A cet égard, une
première remarque doit être faite. On a pris l'habitude de
lire la Théogonie à travers le résumé qu'en présente la
compilation attribuée à Apollodore et rédigée vers le 11e siècle après1
notre ère. Dans le récit unifié dumythographe, l'apparition
successive des trois générations divines, celles d'Ouranos,
de Kronos et de Zeus, correspond' exactement à trois règnes-
consécutifs. Ouranos est le premier souverain de l'univers ;
Kronos le châtre et le chasse du trône avec l'appui de ses frères
les Titans ; Zeus renverse à son tour Kronos et devient maître
du Ciel1. Le texte d'Hésiode est différent. A aucun moment
Ouranos n'est appelé souverain, ni considéré comme un roi.
Tous les épisodes qui le concernent s'insèrent dans un mythe
cosmogonique, et c'est seulement avec Kronos que surgit
le thème d'une compétition pour la souveraineté. Ouranos
se présente comme une puissance cosmique primordiale :
le- sombre: Ciel nocturne,, constellé d'astres2. Gaia, la Terre,
l'a enfanté sans s'unir à quiconque, par une sorte de

duplication. Elle l'a fait égal à elle-même, ison heôutèi3; pour qu'il
la recouvre exactement en s'étendant sur elle4 avant qu'il
ne devienne ce qu'il sera1 plus tard, après le coup de serpe de
Kronos : le siège solide où résident les dieux célestes, l'exact
répondant de ce que Gaia représente pour toute créature,
dès son apparition, à l'origine du ! monde : une assise stable
et sûre à jamais, s'opposant à l'ouverture béante et sans fond
de Chaos5.

1) Apollodore, I, 1, 1 ; I, 1, 4 ; I, 2, 1.
2) Théog., 127.
3) Ibid., 126.
4) Ibid., 127.
5) On comparera les vers 117 : paniôn hedos asphales aiei (Gaia) et 128 :
makaressi Iheois hedos asphales aiei (Ouranos); cf. sur ce point, M. L. West
<o. c, p. 193-194) qui montre que les deux formules, même si la première est:
précisée par les vers 118-119 qui figurent dans tous les manuscrits, ne sont pas,
comme on Га parfois prétendu, incompatibles. Le vers 128 : ophr'eiè makaressi
Ihenis hedos asphales aiei, afin qu'il soit pour les dieux bienheureux une assise
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Le Ciel noii\ne connaît pas d'autre activité que sexuelle.
Vautré de tout son long sur la Terre, il l'enveloppe en entier
et s'épanche en elle dans la* Nuit1. Cet incessant

,
débordement amoureux fait d'Ouranos « celui qui cache »2 : il cache la
Terre sur laquelle il vient, s'étendre3 ; sans permettre- à ses
enfants de monter à la lumière, il les cache au lieu même où
ils les a conçus, dans le giron de Gaia, qui gémit étouffant en
ses profondeurs4.' Comment Ouranos pourrait-il être roi d'un
univers qui, faute de séparation complète entre la > Terre et

:
le Ciel, n'ai pas encore pleinement, émergé' à- l'existence ? Il

pour toujours fermement assurée — , fait selon nous référence au statut futur
d'Ouranos, à ce qu'il sera, non dans l'immédiat comme dans le cas du vers
précédent : hina min péri panta kaluptoi, pour qu'il la recouvre tout entière
— mais plus tard, quand il sera devenu ce qu'il était destiné à être cosmiquement
et religieusement : en haut du monde, le ciel fixé immobile pour que les dieux
célestes y aient leur place (cf. Scholie à 128 ; Flach, p. 185). En premier lieu,
en effet, le verbe kalupiein ne signifie pas seulement, chez Hésiode, recouvrir,
comme pourrait le faire un couvercle, mais cacher (cf. Théog., 539 et 541);
il doit donc être mis en rapport avec le verbe apokruptein, en 157 ; pour que
le ciel « cache » la Terre, il faut qu'il soit encore étendu sur elle ; ainsi aux vers
177-178, Ouranos amphi gaia (...) epescheto kai rh'etanuslhè, pantè, se tient
attaché à Gaia et s'étend partout sur elle. Telle est bien la situation avant
l'intervention de Kronos. En deuxième lieu, l'expression hedos asphales aiei
suppose que le Ciel demeure fixé immobile et que, par conséquent, il ne descende
plus sur Gaia pour s'unir à elle ; cf. sur ce point Odyssée, VI, 43 et Pindare,
Néméennes, VI, 5-7 : ho de chalkeos asphales aien hedos menei ouranos, le ciel
d'airain, résidence des dieux, demeure immuable. Hésiode exprime ce double
statut d'Ouranos par deux propositions distinctes, la première introduite par
:
hina, la deuxième par ophra et l'optatif. On notera au reste que les Montagnes,
Ourea, que Gaia engendre, comme Ouranos, sans Erôs, c'est-à-dire sans s'unir
à un dieu mâle, sont elles aussi définies en tant que siège d'une catégorie
particulière de divinités, les Nymphes, dont Hésiode ne racontera la naissance que
plus tard; cf. en 187, la naissance de Nymphes méliennes.
1) Ibid., 176-178.
2) Ibid., 157 : panlas apokrupiaske.
3) L'emploi du verbe erchomai (èllhe de nukfepagôn, 176) implique qu'Ou-
ranos n'est pas continuellement étendu sur Gaia ; il « vient » s'unir à elle. Ce
qui ne signifie pas qu'il se trouve à d'autres moments à sa place de Ciel. Le
mot nous semble avoir dans le texte d'Hésiode le sens plus particulier que lui-
donnent les Grecs quand il s'agit de relations intimes, d'union sexuelle avec
une femme, comme en Hérodote, 2, 115 et 6, 68. Le fait qu'en s'unissant à Gaia,
le Ciel noir « apporte la nuit », montre qu'en ne restant pas continûment à sa
place, il empêche la lumière du jour (cf. 124 : Hèmerè) de succéder régulièrement
à l'obscurité. C'est pourquoi, en couvrant Gaia, en cachant ses enfants dans
le sein de Gaia, il ne les laisse pas « monter à la lumière » (157).
4) Ibid., 160 : Gaia gémit au-dedans d'elle, steinomenè, à l'étroit, pressée,
encombrée. Cf. IL, 21, 220 : le Scamandre ne peut plus couler parce qu'il est
steinomenos nekuessi, « resserré »par les cadavres qui le remplissent et
l'empêchent de se déverser dans la mer, comme Gaia est resserrée par ses enfants
qui ne peuvent trouver d'issue.

METIS ET LES MYTHES; DE SOUVERAINETÉ 37

faut le coup de serpe de Kronos pour qu'Ouranos, mutilé, se

.
retire de Gaia, qu'il s'en éloigne définitivement pour se venir
fixer en cette place qui formera' désormais le toit du monde,
comme Gaia en constitue dès l'abord le plancher. Alors
seulement l'univers devient1 ce cosmos organisé qui sert à la fois

;
de cadre et d'enjeu aux luttes des dieux pour la souveraineté
du monde.
Qu'on compare la conduite d'Ouranos et celle de Kronos
à l'égard de leurs enfants. A, travers le parallélisme des
épisodes, on saisirai mieux le changement de plamqui s'opère*
de l'un à l'autre, le passage dus thème de l'émergence d'un
univers différencié à celui d'une compétition pour le pouvoir
i

royal. Ouranos, raconte Hésiode (132-210) a de Gaia trois


séries d'enfants : les Titans, les Cyclopes; les Cent-Bras. Tous
sont qualifiés de terribles; dès ; l'origine (ex arches),. ils sont
odieux à leur père: Le poète n'explicite pas les raisons de cette:
haine, mais il est possible d'en; préciser le sens. A l'hostilité
du père répond celle des enfants ; nous la connaissons à travers
les sentiments de celui qui, de tous, est le plus terrible (deino-
tatos paidôn) et qui; se trouve, dès le départ, caractérisé-
comme ankulomètès, à la métis retorse1. Ce que Kronos déteste
en son père, c'est qu'il est lhaleros, florissant, plein de vitalité
et de sève2.D'un côté, chez le fils, la métis ; de l'autre, chez
le père, une fécondité sans frein; La nature d'Ouranos, « tout
avide d'amour;»3 empêche les enfants qu'il a procréés
d'occuper au Soleil la place qui leur revient. Quand il cache sa
progéniture dans le seinde la Terre,* il ne cherche pas à pré-

1) Théog., 138. Kronos ankulomètès : 18, 137, 168, 473, 495.


2) Ibid.,. 177.
3) Ibid., Ill : himeirôn philotèlos. Au contraire, Gaia a engendré Ouranos
nier philotètos ephimerou, sans l'aide du tendre amour (132). Mais cet amour
excessif, à la fois par la répétition incessante et par l'absence de distance entre
les deux puissances opposées, ne permet pas à l'union d'amener à la lumière
une génération nouvelle. Dans son incessant désir de philotès, Ouranos
s'apparente à la fois à la puissance primordiale d'Erôs et d'Aphrodite (déesse que
partout accompagnent Erôs et Himeros, Amour et Désir, 201), et à celle de
Nux. Philolès est certes un des privilèges d'Aphrodite (206), mais elle figure
aussi dans la descendance sinistre de Nuit (224), cette nuit que fait régner
Ouranos dans son continuel désir d'accouplement.
38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

server son» règne contre d'éventuels; concurrents, mais; à


bloquer toute: naissance qui* produirait des êtres différents
de ce qu'il est lui-même1. Aucune « génération » nouvelle ne

:
peut apparaître aussi longtemps que se perpétue cet engendre-
ment incessant qu'Ouranos accomplit sans ~> trêve en restant


uni à s Gaia. L'outrage, la lobe; que Gaia et Kronos lui
reprochent et lui feront payer, c'est pour la mère et les enfants
cette forme d'existence restreinte, confinée, ош les: relègue
sa sexualité sans frein2. Ouranos est puni par où il a péché
et le châtiment dit assez ce que fut sa « faute.. Le dieu du Ciel
n'est pas enchaîné,, comme le seront par Zeus Kronos et les
Titans. Au moment où iL s'accouple dans la nuit avec Gaia,
d'un coup de serpe : son fils lui tranche les parties sexuelles.
Cet acte aura des conséquences cosmiques décisives. Il éloigne
le Ciel de la Terre, débloque, pour la suite du temps, la venue
des générations, futures ; il. institue uni nouveau mode de
procréation par union; de principes qui; restent, dans leur
rapprochement même, distincts et opposés ; il fonde la
nécessaire complémentarité entre les puissances de conflit et les
;

puissances d'amour3 ; il déclenche enfin, par, l'invective que


prononce Ouranos contre ses enfants (neikeiôn), cette loi
du talion ou de la rétribution- (iisis), qui,, prise en charge
s

par les Erinnyes-et les Enfants de Nuit, ne cessera plus


désormais: de* régenter l'avenir4.. Mais dans; la perspective

1) Ouranos hait ses enfants dès le premier jour (ex arches, 156) ; à peine
sont-ils nés qu'il les cache dans les profondeurs de Gaia. Ces indications ne sont
guère compatibles avec ce qui nous sera dit ultérieurement dans un autre
passage et dans le contexte tout différent de la lutte entre Kronos et Zeus (617-
620). Pour les Cent-Bras, aussitôt que leur père se fut irrité contre eux, enviant
leur force sans pareille, leur stature, leur taille, il les lia d'un lien puissant.
Nous reviendrons sur les problèmes que pose cet « enchaînement » des Cent-
Bras, dont il n'est pas question dans le texte que nous commentons. Mais
notons tout de suite que la stature, la taille, la force des Cent-Bras, pour
provoquer l'envie de leur père, ne devaient pas être celles de nouveau-nés. Certes,
les dieux grandissent vite, mais Hésiode ne manque pas de souligner, à propos
de Zeus, que le nouveau-né devait croître en force et en taille avant d'affronter
Kronos (cf. 492-493):
2) Ibid., 165.
3) Cf. J.-P.' Vernant, Œdipe sans complexe, Haisnti> présente, 1967, 4.
p. 10-11.
4) Théog., 207-210.
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 39

de notre analyse, deux traits doivent être avant tout soulignés.


Il s'agit, en premier lieu, d'une « embuscade secrète » qui
prend notre Ouranos tout énamouré au dépourvu1 ; c'est
une doliè lechnè, un dolos2 bien digne de Vankulomètès ; c'est
aussi en second lieu, dans son aspect de ruse, l'exploit qui,
en ouvrant à la fourberie de Kronos le chemin du pouvoir,
inaugure chez les dieux l'histoire des avatars de la souveraineté.
Kronos ne cache pas ses enfants dans le sein de la Terre.
Dès qu'ils sont descendus du giron de Rhéa sur les genoux
de la déesse, il s'en saisit et les avale comme Zeus plus tard
avalera Métis. Son geste ne tient pas à sa nature de dieu «
florissant », mais à des raisons « politiques » qui sont très
clairement exposées : « II craignait qu'un autre des petits-fils du
Ciel n'obtînt l'honneur royal (basilèida limèn) parmi les
Immortels »3. Ouranos cachait ses enfants en s'abandonnant,
presque sans défense, à ses appétits sexuels. Kronos les dévore
en demeurant sans cesse sur le qui-vive. Inquiet et
soupçonneux, l'œil toujours en éveil, il se tient comme il convient
à un dieu à métis constamment aux aguets : dokeuôn*. Mais
la vigilance de celui qu'Hésiode appelle Kronos Basileus, le
roi Kronos, megas anax, le puissant prince5 et plus
précisément, en un autre passage, « le premier roi des dieux »6, n'est
pas cependant si parfaite qu'on ne la puisse mettre en défaut.
Le Rusé va trouver plus rusé que lui. Avec Gaia et Ouranos,
Rhéa complote un plan de ruse ou, comme le dit Hésiode, elle
trouve le moyen de méditer, de concert avec sos parents, une

1) Ibid., 174. Ouranos cachait Gaia [kaluptoi, 127'., cachait ses enfants
(apokruplaske, 157). En retour, Gaia cache Kronos (krupsasa) et le place en
embuscade (heise min luchôi) là où son père va sans méfiance arriver.
2) Ibid., 160 et 175.
3) Ibid. 461-462.
4) Ibid. 466.
5) Ibid. 476 et 485.
6) Ibid. 486. Le texte porte : theôn pmlerôi bnsiléi, le premier roi des dieux.
C'est ainsi que l'entend Mazon. Mais, dans son édition critique, M. L. West
propose, de lire : Iheôn prolerôn basilèi, le roi des premiers dieux, en faisant
observer que les Titans sont appelés par Hésiode pruleroi theni (cf. 424 j, et que
le « premier roi » se dit chez Hérodote, ho prntemn basileus 'correction adoptée
par Peppmuller ; cf. West, о. с, p. 301).
40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

mèlis (mètin sumphrassaslhai)1 pour que Zeus, dernier des


rejetons, échappe au sort de ses prédécesseurs. A la guette
vigilante de Kronos échappe la manœuvre secrète de son
épouse. Rhéa accouche clandestinement ; elle cache son fils en
Crète ; elle dissimule sous des langes d'enfant une pierre ; elle
l'offre, sous l'apparence trompeuse d'un nouveau-né, à la
voracité de Kronos qui n'y voit que du feu. Dupé par cette apatè
(c'est ainsi que l'appelle Pausanias)2, le grand Kronos ne se
doute pas qu'à la place de la pierre, c'était son fils, invincible
et impassible, qui conservait la vie pour bientôt le chasser
de force de son trône et régner à sa place sur les immortels3.
Cette victoire finale de Zeus sur son père, Hésiode la
célébrera dans le long récit qu'il consacre à la guerre contre
les Titans (617-885). Dans cette Titanomachie, qui forme
comme le point culminant du poème théogonique, les Cent-
Bras jouent un rôle décisif : Zeus sait par Gaia que le succès
doit revenir à ceux qui auront réussi à ranger les Cent-Bras
dans leur camp et à obtenir leur appui. Cottos, Briarée et
Gygès sont donc, dans ce texte, gages et artisans de la
victoire dans le combat pour la souveraineté. Mais dans un
passage antérieur, aux vers 493-506 qui suivent
immédiatement le récit de la « feinte » machinée par Rhéa pour sauver
le petit Zeus, Hésiode avait déjà révélé deux des moyens qui
devaient assurer finalement la suprématie du jeune fils de
Kronos. Il fallait d'abord que son père recrache tous les enfants
qu'il avait avalés, c'est-à-dire les frères et sœurs aînés de
Zeus, appelés à combattre à ses côtés. Le poète béotien ne
précise pas les procédés mis en œuvre pour faire dégorger le
grand Kronos aux pensées fourbes. Il indique seulement que
le dieu, cette fois encore, succomba à une ruse ourdie sur
les conseils de Gaia (dolôlheis)*. « Vaincu par les artifices et
la force de son fils (lechnèisi bièphi te paidos) »5, il lui fallut

1) Théorj., 471.
2) Pausanias, VIII, 36, 3; IX, 41, 6.
3) Théo д., 489-491.
4) Ibid., 494.
5) Ibid., 496.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 41

vomir, après la pierre qu'il avait avalée à la place de Zeus,


toute la suite de sa progéniture. Comme l'écrit Hésiode : « II
relâcha sa progéniture (gonon aneèke) л1. Tout en suivant pour
l'essentiel la tradition hésiodique, le texte d'Apollodore, un
peu différent, est plus explicite : « Arrivé à maturité, Zeus
s'assura le concours de Métis, l'Océanide ; elle donna à boire à
Kronos une drogue (pharmakon) qui le contraignit à vomir
d'abord la pierre, puis les enfants qu'il avait avalés ; avec-
leur aide, Zeus engagea la guerre contre Kronos et les Titans»2.
Ce n'est pas d'Ouranos cachant ses enfants que doit être
rapproché Kronos dévorant les siens. C'est de Zeus avalant
Métis. Le thème est identique. Dans les deux cas, un dieu
souverain sait que son destin lui impose d'être détrôné par un
de ses fils. Chez Hésiode, Kronos comme Zeus en a été averti
par Gaia et Ouranos. Il s'agit donc pour l'un et l'autre de
tourner par une feinte ingénieuse l'arrêt de la fatalité3. Là où
Kronos échoue, Zeus réussira. Kronos a contre lui Gaia et
Ouranos. Ils l'ont prévenu de ce qui l'attend. Mais ils déjouent,
par la mèlis et le dolos préparés avec Rhéa, les tentatives du
premier souverain pour modifier à son profit l'ordre des choses
et conserver entre ses mains la royauté. Au contraire, les
deux divinités primordiales entrent dans le jeu de Zeus.
C'est sur leurs conseils qu'il décide d'engloutir Métis dans
ses entrailles « pour que l'honneur royal n'appartînt jamais
à un autre qu'à lui parmi les dieux toujours vivants »4.
L'attitude d'Ouranos se comprend. Il veut faire payer à
Kronos, qu'il a solennellement maudit, le forfait autrefois
commis contre sa personne. La conduite de Gaia paraît plus
surprenante. Après tout, c'est elle qui a poussé Kronos à

1) Ibid., 495.
2) Apollodore, I, 2, 1. Chez Apollodore, la maturité (leleio.i) de Zeus
répond aux indications d'Hésiode (4У2-494) : avec le cours des années,
croissaient rapidement la fougue (menas) et les membres (quia) du jeune prince ;
le rôle de Métis rappelle la métis de Rhea (471) ; de plus le pharmakon, le philtre
magique, relève lui aussi de la mèlis et de ses pouvoirs ; cf. en Odyssée, IV, 227,
les pharmaka mèiioenla d'Hélène.
3) Cf. Théoij., 464 : peprôto ; 894 : heimarlo.
4) Ibid., 891-893.
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

mutiler son père ; c'est elle qui a créé la courbe faucille d'acier,
qui a inventé l'outil du, crime pour en armer la main de son
enfant. Mais ■ Gaia, dans cette séquence du récit, revêt um
double aspect. Elle s'apparente d'abord avec Thèmis, avec
laquelle souvent elle se confonde et qui représente,. comme
puissance oraculaire, la loi. d'un destin irrémédiablement
fixé. C'est donc par Gaia que Kronos, Zeus ou Prométhee
peuvent être informés de ce que réserve l'avenir. Mais Gaia
s'apparente aussi5 aux Erinnyes qui veillent à ce qu'aucune
faute ne demeure impunie et dont la charge est de faire mûrir
sans rémission, au fil des ans, la iisis, le châtiment des crimes
les mieux -cachés1.. C'est en effet Gaia qui a reçu les gouttes
de sang tombées du sexe tranché: d'Ouranos. Eileen ai fait
naître, avec le cours des tannées (periplomenôn ďeniauton)2,
les puissantes Erinyes comme, avec le cours des années
(epiplomenôn d'eniautôn)3: le grand: Kronos doit recracher
tous ses enfants. Au contraire, c'est l'élément liquide, Pnnlos,
Flot, aussi fluide et mouvant que la Terre est stable et fixe,
qui a transporté vers le large, en un long temps fpoulun chro-
non), le sexe d'Ouranos4 ; de l'écume du sperme (aphros)
s'est alors formée la rusée déesse qui préside aux unions et que
partout accompagnent Amour et Désir, Aphrodite, dont les
.

armes ne sont ni la force de la vengeance ni la brutalité


guerrière, mais le charme des sourires, les piperies du babil
féminin,, l'attrait dangereux dm plaisir, toutes les tromperies
(exapatas) de la séduction5.

1 ) Les puissances qui président à la vengeance se présentent sous un double


aspect et relèvent d'une double origine : issues de Gaia, ce sont les Erinyes;
issues de Nux, Nuit, ce sont les Kères, implacables vengeresses (nèleopoinoi,
217) et Nemesis. Sur l'Erinys, èlitopoinos (ou nèlitopoinos selon Ruhnken),
cf. [Orphée], Argonauliques, 1365. Plus généralement, sur l'association Erinyes-
Kères, cf. M. L. West, о. c, p. 229, note au vers 217.
2) Théog., 184..
3) Ibid., 493.
4) Ibid.,. 188-190;
ô) Ibid., 205-206. -- Aphros est à la fois l'écume blanche de la mer et le
sperme qui s'élève ou s'élance de la chair mutilée d'Ouranos (cf. ap'alhanatou »
chroos ôrnulo, 191). Sur le rapport entre le sperme et l'écume, cf. Diogêne
d'Apollonie, fr. В 6 et A 24, Diels-Kranz, F. V. S.7, II, p. 65 et 57 ; Hippocrate,
De la génération, I, 2 et 3; Aristote, Generation des animaux, 736 a 10-24;
O.F., fr. 127 et 183 Kern. De même que les Erinyes, produites du sang d'Ouranos
.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 43

Pour infléchir en i sa faveur le destin, il ne suffit pourtant


pas à Zeus de s'assurer la complicité bienveillante d'Ouranos
et de Gaia. Le roi des dieux doit y mettre du sien. Kronos,
en dépit de sa., ruse et de* sa vigilante attention,* se laisse
surprendre par la mèlis de Rhéa ; il tombe dans le piège (dolos)
que lui ont, préparé les ingénieux artifices (lechnai) de Zeus ;
il ne se méfie pas du breuvage de tromperie, de la* drogue
magique (pharmakon) préparée par l'experte Métis. Les plans
machinés pour échapper au sort qui lui a été assigné se
retournent contre lui. et réalisent cela même qu'il croyait éviter.
Kronos ne peut ni bloquer le temps qui veut que les
générations se succèdent inexorablement l'une à l'autre, ni échapper
à la loi du talion que la castration ; ď Ouranos a > instituée - :


à plus ou moins long terme, il lui faudra payer un prix égal?
à la faute qu'il a commise. Par une ruse, Kronos a inauguré
la souveraineté en portant la main contre son père. Par une
autre ruse, sa souveraineté s'effondre et finit comme elle
.

a ; commencé. Toute son astuce ne lui - sert de rien i dès lors

.
qu'elle laisse subsister, en dehors d'elle et pouvant s'opposer
à elle, la puissance supérieure de Métis, qui est aussi ; d'une
certaine façon, dans ce contexte, celle du Temps rusé, um
temps qui, quoi qu'on fasse, toujours finit par vous surprendre1.
Zeus n'avale pas ses enfants ; prévenu du danger qui le guette, ,
comme le fut son père, il va à la racine du mal. Il s'attaque
à -Métis avec les armes mêmes de la déesse. Faisant siennes
les roueries d'Aphrodite; il séduit traîtreusement son épouse
par des mots caressants (aimuloisi logoisi)2, et ayant trompé

par la Terre, sont proches des Kères et de Némésis, enfantées par Nuit, de
même Aphrodite, issue du sexe d'Ouranos dans la mer, est proche d'Apalè,

de Philotès et des Pseudeis logoi, qui appartiennent à la descendance sinistre-


de Nuit. Sur la Terre comme sur l'eau marine, l'acte criminel de Kronos engendre
des puissances divines qui, tout en s'opposant comme haine et amour, conilit
et accord, n'en apparaissent pas moins les unes et les autres également ambiguës :
les Erinyes et Aphrodite ont un aspect « blanc » et un aspect « noir » (cf., pour
les Erinyes, Pausanias, VIII, 34, 3 ; pour Aphrodite, les épithètes de Melainis,
Mucheia, Eumenès).
1) Sur le Temps rusé, cf. Pindare, Islhmiques, VIII, 14 (27) : dolios aiôn ;
O.F., fr. 66 a Kern : Chronos aphlhitomètis;
2) Théog., 889-890, qu'on comparera avec '205 {Aphrodite;, 224 et 22'J
descendance de Nuiti .
44 revue : de l'histoire des religions

ses esprits par la ruse (dolôi phrenas exapatèsas), il l'engloutit


dans ses entrailles. Apollodore résume l'histoire fort
brièvement : « Quand Métis se trouva enceinte, Zeus l'avala, l'ayant,
devancée par surprise (phthasas), car Gaia avait prédit qu'après
la < fille qu'elle portait en son sein, Métis : donnerait naissance


à un garçon qui deviendrait roi du ;, Ciel ; и1. C'est donc Zeus
cette fois qui retourne contre la déesse - les armes qui la
rendent invincible r : la ruse, la tromperie, l'attaque par
surprise. Avec sa victoire disparaît à jamais pour la suite des
temps l'éventualité d'une ruse qui, le prenant au dépourvu,
pourrait menacer son empire. Zeus souverain n'est plus,
comme Kronos ou d'autres dieux,, une simple divinité à
métis. Il est le mètieta, le Rusé, l'étalon, la mesure de la ruse,
le dieu tout entier fait métis.

*.* *

Le second épisode qui concerne la montée de Zeus sur le


trône met en scène, sans les désigner nommément, les Cyclopes.
Le texte, qui suit immédiatement l'épisode du. dégorgement
de Kronos, pose des problèmes d'interprétation délicats. Zeus
vient de libérer du ventre de Kronos ses propres frères et
sœurs qui l'assisteront dans la lutte contre les Titans. « Ensuite,
il délivra de leurs liens maudits les frères de son* père, les
fils d'Ouranos, hous dèse patèr », formule qu'on peut entendre
dedeux façons : que son père avait liés, ou bien: que leur
père avait liés2. Dans le premier cas, c'est Kronos qui a lié
certains de ses frères ; dans le second; Ouranos qui a enchaîné
certains de ses fils. Apollodore et. Tzetzès semblent avoir
choisi la première interprétation qu'on doit cependant rejeter."

1) Apollodore, I, 3, 6. Même emploi du verbe phlhanô, prendre de court,,


devancer, en un autre passage d'ApoIlodore : I, 6, 1. Zeus « devance » de
justesse les Géants dans la cueillette du pharmakon, suscité par Gaia et qui, s'ils
avaient réussi à s'en emparer, les aurait rendus invincibles. C'est le même verbe,
hupophlhanô, que nous trouvons en Iliade, VU, 144, pour indiquer que Lycurgue
trouve le moyen de tuer un adversaire particulièrement redoutable en le
dominant « par ruse, et non par force ». Cf. supra, n. 1, p. 43.
2) Théog., 501-502; cf. le commentaire de M. L. West, о. с, p. 304.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 45

La place de palèr, après ouranidas, imposerait déjà la seconde


lecture. En outre, dans IaTitanomachie, Hésiode précise sans
équivoque que, parmi: les fils du Ciel, les Cent-Bras avaient
été, par leur père, liés d'un lien puissant1. Les difficultés n'en
sont pas pour autant surmontées. D'une part, il ne s'agit
pas, dans notre passage, des Cent-Bras, mais de ceux qui,,
pour prix de leur délivrance, « donnèrent à. Zeus le tonnerre,
la foudre et l'éclair qu'auparavant tenait cachés l'énorme
Terre et sur lesquels Zeus désormais s'assure pour régner a la
fois sur les mortels et les Immortels »2. Or nous savons par
le vers 141 que les Cyclopes, dont les noms évoquent
précisément le tonnerre, la foudre et l'éclair,. ont fait don à Zeus
du tonnerre et lui ont fabriqué la foudre. Mais alors pourquoi
ne pas les nommer ? s Les termes dont se sert Hésiode « les
fils d'Ouranos, frères de son père (ou oncles paternels,, patro-
kasignètoi)z s'appliquent; en dehors des Cyclopes et des
Cent-Bras,. aux Titans eux-mêmes que Zeus ne peut délier,,
puisqu'ils combattent précisément contre lui? dans le camp
de Kronos, et qu'après sa victoire il les expédiera chargés
de chaînes au fond du Tartare brumeux. Il y a plus.. Hésiode
a présenté la descendanced'Ouranos dans un passage bien
antérieur, auquel nous nous. sommes déjà référés (132-153).
Dans ce répertoire du début de la Théogonie figurent trois
;

catégories d'enfants de Ciel et de Terre. Les premiers cités sont


énumérés par ordre de naissance et désignés, sans appellation
commune, par leur norm propre : Okeanos, Koios, Krios,
Hyperion, Japet, Theia, Rheia, Themis, Mnèmosunè, Phoibè,
Tethys et le plus jeune après eux, Kronos aux pensées fourbes.
Puis viennent» trois fils qualifiés d'Œil- Rond (Cyclope) et
qui s'appellent : Brontès, Steropès, Argès. Enfintrois autres
garçons nommés Kottos, Briarée et Gugès, caractérisés par le
fait qu'ils possèdent cent bras. Or, pas plus pour les Cyclopes
que pour les Cent-Bras, il n'est fait mention dans ce passage

1) Théog., 617-618.
2) Ibid., 504-506.
3) Ibid., 501.
46 REVUE DE- L'HISTOIRE DES RELIGIONS

capital d'un quelconque enchaînement par leur père Ouranos.


Bien au * contraire, le texte implique que tous les enfants,
filles- et garçons, Cyclopes et Cent-Bras comme les . autres, .
ont subi le même traitement : tous ont été également « cachés »
de la façon que nous avons dite dans le sein de Gaia. De même,
c'est à ■« tous ses enfants que Gaia s'adresse pour les inciter
à lai rébellion1. C'est en leur norm à tousque Kronos, seul
d'entre eux à ne pas trembler, se résoudra « tendre le bras »
pour saisir et trancher le sexe de son? père2.' Et c'est à tous
indistinctement qu'Ouranos attache, comme une malédiction,
le surnom (epiklèsis) — qu'aucun1 ne portait donc
auparavant — de Titans, « pour qu'à;ceux qui avaient tendu trop;
haut le bras (litainontes), l'avenir ménage le- châtiment
(lisin) qu'ils avaient mérité »3.
Dans le seul texte qu'Hésiode consacre à Ouranos, à sa
descendance, à sa castration, le ciel n'apparaît donc pas comme
un dieu Iieur. Le traitement commun qu'il inflige à tous ses
enfants, leur égale complicité dans la rébellion, le nom unique
de Titan dont il les désigne pour les maudire, laisseraient aussi
supposer qu'ils partagent après la victoire de Kronos un même
destin. Hésiode ne précise pas qu'après la mutilation d'Oura-
nos les Titans se trouvent désormais libres. Il n'a pas à le
dire. La chose va de soi. Puisqu'Ouranos s'est éloigné, plus
rien ne les enferme dans le sein de Gaia où ils étaient cachés.
Le poète peut donc, sans autre explication, exposer le moment
venu comment s'unirent les fils et filles du Ciel et à quels
enfants ils donnèrent le jour4. Mais dans cette liste, où chaque
dieu et déesse est appelé par son nom, sans que le terme de
Titan soit jamais employé, ne figurent ni les Cyclopes ni
les Cent-Bras. Pas un mot à leur sujet. 1Г est vrai que ni les
uns niles autres n'ayant eu de descendance — au moins

1) Ibid., 164 : « Paides émoi kai patros atasthalou... »


2) Ihid., 167-170 et 178.
3} Ibid., 208-210. Le jeu de mots opère à deux niveaux : Titanes (Titènes)-
lilainô, Titanes-fms ; cf. Sch. à 209, H. Flach, p. 187 et 23K
4) Ihid., 337 sq.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 47

notable — il n'y avait pas lieu de les mentionner1. Cependant,


Hésiode aurait dû dire ce que nous apprendrons seulement
plus tard et comme incidemment à propos de leur délivrance
par Zeus, que certains des fils d'Ouranos, contrairement à
leurs frères et sœurs, avaient été enchaînés par leur père.
S'ils ont été liés par Ouranos, s'ils sont déliés par Zeus,
il nous faut donc admettre, sans qu'Hésiode le dise, qu'ils
sont demeurés tout au long du règne de Kronos dans le même
état de servitude où ils étaient plongés auparavant. Mais
alors, comment expliquer qu'à ces prisonniers d'Ouranos la
mise à l'écart de leur geôlier n'ait pas apporté, comme à leurs
frères, la libération ? Le silence d'Hésiode fait problème.
Apollodore, qui suit ici encore la tradition de la Théogonie,
s'efforce de mettre un peu de cohérence dans la suite des
événements2. Pour y parvenir, il fait naître, contrairement à
Hésiode, les Cent-Bras et les Cyclopes avant les autres enfants
du Ciel et de la Terre et, contrairement à lui encore, il réserve
aux seuls derniers-nés le nom de Titans. Le mythographe
suppose aussi qu'Ouranos, qui fait figure chez lui de premier
souverain, commence par expédier dans le Tartare, après les
avoir liés, les Cent-Bras et les Cyclopes. Gaia s'insurge contre
la disparition de ses fils et dès qu'elle a mis bas la nouvelle
portée des Titans et Titanes, elle les lance à l'assaut du trône
d'Ouranos. Tous, sauf Océan, se jettent à l'attaque ; Kronos
mutile son père. Ouranos chassé du pouvoir, le premier acte
des Titans est de libérer leurs frères Cent-Bras et Cyclopes,
victimes comme eux de la tyrannie paternelle. Après quoi,
ils remettent la souveraineté entre les mains de Kronos.
A peine roi, celui-ci s'empresse de lier à son tour Cent-Bras
et Cyclopes et de les réexpédier aux lieux souterrains d'où
ils viennent et où ils demeureront jusqu'à ce que Zeus les
délivre une seconde fois.

1) C'est seulement pour Briarée qu'il est fait allusion à un mariage : il


épouse Kymopolée, fille de Poséidon (818-819). Mais il n'est fait mention
d'aucune descendance.
2) Apollodore, I, 1, 1-6.
48 REVUE DE L'HISTOIRE, DES RELIGIONS

Mais la cohérence qui se trouve ainsi -introduite, ашрпх


de certaines modifications, dans la succession des, faits, nous:
paraît trahir, autant- que la lettre, l'esprit même du récit
hésiodique, la logique implicite -du mythe. Chez Apollodore,
c'est comme roi.qu'Ouranos lie ; comme roi qu'il est attaqué ■
et vaincu ; comme roi que Kronos délie; puis lie de nouveau ;
comme roi enfin i que Zeus délie à son tour. Mais si notre
analyse est fondée, l'Ouranos d'Hésiode n'est pas. un
souverain ; c'est Kronos qui, le premier, porte ce titre. Et le terme
« Titans» désigne, dans la- Théogonie,, ceux qui se trouvent
associés à cette première royauté de Kronos. Dans tous ses
emplois au cours du poème, le mot s'applique à une collectivité
définie, non. pas tant par ses origines, comme cercle de famille,
que par le rapport d'opposition qu'elle soutient sur un double
plan avec les dieux qui régnent sur l'Olympe. Ce sont d'abord
ceux qu'Hésiode appelle les proleroi Iheoi, les dieux anciens,
par contraste avec ceux; d'aujourd'hui1.. Ce sont aussi les
concurrents directs de Zeus, ceux qui ont combattu les
Olympiens dans la guerre pour la royauté du Ciel. L'expression
proleroi theoi Tilènes fait référence à deux générations divines, qui
se sont succédé et affrontées pour la domination du monde.
En ce sens, l'emploi du mot Titan chez Hésiode confirme
pleinement la parenté, attestée par Hesychius,.de ce terme
avec les anciens noms Titax, Titènè, roi et reine. Les Titans
sont des Rois, plus précisément les premiers dieux royaux2.
Les commentateurs modernes se sont penchés sur les
difficultés que nous venons d'évoquer. Ils ont tenté de les résoudre,
du point de vue de la critique textuelle, soit en supposant

1) Théog., 424 et 4«6 ; cf. M.' L. West, n. c, p. 200: Le terme protems implique
une antériorité par rapport à une autre génération, celle de Zeus ; le dieu
olympien n'a pas arraché à Hécate ce qu'elle avait obtenu avec « les premiers dieux
Titans ». Le sens de l'expression se trouve précisé au vers suivant (425) : elle
conserve ce que lui avait donné à l'origine le premier partage, lo prôlon ap'archès
epleto dasmos.

2) Pausanias rappelle la tradition d'Elis suivant laquelle Kronos fut le


premier roi du Ciel. Zeus aurait lutté avec lui pour le trône à Olympie (V, 7,
9-10). A Olympie précisément un collège de prêtres, chaque année, à l'équinoxe
de printemps, sacrifiait au premier dieu, au sommet du mont- Kronos. Ces
prêtres portaient le titre de Basilai, Royaux (VI, 20, 1).
>
METIS ET LES MYTHES; DE SOUVERAINETÉ 49

avec Arthur Meyer que,, dans la généalogie des enfants de


Gaia et d'Ouranos, tout le passage concernant; les Cyclopes;
et . les Cent-Bras ; (vers 139-153) constitue une interpolation,
soit en admettant, comme le font H. Buse et M;. L. West,
que dans, la* première rédaction d'Hésiode ce morceau5 ne
figurait pas : la castration d'Ouranos suivait immédiatement
la mention de Kronos prenant en haine son père florissant1;
Hésiode aurait inséré, par la i suite, dans .son texte les vers
139-153. C'est le rôle attribué aux Cent-Bras et aux Cyclopes
dans l'épisode postérieur de la Titanomachie qui * l'y aurait
contraint. Puisque ces personnages jouaient un rôle de premier
plan dans la victoire de Zeus, il fallait bien exposer
.

auparavant ce qu'ils étaient, d'où ils venaient., Pour leur conférer


l'acte de naissance et l'état civil qui leur manquaient, Hésiode
aurait fait retour en arrière et aurait ajouté à la descendance
d'Ouranos, maudite sous l'appellation collective de Titans,
les noms des trois Cyclopes et des trois Cent-Bras. Mais, ainsi
placée,- l'addition avait. le défaut d'intégrer si étroitement

,
Cyclopes et Cent-Bras dans le groupe des Titans que les
profondes différences entre les uns et les autres n'apparaissaient
plus justifiées. Pourquoi certains des fils d'Ouranos auraient-ils
été liés et non, comme les autres, cachés ? Et s'ils avaient été
effectivement liés, pourquoi ne- pas le dire ? Enfin, qu'ils
aient été liés ou cachés, pourquoi l'éloignement d'Ouranos
aurait-il; libéré les uns,. non. les autres ?

Cette reconstruction du texte par les philologues garde


uni caractère tout hypothétique; elle ne peut faire l'objet
d'une démonstration. Mais dans la mesure où elle dénombre
et précise les difficultés, elle permet peut-être de tirer de
l'embarras même d'Hésiode certaines conclusions. Encore est-il
nécessaire de poser autrement le problème. Sans plus
prétendre restituer le vrai texte par-delà celui qui nous a été'
transmis, on tentera seulement d'atteindre,, à travers; les
structures du récit, dans ses silences et jusque dans ses contra-

1) Cf. M. L. West, o. c, p. 206 et 213.


50 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

dictions, la logique qui préside chez Hésiode à l'organisation


des mythes de souveraineté. Or, sur ce plan une constatation
s'impose. Qu'il s'agisse des Cyclopes ou des Cent-Bras, ._ la
mention г de leurs chaînes se situe toujours dans ; un même
contexte : le conflit qui oppose pour la souveraineté les anciens
dieux Titans, menés par/Kronos, et les nouveaux prétendants
au pouvoir, commandés par Zeus. Aussi lontemps qu'on reste
au niveau cosmogonique des rapports de Gaia et d'Ouranos,
il n'en est pas question. Le thème du lien fait donc partie
intégrante des mythes royaux. D'autre part, la symétrie est
complète entre les mésaventures des Cyclopes et celles • des
Cent-Bras. Même structure du récit, même fonction; dans
l'ensemble du mythe. Ils y font figure également d'enchaînés ;
Zeus les délie ; bien que frèresdes Titans, ils passent alors
dans i le - camp des Olympiens auxquels ils apportent les uns
comme les autres les moyens de la victoire. Les deux épisodes
se redoublent au point que l'un semble rendre l'autre inutile. Si
les -Cyclopes ont remis à Zeus, avec la foudre, l'arme qui
assure sa supériorité et qui lui permet de régner sur les dieux
comme sur les hommes (vers 506), en quoi a-t-il besoin des
Cent-Bras pour gagner la bataille ? Inversement, si comme
le dit le vers 628, c'est seulement par les Cent-Bras que la
victoire peut être obtenue, pourquoi présenter Zeus cessant,
en pleine mêlée, de retenir sa fougue, jetant l'éclair de sa main
sans répit pour en foudroyer les Titans du haut de l'Olympe
(687-711) ? Pour répondre à ces questions, il. faut élargir le
champ de l'analyse. Si différents que soient. dans leur mode
d'action les Cyclopes, qui mettent en œuvre une magie
métallurgique, et les Cent-Bras, détenteurs d'une magie guerrière1,

1) Les Cyclopes d'Hésiode semblent différents des pasteurs sauvages que


VOdyssée appelle du même nom, comme aussi des géants bâtisseurs de murailles
dont parle déjà Tyrtée (fr. 9, 3, C. Prato), et qui sont désignés parfois sous,
l'appellation de Cheirogaslores ou Encheirogastores, ceux qui ont des bras au
ventre (Scholie à Hésiode, Théog., 139 ; Hellanicos de Lesbos, fr. 88, Jacoby,
F. G. H. ; Scholie à Aristide, LU, 10, p. 408 Dindorf). Chez Hésiode, les Cyclopes
sont des artisans souterrains fabricateurs des armes magiques de la souveraineté ;
avec leur, œil unique au milieu du front, ils sont caractérisés par leur force
(ischus, biè), et aussi par leur adresse (mèchanai). Les Cent-Bras (sur leur

xMÈTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 51,

ils ne font pas seulement figure de doublets par le rôle qu'ils


assument les uns et les autres comme artisans ■; du succès ;
ils remplissent aussi une : fonction strictement équivalente à
celle qu'Eschyle assigne- à Prométhee. Le: rapprochement

nom, cf. M. L. West, o. c, p. 209-210) ne se définissent pas seulement par la


possession d'une visrueur, d'une stature terrifiantes, mais encore par la
multiplication monstrueuse de bras, que leur mobile et infatigable souplesse (aissnnto,
150) rend inapprochables fsi l'on lit aplatoi an vers 151), informes ou inimitables
{si l'on lit aplastoi). La signification proprement guerrière de ces bras multiples
apparaît clairement au cours de la Titanomachie. Hésiode reprend dans ce
passage (670-G78 et 713-720) les expressions dont il s'était servi antérieurement.
« Ils avaient chacun cent bras qui jaillissaient terribles de leurs épaules. »
Mais ces bras, ou plutôt ces mains (cheires), sont armés de rocs sous lesquels
ils vont écrasfir les Titans (675 et 715). Dans les rangs des Cent-Bras comme
dans ceux des Titans, chacun montre ce que peuvent la force (bií) et les mains
{cheires, 677). L'analogie est d'autre part frappante entre la description des
Cent-Bras, nbrimoi (148), deinoi le crateroi (670) et celle des hommes de la
race de bronze, vouée à la fonction guerrière. Cette race est appelée deinon
le kai obrimon (Travaux, 145) ; le parallélisme est rendu plus saisissant encore
par l'emploi, aux vers 148-150 des Travaux, de la formule utilisée dans la
Théogonie pour les Cent-Bras : « Puissante était leur force, invincibles les bras
qui s'attachaient contre l'épaule à leurs corps vigoureux. » On retiendra encore
l'expression dont se sert Hésiode pour désigner la mort de ces guerriers de
bronze (au vers 152) : domptés par leurs propres bras (cheiressi hupo spheterèisi
damenles), ils partirent pour l'Hadès.
Un texte de Platon (Lois, 795 sq.) nous fournit un bon commentaire de
.

la nature et de la fonction des Cent-Bras. Le pugiliste accompli, note le


philosophe, doit être ambidextre. « Capable de combattre avec la main gauche, il
évite ainsi de n'avoir qu'une riposte boiteuse, traînante et maladroite quand
l'adversaire le force à se retourner pour parer une attaque à revers. La même
loi vaut pour l'emploi et des armes lourdes et de toutes autres armes : à qui
possède en double un organe de défense et d'attaque, elle prescrit de n'en
laisser ni l'un ni l'autre oisif et inexercé. Naîtrait-on Geryon ou Briarée qu'on
devrait avec ses cent mains pouvoir jeter cent javelots. »
La multiplication monstrueuse des mains et des têtes chez les Hécaton-
cheires rappelle le thème du guerrier double, invincible parce qu'il cumule la
force de deux hommes. Tel est le cas des Molionides, ces deux jumeaux dont
le père humain est Actor, le père divin Poséidon (sur les rapports du Cent-Bras
Briarée avec la mer et Poséidon, cf. M. L. West, o. c, p. 210 et 379). L' Iliade
déjà présente les deux frères comme intimement conjugués dans la conduite
du char (XXIII, 638 sq. et scholie). Ibycus les décrit comme composant à eux
deux un être unique, leurs membres rattachés à un seul et même corps Í Athénée,
II, 58 a). Ce guerrier double devait être bien redoutable : pour le tuer, Iléraklès
.

doit l'attaquer traîtreusement par surprise, en lui .tendant une embuscade


alors qu'il n'est pas sur ses gardes (Pindare, Olymp., X, 36-38; Pausanias,
V, 2, Í ; Apollodore, II, 7, 2). Tel aussi le cas de Géryon, dit à trois têtes
(Hésiode, Théug., 287), à trois corps (Eschyle, Agamemnon, 870) réunis sur
une seule paire de jambes (Apollodore, II, 5, 10), ou encore à six mains et
dix pieds (Stesiciiore, fr. 6 Bergk) ; Aristophane en rajoute qui parle dans
Les Acharniens (1082) de Géryon « aux quatre aigrettes », c'est-à-dire aux quatre
têtes casquées de guerre. Sur les représentations figurées, Géryon apparaît
avec ses corps multiples revêtus de la tenue hoplitique, casques, cuirasses,
boucliers, lances. La formule qu'Aristophane met dans la bouche de Dicéarque
s'adressant ironiquement à Lamachos : « Veux-tu te battre contre un Géryon
52 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

apparaît valable sur. tous les points. L'accès de Zeus à la


royauté suppose l'intervention en sa faveur de divinités
qui appartiennent à une autre génération que la sienne, celle
des dieux anciens apparentés aux puissances primordiales
que le nouveau roi ; va précisément se soumettre. Frères des
Titans, directement issus de la Terre et du Ciel, Gent-Bras
et Cyclopes sont bien de ce type. Au contraire Prométhee,
fils du Titan Japet, devrait en bonne chronologie d'historien?

être de même âge que Zeus, fils du Titan Kronos. Il n'en est
rien. La logique du mythe impose au poète tragique une
perspective toute différente. Le Prométhee d'Eschyle apparaît
lui-même comme un Titan, proche des puissances
primordiales qu'il invoque dès ses premiers mots comme il les prend
à témoin dans ses dernières paroles. Zeus et les Olympiens
sont pour lui des jeunes, les nouveaux dieux qui ont détruit
les pouvoirs d'autrefois, rompu l'antique partage1. Sa mère
Thèmis n'étant, à ce qu'il dit, qu'un autre nom de Gaia,
(210), il est lui aussi, comme les Cent-Bras et les Cyclopes,
un enfant de la Terre. Son affinité avec les puissances
cosmiques, se marque par la visite d'Océan, venu au nom des
liens du, sang lui proposer son appui, et plus encore par la
présence fidèle à ses côtés, jusque dans la catastrophe finale,
d'un chœur de ces Océanides qui comptent dans leur, rang
Métis et dont il a épousé une sœur, Hésionè (560). Autre

à quatre panaches? » est glosée par le scholiaste en ces termes : « Veux- tu


combattre contre quelqu'un qui est invincible (akalamachèlos ) ? »
Georges Dumézil, à qui la rédaction de ce chapitre sur les mythes grecs de
souveraineté doit beaucoup, même si nous nous séparons de lui pour le détail
de l'interprétation, a bien vu ces aspects de magie guerrière qui confèrent aux
dieux combattants, en dehors de leur vigueur corporelle, toutes les armes de
la maya depuis la ruse écrit-il,"
jusqu'à la multiplicité de formes et le don de
transformation. « Le guerrier, doit pouvoir échapper aux lois, non seulement
morales mais même cosmiques, physiques ; pour défendre l'ordre, il faut qu'il
soit en état de le dépasser, d'en sortir — au risque de céder parfois à la tentation
de l'attaquer. » (Ordre,- fantaisie, changement dans les pensées archaïques de
l'Inde et de Rome — à propos du latin mos, Revue des Eludes latines, 1954,
p. 145) L'histoire de Périclymène, sur laquelle nous aurons l'occasion «de
revenir, illustre ce thème du guerrier détenteur d'une magie de métamorphose.
Pour le vaincre, Héraclès aura besoin de retourner contre lui, avec l'appui
d'Athéna, les armes de la ruse et de la tromperie..
1) Prométhee enchaîné, 145, 163, 942, 955, 960.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 53

convergence : c'est la Mère primordiale Gaia, origine de toute


chose (sauf de Chaos et de Nuit), qui révèle à Zeus, dans
tous les détails, ce qu'il doit faire avec les Cent-Bras s'il veut
réussir dans son entreprise (626-627) ; c'est elle qui annonce
à l'avance à Prométhee la façon dont il faut s'y prendre pour
que la victoire revienne à un camp plutôt qu'à un autre
(Prométhee, 210). C'est elle encore qui recèle en son sein cette
foudre qu'avec son accord les Cyclopes offriront à Zeus pour
en faire l'outil infaillible de sa victoire1. Dernier point enfin :
dès leur apparition dans les mythes hésiodiques de
souveraineté, Cyclopes et Cent-Bras se présentent, nous l'avons vu,
comme des enchaînés. Zeus les libère ; et c'est pour prix de
cette délivrance qu'ils lui accordent le soutien dont il a besoin
pour vaincre. Successivement liés et déliés, ces personnages
font figure aussi de maîtres des liens. La chose est évidente
pour les Cent-Bras : dans la lutte contre les Titans, ils
immobilisent leurs frères sous une masse de pierre, « ils les lient
de liens douloureux »2, ils les dépêchent sous la Terre au
fond du Tartare où, en fidèles « gardiens » (phulakes) de Zeus,
ils surveillent les prisonniers3. De même qu'ils entravent,
ils ont pouvoir de délivrer. Dans VIliade, lorsque les dieux
ligués contre Zeus s'apprêtent à l'enchaîner, Thètis, dont
nous avons souligné les rapports avec l'Océanide Métis,
appelle à la rescousse, pour sauver Zeus, le plus représentatif
des trois frères, Briarée. La seule présence du Cent-Bras à
côté du roi des dieux suffît à écarter les chaînes dont il était
menacé4.

1) De même que Gaia a d'abord tenu cachée la foudre, arme de Zeus, c'est
elle qui a créé le blanc métal acier et la harpe, arme de Kronos (161-162). De
son côté, Prométhee révèle aux hommes tous les trésors que la Terre leur cachait :
bronze, fer, or, argent (Prométhee, 500 sq.).
2) Théog., 718.
3) Selon M. L. West, l'expression : pisloi phulakes Dios fait référence
seulement à l'aide qu'ils ont apportée à Zeus, non à leur rôle de geôliers. Cunlra,
cf. Tzetzès, Th., 277. Après les engagements réciproques qui ont été, entre
Zeus et les Cent-Bras, pris et tenus, on ne voit pas pourquoi ces derniers
habiteraient le Tartare sinon comme gardiens. Ou alors, il faut admettre, avec
M. L. West, que Zeus les y a bannis à leur tour. Mais Hésiode ne dit rien de ce
genre.
4) Iliade, I, 402 sq.
54 REVUE DE L'HISTOIRE * DES RELIGIONS

Les Cyclopes d'Hésiode n'apparaissent pas de façon aussi


manifeste détenteurs d'un pouvoir de lier. Encore ces artisans,
qui fabriquent sous terre les armes de Zeus, s'apparentent-ils
en tant que forgerons divins à Héphaistos, dont Marie Delcourt
ai bien. établi l'aspect de magicien, maître1 des talismans qui
libèrent et de liens infrangibles d'autant plus redoutables
qu'on ne les saurait voir1. Si l'on en croit une version orphique
qui rappelle, après Hésiode, . que les Cyclopes procurèrent
à Zeus le tonnerre et lui ■ façonnèrent la foudre, Héphaistos
aurait même appris des Cyclopes son métier2. Il y a plus:
l'engin dont ils gratifient Zeus, auquel il se fie (pisunos, 506)
pour assurer son règne, comme dans la lutte contre Kronos
il se fie aux Cent-Bras (pisioi, 651 et 735), contrairement aux
Titans qui n'ont pas voulu se fier aux sages conseils de
Prométhee (piihein, Prométhee, .204) — cet engin n'est pas une
arme au sens ordinaire. Agissant par une prise infaillible et
immédiate, il apporte aux humains la mort subite venue
du Ciel. Mais à l'égard des Immortels, contre qui Zeus doit
combattre, il joue le rôle d'un instrument magique de
domination. Par lui, Zeus « dompte » l'adversaire divin en le
précipitant à terre, en paralysant sa force, en le clouant sur. place.
Foudroyer un dieu, c'est, pour le maître du Ciel, le lier,
l'enchaîner, dépouillé de la puissance vitale qui • l'animait,
pour le reléguer à jamais immobile aux frontières du monde,
loin de la demeure divine d'où il exerçait auparavant son
pouvoir. Hésiode, et les autres poètes à sa suite, traduisent
sur, un - double registre les effets terrifiants de cette tresse
de feu dont Zeus cingle ses ennemis. Ce sont d'abord des
images de désordre cosmique ; l'air s'embrase, les îlots, l'océan-
bouillent, la terre, la mer, le ciel s'écroulent l'un sur l'autre ;
le Tartare tremble, à son tour, ébranlé ; toutes les régions
diverses du cosmos, tous les éléments se trouvent de nouveau
mêlés dans ; une confusion semblable au > chaos primordial3.

1) M. Delcourt, Héphaistos ou la légende du magicien, - Paris, 1957.


2) O.F., 178 et 179, p. 210-212 Kern.
3) Théog., 678-682, 695-705, 839-852.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETE ЭЭ

Telle est la puissance de la foudre qu'elle ramène le monde


à son état en quelque sorte « originel », et qu'ainsi la victoire
qu'elle assure à Zeus prend valeur d'une complète remise
en ordre de l'univers.
Sur un second plan, les effets de la foudre paraissent plus
limités et plus précis. Qu'il s'agisse des Titans ou de Typhon;
les images, souvent même les expressions, se recoupent; Les
Titans, qui occupaient les hauteurs de l'Othrys1, se retrouvent
finalement à terre où les Cent-Bras les écrasent sous une masse
de pierres2. Zeus les a chassés du Ciel (820). Typhon s'écroule
sur le sol, renversé (858). La foudre « le fait choir du haut de
ses vanteries superbes » (Prométhee; 360) comme Prométhee
prédit à Zeus qu'un dieu viendra qui, disposant d'un feu plus
puissant encore que l'éclair, « le fera choir d'une chute
ignominieuse » (Prométhee, 919). Aveuglés par la foudre de Zeus,
la fougue (menos) des Titans faiblit, leur combat décline3.
Typhon, caractérisé par « l'infatigable » puissance de ses bras
et de ses jambes (cheires, podes)*, est atteint précisément
dans ce qui fait sa force, dans ses membres (guia) ; il1 tombe
mutilé- (guiôtheis, 858). « Sa? force (sthenos) est mise en
poudre, anéantie par le tonnerre » (Prométhee, 362).
Tarissement du menos, paralysie des membres, paraissent
dans d'autres textes relever d'un pouvoir magique d'enchaîner.
Dans VIliade,: Agamemnon redoute que la1 puissance de Zeus
« n'enchaîne la < fougue et les bras » des Grecs5. Et ce sont
:

encore les liens qu'évoquent les termes les plus fréquemment


employés pour définir l'action foudroyante du dieu
;

souverain. Dans la Théogonie, Kronos est « dompté » par son fils


(464), Typhon est « dompté » par le coup dont Zeus l'a cinglé

1) Ibid., 632."
2) Ibid., 695 sq. et 715.
3) Ibid., 711. L'expression : eklinthè machè doit être comprise en fonction,
du vers 638, avec lequel elle fait opposition. Pendant dix ans, pour tous
également le terme de la pruerre est resté suspendu : ison telos tetato plolemoio. Comme
le note West [о. c, p. 341), la métaphore est celle d'une pesée dans la balance
du destin de chaque camp antagoniste. Les plateaux sont d'abord en équilibre.
Mais quand Zeus mobilise sa foudre, le plateau de la balance penche.
4) Théog., 823-824..
5) Iliade, 14, 73 : menos kai cheiras edèsen.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

(857), comme chez Pindare l'ennemi du dieu est « dompté »


par la foudre [Pythique,,S, 24), ou chez Eschyle le courroux
de Zeus entend « dompter » la descendance d'Ouranos
(Prométhee, 163-164). Les verbes damnaô, damazô; damnèmi, même
s'ils n'ont pas eu originellement, comme le suggère Onians1,
le sens d'enchaîner, désignent la contrainte que l'homme
impose aux animaux sauvages en leur appliquant le joug,
les rênes ou l'entrave. La parenté sémantique de « dompter »
et de « lier » s'atteste dans plusieurs passages d'Homère
dont nous retiendrons plus spécialement deux textes- de
Г Iliade*:. Le premier met en; scène Poséidon, l'ébranleur du
sol, dont le trident est à bien des égards, par ses effets
cosmiques, proche de la foudre de Zeus. Au reste, dans la version
d'ApolIodore, les Cyclopes n'ont pas seulement forgé, comme
instruments de la victoire, la foudre de Zeus. Ils ont remis
en? même temps à Poséidon et à Hadès les armes qui leur,
appartiennent en propre : « Les Cyclopes donnèrent à Zeus
le tonnerre, l'éclair, et la foudre, à Hadès le casque de chien,
à Poséidon le trident. Armés de ces engins, ils l'emportèrent
sur les Titans, les jetèrent dans le Tartare où ils établirent
comme gardiens les Cent-Bras »3. Le Prométhee d'Eschyle
associe également la foudre et le trident comme instruments
de domination : l'adversaire divin dont le destin est de
renverser Zeus « inventera (heurèsei) un feu plus puissant que
la foudre, au fracas formidable à couvrir le tonnerre et qui
dispersera l'armée de Poséidon, le trident, le fléau marin
qui ébranle la Terre »4. Dans notre texte de l'Iliade, Poséidon

1) R. B. Onians, The Origins of European Thought2, 1954 (lre éd. 1951),


p. 348, n. 1.
2) IL, 13, 434 sq. ; 5, 385 sq. ; cf. aussi Odyssée, 3, 269 et 18, 155-156.
3) Afollodore, I, 2, 1. Les Cyclopes assument ici une fonction de
répartiteurs, en conférant à chaque dieu l'arme qui lui appartient en propre et qui
définit son domaine. Par ce trait, les Cyclopes s'apparentent à Prométhee dont
le mythe souligne fortement le rôle de répartiteur; cf. J.-P. Vernant, Mythe
et pensée chez les Grecs3, p. 189 sq. .
4) Prométhee, 922-925. Même association de la foudre et du trident chez-
Pindare, Islhmiques,. VII, 59-106. Zeus et Poséidon se trouvent en rivalité
pour s'unir à Thétis. Thémis les prévient que la Néréide mettrait au monde,
'

comme fruit de cette union, un fils « dont la main ferait voler un. trait plus
redoutable que la foudre ou que le trident monstrueux » (71-75). Ainsi alertés,
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETE O/

intervient magiquement au cours du combat entre Idoménée


qu'il protège et le Troyen Alcathoos. Ensorcelant les yeux
brillants de ce dernier (thelxas osse phaeina), comme l'éclat
de la foudre dans la Théogonie dépouille de leurs yeux les
Titans aveuglés (osse ďamerde auge, 698), il « dompte »
(edamase) le guerrier troyen, il « enchaîne ses membres
éclatants » (pedèse phaidima guia) ; le texte poursuit :
« L'homme ne peut plus se retourner et fuir — et pas
davantage esquiver les coups. Il reste planté là, immobile, telle
une colonne (stèle) я1. La comparaison du combattant
magiquement cloué au sol avec une colonne funéraire, prend ici
toute sa valeur non seulement parce que la mort, en
enchaînant le vivant, le fige en une immobilité de pierre, mais
parce que la stèle symbolise la fixité, l'enracinement en un
point défini du sol de cette puissance mobile, insaisissable et
ubiquitaire que représente la psyché du défunt. Le second
passage de Г Iliade n'est pas moins suggestif2. Les Aloades,
Otos et Ephialtès ont lié Ares d'un lien brutal (dèsan kralerôi
eni desmôi). Cela veut dire qu'ils l'ont enfermé dans une jarre
de bronze dont le dieu ne peut plus sortir. « Chalepos he desmos
edamna », précise Homère : « Un lien cruel Га dompté. »
Expression d'autant plus frappante qu'on n'a pas manqué de
rapprocher la jarre de bronze, qui dompte Ares comme dans un
lien, de cette autre jarre, ceinte elle aussi de bronze et dont
Poséidon a clos le col avec des portes d'airain : le Tartaro,
tel que le décrit Hésiode dans le passage précisément où
il évoque la prison où Zeus a relégué les Titans3.
Entre les mains de Zeus, la ilamme aveuglante de l'éclair

les deux souverains d'un commun accord renoncent à leur projet pour marier
Thétis avec un simple mortel. Dans cette version, Prométhee n'est plus l'unique
dépositaire du secret de Thémis-Gaia. Le Titan à la métis est remplacé par le
conseil des dieux qui « en leur prudence ne laissèrent pas s'accomplir cette
union ». — Lu foudre de Zeus et le trident de Poséidon se trouvent encore
étroitement associés dans Iliade, 20, 56-58 : Zeus tonne en haut ; Poséidon
frappe la Terre en bas.
1) Iliade, 13, 434-437.
2) Ibid., 5, 385 sq.
3) Théogonie, 726-735. Cf. P. Walcot, Hesiod and Ihe Near East, Cardiff,
1966, p. 61.
58 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

dont il se sert comme d'une imparable arme de jet provoque


sur les dieux le même effet de stupeur « paralysante » que chez
les hommes Tétincellement des armes de métal, cette lueur de
l'airain qui monte jusqu'au \ ciel' et qui glace d'épouvanté le -
cœur, de : l'adversaire. A la formule • de la* Théogonie : « osse :
ďamerde... auge; » (698), l'éclat de la* foudre aveuglait les
yeux (des Titans),, répond mot. pour mot celle de Г Iliade :
« osse d'amerde auge » (13, 340); l'éclat du bronze aveuglait
les yeux (des combattants) . Condensé de lumière et de feu,
:

l'éclair, comme le blanc * métal : acier dont est faite la harpe


de Kronos, trouve son origine dans le sein obscur de la Terre
où il demeure tout d'abord: caché (505). Gaialivre à<son fils
l'arme de la harpe, ce dolos qu'elle a conçu. L'art des Cyclopes
façonne pour Zeus la foudre ;:leur adresse (mèchanai, 145),
autant que leur force, fait de'cette puissance primordiale
du ř feu l'outil que peut manier le nouveau souverain et qui
le qualifie pour régner sur le Ciel au sommet de l'éther
brillant — aussi longtemps du moins qu'un fils de Métis ou de
Thètis n'aura pas à son tour « inventé » un feu plus puissant
encore que la foudre. Ce rayonnement du feu le. plus intense,
cet éclat de la plus vive lumière, les dieux pour, lumineux,

.
pour, brillants, pour éclatants qu'ils soient ; eux-mêmes dans
leur jeune vitalité, ne les peuvent affronter sans péril. Aucune
arme ne saurait tuer les Immortels ; mais le trait de feu;
dont dispose Zeus -. souverain, voue par avance ses ennemis
aux Ténèbres, à cette Nuit où demeurent enchaînés, loin de lai
lumière du Soleil, les . dieux vaincus. L'éclat resplendissant ,
.

de la foudre et de l'éclair,, lisons-nous dans la Théogonie,


ravit « en dépit de leur force », les yeux des Titans. Ceux-ci
sont pour la circonstance qualifiés de chihonioi1. L'épithète
a embarrassé les commentateurs modernes. Mazon traduit :
fils du sol, comme s'il' s'agissait de gègenes. Les Titans sont
bien desr enfants de la. Terre, mais Gaia n'est pas appelé
chlhôn chez , Hésiode et les Titans sont d'ordinaire rattachés

1) Ibid., 697.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 59

généalogiquement à leur père, non à leur mère. Hésiode les


nomme Ouranides. Chthoniens est ici, comme le note
justement le commentaire de West1, équivalent à hupochthoniens,
souterrains : les Titans résident en effet hupo chthonos (717),
sous la terre, où les ont dépêchés les Cent-Bras. Quand Héra
les invoque, dans la Suite pylhique, en frappant la Terre du
plat de la main; elle s'adresse à eux sous le nom1 de « Dieux
Titans qui demeurez sous la terre »2. L'emploi du qualificatif
d'hupochthoniens, avant même que les Cent-Bras ne les aient
relégués au fond du Tartare, n'a pas simple valeur
d'anticipation.. Coupés de la: lumière du Soleil, privés de la vue,
les Titans appartiennent désormais au domaine de la Nuit3.

;
D'ores et déjà, ils se trouvent à la merci de Zeus, livrés sans
défense à , un ennemi dont l'œil, contrairement au leur, reste
constamment grand ouvert, sans que sa vigilance un seul
instant ne se démente.. Et l'arme de feu, qui les surprend
et leur ravit la vue, constitue, suivant la formule du
Prométhee d'Eschyle, Vagrupnon-: bèlos (358), le trait toujours
éveillé, celui qui ne connaît pas la nuit du sommeil4. Il ne reste
alors aux Cent-Bras qu'à parachever, en la réalisant en quelque
sorte à la lettre, la tâche que l'arme cyclopéenne avait déjà à
sa façon accomplie en retranchant les Titans du monde de la
vigilance et de la lumière. Immobilisés sous les pierres qui les
recouvrent, les combattants de Kronos sont par les Cent-
Bras « mis à l'ombre » (eskiasan), enchaînés dans- des liens
douloureux, relégués sous terre dans les profondeurs obscures
du Tartare d'où jamais ils ne sortiront plus5.

1) M. L. West, o. c, p. 351..
2) Hymne Нот. Apollon, I, 335. Dans le même sens, et. Iliade, 14, 203-204.
3) Cf. Callimaque, Bain de Pallas. Pour dire qu'Athéna aveugle Tiresias
coupable de l'avoir vue au bain, le texte emploie la formule : « La nuit prit
ses yeux » (82).
4) Sur cette impossibilité d'échapper à l'œil de Zeus, ci. Prométhee, 902-У06.
Le chœur des Océanides souhaite que l'amour de l'un des grands dieux ne jette
pas sur elles aphuklon omma un œil qu'on ne peut fuir ; c'est, ajoutent-elles,
une guerre impossible à guerroyer, apolemos... polemos, qui ne laisse aucune
issue, apora porimos. Et elles concluent : « Je ne vois pas de moyens d'échapper,
à la mèlis de Zeus. »
5) Théog., 715-717.
60 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS ■

Dans la, lutte contre Typhon, „les épisodes s'enchaînent


de la même façon pour exprimer, à travers les séquences du
récit, le thème mythique d'une vigilance souveraine qui
culmine dans la capacité de surprendre, de paralyser et
d'enchaîner l'adversaire en le frappant de la^ foudre. Chez
Hésiode, « Typhée eût été roi des Mortels et des Immortels
si le père des dieux et des hommes de son œil perçant soudain
ne l'eût vu ; il tonna sec et fort и1. Le contraste est ici complet
avec Kronos qui tout en gardant l'œil en éveil et en demeurant
sans cesse aux aguets (466) ne s'en laisse pas moins surprendre
par la feinte de Rhéa.. Dans -la: version d'Epiménide, cette
nécessité pour le monarque d'une vigilance sans défaut est
soulignée par le déroulement même du récit. D'avoir, ne
fût-ce qu'un moment, abaissé sa garde, risque de coûter à
Zeus le pouvoir suprême. Typhon profite de ce que
l'Olympien, qui1 ne devrait jamais s'assoupir, a laissé le sommeil

1) Ibid., 838-839; même association du coup d'oeil aigu de Zeus avec le


coup de tonnerre et la foudre en Iliade, 8, 132-133: Ce rapport étroit entre la
puissance du regard propre au dieu souverain et l'arme foudroyante dont il
dispose se trouve souligné de façon particulièrement précise dans le Prométhee
enchaîné. A Yagrupnon bèlos, au trait toujours éveillé, que constitue la foudre
de Zeus, s'oppose l'éclat du regard terrifiant . (gorgôpon selas) qui jaillit en
éclair (eslrapte ; cf. le nom du Cyclope Steropès) des yeux de Typhon ; dans
le flamboiement de ce regard s'exprime le dessein du monstre de renverser
par la violence la suprématie de Zeus (356-358). La bataille oppose, en quelque
sorte œil à œil, le dieu souverain au rebelle qui veut le détrôner ; mais le regard
fulgurant de Zeus s'avère autrement prompt -et efficace; victime de cette
violence du regard qu'il voulait exercer contre Zeus, Typhon sera finalement,
soumis à la « main » du maître du Ciel : pros bian cheiroumenon (353). La parenté,
que nous croyons pouvoir établir, entre l'œil de Zeus et le feu de la foudre,
apparaîtra d'autant plus naturelle que dans la conception commune des Grecs
l'œil est de nature ignée. Aristote reconnaît que pour l'ensemble des
<

philosophes œil et vision s'apparentent au feu (De sensu, 2, 437 a 19 sq.). Le regard
a souvent été considéré par les Anciens comme un rayon, aklinos, émis par le
feu de l'œil en direction de l'objet (Empédocle, fr. 415 (B 84), in Jean Bollack, .
Empédocle, t. 2, p. 135, 1. 6 ; Platon, Timée, 45 b-c). Empédocle appelle la
flamme qui, au centre de l'œil, a été par Aphrodite entourée et protégée par
des membranes comme en un lit de linges délicats, la kourè kuklopè, la fillette
(du pupille) à l'œil rond (cf. J. Bollack, o. c, t. 3, p. 324 sq.). Peut-être est-on,
en droit de supposer, comme le suggérait M." Van Berg à mon séminaire de
l'Ecole des Hautes Etudes, un lien direct entre l'œil rond des Cyclopes et la
fonction que leur assigne Hésiode de maîtres du feu métallurgique, fabricateurs
de la foudre (Théog., 141 : leuxan te keraunon) pour le service de Zeus. Les trois
Cyclopes hésiodiques se définiraient alors, par rapport aux trois Hécaton-
cheires, comme ceux qui confèrent au roi des dieux la puissance de l'œil et du
regard, à côté de ceux qui lui apportent la puissance de la main et du bras..
MÉTIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 61

fermer ses paupières. Il monte vers le palais royal, il en


franchit les portes, pénètre à l'intérieur. Déjà il a mis la main
sur la royauté quand Zeus, contre-attaquant brusquement,
le frappe à mort de la foudre1. Dans la Théogonie, la
description du combat contre Typhon rappelle la lutte contre les
Titans. La foudre de Zeus ébranle le cosmos du sommet à la
base. Depuis le Ciel jusqu'au fond du Tartare, tout vacille
et bouillonne. Cinglé de coups, mutilé, Typhée s'abat. Pour
donner son plein sens à la victoire qui a « dompté » son ennemi,
Zeus le précipite dans le Tartare2. Chez Apollodore, le roi des
dieux foudroie son adversaire, puis il jette sur lui la masse
de l'Etna, comme les Cent-Bras avaient écrasé, pour les lier,
les Titans sous les pierres3. Chez Pindare précisément, Typhon
gît « enchaîné » (dedelai) sous l'Etna : la « colonne du Ciel »
le tient attaché et la Sicile tout entière l'enserre (piezei)*.
Comment faut-il comprendre cet enserrement ? Dans YOdys-
sée, Hermès contemplant les liens magiques dans lesquels
Héphaistos a immobilisé sur leur lit d'amour Aphrodite et
Ares souhaite plaisamment d'être, lui aussi, en compagnie
de la déesse (pieslheis en desmoisi kraleroisi), serré dans des
liens plus puissants encore5 ; en un autre passage, Ulysse
demande à ses compagnons, pour résister à l'appel des sirènes,
qu'on veuille bien l'enserrer (piezein) dans des liens plus
nombreux6. Peut-être même peut-on se risquer à préciser
la forme qu'a pu prendre parfois, dans l'imagination mythique,
les liens qui enserrent Typhon sous l'Etna. Prométhee évoque
avec pitié le sort d'un rebelle comme lui, l'impétueux Typhon
« dompté par la force »7 et dont le corps, désormais impuis-

1) Epiménide, F. V. S., Diels-Kranz, fr. B. 8, p. 34 du t. I.


2) Théog., 839-868.
3) Apollodore, I, 6, 3.
4) Pindare, Pylhiques, I, Г>2 et 34-36.
5) Odys., 8, 336.
6) Ibid., 12, 164.
7) Prométhee, 353 : pros Ыап cheiroumenon. Sur l'emploi du verbe cheirô,
manier mais aussi soumettre, dompter, cf. Plutarque, Mor., 987 e, où le terme
désigne comme damnumi, la domestication des animaux sauvages que les
hommes « pagais è dolois echeirôsanto, ont subjugués par des rets ou des pièges ».
Avec leurs cent mains, les Hécatoncheires sont particulièrement qualifiés pour
conférer à Zeus le pouvoir ne. dompter, cheirein.
62 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

sant; gît à l'écart « serré par les racines de l'Etnaï (ipoumènos


rhizaisin Aitnaiais hupo y>K Prométhee lui aussi, comme Typhon;
et les Titans, est lié par le roi des dieux. Sur certaines
représentations, il est figuré dans la posture que décrit la Théogonie :
enchaîné à une colonne г par des liens inextricables2. Dans *
la tragédie d'Eschyle, il est même enchaîné = deux r fois : : une


première, à l'ouverture de la pièce, par Héphaistos qui. le
cloue à- la roche à l'aide* d'entraves infrangibles. Le dieu;
forgeron travaille à contrecœur, sur l'ordre de Zeus dont les
représentants directs sont à ses côtés Kratos et Biè, .
Domination et Violence. Son pouvoir de lier ne se situe pas, comme
celui de Zeus, au niveau de la souveraineté mais en dessous,
au service du Pouvoir ; il est d'ordre purement instrumental.
Prométhee est enchaîné une seconde fois au terme de la pièce.
Hermès vient exiger de lui au nom de Zeus le secret de l'hymen
qui risque de détrôner le roi des dieux. Devant le refus ! du:
Titan, Zeus lâche sur lui la foudre. Et le • déchaînement de
l'arme, qui symbolise entre les mains du souverain la
suprématie, prend s une fois de plus un double aspect. C'est une
catastrophe cosmique « qui confond et bouleverse l'univers »
(994). La Terre avec ses racines est arrachée à ses fondements ;
la mer, d'un flux hurlant, va effacer jusque dans le Ciel la
route des astres (1045-1050). Mais c'est aussi pour Prométhee,
déjà : entravé à l'air libre, un nouveau degré dans l'épreuve
de l'assujettissement.. La. flamme de la foudre va faire voler
en éclat la cime où. il "est attaché ; son corps: sera enfoui;
souterrainement (1018), et c'est une pierre courbe désormais
qui l'enserrera dans ses bras, peiraia ďagkale bastasei (1019).
Prométhee envisage même d'être finalement jeté au Tartare
où il irait rejoindre Typhon et les Titans, enserrés dans des
liens qu'on ne délie pas, desmois alutois3. Son sort, en réalité,
sera tout différent. Et ce n'est pas tant la punition des Titans

1) Prométhee, 365; cf. aussi Pindare, Olymp., IV, 11.


2) Thèog., 521-522. Cette colonne, kiôn, rappelle la colonne du Ciel de son;
frère Atlas et celle qui assujettit Typhon..
3) Prométhee, 154 et 1051-1052.
METIS ET LES MYTHES: DE SOUVERAINETÉ 63

foudroyés que rappellent les souffrances prométhéennes,


mais plutôt les malheurs qu'ont d'abord i enduré ceux des
fils* d'Ouranos dont: le secours devait s'avérer nécessaire
au nouveau maître du Ciel. Au. Prométhee1 lié succède,
avec l'assentiment de Zeus1, un Prométhee délivré, comme
furent tour à tour enchaînés, puis libérés, Cent-Bras et
Cyclopes2. Ce changement d'état revêt chaque fois, dans
l'économie du mythe, un rôle analogue. Aussitôt déliés, les
Cyclopes, en reconnaissance de cette délivrance, donnent
à Zeus la foudre, instrumentée sa victoire (501 sq.). Libérés
de leurs liens, les Cent-Bras, pour prix de- « ce bienfait
inespéré » (660), s'engagent à jeter dans la bataille contre les
Titans le poids décisif de leur force guerrière. En contrepartie
de sa- liberté retrouvée, Prométhee, réconcilié avec le roi
des dieux, lui livre le secret qui sauve sa couronne. Un jour
viendra, avait prédit, le Titan supplicié, où, en dépit de mes
entraves, « il aura besoin de moi,. le monarque des
Bienheureux, s'il veut apprendre quel destin hasardeux doit le
dépouil er de son sceptre et de ses honneurs ». Mais, ajoutait-il, rien n'y
fera, ni douceur, ni ruse, ni menaces, « à moins qu'il n'ait
d'abord desserré ces liens farouches »3. Si l'espérance ne se
révèle pas vaine qu'en un autre passage le chœur exprime
à son ? tour de voir Prométhee « traiter un jour avec Zeus

1) Théog., 529. Assentiment qui n'est pas toujours présenté comme spontané,
ni même volontaire.
2) Selon Hésiode, enchaînés par Ouranos ; selon Apollodore, enchaînés
par Ouranos, puis par Kronos. Certains textes postérieurs à Hésiode font état
également d'une délivrance des Titans par Zeus. Mais il s'agit d'une
interprétation moralisante qui vise à célébrer la magnanimité du roi des dieux. Son*
action apparaît alors purement gratuite ; elle n'implique aucune contrepartie.
Le problème n'est plus pour lui d'établir ou de conserver la souveraineté, au
contraire son pouvoir est désormais si ferme qu'il peut se donner le luxe de
pardonner même à ceux qui. furent ses concurrents directs. De plus, pour la
pensée religieuse des Grecs, Kronos et les Titans restent des Rois. On les imagine
d'autant plus difficilement enchaînés à perpétuité que, dans certaines traditions,
Kronos règne sur l'île des Bienheureux, cf. Travaux, 169 a. Tout autre est le
cas de Typhon, que la Théogonie présente de façon exactement semblable à;
celui des Titans, et qui demeure voué à la servitude aussi longtemps que dure
le règne de Zeus, c'est-à-dire l'ordre. Sur les Titans délivrés, cf. Pindare,
Olymp., II, 77 ; Pyihique, IV, 291 ; et déjà Hésiode dans un passage sans doute
interpolé, Travaux, 169 a-e.
3) Promélhée, 167-170 ; cf. aussi 375-376 et 510.
64 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

d'égal à égal »*, c'est qu'il n'existe pour l'Olympien aucun


moyen de détourner le sort, « sauf Prométhee délié de ses
chaînes »2. Le roi des dieux doit composer avec le fils de Japet
dans la mesure où il lui faut intégrer à son pouvoir de
souverain l'astuce, les feintes, la prescience secrète du Titan, associer
ce type particulier d'intelligence que représente Prométhee
à l'édifice d'un règne qui, faute de ce concours, irait sombrer
dans le malheur et s'achèverait en servitude. Comme
l'industrieux savoir des Cyclopes, lui procurant des armes invincibles,
comme la vigueur prodigieuse des Cent-Bras, immobilisant
ses ennemis par une prise multipliée, la retorse prudence
de Prométhee participe à cette maîtrise des liens dont Zeus
doit dépouiller Kronos pour en disposer lui-même
souverainement et assurer ainsi sa domination permanente sur l'univers.

Cependant, par sa place dans le mythe où il se situe


non aux côtés de Zeus mais en face de lui, en position de
concurrence autant que de concours3, Prométhee fait moins
figure de lieur que de délieur. Certes, il a bien appris aux
hommes à se soumettre les animaux en les liant sous le joug
et sous le harnais (Prométhee, 462-463), mais il ne s'agit que
d'une des nombreuses habiletés techniques dont il les a
généreusement gratifiés : tous les arts aux mortels viennent de
Prométhee. Et si dans la pièce d'Eschyle ce sont ses boulai,
ses plans, qui, en permettant à Zeus de cacher dans le Tartare
les Titans (219-220), prennent la place qu'Hésiode accordait
à la foudre des Cyclopes et aux prises des Cent-Bras, rien ne
nous permet de préciser la nature des stratagèmes mis en
œuvre par le rusé fils de Japet. Par contre, sa puissance de
délieur est fortement soulignée. Jusque dans ses entraves,
il reste d'une certaine façon insaisissable, trop prodigieuse-

1) Ibid., П09.
2) Ibid., 769-770.
3) Notons cependant que, pour l'analyse structurale, Cyclopes et Cent-Bras
sont aussi à certains égards confrontés à Zeus, avant d'être associés à lui. Ils
sont en effet, comme génération de dieux et comme parents, rattachés aux
Titans et opposés aux Olympiens. Ils passent donc d'un statut primitif qui les
place en face de Zeus à une position seconde et acquise qui les situe à ses côtés.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ: 65

ment, malin pour qu'on- le puisse maintenir jusqu'au: bout


enchaîné. « Frappe plus fort, ordonne Kratos à Héphaistos,
serre, ne laisse pas de jeu : même à l'inextricable, il est capable
de trouver une issue»1. , Et Prométhee prophétise : « Après
avoir, ployé sous í mille- douleurs, sous mille calamités, je
»2.*
m'évaderai de mes liens Ce n'est pas seulement; sa propre
s

personne que le Titan trouve toujours: le moyen de tirer


d'affaire. Il a « libéré » les hommes de la crainte : de la : mort
(248). Bien plus, seul de tous les dieux, et contre le vouloir de
Zeus, qui à l'aube de son règne souhaitait de voir disparaître
la race humaine, il a accompli ', en faveur des mortels ce que
,

l'Olympien, avait fait pour les Cyclopes et les Cent-Bras :


« Voici, peut-il déclarer fièrement, ce que j'ai osé : j 'ai délié
[exelusamèn, 235), les hommes et fait qu'ils ne sont pas
descendus écrasés; dans l'Hadès. » Mais en quoi; était-ce
« délier » les hommes que * de , leur éviter la destruction ?
Enfant de Nuit, Thanaios, Trépas, est un dieu terrible,
implacable en son cœur d'airain ; qu'ils jette sur un hommeses
lacets, il tient à jamais celui qu'il a pris3. Quand Zeus ravit
la* lumière des yeux des Titans, quand les; Cent-Bras les
recouvrent d'ombre, c'est déjà, nous l'avons vu, une façon
de les lier. Et l'enchaînement s'avère pour eux synonyme
d'une relégation immobile dans la; Nuit duTartare. A
l'inverse, « délier » les Cent-Bras et les Cyclopes signifie les
ramener à la lumière du Soleil avec tout ce qu'elle implique, pour
les dieux comme pour les hommes, de vivacité et de
mouvement. La Théogonie parle indifféremment des Cent-Bras
« libérés de leurs liens » (659-660) et « ramenés au jour » (626
et 669)4. Dans certaines versions de sa légende, Prométhee
double d'autre part Héphaistos comme maître d'une magie

1) Promélhée, 59 ;. cf. aussi 470-471.


2) Ibid., 512-513.
3) Cf. Théog., 765. Sur la mort comme lien, cf. IL, IV, 517 : la moira lia
Diôres (...) l'ombre couvrit ses yeux (skotos nss'ekalupse). — Sur l'expression ,
moira lhanatou, Odys., II, 100 ; "ill, 238 ; XVII, 327 ; et Onians, п. с, p. 327
et sq.
4) Cf. Prométhee, 1020 : enfoui sous l'étreinte du roc qui l'enserre, Prométhee
devra attendre un long temps avant de revenir à la lumière.
66 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

libératrice. C'est lui qui façonne la première femme, Pandora,


ou même qui crée la race humaine en animant la matière
inerte ; à la glaise mouillée d'eau qu'il modèle, il délie les
bras et les jambes, il insuffle la vie et le mouvement1. C'est
lui encore qui porte assistance à Zeus en mal d'enfant pour
avoir avalé sa première épouse : il le délivre en libérant d'un
coup de bipenne la fille dont était grosse Métis, la déesse
Athéna, enfermée sans pouvoir en sortir, au creux de la
tête paternelle2.
Ce statut ambigu du Titan, allié nécessaire de Zeus pour
la conquête et le maintien de son pouvoir, mais aussi opposé
à lui, à la fois hostile et réconcilié, enchaîné et délivré, plus
ou moins avec l'accord de Zeus, plus ou moins en dépit de
lui, nous en trouvons une confirmation dans une coutume
qui nous est attestée par deux fragments d'Eschyle rapportés
par Athénée3. D'après le Prométhee délivré, c'est en l'honneur
de Prométhee qu'on se couronne la tête « aniipoina iou ekeinou
desmou, en paiement de son lien ». Un passage du Sphinx
précise cette relation de polarité entre la couronne, qui consacre
l'intégrité religieuse d'un individu ou récompense le vainqueur,
et le lien qui tient enchaîné le vaincu : « A l'hôte étranger
(xenôi), une couronne, mais une couronne à la mod eancienne :
au dire de Prométhee, le meilleur des liens (arisios desmôn). »
La couronne ancienne de Prométhee n'est pas faites de feuilles
de laurier ou d'olivier, comme à l'ordinaire, mais d'osier
(lugos). La dissertation érudite d'Athénée s'efforce d'élucider
cette bizarrerie : « Une couronne d'osier est absurde, car
l'osier sert à faire des liens et des filets de chasse (pros desmous
gar kai plegmaia) »4. Le traité que Menodotos de Samos a
consacré aux faits notables de sa patrie apporte à l'auteur

1) Apoll., 1,7,2; Paus., X, 4, 4 ; Callimaque, fr. 192 Pfeiffer ; Eschyle,


fr. 369 Nauck2 ; Aristophane, Oiseaux, 684; Hérondas, Mimes, II, 28-30;
Philemon, fr. 89 Kapp, Stobée, Florilegium, II, 27 ; Eiym. Magn., s. v. Ikonion,
p. 471, 1 sq. ; Ovide, Métamorphoses, I, 80 sq. ; Servius, in Virgile, Eglogues,
VI, 42.
2) Euripide, Ion, 452.
3) Athénée, 674 d-e.
4) Ibid., 671 f.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 67

des Deipnosnphistes des éléments de solution1. La couronne


d'osier y est rattachée à une pratique cultuelle de « statue
enchaînée », rite sur lequel nous ne pouvons ici nous étendre
et qui concerne à Samos l'idole archaïque en bois, le brelas
d'Héra, une Héra lugodesmos comme à Sparte, entravée
dans un buisson d'osier pour qu'elle ne puisse d'elle-même
s'échapper. Apollon, consulté par les Cariens à ce sujet, leur
répond qu'ils doivent, pour avoir lié la déesse, lui payer sur
leur personne réparation, mais une réparation qui ne leur sera
pas imposée, qu'ils accorderont d'eux-mêmes de bon cœur
et qui ne leur fera rien subir de vraiment dommageable.
« C'est cette même pénitence, commente Athénée, que
Zeus a assignée à Prométhee, après qu'il eut délié ses liens
douloureux ; lorsque le Titan eut de son plein gré consenti
à une réparation qui ne lui coûtait nulle peine, le roi des dieux
prescrivit qu'il devrait en acquitter le prix»2. A lire ce texte, où
la couronne d'osier prométhéenne rappelle certes les chaînes
d'autrefois mais où, à l'inverse, les liens du fils de Japet se
transforment en couronne de victoire3, il est bien difficile
de décider qui, du dieu souverain ou du rusé Titan, l'a en
définitive contre l'autre emporté dans ce jeu de lier et de
délier, placé sous le signe de la métis4".

Un dernier détail rapproche Prométhee des Cyclopes


et Cent-Bras tout en éclairant certains aspects de leur
commune et temporaire servitude. La Théogonie d'Hésiode reste
muette sur la façon dont Zeus libère ses futurs alliés parmi
ceux des fils d'Ouranos qui demeuraient, sous le règne de leur
frère Kronos, enchaînés. Apollodore nous fournit une
précision, à première vue assez énigmatique : « Zeus délia leurs

1) Ibid., 672 a-673 b.


2) Ibid., 672 f.
3) Cf. Hygin, Pnel. nslr., I, 15, p. 54 Bunte : (Prométhea) nonnulli etiam
coronam habuisse dixerunt, ut se viclorem impune peccasse diceret ; itaque homines
in maxima laetilia victorisque coronas habere insliluerunt.
4) Ces lignes étaient écrites quand nous avons pu prendre connaissance
de l'étude ď Angelo Brelich dont les conclusions rejoignent en grande partie
les nôtres : La corona di Prometheus, Hommages à Marie Delcourt, coll. « Lato-
mus », vol. 114, Bruxelles, 1970, p. 234-242.
68 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

;
liens après avoir tué rieur gardienne Kampè »4 Kampè, la
Courbe, désigne dans le monde animal une espèce de chenille
qui peut" se pelotonner entièrement sur elle-même ; suivant
une glose d'Hésychius, le mot aurait chez Epicharme le sens
de kèlos, souple monstre marin, comme ces phoques sur
lesquels règne l'insaisissable ; Vieux de la Mer, magicien passé
maître en matière de dol, feintes ou tromperies et dont on ne
peut triompher qu'en le liant dans l'étau d'une prise qui ne
se desserre pas2. Chez Diodore, Kampè* est un; monstre
engendré par la Terre ; Dionysos la tue avant d'affronter les
Titans3. Nonnos la présente comme une nymphe du Tartare,
aux ailes noires, aux écailles sombres, aux griffes recourbées
comme une harpè*l Om peut penser que la< courbure- qui'
rapproche Kampè de Vagkulomèlès Kronos et plus encore de;
Vagkalè pelra, la pierre courbe qui enserre Prométhee, qualifie
cette progéniture* de la Terre comme- détentrice des liens,
gardienne souterraine des enchaînés. Cependant, le verbe
kamplô ne signifie pas seulement recourber, mais aussi plier,
fléchir, ployer. C'est ce terme, employé au passif, qui revient
avec une insistance saisissante dans le Prométhee d'Eschyle
pour définir l'épreuve du. Titan en situation de supplicié. J'aiv
délié les hommes, déclare Prométhee au chœur. des Océanides..
« Et c'est pourquoi aujourd'hui je plie (kamptomai) sous de
telles peines, cruelles à souffrir, pitoyables à voir »5. La même
expression est reprise deux fois encore : « Moi qui aidai Zeus
à asseoir sa puissance, vois sous quelle douleur il me ploie
aujourd'hui » ; « C'est après avoir ployé sous mille douleurs que
je m'évaderai de mes liens »6. Kampè n'est pas seulement
la Courbe en tant que* maîtresse des liens, mais aussi parce
qu'elle « courbe » Cyclopes et Cent-Bras comme, chez Pindare,
Zeus « a courbé » (ekampse) les mortels trop orgueilleux7.

1) Apollodore, ■. I, 2, 1.
2) Odgss., IV, 400 et sq.
3) Diodore, III, 70.
4) Nonnos, Dionys., XVII, 236-264.
5) Prométhee, 237.
G) Ibid., 306 et 512-513.
7) Pythiques, II, 51.
.
METIS ET LES: MYTHES v DE SOUVERAINETÉ 69

La présence de Kampè, éclairée par le texte d'Eschyle,


permet peut-être de pousser plus loin l'analyse. Prolongeant
une étude de Keramopoullos sur le mode d'exécution;
capitale, dénommé apotumpanismos, où Ле savant grec avait, su
reconnaître une forme particulièrement atroce de châtiment
public au: cours duquel- le condamné, entièrement nu, était
attaché par des crampons à un poteau dressé sur le sol, Louis
Gernet a explicité les significations juridiques et religieuses dm
supplice de Prométhee1. Il s'agit d?une exposition. infamante
du~ type de Vapolumpanismos, et sur laquelle un texte des
Lois de Platon apporte d'intéressantes précisions. Pour
certaines catégories de délinquants, la peine consistera . « en
une exposition infamante, assis ou debout (amorphous hedras è
slaseis) auprès des sanctuaires, à la frontière du pays »2.
Plusieurs traits sont à retenir. Le condamné doit être expulsé
de la cité ; c'est aux fin d'élimination qu'il subit son
châtiment « à la frontière du pays » et sa peine a valeur d'hupero-
rismos, de rejet hors du monde auquel il- appartenait. La
posture joue d'autre part, dans ce supplice du pilori, un rôle
essentiel. Comme l'indique Platon, elle peut être de deux
sortes : soit debout, soit assise. Dans la pièce d'Eschyle, les
entraves clouent Prométhee à la roche debout ; de même
.

certaines représentations figurées le montre enchaîné debout


à un poteau ou à un pilier. Les premiers mots d'Héphaistos
sont pour avertir le Titan du malheur qui < lui est réservé :
,

« Tu vas sur ce rocher monter une garde douloureuse, debout


toujours (orthostadèn), sans prendre de sommeil' ni ployer
le genou fou kamplôn gonu) »3.r La formule kampleingonu,,

1) Louis Gernet, Quelques rapports entre la pénalité et la religion dans


la Grèce ancienne, L'Antiquité classique, Paris, 1968, p. 288-301. Louis Gernet
se demande si, dans la Théogonie d'HÊsiODE, le mot meson, au vers 522, ne
devrait pas être rapporté à Prométhee, non pour lui faire signifier le supplice
du pal, mais pour y voir une allusion à la posture assise. Sur les autres
interprétations du texte, cf. M. L. West, o. c, p. 312.1
2) Platon, Lois, 9, 855 c. Le Prométhee d'Eschyle insiste sur le caractère
public de son supplice ; l'outrage est rendu plus douloureux encore par le fait
qu'il est exposé à la vue de tous; cf. 92-93, 118-119, 140, 155-159, 244-216,
298-299, 302-303, 540-541, 553-554, 1093.
3) Prométhee, 31-32.
70 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

plier le genou, est prise ici dans son acception ordinaire :


se donner du repos, s'étendre, se détendre1. Son emploi2
accuse, par le contraste même, les valeurs du même mot
dans la bouche de Prométhee : le Titan « ploie » sous une
épreuve d'autant plus rude qu'elle ne lui permet pas, même
un instant, de ployer les genoux. Mais sur les figurations les
plus anciennes (en particulier une pierre gravée de Crète,
un relief archaïque d'Olympie et plusieurs peintures de vases),
le Titan est représenté enchaîné à son poteau dans la position
assise, ou plus précisément accroupie, les genoux plies devant
lui. Que signifie cette posture ? Elle correspond à une
attitude rituelle, adoptée dans la supplication, le deuil,
l'initiation, et dont Louis Gernet a montré qu'elle symbolise, dans
le cas du supplice, un état de mort virtuelle, l'expulsion du
coupable du domaine de la vie en même temps que du
territoire de sa cité. Il ne s'agit pas seulement de châtier le
criminel en l'enchaînant à un poteau, mais de porter atteinte, par
le traitement infamant qui lui est publiquement infligé, à
sa qualité vitale et religieuse, « de supprimer dans l'individu
une force « mystique », ce qui fait son être et sa valeur d'être,
ce qu'on appelle en grec sa limé »3. Telle est bien la nature du
« lien » que le souverain des dieux impose à ceux qu'il rejette
aux frontières du monde, comme les condamnés au pilori,
« loin des hommes et des dieux », pour les maintenir, dépouillés
de tous leurs honneurs, immobiles et impuissants dans un
état de quasi mort4.
* **
Ces analyses — si elles nous ont permis de mieux cerner
le statut des Cyclopes et des Cent-Bras, de préciser leur
position par rapport à leurs frères Titans, à Zeus ou à un
personnage comme le Prométhee d'Eschyle — , nous autorisent

1) Iliade, VII, 118 ; XIX, 72 ; Odys., V, 453 ; Sophocle, Œdipe à Colonne,


19 et 85; Euripide, Hécube, 1080 et 1150.
2) Cf. en dehors du vers 32, le vers 396.
3) L. Gernet, о. с, p. 300-301.
4) Par sa victoire, Zeus distribue aux Olympiens honneurs et privileges,
tandis qu'il dépouille les Titans de leur timè par l'acte même qui les lie à l'écart
du monde ; cf. Théog., 629 et 885 d'une part, 421-429 de l'autre.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 71

peut-être à proposer des obscurités du texte hésiodique une


explication conforme à la logique du récit.
Dans la perspective d'Hésiode, Kronos est le premier
monarque. Comme tel, il fonde la souveraineté. Et cette
instauration d'un pouvoir que le monde auparavant ignorait
s'opère par une ruse dont Gaia est l'inspiratrice, son fils
l'adroit et audacieux exécutant. Le dolos, introducteur de la
suprématie, revêt un double aspect, indissolublement positif
et négatif. Il fait passer l'univers à un stade de
développement plus avancé : la genèse se débloque, l'espace s'ouvre,
le monde s'organise. A l'étreinte indéfiniment répétée de
Ciel uni à Terre succède le règne d'un monarque qui, des
hauteurs du Ciel, surveille jalousement tout ce qui se produit
dans les différentes régions du cosmos. Mais le dolos est en
même temps un horrible forfait, un attentat commis contre
ces puissances primordiales qui constituent l'origine et la
source de toute existence. Ainsi point d'ordre cosmique
véritable sans différenciation, hiérarchie, suprématie. Mais point
de suprématie sans lutte, injustice à l'égard d'autrui,
contrainte imposée par la traîtrise et la violence. Le geste de
Kronos, par la déchirure qu'il provoque dans la texture du
monde, permet à toute chose de prendre sa forme et de
trouver sa place dans l'espace et le temps ; mais comme rébellion
contre le Ciel-Père, il inscrit dans l'être, à tout jamais, la
présence du mal. La faute de Kronos ne peut être effacée.
Il n'est pas de retour en arrière. Elle peut être seulement
payée, le crime revenant frapper, avec le cours des ans,
celui qui l'a commis. Kronos subira de la part de son fils
le même traitement qu'il a iniligé à son père1. Mais, pour

1) En renversant et enchaînant Kronos, Zeus se fait donc l'instrument de


l'Erinys vengeresse d'Ouranos. C'est ce qu'Hésiode indique à deux reprises :
en 210, Ouranos avertit les Titans que leur forfait ne restera pas impuni, mais
que l'avenir ne manquera pas d'en accomplir la vengeance ; en 472, Ouranos
et Gaia complotent avec Rhea le plan qui permettra, en sauvant Zeus, de faire
payer à Kronos la dette due aux Erinyes de son père. Si le châtiment doit être
à la mesure de la faute, on comprend que dans certaines versions on ait imaginé
la punition de Kronos sur le modèle du crime qu'il avait lui-même commis.
Mais le caractère secondaire et marginal de ces versions, qui paraissent s'être
72 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

que l'équilibre se trouve rétabli sans que la lutte pour le


pouvoir ne renaisse une? nouvelle fois et ne rebondisse sans fin*
de ' génération en génération, il . faut que la suprématie de
Zeus échappe à cet engrenage de ! la faute et du : châtiment

'
que la torve métis de Kronos a déclenché. Le nouveau
souverain n'a pas; le pouvoir d'immobiliser le temps, d'arrêter le
cours des naissances, de fixer le devenir ; mais il doit trouver
le moyen, contrairement à son; père, d'instituer un ordre qui;
garantisse, avec la; permanence- de son règne, > la stabilité
du cosmos et qui assure aux. puissances divines dont il s'est
ménagé le concours une constante jeunesse, une force
inaltérable et la pérennité des honneurs qui leur ont été attribués;
Zeus ne saurait supprimer; le mal, . qui fait partie désormais
du monde. Il peut seulement l'éloigner, Г « écarter » des dieux1,
en le reléguant, loin d'eux, aux frontières du; monde ou en к
l'expédiant vers la. Terre des hommes pour en faire le lot
des créatures mortelles2.
La royauté de l'Olympien fait donc suite à celle de Kronos,
sans pour autant la< répéter. Le deuxième souverain ne
redouble pas le premier ; . il lui répond. En le renversant, il

.
redresse en réalité l'instable pouvoir qui avait été d'abord:
érigé. Le mythe exprime, d'un monarque à l'autre, tout à la
foisJa continuité et la rupture, la coïncidence et l'inversion.
Concernant la métis de Kronos,, l'accent n'est pas mis-

développées dans des milieux: de secte comme les orphiques, est manifeste.
Apollonius de Rhodes rapporte qu'il est une île où se trouve cachée la faux,
avec laquelle Kronos mutila les parties sexuelles de son père ; il ajoute que les
Phéaciens seraient eux-mêmes issus du sang d'Ouranos (Argonautiques, IV,
982-994). Le scholiaste note qu'Alcée s'accorde avec Acousilaos pour dire que
.

les Phéaciens tirent leur origine des gouttes de sang tombées d'Ouranos (Sch.
Apol., IV, 992 = Alcêe, fr. 116 Bergk, 96 Edmonds, 199 Reinach). Lycophron,
aux vers 761-765 de son Alexandra, et les scholiastes à ce passage reprennent
le même thème mais en remplaçant Ouranos par. Kronos, que Zeus aurait à
son tour châtré (Scholies à Lycophron, Alexandra, 762, éd. Ed. Scheer, vol. II,
p. 243). De la même façon, dans son Traité sur les mois, Lydos affirme
qu'Aphrodite est née des parties sexuelles de Kronos, c'est dire, ajoute-t-il, du temps
(apo lou aiônos, 4, 64, p. 116, 21 sq., Wunsch). On ne peut, nous semble-t-il,
rien tirer pour l'interprétation de la Théogonie de ces indications, qui i sont
des doublets, étrangers à la tradition hésiodique du mythe.
1) Théog., 657/
2) Ibid., 585 sq. ; Travaux, 80 sq.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETÉ 73

seulement sur son infériorité par rapport à celle de Zeus,


mais sur son aspect inquiétant, , voire maléfique. Kronos est
terrible,, deinos ; la haine habite son cœur ; jusque dans sa
malice de fourbe transparaît comme un égarement de
l'intelligence, une démence, l'aveuglement criminel de Yatè (aias-
Ihaliè, 209). Pour méfiant, pour soupçonneux qu'il soit, ce
Rusé est tout, le contraire d'un prudent, dans, la mesure
oui prudence signifie pour les Grecs modération,, contrôle et
maîtrise de soi (sôphrosunè). En, ce sens — l'astuce mise

.
à part — Kronos, est proche d'Ouranos, emporté, excessif
comme * lui. Convergence significative : dans - le passage qui
.

mentionne l'enchaînement des Cyclopes par leur père Oura-


nos — passage « déplacé », nous l'avons dit, puisqu'il se situe
non pas dans le récit des démêlés d'Ouranos avec ses enfants,
mais dans le contexte de la lutte entre Kronos et Zeus — le
dieu du Ciel est présenté, comme son fils l'avait été dans
l'épisode antérieur de la v castration, égaré par Y aie' (aesiphro-
sunèisi)1. A la; démence de Kronos portant la main contre
son père répond celle d'Ouranos enchaînant ceux de ses fils
que Zeus devra délier. . C'est au contraire -■ la prudence : qui
caractérise l'esprit de Zeus. Le dieu mèliela, en opposition à
Yagkulomètès, fait figure de réfléchi, de pondéré (656-657),
de bienveillant (503 et 660), respectueux' des prérogatives
d'autrui (392-396 ; 424-426). Le texte souligne fortement le
contraste entre la « sagesse » dont s'inspirent les décisions
de- Zeus (epiphrosunè, 658) et l'égarement qui apparente
Ouranos à Kronos (aesiphrosunè, 502).
Par sa position médiate entre Ouranos et Zeus,. Kronos
revêt ainsi un statut ambigu. Dans sa lutte contre Ouranos,
il se place, en tant que dieu subtil et ingénieux, fondateur
de la souveraineté, du côté de Zeus ; mais dans son conflit
avec Zeus il se trouve, par son caractère excessif, incontrôlé,
encore proche du primordial, rejeté du côté d'Ouranos.
La souveraineté de Zeus conjugue toutes les formes de

1) Théog., 502. Déjà, en 164, Gaia a qualifié Ouranos ďatasthalos.


74 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

puissances qui étaient dans la génération précédente, chez

:
les « premiers dieux », dispersées. A" la ruse, à l'audace altière
de Kronos elle associe, avec la foudre des Cyclopes et les
prises imparables des Cent-Bras, l'infaillible - savoir de Gaia
concernant l'avenir, l'astuce ondoyante des divinités marines
pour; détourner l'inévitable, les roueries mêmes d'Aphrodite
et la douce tyrannie de sa séduction.
La' nouvelle royauté - divine ne • se réduit pas à Kratos
et 'Bia, Domination et Force ; elle s'appuie sur eux, certes,
mais pour les •mettre1 au service d'unordre qui' les dépasse,
Zeus unissant en sa personne la plus i haute puissance et le
plus; scrupuleux respect du juste droit1, comme sa
souveraineté réconcilie la suprématie du prince et l'exacte
répartition des ; honneurs, la brutalité guerrière et la fidélité au
contrat2, la violence et la persuasion, le coup d'œil, la vigueur
des membres et toutes les formes de l'intelligence.
Pour Hésiode, l'avènement des Olympiens, ces dieux qu'il
appelle « auteurs de tous bienfaits »3 va de pair avec une
organisation du г monde où le primat de Zeus et le règne de la
justice- ne- sont pas; séparables. Aussitôt réglé leur conflit
avec les Titans, les Olympiens « pressèrent Zeus de prendre
le pouvoir et le trône des immortels ; et ce fut lui qui leur
répartit leurs honneurs »4. L'établissement d'un ordre fondé
sur une juste distribution: des: fonctions: et des privilèges
suppose la défaite de ces dieux primordiaux que sont, en leur
violence, les Titans. -Encore la victoire des Olympiens exige-
t-elle, pour être obtenue, l'appui* des divinités cosmiques qui
sont le fondement et l'origine du pouvoir comme du savoir.
C'est à un arrangement nouveau que Zeus préside, mais les
forces qu'il mobilise et qu'il concentre se trouvaient avant
lui déjà présentes dans le monde. Gaia lui 'livre- sa • science

1) Ibid., 395-396 : « Et pour ceux que Kronos avait laissés sans privilège
ou apanage (alimos, agerastos), il s'engageait, lui, à leur faire obtenir privilège
et apanage, ainsi qu'il était juste, hè ihemis estin. »
2) Ibid., 402 et 651.
3) Ibid., 46, 111, 633, 664.
4; Ibid:, 885; cf. aussi 612-614.
METIS ET LES MYTHES DE SOUVERAINETE /O

oraculaire de divinité chthonienne ; il tire de Métis, l'Océanide,


et d'Aphrodite, née de Flot, les ruses de l'intelligence et les
feintes de la séduction. Kralos et Bia, Domination et Force,
qui partout l'accompagnent en tant que roi, sont accourus
au premier appel pour rejoindre son camp, en compagnie de
leur mère Styx, sur le conseil du Titan Océan comme, d'après
Eschyle, Prométhee, alerté par Gaia, est venu apporter au
jeune dieu son astuce et ses plans1. Il n'en va pas
différemment pour les Cyclopes et les Cent-Bras. Les premiers
disposent déjà de la foudre, les seconds détiennent la puissance
des liens sur quoi va s'assurer, pour vaincre et pour régner,
le nouveau souverain. Mais s'ils sont par rapport à Zeus
antérieurs dans l'ordre de la genèse, qu'ont fait ces personnages,
avant que ne naisse l'Olympien, de leurs armes et de leur
pouvoir ? Il faut bien qu'ils se soient trouvés hors d'état de
s'en servir. C'est cette « neutralisation » temporaire des agents
de la victoire, des soutiens de la souveraineté, que le mythe
exprime par le thème de l'enchaînement des Cyclopes et des
Cent-Bras. Mais si c'est Kronos qui les a enchaînés, le dieu
est donc plus fort, plus puissant que ses frères. On ne voit pas
alors comment ils seraient susceptibles d'apporter à Zeus
un succès qu'ils n'ont pu obtenir pour eux-mêmes.
Inversement, si sous le règne de Kronos, ils ne se trouvaient pas
réduits à l'impuissance par l'entrave de leurs liens, Zeus
n'aurait plus occasion de les délivrer et de les gagner à sa cause.
Libérés comme leurs frères Titans par l'éloignement d'Oura-
nos, ils se trouveraient associés à leur suprématie et n'auraient
aucune raison de jouer les transfuges. Kronos ne peut donc
ni les avoir liés, ni les avoir déliés. Du point de vue de la logique
du mythe, il ne peut exister aucune relation d'aucune sorte,
ni positive, ni négative, entre la souveraineté de Kronos
d'une part, le statut des Cyclopes et des Cent-Bras de l'autre.
D'où le silence d'Hésiode qui ne dit pas un mot à ce sujet.
Cependant, pour que Zeus les délie, Cyclopes et Cent-Bras

1) Ibid., 397-39»; Prométhee, 2U9 sq.


76 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

doivent apparaître, au début de la Titanomachie, en position


d'enchaînés ; le poète notera donc, à ce moment du récit,
qu'ils avaient été enchaînés « par leur père », rejetant par-
delà l'âge de Kronos l'origine d'un assujettissement qu'il
ne peut situer sous son règne, mais qui doit cependant durer
jusqu'à l'arrivée de Zeus. Ainsi se trouve attribué à Ouranos
ce qui ne pouvait, sans contradiction, être imputé au premier
souverain. Mais dans toute la tradition grecque postérieure,
c'est bien Kronos qui fera figure, comme roi, de dieu Heur et
délieur, comme roi vaincu et détrôné, de dieu enchaîné1.

Jean-Pierre Vernant.

1) Cf. Marie Delcourt, Héphaislos ou la légende du magicien, p. 21-23,


25-26, 66-68.

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